Les gens, les mots, les choses. Un village haut-savoyard en 1900. Cordon 1860-1990 Annecy 1982 (Mémoires et documents publiés par l’Académie Salésienne t. XC et XCI. Collection ducuments d’ethnologie régionale - vol. 7). Tout cœur bien enraciné aime et cultive l’histoire locale, vous en conviendrez avec moi. Et cela est d’autant plus vrai en Vallée d’Aoste, en raison de l’histoire de notre particularisme ethnique et linguistique. Mais l’histoire locale a été reléguée dans un rôle mineur jusqu’à quand les historiens n’ont pris en considération que l’histoire événementielle, des grands événements, ou celle des personnages “fameux”. Dans cette optique, quand les adeptes de l’histoire locale ont voulu donner plus d’importance qu’ils n’en avaient aux faits qu’ils traitaient, ils sont tombés fatalement dans le défaut qu’on nomme “patriotisme de clocher”. De nos jours, sous l’influence notamment de l’école historiographique française rassemblée autour de la revue Annales, l’histoire est conçue heureusement de toute autre façon. Non plus l’histoire des hommes fameux ou de leurs gestes mémorables, mais l’étude de l’évolution de l’humanité. Et l’historien fait appel à une vaste gamme de sciences auxiliaires. Cette ouverture d’horizon n’est pas l’apanage exclusif de l’histoire. L’archéologue, par exemple, ne se voue plus à sortir de ses fouilles uniquement des trésors précieux, tels qu’amphores ou sculptures, mais cherche toutes les traces susceptibles de lui donner des renseignements pour reconstruire la vie des peuples de l’Antiquité. On comprend facilement que, dans cette nouvelle perspective de la science historique même la recherche sur un territoire très restreint peut avoir un intérêt majeur et que l’histoire locale est susceptible d’une revalorisation. Le préambule théorique que je viens de faire avait le but de souligner les très riches perspectives, jusqu’ici insoupçonnables, de la recherche historique locale. 62 Ces perspectives sont des plus prometteuses là où le substrat ethnographique est riche, comme c’est le cas de la généralité des régions de montagne. Dans cette nouvelle méthode de travail des historiens locaux, il n’y a plus de place pour le patriotisme de clocher. Bien au contraire, les travaux monographiques sur telle ou telle autre localité s’apparentent par leur valeur méthodologique, par les résultats auxquels ils parviennent. C’est pourquoi, pour nous Valdôtains il y aura un grand intérêt à lire l’ouvrage que Jean-Paul Brusson a consacré à Cordon, un village haut-savoyard voisin de Sallanches, dont il décrit les gens, les mots, les choses en 1900. Et ce livre se révèle d’autant plus précieux pour nous que l’analyse ethnographique porte sur une langue vernaculaire qui est la nôtre, c’est-à-dire le francoprovençal, bien plus vivant dans ce village de la vallée de l’Arve que nous n’aurions pu croire. C’est le professeur Tuaillon dans sa préface qui nous montre avec quel esprit devra être lu ce livre de Jean-Paul Brusson : « L’homme de tel terroir, dit-il, apprécie dans un homme d’un autre terroir un autre enracinement et accepte assez vite les différences pour aimer la solidité d’une tradition originale mais toujours un peu parente de la sienne ». Mais avant d’illustrer la monographie de Cordon, voyons qui est son auteur. Jean-Paul Brusson, et cela n’est pas sans nous surprendre, ne correspond en rien au portrait traditionnel de l’érudit local dans la tradition du don Ferrante d’Alessandro Manzoni. Le rencontrant dans la rue, vous le prendriez facilement pour un guide de montagne ou un moniteur de ski ou un simple campagnard. En réalité, il est architecte et a fait ses études à l’École d’architecture de l’Université de Genève. Mais, voilà la surprise, il a préféré faire le garde-chasse dans la région du Mont-Blanc, pour être mieux en contact avec le monde de la montagne. Et cette double compétence, de la science et de l’univers montagnard, lui a permis de nous donner un ouvrage vraiment exemplaire, profond et humble à la fois, et surtout plein d’amour pour le terroir et les montagnards. Jean-Paul Brusson nous présente d’abord une soigneuse étude de géographie humaine sur Cordon, ce « petit village de montagne semblable, dit-il, à de nombreux villages des Alpes françaises ». Et semblable, dirais-je, à de nombreux villages valdôtains quant à la destinée, marquée par la saignée de l’exode rural, par le bouleversement créé par les transformations de la société. Hélas, la situation actuelle n’est pas meilleure dans la vallée de l’Arve que dans celle de la Doire, sur le versant savoyard comme sur le versant valdôtain du Mont-Blanc. Et nous partageons donc la tristesse de l’auteur : « Un monde est en train de mourir sous nos yeux ». La partie principale du livre de Jean-Paul Brusson consiste, à partir d’une enquête linguistique sur le patois local, en une étude de la vie de la communauté 63 rurale de Cordon, cette commune à une vingtaine de kilomètres au-delà de la sortie du tunnel du Mont-Blanc, qui est la réplique exacte d’une de nos communes valdôtaines. Il en est sorti une vraie encyclopédie de la vie rurale, donc voici le résumé : « Les hommes, leur cadre de vie, les travaux agricoles, les outils, mais aussi la vie sociale du village, les distractions et les croyances. Au printemps, après le long sommeil hivernal, toutes les activités des hommes sont tournées vers ce but unique : mettre la terre en situation de produire. On répare les dégâts causés par la neige, on fume, on laboure, on ensemence. À la belle saison, on récolte et on moissonne. Le temps de l’inalpage est venu et les populations se déplacent du chef-lieu vers les montagnes. L’automne, qui parfois est très court, est consacré aux derniers travaux importants avant l’hiver : labours, battage. On ramasse les fruits pour le cidre, on récolte les pommes de terre. Les réserves doivent être suffisantes pour tenir les six mois de siège de l’hiver. Puis vient le mauvais temps, la pluie, le froid, la neige, qui oblige les hommes à se tenir à l’intérieur. On ne reste pas inactif pour autant : on répare les outils, on coupe du bois, on tue le cochon. Le rythme d’activité étant cependant moins soutenu, on organise des veillées, des bals et autres divertissements. Il y a en fait dans une année de paysan montagnard six mois de travaux forcés et six mois de calme relatif, c’est-à-dire de travaux moins forcés ». Je suis sûr que tous ceux qui ont mené ou mènent une vie de campagnard, n’auront pas de peine à se reconnaître dans la description de la vie rurale donnée dans la monographie de Cordon, cette commune sœur de la Vallée d’Aoste, dont nous sommes séparés par l’écran des montagnes mais non certes pas des frontières de civilisation. Mais voici une autre coutume que Savoyards et Valdôtains ont en commun, dans les récits de deux protagonistes : « C’était en hiver, à partir de novembredécembre jusqu’au mois de mars. Cela se faisait n’importe quand, aussi bien le dimanche que la semaine. C’était tout pareil parce que… les paysans ici, ils travaillent aussi bien le dimanche que les autres jours. Mais en général, y avait surtout le mercredi et le samedi. Quand il y avait les enfants qui allaient à l’école, on faisait ça le mercredi : le lendemain c’est jeudi. On emmenait les gamins veiller aussi, si c’était pas trop loin pi si y avait des enfants chez qui on allait. On allait loin des fois, on faisait trois-quatre km, tout à pied, pi dans la neige. On partait de bonne heure : chez les gens vers sept heures et demie, huit heures… jusqu’à deuxtrois heures du matin, des fois quatre heures. On choisissait aussi le moment où y avait la lune. Parce que des fois, fallait prendre la lanterne à pétrole. Des fois on prenait la luge, on faisait na kla (une glissade) ». On allait chez nos amis, les gens qu’on aimait bien. Pi on s’rendait les veillées, une fois chez l’un, une fois chez l’autre, on faisait l’échange entre cinq-six maisons. Alors on jouait aux cartes pi 64 on dansait. Oh ! penses-tu, ils jouaient tous du violon ; l’père d’Alcide aussi ; y en a qui jouaient de l’accordéon. À minuit une heure du matin, on faisait le café pi l’casse-croûte, le gros casse-croûte : la tomme, l’saucisson, la confiture… on était content, on s’en foutait jusque derrière les oreilles ! On buvait du cidre, de la gnôle, le vin c’était rare. Les femmes buvaient le café. Les enfants, on s’en occupait pas, ils jouaient seuls, ils jouaient aux dames, aux cartes… Cela se passait dans le pèill, dans la chambre. On bavardait. Dans le vieux temps, ils racontaient des histoires, mais nous pas tellement… c’est beaucoup plus ancien, les histoires. On faisait surtout de bonnes parties de cartes. On jouait au tarot, à la manille, au piquet, surtout au tarot. On jouait à la banque qu’on appelait ça. C’était un drôle de jeu. Quand y en a un qui avait un joli jeu, il disait banque ! Fallait montrer plus fort que lui ; s’il gagnait, il ramassait toute la caisse… un peu comme au poker. Il y en a qui jouaient de sous, c’était des acharnés ! On dansait beaucoup, on f’sait pas des veillées pour travailler… on n’avait pas l’temps, on dansait ! Autrefois, on faisait des fois écosser les haricots, mais c’est vieux, ça… ». Sûrement, si nous entendions un habitant de Cordon évoquer les coutumes du temps passé dans son dialecte nous n’aurions aucune difficulté à le comprendre, car il est de la même souche francoprovençale que nos patois valdôtains. JeanPaul Brusson a mis ensemble deux mille mots environ du lexique du patois de Cordon, et nous pouvons être sûrs que son œuvre à le mérite d’avoir sauvé un trésor avant qu’il ne soit peut-être perdu à tout jamais. Aussi en Vallée d’Aoste a été entreprise l’œuvre de sauvegarde du trésor linguistique francoprovençal, et il faut rendre hommage à Celestino Guichardaz, Imelda Janin, Luigina Blanc, Sandrino Béchaz, Ivo Lavoyer, Aimé Chenal, Raymond Vautherin et à tant d’autres qui s’y sont attelés, sans oublier les écoliers et leurs enseignants qui participent, depuis maintenant plus de vingt ans, au Concours Cerlogne. André ZANOTTO 65