Le théâtre scientifique de Louis Figuier

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Romantisme
Le théâtre scientifique de Louis Figuier
Fabienne Cardot
Résumé
Célèbre auteur de la seconde moitié du XIXe siècle, Louis Figuier (1819-1894) tenta de créer un nouveau mode de
vulgarisation, le théâtre scientifique. Au faîte de son succès, entre 1877 et 1889, alors que les pièces de Jules Verne triomphent
à Paris, il écrit une douzaine de pièces dont il parviendra à faire jouer quelques-unes, raillées sans pitié par la critique. Malgré
cet échec, dû au moralisme et à la pédagogie sans nuance des textes, cette tentative demeure fort intéressante par le projet et
l'esprit qui l'animent. Figuier veut user de tous les registres pour vulgariser les connaissances scientifiques et il choisit de mettre
en scène quelques grands moments de l'histoire des sciences et des découvertes en peignant le drame de l'inventeur ou en
mêlant la comédie amoureuse à la recherche des lois de la nature.
Citer ce document / Cite this document :
Cardot Fabienne. Le théâtre scientifique de Louis Figuier. In: Romantisme, 1989, n°65. Sciences pour tous. pp. 59-68.
doi : 10.3406/roman.1989.5599
http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1989_num_19_65_5599
Document généré le 23/09/2015
Fabienne CARDOT
Le théâtre scientifique de Louis Figuier
En octobre 1877, le Théâtre de Cluny mettait à l'affiche, à Paris, la première
pièce du célèbre vulgarisateur Louis Figuier : Les Six Parties du monde, en cinq
actes et huit tableaux. Et quelques années plus tard, peu après l'échec de son
deuxième drame, Denis Papin, Figuier publiait une profession de foi intitulée Le
Théâtre scientifique, où il faisait appel à son public familier de lecteurs, fidèles et
nombreux, et lui expliquait la nouvelle mission qu'il s'était donnée :
«la diffusion de la science par le théâtre. Jai employé vingt-cinq années de ma vie
à vulgariser la science par les livres, et c'est à mon initiative, on me permettra de
le rappeler, que revient la création de cette littérature scientifique, aujourd'hui si
importante, qui a répandu dans tant d'esprits, en France, comme à l'étranger, ce
goût des connaissances positives, et fait pénétrer ces mêmes notions dans les
masses populaires. J'aurai l'ambition, à la fin de ma carrière, de tenter la
vulgarisation de la science par le théâtre» 1.
Depuis le milieu du siècle, Figuier a en effet poursuivi une carrière prolixe,
multiforme et glorieuse de vulgarisateur scientifique 2, et il se détache, aux côtés
de C. Flammarion ou de G. Tissandier, comme un des figures de proue de ce
mouvement de diffusion des sciences et des techniques qui accompagne le
renouvellement des connaissances et l'essor industriel de la France sous le Second
Empire et les débuts de la Troisième République. Tous les procédés de
vulgarisation connus à l'époque éclosent et s'épanouissent simultanément : une vogue
générale pour les nouveautés scientifiques et industrielles s'empare de la société
occidentale, adepte du comtisme. Les expositions foisonnent, universelles,
nationales, spécialisées : elles montrent aux visiteurs les dernières découvertes,
les inventions récentes, les produits de l'art et de l'industrie. Les conférences se
multiplient et connaissent un succès grandissant, qu'elles accompagnent et
commentent les expositions, composent des cycles à thèmes variés destinés aux
bourgeois curieux, ou servent à l'éducation populaire de l'ouvrier. A la mise en
scène des expositions et à l'éloquence des orateurs scientifiques s'ajoutent — en
attendant les pièges du phonographe et du cinématographe — les multiples
tentations de l'écrit dans lesquelles excellera Louis Figuier. Revues et ouvrages
paraissent de tous côtés, voués à la science en général ou à une discipline
particulière, prisée du public parce qu'en plein essor : l'astronomie, la biologie,
l'électricité. Ils joignent l'illustration au style, dans une débauche de gravures
précises ou panoramiques, afin de mieux montrer, démontrer, expliquer et plaire.
En 1877, Louis Figuier est célèbre en France et en Europe pour ses
feuilletons scientifiques dans les grands quotidiens, La Presse et La France, pour sa
revue L'Année scientifique et industrielle, qui paraît depuis 1856, pour les vingtdeux titres qu'il a déjà publiés depuis 1851 et où se trouvent certains de ses grands
succès, réédités jusque dans les années trente : Le Savant du foyer, Les Merveilles
de la science, Les Merveilles de l'industrie, les dix volumes du Tableau de la
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nature 3. . . Chaque nouveau livre de ce «père des vulgarisateurs de la science» 4 est
salué par la presse unanime et par le public qui s'empresse de l'acquérir pour les
étrennes des adolescents ou l'instruction de la famille. Après avoir rapidement
quitté le professorat et la recherche médicale, Figuier a donc réussi sa seconde
carrière, de vulgarisateur scientifique, et est alors au faîte de sa célébrité s. Il a mis
au point, dans toutes ses finesses, sa méthode, «la science enseignée par
l'histoire» 6, qui lui permet d'exposer une découverte sans erreur et sans ennui ; il
a atteint la maturité d'un style coloré, lyrique, chatoyant qui retient l'attention du
lecteur et pare des sujets austères de l'enthousiasme scientiste qui caractérise les
hommes de la seconde moitié du XIXe siècle ; il a écrit sur tous les sujets de
l'heure et ses lecteurs attendent ses prochaines publications sur les dernières
découvertes de l'année ; il a autour de lui un cercle d'éditeurs et d'illustrateurs, il
s'est constitué un public, et il sait réunir, dans le salon de sa femme Juliette,
amis savants, journalistes et vulgarisateurs pour se tenir au courant de l'épopée
scientifique et cultiver son succès. Il est riche et ambitieux, et va se lancer dans
une nouvelle aventure éditoriale.
Le théâtre scientifique est en effet le dernier des genres qu'abordera Figuier et
qu'il cherchera à lancer et théoriser. Il a écrit des articles, des comptes rendus
d'expositions, des feuilletons scientifiques, des numéros entiers de revues
consacrés à de multiples sujets d'actualité ; il a rédigé des ouvrages généraux de
vulgarisation sur les thèmes les plus divers, de L'Exposition et histoire des
principales découvertes aux Merveilles de l'industrie ; il a publié des opuscules
thématiques sur la photographie, les eaux ; il s'est même hasardé avec succès,
après la mort de son fils unique, dans le domaine de la religion para-scientifique
avec Le Lendemain de la mort 7. Le voilà qui aborde une terre inconnue, la scène.
Il semble que l'exemple de Jules Verne ait joué un rôle déterminant dans cette
entreprise. A maintes reprises, à l'instar des journalistes dans leurs critiques,
Figuier se compare à Verne, créateur du «roman scientifique». Battu d'avance par
l'illustre écrivain, Figuier rivalise sur d'autres terrains ; il se veut professionnel de
la vulgarisation, lui qui a une formation scientifique poussée 8 ; il néglige donc le
roman, à une époque où prennent essor les romans scientifiques 9, et cherche
plutôt à insuffler esprit d'aventure, anecdotes et lyrisme dans un récit véridique et
simplifié des inventions. Il va cependant tenter sa chance au théâtre, trois ans
après le succès du Tour du monde en 80 jours, mis sur scène par A. ďEnnery à la
Porte Saint-Martin en novembre 1874 10.
S'il cherche, sans nul doute, à conquérir la scène, comme le protégé d'Hetzel,
Figuier a aussi pour but de «créer un nouveau genre dramatique, qui aura pour
caractère d'être honnête, instructif et moralisateur» u et «par un moyen nouveau,
sur un terrain non exploré, [de se] joindre à la grande croisade que notre grand pays
et son gouvernement ont entreprise en faveur de l'instruction du peuple» 12. Son
projet de «théâtre scientifique» s'inscrit donc dans sa stratégie globale de
vulgarisateur qui use de tous les supports possibles pour faire connaître du plus grand
nombre les données scientifiques et leurs applications techniques. Il s'essaye ainsi
à un nouveau mode d'écriture, la dramaturgie, pour «populariser la science par le
théâtre». Cette initiative se révèle en totale harmonie avec sa conception de la
vulgarisation : il faut plaire pour «instruire sans fatigue» et Figuier va tenter de
mettre toutes les ressources du spectacle théâtral au service de la science et de
«faire agir ce puissant levier dans un but d'instruction et de moralité». Nouveau
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moyen pour répandre une culture générale scientifique dans toutes les couches de
la population, bourgeoise et ouvrière — ce qui fut toujours le but explicite de
Figuier qui croit à la «révolution par la science» 13 — , le théâtre devrait lui
permettre de mettre en scène «la vie des grands hommes» et «les découvertes» 14. Si
une pièce offre moins de facilités qu'un article, qui «couvre» l'événement, pour
tenir le public au courant des dernières découvertes, elle lui paraît, au contraire,
apte à mettre en scène des moments majeurs de la science et la vie des grands
inventeurs.
Fidèle à l'esprit de son œuvre tout entière, Figuier va donc se tourner vers des
sujets variés, mais fondamentaux, qui traceront une fresque du génie scientifique
humain et s'inspirer de deux de ses ouvrages antérieurs pour trouver des arguments
séduisants. Dans Les Grandes Découvertes, il choisit quelques techniques
majeures à illustrer, comme le paratonnerre avec Le Mariage de Franklin ou le
télégraphe électrique dans Miss Telegraph 15 ; dans les Vies des savants, il
sélectionne des figures de héros à monter sur scène, tel Gutenberg 16. Figuier
souhaite donc utiliser le succès que rencontre le théâtre à la fin du XIXe siècle
pour amplifier son entreprise de vulgarisateur et donner ses lettres de noblesse à
un nouveau sujet dramaturgique : la science. A ses yeux, la vulgarisation
scientifique est en effet un combat culturel à mener sur tous les fronts pour que
les activités humaines touchant à la science et à la technique conquièrent la place
qui leur revient dans la société.
«On se demande, en vérité, pourquoi le roman et le théâtre vont forger tant
de types inutiles et faux, quand ils ont sous la main, avec Albert le Grand, le
solitaire de Cologne ; avec Roger Bacon, ce moine de génie, trente ans persécuté
; [...] avec Gutenberg, l'inventeur victime constante de la déloyauté humaine ;
avec Christophe Colomb, le plus éprouvé des grands hommes, etc., des types
tout trouvés de drame et de romans !» 17.
La fin ultime de processus reste bien sûr de toucher le public grâce à un
nouveau procédé, par le biais d'un spectacle qui réjouit et emporte ; car la
vulgarisation scientifique n'est pas œuvre de création, mais moyen
d'enseignement. C'est là le péché originel du théâtre scientifique, voué à l'échec
dans ses racines mêmes. Figuier ne se targue ni d'invention, ni d'imagination, ni
de création ; il ne se veut pas auteur, mais vulgarisateur, et veut «rendre au public
des services», «moraliser le peuple», «l'initier, sous le couvert d'une action
dramatique, aux grandes vérités scientifiques». Sa théorie est claire : le théâtre
qu'il entend lancer, avant que d'être scientifique, est didactique, et n'aura pas le
souffle imaginatif et poétique des romans de Jules Verne — médiocre
vulgarisateur qui s'instruisait en lisant Figuier, mais écrivain de talent qui s'était
d'abord essayé à la scène et qui créait de véritables intrigues romanesques,
chamelles et haletantes, autant que pétries de science 18.
Figuier pense à son public, avant même de choisir ses sujets et sans être
poussé par quelque nécessité intérieure d'auteur. Il cherche un nouveau chemin
pour traquer «les gens du monde», «la jeunesse», qui, plus que les ouvriers,
pourront se rendre au théâtre, à Paris et en province. Il veut attirer le bourgeois
cultivé et organiser des matinées enfantines. Il profite de Labiche, Alexandre
Dumas fils ou Victorien Sardou, pour faire pleurer les salles devant les malheurs
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de Kepler et sourire les jeunes filles au Jardin de Trianon ou au Mariage de
Franklin.
*
* *
Malgré sa réputation, sa fortune et son salon, malgré la mode de la
vulgarisation, malgré la cohérence de son projet, Figuier va connaître un échec
retentissant, le seul de sa carrière d'écrivain scientifique :
«Et si un auteur de ma connaissance entreprend de produire sur la scène les
grands hommes de science pour intéresser le public avec des aventures
émouvantes de leur carrière, pour faire apprécier leur génie et mêler
l'enseignement de la science à l'intérêt d'une action dramatique ; s'il fait
représenter Denis Papin ou Gutenberg, une coalition générale s'élève de toutes
parts. Au lieu de l'accueil sympathique et de l'appui qu'il espérait, il n'entend que
des cris de colère et de dérision. Pas une parole d'encouragement ou d'approbation
! Rien que le blâme et d'amères critiques. Aucune main ne se tend vers lui. Tout se
réunit pour l'accabler, et ensuite un silence de mort ! Il faut effacer jusqu'au
souvenir, jusqu'au nom du Théâtre scientifique» 19.
Il va cependant persévérer pendant douze ans alors même qu'il ne peut faire
jouer toutes les pièces scientifiques qu'il a conçues : quatre drames et huit
comédies, réunis en 1889 dans un recueil La Science au théâtre, et il continuera
jusqu'à sa mort, en 1894, à rédiger avec sa femme des «pièces d'imagination».
Bien qu'elles aient été peu nombreuses et fort peu jouées, ces pièces constituent
un ensemble cohérent et révélateur pour qui étudie la vulgarisation scientifique au
XDCe siècle. Elles permettent d'analyser une tentative pour créer un nouveau code
de vulgarisation, par transposition de la manière de Figuier dans le cadre des
contraintes théâtrales. Et, même si l'on décèle rapidement les raison de son échec,
il semble que le sujet soit venu à son heure, alors que la vulgarisation s'était
conquis un vaste public, et chez un auteur très prisé qui pouvait seul se permettre
cette audace.
Les sujets abordés par Figuier sont aussi variés que les thèmes de ses livres
et touchent à la physique, à la médecine, à l'astronomie et aux sciences naturelles,
à la géographie et à l'ethnologie... Ils mettent en scène une découverte
scientifique majeure, dans Kepler 20, dans Le Jardin de Trianon où Jussieu met au
point ses familles végétales, dans La République des abeilles révélée par François
Huber, dans Le Sang du Turco qui présente une transfusion sanguine; ou une
grande invention : l'imprimerie avec Gutenberg, la machine à vapeur avec Denis
Papin, le paratonnerre dans Le Mariage de Franklin, le télégraphe électrique de
Morse dans Miss Telegraph, la montgolfière dans Le Premier Voyage aérien; les
autres pièces ont pour argument, l'une la découverte d'un explorateur, Dumont
dTJrville au pôle sud (Les Six Parties du monde), l'autre les moeurs des hommes
primitifs dans La Femme avant le déluge, la dernière l'explication scientifique
d'un phénomène courant, les taches de naissance (Cherchez la fraise). Tous ces
thèmes ont été déjà étudiés par Figuier dans ses ouvrages antérieurs : Le Premier
Voyage aérien est issu directement de son livre sur Les Aérostats, La République
des abeilles est issue des Insectes, Gutenberg de la Vie des savants, etc. Il en
maîtrise donc l'aspect scientifique et va chercher comment l'adapter au théâtre. Le
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choix des thèmes est lié au goût du jour (astronomie, aérostats, électricité) ou au
souci avoué de l'auteur d'instruire les enfants (imprimerie, machine à vapeur,
sciences naturelles) et de dissiper des erreurs (médecine, ethnologie). Ainsi, dans
Le Mariage de Franklin, s'est-il «appliqué à rassembler la série complète des effets
physiques, mécaniques et physiologiques propres au tonnerre et à la foudre» a.
Peut-être la concurrence avec Jules Verne a-t-elle joué aussi puisque Les Six
Parties du monde sont représentées peu après qu'a été tentée, vers 1871,
l'adaptation d'Hatteras dans Le Pôle Nord n, et que la deuxième pièce scientifique vernienne fut l'adaptation, en 1878, des Enfants du Capitaine Grant, sur le pôle sud.
L'écriture dramatique de Figuier se caractérise par sa simplicité. Elle se divise
en deux types d'intrigues : le drame de l'inventeur, retracé dans un argument
historico-biographique proche de la manière narrative des Merveilles de la science,
et la comédie amoureuse, qui mêle l'intrigue sentimentale à la recherche
scientifique. Le premier genre, qui est utilisé pour Papin et sa vie dramatique, pour
Kepler qui meurt de faim sur une route, pour Gutenberg, accusé de sorcellerie,
recueille les suffrages de Figuier car il met en relief la figure de l'inventeur et les
difficultés qu'il rencontre dans la société pour imposer sa découverte (résistance
des bateliers à la machine à vapeur ou des copistes à l'imprimerie). Il incarne
l'essence même de la science comme l'explique Coster à Gutenberg (acte 2, scène
12):
« Le bonheur, mon fils, n'est pas fait pour nous, inventeurs et savants ! Le
ciel ne t'a pas envoyé sur terre pour goûter les charmes de l'existence. Il t'a
envoyé pour consacrer les forces de ton corps à un travail opiniâtre et pour livrer
ton âme à toutes les souffrances... A ceux qui cherchent, à ceux qui pensent, à ceux
qui créent, reviennent les difficultés, les tortures, les amertumes de la vie. [...]
Mais à eux aussi le rayon divin qui réchauffe, élève et fortifie les âmes».
Quelque dramatique que fût la vie de certains savants, mués directement en
héros de drames scientifiques, il fallut à Figuier adapter un peu son sujet pour la
scène, inventer quelque raccourci ou coup de théâtre propre à soutenir l'attention
des spectateurs. Ainsi, non sans s'excuser dans ses préfaces, il fait de Thomas
Newcommen le fils perdu de Denis Papin, provoquant des retrouvailles
sentimentales qui devaient plaire au public des drames romantiques. Et pour ceux
de ces inventeurs dont la vie avait été calme, Figuier recourt à une simple et
conventionnelle mise en scène d'amour contrarié : Franklin revient à Philadelphie
le jour où sa fiancée est accordée au vilain Roger ; Jenny Ellsworth se marie avec
Samuel Morse qui a enfin obtenu du Sénat — dont la mère de Jenny tient la
buvette — une allocation qui va lui permettre d'essayer son télégraphe entre
Washington et Baltimore. Une fin heureuse vient ainsi récompenser l'inventeur
pauvre et méritant : Pilâtre du Rozier peut épouser Josiane, la nièce de
Montgolfier, parce que celui-ci, ébloui par son courage et sa virtuosité, la lui
accorde ; Jussieu est uni à celle qu'il aime grâce à la découverte in extremis de la
classification des plantes !
Si quelques répliques amusantes des comédies font sourire le lecteur
d'aujourd'hui, que de fatras larmoyant dans les drames ! Et la construction des
pièces reste très squclettique et naïve. Pour mêler la science au Mariage de
Franklin, on nous fait assister à une réunion de l'Académie des tabliers de cuir,
fondée par le savant, dans l'auberge de la marraine de Deborah ; le sujet du jour est
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bien sûr la foudre, et un orage éclate opportunément après le mariage, permettant
à Franklin de faire montre de sa science : «Je crois que la foudre n'est que de
l'électricité», et d'inventer le paratonnerre ; en une succession de courtes scènes, la
foudre bat une tour, fond des métaux, guérit un bègue et un manchot, change la
couleur d'une robe, et les personnages de s'écrier, en une série de répliques qui
clôturent les scènes :
- «Il paraît que le tonnerre est chimiste!»
- «H paraît que le tonnerre est teinturier !»
- «Il paraît que le tonnerre est escamoteur !»
Il sera ainsi horloger, médecin, chirurgien, moraliste... Laissons Figuier
conclure:
-
«Notre ville sauvée»
«Et le paratonnerre inventé...»
«Vive Franklin !»
«Et vive la physique !»
De même, Miss Telegraph met au point avec sa mère des guet-apens
successifs qui empêcheront les sénateurs de discuter d'autres projets de loi que
celui qui porte sur le télégraphe de Morse. Et la vie de Papin se déroule avec une
simplicité tragique, depuis son exil de France jusqu'à sa mort, scandée par les
trois scènes culminantes de l'invention de la vapeur (se. 3), des bateliers de la
Weser (se. 5), du forgeron de Darmouth et de la machine à vapeur (se. 7).
L'habillage dramaturgique demeure donc très sobre et dans le goût du temps ;
l'essentiel, pour Figuier, est de transmettre quelques données scientifiques : cellesci resteront cependant très sommaires. On apprend certes le nom de quelques
inventeurs, qu'on accole à leur invention, mais l'on sait fort peu sur les principes
de cette dernière. De l'imprimerie et de ses caractères, de la force de la vapeur et de
la conception de la machine, des phénomènes naturels du pôle sud, des mœurs
sibériennes, du principe de la montgolfière, on ne glane que quelques bribes, sans
démonstration, sans développement, sans mathématisation ; la vulgarisation se
fait là plus que schématique au regard des textes auxquels Figuier a habitué ses
lecteurs 73. Il est vrai qu'il est difficile de traduire en répliques des explications
scientifiques, même simplifiées, comme le montrent les scènes de Franklin où
Figuier s'est efforcé de le faire.
Aussi aura-t-il recours au décor, le pendant des gravures de ses livres, afin de
montrer ce qu'il ne peut exprimer et de pallier le caractère fugitif du texte,
impropre à la répétition et à la réflexion. Plusieurs de ses pièces exigent de vastes
décors et des machineries compliquées qui ne sont pas sans rappeler les
illustrations spéciales que Figuier avait commandées pour certains de ses ouvrages,
comme La Terre avant le déluge. Dans Les Six Parties du monde, une carte en couleur
explique la mort du méchant Rupert qui, comprenant mal les papiers volés à
Dumont dTJrville, se perd en suivant le 135e degré ouest au lieu d'aller à l'est.
Kepler exige
«des décors de pure astronomie, à savoir au troisième acte, la vue de l'univers
en mouvement, c'est-à-dire les planètes circulant autour du soleil, et au cinquième
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acte, des projections téléscopiques de l'aspect des principales planètes, comètes
et nébuleuses. [...] C'est le théâtre scientifique dans toute sa grandeur et son
éclat» *.
Pour Denis Papin, les machinistes doivent déployer leur virtuosité et
montrer l'emploi de la force motrice de la vapeur, la destruction du bateau à
vapeur par les bateliers de la Weser, la grande machine à vapeur de Newcommen
sur la Tamise. T
Impossibilité dramatique, carence de l'auteur ? Ces décors, qui rappellent le
tableau noir du professeur ou du conférencier, mettent en évidence les difficultés,
sinon les obstacles, que rencontre le théâtre scientifique. Ils créent d'ailleurs euxmêmes des problèmes techniques et financiers et semblent avoir rebuté les
directeurs de théâtre, même si ceux-ci avaient également d'autres sources
d'inquiétude. Bon an mal an, Figuier réussit cependant à placer certaines de ses
pièces, pendant la saison d'été, ou en province. Les Six Parties du monde sont
jouées à Paris en octobre 1877 et reprises en tournée en 1885 ; Denis Papin est
donné à la Gaîté pendant l'été 1882 et connaît une cinquantaine de
représentations ; Gutenberg se donnera à Strasbourg et en Alsace en 1886 ; des matinées
dramatiques et scientifiques sont organisées aux Menus-Plaisirs en 1889 pour les
écoles communales, et Figuier publie tous ses essais en un recueil, précédé d'une
préface qui reprend son pamphlet de 1882, et destiné «à la haute critique
littéraire» 25.
C'est que les critiques journalistiques n'avaient guère été flatteurs, comme le
montre le feuilleton du journal Le Temps, pourtant toujours très favorable à
Figuier :
«M. Figuier [...] ne se doute pas du théâtre. La pièce qu'il a imaginée est
enfantine ; on la croirait composée par un écolier de 6ème. [...] on a beaucoup ri
et le fait est qu'il y avait parfois de quoi rire. [...] Rien de tout cela n'est
dramatique. [...] Il ferait plus sagement de poursuivre en paix ces publications
instructives et agréables qui ont rendu son nom populaire en France. Le théâtre
n'est pas son fait. . . » 2б.
Les journaux de province ne sont guère plus élogieux ; le Journal d'Alsace
convie les écoliers à Gutenberg, joué par une «troupe des plus convenables», et la
revue de La Haye ne peut cacher qu'elle y trouve des longueurs. Le lecteur du XXe
siècle jugera de même. Tout est simple, naïf, rudimentaire dans ces essais
dramatiques : l'argument, l'intrigue, les caractères des personnages, les données
scientifiques, les répliques. L'action comme les décors respire la pédagogie et la
morale. Il est vrai que la seule aide qu'a requise Figuier, pour cet art qu'il ne
domine pas, est celle de Mme Figuier, qui n'a guère eu plus de bonheur sur les
planches w même si ses romans de la Bibliothèque des chemins de fer ont connu
quelque succès. Ainsi s'explique le fossé entre un Michel Strogoff, grand spectacle
à deux ballets qui triomphe au Châtelet en 1880, et les insuccès de Figuier.
Scientifique ou non, il fallait faire du théâtre, et Figuier a simplement mis
en scène et en répliques des textes talentueux de vulgarisation où il avait excellé
avec son style romanesque, lyrique ou épique, et avec ses exposés historiques et
anecdotiques ; il savait présenter les merveilles de l'électricité, de la photographie,
de la chimie dans ses essais illustrés ; il n'avait pas le talent du dramaturge bien
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qu'il ait écrit d'autres pièces, non scientifiques : sans imagination, il a soumis le
genre à un but didactique qui Га vidé de son charme et de son essence. Plus tard, le
cinéma et la télévision se prêteront plus aisément à ce projet éducatif. L'idée de
Figuier était digne du grand vulgarisateur qu'il fut : utiliser les ressources du
spectacle pour faire connaître la science. Peut-être avec un homme de l'art eût-il
fait mieux que ces pièces de patronage ; il n'aurait jamais créé le genre florissant
qu'il souhaitait
Ce rameau flétri de son œuvre demeure passionnant : il démontre la vigueur,
à la fin du XIXe siècle, d'un mouvement de vulgarisation qui n'hésite pas à user
de tous les procédés et à se chercher de nouveaux terrains d'expression, n rehausse
le mérite de Figuier qui eût goûté de la caméra et de la bande dessinée pour
remplir sa mission de vulgarisateur. La tentative de théâtre scientifique qu'il a
menée de 1877 à 1889 demeure ainsi exemplaire : elle est issue d'un état d'esprit,
optimiste et scientiste, typique des débuts de la Troisième République, et malgré
son échec elle exprime le dynamisme d'une littérature de vulgarisation qui régna
jusqu'à la première guerre mondiale.
NOTES
1. L.Figuier, Le Théâtre scientifique, Dentu, 1881, p. 18.
2. Sur L. Figuier, voir introduction de F. Cardot à L. Figuier, Les Merveilles de
l'électricité, A.H.E.F., 1985 et F. Cardot, «Louis Figuier et l'électricité. Un exemple de
vulgarisation scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle», La France des
électriciens, A.H.E.F.-P.U.F., 1985, p. 371-387.
3. Voir tableau des œuvres de Figuier dans L. Figuier, Les Merveilles de
l'électricité, p. 13-14.
4. G. Tissandier, La Nature, 1886, p. 27.
5. Figuier a dû abandonner la médecine après s'être opposé à Claude Bernard à
propos de la fonction glycogénique du foie.
6. Sur «la science enseignée par l'histoire», voir L. Figuier, Exposition et
histoire des principales découvertes, Masson, Langlois et Leclercq, t. 3, 1854, p. П, et
la préface des Merveilles de la science, Furne et Jouvet, t. 1, 1867.
7. Paru à Paris, chez Hachette, en 1871 et qui sera suivi, en 1892, des Bonheurs
d'outre-tombe, chez Flammarion.
8. Figuier est docteur en pharmacie et en médecine et agrégé de pharmacie.
9. Beaucoup moins célèbres que ceux de Jules Verne, paraissent nombre de romans
à sujets scientifiques, tels ceux de Robida ; voir, par exemple, des romans électriques,
dans F. Cardot, «La maison électrique», L'Electricité et ses consommateurs, A.H.E.F. P.U.F., 1987, p. 49-66.
10. Voir A. d'Ennery & J. Verne, Les Voyages au théâtre, Hetzel, 1881.
11. L. Figuier, Le Théâtre scientifique, p. 24.
12. Ibid., p. 5.
13. Voir, par exemple, Les Nouvelles Conquêtes de la science, Marpon et
Flammarion, t. 1, 1883, p. IX.
14. L. Figuier, Le Théâtre scientifique, p. 7.
15. L'ensemble des pièces scientifiques de Figuier est publié dans La Science au
théâtre. Tresse et Stock, 1889, 2 vol. ; elles sont en général parues séparément chez le
même éditeur auparavant.
16. L. Figuier, Vie des savants illustres..., Lacroix, 5 vol., 1866-1870.
17. Ibid, t. 2, 1867, p. VI.
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18. Sur le théâtre de J. Verne, voir le numéro spécial du Bulletin de la société Jules
Verne, 57, 1981 ; R. Pourvoyeur, «J. Verne et le théâtre», dans J. Verne, Clovis
Dardentor, «10/18», 1979, p. 5-30. Sur J. Verne et la science : J. Noiray, Le
Romancier et la machine, Corti, 1982, L 2.
19. Les Nouvelles Conquêtes de la science, ouvrage cité, p. X.
20. Cette pièce, comme les suivantes, se trouve dans La Science au théâtre.
21. Extrait de la préface de La Science au théâtre, ouvrage cité, p. XVII.
22. D. Compere, «Hatteras mis en pièce», Bulletin de la société J. Verne, 57,
1981, p. 34-35.
23. Sur la querelle des vulgarisations et l'importance des mathématiques, voir F.
Cardot, «La vogue de l'électricité et les amateurs de science», Bulletin d'histoire de
l'électricité, 10, 1987, p. 31-47.
24. L. Figuier, La Science au théâtre, ouvrage cité, p. XIX. Il est à noter que les
pièces de Jules Verne tirées des Voyages extraordinaires plurent surtout pour leur côté
géographique et la richesse de leur décor.
25. Ibid. Certaines pièces de Jules Verne ne connurent également que moins de 50
représentations, tandis que Le Tour du monde en 80 jours dépassa les 400.
26. Le Temps du 22 octobre 1877 ; voir également le compte rendu de Denis
Papin, le 12 juin 1882.
27. Voir Le Temps du 2 juillet 1877 sur Les Deux Carnets : «pièce enfantine
d'écolier de 6ème qui a vu du Labiche la veille».
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