Manger derrière les barreaux L’alimentation occupe une place primordiale dans la vie des jeunes détenus et dans les relations qu’ils nouent entre eux. Les « cantines » sont attendues avec impatience. Les repas rythment les journées. Plus encore, les échanges de produits comestibles, l’exposition des denrées alimentaires dans les cellules et les attitudes lors de la distribution des repas servent à se montrer, à se distinguer, à se construire une identité… Une sociologue, Léonore Le Caisne*, a analysé les pratiques alimentaires des jeunes à la prison de Fleury-Mérogis. Fini le MacDo, le Quick ou le « Grec ». Entre quatre murs, ils sont évoqués avec nostalgie comme des synonymes de liberté. Comme une alimentation de référence aussi : celle d’une classe sociale, d’une classe d’âge… Car en prison, quand on parle de « cantiner », de ce qu’on va commander ou de ce qui tarde à arriver, on évoque surtout des aliments sucrés. Bonbons fruités, barres et biscuits chocolatés, sirops de grenadine ou de menthe, cannettes de sodas… On peut faire une place aux boîtes de thon, aux filets d’oignons et aux briques de lait, mais on n’oublie pas les sachets de chips et les viennoiseries sous cellophane ! La « bouffe » qui s’échange… Toutes ces denrées ne sont pas faites que pour manger. Elles servent à des échanges, qui occupent du matin au soir. Lancées d’une fenêtre à l’autre. Transportées par des lanières de draps faisant office de yo-yo. Jetées dans la cour depuis les cellules lors de la promenade. Les échanges deviennent de plus en plus fébriles à l’heure de la « gamelle » du soir. Comme un dernier vecteur de lien social avant la fermeture des cellules. Une pratique qui témoigne de l’intégration du jeune détenu à la sociabilité carcérale. S’expose… Les produits alimentaires s’échangent, mais aussi ils se montrent. La cellule est le lieu de leur exposition. Boîtes de pâtes et sachets de riz, conserves de champignons et de sauce tomate, tubes de mayonnaise, litres d’huile, sel, poivre. Œufs, biscottes, packs de lait s’étalent, souvent très bien rangés, comme dans un magasin d’alimentation générale. Exposer ses biens comestibles, c’est témoigner de sa richesse et montrer qui l’on est. Faire savoir que l’on est soutenu, par sa famille ou par les copains de l’extérieur. Suggérer aussi qu’on a commis des délits qui rapportent, donc fait preuve de force et de courage. Une manière d’en imposer aux surveillants comme aux autres prisonniers, d’évaluer l’ascendant qu’on exerce sur eux. Et se choisit Pareillement, l’attitude face à la « gamelle » (les 3 repas servis quotidiennement) est un marqueur pour les détenus. Tendre sa vaisselle personnelle plutôt qu’accepter le plateau en inox de l’administration impose le respect. Jeter à la poubelle le poisson, souvent ignoré des défavorisés et ressenti comme malodorant. Mépriser les crudités, petits pois, carottes et autres légumes verts, des mets « féminins ». Ne pas manger les plats en sauces, jugés incertains. Un signe d’indépendance, d’identité « jeune », et peut-être de rejet de l’ordre familial. De méfiance systématique aussi face à tout ce qui est cuisiné, notamment par l’administration : il y a risque de souillure et de contamination. Alors que les aliments cantinés et emballés rassurent. La peur de l’institution se transforme en peur de la nourriture, note Léonore Le Caisne. Sont appréciés tout de même les pâtes au beurre, le riz, les pommes de terre, les raviolis en boîtes. Les viandes rôties, le steak, le poulet, les brochettes de mouton, les nuggets et autres « cordon bleu »… Aller jusqu’à refuser une viande rôtie impressionne fortement. Un signe de grande indépendance et de richesse personnelle. Au minimum, il ne faut pas en tout cas avaler toute la gamelle sans discernement. Mais savoir choisir. Le goût, la défense identitaire, la peur de la contamination et l’appartenance au groupe se conjuguent pour dessiner un modèle de comportement alimentaire. Il permet aux jeunes détenus de se distinguer, de montrer leur pouvoir, de se hiérarchiser. D’affirmer leur identité et, selon leurs critères, de faire figure honorable. (Nutrinews Hebdo). *Le Caisne L. Revue d’Etudes en Agriculture et Environnement 2012 ; 93(4) :353-378.