Les Possibles — No. 07 Été 2015 Anthropologie culturelle et sociale : Savoirs critiques et regards politiques en miroir mardi 4 août 2015, par Claude Calame Une science sociale critique ? Parmi les sciences humaines et sociales sans doute l’anthropologie est-elle par principe susceptible de faire interagir les savoirs sur l’homme et ses communautés, et ceci dans un enrichissement mutuel et critique. Comme savoir sur les sociétés et les cultures différentes, l’anthropologie culturelle et sociale est en effet par principe comparative. La démarche comparative nous engage même à l’approche contrastive, différentielle d’autres communautés humaines, d’autres cultures. En retour, elle nous invite à porter un regard oblique, analytique et critique sur le paradigme social et anthropologique dont nous dépendons, aussi bien dans nos pratiques académiques que dans notre mode de vie. Dès la fin des années 1980, avec le développement de la « libéralisme financier ; il n’est point de culture des hommes qui mondialisation » économique et financière, les anthropologues n’ait pu maintenir l’indépendance économique nécessaire à un se sont rendu compte que la notion de « l’autre » (parfois développement anthropologique, social et culturel autonome. En essentialisé par un grand A) n’avait plus de fondement, pour somme il n’existe plus de culture émancipée. Cela signifie que autant qu’elle en ait jamais eu. Il faut compter avec le contrôle s’intéresser anthropologiquement à d’autres cultures, même les pris par les États-Unis et leurs alliés européens sur l’économie plus exotiques en dépit de la pénétration de l’idéologie mondiale dès les accords de Bretton Woods, avec la forme de néolibérale, c’est finalement être renvoyé à soi-même, aussi bien néocolonialisme que représentent l’exploitation des ressources à « nous » qu’à « moi ». « naturelles » et le contrôle de la force de travail par les multinationales de l’extraction, du trading et de la transformation industrielle des matières premières, avec la mainmise des grandes banques occidentales sur les Anthropologies différentielles et critiques investissements et les échanges économiques. S’est ainsi imposé le paradigme du productivisme et de la croissance De cette conscience post-moderne d’ordre critique, en ses économique fondée sur le seul critère du PIB, avec le mode de vie modalités diverses, prenons trois exemples, au gré de lectures consommateur et marchand dans lequel nous nous complaisons récentes. (voir par exemple les transformations urbanistiques et sociales connues par les grandes villes de Chine « populaire »). Tout d’abord quant à la mondialisation entendue comme « urbanisation–médiatisation–motorisation–spéculation–pollutio Idéologiquement, ce paradigme est fondé sur le principe du n et dégradation du cadre de vie » (2013 : 127 ; dans un définition profit financier ; cette motivation unique est censée animer les attentive à certains des effets, mais pas à leurs causes…), acteurs de l’économie de marché qui s’est substituée au vivre en s’impose pour François Laplantine la nécessité d’une relation société attaché à l’interaction matérielle et culturelle des anthropologique qui se fonde sur une « pensée de l’avec », une « individus. D’inspiration néolibérale, ce paradigme fonde une pensée du contre » et une « pensée de l’entre » ; et ceci dans la anthropologie d’un individualisme centré sur le soi : au nom de mesure où « l’altérité est toujours relative » (2013 : 111). Ce qui cette conception implicite de l’homme, on prône le est en question, ce sont en effet des rapports sociaux et développement autonome des capacités de l’individu dans un culturels qui sont signifiants par le fait qu’ils sont entretenus par esprit de concurrence et de compétitivité ! Par l’intermédiaire des sujets en situation, dans des moments historiques et dans des institutions internationales contrôlées par les États-Unis, des espaces différents. Le plaidoyer est pour une anthropologie tels le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, par où le chercheur enquête et pense avec les acteurs et avec son le mécanisme de l’endettement des pays économiquement les public, au-delà de la fiction du « nous » et du « ils » ; une plus faibles, par la pénétration de l’exploration et de anthropologie fondée sur la pensée du contre par la critique, la l’exploitation alimentaire et minière dans les zones les plus contrariété et la méfiance à l’égard des stéréotypes ; une périphériques de la terre habitée (de la forêt amazonienne aux anthropologie comme pensée de « l’entre » en rupture avec le highlands de Papouasie Nouvelle-Guinée, en passant par la dualisme opposant par exemple l’Orient à l’Occident (et sous- République du Congo), il n’est désormais point de communauté tendant jusqu’au clash des civilisations si cher aux États-Uniens) humaine qui ait pu se soustraire à ce paradigme économiste du pour interroger l’écart. Cela implique une focalisation sur les Anthropologie culturelle et sociale : Savoirs critiques et regards politiques en miroir — page 1 de 4 cultures de la diaspora, sur les cultures des périphéries, une conception de l’homme avec ses valeurs (une impliquant des « subjectivités » qui apparaissent comme anthropologie !) ; elles sont d’autre part fondées sur des hybrides, métisses ou mutantes ; et un type d’écriture représentations qui disent leur forte dimension anthropologique épousant le « flux du réel » (2013 : 128). symbolique, d’ordre culturel. Et qui dit symbolique et culturel dit, en sciences humaines et sociales, approche Par ailleurs, un recueil récent d’Essais d’anthropologie critique proclame dans son intitulé même La fin de l’exotisme. En effet, « le Grand Partage n’existe pas. Il n’y a pas de solution de discontinuité entre Eux et Nous et le maintien de toute espèce de dualisme en ce domaine n’est que retour condescendant de présupposés évolutionnistes » (2006 : 13), c’est donc ce que déclare Alban Bensa, enquêteur de longue date en NouvelleCalédonie. De là la nécessité d’éviter les trois dénis dont se rend coupable une anthropologie structurale attachée à inscrire les significations qu’elle construit dans des systèmes fonctionnels ou structuraux à portée universelle : déni du réel, déni du temps, déni de l’acteur. Par l’exigence de proximité, par l’expérience et par le requis d’attention à ce qui se passe en contexte, il s’agit donc d’abandonner l’idée de l’altérité profonde que même la certitude du relativisme culturel partagerait de fait avec l’idéologie coloniale. Conclusion : « La rupture avec le vocabulaire savant et avec la complaisance exotique me semble s’imposer » (2006 : 345). d’anthropologie (culturelle et sociale). De l’anthropologie culturelle et sociale, la démarche comparative est fondatrice et constitutive – on l’a dit. Basée sur le constat d’analogies de surface, la comparaison opère par contrastes, repérant des différences qu’il faut se garder d’essentialiser (cf. Laplantine, 2013 : 113 ainsi que Calame, 2012). Tout en ouvrant le champ des possibles humains et sociaux, la démarche comparative conduit donc à une position épistémologique de relativisme culturel, mais à partir d’un universalisme. C’est un universalisme culturel qui est repéré dans l’espace et dans le temps, un universalisme « particulier » et critique sans doute (Kilani in Saillant et al., 2011 : 126-9, s. v. universalisme), mais aussi un universalisme pratique ; il est à renégocier sans cesse précisément en contact avec d’autres constellations culturelles, saisies dans leur caractère composite et évolutif, aux frontières perméables, à Enfin, le spécialiste de l’anthropologie des identités et des envisager dans leurs rapports de subordination à la logiques métisses constate chez ses contemporains « une mondialisation néocoloniale. espèce de repli sur des identités singulières, des particularités À partir de, mais aussi à l’aide de nos présupposés culturelles, de genre, de race, des fragments » ; en effet pour une épistémologiques (dans une relation anthropologique qui certaine gauche ethno-éco-bobo, « la question sociale est moins se veut désormais dialogique sinon interactive mais qui glamour que les particularismes culturels » (2012 : 112). Ainsi reste constitutivement asymétrique) l’approche d’une Jean-Loup Amselle revient-il sur la question complexe du rôle constellation culturelle différente (historique ou joué par des définitions fermées de la langue dans la contemporaine) nous contraint à un regard oblique. Le reconnaissance identitaire ; il s’insurge dès lors contre un décentrement même de ce regard nous invite à un retour multiculturalisme qui « tend à enfermer les individus dans des réflexif sur le centre ; il appelle par conséquent un retour mono-appartenances identitaires afin de défendre des intérêts critique sur le paradigme social et culturel dont dépend particuliers » (2012 : 120). Le danger est celui de transformer le cette grille épistémologique. Il permet également d’éviter social en culturel et d’oublier les enjeux économiques (et sociaux certains des travers communs aux sciences humaines et – ajouterais-je) de conflits référés à l’unique revendication d‘une sociales : réification, naturalisation, essentialisation, identité ethnique, sinon raciale. En quelque sorte un universalisation. individualisme d’inspiration néolibérale, mais d’ordre ethnique ! Une culture peut en effet se définir, de manière purement opératoire, comme un ensemble complexe et signifiant de Démarches comparatives et savoirs pratiques sociales et de savoirs pratiques, symboliques et réflexifs représentations partagées et marquées par la créativité, ces spéculatifs propre à un groupe humain agissant. Fondées sur des constellations se réalisent dans les domaines que nous avons Quoi qu’il en soit de propositions parfois volontairement iconoclastes, quoi qu’il en soit d’affirmations forcément partielles et partiales, en sciences humaines critiques la démarche anthropologique peut s’imposer pour trois raisons : isolés comme étant ceux de l’économie, de la vie sociale, de la politique, de la religion (pratiques rituelles et formes de discours exprimant des croyances), de la production symbolique, poétique et artistique. Leurs limites sont à la fois floues et perméables. Bien avant la globalisation économique et la Si elles ont nécessairement pour base un système diffusion mondialisée de l’information par les technologies de économique fondé sur la fabrication d’artefacts et un l’information et de la communication (TIC), sous contrôle US, les réseau d’échanges apte à subvenir à la survie des cultures se sont inscrites dans le mouvement de l’histoire des individus et de leurs communautés, si elles sont sociétés humaines ; elles ont été en contact les unes avec les entretenues par une communication verbale qui les autres autant dans l’affrontement conflictuel que dans l’échange construit et les interprète par différentes formes de mise réciproque, dans des interactions souvent remarquablement en discours, les relations sociales impliquent d’une part créatives. Toute réification doit être, dans cette mesure, Anthropologie culturelle et sociale : Savoirs critiques et regards politiques en miroir — page 2 de 4 absolument évitée. Mondialisation, migrations contraintes et Comme on l’a dit, la mondialisation économique n’a fait discriminations qu’accentuer et orienter fortement le mouvement d’interpénétration et de domination (néocoloniale) de la culture occidentale avec, désormais, l’idéologie d’un néolibéralisme capitaliste fondé sur une industrialisation et des technologies qui sont mises au service de la productivité marchande et du profit financier ; avec de nouveaux effets de superposition et de syncrétisme (cf. Graezer Bideau et Favole in Saillant et al., 2011 : 53-57, s.v. culture et culture partagée). Par l’effet d’une immigration qui a toujours existé, mais qui est accentuée par la facilité des communications et surtout par des déséquilibres économiques toujours plus criants avec les situations de misère extrême, de répression et de guerre qui en découlent, l’« autre » ou plutôt les autres sont désormais chez nous. Le regard décentré et critique auquel nous invite toute approche anthropologique peut dès lors conduire à la construction de connaissances nouvelles et pratiques autour de Savoirs anthropologiques et marchandisation managériale trois questions portant successivement sur : le rôle joué dans la migration et l’immigration, depuis les pays en guerre civile et/ou en état de décomposition économique et sociale, par la domination et la Or, pace Bensa (2006 : 345-7) et Laplantine (2013 : 128), autant réalisation, dans les pays pour identifier son objet que pour réaliser sa visée différentielle, occidentaux les plus riches, du paradigme politique, toute démarche comparative non seulement s’appuie sur des social, idéologique de l’économisme néolibéral (qui veut notions et concepts qui ont une fonction opératoire : il en va de sa rigueur aussi bien épistémologique que critique. Mais la démarche de comparaison anthropologique implique aussi, comme pour toute science humaine, une mise en discours. Il en va autant de la communicabilité du savoir construit dans une perspective anthropologique que d’une pragmatique impliquant le public auquel ce savoir s’adresse et qu’il cherche à convaincre, dans la tentative de former un nouveau régime de vérité anthropologique et social (cf. Calame, 2002). que tout acte humain obéisse en définitive à la règle du profit matériel et financier, avec pour effet la marchandisation des relations humaines et de la créativité culturelle) ; les impacts de la mondialisation économique (et financière) animée par multinationales et grandes banques et les impacts des mouvements migratoires qu’elle provoque sur des identités sociales et culturelles fragilisées, sinon déniées ; tout en tenant compte des illusions soit du multiculturalisme, soit du Par ailleurs, le caractère multidimensionnel des constellations communautarisme dans la mesure où les cultures culturelles en rapports conflictuels et en interactions positives d’origine sont soumises ici à des rapports de force les unes avec les autres contraint l’anthropologie culturelle et économiques et sociaux qui poussent à la sociale à l’interdisciplinarité ; ou plutôt cette marginalisation, à la précarisation, à la discrimination, multidimensionalité implique des pratiques transversales entre sinon à l’exclusion ; les savoirs développés dans le cadre des SHS : économie, la notion d’identité, individuelle et collective, à mettre en sociologie et psychologie (dialectique entre la société et l’individu, entre le collectif et le subjectif), sciences politiques, histoire, histoire des religions, arts et lettres, sciences du langage, désormais sciences du vivant, etc. Ce sont des savoirs qui, au nom de l’indépendance intellectuelle nécessaire en sciences de l’homme, ne peuvent guère se développer que dans un cadre public, démocratique et collaboratif. Ce cadre ne saurait être soumis aux contraintes de la concurrence, de la compétitivité, de la « gouvernance » managériale de l’évaluation et du « bench-marking » appliqué à la recherche universitaire (Bruno & Didier, 2013 : 175-204), dans la perspective désormais dominante de l’utilitarisme marchand. On sait en effet que les savoirs développés aussi bien en sciences humaines et sociales qu’en sciences expérimentales devraient être désormais cause par la critique de l’individualisme contemporain (en tant qu’effet social et culturel du régime néolibéral) et par une acception large et dynamique de la notion de culture ; on adoptera à cet égard une perspective comparative d’« anthropopoiésis », entendue comme construction collective, sociale et culturelle, de l’homme (cf. Remotti, 2013, autour d’un concept opératoire développé dans les différentes études publiées dans Affergan et al, 2003) ; l’idée d’une fabrication de l’humain qui ne peut être que collective et interactive conduit à une critique des notions occidentales de sujet, d’individu et de personne (à partir notamment d’Elias, 1991 : 88-108, voir par exemple les études réunies dans Calame, 2010). nécessairement soumis à une « économie de la connaissance ». Puisque la recherche en sciences humaines et sociales implique Les textes de la Commission européenne, de l’ANR ou du CNRS par définition le sujet et ses affects, ces trois questions d’ordre lui-même en disent les exigences d’innovation, de compétitivité anthropologique constituent des incitations à l’action, à et de rentabilité économique et financière (textes cités l’implication, à l’ « engagement » militant à partir de terrains notamment dans Guespin-Michel & Jacq, dir., 2013). Il s’agit de d’investigation anthropologique envisagés dans une perspective soustraite les SHS à ce carcan marchand. oblique et réflexive, c’est-à-dire altermondialiste. Anthropologie culturelle et sociale : Savoirs critiques et regards politiques en miroir — page 3 de 4 Bibliographie in Calame, Claude & Lincoln, Bruce (dir.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions, Liège (Presses universitaires de Liège) 2012 Affergan, Francis, Borutti Silvana, Calame, Claude, Fabietti, Ugo, Kilani, Mondher, Remotti, Francesco, Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris (Éditions de l’EHESS) 2003 Amselle, Jean-Loup, L’anthropologue et le politique, Paris (Lignes) 2012 Bensa, Alban, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse (Anacharsis) 2006 Bruno, Isabelle & Didier, Emmanuel, Bench-marking. : 35-51 Calame, Claude (dir.), Identités de l’individu contemporain, Paris (Textuel) 2008 Elias, Norbert, La société des individus, Paris (Fayard) 1991 ; éd. or. : Die Gesellschaft der Individuen, Frankfurt a/M (Suhrkamp) 1987 Guespin-Michel, Janine & Jacq, Annick (dir.), La science pourquoi ? Paris (Éditions du Croquant) 2013 L’État sous pression statistique, Paris (Zones/La Laplantine, François, « Mondialisation, terrain et théorie Découverte) 2013 », L’Ethnographie N. S. 6, 2013 : 107-132 Calame, Claude, « Interprétation et traduction des Remotti, Francesco, Fare umanità. I drammi dell’antropo- cultures. Les catégories de la pensée et du discours poiesi, Roma – Bari (Laterza) 2013 anthropologique », L’Homme 163, 2002 : 51-78 Saillant, Francine, Kilani, Mondher, Graezer Bideau, Calame, Claude, « Comparatisme en histoire des Florence (edd.), Manifeste de Lausanne. Pour une religions et regard transversal : le triangle comparatif », anthropologie non hégémonique, Montréal (Liber) 2011 Anthropologie culturelle et sociale : Savoirs critiques et regards politiques en miroir — page 4 de 4