Jean-Didier Vincent se demande à quoi sert le sexe depuis l`âge de

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24 | MM17, 20.4.2015 | SOCIÉTÉ
Entretien
«L’homme n’a
inventé ni le désir
ni le plaisir»
Jean-Didier Vincent se demande à quoi sert le sexe depuis l’âge de 7 ans,
après avoir vu une peinture rupestre vieille de 17 000 ans représentant
un homme en érection. Devenu l’un des plus grands spécialistes de la
neurobiologie, il nous parle de la fabuleuse diversité des comportements sexuels.
Texte: Pierre Léderrey Photos: Julien Benhamou
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De quoi parle-t-on?
Pourquoi la reproduction
sexuée s’est-elle imposée
dans le règne animal? Que
doit l’amour aux hormones?
Pourquoi l’homme est-il
principalement monogame?
Le célèbre neurobiologiste
français Jean-Didier Vincent,
qui se consacre à ces sujets
depuis des décennies,
réunit une partie de ses
étonnantes réponses dans
son dernier ouvrage.
Pour Jean-Didier
Vincent, la sexualité
est intrinsèquement
liée à une affaire de
chimie, aussi chez
l’être humain.
Pourquoi la reproduction sexuée s’est-elle
imposée, alors qu’elle n’est pas forcément
la plus efficace?
Chez les êtres unicellulaires, on se reproduit en se scindant. Bien plus efficace, en effet: au lieu de se mettre à deux pour faire un,
on fait deux avec un. Mais la reproduction
sexuée a un grand atout: elle introduit la diversité génétique. En mélangeant les gènes,
on élargit les possibilités d’évolution, et donc
les chances de survie de l’espèce. On sait par
exemple aujourd’hui que l’expression des
gènes se fait en grande partie d’après ce que
l’on nomme l’empreinte maternelle. Il y aura
donc un processus d’épigénèse (évolution de
l’embryon vers le plus en plus complexe, ndlr.),
en l’occurrence dépendant des gènes maternels. Et puis, il y a la satisfaction de l’instinct
sexuel, plus fort que tout, qui apparaît comme
un moteur essentiel de la vie elle-même.
C’est-à-dire?
D’abord, notons que la fonction sexuelle est
universelle. Elle existe chez tous les êtres vivants, y compris les plantes. Je dirais donc que
la sexualité est un moteur essentiel de la sélection naturelle et sexuelle. Le grand moteur
de l’évolution, c’est la satisfaction du désir.
Les animaux ne pensent qu’à ça. Et donc recherchent en permanence l’objet du désir, ce
qui fait que la beauté peut être vue comme un
accessoire du désir. Cela explique en grande
partie le comportement des oiseaux, qui sont
à 90% monogames. Mais aussi à 90% cocus.
Et c’est cette recherche incessante de la partenaire qui nous offre ces chants délicieux…
Absolument. Et aussi de magnifiques plumages, souvent. Dans la famille nombreuse
des oiseaux de paradis, les femelles (et parfois les mâles) ont une parure extraordinaire.
Mais il existe néanmoins une espèce moche
comme tout. Alors une stratégie d’adaptation
a eu lieu: les mâles construisent dans une
clairière un joli parc à leur dimension,
orné de cailloux et autres choses qui brillent.
Et la femelle, attirée par ce bel endroit,
y vient.
Pourquoi le cerveau est-il notre premier
organe sexuel?
Parce qu’il dirige à la fois le désir et le plaisir.
Pas seulement chez l’homme, puisque vous
évoquez longuement dans votre livre le cas
du campagnol des prairies, n’est-ce pas?
Contrairement à son cousin des montagnes,
parfaitement cavaleur en matière de sexe, le
campagnol des prairies est un monogame accompli. Pourquoi? Parce que le ou la partenaire est rare dans un territoire très étendu.
Nous avons cherché à comprendre le rôle des
hormones dans la durée de ce couple de rongeurs. Chez la femelle campagnol, la simulation vaginale au cours du coït libère de l’ocyto-
cine, qui la rend en quelque sorte dépendante
de son compagnon. De même chez le mâle,
avec l’hormone jumelle baptisée vasopressine, liée à la testostérone.
A l’origine de la mise en couple,
il y a donc une hormone, l’ocytocine…
C’est pour cela qu’on la nomme l’hormone du
lien. Quand il y a accouplement, s’il n’y a pas
de création de lien, c’est sans doute dû à un
déficit en ocytocine, le coït n’ayant pas entraîné la libération de cette hormone. Elle est
donc d’abord libérée dans le système nerveux
central pendant l’orgasme grâce au réflexe de
Ferguson. Il y a alors un marquage olfactif,
facteur d’acceptation du fœtus et futur petit.
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L’ocytocine est ainsi à l’œuvre dans l’attirance sexuelle tout comme dans l’instinct
maternel?
Voilà. C’est une pure affaire de chimie. Et c’est
tout aussi vrai chez nos proches cousins, les
grands primates, que chez nous. Malgré nos
cent milliards de neurones, notre cerveau
se comporte comme celui du campagnol des
prairies, avec des signaux sensoriels, visuels,
olfactifs et un attachement entre hormones
et récepteurs.
L’homme n’invente donc pas la dissociation
entre rapport sexuel et reproduction?
Contrairement à ce qu’a longtemps professé
l’Eglise catholique, par exemple, pas du tout.
Chez les singes, chez les rats comme chez le
campagnol, le moteur est bien la recherche
du plaisir. Chez le ouistiti, lui aussi monogame,
lorsque la femelle commence à se désintéresser du mâle parce que des prétendants sont
dans les parages, que se passe-t-il? Eh bien, la
fréquence des coïts est augmentée, et par là
même la production d’ocytocine. Et ils le font
en dehors de toute époque féconde.
Et l’amour, dans tout ça?
Dans mon livre, j’écris que l’homme a
intellectualisé le rut. Bon, c’est une formule,
mais elle résume bien les choses. Nous
n’avons inventé ni le désir ni le plaisir, qui
existent chez les animaux. D’ailleurs, le
secret de l’amour, chez eux comme chez nous,
reste le coït. Et la sexualité reste avant tout
une affaire de chimie. Avec le sentiment
amoureux, nous avons sublimé cette
histoire d’hormones. Un peu comme avec
le langage, nous avons sublimé l’épouillage
cher aux grands singes.
C’est-à-dire?
S’épouiller provoque de la jouissance chez
l’autre. Les relations sociales sont réglées par
la fréquence de ces épouillages. Sous la pression de l’évolution, naît le langage, qui a avant
tout une fonction sociale. Un grand dictateur, lorsqu’il prononce un discours enflammé devant la foule, ne fait rien d’autre que de
l’épouillage, en somme. Et puis, bien sûr, il y a
le discours amoureux, si important.
De quoi naît donc le couple humain?
De contraintes naturelles et sociales, ainsi
qu’à travers la pression par le milieu.
La monogamie apparaît dans des conditions
climatiques et géographiques données.
Par exemple, les singes arboricoles le sont
davantage que les grands singes vivant au sol.
Exception faite des gibbons, qui sont monogames et fidèles. Pourquoi? Pour la raison qu’ils
ont l’équivalent d’une propriété d’une trentaine d’hectares à protéger et que c’est plus
efficace à deux. Chez l’humain, dès le néolithique, la culture et l’élevage, la propriété
joue un rôle considérable. A partir de ce moment-là, la femme est possédée, elle devient
un objet de richesse et d’échange. Mais
en réalité, dans l’évolution, on doit tout
à la femme. L’homme, profitant d’avantages
physiques, va simplement mettre en place des
stratégies de domination. Il y a par exemple
ce que j’appelle la compétition spermatique,
chez la mouche ou chez la libellule, permettant à la femelle de sélectionner le sperme
de l’un ou l’autre.
Quittons un instant les mammifères pour
un hommage au poulpe…
Surtout depuis qu’il s’est montré capable de
prédire les résultats d’une coupe du monde de
football... Non, plus sérieusement, le poulpe
est le plus intelligent des invertébrés. Il est
capable d’apprendre, il est très habile, il peut
franchir des labyrinthes aussi bien voire
mieux qu’un rat, et il vous reconnaît s’il vous
a déjà vu. En plus, il peut exprimer ses états
d’âme en changeant de couleur. Il a donc des
émotions, des affects. Il a vraiment tout d’un
vertébré supérieur, avec quasiment l’équivalent d’un cerveau. Eh bien, le poulpe
se reproduit avec l’un de ses bras, qu’il introduit dans les gonades de la femelle. Hélas,
ce couple remarquable ne dure qu’un seul
cycle reproducteur. Donnez dix ans de plus
aux poulpes et ils deviendront les seigneurs
des mers.
Carte d’identité
Jean-Didier Vincent
est un neurobiologiste
français né le 7 juin 1935
en Gironde (France).
Ses parents, protestants, étaient courtiers
en vins. Il a en partie
été élevé dans un
internat protestant
de Guyenne.
Ancien professeur,
entre autres, de physiologie à la faculté de
médecine de l’Université de Bordeaux et de
l’Université de Paris XI,
membre de l’Académie
des sciences et de
l’Académie de médecine, il a effectué de
nombreuses recherches
en neurobiologie en
France comme aux USA
(notamment au Brain
Institute, en Californie).
En 1990, il fonde (et
dirige jusqu’en 2004)
au CNRS (Centre
national de recherche
scientifique, en
France) l’Institut de
neurobiologie AlfredFessard, spécialisé
dans les maladies du
sommeil. En 1998, il a été
honoré de la médaille
d’or de l’Université de
Prague et sera nommé
docteur honoris causa
de l’Université libre
de Bruxelles l’année
suivante.
Il est père de cinq
enfants issus de
deux unions.
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Serait-il alors toujours monogame?
Mais vous posez des questions suisses!
Comme j’ai été élevé dans un internat
calviniste français, et que j’ai failli devenir
pasteur, je m’y connais. Regardez aujourd’hui
ce qui se passe pour l’homme: pas mal de
couples misent, ou tentent de miser,
sur la durée. Il y a une sorte de renouveau
du couple vieillissant, avec notamment une
sexualité des seniors qui ne correspond
plus à un tabou.
Sait-on à quel moment l’être humain
a cherché à sublimer l’acte sexuel?
L’une des premières représentations du
désir se trouve dans le puits de Lascaux et est
vieille d’environ 17 000 ans. Un homme est
couché sur le dos, en érection, avec un bâton
surmonté d’un oiseau. Je l’ai vue pour la première fois à l’âge de 7 ans, descendant dans la
grotte avec mon père. Cette image m’a profondément marqué, et sans doute se trouve-t-elle
à l’origine de ma volonté de comprendre la
mécanique du désir. Il faut noter que
Publications
les premiers objets érotiques connus sont
plus vieux encore. Ils datent d’il y a environ
30 000 ans, soit de l’ère glaciaire: une série
de statuettes représentant des femmes nues.
1986 Biologie des
passions
(Odile Jacob)
Pour autant, l’homme n’a pas pour vous
l’exclusivité de l’amour?
Pas à mon sens, même si, donc, il l’a
intellectualisé. Le cloporte est monogame
durant toute sa vie. Si j’étais un cloporte,
j’aimerais ma femelle avec laquelle je mourrais. Reprenons l’exemple de notre gibbon,
le siamang, dans sa petite propriété dans
la forêt. Sa femelle est l’objet de toutes ses
attentions, il élève avec elle ses enfants.
Chaque matin, il fait le tour de son lopin,
assiste au lever du soleil. Et il chante.
Sa femelle vient le rejoindre et ils chantent
ensemble. Eh bien, moi je le dis: qui n’a pas
entendu ce chant d’un couple de siamang
ne sait pas ce qu’est l’amour. MM
1996 La chair et
le diable
(Odile Jacob)
2006 Désir et mélancolie
(Odile Jacob)
2010 Le sexe expliqué
à ma fille
(Seuil)
2010 Elisée Reclus,
géographe,
anarchiste,
écologiste
(Robert Laffont),
prix Femina Essai
2010.
Le dernier ouvrage de Jean-Didier Vincent, «Biologie du
couple», a paru en mars 2015 aux Editions Robert Laffont.
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