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dossier brexit
LUUK VAN MIDDELAAR« BREXIT, BON
L’ancien conseiller d’Herman Van Rompuy prône une
troisième voie entre « la pure vision dénuée d’action »
et « le pragmatisme sec qui n’inspire plus ».
Et appelle à regagner la confiance du citoyen.
ENTRE T IEN : GÉRALD PAPY
E
crivain et philosophe néerlandais,
Luuk van Middelaar a été le conseiller du premier président du Conseil
européen, Herman Van Rompuy, de
2010 à 2014. Son regard sur le séisme
qui frappe l’Union européenne.
Quelle est la cause principale du
rejet de l’Union européenne par les
Britanniques?
Les Britanniques avaient le choix entre
le calme économique du statu quo (Remain) ou un nouveau contrôle, en partie
fictif, de l’immigration (Leave). Ils ont
choisi la seconde option. L’immigration
a été le sujet central de la campagne. Le
camp du Brexit voulait « reprendre le
contrôle de notre pays », un slogan qui
englobe d’une part le rejet des immigrés
voire la haine de l’étranger, d’autre part
l’inquiétude par rapport à la perte de souveraineté et au « pouvoir de Bruxelles ».
On constate un clivage sociologique entre
Londres, majoritairement partisane du
maintien dans l’Europe, et le nord de l’Angleterre, où l’ancien électorat travailliste
n’a pas suivi la recommandation de vote
du parti Labour. C’est le résultat de la fracture entre l’économie ouverte qui profite
de la mondialisation, dont la capitale britannique est l’un des très grands centres
économico-politico-culturels mondiaux,
et l’économie des territoires désindustrialisés depuis l’époque Thatcher, y
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compris d’anciennes régions minières,
qui n’ont pas su se moderniser. En ce sens,
au-delà du rejet de l’Europe qui est réel,
le Brexit est aussi un rejet de la mondialisation. On l’observe dans toutes les
grandes démocraties occidentales. Je
pense bien sûr au « trumpisme » américain. Les classes moyennes ne croient
plus que l’économie ouverte constitue
un bon deal pour elles, comme elles ont
bien voulu y adhérer entre 1975 et 2008,
année où la crise financière a éclaté.
Rétrospectivement, y a-t-il quelque
chose que vous ne referiez pas,
comme conseiller d’Herman
Van Rompuy, pour éviter ce qui
s’est passé?
Côté européen, les dirigeants ont très
peu à se reprocher. Ils ont concédé à David Cameron ce qu’il voulait lors du sommet de février 2016. Ensuite, ils se sont
« Le Brexit est une
amputation, mais
pas un coup mortel »
tus tout au long de la campagne pour ne
pas sembler interférer dans une affaire
britannique. Même si cette question
nous concerne tous ! Il est sage également qu’on soit revenu de l’idée que Londres envoie tout de suite la lettre officielle
de demande de divorce, la « notification »
dans le désormais célèbre article 50 du
Traité de l’Union européenne (lire page
50). Elle s’expliquait sans doute par la
frustration et la colère du moment.
Surtout, il est vital que la responsabilité
politique du déclenchement de la procédure pour le Brexit – tous les désastres
économiques et politiques possibles côté
anglais – soit bien assignée au nouveau
Premier ministre. C’est lui ou elle qui devra porter le blâme et non David Cameron qui, de toute façon, est devenu un
dead man walking, politiquement parlant. On sent déjà poindre l’hésitation
du côté de son rival Boris Johnson.
Pensez-vous que le retrait du
Royaume-Uni puisse être une
opportunité pour l’Europe de se
réinventer? Si oui, comment?
Je ne crois pas du tout à la thèse, entendue parfois aussi en Belgique, « plus de
bâtons britanniques dans la roue européenne, bon débarras ». Quelle illusion !
Regardez les faits. Les Britanniques ne
sont ni dans la zone euro ni dans Schengen. Leur départ ne nous aide donc en
rien pour surmonter les deux grandes
crises du moment. Contrairement à ce
qu’on pense, Londres ne nous a pas empêchés d’avancer, par exemple sur l’union
bancaire qui a permis à l’union monétaire
de franchir le cap de la crise. Les désaccords étaient parmi nous, notamment
entre Français et Allemands. Raymond
Aron parlait d’« optimisme catastrophique » par rapport au marxisme. Certains à Bruxelles tombent dans cet excès.
LE VIF • NUMÉRO 26 • 01 .07.2016
DÉBARRAS? QUELLE ILLUSION! »
CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE
amputation, mais pas un coup mortel.
Il faut montrer que l’Union demeure le
cadre où ils inscrivent notre avenir commun – c’est la perspective. Il est urgent
pour nos dirigeants de maîtriser et canaliser les forces destructrices ainsi
déchaînées. Cela ne se fait pas avec des
déclarations faciles et béates, mais avec
de vraies initiatives.
Pour le philosophe néerlandais, les dirigeants européens doivent
« mieux écouter la colère qui s’exprime ».
Qu’attendez-vous des dirigeants
européens après le Brexit?
Le Brexit est plus un danger qu’une
chance. Il déchaîne des forces destructrices. D’abord à l’intérieur de l’Etat
sortant (implosion des deux grands partis, indépendance possible de l’Ecosse,
etc.) mais aussi pour les 27 qui ne sont
pas à l’abri d’un risque de « contagion
LE VI F • NUMÉRO 26 • 01 .07. 201 6
politique » du retrait britannique. Il n’a
échappé à personne que Marine Le Pen
en France et Geert Wilders aux Pays-Bas
ont demandé un référendum dans leur
pays quasiment dès l’aube du 24 juin.
La tâche des dirigeants européens
est donc de garder un sens des proportions et de tracer une perspective.
Sens des proportions : le Brexit est une
Que proposeriez-vous pour redonner
confiance en l’Europe aux citoyens
européens?
La confiance est un mot clé. On ne la
regagne qu’avec une combinaison
d’actes et de paroles. Ni la pure vision
dénuée d’action, ni le pragmatisme sec
qui n’inspire plus. Un sujet qui s’y prête
et qui résonne avec le thème et les inquiétudes exprimés lors du référendum
britannique, c’est la sécurité à nos frontières. Même si la frontière est un sujet
délicat en regard de la souveraineté nationale, il me semble que les citoyens
reconnaissent parfaitement que l’Europe doit faire davantage pour la sécurité à nos frontières extérieures communes. La crise des réfugiés a marqué
notre imaginaire, pour le meilleur et
pour le pire. La réplique européenne au
slogan sur la « reprise du contrôle de
notre pays » doit être ferme. Ce contrôle,
nous ne pouvons l’avoir que tous ensemble. Cela requiert de la part des dirigeants européens – et des milieux
bruxellois – de mieux écouter la colère
qui s’exprime. Il faut un meilleur équilibre entre la liberté de circulation à l’intérieur et la protection vis-à-vis de l’extérieur. Sinon, on va vers l’abîme. Bien
sûr, il faudra également avoir une monnaie commune sur des meilleures bases.
Mais, dans ce domaine, on ne peut rien
attendre avant les présidentielles françaises du printemps 2017. ◆
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