Audition CNRS Mars 2013 Bonjour à tous et merci de m’auditionner aujourd’hui. Depuis mes débuts en anthropologie, j’ai contribué à divers programmes de recherche collectifs, que ce soit dans le cadre du LAHIC, du laboratoire CITERES ou du groupe d’histoire des forêts françaises. Ce faisant, j’ai abordé des objets de recherche divers. Avant de vous présenter mes perspectives de recherches, je vous propose de revenir sur ma rencontre avec trois objets, la mémoire, le patrimoine, la nature, qui sont au fondement de ma démarche actuelle et les axes de réflexions qu’ils m’ont amenée à scruter. Parcours intellectuel 1. La mémoire, est le premier objet de recherche auquel j’ai été confrontée quand j’ai entamé mon parcours de recherche en anthropologie sociale à l’EHESS. Je côtoyais alors, dans le cadre d’une activité professionnelle, des malades d’Alzheimer et je voulais pouvoir mieux saisir les représentations auxquelles donne lieu la mémoire individuel afin de comprendre le désarroi causé par cette maladie et le décalage que je pouvais observer entre la perte mnésique est ses répercussions sociales. Dans le sillage de ce travail sur les représentations de la mémoire, je me suis penchée sur la conservation des objets souvenir domestiques. Il s’agissait toujours de saisir la mémoire, d’une manière pensais-je alors naïvement plus facilement accessible car matérielle. Plus récemment, ce sont les 1 mémoires des migrations qui se sont imposées à mon observation, me permettant d’envisager les enjeux de la publicisation et de l’institutionnalisation d’une mémoire. Au terme de ces recherches, je me suis rendu compte que la mémoire n’existe pas en soi. Elle n’est en effet jamais un contenu donné et qui permettrait d’établir un lien avec le passé mais une construction culturelle, ce qui remettait en cause les interprétations cognitivistes qui m’avaient amenées à m’y intéresser. Contrairement à l’idée commune, l’identification d’une mémoire suppose en fait la production d’un complexe fait autant de futur que de passé et de présent et qui surtout implique des sentiments. 2. La nature Le deuxième volet de mes observations concerne la nature ; ses objets (en particulier les arbres) et la manière dont elle est considérée aujourd’hui, les attachements qu’elle implique, qu’il s’agisse des collections de curiosités naturels (du coquillage au morceau de bois), des engagements auxquelles elle donne lieu (comme ce fut le cas à propos du parc du château de Versailles après la tempête de 1999) ou des interprétations d’un paysage quotidien (comme la montagne des Francs Comtois). Ces attachements mobilisent les individus à travers le registre de l’affectif et renvoient à des idéologies communes largement mondialisées (discours écologique ambiant). 3. Le troisième et dernier objet croisé dans mes recherches est le patrimoine. Que ce soit sous une forme monumentale (comme je l’ai abordé à propos du château de Versailles, naturel (comme dans le cas des arbres), ethnographique (comme dans le cas de la collection du Muséon Arlaten) ou artistique (comme dans le cas de l’art brut), là encore, les individus se mobilisent à leur sujet dans diverses circonstances, et des émotions, plus ou moins maîtrisées, s’y donnent 2 à voir. Chez les professionnels du patrimoine, les émotions doivent rester conformes au cadre institutionnel qui les ordonne alors que dans la sphère privée elles sont soumises aux règles de mise en œuvre de l’intimité. Sur tous mes terrains et quelques soient les objets considéré revenait donc la mise en œuvre d’émotions articulée entre leur expression individuelle et leur mobilisation au sein de collectifs. Dans toutes ces situations c’était également les conditions de définition d’une cohérence identitaire qui se posaient, aussi bien à travers l’affirmation d’une singularité des individus concerné que dans leur mise à contribution au profit d’appartenances collectives, qu’il s’agisse d’un nous ouvert et consensuel revendiqué à travers l’engagement dans une cause environnementale ou la conservation des souvenirs domestiques, du nous citoyens du monde décliné à Versailles par le biais d’une mobilisation patrimoniale, ou encore d’un nous habitants d’un territoire comme l’implique l’identification de son cadre de vie en tant que paysage singulier. De plus, la matérialité des objets de la nature ou du patrimoine est également mise à contribution à des fins identitaires dans des circonstances diverses : dans le contexte des politiques du patrimoine quand il s’agit de procéder à un inventaire comme dans le cas du patrimoine des migrations, par les groupes qui voient dans la reconnaissance patrimoniale un manière de faire valoir une singularité identitaire ou encore quad il s’agit d’éduquer des enfants à travers la manière dont les pédagogues envisagent la découverte de la culture par les jeunes enfants. Si les aspects identitaires liés aux usages des mémoires et du patrimoine ont déjà été largement considéré, la mise en œuvre des processus, des rapports de force politique qui se joue aussi bien dans le registre du quotidien que des institutions reste moins abordé. 3 La croisée de ces 3 objets m’a amenée à focaliser mon attention sur leur intrication en tant que processus affectifs de mise en œuvre d’un engagement voire d’une mobilisation de la culture en tant qu’instance fédératrice d’un collectif. Articulation de l’intime et du collectif qui se superpose à celle du local et du global mais aussi entre mobilité et ancrage, matérialité et immatérialité dans ce processus, mécanisme de publicisation du je, et d’intimisation d’un nous qui me semble être au cœur des enjeux de la genèse de collectifs contemporains perceptibles à travers les mémorialisations contemporaines. Je me suis rendu compte que mes choix de terrain et de recherche malgré leur diversité apparente me conduisait finalement à scruter les multiples facettes d’un même processus que je souhaite toujours mettre en lumière. Aujourd’hui, mes travaux interrogent la frontière entre 3 objets de recherche sur lesquels j’ai mené divers terrain, qui sont le plus souvent dissociés dans les analyses. Ces objets ne constituent de mon point de vue non pas une fin en soi de la recherche mais des outils pour accéder aux mécanismes qui contribuent aujourd’hui à la production d’une culture et qui conduise à produire et faire exister des groupes, des entités collectives, tels qu’ils se donnent à voir dans un contexte de globalisation. Projets Mes projets en cours et à venir ont ainsi pour but de poursuivre mes investigation sur la manière dont les individus s’engagent dans la culture et lui donnent consistance, autrement dit comment ils produisent du collectif à travers la mise en mouvement d’une intimité et comment les sentiments sont mis à contribution dans cette genèse. 4 Le paradoxe de la mobilité est un élément également questionné en ce sens : donc un contexte de très grande mobilité des individus et de multiplication des supports de mémoire mobiles (grâce au numérique) comment l’appartenance à un collectif prend-elle sens et se donne-t-elle à voir ? Ce parcours m’amènera à poursuivre mon inventaire des formes matérielles de la mémoire et du patrimoine et le type de relations affectives qu’elles impliquent aujourd’hui. C’est le processus de mémorialisation en tant qu’interface de l’intime et du collectif qui est au cœur de mes préoccupations de chercheur aujourd’hui : - celui qui détermine la mise en œuvre d’une intimité sociale par le recours à une culture des émotions, - autrement dit, le processus qui permet à un individu aujourd’hui d’assoire sa propre cohérence identitaire dans une société contemporaine qui induit une mobilité des parcours sociaux et géographique de plus en plus importante Deux volets seront explorés en particulier pour répondre à ces questions à moyen terme : Les parcours biographiques au prisme de l’affectif : A travers les recherches développées sur les parcours biographiques. Le premier volet, concernant les jeunes, permettra de saisir les enjeux de revendiquer un projet tel que cela leur être imposée à la veille du baccalauréat et comment leur projection imposée dans le futur les amène à bricoler avec des considérations affectives et matérielles pour s’affirmer en tant qu’individu. 5 La genèse des médiathèques domestiques et la manière dont les nouvelles techniques de l’information et de la communication sont impliquées dans la production des mémoires permettront de saisir les conditions de la mémorialisation aujourd’hui. Les engagements affectifs dans la vie sociale Le second volet s’articule avec la question de parcours considérée ci-dessus mais il s’agit de l’aborder à travers les engagements et mobilisations affectives que ces parcours supposent, au prime des ruptures qu’ils rencontrent. Depuis les mouvements néo-ruraux des années 1970, le développement d’une réflexion sociale sur les modes de vie imprègne désormais bon nombre de citadins soucieux d’un mieux vivre collectif. L’argumentaire de protection de la nature gouverne donc de plus en plus les pratiques individuelles, qu’il s’agisse des modes de vie, du champ professionnel ou de celui des activités touristiques ou encore des stratégies marketing, politiques… Mon but est de scruter de manière plus fine de quelle manière, sur le plan des individualités, la cause environnementale peut prendre sens à travers la reconstitution de parcours qui impliquent une rupture. Comment s’engage-t-on à un moment donnée en faveur de la nature, remettant en cause un mode de vie, choisissant une nouvelle forme d’engagement professionnel ou intégrant les réseaux du militantisme politique ? Les enjeux liés à la protection de la nature, la forte adhésion qu’ils rencontrent constitueront ainsi une autre focale de l’analyse que j’articulerai avec les expériences de ceux qui s’engagent en son nom. Les parcours biographiques implique aujourd’hui divers niveaux d’exercice de l’agir : les choix sont assumés au nom d’une idéologie personnelle, mais aussi 6 au nom d’une quête de l’harmonie familiale et au nom d’un collectif dilué et insaisissable qu’est la société. Tout compte fait, je dois à 10 ans de recherche contractuelle la possibilité d’avoir été scruté ailleurs que je ne l’aurais parfois envisagée spontanément et d’enrichir ma vision des processus d’engagement affectifs et collectifs à partir de leurs multiples ancrages et dont il me semble aujourd’hui qu’il serait une erreur de ne pas tenir compte. Le recentrage sur une ethnologie du chez soi doit-il imposer une approche en terme d’objet localisé, (au détriment finalement d’un perspectives monographique) ? Il me semble au contraire qu’à considérer un processus complexe, il faut pouvoir l’aborder à travers divers angles d’analyse, à travers ses déclinaisons dans diverses interfaces du social et de renouer ainsi avec une démarche comparative chère à l’anthropologie. En conclusion, je présenterai rapidement les implications méthodologiques d’un tel projet Approche multipolaire (multiplier les terrains à partir de lieux et d’objets différents mais concernés par un même processus) J’entends par là une approche qui, à partir de terrains et d’objets contrastés, autrement dit à travers des focales différentes d’un même enjeu anthropologique, s’attache à la comparaison des pratiques. La démarche est donc résolument comparative. Ce n’est toutefois pas l’objet d’étude qui permet de cerner le champ d’observation mais la manière d’appréhender des objets contrastés, au propre comme au figuré, puisque toute circonstance dans laquelle un individu se mobilise et met en œuvre des dispositions affectives pour faire valoir l’importance de son engagement qui pourra être considéré comme « terrain ». 7 Anthropologie symétrique, réciproque La présence d’un objet dans un dispositif d’enquête, qu’elle soit réelle ou métaphorique, ouvre la porte d’une intersubjectivité dans laquelle l’émotion se déploie insidieusement, faite autant de gêne que de pudeur, voire de rires ou de larmes. Il importe par conséquent de prendre en compte les enjeux de la présence de l’observateur dans le processus observé (inspiration réflexive) mais aussi les conditions de l’adhésion du témoin à l’enquête. Mon idée est qu’à travers toutes les manières dont un individu appréhende non seulement sa propre culture, matérielle ou mémorielle, mais aussi la nature qui l’entoure ou qu’il imagine, se construit la cohérence sociale et culturelle qui va nourrir le sentiment d’appartenance à un collectif. Saisir cette cohérence, c’est aussi prendre en compte la place qu’occupe l’ethnologue dans le dispositif de mémorialisation. Ceci m’amène aujourd’hui à questionner ce dispositif, toujours à travers les instrumentalisations (qui relèverait de la stratégie individuelle ou politique) mais aussi des bricolages auxquels se prêtent les mémoires, la nature et le patrimoine à partir des logiques privées mais dans leur articulation avec le politique au sens large. 8