Jean-Pierre Castel Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? *XHUUHGHUHOLJLRQHWSROLFHGHODSHQVpH XQHLQYHQWLRQPRQRWKpLVWH" -HDQ3LHUUH&DVWHO *XHUUHGHUHOLJLRQHWSROLFHGHODSHQVpH XQHLQYHQWLRQPRQRWKpLVWH" /¶+DUPDWWDQ UXHGHO¶(FROH3RO\WHFKQLTXH3DULV KWWSZZZKDUPDWWDQIU GLIIXVLRQKDUPDWWDQ#ZDQDGRRIU KDUPDWWDQ#ZDQDGRRIU ,6%1 ($1 Introduction « Avant que ce monstre [l'intolérantisme chrétien] naquit, jamais il n'y avait eu de guerres religieuses sur la terre; jamais aucune querelle sur le culte » Voltaire1 « L’intolérance de presque toutes les religions monothéistes est aussi remarquable que l’attitude contraire des polythéistes » David Hume2 « En réalité l’intolérance n’est propre qu’au monothéisme : un Dieu unique est, d’après sa nature, un Dieu jaloux, qui n’en laisse vivre aucun autre. Au contraire, les dieux polythéistes, d’après leur nature, sont tolérants. Voilà pourquoi les religions monothéistes seules nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux hérétiques, comme celui du bris des images des autres dieux » Schopenhauer3 Les guerres de religion ont-elles existé avant l’apparition des religions abrahamiques, c'est-à-dire du judaïsme, du christianisme et de l’islam ? Pour les philosophes rappelés en exergue, comme pour les historiens actuels de l’Antiquité4, la réponse est clairement négative. Pour les représentants des religions abrahamiques, la réponse est en revanche résolument affirmative. Récusant tout lien entre violence et texte sacré, les théologiens dénoncent ainsi « le véritable quiproquo [à la base de la supposée] corrélation entre 1 Voltaire (1704-1778), De la paix perpétuelle, par le docteur Goodhaert, § V, 1769. David Hume (1771-1776), Essais et traités sur plusieurs sujets : Enquête sur les principes de la morale, L'histoire naturelle de la religion. IV, Vrin, 2002, p, 219. 3 Schopenhauer (1788-1860), Parerga et paralipomena. Sur la religion, 1851. A noter que, contrairement à certaines accusations d'antisémitisme à son encontre, Schopenhauer rejette catégoriquement les discours sur la supériorité des races (Le monde…, chap. XLIV, supplément au livre IV). 4 On pourra citer John Scheid, Maurice Sartre, Jean Flori, Polymnia Athanassiadi, Maurizio Bettini et beaucoup d’autres. 2 7 Ecriture et exclusivisme »5. Non contents de récuser tout exclusivisme de leurs textes sacrés, ils contrattaquent en attribuant au polythéisme la cause de toutes les violences, invoquant « la méchanceté des nations » (Dt. 9:4, 5; 18:10-12 ; Joël 3: 13, Ez 25- 32), dénonçant « le lien oublié entre le polythéisme et la violence » 6 , fustigeant le « polythéisme sanguinaire grec »7, l’accusant de « susciter des guerres féroces entre fidèles de dieux différents »8. La Bible elle-même accuse les polythéistes de tous les maux ‒ « Le culte des idoles est le principe, la cause et la fin de tout le mal » (Sagesse XIV, 26). La Torah justifie d’ailleurs l’extermination des Cananéens par leur « méchanceté ». Encore au XXème siècle Emmanuel Lévinas persiste à dire que « le paganisme, c'est l'esprit local, le nationalisme dans ce qu'il a de cruel et d'impitoyable […], des civilisations perverties et barbares »9. Et le Vatican écrit en 2014 : « La corruption de la religion qui la rend semence de violence […] n’est pas en réalité étrangère au polythéisme des luttes antiques entre les dieux […] Du polythéisme […] ne peut venir rien de bon pour la sociabilité pacifique entre les hommes » 10. Pauvre Socrate, pauvre Platon ! Le Coran n’est pas en reste, lui qui juge que « l’association [le polythéisme] est plus grave que le meurtre » (Sourate 1, 191). 5 Frédéric Rognon, « Penser le Dieu un : remarques sur le débat autour du monothéisme », in Le Monothéisme biblique, Évolution, contextes et perspectives, sous la direction de Eberhard Bons et Thierry Legrand, Cerf 2011. Cf. pourtant par exemple texte de Dany Nocquet, vicedoyen de la faculté de théologie de Montpellier, « Monothéisme : un exclusivisme long à s’imposer » , Cahier Évangile n° 154 (décembre 2010). 6 Daniel Timmer, « Is Monotheism Particularly Prone to Violence? A Historical Critique », Journal of Religion & Society, vol. 15, 2013, Faculté de théologie, University of Sudbury, Canada. Cf. aussi Jan Bremmer, University of Groningen, Faculty of Religious Studies and Theology, Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, n° 6, 2011. 7 Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Seuil, 2007. 8 André Gounelle, « Violence sacrée », disponible sur < http ://andregounelle.fr/divers/fanatisme.php>, ou encore Frédéric Rognon, « Religions et violences ? », XVIIème Congrès international de l’AIEMPR, Strasbourg, 10-14 juillet 2006. 9 Difficile liberté, Lévinas, Albin Michel, 1976, pp. 194-195. 10 Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014, § § 8 et 14. Pour une critique de ce texte, cf. par exemple celle du théologien Vito Mancuso, <http ://www.vitomancuso. it/2014/01/21/non-avrai-altro-dio-processo-al-monoteismo-e-sinonimo-di-violenza/> 8 Quant à l’opinion publique occidentale, même laïque, même instruite, elle crédite volontiers les religions monothéistes d’avoir contribué à faire reculer « la sauvagerie “polythéiste” de l'Antiquité »11. Cet essai mettra en évidence que le christianisme et l'islam ont pourtant, depuis leur apparition, commis plus de violences religieuses qu’aucune autre des grandes religions polythéistes. Conversions forcées, chasse aux hérétiques, aux apostats et aux idolâtres, destruction d'objets de culte, éradication de rituels indigènes, autodafés, guerres saintes, guerres de religion, bûchers de l'Inquisition, combats entre sunnites et chiites, entre musulmans et chrétiens, entre musulmans et infidèles, imposition d’un statut inférieur (par exemple celui de dhimmi imposé aux Juifs, aux Chrétiens, aux Hindous dans les pays sous domination musulmane), etc., jalonnent l’histoire du christianisme et de l’islam. Ces violences répondent toutes, d’une manière ou d’une autre, à la catégorie de la « contrainte en religion ». La religion grecque en revanche n’exerçait pas de violence contre les personnes : ni conversions forcées, ni condamnation pour apostasie, ni guerres pour imposer sa religion. Ce qui ne veut pas dire que la société grecque n’était pas violente, loin de là, mais d’une violence profane ; quelle société, fût-elle monothéiste, peut d’ailleurs se prétendre non-violente ? La violence imputable à la religion grecque se limitait aux sacrifices d’animaux, rituels qui étaient pratiqués par toutes les religions de l’époque, y compris le judaïsme ils constituaient d’ailleurs la vocation principale du Temple de Jérusalem. Toutes motivations confondues, les pays de tradition abrahamique auraient-ils été moins violents que les autres ? L’histoire ne semble guère l’indiquer, en particulier celle du XXème siècle12. 11 Michel Serres, « Réponse au discours de réception de M. René Girard à l’Académie française », 15 décembre 2005. Cf. aussi JC. Guillebaud, « Dieu est-il guerrier ? » La Vie, le 12/07/2012, Le Tourment de la guerre, L’Iconoclaste, 2016, Didier Long sur son blog en 2012 à l'occasion de la polémique déclenchée par l'hommage d'Onfray à Jean Soler, etc. 12 On y reviendra au chapitre V, § « Religions séculières », p. 174. 9 Ce que les trois religions que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam ont en commun par rapport à la violence, c’est qu’elles partagent un “complexe d'exclusivisme” qui leur est spécifique, qui s'organise autour de des notions de dieu jaloux, d'idolâtrie, d’un texte sacré prescrivant de brûler les idoles13 et de convertir, de fuir ou d’exterminer les idolâtres 14 . On qualifiera ces religions d’“abrahamiques” dans la mesure où elles se reconnaissent toutes trois filles d’Abraham, ce patriarche qui inaugura la figure du “dieu jaloux” en détruisant l’atelier de fabrication d’idoles de son père 15. La quasi-totalité des représentants de ces religions récuse pourtant toute relation entre d’une part les textes sacrés, d’autre part la violence monothéiste. Ce déni apparaît d’autant plus pardoxal que tous les acteurs et les promoteurs de ces violences se sont réclamés, plus ou moins directement, de la Torah, de la Bible ou du Coran, et plus particulièrement, du commandement qui leur est commun, l’ordre de brûler les idoles16. Ces violences n’ont d’ailleurs pas été commises ou recommandées par quelques fidèles égarés, mais par les plus grandes figures de ces religions. Ainsi par exemple : toute hagiographie de saint se devait, dès les débuts du christianisme, de mettre à l'actif de son héros le plus grand nombre possible de destructions de temples et de statues païennes. « Saint Martin, intrépide destructeur des idoles, priez pour nous », psalmodiaient ainsi les Litanies de Saint Martin, Saint Ambroise fit annuler l’ordre qu’avait donné l’empereur Théodose de reconstruire une synagogue que des Chrétiens avaient brûlée17, 13 Ex 23, 24; Ex 34, 13; Dt. 12, 3; Dt 7, 5; 2 Rois 19, 18 ; 2 Rois 23 ; Is. 37, 19 ; 1 Chroniques 14:12. 14 Cf. Jean-Pierre Castel, A l’origine de la violence monothéiste, l’invention de l’idolâtrie, op. cit., et La violence monothéiste : mythe ou réalité ? op. cit. 15 Midrash Rabba Genèse 38 : 13. 16 Nombre de Chrétiens considèrent que le Christ n’a jamais proféré un tel ordre, feignant d’oublier que le christianisme est bâti sur « le principe d'accomplissement », suivant lequel le Nouveau Testament ne peut se comprendre que par l'Ancien, que jamais aucune parole des Evangiles ne remet en cause « le dieu jaloux », que Jésus reconnaît comme son Père « le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob », que ceux qui « adorent des idoles [Ƀ] méritent la mort » (Romains 1: 23-32). Cf. Jean-Pierre Castel, A l’origine de la violence monothéiste, l’invention de l’idolâtrie, L’Harmattan,2016, chapitre I, § « Détruire les dieux d'autrui ? En tout cas, pas nous ! ». 17 Cf. p. 117. 10 Saint Augustin expliqua que « l’Eglise persécute par amour »18, Saint Thomas d’Aquin proclama que l’hérétique devait être « chassé du monde par la mort »19, encore au XIXème siècle le respecté cardinal Lavigerie appela la France à « chasser [le peuple algérien] dans les déserts, loin du monde civilisé » au cas où il refuserait de « se laisser donner l'Evangile » 20. Un groupe de travail catholique reconnaît : « L’expansion du christianisme n’a pu supporter d’autres formes religieuses désignées comme idolâtres ou païennes. Une autre religion n’est pas, pour elle, simplement différente, elle est une religion fausse et qui doit être combattue à ce titre. C’est pourquoi au temps de son expansion le christianisme a si souvent brûlé les statues des dieux païens dénoncées comme des idoles, images fausses du vrai Dieu »21. Depuis la fin du XXème siècle le monde connaît une recrudescence de violences confessionnelles. Or ce retour de flamme affecte plus particulièrement les pays de tradition monothéiste. 22 La principale de ces violences, celle du terrorisme islamiste, présente bien des traits rappelant nos anciennes guerres de religion23. Il n’a été question jusqu’ici que de violences chrétiennes et musulmanes. Durant les vingt siècles passés en effet, le monde juif a été victime et non pas bourreau. Fallait-il donc inclure le judaïsme dans cette étude ? 18 St Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, Chapitre 2 §11 (417). S. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIa IIae, q. XI, art. 3, 20 C. Lavigerie, Lettre pastorale du 6 avril 1868. 21 Christian Salenson, Jean-Marc Aveline, Roger Michel, « Religions, paix et violence », Chemins de Dialogue (Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux, institut de sciences et théologie des religions de Marseille de l’Institut catholique de la Méditerranée) n° 19, juin 2002, disp. sur < http ://icm.catholique.fr/wp-content/uploads/2015/12/CdD19.pdf>. [Christian Salenson : prêtre du diocèse de Nîmes, directeur de l'Institut de science et de théologie des religions à Marseille. Jean-Marc Aveline : évêque auxiliaire de Marseille. Père Roger Michel : islamologue]. 22 Cf. Pew Research Center, « Religious hostilities reach six-year high », January 2014. 23 Cf. Denis Crouzet, Jean-Marie le Gall, Au péril des guerres de Religion : Réflexions de deux historiens sur notre temps, PUF, 2015. 19 11 De fait, c’est le judaïsme qui fut l’inventeur de la notion d’un dieu jaloux de l’adoration des hommes. La Torah fut le premier texte dans toute l’histoire des religions à qualifier de “faux” les dieux des autres peuples, et à appeler les adorateurs du “vrai dieu” à la violence contre les adorateurs des “faux dieux”, qu’il qualifia d’idolâtres, d’hérétiques ou d’apostats. Sans doute les récits de violence rapportés dans la Torah n’ont-ils pas de réalité historique, mais ce ne sont pas tant les récits qui sont générateurs de violence que les commandements sacrés, comme l’ordre de brûler les idoles. Dans le judaïsme, les effets de ces commandements sont restés circonscrits à l’intérieur du monde juif, en raison de particularités propres à cette religion ‒ religion ethnique peu soucieuse de prosélytisme ‒ et de son histoire ‒ marquée par la perte de souveraineté. Le christianisme et l’islam ont repris ces commandements, mais ils sont sortis de la fermeture ethnique, sont devenus prosélytes, et l’histoire les a dotés de la force politique nécessaire à leur vocation missionnaire. Les représentants des religions abrahamiques présentent pourtant celles-ci comme des religions de paix et d’amour. Aux violences commises au nom de leur dieu respectif, ils opposent un éventail d’explications pour affirmer que : ces violences n’avaient rien à voir avec la religion, les références aux textes sacrés ne servaient que de prétextes, les Croisades et les guerres de religion européennes ont été bien plus politiques que religieuses24, l’Inquisition n’avait fait que relativement peu de victimes, dans sa chasse aux hérétiques, l’Eglise n’avait voulu que limiter la violence populaire, etc. Que la reine Isabelle la Catholique ait installé l'Inquisition espagnole et expulsé les Juifs d’Espagne n’a pas dissuadé Jean-Paul II de vouloir la canoniser. William Cavanaugh24, Le mythe de la violence religieuse : Idéologie séculière et violence moderne, L'Homme nouveau, 2009. 24 12 Nietzsche nous avait prévenus : les faits n’existent pas, mais seulement des interprétations25. Et un fait de violence se prête d’autant plus facilement à interprétation qu’il obéit souvent à un faisceau de motivations multiples plutôt qu’à un mobile unique. En particulier, motivations religieuses et politiques sont bien souvent imbriquées. Il existe pourtant des faits qui se prêtent moins que d’autres à des interprétations contradictoires, des faits pour lesquels les éléments disponibles sont plus déterminants que d’autres. Peu de gens contestent aujourd’hui que la Terre soit ronde, que Giordano Bruno soit mort sur le bûcher et que le cardinal Bellarmin ait exercé dans cette affaire une responsabilité importante même s’il y a déjà moins de certitude sur les raisons précises de la condamnation, les archives du procès ayant disparu en mer26. De même, l’existence de l’Inquisition, de la Gestapo et du KGB sont des faits quant à la relation de filiation entre les trois, comme l’ont proposée certains historiens, et même Jean-Paul II27, elle reste bien entendu de l’ordre de l’interprétation. L’Eglise a d’ailleurs reconnu elle-même certaines violences de son passé, et formulé des demandes de pardon. Mais ces dernières se sont jusqu’ici limitées à des euphémismes vagues, tels que « le consentement donné à des méthodes d’intolérance et même de violence »28, « une utilisation abusive de la foi chrétienne, en évidente opposition avec sa vraie nature »29, « des abus dans l'histoire »30, « les liens accidentels qui ont pu se tisser dans l’histoire entre christianisme et violence » 31 . Encore en 2015 le Pape François demanda pardon pour « les nombreux et graves péchés commis au nom de Dieu envers les peuples [autochtones] » sans en nommer les auteurs, ou du moins pour distinguer les « offenses » commises par l’Eglise des « crimes » commis par d’autres32. 25 Nietzsche, « Fragments posthumes fin 1886 – printemps 1887 », Œuvres philosophiques complètes, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. Julien Hervier, Vol. XII, 7 [60], Paris, Gallimard, 1988, pp. 304-305. 26 Cf. par exemple Jean-Michel Maldamé, Giordano Bruno, Le sens d’un procès, article à paraître dans les Cahiers du Cercle Renan, 2016. 27 Cf. le § « L'Inquisition, première forme de justice moderne, ou de terreur moderne ? », p. 105. 28 Encyclique Tertio Millenio adveniente,1994. 29 Benoît XVI, discours à la réunion interreligieuse Assise, le 27.10.2011. 30 Benoît XVI, discours pour à son arrivée en Espagne à Barajas le 18.8. 2011. 31 L’hérésie de la violence ‘au nom de Dieu', Serge-Thomas Bonino, o.p., Secrétaire général de la Commission Théologique Internationale, 2014. 32 Voyage apostolique du pape François en Equateur, Bolivie et Paraguay, Discours du SaintPère, Foire Expo Feria, Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), 9. 7. 2015 13 Ainsi encore, la condamnation de Galilée résulte ainsi « d’un douloureux malentendu » 33. On notera qu’il s’agit d’un cas de violence qu’on pourrait qualifier de “religieusement pur”, au sens où, malgré l’arrière-fond politique, les motivations étaient de nature principalement religieuse34. Cet essai tentera de répondre à quelques une des questions évoquées dans cette introduction, et plus particulièrement celles-ci : les peuples polythéistes de l’Antiquité ont-ils commis des violences au nom de la religion, de type guerre sainte ou guerre de religion, comparables à celles perpétrées par le christianisme et par l’islam ? peut-on définir et caractériser une “violence religieuse”, une “violence monothéiste” ? les mondes chrétien et islamique ont-ils commis plus de “violence religieuse” que par exemple les peuples asiatiques ? l’évangélisation des peuples d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie a-t-elle comporté une dimension de violence ? le qualificatif de “religions séculières” souvent attribué aux idéologies totalitaires du XXème siècle est-il légitime ? la police de la pensée est-elle née avec le monothéisme ? assistons-nous depuis un demi-siècle à un réveil des violences religieuses ? le terrorisme islamiste actuel relève-t-il de cette grille d’analyse ? 33 Discours du pape Jean-Paul II aux participants à la session plénière de l'académie pontificale des sciences, Samedi, 31 octobre 1992. Certains théologiens continuent pourtant à minimiser l’affaire. Ainsi Paul Valadier, théologien, philosophe, professeur aux Facultés Jésuites de Paris, tout en admettant « qu'une condamnation a été formulée, et qu'elle était tout à fait malencontreuse", qualifia néanmoins ceux qui critiquent aujourd'hui le comportement de l'Eglise en cette affaire de "rationalistes étroits et scientistes attardés ». (Paul Valadier, Pierre Thuillier, Le catholicisme et la science, La Recherche N°169, 1985.) Pour lui l'Eglise n'avait fait que se défendre contre les attaques de Galilée, et protéger légitimement ses arrières : « si l'Eglise avait trop vite accepté les idées coperniciennes, les protestants auraient vu là le signe que le Vatican abandonnait la Vérité Révélée dans les Ecritures ». Reprenant une argumentation formulée en 1817, selon lequel "Galilée ne fut point condamné comme bon astronome, mais comme mauvais théologien" (Dictionnaire de théologie, Volume 7, Bergier (M. Nicolas-Sylvestre), A. Gaude, 1817, p. 369), il renchérissait : « Galilée voulait montrer qu'il n'y a pas de contradiction entre les Saintes Ecritures et ses découvertes. C'est là-dessus qu'il s'est embrouillé. […] Pouvait-on donner la caution de la Bible à la science galiléenne ? » N'en déplaise à notre Jésuite, l'abjuration exigée de Galilée porta non pas seulement sur l’exégèse biblique mais bien sur « la fausse opinion qui admet que le soleil est le centre du monde » (Sentence du 22 juin 1633 du Saint Office à l'égard de Galilée). Galilée ne fut certes qu’assigné à résidence, mais d’autres savants moins bien protégés n’échappèrent pas au bûcher, comme Giordano Bruno, qui n’a pourtant pas eu droit à une demande de pardon de l’Eglise. 34 Cf. Jean-Pierre Castel, Science et religions monothéistes : l'inévitable conflit, Berg International, 2014. 14 Les questions portant sur la relation entre les textes sacrés et la violence monothéiste35, ainsi que celles portant sur les arguments récusant la réalité de la violence monothéiste, ne seront pas développées ici, deux autres essais leur étant spécialement dédiés36. Nous commencerons notre périple en répondant à la surprise d’un ami théologien : « Aussi bien en Faculté de Lettres qu’en Faculté de Théologie, on m’a enseigné que les guerres tribales, celles de la Grèce ancienne (homérique, pré-homérique et post-homérique) comme celles du Proche Orient, étaient vécues, interprétées, comprises comme des guerres entre dieux, qui se disputaient des territoires et des populations ou qui voulaient établir leur supériorité sur leurs rivaux. Je n’ai jamais lu de contestation de cette approche historiographique ». 35 Il serait plus juste d’utiliser l’adjectif “abrahamique” que “monothéiste” . L’origine de la violence ne se situe pas dans l’unicité du divin, mais dans la notion d’un dieu jaloux, exclusiviste, propre aux trois religions dites “du Livre”, alors que le monothéisme n’est pas propre à ces seules religions. C’est par facilité de langage qu’on emploiera l’adjectif “monothéiste”. 36 Cf. JP. Castel, A l’origine de la violence monothéiste, l’invention de l’idolâtrie, op. cit., et La violence monothéiste : mythe ou réalité ? op. cit. 15 I Les dieux polythéistes n'ont jamais appelé les hommes à détruire d'autres dieux « La croisade et le djihad sont des notions et des réalités étroitement corrélées à l'existence des monothéismes […] Les paganismes peuvent être très violents (violence interne du sacrifice, accusations de sorcellerie), mais, quand des groupes attaquent d'autres groupes, ce n'est jamais pour des raisons religieuses » Marc Augé37 « Il est vrai, ô Éternel, que les rois d’Assyrie ont exterminé les autres nations et ravagé leurs pays, et qu’ils ont jeté au feu leurs dieux » (2 Rois 19.17-18 ; Is. 37, 19). Si l'on en croit ce verset biblique, les autres religions auraient elles aussi cherché à détruire les dieux d’autrui. De même, nombre d’auteurs contemporains sont encore persuadés que les guerres des peuples polythéistes étaient dictées par la religion, initiées par les dieux : « Le polythéisme des Grecs […] n’était pas pacifique, loin de là »38, « Il suffirait de citer la longue liste d’exemples historiques des violences monothéistes et polythéistes »39, « La sauvagerie polythéiste de l'Antiquité… » 40 , « le polythéisme sanguinaire »41, etc. 37 Marc Augé, « Contre le dogmatisme, faisons l'éloge de la résistance païenne ! » Le Monde, 26.12.2015. 38 JC. Guillebaud, « Dieu est-il guerrier ? » La Vie, le 12/07/2012. Cf. aussi Abbé Paul Aulagnier - Séminaire Saint-Vincent - 5 novembre 2013, André Gounelle, « Violence sacrée », disponible sur < http ://andregounelle.fr/divers/fanatisme.php>, Paul Valadier, « Violence et monothéismes », SER-SA | Études2003/6 - Tome 398. 39 Frédéric Rognon, théologien : Monothéismes et violence : quelles dialectiques ? XVIIème Congrès international de l’AIEMPR, « Religions et violences ? », 2006. L’auteur n’a pu me fournir les sources des violences religieuses qu’il attribue aux polythéistes, hormis les violences hindoues contre les musulmans. On y reviendra au § « Hindouisme… », p. 71. 40 Michel Serres, « Réponse au discours de réception de M. René Girard à l’Académie française », 15 décembre 2005. 41 Paul Valadier, cf. note 7 p. 8. 17 Et pourtant, les historiens de l’Antiquité sont formels : Simon Claude Mimouni : « Jamais les Grecs n'imposent à l'Orient aucun de leurs dieux »,42 Jacqueline de Romilly : « Le polythéisme rend absurde l'idée d'une guerre de religion »43, Jan Assmann : « [dans le monde polythéiste,] la violence était une question de pouvoir, et aucunement de vérité », 44, Régis Debray : « Le héros antique n'attend pas qu'on épouse sa foi »45. Qui inaugura donc les guerres de religion ? Schopenhauer : « Les religions monothéistes seules nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux d’hérétiques, comme aussi celui du bris des images des autres dieux, de la destruction des temples hindous et des colosses égyptiens »46, Elie Benamozegh, grand rabbin philosophe du XIXème siècle : « La lutte entre les religions a commencé avec le christianisme »47, le penseur hindou Ram Swarup : « Ici, il n’y a pas de dieu jaloux en guerre avec d’autres dieux »48. 42 Claude Mimouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, PUF, 2012, p. 188. [Simon Claude Mimouni : ancien élève de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, titulaire depuis 1995 de la chaire Origines du christianisme à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études]. 43 Jacqueline de Romilly, La Grèce antique contre la violence, de Fallois, 2000, p. 9. 44 Jan Assmann, Violence et Monothéisme, op. cit. p. 44. 45 Régis Debray, Le feu sacré, Gallimard, 2003, p. 167. 46 Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena, « Sur la religion », 1851. 47 Citation complète : « La Lutte entre les religions a commencé avec le christianisme. Avant qu’il proclamât le Dieu unique et une seule foi pour toute l’humanité, chaque peuple avait ses dieux particuliers et reconnaissait l’empire légitime des divinités étrangères sur les autres contrées ; bien loin de chercher à en supplanter le culte comme faux et impie, il croyait que le devoir de chaque nation était d’adorer les dieux qui présidaient à ses destinées. » Israël et l'humanité, Elie Benamozegh, Réd. Albin Michel 1980, pp. 364,365. [Elie Benamozegh (1823-1900) : rabbin et philosophe italien]. 48 « Here there are no jealous gods at war with other gods », Ram Swarup, Hindu view of Christianity and Islam, Voice of India, 1992. 18 Les guerres polythéistes n'étaient pas menées au nom des dieux « Chez les païens, ce sont les vainqueurs qui empruntent leurs dieux aux vaincus » Marc Augé49 « Le christianisme demandera aux rois ce que le paganisme n’avait jamais demandé au pouvoir : “Etendre le plus possible le culte de Dieuˮ (Saint Augustin, Cité de Dieu) » Paul Veyne50 De fait, les peuples polythéistes ont toujours craint et respecté les dieux d'autrui : étranger ou non, un dieu est un dieu ! Aussi n'ont-ils jamais rien édicté de semblable à l'ordre de brûler les idoles, ni jamais lancé de guerre sainte au sens d'une guerre missionnaire : aucune religion autre que les religions abrahamiques n'a appelé à la guerre pour imposer ses dieux le cas de l'autre grande religion universaliste, le bouddhisme, sera examiné plus loin 51. Un ecclésiastique chrétien, le chanoine Gustave Bardy , confirme : « Les dieux païens ne sont pas comme Yahvé dans le judaïsme des dieux jaloux. Loin de réclamer de leurs fidèles un culte exclusif, ils supportent sans aucune contrariété des voisins qui ne sauraient être des rivaux »52. Et un historien de l’Antiquité : « Les trajectoires des dieux et des hommes peuvent à l’occasion se croiser, mais le rapport de subordination, quand il existe, n’est pas un impératif des croyances antiques »53. On combat les hommes d'en face, mais surtout pas leurs dieux ou leurs esprits (c'est en tout cas une affaire de sorcier), on en a trop peur, on cherche plutôt à les faire passer dans son camp. 49 Marc Augé, Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 78. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Albin Michel, 2007, p. 248. 51 Le cas des religions bouddhistes sera examiné à part, au § « Bouddhisme », p. 80. 52 Gustave Bardy, La Conversion au Christianisme dans les premiers siècles. [Le chanoine Gustave Bardy (1881–1955), professeur à l'Institut catholique de Lille, spécialiste de l'antiquité chrétienne et des études patristiques, est un vibrant apologiste du christianisme]. Cf. aussi The Way and the Ways : Religious Tolerance and Intolerance in the Fourth Century A.D., A. H. Armstrong, Vigiliae Christianae, Vol. 38, No. 1 (Mar., 1984), pp. 1-17. [Arthur Hilary Armstrong (1909-1997), fellow in the American Catholic Philosophical Association, specializing in Plotin]. 53 Amaury Levillayer, auteur de Guerre “juste”et défense de la patrie dans l’Antiquité tardive, Revue de l’histoire des religions, 3 | 2010, 317-334. (Echange avec). 50 19