Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1

publicité
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
Page 2
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
OU
LE BRÉVIAIRE DE MAÎTRE GORGIBUS
15:38
Page 3
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
Page 4
Des mêmes auteurs
Romans
Arnaud Le Gouëfflec :
Basile et Massue, éditions L’Escarbille, 2004
Les Discrets, Ginkgo éditeur, 2007
L’Irrésistible, Ginkgo éditeur, 2009
Comment je suis devenu un guerrier Mouktar,
Editions Anathol Karnivor, 2009
Mon nom est Person, Coop Breizh, 2010
Récits illustrés
Arnaud Le Gouëfflec / Laurent Silliau :
Le Bestiaire secret de Lord Bargamoufle, Ginkgo éditeur, 2006
Participation à La Cuisine très facile, collectif, Ginkgo éditeur, 2006
Sophie Loubière / Laurent Silliau :
Petit Atelier de bricolage de plage, Ginkgo éditeur, 2008
Bandes dessinées
Arnaud Le Gouëfflec :
Vilebrequin (avec Obion), Editions Casterman, 2007
Topless (avec Olivier Balez), Editions Glénat, 2009
Nouvelles
Arnaud Le Gouëfflec :
Bayou, in Dernières nouvelles de Guérande, Editions Gourenez, 2008
Brest, ville Aztèque, dans En Bretagne ici et là... 40 lieux, 40 auteurs,
collectif, Keltia Graphic, 2008
Un écrivain préhistorique, in Bonnes nouvelles de Carhaix, Ville de
Carhaix, 2009
Curiosités
Arnaud Le Gouëfflec :
Guides touristiques préhistoriques, 16 volumes, L’Eglise de la petite folie
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
OU
LE BRÉVIAIRE
DE MAÎTRE GORGIBUS
Dessins
Laurent Silliau
Textes
Arnaud Le Gouëfflec
Ginkgo éditeur
Paris
15:38
Page 5
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
Merci à Agnès Le Boulanger pour ses lumières latines
Page 6
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
Jésus dit : « Je (...)rai (... ...) et personne ne pourra ...
... (... ... ...) (...). »
Évangile selon Thomas (logion 71)
Page 7
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
L’abbé Gorgibus
8
15:38
Page 8
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
MAÎTRE
GORGIBUS
L’abbé Gorgibus traversa le siècle en somnambule.
Au séminaire, ses camarades se moquaient de ses
accès de contemplation et le traitaient de « poisson
lune ». En 1916, fraîchement ordonné prêtre, il fut
affecté sur le front de la Somme. La Grande Guerre
ne fit pourtant que l’effleurer. Délogé de sa tranchée
par une averse d’obus, Gorgibus s’égara dans le no
man’s land et se réfugia dans un repli lunaire du paysage, un bosquet épargné par les obus. À l’abri du
relief, il se bricola une cabane et s’installa dans l’œil
du cyclone, au milieu du fracas des armées. Pour
survivre, il élabora un potager de fortune et puisa le
reste de sa subsistance dans une petite rivière qui
coulait là, s’absorbant dans la pêche à la ligne. Gorgibus attendit ainsi que la guerre se tasse : « Ce fut
ma retraite au désert. Mais, au lieu d’être assailli de
vilains démons tentateurs, je fus envahi d’une paix
profonde et durable. Le reste m’est passé au-dessus
de la tête. » À l’Armistice, lorsqu’il raconta son aventure, on jugea qu’il avait perdu la raison et on
l’expédia à Sainte-Paluche, paroisse sans ouailles et
sans tracas. À sa question (« Que dois-je y faire ? »),
l’évêque répondit en ricanant : « Cultivez vos visions,
mon brave ! » C’est ce qu’il fit.
9
Page 9
(Noi
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
LE MYSTÈRE
DE SAINTE PALUCHE
Pour aborder le bréviaire secret de
maître Gorgibus, rendons-nous au
presbytère qui jouxte la petite église
de Sainte-Paluche. C’est dans ce lieu
abandonné des hommes, logé dans
les tréfonds d’une campagne noueuse
et complexe, que notre brave curé
rédigea seul, à la lumière d’une petite
Fig. 1.
lampe frontale qui lui usa les yeux et Casque auréole
lui consuma l’âme, l’extraordinaire série (Adrian modèle
1916).
d’hagiographies que voici.
Lorsque Gorgibus arriva à Sainte-Paluche, le village
avait depuis longtemps perdu ses derniers habitants.
Plus personne à confesser, plus de sermon à
délivrer : n’importe quel curé de campagne ainsi
désœuvré aurait fini par travailler du chapeau.
Gorgibus, lui, aguerri par sa longue expérience de
solitaire et suivant le bon conseil de l’évêque, s’employa à bricoler toutes sortes d’ustensiles à vocation
spirituelle, des auréoles artisanales et des paratonnerres à feu divin, machines incongrues destinées
à capter visions et révélations. « Je ne suis pas un
prophète. Je ne suis qu’un bricoleur d’âme. »
Du village, nous ne dirons pas grand chose :
masures éteintes, rues livrées aux caprices
des herbes folles et des ronces, façades
lézardées et planches mal cloutées en guise
de volets, le hameau avait cessé de décliner pour
se fondre dans le décor, comme une vieille bicoque
au toit béant que les racines ont tordue dans leur
sens, que les oiseaux ont transformée en volière et
Fig. 2. Claquoir.
10
Page 10
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
qui devient arbre parmi les arbres. Sur une colline,
la petite église dardait son clocher mangé de lierres,
comme dressé sur la pointe des pieds, aspirant les
dernières goulées d’air avant de s’effondrer sous les
assauts du règne végétal. Les vitraux étaient depuis
longtemps crevés et la nef envahie. Seul le petit presbytère tenait encore debout, entretenu avec un soin
tout religieux par le vieux Gorgibus, resté là comme
un capitaine coulé avec son navire. Les autorités
ecclésiastiques l’avaient
oublié. Même au plus
fort de la crise des
vocations, personne
ne songea à le rappeler. Au diocèse, son
dossier avait dû
tomber d’une pile.
Passons sur les pièces
meublées avec peu,
l’escalier ciré, la chambre
simple, le grenier
Fig. 3. Bretelles spirituelles.
encombré de vieilleries et
d’ostensoirs hors d’usage, et entrons directement dans
le cloître de l’ancienne abbaye, qui servait de potager.
Dans ce petit monde clos, protégé par les murs de
pierre épaisse, Gorgibus cultivait des champignons,
et l’effroyable amas de ses cultures formait un chaos
à nul autre pareil. Tout ici poussait de travers, s’emmêlait, se ramifiait en une petite forêt de clochettes
et de bulbes, parés de couleurs exagérées et à coup
sûr inédites.
Fig. 4. Plâtre
de saint Pistou.
11
Page 11
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
Les mauvaises langues prétendent
que Gorgibus consommait à
l’aveugle, parfois terrassé par telle
omelette un peu trop assaisonnée
et se retrouvant allongé, suant
sur la dalle froide de l’église, en
proie à d’étranges hallucinations
culinaires. C’est méconnaître la
personnalité de l’abbé : en comparaison de ses bouillonnantes
visions, les brumes hallucinogènes
des psilocybes ne sont que des
pétards du dimanche. Lui jouait
Fig. 5.
avec la dynamite de son imaginaVéritable molaire
tion, dont les machines à visions de saint Brugnon.
furent les prodigieux détonateurs.
Deux mots, à ce propos, de la végétation singulière
de Sainte Paluche, de ses fruits comiques en forme
de bassines, de ses arbres ventouses, de leurs mille
bouches et trompes, des fleurs impossibles qui
s’épanouissent dans ce bocage zigzaguant. À Sainte
Paluche, l’œuvre de Gorgibus n’est qu’une fantaisie
supplémentaire, qui s’ajoute à la longue liste des
plantes tarées, des arbres tronqués et des poussées
anormales qu’on observe tout autour de
l’église.
Certains ont vu dans ce presbytère l’épicentre d’un vaste
phénomène de corruption
de la réalité, procédant par
« exagération », « amplification », « déformation »,
« congestion », « dédoublement » et pour finir
« métamorphose » des plantes
et des minéraux. Il est vrai que
Fig. 6. Bible à plumes
de saint Jovial.
12
Page 12
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
Fig. 7.
Tenue de prêche
d’apocalypse.
les singularités du paysage sont au diapason des
divagations de notre hagiographe, soit qu’elles
l’aient inspiré, soit qu’elles en aient été, par quelque
curieux transfert alchimique, progressivement affectées. Nous y voyons la marque de la puissance de
l’imagination de Gorgibus qui, non content d’avoir
conçu un monde dans le creuset de son propre
esprit, lui a donné des contours si admirables et
conféré une énergie si palpable que celui-ci a progressivement déteint sur la réalité. Peut-être
avons-nous assisté à Sainte Paluche, du vivant de
l’abbé, rien moins qu’à la création d’un nouveau
monde, auquel la mort de son démiurge porta un
coup d’arrêt.
13
Page 13
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
L’église de Sainte-Paluche
15:38
Page 14
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
Page 15
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
LES MACHINES À VISIONS
DE MAÎTRE GORGIBUS
L’histoire des saints, et en particulier La Légende
dorée de Jacques de Voragine, regorge de destins
étonnants, de drames invraisemblables et de rebondissements inattendus. Mais le bréviaire que nous a
légué Maître Gorgibus dépasse en tous points les
délires les plus baroques de la Littérature. Saints hirsutes et bariolés, bricolés, démontés et remontés à
l’envers, saints mécaniques et tocs, à fronts d’horloge et ventres de pendules, saints à têtes de clou
appelant le coup de marteau divin, saints animaux
et parfois domestiques, à trompes et mandibules,
pleins de pattes ou de genoux, saints volants et
aquatiques, qui font des bulles ou des vrilles, et
s’abîment dans les génuflexions abyssales d’un jeu
de dominos qui se confond avec l’existence ellemême, tout ici atteste de l’imagination foisonnante
de l’abbé. On a pu dire que Gorgibus avait peint la
Création d’un dieu devenu fou. Disons simplement
que les visions qui assaillirent notre bon abbé étaient
Fig. 8. Lunettes en cuir de melon.
16
Page 16
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
Fig. 9. Ventouse.
frappées du sceau d’une fantaisie proprement surnaturelle, dont il serait hasardeux de déterminer
l’origine. Ce n’est pas, en effet, dans les livres canon
que notre artisan a été puiser son fabuleux cortège
d’arlequins en soutane et d’illuminations clownesques, mais dans les tréfonds de son propre esprit,
éclairé selon lui d’une bien vive lumière :
« Les vies de saints dont il est question dans mon
livre m’ont été communiquées par vision. Pour les
provoquer, j’ai bricolé, taillé, poncé et fixé chacun
des barreaux de mon échelle de Jacob. Alors, j’ai su,
et les vies de saints inconnus se sont mises à défiler
devant mes yeux comme un livre d’images étincelantes, ouvert pour moi seul. J’ai rendu grâce, et je
me suis mis au travail. Pas d’art ici, ni d’artifice, je
n’ai nul mérite : je n’ai eu qu’à recopier. Tout avait
jailli là, devant moi, comme d’autant d’apparitions,
toutes uniques, toutes sublimes, toutes frappées du
sceau magique de la vérité. »
On ne peut qu’admirer le prodigieux arsenal développé par Gorgibus pour capter ces révélations. On
reste saisi par la profusion d‘ustensiles qui encombrent
17
Page 17
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
toujours le grenier de l’église, fasciné par les fabuleuses
machines à visions, qu’il décrit avec un luxe de rigueur
et de précisions dans son Traité de la vision mécanique, dont la modernité ne peut que stupéfier : sous
ses dehors de pâtre rustique, Gorgibus était un scientifique. Imaginons notre curé, assis dans l’un des
fauteuils élimés de sa chambre, coiffé d’un casque surplombé d’une lampe à pétrole, les yeux dissimulés par
d’épaisses lunettes à multiples foyers, forçant les portes
du divin secret, tétanisé par l’éclat de ses découvertes.
C’est en observant les vitraux, et principalement les
auréoles des saints, que Gorgibus eut la révélation
de son système bipolaire de loupe spirituelle : « l’auréole est un foyer, et l’œil un réceptacle ». L’auréole
est conçue comme une manifestation du feu divin
et, dans sa combustion surnaturelle, défile le film de
la vraie réalité, qu’un complexe système de
loupes, de miroirs en biseaux, de cristaux,
d’émaux et de lapis-lazuli permet de filtrer
jusqu’à l’œil. Reste à se bricoler une
auréole. Gorgibus opta d’abord pour une
sorte de bougeoir en calotte, sur lequel il fit
brûler de l’encens (mêlé à certains champignons du cloître, persiflent certains).
Posé sur le haut du crâne, il donnait à
peu prés l’illusion d’un embrasement de
l’âme. Mais il arrivait de temps à autre
que les cheveux prennent feu. C’est alors
Fig. 10. Ampoule de saint Obthüs.
18
Page 18
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
LES PAPES
L’ange
19
13/05/10
15:38
Page 19
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
que Gorgibus, en bon poilu, recycla son vieil Adrian
modèle 1916 et inventa le casque à auréole, avancée
décisive sur la voie de la vision artificielle.
« La lunette de la machine à visions est la porte
étroite qui ouvre le jardin des délices. Je n’ai pas
plus de génie que les autres. Je ne suis pas plus clairvoyant. J’ai simplement une méthode. Ne pas
demeurer plus d’un quart d’heure face au judas de
la machine, sans quoi l’âme elle-même risquerait la
combustion. Ne pas poser de questions ou tenter
d’hasardeux commentaires : ce serait de l’impiété.
Il faut se contenter du fait brut. Puis rédiger, transcrire et coucher par écrit tout ce foisonnement de
scènes inédites, en s’efforçant de ne pas trahir ce que
l’on a vu. »
C’est ainsi, à force de méthode et d’obstination, que
Gorgibus nous légua le cortège des Papes et de leurs
facéties.
Reste ce titre nébuleux : Les Papes. Gorgibus s’en
explique : « J’aime le mot pape, car il évoque pour
moi le bruit d’un flacon qu’on débouche. » Il précise
toutefois : « Je parle d’un flacon d’eau bénite. »
Fig. 11. Escabeau
de saint Médard.
20
Page 20
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
LES PAPES
La nonne
21
13/05/10
15:38
Page 21
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
LES PAPES
22
13/05/10
15:38
Page 22
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
Principe de la lunette
23
15:38
Page 23
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
« Et Dieu vit que cela était rond. »
Gustave 1, 14.
24
15:38
Page 24
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
SAINT ALDO
Saint Aldo fut un saint sphérique, comme on en fit
tant sous le règne de notre bon roi Louis le Batave.
La mode était alors à la géométrie, et c’était à qui se
montrerait le plus rigoureux jusque dans sa forme.
Les femmes se coupaient les cheveux en quatre et
s’égalisaient les tempes avec un niveau. Tout naturellement, les saints eux-mêmes furent touchés de
cette manie, et l’on vit alors déambuler ici et là
des saints carrés, en losange, parfois franchement
trapézoïdaux. Plus le saint se rapprocherait de la
forme idéale qu’il avait choisie, semblait-il, plus il
serait saint, et cela occasionna plus d’un excès : on
se rognait souvent trop fort, et jusqu’à de fatales
impasses. Le Saint-Siège interdit donc de se trop
géométriser et il fut convenu qu’une approximation
toute en douceur et souplesse du triangle, du carré
ou du cercle pouvait dispenser de se circonscrire
tout entier entre les bornes de l’abstraction. Aldo
n’était donc, fidèle en cela à la bulle papale, pas vraiment sphérique, mais un tantinet globulaire, ce qui
est déjà beaucoup. Son petit visage lui faisait une
encoche au milieu de tout et le reste de son corps
s’enflait autour comme une bajoue unique. À force
de ne s’alimenter que d’algues et de têtards, sa peau
finit par verdir. C’est sans doute ce qui explique sa
fin tragique : tombé à l’eau, il échoua entre les
mailles d’un filet de pêcheurs qui, n’ayant jamais
entendu parler des subtilités de la cour du roi et
croyant qu’il s’agissait d’un poisson, l’assommèrent
à coups de marteau et le vendirent à la criée.
25
Page 25
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
LES PAPES
Recule, saint !
26
13/05/10
15:38
Page 26
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
SAINT DIABLE
Un paysan qui cueillait paisiblement des champignons dans la forêt tomba un jour nez à nez avec
saint Diable. Pris de terreur, il revint en courant au
village, répétant à la cantonade qu’il avait vu « un
être rouge, avec des cornes, une fourche et une
queue pointue, qui rôdait dans les sous-bois ». On
organisa une battue. Diable fut capturé (il n’offrit
aucune résistance). On l’exhiba dans une cage, sur
la grand place, et les enfants lui jetèrent des pierres.
On ne pouvait le garder indéfiniment sous les verrous : il fallait savoir si l’on avait affaire à un homme
ou à un démon. Un phrénologue l’examina, mesura
sa boîte crânienne avec des compas et des pendules,
puis déclara :
« Autant l’origine de ces soi-disant cornes peut s’expliquer scientifiquement car il ne s’agit en somme
que d’excroissances osseuses, autant je ne peux me
prononcer sur la queue ni sur la couleur étrange de
sa peau. »
Un biologiste expliqua alors que le rouge de son épiderme était la conséquence d’une maladie transmise
par les trompettes de la mort, dont il faisait visiblement une excessive consommation. Un partisan de
la théorie de monsieur Darwin trouva une justification à la queue. Bien que personne ne comprît son
explication, tout le monde s’y rallia. On allait relâcher le pauvre hère quand une grosse
dame, qui n’était pas tombée de la
dernière pluie, cria :
« Et la fourche, c’est pour se
gratter le dos peut-être ? »
Personne n’y trouva rien à
redire, et on brûla saint Diable.
Fig. 12. Chaussons crocodiles de saint Bémol.
27
Page 27
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
« Heureux les simples, car ils feront le tour du monde. »
Raoul 1, 45.
28
Page 28
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
SAINT FIDÈLE
Saint Fidèle était un gros saint tonsuré qui se nourrissait exclusivement de miel. Il adorait le seigneur
Saillevent et il ne se passait pas un jour sans qu’il lui
rende visite, lui portant au hasard des fruits du verger, des petits pots de compote, des grives fraîches,
ou un cuissard de sanglier. À force, il finit par l’importuner. Il faut dire que, une fois son présent offert,
il restait bêtement devant le seigneur à sourire d’un
air niais, opinant légèrement du chef, poussant de
temps en temps des petits cris navrants.
À la chasse, Saillevent ne parvenait plus à se divertir
car il apercevait toujours, derrière un tronc ou dans
les buissons, saint Fidèle qui lui faisait des coucous.
Un jour, il lui décocha une flèche dans la poitrine.
Mais Fidèle survécut à ses blessures. Le seigneur
assura qu’il s’agissait d’un accident. Sa femme, Ludivine, châtelaine autoritaire, exigea que Fidèle soit
hébergé à la cour, et dans leurs propres appartements, tant elle était dévote. Le soir, quand Saillevent
rentrait de la chasse ou de la guerre, il trouvait
Fidèle, sagement assis au coin du feu, qui lui offrait
des biscuits ou des pâtes de fruits. Quand il allait se
coucher, il savait que dans un coin de la pièce Fidèle
l’observait. Et quand il se réveillait en pleine nuit,
il voyait des yeux cligner dans l’obscurité.
Il lui parla :
« Veux-tu te lancer dans une quête par
amour de moi ? »
« Si fait, mon doux seigneur. »
Et il envoya Fidèle à la recherche du trèfle
à douze feuilles. Quand le saint revint, le
trophée à la main, Saillevent était mort
depuis longtemps.
Fig. 13. Pèse bedaine
de sainte Biffure.
29
Page 29
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
« En vérité, je ne suis qu’une seule et même personne. »
Sosie 14, 28
30
Page 30
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
SAINT SUAIRE
Saint Suaire avait son petit succès. C’était le sosie
du Christ et, à chaque procession, on l’invitait à se
jucher sur un char garni de fleurs pour rappeler aux
fidèles que Jésus avait d’abord été une créature de
chair et de sang, un être de réalité, et non un fantôme abstrait. Pour augmenter cette impression,
saint Suaire faisait des acrobaties, jonglait, sifflait des
airs connus.
Il ne vivait que pour épater la galerie.
Un jour, il se mit à changer l’eau en vin et régala
la foule de ses métamorphoses. Choqué, le légat du
pape fit arrêter le défilé et procéda à un sévère
rappel à l’ordre. Mais la fois d’après, saint Suaire
dépassa vraiment les bornes. Alors que le défilé traversait la place des fontaines, il se mit à marcher sur
l’eau sous les vivats de la foule et déclara à la cantonade qu’il avait « compris le truc » et qu’il se faisait
fort de « ressusciter un Lazare » si on lui en amenait
un. On l’arrêta et on le crucifia.
Fig. 14. Épaulette
de saint Maxule.
31
Page 31
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
LES PAPES
« J’ai une idée: séparons-nous! »
Annales du grand schisme de 1208
32
15:38
Page 32
(No
Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1
13/05/10
15:38
LES PAPES
SAINT FRANÇOIS XAVIER
À force de prêcher, saint François Xavier avait fini
par énerver. En évangélisant le Japon, il reçut un
coup de sabre qui le fendit en deux. Par quelque
curieux miracle, les deux moitiés continuèrent à
vivre de manière autonome. On les rapatria au Vatican. Bientôt, on ne parla plus que du phénomène,
et on rendit visite à saint François Xavier comme on
va à la foire. L’archevêque lui-même voulut le voir,
ou plutôt les voir. Il les réconforta à tour de rôle et
fut fort embarrassé quand il s’agit de donner l’accolade. « C’est un miracle, assura-t-il en sortant de la
pièce, mais je ne suis pas certain qu’on doive s’en
féliciter. » On consulta les plus grands théologiens
de l’époque pour savoir si l’on pouvait considérer
chacune des moitiés de saint François Xavier comme
une personne et si, à ce titre, elle était dotée d’une
âme, ou seulement d’une moitié d’âme. L’enjeu était
de taille : chacune d’entre elles n’était peut-être qu’à
moitié sainte, et son âme n’était peut-être promise
qu’à un demi-salut, partant un demi-paradis. Les
infinies complications théologiques de cette situation nouvelle effrayaient les plus sages, qui voyaient
le spectre d’un demi-absolu et d’un demi-Dieu se
profiler dans les lointains.
« L’âme n’est point divisible », affirma un père
jésuite, « en voulant la scinder, ce coup d’épée l’a
simplement multipliée » et l’affaire fut tranchée. On
béatifia chacune des moitiés, en les rebaptisant saint
François et saint Xavier, et on les renvoya au Japon.
33
Page 33
(No
Téléchargement