JÉRÉMIE BENNEQUIN UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD OMAGE DÉS-COMPOSITION 1.0 OMAGE UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD par JÉRÉMIE BENNEQUIN OBSERVATION RELATIVE À LA DÉCOMPOSITION DU POÈME Un Coup de Dés jamais n’abolira Le Hasard OMAGE par JÉRÉMIE BENNEQUIN Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Gravée en frontispice du volume, la petite phrase s’élance puis se fractionne, flottant en lambeaux dans les pages, son corps divisé scande le Poème qui, au son du mot suprême, vacille, intimant dans sa chute l’idée principale, « Toute Pensée émet un Coup de Dés1 ». Le Hasard est roi ! Aveu contradictoire pour qui est en quête d’une Poésie où « le hasard n’entame pas un vers2 ». Rêve que réalise l’ultime Coup de dés où le vers ronge les feuilles, quasiment vierges, sillonnant « le vide papier que la blancheur défend3 ». Tout y est suffisamment nécessaire, rien de fortuit. « Le hasard vaincu mot par mot4 », non par ajout, mais par suppression. Une écriture par retrait. La destruction, Béatrice du poète, est au cœur d’Un coup de dés. Ainsi « indéfectiblement le blanc revient (…) pour conclure que rien au delà et authentiquer le silence5 ». Spectre des mots dont il convient de dissiper « l’ombre éparse en noirs caractères6 ». En résulte le poème en décomposition, ruine sur l’anéantissement du reste –vestige sans lequel il y a le vide, le Néant. Aussi, nul n’échappe aux coups du sort. Jamais. Pas même Un coup de dés, coup de génie suggérant l’errance de sa propre aventure, éloge paradoxal, d’une dynamique à la fois lente et stochastique. Un coup de dés n’abolit pas le hasard, il l’anoblit. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Mais, le hasard peut-il abolir Un coup de dés ? Parachever l’œuvre du hasard, c’est lui rendre ce qui lui appartient. À condition, certes, de remettre « cet unanime blanc conflit7 » sur le tapis. Comment ? « En creusant le vers8 ». On évide le récit. Du reste, je ne suis pas mal armé, moi l’artiste à la gomme, pour abolir Un coup de dés. Si, pour mémoire, d’un « grand cimetière » j’endommage rituellement les tomes, de l’écrivain s’étant décrit en poète au marteau je pillerai volontiers le « minuscule tombeau9 ». Reste à établir rigoureusement les règles du jeu. D’abord, le choix des armes. Pour la fortune, la pièce de monnaie, « le numéraire, engin terrible de précision –présente, face une figure sereine et, pile, le chiffre brutal universel10 ». Pile ou face ? Pile, le vers est sauf, et face… Mais non. Abolir Un coup de dés à coup de dés. On ne peut plus cohérent. En accord avec l’étymologie du mot hasard, az-zahr qui en arabe signifie « le dé », on dévoile ainsi la tautologie de l’axiome initial : un coup de dés jamais n’abolira le dé. Quand il tombe à l’arrêt –éclipse du hasard– l’incertitude disparaît. Ensuite, question cruciale, quelle doit être au juste, dans le détail, la cible de chaque coup ? Quelle serait, sur le plan poétique, la particule élémentaire d’Un coup de dés ? Le mot ? Radical princier auquel, c’est dire, « le poète cède (…) l’initiative ». Mieux, la lettre, atome indivisible. Sachant que l’alphabet du poète correspondrait théoriquement à « l’orthographe, des antiques grimoires », dépourvus de J et de V, « avec ses vingt-quatre signes, cette littérature exactement dénommée les Lettres11 », tandis qu’il utilise en pratique les vingt-six caractères du classique abécédaire. Encore dans sa préface au Coup de dés de la première édition Cosmopolis de 1897 l’auteur n’évoque-t-il pas « la Page [en fait, la Double page] : celle-ci prise pour unité comme l’est autrepart le Vers ou la ligne parfaite12 » ? Alors, comment décomposer le poème ? À mesure d’« une ligne par page à emplacement gradué13 » ? Au mot, à la lettre ? Cependant, Charles Baudelaire : « il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard14 ». Cette chose, n’est-ce pas le son ? « Chaque syllabe est d’or15 », lit-on par ailleurs dans les fragments rescapés du Livre. Telle est la molécule, sonore, de la partition visuelle d’Un coup de dés. Cette note sacrée dans le mot, dans le verbe, donne à la langue sa force évocatoire, éveille chez le « lecteur habile16 » un désir d’incantation. Que ne puis-je en effet lire ce poème sans le dire à haute voix ou, plus exactement, à voix basse, comme on récite un psaume, en murmurant pour soi. Donc, atteindre Un coup de dés en sa substance moléculaire –le pied– éteindre à tout hasard cette Musique, en jouant les syllabes au dé. Concrètement, à partir du graphème initial –Un– le premier lancé détermine, au sein d’une constellation liminaire de six sonorités distinctes, l’extinction phonétique –visuellement symbolisée par l’effacement radical des signes graphiques qui coïncident sur la page– de la syllabe correspondant, dans l’ordre conventionnel de la lecture, au nombre issu du premier jet. Disparition originaire désignant, en négatif, de par son absence ou « inanité sonore », la prochaine syllabe, laquelle succède désormais à l’endroit laissé vacant, nouveau graphème à partir duquel un second lancé aura lieu dont résultera, selon le principe indiqué, une autre ablation substantielle, et ainsi de suite, suivant une succession purement aléatoire d’opérations chirurgicales, partielle et partiale, dans le corps du texte, « le tout sans nouveauté qu’un espacement de lecture. Les “blancs”, en effet, (…) comme silence alentour17 ». Du reste, la mise en abîme d’Un coup de dés ne saurait vraisemblablement prendre effet que dans la répétition du processus de mise en péril imaginé. À moins que le dé, par une impeccable succession d’as –la présence d’un public faisant foi– n’anéantisse d’un coup –chose improbable– toutes les notes du chant poétique, l’abolition du poème devrait logiquement nécessiter un certain nombre d’essais. Encore toute reprise, ou performance, se jouera-t-elle à partir de la version partiellement décomposée qui la précède, augmentant à chaque fois la probabilité du néant, jusqu’à la disparition intégrale –excepté peut-être une constellation de cinq syllabes survivantes au maximum– dans un ultime volume ponctuant une première série de X opus, respectivement intitulés Dés-composition 1.x (le numéro 1.0 reprenant sans l’entamer le texte original), à terme réunis dans un coffret : œuvre de résistance d’Un coup de dés à l’épreuve du hasard où les vers, auxquels en effet nous aurons touchés, vérifieront de concert l’équation capitale du poète que je cite, que j’évoque, dont je préserve le Mystère en invoquant son ouvrage sans le nommer. Le hasard jamais n’abolira Un coup de dés. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 387. 2 Lettre à François Coppé, décembre 1866, Correspondance, I, Paris, Gallimard, 1987, p. 234. 3 « Brise marine », Pléiade, op. cit., p. 122. 4 « Le Mystère dans les lettres », Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, 2003, p. 288. 5 Id. Ibid. 6 « Quant au livre », op. cit., p. 276. 7 Pléiade, op. cit., p. 42. 8 Lettre à Henri Cazalis, avril 1866, op. cit., p. 207, 208. 9 « Quant au livre », op. cit., p. 275. 10 « Divagations », op. cit. 11 « La musique et les lettres », Ecrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1998, p. 370. 12 Un coup de dés…, op. cit., p. 391. 13 « Quant au livre », op. cit., p. 279. 14 Charles Baudelaire, « Théophile Gautier », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 117. 15 « Notes en vue du Livre », Pléiade, op. cit., p. 549-625. 16 Un coup de dés…, op. cit., p. 391. 17 Id. Ibid. 1