Les pirates du capitalisme

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Philippe Escande
Solveig Godeluck
Les pirates
du capitalisme
Comment les fonds d’investissement
bousculent les marchés
Albin Michel
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© Éditions Albin Michel, 2008
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Pour Raphaël
À Annie pour sa patience
À Alice, Mylene, Simon, Julien
pour leur impatience
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Introduction
«þLes affairesþ? C’est bien simple, c’est
l’argent des autres.þ»
Alexandre Dumas fils,
La Question de l’argent
La vidéo a fait un tabac sur Internet en 2007. Elle ressemble à un clip de promotion immobilière. Travelling
sur un appartement de 26 pièces en triplex sur Park Avenue, l’artère la plus chic de ManhattanÞ: salons, bibliothèques, une salle de réception de 20 mètres de long et
«Þdes cheminées dans chaque pièce, sauf dans les cuisinesÞ», précise la voix off. Suivent d’autres résidences de
rêve survolées en hélico, à la mer, à la montagne, piscines géantes, golfs 18 trous, lacs, forêts, chevaux… Ces
propriétés ne sont pas à vendreÞ: elles appartiennent à
Henry Kravis, l’un des princes de l’argent des années
2000. Chaque heure de chaque jour que Dieu fait, ce
financier américain gagne 51Þ369Þdollars, calcule la
vidéo – un salaire que la plupart de ses compatriotes
aimeraient recevoir pour une année entière.
Que fait-il donc dans la vieÞ? Rien de bien extraordinaire en apparence. Kravis achète et vend des entreprises. Il y a une trentaine d’années, il a créé ce que l’on
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appelle un fonds d’investissement et grâce à ce coup de
génie il se retrouve aujourd’hui à la tête d’un empire.
Les sociétés qu’il possède pour quelques années
emploient plus de 450Þ000Þpersonnes, l’équivalent de la
ville de Lyon, et leurs ventes annuelles dépassent celles
cumulées de Microsoft, Coca-Cola et Disney.
Ils sont nombreux depuis le début des années 2000,
ces financiers enrichis à la vitesse de la lumière, et qu’on
montre du doigt, comme sur ce clip qui entend faire «Þla
guerre à la cupidité1Þ». Ils ont profité d’une ère exceptionnelle d’argent facile pour faire leurs emplettes.
Fabricants de matelas, de cigarettes, de prises électriques, d’automobiles, compagnies aériennes ou producteurs d’électricitéÞ: aucune industrie, aucun secteur,
aucun marché ne leur fait peur. Pourtant, ils demeurent
fondamentalement des capitalistes de l’ombre. Ils ne
sont jamais venus expliquer au public qui ils étaient et à
quoi ils servaient. Le commun des mortels découvre
donc leur existence sur le tard, quand un fonds fait
faillite et menace la stabilité mondiale, ou bien quand
un champion national est sur le point de tomber dans
leur escarcelle.
Les nouveaux princes de l’argent font peur. On les
accuse, en vrac, de licencier, de délocaliser, de fermer
des usines, de pousser à la faillite. On les traite de spéculateurs, de parasites qui sucent le sang des entreprises.
On les rend responsables des sautes d’humeur du marché et même de la crise financière de l’été 2007. Faut-il
les interdire, les surveiller, les réglementerÞ? Au plus
haut niveau de l’État, en France comme en Allemagne
et même aux États-Unis, la question est posée.
1. War on Greed (www.warongreed.com).
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INTRODUCTION
Nous avons cherché à savoir si les fonds étaient dangereux. A contrario, nous nous sommes demandé en
quoi ils pouvaient être utiles. Durant plus d’un an nous
avons tenté de progresser dans cette jungle des fonds,
avec pour unique boussole la volonté de comprendre
quel était leur impact sur l’économie réelle. Nous avons
rencontré leurs dirigeants, des plus puissants, comme
Henry Kravis ou son concurrent David Bonderman, aux
plus modestes, mais aussi des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des employés, des économistes. Ils racontent
tous l’histoire d’un monde qui change, parfois en bien,
parfois en mal. Un monde où l’argent circule plus vite
que les hommes. Un monde où l’économie tout entière
baigne dans la finance. Un monde qui s’est donné pour
loi suprême la dictature de l’actionnaire.
Ce voyage nous a permis de démêler l’écheveau compliqué des fonds, auquel personne ne comprend rien.
D’abord qu’est-ce qu’un fondsÞ? Rien d’autre qu’une
énorme tirelire dans laquelle des millions d’individus ou
d’organisations et pléthore d’États versent leurs économies. Un gestionnaire de fonds est donc un monsieur
qui ne joue pas avec son propre argent mais avec celui
des autres, qu’on a bien voulu lui confier. Les plus
connus sont les fonds de pension, qui reçoivent les contributions de milliers de salariés pour leur verser plus tard
une retraite. Des investisseurs prudents. Ce n’est pas le
cas de ces nouveaux pirates, ceux qui sont au cœur de
ce livre. Les hedge funds, par exemple, ou fonds spéculatifs, sont des casse-cou qui achètent et vendent le plus
rapidement possible tout ce qui peut se négocier sur les
marchésÞ: actions, pétrole, or, dette… Et puis, et ce sont
probablement ceux qui font couler le plus d’encre ces
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derniers temps en France, sont arrivés les fonds d’investissement, comme celui de Kravis. Des gens qui ne se
contentent pas d’acheter des bouts de sociétés cotées,
mais qui les avalent tout entières, et qui vont même battre la campagne pour dénicher des entreprises familiales à vendre.
Les fonds constituent donc une jungle bigarrée où
l’on rencontre des tigres, des éléphants, des singes, des
serpents et des gazelles. Un bestiaire aussi varié que le
monde des affaires peut l’être. De braves fonctionnaires
en petit costume gris croisent des milliardaires people
au sourire carnassier. Des princes en djellabas côtoient
des aventuriers en bottes de cow-boy, des mères de
famille, des banquiers chic et des intellectuels tourmentés. Ils ne représentent que quelques pour-cent de
l’ensemble de l’argent placé en Bourse dans le monde,
mais leur influence est considérable. Car ils sont actifs et
puissants. Rien qu’en France, les entreprises possédées
par les fonds d’investissements emploient plus d’un million et demi de personnes, plus que l’Éducation nationaleÞ!
Il est temps d’apprendre à connaître ces prodigieux
financiers, car ils sont là pour durer et sont des agents
profonds de transformation du capitalisme moderne.
Notre voyage commence un certain mois d’aoûtÞ2007,
du côté de la Californie…
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ChapitreÞpremier
Feu de broussaille
Pour mettre le feu à la planète finance, il n’a fallu
qu’une petite étincelle. On croyait qu’elle viendrait de
Chine ou de Wall Street, de ces fonds qui jonglent avec
les milliards des autres. Ce sont finalement les ménages
les plus modestes d’Amérique qui ont allumé la mèche.
Comme Cynthia et Joe Esperazas. Ceux-là regretteront longtemps de ne pas avoir lu en détail les petites
notes figurant au bas de leur contrat. Pour acheter la
maison de leur rêve dans la vallée de San Fernando en
Californie, ils ont emprunté il y a trois ans plus de
300Þ000Þdollars auprès de la société Countrywide, un
établissement spécialisé dans le crédit immobilier. Les
deux premiers mois, le taux d’intérêt n’était que de
1Þ%, puis il s’est mis à grimper de plus en plus, de
2,8Þ% à près de 9Þ%. À la fin du contrat il devrait
approcher les 10Þ%.
Cela signifie que leur maison leur coûte de plus en
plus cher. Pire mêmeÞ: puisqu’ils ne payent pour l’instant que les intérêts, le montant de leur emprunt
s’alourdit de mois en mois. Les 326Þ000Þdollars de
leur prêt initial sont devenus 344Þ000, trois ans plus
tard. «ÞOn nous avait dit que les taux resteraient à peu
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près les mêmes1Þ», confie Cynthia Esperazas, désespérée. Sa famille ne pourra bientôt plus suivre ce
rythme infernal. Car aux États-Unis, la règle est
claireÞ: au bout de trois mensualités non réglées, le
financeur peut saisir la maison pour la revendre. Ils
sont des centaines de milliers dans tout le pays, ces
ménages à petits revenus, appelés subprimes2, alléchés par les offres d’intermédiaires sans scrupule et
qui se retrouvent piégés par la baisse de l’immobilier
et l’imagination débridée de financiers avides.
Dans la seule Californie, les saisies de maisons ont
explosé de 800Þ% en ce début 2007. La crise du crédit
hypothécaire se profilait pourtant depuis des mois. Mais
de là à ce que les troubles de l’immobilier américain fassent vaciller les Bourses mondiales et donnent des frissons aux banques centralesÞ! Le scénario paraissait
farfelu.
Quand les principales places ont commencé à tanguer
en févrierÞ2007, à cause de chiffres décevants dans
l’industrie américaine du subprime, l’affolement a été
1. «ÞBorrowers hit as refinancing options vanishÞ», The Financial
Times, 17Þaoût 2007.
2. Terme qui désigne les emprunteurs à risque car à faible
revenu, par opposition au «ÞprimeÞ», catégorie d’emprunteurs à
revenu confortable. Les subprimes présentant un risque de défaut
de paiement beaucoup plus important, le prêteur, banque ou promoteur, leur fait payer plus cher. Les taux, habituellement entre 4
et 6Þ%, peuvent ainsi augmenter pour cette population jusqu’à
12Þ%. Tant que l’immobilier était en hausse, les banques y
gagnaient, même en cas de saisie de la maison, et l’emprunteur
pouvait toujours trouver un nouveau crédit pour rembourser le précédent puisque la valeur de sa maison avait augmenté. Le taux de
défaut restait donc limité autour de 3 à 4Þ%. Il a grimpé cette année
à plus de 20Þ%.
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FEU DE BROUSSAILLE
de courte durée. Mais la fragilité s’est confirmée dès
avril avec la faillite du numéro deux du secteur aux
États-Unis, le prêteur New Century. Une bonne «ÞcorrectionÞ» s’imposaitÞ: pas de quoi s’inquiéter, a considéré la
Réserve fédérale. En mai, Ben Bernanke, le patron de
l’institution bancaire, a rassuré la terre entière, indiquant que cette petite crise n’aurait pas d’effet de
contagion sur le reste de l’économie. Mais il a vite dû
manger son chapeau. En juin, la vénérable banque
d’affaires de Wall Street, Bear Stearns, a avoué les difficultés de deux de ses fonds qui avaient goulûment
investi dans le crédit hypothécaire. Le crédit des pauvres
avait contaminé la fortune des riches.
Dès lors, les mauvaises nouvelles se sont succédé à un
rythme accéléré. Plusieurs banques européennes ont été
touchées par le virus à cause de leurs engagements dans
le subprime américain. Après la déroute de la banque
régionale IKB en Allemagne, c’est Baudouin Prot, le
patron de BNP Paribas, qui a jeté un froid sur les Bourses mondiales le 9Þaoût. Arguant qu’il était devenu
impossible de déterminer la valeur des actifs étant
donné les conditions extrêmes du marché, la première
banque française a annoncé le gel de trois de ses fonds,
interdisant de facto aux investisseurs paniqués de retirer
leur argent. Dans la psychologie boursière, empêcher
quelqu’un de récupérer son pécule sur-le-champ, c’est
un peu comme retirer leur droit de vote aux électeursÞ:
le début d’une dictatureÞ! Circonstance aggravante, à
l’occasion de la publication des résultats de BNP Paribas
neuf jours plus tôt, Baudouin Prot avait promis que les
investisseurs pourraient se désengager quand ils le souhaiteraientÞ: «ÞLa liquidité est totalement assuréeÞ»,
avait-il plastronné. C’est l’un de ses lieutenants qui a dû
justifier la marche arrièreÞ: «ÞLa semaine dernière, la
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liquidité était assurée, aujourd’hui il n’y a plus de
prix1Þ», a platement constaté Alain Papiasse. Ah bonÞ? Et
il faudrait continuer à croire le boniment de ces banquiers qui naviguent à vueÞ? Les clients se sont rués pour
vendre, en France, aux États-Unis et ailleurs. Là, les
cours ont vraiment dégringolé.
Devant cette Bérézina, les banquiers centraux ont
enfin déployé les grands moyens. Jean-Claude Trichet,
le patron de la Banque centrale européenne, a autorisé
l’injection de 95Þmilliards d’euros dans le circuit bancaire européen, plus que ce qu’elle avait lâché sur les
marchés le lendemain des attentats du 11Þseptembre
2001… et ce n’est qu’un débutÞ: d’autres perfusions suivrontÞ: jusqu’à 350Þmilliards d’euros le 18ÞdécembreÞ!
Aux États-Unis, Ben Bernanke, qui avait reconnu en
juillet que la crise «ÞimmobilièreÞ» pourrait être plus longue et plus dure que prévu, a procédé, lui aussi, à des
distributions d’urgence pour étancher la soif des banques, devenues tellement méfiantes qu’elles refusaient
désormais de se faire crédit entre elles. Le Japon, le
Canada, l’Australie, tous les sages se sont concertés pour
noyer la panique sous les liquidités, jour après jour,
jusqu’à ce que le calme revienne à peu près. À quel
prixÞ!
Cahin-caha, les affaires sont reparties. Mais le subprime a cassé l’ambiance. Fini le crédit facile pour les
entreprises, finies les OPA géantes financées par les banques. Les moralisateurs ont fait leur retour sur scène.
Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se sont fendus d’une
lettre réclamant plus de «ÞtransparenceÞ» sur les mar1. Elsa Conesa, «ÞLes banques françaises sanctionnées sur les crédits immobiliers à haut risqueÞ», Les Échos, 10-11Þaoût 2007.
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chés financiers, de nouveau montrés du doigt. On a également honni les agences de notation, qui n’avaient pas
su anticiper les défauts de paiement en cascade. Les
banquiers centraux ont eu droit aux critiques de ceux
qui auraient voulu qu’ils volent au secours de l’économie plus vite, et de ceux qui les ont au contraire jugés
trop fébriles. Même la Grande-Bretagne a dû ravaler de
sa superbe lorsque Northern Rock, une banque
moyenne spécialisée dans le crédit hypothécaire, a été
contaminée. Une foule de clients sont venus retirer toutes leurs économies, faisant serpenter des queues interminables aux portes de l’établissement, comme une
évocation sinistre de la grande crise de 1929. Dans l’affolement, la banque d’Angleterre, qui s’était refusée jusque-là à toute intervention, a dû renflouer Northern
Rock et garantir les dépôts des clients pour enrayer la
panique.
La crise a fini par toucher l’ensemble du monde développé et par se diffuser à toute la vie économique. Les
Bourses ont plongé de plus belle début 2008. Cerise sur
le gâteau, les déboires de la Société Générale, qui a perdu
4,9 milliards d’euros en trois jours à cause d’un trader
hors de contrôle, ont relancé le procès de la finance folle.
Comme si Daniel Bouton, le patron de l’établissement,
n’était pas déjà suffisamment ébranlé par 2,6 milliards
d’euros de pertes liées aux crédits subprimes... Et le
grand déballage n’est sans doute pas terminé1.
1. Le montant des dépréciations réalisées par les grandes banques mondiales atteignait 150 milliards de dollars en février 2008,
mais une étude de Goldman Sachs parue quelques mois plus tôt
envisageait jusqu’à 400 milliards de dollars de dégâts à cause du
subprime. Sans compter la valse des dirigeants – Bear Stearns, Citigroup...
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Comment une étincelle a-t-elle suffi à faire flamber la
forêtÞ? Car c’est bien ce qui s’est passéÞ: les malheurs de
la famille Esperazas et de ses compatriotes peu fortunés
ont fait trembler les sorciers de Wall Street. Ils ont surtout ôté leur principal moyen aux nouveaux venus de la
finance, les fonds d’investissement, qui profitaient jusque-là de l’argent facile et du crédit abondant pour faire
des affaires.
En plus de cette étincelle, il fallait de la broussaille
sèche pour alimenter les flammes et du vent pour propager l’incendie. C’est l’extraordinaire développement
du marché du crédit, poussé par des taux très bas qui a
fourni le combustible indispensable. Quant au vent qui
porte les flammes au-delà des frontières, c’est le doute.
Tout d’un coup, plus un seul financier sur les cinq
continents qui ne se demande si, dans son portefeuille,
il n’a pas lui aussi un peu de ce maudit subprime. Car
l’innovation débridée de ces dernières années a favorisé
une dispersion sans précédent du risque, infiltré partout
et quasi invisible. Les financiers, banquiers, hedge
funds, fonds d’investissement, ont transformé les dettes
en produits commerciaux négociables, mélangeant
ensemble des dizaines d’entre eux, saupoudrant ici ou
là un peu de subprime. Il est tout à fait vraisemblable
qu’un petit bout des mensualités de remboursement
que versent avec difficulté Cynthia et Joe aboutisse dans
les comptes d’un assureur de Sydney ou de Francfort, en
même temps que les traites d’un industriel du Texas ou
d’Angleterre.
Résultat, ce ne sont plus les quelque 1Þ300Þmilliards
de dollars du marché du subprime américain, ni même
celui, dix fois plus gros, du crédit immobilier qui sont
concernés par les problèmes de fin de mois des ménages
californiens en difficulté, mais l’immense marché du
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crédit privé (c’est-à-dire hors dette des États), qui, aux
États-Unis et en Europe, frôle les 30Þ000Þmilliards de
dollars, plus que le total de la BourseÞ! L’économie, en
tout cas celle des pays riches, vit à crédit et le crédit ne
se trouve plus à la banque mais sur un grand marché
planétaire. C’est lui qui a vacillé en 2007, mettant fin à
une décennie dorée.
Dans le rôle du pompier pyromane, voici les banques.
Elles étaient auparavant les principales prêteuses et gardaient durant vingt ans dans leurs comptes les risques
des clients industriels et particuliers à qui elles avaient
avancé des fonds. Aujourd’hui, elles sont devenues de
gigantesques chefs d’orchestre, capables d’arranger et
de fournir en un temps record tout l’argent du monde
à leurs bons clients moyennant de confortables honoraires. Elles étaient les gardiens du temple, elles en sont
devenues les marchands. Ce faisant, elles ont ouvert la
voie à de nouveaux acteurs désireux d’exercer les
métiers dont elles ne voulaient plusÞ: ceux de financeur
d’entreprises, d’actionnaire impliqué, ou encore de spéculateur.
Alors, sont-ils responsables de la crise actuelle, ces
fonds en tous genresÞ? En tout cas, ils ont activement
soufflé sur les braises. Moins de deux mois avant la crise,
le mythique fonds d’investissement américain KKR multipliait encore les rachats d’entreprises au moyen de la
dette, comme le distributeur britannique Alliance Boots,
pour plus de 15Þmilliards d’euros. Premiers bénéficiaires, avec les promoteurs immobiliers, du fantastique
marché de la dette qui s’est développé en une décennie,
fonds d’investissement et hedge funds ont largement
contribué au gonflement de la bulle du crédit qui a brutalement explosé en cet été pourri de 2007.
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Mais la bulle a des causes plus profondes. Tout a commencé avec la baisse massive des taux d’intérêt aux
États-Unis, six ans plus tôt, afin de relancer une économie déprimée par le krach Internet, puis par l’attentat
des tours jumelles à New York. Soutenus artificiellement
par le crédit pas cher, les prix se sont mis à monter, qu’il
s’agisse d’acheter des maisons ou des entreprises. La
machine haussière s’est emballée lorsque l’ensemble du
marché du crédit a voulu goûter aux joies de la titrisation. Cette technique ancienne consiste à transformer
n’importe quelle promesse d’argent futur en un titre
négociable sur le marché, comme une vulgaire action
ou une obligation. Un fournisseur me doit de l’argentÞ?
Je transforme cette créance en un titre, je vends ce titre
et j’empoche l’argent tout de suite moyennant une
petite ristourne. Je peux même la découper en petits
bouts, à l’image des actions pour les entreprises, chaque
détenteur de ces nouveaux titres recevant une partie du
remboursement.
Un jeu dans lequel les Américains sont passés maîtres1. L’intérêt pour les émetteurs de titres est de multiplier les acheteurs, donc de créer un marché profond et
riche pour la dette, où l’on peut se financer en abondance et pour pas cher. Il est surtout de se débarrasser
du risque que le débiteur ne paye pas ses dettes à
l’échéance. Le phénomène prenant de l’ampleur,
l’innovation a explosé. Des matheux issus de la banque
1. Certains financiers ont même inventé les «Þobligations de la
mortÞ». Ils rachètent à des gens leur contrat d’assurance-décès et
touchent la prime à leur mort à la place des bénéficiaires. Ces titres
un peu particuliers peuvent aussi être cédés à n’importe qui sur le
marché. On imagine aisément les dérives auxquelles ce genre de
produits peut conduire…
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FEU DE BROUSSAILLE
ou de hedge funds ont créé de nouveaux instruments
extraordinairement sophistiqués dans lesquels les dettes
de propriétaires immobiliers ou d’entreprises rachetées
par des fonds d’investissement se fondent pour produire
le rêve absolu mais utopique de l’investisseur financierÞ:
du rendement sans risque.
La possibilité de faire acheter de la dette par les riches
caisses de retraite (fonds de pension) ou les assureurs a
encore accru considérablement la demande pour ces
produits. Mais ces investisseurs exigeants n’achètent un
produit financier que s’il est labellisé trois étoiles – d’où
l’entrée en scène des agences spécialisées dans la notation de la dette des entreprises, des pays ou des produits
financiersÞ: StandardÞ&ÞPoors, Moody’s ou Fitch. Ces
sociétés privées sont payées pour calculer le risque de
défaillance attaché à chaque titre. La note AAA, chez
StandardÞ&ÞPoors, garantit une sécurité maximale, tandis qu’à partir des B on tombe dans la catégorie des
investissements périlleux. Ces efforts de rationalisation
permettent eux aussi d’abaisser le coût de la dette, en
ajustant très exactement l’offre aux besoins de chacun.
Résultat, il devient plus intéressant de vivre à crédit
qu’au comptant. C’est ce qu’ont fait les Américains. La
spirale inflationniste s’est mise en place, nourrie par un
afflux de liquidités en provenance des pays émergents
comme la Chine ou les monarchies pétrolières. Les étapes suivantes sont faciles à deviner. Acheter une maison
somptueuse, son concurrent de toujours ou la plus belle
entreprise du secteur devient un jeu d’enfant. Les prix
montent, la Bourse s’envole, la spéculation échauffe les
esprits. Les instruments financiers se font tellement
complexes que seuls quelques spécialistes parviennent à
les comprendre. Or les nouveaux acheteurs, eux, se
recrutent dans un public toujours plus large et moins
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LES PIRATES DU CAPITALISME
connaisseur, à l’image de ces ménages que l’on vient
démarcher pour leur vendre la lune à crédit, ou des
hedge funds de pacotille qui se mettent à pousser
comme le chiendent après la pluie. «ÞQuand mon chauffeur commence à me donner des conseils boursiers, je
sais qu’il est temps de vendreÞ», avait coutume de dire
Rockefeller.
Vient alors la dernière étape. Plus grande a été
l’euphorie, plus fort sera le rejet. Avec la faillite des subprimes immobiliers, des investisseurs sur la planète
entière se retrouvent tout d’un coup avec des titres dont
plus personne ne veut. Dès lors, les banques, grands
architectes de ce nouvel ordre, retirent précipitamment
le tapis et ferment les portes à double battant. Puisque
plus personne ne veut acheter de la dette, elles ne font
plus crédit. Gare à ceux qui se retrouvent avec les doigts
coincés dans la porteÞ!
Un âge d’or se termine, celui de l’argent facile, très
facile même pour certains qui ont amassé des fortunes
colossales en se goinfrant de dette. Mais les barbares du
capitalisme financier ne vont pas disparaître pour
autant. Ces rois du hedge fund, du private equity, du
LBO (leveraged buy-out), qui paradent à Greenwich ou
à Saint-Tropez et transpirent à New York ou à Londres
agacent, abusent parfois, mais on ne peut plus se passer
d’eux.
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