Conférence avec Philippe d’Iribarne (chez Europe Citoyenne 03.05.06) Mutations du travail face à aux cultures nationales européennes Introduction EC : Après le référendum sur la Constitution européenne le thème d’achoppement sur l’Europe est devenu la question du travail. Quelques observations pour introduire l’exposé du professeur d’Iribarne : 1. La France a une longue tradition d’autosuffisance et de protectionnisme économique. 2. Le travail est en France un statut, voire un privilège que l’Etat doit à ses citoyens. 3. Enfin, dans ce pays à culture catholique, il y a une méfiance assez répandue à l’égard de l’économisme et de l’argent, surtout lorsque ceux-ci deviennent les principaux mobils de la politique. La mondialisation économique accélérée, le chômage structurel généralisé et les nouvelles difficultés et défis économiques perturbent ces habitudes (valeurs) françaises séculaires. Le professeur d’Iribarne a conduit de vastes études sur les rapports entre la culture et l’économie. Ecoutons une première citation sur les rapports entre valeurs et pouvoir (travail): « Les traditions seraient impuissantes si elles ne se matérialisaient pas par des structures, des procédures, comme les structures et les procédures seraient impuissantes sans les traditions capables de les faire respecter. » Les valeurs et la culture sont donc essentielles pour comprendre le fonctionnement de toute organisation sociale y compris les organisations du travail. Mais on peut concevoir l’influence de la culture sur la sociologie d’un pays ou de son organisation du travail de deux façons : 1. La culture comme dispositif immuable, séculaire qui empêche l’évolution des structures sociales et le rapprochement des « cultures de travail » de différentes régions, pays, continents. Pour l’Europe, cela signifierait que notre diversité culturelle nous empêche de concevoir un jour une politique du travail et sociale commune. 2. Les cultures nationales communiquent, s’interpénètrent, se créolisent et convergent à terme comme les différents mondes du travail sur cette planète. Pour l’Europe cette lecture de la culture offre la possibilité de rêver d’une Europe sociale pour demain. Afin de connaître le point de vue de M. d’Iribarne sur ces deux lectures diamétralement opposées nous aimerions lui poser deux questions : 1. Comment peut-on expliquer les différents statuts et traditions du travail en Europe qui ont des implications pour la modernisation du marché de l’emploi (et de l’Etat providence) ? 1 2. Quelles implications a le changement des valeurs pour le monde du travail dans le sens où une convergence des modes de vie impliquerait également une convergence des mondes du travail en Europe ? Le professeur d’Iribarne, sociologue, est polytechnicien et a dirigé depuis de longues années le « centre de recherche sur le bien-être » devenu aujourd’hui centre « Gestion et Société ». Ses publications les plus connues sont : « La logique de l’honneur », Le chômage paradoxal » et le livre qu’il nous présentera ce soir paru seulement il y a quelques semaines : « L’étrangeté française ». Dans cet ouvrage, il met en évidence à travers nos représentations de la liberté, du travail, du service public… les principes structurants de notre culture française. Mais ce soir, j’aimerais que l’on confronte cette analyse de la société française avec sa relation à l’Europe et que l’on évoque la possibilité de poursuivre le projet européen à 25-30 Etats membres malgré leur diversité culturelle. Prof. d’Iribarne : On peut partir d’une question commune à l’Europe, voire au-delà: le processus de la démocratisation de la société au tournant du 18ème /19ème siècle. Une question s’est posée à cette époque : comment concilier la position d’un travailleur dépendant d’un patron avec le rôle d’un citoyen libre et égal à tous les autres citoyens dans une société démocratique ? Dans la plupart des pays, cette contradiction a été résolue dans un premier temps en considérant que le travailleur dépendant de son maître ne pouvait pas être considéré comme un « vrai » citoyen et ne pouvait donc pas voter. Aux Etats-Unis, pour être citoyen il fallait être propriétaire (de son outil de travail). Les socialistes ont dénoncé tout au long du 19ème siècle la condition du salarié, en l’assimilant à une forme d’esclavage. Vers la fin du 19ème les pays de culture européenne ont procuré peu à peu des droits aux travailleurs qui les émancipaient de la toute puissance de leur patron. Mais ces législations du travail – et là on rentre dans la réponse à votre question – ont été conçues dans des esprits très divers dans les différents pays de l’Europe. Et ceci, parce que la conception du citoyen autonome était différente, et cela parce que la frontière qui séparait l’homme libre de l’homme en état de servitude était fort différente au sein de l’Europe depuis le Moyen Age. Pour les Anglais, le serf était caractérisé par le fait qu’il était dépendant à vie de son maître, par contre l’homme libre était dans un rapport contractuel dont il pouvait se détacher. En Allemagne, on opposait ceux qui pouvaient participer aux décisions de la communauté et ceux qui y étaient soumis. En France, on distinguait entre ceux qui avaient une fonction dite « noble » et ceux qui avaient une fonction dite « vile ». Ayant des principes classificatoires fort différents d’un pays à l’autre, le fonctionnement d’une société pouvait apparaître tout à fait extravagant dans un autre pays. Dans l’Allemagne du 14ème siècle, on connaissait par exemple des serfs, dépourvus du droit d’épouser une femme libre et interdits de participer à la justice, mais qui pouvaient commander une armée ; chose inconcevable en France où le commandement militaire impliquait les droits d’un homme libre. Ce passé a été remarquablement reproduit au moment de la transition de la société d’Ancien Régime à la société moderne, démocratique. La liberté « moderne » - dans les écrits de Locke, Kant, Sieyès – reprend la conception antérieure de l’homme libre dans chacun des pays. Locke conçoit la liberté à partir du propriétaire, Kant reprend l’appartenance à une 2 communauté qui peut décider souverainement du sort de ses membres et Sieyès attribue la liberté à celui qui est traité avec les égards dus à son rang.1 Pourquoi cela ne converge pas? Cela ne converge pas parce que les trois visions du citoyen libre exposées ci-dessus sont tout à fait relatives ; en réalité le citoyen dit libre est soumis à énormément de contraintes, et les contraintes réputées compatibles avec la liberté ne sont pas les mêmes selon les pays. Chaque peuple remarque et critique les contraintes de l’autre : Nietzsche considère par exemple l’intérêt des Français pour l’art, qu’il voit comme attaché au désir de pouvoir parler brillamment dans les Salons, comme un faux intérêt et une forme d’esclavage à l’égard de l’opinion et de la mode. Max Weber parle de la liberté du propriétaire anglais, soumis aux pressions du marché, en y voyant, comme Marx, une sorte d’esclavage. Les Anglais pensent que le Français qui est prêt à accepter la tutelle de l’Etat n’est pas véritablement un homme libre. Est-ce une question de valeurs ? Le problème est justement que ce n’est pas une question de valeurs. Car toutes ces nations partageaient autrefois comme aujourd’hui les mêmes valeurs de la liberté de l’égalité, de la dignité de l’homme…. Donc on peut dire que la conception de l’Europe s’appuie bien sur une communauté de valeurs. Le problème se pose quand il s’agit de rendre ces valeurs opératoires, par exemple en bâtissant un droit de travail. A ce moment là, intervient le fait que la manière d’incarner ces valeurs n’est pas la même. Un Tony Blair ne supporte pas l’instauration d’une durée maximum du travail entravant la liberté contractuelle, sur quoi les Français répondent que dans ce cas les travailleurs sont livrés à la volonté arbitraire des patrons. Un exemple fascinant illustrant cette même thèse est l’évolution de la législation américaine de l’esclavage. Ce pays s’est créé sous la bannière de la liberté. L’esclavage paraît en contradiction avec cette valeur. Mais, aux Etats-Unis, la liberté est associée à la propriété et, les esclaves appartenant à leur propriétaire, on a commencé par dire que c’était s’attaquer à la liberté que de s’attaquer à l’esclavage. L’abolition de l’esclavage n’a été possible qu’en affirmant que l’esclave est propriétaire de son corps et que l’esclavage attaque la propriété. Sinon, on ne pouvait pas sortir de cette pratique justifiée par l’interprétation américaine de la liberté. L’erreur fondamentale de l’Europe est de croire que d’une communauté de valeurs doivent émaner automatiquement les mêmes pratiques et donc les mêmes institutions. Et cela fait d’autant plus problème que l’Europe n’a nullement conscience de ce décalage entre les valeurs abstraites et les pratiques. Ainsi, on entre souvent dans des dialogues de sourds. Car, la façon dont l’autre incarne les valeurs est vue comme « une trahison » de ces mêmes valeurs. Vous avez vu que c’est au nom de la liberté que les Américains sont intervenus en Irak. D’où les problèmes des Français à s’accorder au marché. L’intervention du marché dans les rapports de travail est vue aux Etats-Unis comme mettant en relation, de façon tout à fait normale, un fournisseur, prestataire de services et son client. Et lorsqu’un client quitte son fournisseur ce n’est pas vécu comme une offense à sa personne mais comme un événement inhérent à la logique du marché. Tandis qu’en France on se sent « chassé » par son employeur (maître) et on ne le vit pas comme la fin d’un contrat commercial. La dignité de la personne est mise en jeu. 1 A lire : The story of american freedom, Robert Castel, Alain Supiot (histoire de la législation du travail française) 3 Qu’en est-il de l’évolution de ces valeurs ? D’abord on peut observer à travers l’histoire que les pays européens passent leur temps à s’observer, à se copier les uns les autres, à s’emprunter des institutions des règles etc. Et malgré tout cela les sociétés n’ont pas convergé. Par exemple la société Française après la Révolution s’est inspirée d’une vision contractuelle avec la loi Le Chapelier supprimant les corporations. Mais la convergence avec l’Angleterre ne s’est pas faite, et la revendication corporatiste était encore plus radicale en 1848 qu’en 1789. Les réformes de la Révolution françaises moult fois copiées n’ont pas duré hors de France et des pays tels que les Pays-Bas ou l’Allemagne sont revenus à leurs structures séculaires. Malgré les emprunts mutuels, les caractères nationaux se sont maintenus. La moitié du vocabulaire de l’anglais vient du français et pourtant l’anglais reste bien de l’anglais et n’a pas évolué vers un dialecte français. Pour bien coopérer en Europe il faut bien regarder comment s’articulent les valeurs communes et la façon dont elles sont vécues dans les différents pays. On a réservé la subsidiarité à la gestion sociale et on l’a refusée à la gestion de l’économie comme si l’on pouvait séparer la gestion de l’économie et la gestion du social, comme s’il n’y avait pas une cohérence entre les deux. Donc ce principe devrait être appliqué à l’ensemble des affaires européennes. On peut faire beaucoup de choses ensemble, mais sans appliquer aveuglément la vision de Bruxelles à toute l’Europe. Q. EC : Pourquoi n’avez-vous pas parlé de la société de rangs incompatible avec la mondialisation de la libéralisation des marchés ? Ph. d’I. : Il faut distinguer deux dimensions différentes : la référence aux rangs comme principe classificatoire (ce principe a remarquablement traversé la Révolution française) et la façon dont se passe la définition des rangs dans un contexte concret. Le rang est quelque chose qui n’est pas sans analogie à l’état de pureté dans la société indienne. La société française distingue précisément elle aussi des choses qui sont pures et des choses qui sont impures. Par exemple l’état domestique n’est pas vu comme un état fournissant peu de pouvoir, peu d’argent etc. C’est quelque chose d’impur, de même que les fonctions purement commerciales (à ne pas confondre avec le marketing). Vous connaissez bien M. Jourdain ; il disait que son père ne vendait pas des étoffes mais donnait à ses amis de l’étoffe contre de l’argent. Le journaliste d’un grand quotidien se sentirait dégradé de devoir écrire pour le journal d’une entreprise, entaché par son instrumentalisation par le commerce. Lorsqu’au CNRS on a voulu mettre les gens qui travaillaient sur l’Inde ancienne (le sanscrit etc.) avec ceux qui travaillaient sur l’Inde contemporaine, les premiers étaient indignés que leur travail aussi « pur » pouvait être mêlé au travail quasiment journalistique de leurs collègues sociologues. Et cela concerne aussi bien la différence entre le contrôleur SNCF des Grandes Lignes et celui du train de banlieue. La raison « pure » est un grand principe classificatoire, référence qu’on retrouve dans la création des grandes écoles après la Révolution. A mon avis cela ne changera pas, comme en Inde le statut de l’intouchable ne disparaîtra pas. Q. Mais ces conduites ne sont-elles pas dommageables au développement économique d’un pays ? 4 Ce n’est pas parce qu’une conduite est dommageable qu’elle disparaît aussitôt. Ainsi, il serait extrêmement souhaitable que la sorcellerie disparaisse dans certains pays de l’Afrique. Pour vous donner un exemple, dans certaine parties du Nigeria, la coutume veut que lorsqu’une femme devient veuve, elle soit considérée comme responsable et on lui brise un membre– et cela a du mal à disparaître même dans les communautés chrétiennes. Par contre, le statut relatif de chacun des « états » évolue. L’artiste était au 17ème siècle un domestique des puissants, il est devenu au 19ème siècle un prêtre du beau. Le chirurgien qui était naguère au niveau du barbier a atteint aujourd’hui le sommet de la profession médicale. De même, l’ingénieur de fabrication dans l’automobile est aujourd’hui bien considéré ce qui n’était pas le cas dans les années 50/60. Le système n’est pas figé ; encore au début du siècle dans le monde de Proust, celui qui devait travailler était un moins que rien. Et, quelle que soit sa fortune, il est maintenant déshonorant de ne pas travailler. Q. Est-ce qu’en France travailler dans les services est toujours si dévalorisant de nos jours ? Actuellement je dirige une thèse sur la comparaison des approches de l’insertion des jeunes en difficulté en France, Italie et en Finlande. En Italie les formateurs cherchent à identifier des réseaux pour trouver des entreprises susceptibles d’embaucher les jeunes. En France on propose de leur donner une qualification, un métier diplômé. On cherche une activité, éventuellement dans les services, mais protégée par un diplôme qui procure à ces jeunes un certain statut. Q. Ne trouvez-vous pas que ce besoin exagéré de la reconnaissance de l’honneur de la personne en France est un peu anachronique ? Pour moi cette extravagance des Français n’est pas anachronique, mais achronique, car elle traverse le temps, alors que la société change. On pourrait aussi citer d’autres « atavismes » culturels comme par exemple le rôle de la religion aux Etats-Unis ; lors d’une cérémonie de prise de fonction du président Bush, j’ai vu à la télévision un déjeuner où l’on voyait Bush à côté de Clinton tenant leur tête pieusement dans leurs mains au moment de la récitation du bénédicité. Même si certaines traditions culturelles semble parfois disparaître, un jour elles réapparaissent de plus belle. Pourquoi ? Parce que les humains ne peuvent pas vivre sans mythes. Q. Il semble que vous voulez dire que chacun est cloisonné dans sa culture… Non, les gens conservent leurs repères malgré les événements de l’époque Q. Et qu’en est-il des différences culturelles dans l’Europe actuelle : On peut observer qu’aux changements en cours depuis un certain nombre d’années, certains pays s’adaptent mieux et certains s’adaptent mal. Ne faut-il pas pour ces derniers en chercher la raison dans leurs traditions culturelles « immuables » ? C’est évident que les pays où la société s’est constituée à partir d’un fonctionnement libéral ont plus de facilité que les autres à s’adapter à un marché mondial libéral. On ne peut soutenir pour autant que ces pays sont plus souples de manière générale. Ils sont plus souples par 5 rapport à un certain type de questions. Prenons pour exemple, la question des noirs aux EtatsUnis. Si vous regardez le nombre de mariages mixtes, vous perdez vite vos illusions sur la souplesse générale de la culture américaine. Tous les pays sont souples par rapport aux choses qui ne mettent pas en cause leurs principes structurants et sont extrêmement rigides lorsque ces principes sont menacés. Il y a déjà eu une mondialisation libérale à la fin du 19ème siècle sur laquelle on est revenu entre les deux guerres. Un des problèmes des Européens est d’avoir fait du respect des « lois du marché » une question théologique. On le voit dans la guignolade des renseignements téléphoniques. Les Suédois se sont fait condamner pour leur système public de distribution de médicaments par les puristes du marché et de la concurrence libre. Or la concurrence n’est pas toujours le concept le plus performant économiquement. Prenons par exemple le marché de l’électricité : Depuis sa dérégulation, les tarifs pour les industriels ont augmenté de 30%. La Commission n’est pas du tout satisfaite de cette situation mais n’y peut pas grand chose. Après on rentre dans les doléances de la France face aux défis de la mondialisation, que le Prof. d’Iribarne comme d’autres fustige à juste titre sans y voir un scandale. Une thèse centrale de l’intervention en ce qui concerne la France est le caractère obsolète de la croyance dans la double modernisation (programme Jospin 2002) : la modernisation sociale par la modernisation économique. La politique sociale devrait davantage tenir compte des réalités économiques. La politique économique devrait être menée en prenant conscience de ce que il n’existe pas forcément une politique sociale capable de réparer les « dégâts du progrès ». Or, sans une société équitable et dynamique le développement économique est entravé. Le problème de l’Europe est que, sans modèle politique, économique, social etc. propre, les institutions européennes n’ont pas de légitimité. Contrairement à une entreprise nationale qui peut légitimement imposer son modèle national aux filiales étrangères, l’Europe n’a pas de référent culturel légitime. C’est pourquoi elle devrait laisser plus de marge de manœuvre en matière de politique de tous genres aux sociétés qui la constituent. Q. Donc, c’est davantage le principe de subsidiarité que le centralisme qui devrait régir l’Europe ? Oui, et la France ouverte aux autres cultures en principe et parfois si rigide dans la pratique devrait mettre un peu d’eau dans son vin. Q. Quelle politique souhaitez-vous pour l’Europe de demain ? 1. Plus de cohérence entre la politique économique et la politique sociale 2. Renoncer à construire au niveau européen une politique sociale qui ne pourra pas tenir compte des sensibilités et des différentes situations locales 3. Diminuer le statut du marché et faire évoluer les représentations sociales des peuples qui sont censés travailler et vivre ensemble. 4. L’Europe pourrait aider le développement des services à la personne comme nouveau vivier d’emplois. Prof. d’Iribarne, nous vous remercions pour votre intervention. 6 7