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LES LIVRES ET LES IDÉES
John Maynard Keynes
Troisième volume, 1937-1946
Fighting for Britain
Par Robert Skidelsky
Keynes, entre
Faust et Méphisto
MICHEL LUTFALLA*
Le dernier volet de la biographie de l’économiste
couvre la période cruciale qui va de la préparation de la guerre à celle de l’après-guerre. Un récit
riche et détaillé qui donne la mesure du rôle
historique du personnage, sans laisser de côté
ses difficultés et ses zones d’ombre.
L
ord Skidelsky a achevé sa
biographie en trois tomes de
Lord Keynes of Tilton1. Ce dernier
volume est à la fois une description
par le menu de la vie du grand
Anglais, et de Lydia son épouse
(jusqu’au décès de cette dernière,
à 89 ans, en 1981) et un bilan de
l’ensemble de sa vie et de ses
œuvres. Un tel bilan n’est pas aisé,
tant la personnalité de Keynes
apparaît complexe. Alors qu’il est
pacifiste depuis 1918 et surtout
grand iconoclaste, la période –
c’est-à-dire la rechute de l’activité
en 1937 puis le deuxième conflit
mondial et la préparation de
l’après-guerre – va faire de lui le
* Economiste de banque.
« rebelle victorieux » (sur le plan
théorique), puis le « Churchill de
l’économie » (deux expressions
que l’on trouve dans le livre).
Mais, plus fondamentalement, la
mise en relief du double aspect
de Keynes, à la fois Faust et
Méphisto, paraît particulièrement
bien venue.
UN CARACTÈRE
FAUSTIEN
K
eynes est l’inspirateur de la
préparation économique de la
guerre totale et de l’après-guerre.
Malgré une grave maladie – une endocardite2 –, il va déployer une ac-
tivité intense pour son pays, tout en
continuant à s’occuper, de près
ou de loin, de ses multiples centres
d’intérêt, principalement artistiques. Sauf à la fin de la guerre, sa
position sera toujours quelque peu
marginale. Certes, il dispose d’un
bureau au Trésor et finira par diriger la délégation britannique à la
conférence de Bretton Woods,
mais sa magistrature est d’abord
d’influence. Sa pensée n’est pas toujours comprise, même si, auprès
des économistes, l’époque est à la
« paradigmatisation » (on excusera le néologisme) de la Théorie
générale. Churchill disait que, lorsqu’il réunissait une commission de
trois économistes, il recueillait
quatre
opinions,
dont deux de M. Keynes ! (En fait,
Churchill disposait de son propre
conseiller économique, Lionel
Robbins).
La réflexion et les propositions
de Keynes durant la période ont
porté sur trois grands problèmes.
A ces trois problèmes il a apporté
des solutions libérales, mais dont le
résultat doit être une mobilisation
totale de l’économie britannique –
1
Robert Skidelsky,
John Maynard
Keynes, 1937-1946,
vol. 3, Fighting for
Britain, Londres,
Macmillan, 2000,
580 p.
2
Affection
cardiaque d’origine
infectieuse, encore
délicate à soigner
aujourd’hui,
contrairement à ce
que semble avancer
Skidelski.
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qui se révèlera plus efficace que la
politique allemande, d’abord du
Dr Schacht, puis du Reich en guerre3 :
– le financement du réarmement
sans relance de l’inflation. A une
époque où la comptabilité nationale en est encore à ses premiers
balbutiements, il fallait calculer
quel était l’écart par rapport à la
croissance potentielle (l’output gap
en franglais moderne) ; les premières
estimations sont dues à Meade
et Stone ;
3
On notera
qu’avant la fin de
la guerre, le plan
Keynes pour
une nouvelle
organisation
internationale
est favorablement
commenté dans
la presse nazie
(p. 254).
4
Le jeune John
Richard Hicks
estimait au
contraire que
la guerre serait
plutôt suivie par
une phase
d’expansion
rapide, un
« boum » (p. 53).
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– le paiement de la guerre, autrement qu’en 1914-1918 où l’effort
fut largement payé par l’inflation.
Mais celle-ci fut suivie au RoyaumeUni d’une tentative « réussie » de
déflation, due à Churchill, qui
coûta fort cher au pays, jusqu’à
la dévaluation du sterling de 1931.
Dans How to pay for the war, en
1940, Keynes montre bien qu’il
faut une politique coordonnée des
prix, des salaires et des finances
publiques, pour éviter que l’accroissement des revenus suscite une
augmentation de la demande de
biens que la guerre ne permet
plus de produire, et pour réserver
le peu de ressources disponibles
à l’importation des matériels
indispensables ;
– enfin, le souci d’éviter une crise
dans l’après-guerre – à l’image de
la crise de reconversion de 191919204. Celle-ci avait été aggravée
par la dislocation des empires
centraux, conséquence de la paix
de Versailles, dénoncée en son
temps, et avec quelle virulence,
par Keynes.
Ce dernier est à la fois libéral – il
s’agit de sauver l’économie de
marché contre les totalitarismes,
en conservant notamment le
mécanisme des prix – et interventionniste. Il est, selon Skidelsky, le
promoteur d’une voie moyenne – la
troisième voie moderne. Il propose,
en effet, une épargne obligatoire,
restituée graduellement après la
fin de la guerre, qui aurait donc
l’avantage d’éviter la crise de
fuites plus ou moins orientées en
reconversion. Mais les travaillistes
provenance de la Maison Blanche
n’acceptent pas son plan : ils préfèou du Congrès. Pour Keynes, les
Etats-Unis sont un pays gouverné
rent, au nom de leur égalitarisme,
par les juristes et les journalistes ;
un rationnement et, à la fin de la
guerre, un prélèvement obligatoire.
– choc culturel entre un magicien
Le résultat fut un compromis, avec
du verbe, soucieux
notamment une fiscalité
de ménager des
plus importante – 54 %
marges d’interprétades dépenses de la Keynes considérait
tion, et une armée de
guerre furent financés une visite aux Etatsjuristes dont Keynes
par la fiscalité, contre
Unis comme une
baptise la langue le
32 % en 1914-1918,
« cherokee » ;
ce qui explique la « maladie grave »,
moindre inflation. On qui devait être suivie
– choc économique
retrouvera aussi une
d’une convalescence...
surtout : il s’agit pour
partie des idées « keyle Royaume-Uni, fort
nésiennes » dans le
de ses sacrifices pour la cause
plan Beveridge, en discussion à ce
commune, d’obtenir des crédits, toumoment. Enfin, un autre point, issu
jours plus de crédits… sans intérêt
de ses thèses, survivra longtemps
ni remboursement. Washington
à son décès : une politique de taux
rétorque que le Congrès n’acceptera
d’intérêt les plus bas possible.
jamais un tel don, et que, de toute
manière,
Londres doit s’engager
L’AFFRONTEMENT AVEC
en
échange
à démanteler le proLES AMÉRICAINS
tectionnisme impérial institué au
es négociations sur le volet
moment de la Grande dépression.
extérieur, c’est-à-dire d’abord
Skidelsky décrit le détail des négociasur les crédits américains, puis
tions, rendues parfois « complexes »
l’organisation monétaire de l’aprèspar Keynes lui-même, qui n’avait pas
guerre, mobiliseront ensuite
toujours la patience nécessaire face
l’essentiel de ses forces. Skidesky
à l’organisation assez chaotique de
raconte en détail le rôle de
ses interlocuteurs ;
Keynes, pas toujours heureux, dans
ces pourparlers. C’est pour lui
– choc enfin, entre une ancienne
l’occasion de dresser un parallèle
colonie devenue République,
entre Britanniques et Américains,
constituée moins de deux siècles
qui montre que les deux pays n’ont
plus tôt contre le roi d’Angleterre
en fait que peu de choses en
et ses Hessois, et l’impérialisme
commun : un « choc culturel » multibritannique : un impérialisme qui
forme entre les alliés « anglon’est plus certes conquérant, mais
saxons », que seules la langue, puis
qui veut conserver ses colonies,
l’hostilité aux totalitarismes, avaient
et notamment garder des liens
rapprochés ;
étroits avec la perle d’entre elles,
les Indes – alors que les Etats-Unis
– choc entre un Royaume-Uni
sont à la tête du combat pour
alors très centralisé, avec une
l’émancipation. Roosevelt « haïssait
administration puissante et un
l’Empire britannique ».
exécutif émanant du législatif, et
des Etats-Unis au pouvoir éclaté,
Keynes finira par comprendre
le Président, même en période de
que les Américains… ne sont pas
guerre, devant tenir compte d’un
des Anglais, lui qui considérait
Congrès peu discipliné. Sans
une visite aux Etats-Unis comme
compter le troisième pouvoir, celui
« une maladie grave » qui devait
des juges, et le quatrième, celui de
toujours être « suivie d’une période
la presse, très bien informée par des
de convalescence »…
L
KEYNES, ENTRE FAUST ET MÉPHISTO
Au-delà du Secrétaire au Trésor de
Roosevelt, Morgenthau, le principal
interlocuteur de Keynes sera
Harry Dexter White, directeur de
la recherche monétaire au Treasury
américain. Le lecteur français d’aujourd’hui ignore sans doute que ce
dernier avait écrit sa thèse sur les
comptes extérieurs de la France
sous la IIIe République5. White,
d’origine juive lithuanienne, était
aussi, probablement par idéalisme,
un « compagnon de route » des
Soviets, auxquels il passa de nombreux documents6. A ce titre, il
était anti-impérialiste, c’est-à-dire
fort mal intentionné à l’égard des
Britanniques – ce qui permet de
mieux mesurer la capacité de
persuasion qui permit à Keynes
d’emporter quelques concessions.
Cependant, l’essentiel des institutions de Bretton Woods sont
davantage dues à White qu’à
Keynes.
ZONES D’OMBRE
ET JARDINS SECRETS
un juif hongrois, qu’il surnommait
affectueusement « l’ogre ».
I
On peut, par curiosité, chercher
quelle place occupe la France
dans le livre de Skidelsky et les
préoccupations de Keynes : elle est
faible. D’abord, parce que le pays a
été rapidement vaincu, et que les
problèmes économiques n’ont pas
été premiers pour les Français libres.
Les noms de Mendès France et de
Mossé sont simplement cités au
moment de Bretton Woods. Quant
à l’attachement traditionnel des
Français à l’étalon-or, on imagine
les sarcasmes qu’il pouvait susciter
chez le critique de la « relique
barbare ». Ainsi, à la conférence,
« le plan français ressemblait, comme
on pouvait le prévoir, à l’étalon-or.
Il fut ignoré » (p. 301).
l y a bien d’autres personnages
dans cette biographie. D’abord,
l’indispensable et parfois inénarrable
Lydia8. Ensuite, le disciple favori,
Richard Kahn, qui supplée Keynes
dans de nombreuses fonctions,
dont celle d’économe du King’s
College, et qui sera le financier
de Lydia après le décès de son
mari. Et puis le « cirque », le cercle
des disciples du maître : le couple
Robinson, Nicholas Kaldor, Piero
Sraffa et bien d’autres, que l’on
pouvait rencontrer à Cambridge
dans les années 60.
Ce personnage complexe avait
ses zones d’ombre. S’il n’est plus
aujourd’hui politiquement correct
d’occulter, ni bien sûr de critiquer,
son homosexualité de jeunesse, les
mentalités étaient fort différentes
à l’époque. Le « tabou », respecté
par Harrod, avait été levé par
Moggridge (voir l’annexe 1 de son
Keynes). Mais son côté « Méphisto »
transparaît surtout dans son
humour ravageur, qui n’a pas
toujours facilité son rôle de
négociateur avec les Américains.
En effet, le but des Etats-Unis, seul
grand pays à disposer alors de
capacités d’exportation, était de
rétablir le libre-échange après la
guerre. Celui de Keynes, au-delà
de la sauvegarde de l’empire britannique et du traitement ordonné
des balances sterling7,
Mais le diable s’est un
était d’éviter que
peu assagi : alors qu’il
le retour à un régime Nul, plus que lui,
de change ordonné ne savait que
n’était pas pratiquant,
se traduise par une
il reconnaissait les
l’économie n’est
obligation de déflation
vertus de l’anglicapour son pays, en crise qu’un des aspects
nisme – et eut des
de balance des paie- de la réalité sociale.
funérailles nationales
ments : il voulait que
à l’abbaye de Westl’ajustement vienne
minster.
du créancier. Il obtiendra ainsi
l’insertion dans le traité de Bretton
L’homme n’était pas exempt non
Woods d’une clause de « monnaie
plus des préjugés raciaux encore
rare », qui ne sera en fait jamais
tenaces dans sa génération. Le fait
utilisée – à cause du renfort
d’avoir affaire à un juif ne lui est
apporté par le plan Marshall
pas indifférent, et teinte parfois
d’abord, puis du déficit croissant
son jugement. Ainsi d’une série
de la balance américaine. De
de ses interlocuteurs américains,
toute façon, les Américains
dont White, qui deviennent sous sa
avaient toutes les cartes en main,
plume des « rabbins talmudistes ».
face à un Royaume-Uni potentielPourtant, le médecin qui lui a perlement ruiné, et qu’ils traitaient
mis de survivre quelques années,
effectivement comme « une société
notamment grâce aux sulfamides
en faillite »…
nouvellement découverts, était
Quelle est la personnalité qui, à
l’époque, dans notre pays, aurait
le mieux correspondu à Keynes ?
Plutôt qu’à Rueff, certes grand
théoricien et inspirateur de la
politique économique de 1958,
on pourrait penser à Charles Rist,
professeur, sous-gouverneur de la
Banque de France, et lui aussi
grand patriote.
En tout cas, nul plus que Keynes
ne savait que l’économie n’est
qu’un des aspects de la réalité
sociale. Comme il l’écrivait, les
économistes ne sont pas les dépositaires (trustees) de la civilisation,
mais seulement de la possibilité
de la civilisation. Il a d’ailleurs su,
dans sa vie même, relativiser ses
préoccupations professionnelles.
Skidelsky décrit par le menu
comment, malgré sa maladie et ses
multiples charges, il trouvait le
temps de faire vivre l’Arts Theater
de Cambridge, puis la Fondation
nationale pour l’ensemble des
arts. Ce patricien de la pensée
était aussi un esthète . On
comprend le jugement de Hayek
sur son compte : Keynes était
certainement l’homme le plus
extraordinaire qu’un économiste
pouvait rencontrer. l
5
H.D. White, The
French International
Accounts, 1880-1913,
Cambridge (Mass.),
Harvard Un. Press,
1933.
6
La trahison de
White fut connue
dès 1938. Mais
il fallut attendre
l’après-guerre pour
qu’il soit écarté de
fonctions officielles ;
il mourra libre
en 1948.
7
Il s’agit des dettes
accumulées par
le Royaume-Uni,
qui ne pouvait plus
exporter, envers
les membres de
la zone sterling.
Les économistes
qui ont commencé
leur carrière dans
les années 60 ont
pu observer a quel
point le problème
de ces balances,
aujourd’hui bien
oublié, a pesé sur la
devise britannique.
8
Voir l’épisode où
Lady Keynes entre
à demi nue au
milieu d’une réunion
et extirpe de sa
poitrine la clef d’une
valise contenant des
documents cruciaux,
et que son mari
croyait avoir
perdue…
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