Insultes et invectives: le ton monte méchamment

publicité
10 | MM14, 4.4.2016 | SOCIÉTÉ
Participez à
notre sondage
sur la page
d’accueil de
migrosmagazine.ch
Cette semaine
Insultes et invectives: le
ton monte méchamment
A l’heure des nouvelles technologies et de la communication continue, sait-on
encore se parler? A en croire les récentes statistiques de la criminalité, on ne s’est jamais
autant insulté. Autant de dérapages verbaux qui finissent devant les tribunaux.
Texte: Patricia Brambilla
En chiffres
7873
C’est le nombre
de prévenus enregistrés
par la police
pour injure en 2015.
69,9%
C’est l’augmentation
du nombre de prévenus
pour injure entre
2009 et 2015.
300
Sources: Office fédéral de la
statistique (OFS), statistique
policière de la criminalité (SPC)
Bien qu’étant monnaie courante, la prolifération de paroles injurieuses ne reste pas toujours impunie.
S
igne des temps connectés,
les insultes fusent au quart
de tour. Jamais les noms
d’oiseaux n’ont aussi
bien volé, à en croire l’explosion
de condamnations pénales pour
injure. Un coup d’œil aux statistiques de la criminalité en Suisse
suffit: entre 2009 et 2015, on est
passé de 4632 à 7873 prévenus
enregistrés par la police pour
ce motif. Soit une augmentation
de 69,9% en six ans!
Des différences cantonales?
Si on s’invective à peu près pareillement des deux côtés de la Sarine,
le record de l’incivilité verbale
revient cependant au canton
de Vaud, qui totalise à lui seul
1499 prévenus pour l’année passée,
devançant clairement ceux de
Genève (993) et de Berne (766).
L’insulte fait donc partie du
vocabulaire courant, se faufile du
volant à la rue, en passant par
la télévision et même les préaux.
En 2015, 247 enfants de moins
de 15 ans ont dû passer devant les
tribunaux pour écart de langage.
Et si l’on s’insulte encore après
90 ans (un seul cas relevé en 2015),
on observe un pic chez les trente-
naires, qui comptabilisent le plus
fort taux de prévenus (1870 pour
cette catégorie d’âge). Enfin, les
hommes ont le verbe plus discourtois que les femmes et représentaient 75% des prévenus en 2015.
Pourquoi cette montée de ton?
En partie à cause des réseaux
sociaux, où la parole décomplexée
laisse des traces. Mais aussi par un
manque d’imagination. Plutôt que
de sombrer dans l’injure répréhensible, il suffirait de piocher dans le
répertoire du capitaine Haddock:
aucune amende n’est prévue pour
«Bachi-bouzouk iconoclaste»!
Photo: Getty Images
C’est, en francs,
l’amende qu’a dû payer
un habitant de l’Est
vaudois pour avoir traité
sa voisine
de «pétasse». Alors
que «grognasse»,
sans connotation
sexuelle, ne lui aurait
sans doute rien coûté...
SOCIÉTÉ | MM14, 4.4.2016 | 11
Votre avis
L’expert
«Au lieu de se battre en duel
comme autrefois, on va
au tribunal»
Le nombre de prévenus pour injures
a augmenté de 70% entre 2009
et 2015. Cela vous étonne?
Pas du tout. Cela fait partie de la
dégradation générale du tissu social.
Cela participe aussi d’une évolution:
au lieu de se battre en duel comme
autrefois, on va au tribunal.
Mais comment expliquez-vous
cette augmentation?
Les causes sont multiples. Il y a une
densification de la population qui fait
que les gens vivent de manière plus
rapprochée. La démographie suisse
est différente de celle du début du
siècle passé, où chacun vivait dans sa
vallée. On a peut-être perdu aussi les
manières traditionnelles de résoudre
les conflits: on ne va plus consulter
l’ancien du village, mais on s’envoie
un texto injurieux! Tous les nouveaux
modes de communication, comme les
réseaux sociaux, font que l’on se sent
plus désinhibé dans l’échange, et cela
se traduit dans la vie réelle. Peut-être
qu’il y a aussi une sorte d’agressivité
sourde en ces temps économiques
plus difficiles.
Est-ce un phénomène qui touche
essentiellement les jeunes?
Disons qu’il y a, chez les jeunes, une
banalisation du langage. Dans un
préau d’école ou dans les «salons de
tchats» d’ados, sur internet, le langage
est effectivement impressionnant.
Cela dit, dans ma jeunesse, on
s’insultait beaucoup aussi... Mais
peut-être pas avec la même intensité
et les échanges étaient contenus
dans des contextes précis.
Justement, quelle est la part jouée
par les réseaux sociaux?
Elle est énorme parce que, derrière
un clavier, on a le sentiment d’être
anonyme. Le verbe n’a pas le même
poids, ce ne sont que des caractères
sur un écran. Alors que ces mêmes
mots injurieux auront tout autant
d’effet que jetés à la figure. On a de
nouveaux modes de communication,
mais on ne maîtrise pas l’étiquette.
A cela s’ajoute le fait qu’avec
les réseaux sociaux, tout est amplifié.
Quand on se fait traiter de «goujat»
sur Facebook, tous vos amis sont au
courant. Il y a aussi ce paradoxe:
internet est devenu le lieu où tout
est permis, où tout se réalise, mais
en même temps, on met du politiquement correct à tous les étages.
Ces deux tendances s’entrechoquent.
Est-ce qu’il y a une montée
d’insultes à caractère spécifique?
Envers les femmes, surtout. Au fur et
à mesure qu’elles deviennent un
groupe social, qu’elles trouvent leur
place, que l’on parle d’égalité, elles
deviennent une cible. Regardez aux
Etats-Unis, qui est le pays du politiquement correct: Donald Trump,
candidat à la présidentielle, traite
les femmes comme si elles étaient
toutes des garces...
N’y a-t-il pas aussi un appauvrissement du langage?
Oui, c’est un phénomène réel pour
une part de la population. Le vocabulaire est plus restreint, mais c’est
assez normal sur les réseaux sociaux,
qui formatent aussi le langage. Le web
n’est pas une soirée littéraire! Même
ceux qui ont un riche vocabulaire
sont limités par le clavier, la vitesse
et la superficialité de l’outil.
On s’insulte davantage et
on porte plainte plus souvent.
La société ne devient-elle pas
de plus en plus procédurière?
Oui, on s’en remet beaucoup à la
justice pour régler les problèmes,
comme si l’on se sentait incapable
de les régler en tant qu’individu. Il y a
une judiciarisation des mœurs. Mais
la justice ne peut pas passer autant de
temps sur des cas d’injures chaque
année. Il faudrait mettre en place des
capacités de médiation, par quartier,
au travail, sur internet, pour mieux
vivre ensemble. On vit dans une société qui évolue, où la diversité des
cultures, la rapidité des échanges,
les malentendus créent des frictions
nouvelles. C’est un défi, mais on n’est
pas au bord de l’apocalypse! MM
Emilie Roulet, 25 ans, Lausanne
Philip Jaffé,
professeur
de psychologie
à l’Université
de Genève,
expert devant
les tribunaux.
«Les jeunes se parlent mal pour se
montrer dur. Ma petite sœur utilise
facilement l’injure avec ses copines,
mais ce n’est pas méchant. Ça fait
partie du langage courant.»
Predrag Milosavljevic, 28 ans,
Lausanne
«Tout dépend sans doute de l’envi-
ronnement social et du niveau
d’éducation. Mais la Suisse reste un
pays très poli, plus qu’il ne devrait.»
Manuela Schaaf, Glayre, 57 ans,
Oron (VD)
«Il y a moins de respect peut-être.
Les parents travaillent beaucoup,
sont moins attentifs. Et la base
de tout, c’est l’éducation à la maison.»
Téléchargement