Écologie sociale, un oxymore ? Un colloque de l'IGEAT fait le point Compte-rendu du colloque « Environnement et inégalités sociales » IGEAT - 10 novembre 2005 Parmi les trois sphères ou piliers du développement durable (économique-social-environnemental), la réflexion et les projets concrets se sont jusqu'à présent consacrés à articuler l'économique et le social d'une part, l'économique et l'environnemental d'autre part. Bien plus rares sont les tentatives d'articulations conceptuelles ou organisationnelles entre les dimensions sociale et environnementale. C'est en partant de ce constat de carence que l'IGEAT (Institut de gestion de l'environnement et d'aménagement du territoire – ULB 1 ) a décidé de mettre sur pied un colloque consacré à l'environnement et aux inégalités sociales. Compte-rendu de quelques-unes des interventions qui ont nourri les réflexions des 150 participants à cette journée du 10 novembre. 1 LES RAISONS D'UN OUBLI Article rédigé par Edgar Szoc Alter Business News est une publication de l’Agence Alter Site : HTTP://WWW.ALTERBUSINESSNEWS.BE Rédacteur en chef : Pierre Biélande, [email protected], +32 2 541 85 30 Equipe de rédaction : Gaëlle Francart, Valérie Bailly, David D'Hondt , Serge De Backer, Nathalie Delaleeuwe, Manu De Loeul, Sandra Evrard, Caroline Grégoire, Antoine Pennewaert, Edgar Szoc, Nathalie Vandystadt, Eloïse Vilain, Editeur responsable : Thomas Lemaigre Les conceptions dominantes en matière d'environnement tendent à faire de celui-ci une entité universelle, objective, neutre aux différentiations sociales : nous serions tous dans le même bateau quant il s'agit de faire faces aux retombées radioactives ou au réchauffement planétaire. Or, études à l’appui 2, Jacques Theys, professeur associé à l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et coauteur du Plan national (français) pour l'environnement, a rappelé que loin d’être neutres aux catégories sociales, les nuisances environnementales étaient au contraire fortement corrélées avec les niveaux de revenu. Et ce, tant en matière de nuisances générées que de nuisances subies – mais de manière évidemment inverse. Pour ramasser en une formule caricaturale un exposé beaucoup plus nuancé : les pauvres subissent les nuisances liées aux consommations des riches, 1 IGEAT-ULB, CP 130 / 02, avenue F. D. Roosevelt, 50 à 1050 Bruxelles – tél. : 02 650 43 23 – fax : 02 650 43 24 – [email protected] –http://www.ulb.ac.be/igeat 2 Pour ne prendre qu'un seul des exemples appelés pour étayer la thèse : un quartier latino pauvre de Los Angeles qui connaît un différentiel de 1 à 2 en matière de revenus par rapport au reste de la ville, connaît un différentiel de 1 à 25 en termes d'émissions toxiques. © Agence Alter 2005 – page 1 en termes par exemple de pollutions sonore ou atmosphérique. Un état de fait, peut-être inconscient chez beaucoup, mais qui a néanmoins été théorisé par Lawrence Summers, ancien économiste en chef de la Banque mondiale : celui-ci avait en effet conclu à la rationalité d’externaliser les déchets des pays riches vers les pays pauvres ! 2 L'ENVIRONNEMENT : UN PROBLEME DE PAUVRES Contrairement à ce que tend à affirmer un discours récurrent, l’environnement est bel est bien une question de pauvres plus qu'un luxe de riches. S'il est vrai, selon Jacques Theys, que l'émergence des préoccupations environnementales est liée à celle des classes moyennes urbaines et que, dès lors, c'est une approche très consumériste de l'environnement qui a fini par triompher, cette victoire a un coût. Entraînant pendant très longtemps le désintérêt des syndicats à l’égard de ces problématiques, cette conception « bourgeoise » a accentué la coupure entre monde du travail et environnement, avec des conséquences parfois catastrophiques (la question de l'amiante, par exemple). Cette nécessité de mieux intégrer question sociale et environnementale constitue d’ailleurs également la conclusion de l’exposé de Joan Martinez-Alier (professeur à l'Université Autonoma de Barcelone) au cours duquel il a esquissé une typologie des conflits sociaux en fonction d'indicateurs environnementaux. S'attachant à reconstruire notre conceptualisation du commerce mondial, il a par exemple rappelé que, d'un certain point de vue, le premier partenaire économique de l'Espagne n'est pas l'Union européenne, mais bien l'Afrique... à condition de mesurer les échanges commerciaux en tonnes et plus en dollars. Un angle de vue moins fantaisiste qu'il n'y paraît à première vue dans la mesure où, parmi les nouveaux conflits sociaux, beaucoup concernent l'accès et l'approvisionnement en matières premières. Cet impensé des liens entre environnement et inégalités sociales n'est pourtant pas l'apanage du monde académique : ni le mouvement associatif ni les partis écologistes n’ont fait des inégalités face à l’environnement une question politique majeure, comme si la rencontre de la question sociale et de la question environnementale risquait d'atténuer la portée de cette dernière en gommant son aspect universel. Dressant une typologie des divers courants environnementalistes (depuis l'écologie profonde, jusqu'à la critique radicale du développement, en passant par la critique de la technocratie ou la modernité écologique), Edwin Zaccaï, professeur à l’IGEAT, a d'ailleurs rappelé que, pour la plupart de ces courants, les préoccupations de justice sociale n'occupaient qu'une place marginale voire inexistante. En dehors du registre des discours, Edwin Zaccaï a en outre déploré la trop grande rareté des projets de réformes environnementaux intégrant des aspects sociaux crédibles. 3 TERRITOIRE ET INEGALITES : REPENSER LA QUESTION Quant à Christian Vandermotten (professeur à l’IGEAT), il s’est interrogé sur la pertinence de la notion de territoire pour penser la question des inégalités. Partant du constat que, depuis l’arrivée des aides régionales européennes, il n’y a pas eu d’atténuation sensible des inégalités territoriales (à quelques exceptions près, dont l’Irlande), il a plaidé pour une augmentation des transferts sociaux et des services non marchands. Sachant que ce sont les grands centres qui sont les gagnants dans l’économie mondialisée, il est peut-être plus efficient de viser le monocentrisme (plutôt que le polycentrisme induit par les aides régionales) mais d’augmenter alors les transferts de ressources supplémentaires ainsi produites… C’est alors tout un modèle de développement qui serait à revoir, au niveau européen notamment. © Agence Alter 2005 – page 2 4 ENVIRONNEMENTALEMENT SOCIALEMENT COUTEUX INUTILE ET L'un des quatre ateliers traitait du discours environnementaliste et la gestion de l'environnement face aux inégalités sociale à l'échelle nationale. Il y fut question de thématiques à nouveau très diverses mais dont le point commun peut se trouver dans la volonté d’opérer une espèce de « retour du refoulé social » des politiques environnementales. Pierre Cornut (IGEAT) a ainsi présenté les conclusions d'une recherche menée avec Pierre Marissal à propos des citernes d'eau de pluie. Partant du constat que ces citernes n’étaient justifiées en région wallonne par aucun motif environnemental – la Wallonie est très loin de la pénurie – les chercheurs ont étudié les impacts sociaux des politiques d’incitation à l’achat de citernes (subsides aux associations, primes communales à l’achat, etc.) qui profitent principalement à ceux qui ont les moyens d’installer des citernes chez eux – soit, majoritairement, les résidents de « maison quatre façades ». Ceux-ci voient alors leur facture d’eau considérablement réduite alors même qu’ils profitent comme tout un chacun de l’épuration des eaux usées. Au final, cette politique dite environnementale, mais motivée par aucun argument écologique sérieux, aurait comme effet d'accentuer les différentiels de factures d'eau entre riches et pauvres et de faire reposer le coût collectif de l'épuration sur une assiette plus restreinte, constituée de résidents plus pauvres (« captifs » de la distribution publique). Toute la question est de savoir si cet exemple évidemment ponctuel a valeur d’anecdote – d'exception confirmant la règle – ou de symptôme. Pour le savoir, les recherches manquent encore : c'est un terrain en grande partie vierge que le colloque a entrepris de défricher et, dès lors, une des conclusions récurrentes de la journée portait sur la nécessité de mieux tenir compte des impacts sociaux des politiques environnementales et de soutenir la recherche dans ce domaine. De leur côté, Olivier Dubois et Mathieu Van Criekingen (IGEAT) ont entrepris de déconstruire les effets idéologiques produits par l’expansion du concept de « ville compacte » (identifié à celui de « ville durable »). Réaction à la périurbanisation et au développement pavillonnaire qui avaient marqué l’aménagement du territoire depuis les années 1960, la notion de ville durable ne servirait selon eux que de cache-sexe à une politique de retour en ville des classes moyennes – avec des effets de gentrification difficilement évitables. Au nom du développement durable (et, faut-il le dire, des impératifs de financement de la Région bruxelloise), se mettrait donc en place une politique de « revitalisation » aux conséquences inégalitaires. 5 DD : CEUX QUI EN SAVENT LE PLUS EN FONT LE MOINS C’est à une autre fausse évidence qu’ont voulu s’attaquer Grégoire Wallenborn et Joël Dozzi (IGEAT) dans leur communication à l’intitulé délibérément provocateur : « Du point de vue de l’environnement, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé ? » Se fondant sur des données issues d’un récent sondage du Crioc, ils ont en effet montré qu’en termes de nuisances générées, les citoyens se déclarant « sensibilisés aux questions environnementales » laissaient une empreinte bien plus lourde que ceux qui ne s’y déclarent pas sensibilisés. Un paradoxe rapidement expliqué : les plus sensibilisés sont également les plus éduqués. Ce sont donc eux qui disposent en moyenne des revenus les plus élevés, donc du pouvoir de consommation – et de pollution – le plus important. Reste à construire une politique sur ce paradoxe de départ et à changer véritablement les comportements de ceux qui disent déjà être sensibilisés ! L’ensemble des participants semblaient convenir qu’un tel changement nécessitait d’aborder la question environnementale autrement que par son versant le plus consumériste – qui © Agence Alter 2005 – page 3 réduit le geste écologique à un supplément d’âme à notre mode de développement insoutenable. PST 4 consacré au développement territorial soit, lui, toujours dans les limbes. Interdisciplinaire, le colloque s’est également placé sur le terrain historique. C’est ainsi que Claire Billen, professeure d’histoire à l’ULB, a évoqué la naissance du parc de SaintGilles-Forest voulu par Léopold II pour l’agrément de la classe ouvrière résidant autour de la Gare du Midi ou dans les Marolles (agrément mais aussi édification, puisque l’aménagement du parc avait été travaillé pour diriger les regards vers le tout nouveau palais de justice). Résultat, un mobilier urbain disparaissant à répétition et la demande des riverains d’augmenter le dispositif policier dans le parc et dans la commune. Contresens d’une politique environnementale pensée pour les classes populaires et qui débouche sur un renforcement sécuritaire ! Et Claire Billen de tirer une leçon actuelle de cette parabole vieille de plus d’un siècle, et d’insister sur la nécessaire participation des « destinataires » à l’aménagement de leur espace – en tenant cependant compte de la versatilité des nouvelles pratiques urbaines : qui dit que les pistes de skate-board actuellement aménagées seront autre chose que des bandes de béton inutiles pour les jeunes de 2015 ? La journée s’est conclue sur la rencontre originale de quatre directeurs d’administration (IBGE ; Aménagement du territoire, Logement et Patrimoine en région wallonne – DGATLP ; SPP Développement durable ; SPF Santé publique). Peu amènes à l’égard du monde politique, ceux-ci ont évoqué quelques-unes des limites des nouveaux dispositifs de gouvernance mis en œuvre en Belgique. Danielle Sarlet (DGATLP) a ainsi déploré que les Plans stratégiques 1 et 3 de la Région wallonne, respectivement consacrés à la création d’activités et à la cohésion sociale, n’aient pas utilisé l’arme de l’aménagement du territoire pour lier leurs différents objectifs, tout en regrettant que le © Agence Alter 2005 – page 4