Explication Le Père Goriot, Balzac, 1834 Introduction Ce portrait est proposé dans la première partie du roman. Il occupe une place logique dans l’exposition très complète des lieux et des personnages. Après avoir décrit la pension, le narrateur propose une galerie de portraits. Il passe en revue les personnages secondaires avant de présenter les figures majeures du roman, notamment Rastignac et Vautrin. Pour ce dernier, personnage introduit sous une fausse identité, l’entreprise paraît d’autant plus complexe que le projet réaliste doit composer avec une volonté de préparer le développement ultérieur. I/ Un portrait réaliste On note le désir de proposer une présentation exhaustive du personnage. On remarque, dans cette perspective, une structuration extrêmement élaborée, destinée à varier les éclairages sur la personnalité du personnage. Après une formule susceptible de retenir l’attention : « Voilà un fameux gaillard ! », le présentatif « Voilà » est suivi d’une expression familière qui insiste sur la constitution robuste du personnage. La construction du passage s’ordonne en trois séquences complémentaires. 1°) Le portrait physique Celui-ci est assez rapidement esquissé avec des détails marquants qui vont caractériser avec précision le personnage. En premier lieu, la description renchérit sur sa robuste constitution : « Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses ». Au départ, il s’agit d’une simple observation qui devient de plus en plus précise, comme l’indique l’introduction de l’adverbe « bien », mis en valeur par l’allitération en /b/ et l’allusion à un détail précis, les muscles. Par la suite, le narrateur présente la dualité du visage : « Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. ». Le verbe démentir est souligné par l’antithèse qui oppose le substantif « dureté » à l’adjectif « souple ». Le portrait s’appuie sur des traits distinctifs pour procurer une vision concrète du personnage, tout en introduisant une complexité qui sera exploitée par la suite. 2°) Les traits de la personnalité On remarque la facilité à communiquer du personnage : « Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. ». La tournure négative, qui s’apparente à une litote semble introduire une sorte de bonhomie : « Il était obligeant et rieur ». Le portrait est complet, puisque le comportement du personnage est rapporté, mais aussi l’effet qu’il produit et le texte souligne l’aspect engageant du personnage. 3°) Les habitudes Le narrateur présente le mode de vie de Vautrin, rythmé par les repas avec minutie : « Ses mœurs consistaient à sortir après déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, à l’aide d’un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. ». L’emploi du temps manifeste les nombreuses absences du personnage. Transition : L’auteur a choisi de présenter son personnage selon trois modes d’observations, trois approches différentes qui se complètent, pour permettre au lecteur de cerner la réalité : la conformation physique, la personnalité et les occupations. II/ La figure de la puissance 1°) La puissance physique Celle-ci apparaît dès la mention de l’âge, qui indique la plénitude de la maturité : « Vautrin, l’homme de quarante ans », par opposition avec les très jeunes gens, Rastignac et Victorine, et les vieillards, Poiret et Goriot. L’expression : « un fameux gaillard » évoque la vigueur physique et renchérit sur l’aspect de plénitude. De plus, l’impression de puissance est développée par les énumérations : « les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses ». On note la progression du texte, qui dégage une impression d’ensemble, avant de s’attacher aux détails qui vont la confirmer. La présence de rides vient renforcer cet aspect. En effet, l’adjectif « prématuré » indique qu’elles apparaissent plus comme les manifestations d’une vie intense, que comme des signes d’usure. 2°) La solidité mentale A°) L’étendue du savoir Celle-ci est soulignée par le pronom indéfini « tout » : « Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires, les hommes, les évènements, les lois, les hôtels et les prisons. », mis en valeur par l’adverbe et confirmé par la grande variété des connaissances. B°) La force du caractère Vautrin semble disposer d’un contrôle total sur autrui : « Comme un juge sévère, son œil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. ». D’autre part, on note la volonté de surenchère avec les substantifs, pour montrer que rien n’échappe à l’observation du personnage et à sa perspicacité. De plus, ce contrôle s’exerce sur lui-même : « il annonçait un sang-froid imperturbable ». L’adjectif « imperturbable » constitue une sorte de redondance qui manifeste la maîtrise du personnage. 3°) La bonhomie expansive L’expression : « grosse gaieté », soulignée par l’allitération en /g/ semble correspondre à la personnalité du personnage. De plus, celui-ci adopte envers autrui une bienveillance affichée et généralisée : « Si quelqu’un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services ». L’imparfait itératif associé à l’indice temporel fait ressortir la spontanéité et la serviabilité du personnage, soulignée par l’adverbe « aussitôt » et le verbe offrir, ainsi que par l’allitération en /s/. Vautrin semble faire preuve d’une grande sollicitude envers autrui, puisqu’il ne ménage pas ses marques de sympathie : « Mais aussi était-il au mieux avec la veuve, qu’il appelait maman en la saisissant par la taille ». Il prodigue des marques d’affection tant verbales que physiques. Il sait se montrer généreux : « Un trait de son caractère était de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloria qu’il prenait au dessert. ». Il ne ménage pas ses dépenses. Transition : Vautrin apparaît comme une force de la nature, doté d’un heureux tempérament et d’un caractère exubérant qui le rend sympathique. Cependant, le narrateur distille quelques fêlures qui introduisent la suspicion. III/ Un personnage énigmatique et inquiétant 1°) La pratique de la discordance On remarque que le narrateur procède par corrections successives en introduisant avec parcimonie quelques discordances dans un tableau rassurant. Ainsi, les remarques : « Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : Ça me connaît. » constituent une légère menace. L’expression « allait mal » constitue une personnification, destinée à illustrer l’obligeance de Vautrin. Cependant, l’adverbe « bientôt » suivi de l’accumulation manifeste la rapidité et la dextérité du personnage, qui dans ce domaine précis, se transforme en aptitude douteuse. Par ailleurs, avec l’expression : « Ça me connaît », le personnage revendique sa maîtrise. On note que la remarque du narrateur vient confirmer le discours du personnage : « il connaissait tout d’ailleurs » et complète la série hétérogène. En effet, certains termes éveillent suspicion du lecteur, et subvertissent le sens des informations précédentes. 2°) La marginalité Vautrin habite la pension, mais il passe la majeure partie de sa vie dehors. Le verbe décamper insiste sur cet aspect. Il se donne les moyens de disposer d’une totale liberté, comme l’indique la précision : « rentrer vers minuit, à l’aide d’un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. » 3°) L’alliance de la force physique et de la détermination mentale L’insistance sur la puissance des mains devient inquiétante, dès lors que certaines précisions sont apportées sur les dispositions mentales de Vautrin : « il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une position équivoque. ». De plus, la remarque du narrateur, qui insiste sur la terreur des débiteurs, en reprenant le terme « obligés » indique un rapport d’allégeance. Le terme « morts » insiste sur la dureté mentionnée au début de la description et reprend le terme « crime ». Dès lors, la dualité du personnage prend des allures de duplicité : « malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte ». La dernière précision sur la méprise de la veuve Vauquer : « La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence ». Le verbe croire manifeste l’illusion de la veuve, qui met en lumière la duperie générale suscitée par Vautrin. L’expression à double entente expose métaphoriquement le pouvoir occulte dont dispose Vautrin Conclusion Ce portrait relève de la technique du roman policier. Le narrateur éveille la curiosité du lecteur, puis sème des bribes d’information qu’il corrige par la suite. Il introduit une série d’interrogations par des demi-confidences et développe le mystère autour du personnage qui devient une figure énigmatique dont la supériorité légitime du rôle d’initiateur qu’il jouera auprès de Rastignac.