dossier_medical_revu.. - Association Française des Hémophiles

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Biomécanique des membres inférieurs
et prise en charge médicale de la cheville
chez le patient hémophile
Il est nécessaire de considérer le membre inférieur dans sa totalité et non comme
la juxtaposition d’articulations indépendantes. La prise en charge orthopédique ne
doit donc pas se limiter à l’articulation douloureuse, mais doit être considérée dans
son ensemble, afin de maintenir l’organe de la marche.
Le Pr Benoît Polack et le Dr Joseph-Guy Asencio se sont associés pour présenter
conjointement au conseil scientifique de l’AFH et aux lecteurs de notre revue la
question de la biomécanique des membres inférieurs rapportée plus particulièrement à la prise en charge médicale de la cheville chez le patient hémophile.
Eléments de biomécanique des
membres inférieurs
Le passage de l’être humain à la station
debout s’est accompagné d’un profond remaniement de l’appareil locomoteur. En effet,
le train arrière du quadrupède a une biomécanique qui peut être simplifiée à l’extrême, comme le montre le schéma 1. Le
principal élément de la statique animale est
que le poids du corps est réparti sur quatre
appuis. De plus, les principaux modes de
déplacement vont utiliser un appui tripodal à
vitesse lente, ou un appui bipodal à vitesse
moyenne. Seuls les déplacements rapides
(galop) vont avoir des périodes d’appuis
monopodaux.
Chez le bipède, tous les déplacements vont
imposer un appui monopodal. En outre, les
Schéma 1
Statique du quadrupède
Schéma 2
Statique du bipède
différentes parties des membres inférieurs ne
sont pas dans le même axe. Pour faciliter les
mouvements, les os ne sont pas alignés dans
la ligne de poids du corps. Comme cela est
visible sur le deuxième schéma, il existe au
niveau du fémur deux angulations pour le
raccordement au bassin : le col du fémur se
dirige vers le haut et vers l’avant pour
rejoindre l’articulation du bassin. Au niveau
du genou, le fémur fait de nouveau un angle
pour se raccorder au tibia. Tous ces angles
créent des contraintes importantes sur les
cartilages articulaires.
dossier
Science et médecine
Le dernier élément qui vient ajouter des
contraintes sur les articulations est cependant absolument nécessaire pour permettre
la marche, puisqu’il s’agit des muscles. Les
muscles ne vont pas seulement propulser les
jambes vers l’avant pour permettre la
marche, ils vont également participer au
maintien de la statique verticale pendant les
périodes d’appuis monopodaux. Il y a donc
une série de bras de levier qui sont indiqués
sur le schéma 3 (voir ci-après). Ainsi, la
moindre modification des axes de chacun des
segments du membre inférieur ne va pas
retentir seulement sur l’articulation la plus
proche, mais aussi sur les articulations du
dessus et du dessous et participer à leur
vieillissement accéléré.
C’est pourquoi, dans la prise en charge articulaire, il est nécessaire de considérer le
membre inférieur dans sa totalité et non
comme la juxtaposition d’articulations indépendantes. La prise en charge orthopédique
ne doit donc pas se limiter à l’articulation
Hémophilie
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douloureuse. Son but doit être le maintien de
l’organe de la marche dans la meilleure
configuration axiale possible pour réduire au
maximum les autres retentissements articulaires.
intéressant aussi le faisceau postérieur ou
ligament péronéo-calcanéen, moins connue
et surtout non réparée, entraîne très souvent
des dégâts articulaires progressifs au fil du
temps, avec une bascule en varus3 de
l'arrière-pied et une pince bimalléolaire
décalée. Elle génère progressivement une
arthrose dégénérative.
Sommairement, au niveau de la cheville, tout
tourne autour d'une poulie avec un axe difficile à imaginer dans un plan totalement
oblique.
Prise en charge médicale de la cheville
Schéma 3 - La marche du bipède
Physiologie de la cheville
1• Le tenon est une partie
saillante, à l’extrémité
d’une pièce, destinée à
s’ajuster dans une partie
creuse correspondante, la
mortaise.
2• L’arthrose est une
dégénérescence du cartilage des articulations.
3• Varus : pied tourné en
dedans – Valgus : pied
tourné en dehors.
4• Position du corps
reposant sur le plan
horizontal.
5• Qui se situe du côté
opposé à celui où est
localisée l’atteinte.
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Hémophilie
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La complexité de la physiologie de la cheville
est en rapport avec la fonction exercée.
Cardan de transmission entre membre inférieur et pied, la cheville assure des mouvements de flexion-extension, d’enroulement
et de rotation sur l'axe. Sur un plan frontal,
on peut imaginer, en simplifiant, un système
tenon-mortaise1 entre les trois pièces
osseuses : l'astragale ou talus (os très solide
et mal vascularisé) au centre, encadré par le
pilon tibial en haut et les deux malléoles
latéralement. Le jeu articulaire s'effectue en
réalité autour d'un axe fictif oblique et
quelque peu complexe associant flexionextension, rotation et enroulement. Il impose
une position oblique par rapport au plan
frontal aussi bien à la pince bimalléolaire
qu'aux tendons musculaires.
La stabilité de ce montage articulaire est
assurée par un système ligamentaire interne
très solide, garant de la stabilité, et externe à
trois faisceaux, antérieur, moyen et postérieur, gérant la mobilité. Un parfait équilibre
ligamentaire et musculaire est nécessaire
pour que l'articulation fonctionne normalement, associée au jeu des autres articulations. Toute anomalie entraîne à plus ou
moins brève échéance une arthrose 2 secondaire.
L'instabilité ou laxité antéro-externe est plus
connue sous le nom d’entorse simple de la
cheville. L'entorse grave ou complexe,
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Examiner un patient en décubitus 4, articulation par articulation, est certes nécessaire au
niveau des deux membres inférieurs, mais
pour évaluer et comprendre la pathologie de
ces différents aspects et leur interdépendance, il est indispensable d'examiner ce
patient debout, sur un pied, sur deux pieds,
de le faire marcher pour regarder et écouter
ses pas et comprendre éventuellement où
siège le problème et sa répercussion sus,
sous-jacente et controlatérale 5.
La cheville n'est pas suspendue dans l'air par
une ficelle, elle fait partie d'un ensemble et
dépend du membre inférieur au-dessus du
pied et au-dessous.
Anatomiquement, on décrit deux pieds, l'un
positionné sur l'autre (Pr Pisani) :
• le pied talien, comprenant les os : le talus,
le scaphoïde, les trois cunéiformes, les
trois métatarsiens internes,
• le pied calcanéen avec, d'arrière en avant,
les os : le calcanéum, le cuboïde et les
deux métatarsiens externes.
Leur association en superposition assure la
morphologie du pied normal.
Si l'axe mécanique du membre inférieur a
une importante responsabilité sur la position
et la fonction de la cheville, toutes les articulations du pied, ont de la même façon, une
importante responsabilité sur la morphologie
et la stabilité des différentes arches indispensables pour se tenir debout, marcher,
courir. Leur étude clinique, radiologique et
autre est très importante pour comprendre la
pathologie et pour proposer une solution
thérapeutique.
On en déduit donc que les explorations
complémentaires radiographiques doivent
être effectuées non seulement en position
couchée, mais aussi debout en charge,
étudiant les axes mécaniques du membre
Les prothèses du membre inférieur
chez le patient hémophile
1. Impératifs
L'atteinte articulaire au niveau des membres
inférieurs chez l'hémophile étant asymétrique, uni ou bilatérale, plusieurs problèmes
méritent d'être soulignés.
On peut découvrir un membre inférieur en
varus et l'autre en valgus, un pied plat d'un
côté, creux de l'autre : différents problèmes
morphologiques qui méritent sérieusement
d'être étudiés cliniquement et radiologiquement. Il est alors indispensable de se poser
les questions suivantes : Suis-je capable de
restaurer les axes ? L'articulation est-elle
stable ? Le capital musculaire sera-t-il
suffisant ?
Les différentes possibilités thérapeutiques
chirurgicales sont :
• l'ostéotomie (opération visant à sectionner
un os),
• l'arthrodèse (opération visant à immobiliser une articulation),
• la prothèse (dispositif artificiel visant à
remplacer un membre, un organe ou une
articulation).
Plusieurs gestes complémentaires peuvent y
être associés : ligamentoplastie 6, ostéotomie
malléolaire 7, allongement tendineux. Il faut
savoir d'autre part expliquer au patient que,
pour poser une prothèse de cheville, il faut
impérativement et de prime abord récupérer
l'axe mécanique du membre inférieur et
peut-être envisager de poser au préalable une
prothèse de genou. En effet, la prothèse de
cheville ne corrige ni cal vicieux, ni défaut
d'axe, ni instabilité ligamentaire, ni
modification tendino-musculaire et exige au
préalable un axe équilibré du membre
inférieur.
2. Retenir les prothèses, c'est admettre
leurs éventuelles complications (lyse
osseuse 8 , descellement, désolidarisation,
usure).
La mise en place d'une prothèse est un
mariage de raison entre l'os, matériel vivant
susceptible de modification, et la prothèse,
matériel totalement inerte. Leur modifi-
dossier
inférieur et également la position du pied, de
l'arrière-pied, de l'avant-pied.
Avant toute intervention chirurgicale, il faut
impérativement trouver quelle est la cause
dont la conséquence se répercute sur la cheville.
cation respective entraîne alors descellement
ou désolidarisation.
3. Place des prothèses
Les prothèses de hanche sont depuis longtemps passées dans les moeurs, les prothèses
de genou commencent à être courantes ; par
contre, les prothèses de cheville sont à l'orée
de leur indication. Il faut être très prudent et
avoir une longue expérience avant de les
proposer chez l'hémophile.
Si, pour les genoux, l'indication de prothèse
est admise par tous, pour les chevilles par
contre, la technique et la pose sont difficiles
et encore controversées. Des gestes complémentaires sont souvent indispensables et la
courbe d'apprentissage est difficile. Il faut
avoir une bonne expérience des prothèses de
cheville pour pouvoir les proposer et il est
indispen-sable qu'un chirurgien plaçant des
prothèses de cheville ait au moins l'expérience de plus de 20 prothèses par an.
Le caractère spécifique de toute chirurgie
orthopédique chez le patient hémophile
nécessite la prise en charge par un triumvirat
composé d’un spécialiste de l'hémophilie,
d’un spécialiste de chirurgie orthopédique
sensibilisé à la chirurgie chez l'hémophile et
d’un spécialiste de rééducation fonctionnelle. L'ensemble est coordonné par le centre
de traitement de l’hémophilie (CTH). Il est
absolument indispensable que le CTH gère
le patient hémophile depuis le début
(l'admission en service de chirurgie) jusqu’à
la fin (sortie du centre de rééducation
fonctionnelle) pour l'administration du
facteur VIII ou IX.
Prothèse ou arthrodèse ?
La comparaison arthrodèse/prothèse est une
histoire qui a longtemps vécu, déjà au niveau
des articulations de la hanche, puis des
articulations du genou et maintenant au
niveau de la cheville.
Prothèse ou arthrodèse ? Le choix à ce jour
est difficile, car il vaut mieux a priori privilégier l'arrêt de la douleur plutôt que la
mobilité. La comparaison entre arthrodèse et
prothèse de cheville s'effectue :
• sur la disparition de douleurs dans les
arthrodèses,
• sur la récupération de la mobilité dans les
prothèses.
Les arthrodèses sont réalisées depuis fort
longtemps : les prothèses sont toutes
récentes et il faut savoir que sur les
Hémophilie
6• Opération visant à
reconstruire le ligament
rompu par une greffe.
7• Section chirurgicale de la
malléole, saillie osseuse
de la cheville.
8• Fragmentation et désintégration de la structure de
l’os.
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premières prothèses mises sur le marché
voici dix ans, de grosses complications
survinrent, ce qui est la base de leur mauvaise réputation. L'expérience de l'hôpital
Cochin (Paris) sur les arthrodèses de
cheville avec vingt à trente ans de recul est
intéressante et il est souhaitable qu'une telle
expérience soit analysée et publiée.
Cependant, aujourd'hui, les prothèses sont
fiables, même s'il reste encore de nombreuses améliorations, tant au niveau de
l'instrumentation de pose qu'au niveau du
matériel prothétique. Pour ce qui est des
prothèses de cheville, l'expérience est très
courte, se résumant à un seul centre, puisque
le premier patient hémophile fut opéré en
2002. Actuellement, les nouvelles prothèses
permettent, dans des mains expérimentées et
au sein de centres de référence, d'avoir de
bien meilleurs résultats.
Les arthrodèses de hanche ont donné, au fil
des ans, d'importantes complications au
niveau de la colonne lombaire, les prothèses
de genou également. Reste à analyser les
répercussions de l'arthrodèse de cheville sur
les deux membres inférieurs.
Il semblerait que les prothèses soient supérieures aux arthrodèses, surtout dans le cas
où des prothèses de genou ont été mises en
place sur tout le côté controlatéral. On
assiste à des descellements précoces (trois
ou quatre ans) de prothèses de genou avec
une arthrodèse de cheville controlatérale ou
homolatérale.
La reprise d'arthrodèse de cheville par une
prothèse n'est vraiment pas souhaitable et
même très difficile car muscles et tendons
sont totalement déficients, voire accolés, et
mettre en place une prothèse ne résout pas le
problème de la fonction.
Les avancées en matière de prothèse
de cheville
Il n'y a dans la littérature aucune publication
sérieuse concernant les prothèses de cheville
sur les patients hémophiles. 80 % des
problèmes de cheville chez l'hémophile étant
bilatéraux, il peut être intéressant de réfléchir à la possibilité de pose de deux
prothèses de cheville dans le même temps
opératoire.
Sport et articulation
Certains sports peuvent être fortement
contre-indiqués pour les patients hémophiles, car ils détruisent plus facilement
leurs chevilles, notamment le football, les
sports de contact...
Toutefois, les patients sous prophylaxie
croient parfois pouvoir pratiquer ces
activités sportives sans risque. Ce n’est pas
le cas : la prophylaxie ne préserve pas des
accidents et les articulations ont alors de
grands risques de se trouver altérées, sans
que le patient en ait conscience. Une préparation et un encadrement physique sont
indispensables à la pratique d’un sport par le
patient hémophile. L’activité sportive ne
doit pas entraîner de changement de mode
thérapeutique et doit être suivie médicalement.
Si, à ce jour, l'arthrodèse de cheville est l'intervention chirurgicale la plus proposée,
dans des jours prochains, l'indication de prothèse de cheville dans des centres spécialisés
se posera comme une possibilité thérapeutique sûre permettant non seulement une
fonction, une indolence, mais aussi la protection des autres articulations sus-jacentes
et sous-jacentes.
Dr Joseph-Guy Asencio
Chirurgien orthopédiste
à la clinique Les Franciscaines de Nîmes
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Hémophilie
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Pr Benoît Polack
Hématologue au centre
de traitement de Grenoble
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