Souvenirs “retrouvés” de violences sexuelles subies

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Souvenirs “retrouvés” de violences
sexuelles subies pendant l’enfance :
comment faire la part du vrai
et du faux ?
Ch. Legendre*
S
ouvenirs “retrouvés” de violences sexuelles subies pendant l’enfance : comment faire
la par t du vrai et du faux.
Lecture commentée d’une revue
de la problématique effectuée
par une équipe anglaise, et
récemment publiée dans le
British Journal of Psychiatr y,
dont l’intérêt principal réside
dans le guide de bonnes pratiques cliniques tirées des
conclusions des études contrôlées sur la mémoire.
Il a beaucoup été écrit sur ce thème
depuis cinq ans. À partir d’une très
abondante bibliographie, de leur participation à des congrès, de visites de
centres d’expertises et d’entretiens avec
des parents accusés et des sujets
concernés, S. Brandon, J. Broakes, D.
Glaser et R. Green rendent compte des
conclusions d’un groupe de travail du
Collège royal de psychiatrie et analysent la violente controverse qui a
récemment fait rage aux États-Unis,
* CHU, Caen.
R
ecovered memories of childhood sexual abuse : determining truth and falsity. A commented reading of a recent
english review article on this
issue, published in the British
Journal of Psychiatry. The main
interest lies in the clinical guideline provided in conclusion, it is
based on the scientific evidences
of controlled studies on memory.
afin de séparer le bon grain (les données expérimentales) de l’ivraie (les
croyances, “évidences” et autres assertions non démontrées). Pour éviter les
pièges principaux, ils proposent aux cliniciens britanniques un guide de
bonnes pratiques en grande partie
issues des résultats des recherches
contrôlées de la psychologie expérimentale sur la mémoire. Les psychologues de la Société australienne de
psychologie ont été les premiers à éditer, en 1994, un guide clair critiquant
certaines croyances et pratiques cliniques.
Les cas d’abus sexuels dépistés ou
signalés sont de plus en plus nombreux
en France et si la question épineuse de
l’authenticité du rappel (au cours de
thérapies) des souvenirs oubliés ou
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 215, décembre 1998
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refoulés a d’ores et déjà traversé
l’Atlantique pour se poser avec acuité
en Grande-Bretagne, il y a fort à parier
qu’elle se posera bientôt chez nous. Cet
article présente donc un intérêt tout particulier (Recovered memories of childhood sexual abuse. Implications for clinical practice. Brit. J. Psychiatry, 1998,
172 : 296-307). Un souvenir retrouvé
est défini comme le rappel explicite,
chez un adulte, d’un souvenir de violences sexuelles subies pendant l’enfance (VSPE) et dont il n’avait pas
connaissance jusque-là.
En préambule, on remarquera que dans
les plaintes déposées contre les familles
par les personnes qui retrouvent des
souvenirs de VSPE, seulement 3 %
d’entre elles mettent en cause des
beaux-pères, alors que les enfants qui
font état de violences sexuelles
actuelles, exercées à leur encontre, les
accusent très majoritairement. D’autre
part, les souvenirs retrouvés mentionnent des violences subies plus précocement (enfance et petite enfance) que
les souvenirs qui n’ont jamais été
oubliés (préadolescence et début de
l’adolescence).
Brandon et coll. développent la notion
de “syndrome du faux souvenir”, qui
entraîne une faille importante dans la
personnalité et une rupture des relations
familiales : le souvenir objectivement
faux d’une expérience traumatique,
auquel une personne croit fermement,
en vient à régir et à réguler sa vie et sa
personnalité, invalidant ainsi toute autre
sorte de comportement adaptatif. Ces
faux souvenirs émergent le plus souvent au cours d’une thérapie ou après
une lecture ou une information diffusée
par les médias. Le problème proviendrait alors du fait que personne ne
semble se soucier de chercher à authentifier ce souvenir, et surtout pas les thérapeutes, au nom de la confidentialité,
du secret et de l’adhésion générale des
cliniciens au concept de refoulement
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plutôt qu’à celui d’oubli. Les auteurs
tordraient facilement le cou au premier,
au profit du second, comme c’est
actuellement la tendance aux ÉtatsUnis, ce qui nécessiterait certainement
un débat approfondi sur la définition et
la nature dudit refoulement, considéré
par eux dans une acception peut-être
trop restrictive. La question qu’ils soulèvent n’en est pas moins particulièrement intéressante du point de vue de
l’analyse des pratiques cliniques. Il n’y
a pas d’oubli sans mémoire et la synthèse qu’ils fournissent des développements récents concernant la psychologie de la mémoire est plutôt réussie : la
mémoire est d’abord un processus de
reconstruction susceptible d’être
influencé par de nombreux facteurs. Il
existe plusieurs types de mémoire ; ils
ne les citent pas tous mais détaillent,
entre autres, la mémoire autobiographique (particulièrement peu fiable car
elle s’enrichit avec l’âge de constructions sociales et de réinterprétations
actives des expériences dont on se souvient, alors que l’on oublie des pans
entiers de son histoire), les souvenirs de
traumas (souvent remémorés de manière vivante bien que parfois très inexacte. Le problème que l’on rencontre à la
suite de la plupart des traumas n’est pas
l’oubli, mais l’incapacité à oublier.
L’amnésie psychogène des événements
traumatiques est rare.) et la suggestibilité de la mémoire, ceux qui connaissent les recherches menées en ce
domaine savent à quel point elles sont
convaincantes (cf. la bibliographie de
l’article) : la confiance d’une personne
dans sa mémoire n’est pas corrélée avec
l’exactitude de celle-ci...
Vient ensuite le catalogue explicatif et
critique des techniques thérapeutiques
utilisées dans le but de retrouver les
souvenirs perdus ou refoulés de VSPE
et qui seraient selon certains praticiens
à l’origine de nombreux troubles psychopathologiques.
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• Les inventaires de symptômes prétendument liés aux VSPE, suivis d’entretiens prolongés ou répétés, sont souvent
utilisés, alors qu’il n’existe pas de syndrome pathognomonique spécifique
consécutif à des violences sexuelles
mais une vulnérabilité pour les troubles
psychologiques en général.
• L’abréaction induite pharmacologiquement ou l’entretien médiatisé pharmacologiquement provoquent souvent
l’émergence d’un matériel riche mais
fantaisiste, bien que l’abréaction induite en une séance unique, avec une seule
injection, ait donné des résultats
lorsque la réalité d’un trauma était
connue.
• L’hypnose ne constitue pas un moyen
fiable pour éclaircir le passé (la loi
américaine ne la reconnaît d’ailleurs
plus pour les témoignages). Le rôle
dominant de l’hypnotiseur et la “passivité” de l’hypnotisé créent une situation
de dépendance et d’influence.
• La régression vers l’enfance, les
“flash-backs”, les souvenirs corporels
n’ont pas pu faire la preuve que le sujet
régressait véritablement vers l’âge ciblé
et donnent souvent lieu à un matériel
fantasque et non crédible.
• L’interprétation des rêves n’a pas
démontré que ces derniers sont la “voie
royale” vers la vérité historique des personnes, et les interprétations reflètent
habituellement la formation et les
convictions personnelles du thérapeute.
• Le travail des images ou des sensations, “l’art-thérapie”, les imageries et
fantasmatisations dirigées constituent
des suggestions pures. Les croyances
des thérapeutes déterminent la manière
dont les productions des patients sont
configurées. Elles fournissent cependant dans d’autres cadres thérapeutiques, moins ciblés, de solides assises
techniques à l’élaboration projective et
fantasmatique.
• Les groupes de victimes sont des
groupes de soutien, qui aident à restau-
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rer l’estime de soi et à réduire la honte
et l’isolement. Le fait de mélanger des
personnes qui ont effectivement subi
des violences sexuelles avec des personnes dont les thérapeutes supputent
qu’elles en ont subi, crée un effet de
contagion et de suggestion.
Les techniques dites d’étayage de la
mémoire sont puissantes non pas tant
pour retrouver la mémoire que par le
danger qu’elles représentent du fait de
leur effet de persuasion. De nombreux
souvenirs qu’elles “retrouvent” font
référence à des faits survenus durant la
période d’amnésie infantile et ne sont
donc pas plausibles. L’acception du
concept de refoulement, en usage chez
les thérapeutes de la mémoire, est loin
de sa compréhension psychanalytique
traditionnelle, et aucune recherche
expérimentale n’a, à ce jour, apporté
d’élément à son appui : on n’en sait pas
plus aujourd’hui qu’il y a cent ans. Au
quotidien, il arrive que l’on se souvienne d’événements que l’on avait oubliés
pendant longtemps ; cela ne signifie
pas pour autant qu’ils ont été refoulés.
Des études ont montré que des personnes ayant “retrouvé” des souvenirs
de VSPE allaient ensuite plus mal
qu’auparavant du fait d’une perte de
contrôle sur leur destin. Il n’existe pas
de moyen autre que la recherche d’une
preuve externe pour déterminer la réalité
ou la fiction d’un souvenir retrouvé.
Recommandations
Tout professionnel, travaillant avec des
patients qui font état de souvenirs de
VSPE, doit consulter un expert et bénéficier d’une supervision régulière par
des pairs.
• La première responsabilité du thérapeute est le mieux-être du patient.
L’attention aux besoins et intérêts des
membres de la famille est requise, dans
le cadre des contraintes imposées par la
confidentialité.
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• Il n’y a pas de lien causal établi entre
les violences sexuelles à enfant et la
psychopathologie adulte, même si des
corrélations existent. Chez les enfants
et les adolescents, des associations de
symptômes et de comportements peuvent alerter sur la possibilité de violences sexuelles. Ce ne sont que des
soupçons : la violence sexuelle ne peut
être diagnostiquée sur la base d’inventaires de symptômes.
• Il n’a pas été démontré que les techniques de modification de la conscience et celles d’étayage de la mémoire
permettaient de révéler ou de trouver la
preuve de VSPE. Certaines sont de provenance douteuse.
• Les techniques d’entretien intensif
ou de persuasion sont inacceptables du
fait de la suggestibilité de l’être
humain et de leur écart par rapport aux
techniques classiques d’entretien psychologique (dimension éthique et
déontologique).
• Des souvenirs émotionnellement forts
et signifiants peuvent ne pas être
fidèles à la vérité historique. Les
patients doivent être informés de tout
doute à ce propos ; un souvenir peut
être fidèle, métaphorique, lié à l’état
psychologique actuel, être le résultat
d’une suggestion subtile ou non intentionnelle du praticien.
• On peut ne pas questionner la validité historique d’un souvenir retrouvé
tant qu’il reste dans le cadre privé de
la consultation, bien que cela crée le
risque d’une collusion dans la création
d’une histoire de vie fondée sur une
croyance fausse, avec toutes ses
conséquences.
• L’action entreprise en dehors de la
consultation, y compris la révélation
des accusations à un tiers, peut
dépendre des circonstances et des souhaits du patient. Toutes les implications
de cette action doivent être prises en
considération. La confrontation à l’abuseur allégué ne devra pas être demandée par le thérapeute, et il ne faut pas
interdire au patient ou le décourager
d’avoir des contacts avec l’abuseur ou
d’autres membres de la famille. Toutes
les conséquences de ces confrontations
doivent être réfléchies. Il est important
dans ce cas de favoriser la recherche de
preuves qui authentifient ces souvenirs,
leur véracité ne pouvant être établie par
d’autres moyens.
• Quand une accusation est portée en
dehors du cadre de la consultation et
qu’il est plus particulièrement question
de confrontation ou d’un dépôt de
plainte, ce n’est qu’exceptionnellement
qu’il existe une raison valable de refuser qu’un membre de l’équipe thérapeutique rencontre les membres de la
famille.
• Quand un abuseur présumé est toujours en contact avec des enfants, il faut
sérieusement envisager l’éventualité
d’informer les services sociaux ad hoc.
Cela doit être fait sitôt que les présomptions sont suffisamment documentées pour penser que l’agression
alléguée a été effective et que des
enfants sont encore en danger. Le psy
doit être formé à décider s’il croit à la
possibilité ou à l’impossibilité des faits.
• Il n’est ni judicieux ni adéquat, lorsqu’un patient souhaite prendre un avis
juridique en vue de poursuites éventuelles, de poser comme condition à la
poursuite de la thérapie qu’une décision
soit prise dans un sens ou dans un autre
à ce propos.
• On remarque un nombre croissant de
cas de “personnalité multiple” (trouble
dissociatif de l’identité). Beaucoup sont
iatrogènes et les souvenirs rapportés
dans ces cas ne sont pas fiables. Ils sont
fortement corrélés avec de longues
durées de thérapies ainsi qu’avec les
souvenirs retrouvés de VSPE, particu-
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 215, décembre 1998
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lièrement les allégations d’abus et de
violences sataniques. Le trouble dissociatif de la personnalité n’est pas validé
en tant qu’entité nosographique. Ceux
qui s’en plaignent doivent être aidés
mais ne doivent pas être encouragés à
développer des “altérités” pour y investir des aspects de leur personnalité, de
leurs fantasmes ou de leurs problèmes
de vie quotidienne.
Toutes ces précautions et recommandations étant prises en compte, il ne faut
toutefois pas sous-estimer la réalité du
problème et le besoin d’aide de ceux
qui ont subi des violences sexuelles
pendant leur enfance, même si tous ne
présentent pas de troubles psychopathologiques.
Mots-clés : Violences sexuelles à enfant,
Souvenirs “retrouvés”, Guide de bonnes
pratiques cliniques.
Quand
19 9
annonce du neuf...
Claudie Damour-Terrasson,
directeur de la publication,
et toute l’équipe de
Hypertension et prévention
cardiovasculaire
vous souhaitent une heureuse année.
Imprimé en France - Differdange
S.A. - 95110
e
Sannois - Dépôt légal 4 trimestre 1998.
© Décembre 1984 - Médica-Press International S.A.
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