Le deuxième cerveau Le chimiste Paul Ehrlich a apporté en 1885 la première preuve de l’existence de la barrière hématoencéphalique. On pense aujourd’hui que certaines bactéries de l’intestin parviennent à la franchir et à agir sur le cerveau. Source: Keystone Qui n’a pas connu ça? Une nervosité, une agitation peut-être due à l’approche d’un voyage ou d’un examen, et le ventre qui gargouille. Ou alors, une appréhension qui vous noue le creux de l’estomac. Tout cela parce que notre pauvre tractus gastro-intestinal encaisse le contrecoup d’une fébrilité ou d’une angoisse née dans la tête. Conduisant directement du cerveau à l’estomac et à l’intestin, le grand tronc du nerf vague, également appelé pneumogastrique, a entre autres propriétés étonnantes celle de transmettre quatre fois plus de signaux allant du tractus gastro-intestinal au cerveau que du cerveau au tractus gastro-intestinal. Mais le nerf vague n’est pas le seul à transporter des informations. L’intestin dispose d’une deuxième voie de communication avec le cerveau. Il est en effet entouré d’une gaine constituée de millions de cellules nerveuses formant le système nerveux du tractus gastro-intestinal. Sous l’action de différents neurotransmetteurs remontent ainsi jusqu’au cerveau des informations transmises cellule nerveuse par cellule nerveuse. L’un des neurotransmetteurs les plus importants de l’organisme humain est la sérotonine. Notamment synthétisée par les cellules du tractus gastro-intestinal, elle règle à ce niveau l’activité intestinale ainsi que le système immunitaire. Une petite partie en remonte par la voie sanguine jusqu’à la tête, où elle agit sur les cellules du cerveau. Ce qui fait que si les émotions peuvent peser sur l’estomac, celui-ci peut, de son côté, peser sur les émotions. Un 6 le Cerveau 3/2016 taux élevé de sérotonine génère par exemple des sentiments de bonheur auxquels l’intestin n’est sans doute pas étranger. Quant à savoir si son influence sur le taux de sérotonine, et via celui-ci sur notre humeur, est directe, et, si oui, jusqu’à quel point, la question reste posée. Intestin et dépression Entre l’intestin et le cerveau existent en outre des interactions bactériennes. L’intestin humain héberge jusqu’à un millier d’espèces bactériennes, qui forment un écosystème commun, le microbiome, vivant en relation symbiotique avec l’hôte humain. On pensait encore, il y a peu, que seuls certains micro-organismes (dont quelques germes pathogènes) parvenaient à franchir la barrière hématoencéphalique, laquelle, enveloppant les vaisseaux sanguins à la manière d’une gaine, aide le cerveau à faire barrage à des bactéries, des virus, des toxines et des anticorps véhiculés par le sang. Les vaisseaux sanguins du cerveau ont des parois très épaisses, très étroitement reliées entre elles par une sorte de filet constitué de lanières de protéines membranaires. Selon les neurobiologues actuels, le microbiome pourrait, lui aussi, avoir une incidence sur le cerveau en ce sens qu’il serait capable de franchir la barrière hémato-encéphalique, permettant ainsi à la flore bactérienne intestinale d’agir sur le système immunitaire, la perception de la douleur, la sensibilité au stress, les sentiments ainsi que les apprentissages et la mémoire de l’être humain. L’interaction entre le microbiome intestinal et les fonctions cérébrales sera ces prochaines années au cœur d’un projet de l’UE intitulé «My NewGut», que mèneront des scientifiques de l’université de Graz. Pour Peter Holzer, professeur de cette université, il ne fait aucun doute que la flore intestinale joue un rôle dans certaines maladies. Il en veut pour preuve que les patients souffrant d’un côlon irritable ou d’inflammations intestinales présentent souvent des troubles anxieux et dépressifs concomitants. La question de la cause ou de l’effet n’est toutefois pas résolue. Il se pourrait bien, estime Peter Holzer, que les cas de maladie psychique dus à des problèmes digestifs soient plus fréquents qu’on ne l’admettait jusqu’ici. La perspective d’un examen est un stress qui peut retentir sur l’estomac. Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’intestin envoie plus d’informations au cerveau que le cerveau à l’intestin. Source: Keystone Un avenir sans sclérose en plaques? Le neuroscientifique John Cryan, chercheur à l’University College de Cork, Irlande, met toute son énergie à mieux faire connaître l’importance de l’axe intestin-cerveau. «Tous les processus fondamentaux qu’étudient les spécialistes de la recherche sur le cerveau subissent à l’évidence l’influence des micro-organismes intestinaux», affirme-t-il avec conviction. Son domaine est la myélinisation, terme technique désignant la formation d’une gaine de myéline qui enveloppe les fibres nerveuses à la manière d’un isolant synthétique entourant un fil électrique. La myélinisation a pour effet d’augmenter la vitesse de conduction des fibres nerveuses. Mais, comme l’a constaté John Cryan, certaines bactéries intestinales ont le pouvoir de contrecarrer cette myélinisation. Or une démyélinisation des fibres nerveuses peut se traduire par des lésions des nerfs du cerveau. La sclérose en plaques est, par exemple, une maladie due à ce phénomène. Aussi des chercheurs se demandentils si l’on parviendra un jour à la combattre en intervenant sur la flore bactérienne de l’intestin. Les États-Unis et l’Union européenne consacrent déjà des millions à l’étude de l’axe intestincerveau, et l’industrie pharmaceutique commence, elle aussi, à s’intéresser à la question. 7 le Cerveau 3/2016 D’autres scientifiques doutent, par contre, de l’existence d’un lien entre les bactéries de l’intestin et le cerveau. Il est permis de penser, dit Rebecca Knickmeyer, de l’Université de la Caroline-du-Nord, que l’organisme humain rejetterait les bactéries utilisées à des fins thérapeutiques. Sans compter qu’il serait impératif, pour démontrer la réalité d’une interaction entre l’intestin et le cerveau, d’investiguer le problème en laboratoire stérile. L’alimentation, l’environnement, le milieu pourraient également jouer un rôle. Il n’en reste pas moins que l’axe intestin-cerveau continuera d’intriguer les neurologues tout au long des décennies à venir. Notre deuxième cerveau est entré en pleine lumière.