GILLES DELEUZE L’AUTOMATE SPIRITUEL Accompagné d’un dessin original de Marc Ferroud. Du même auteur Chez Christian Bourgois : L’OMBRE DANS LA FONTAINE, récit, illustration Hervé Télémaque, 1979 CENT PAGES IMAGINAIRES D’UN CONTE RÉL, 1980 ERRO OU LE LANGAGE INFINI, essai 1980 Aux éditions de la Différence : ALAIN JOUFFROY, L’INSTANT ET LES MOTS, essai, 1987 LA VICTOIRE DE TANCRÈDE, théâtre, 1989 DONALD SULTAN, APPOGIATURES, essai, 1989 – traduit et publié aux États-Unis d’Amérique, Éditions Jancovici, 1991 GÉRARD DE NERVAL, LA MORT D’ANDROS, essai, 2006 DELEUZE, DERRIDA, DU DANGER DE PENSER, essai, 2008 NIETZCHE, DE L’HUMOUR À L’ÉTERNEL RETOUR, essai, 2010 KIM TSCHANG-YEUL, REQUIEM POUR LA TERRE, essai, 2010 À L’harmattan : DOSTOÏEVSKI, LA VIE VIVANTE, essai, 1994 PASSAGERS CLANDESTINS, essai, 2004 DU PRINCIPE ESPÉRANCE À L’ÉTERNEL RETOUR, essai, 2006 Chez Actes Sud : MAURICE MATIEU – L’INSOUMISSION, essai, 1995 « MATIEU L’ABSENT » dans SOUS X de Maurice Matieu, 2003 Suite des œuvres de Philippe Sergeant en fin de volume Sur l’auteur L’écriture n’a aucun privilège. Elle ne porte en elle aucune force téléologique, aucune fin en soi. Le mythe de l’écrivain, comme celui de l’artiste, est éculé. Mais elle correspond à des facultés de l’esprit. Notamment à celles qui synthétisent et analysent des données vécues. Ce n’est pas un privilège. C’est une pratique. Philippe Sergeant observe que cette pratique est la mieux partagée chez les poètes et les philosophes. Aussi, les monographies qu’il leur consacre rappellent seulement que ce sont les poètes, les philosophes qui pensent en nous. De même n’est-il aucune expérience que nous inférons de l’art, mais seulement d’une pratique du dessin, de la peinture, de la musique, de la danse. Et cette pratique se sculpte, comme dans l’écriture. GILLES DELEUZE L’AUTOMATE SPIRITUEL De l’art monographique PHILIPPE SERGEANT Éditions du Littéraire 70 rue de l’Amiral M ouchez – Paris XIV Nos remerciements vont à Patrick Morin pour la lecture attentive qu’il a bien voulu faire de notre ouvrage et les précieux conseils qu’il nous a donnés. En hommage à François Zourabichvili Avant-propos « On imagine un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même titre qu’une Joconde moustachue. » Différence et répétition. LA PHILOSOPHIE de Deleuze repose sur un principe dont on a peu souligné la conséquence : L’exercice de la pensée ne se confond nullement avec un acte de connaissance1. Si bien que le penseur ne prétend ni connaître la nature des choses ni se connaître soi-même. La pensée crée ses propres conditions à partir desquelles elle ne cesse de se chercher et de s’engendrer. Une autre problématique est d’ordre éthique dont l’importance de l’enjeu a été également rarement évaluée : Le philosophe doit s’adresser au non-philosophe. Il en va de sa crédibilité. On ne trouvera sans doute pas dans la philosophie de Deleuze des réponses et des solutions aux problèmes que la vie nous pose. C’est précisément que les problèmes et les questions diffèrent en nature avec les réponses et les solutions qui prétendent les résoudre. C’est la troisième originalité : La confusion entre les problèmes et les questions, d’une part ; les réponses et les solutions, de l’autre, n’est pas secondaire. Elle trouve son origine dans 1 « La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec. » in Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 80. .13. la philosophie même qui n’a pas su penser un rapport différentiel entre l’espace et le temps. Tout l’effort de Deleuze consiste à établir ce rapport différentiel : le temps est une réponse apportée à une question. L’espace, une solution donnée à un problème 2. Quelle est la valeur nouvelle de cette distribution spatio-temporelle, c’est peut-être ce qui apparaîtra tout au long des lignes de fuite et d’errance de la méditation. Mais déjà, dans tous les domaines, nous avons fini de croire à une hiérarchie qui irait du simple au complexe, suivant une échelle matière-vie-esprit. Il se peut au contraire que la matière soit plus complexe que la vie, et que la vie soit une simplification de la matière. Il se peut que les rythmes et que les durées vitales ne soient pas organisées et mesurées par une forme spirituelle mais tiennent leur articulation du dedans, de processus moléculaires qui les traversent. En philosophie aussi, nous avons abandonné le couplage traditionnel entre une matière pensable indifférenciée, et des formes de pensée du type catégories ou grands concepts3. Nous avons donc trois dramatisations qui composent la singularité deleuzienne : En un, conjonction disjonctive entre l’exercice de penser et l’acte de connaître. En deux, rapport différentiel du philosophique et du non-philosophique. En trois, distribution nouvelle du spatio-temporel : l’espace étant réservé à l’extension, à l’extériorité des solutions données à un problème, le temps à l’intensité, à l’intériorité, d’une réponse apportée à une question. Il resterait bien encore une quatrième dramatisation : La critique radicale du « Je », de la subjectivité, de sa mondanité, de son humanisme. Dès ses écrits de jeunesse, Deleuze avait 2 « Il n’est pas faux de dire que seul le temps apporte sa réponse à une question, et seul l’espace, sa solution à un problème. » in Gilles Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 2003, 11e édition, p. 280. 3 Gilles Deleuze, Lettres et autres textes, Minuit, 2015, p. 244. .14. prémédité cette radicalité : Et d’abord l’onanisme, historialisation du JE médiocre. Qu’est-ce en effet que l’objet historique ? Une pièce de musée, un fusil de telle époque par exemple, c’est un fusil qui, sur le mur où il se colle hors de notre atteinte, nous fait imaginer ceux qui ont pu l’épauler. De même un château historique et ceux qui l’ont habité. […] Mais allons plus loin dans son unité catégorique avec tous les autres objets historiques (et non dans son individualité de telle époque), le fusil historique est simplement ce qui s’épaule soi-même. Pas besoin d’imaginer. L’objet historique se suffit à lui-même, et ne renvoie qu’à lui-même, il est ce qui se touche soi-même. […] Et ces livres merveilleux, que personne ne lit jamais parce qu’ils se lisent eux-mêmes… Telle est la vie de l’Histoire4. Cette critique radicale du « Je » et de son historialisation, de sa mondanité, nous le verrons, traversera le champ des trois autres dramatisations tout au long de l’œuvre en devenir. Nous avons la dramatisation des problèmes et des questions. Nous avons celle des réponses et des solutions. Mais à chaque fois, il faut agir au cas par cas. À chaque fois, il faut se livrer à une répétition et à une différence, reprendre la réponse autant que la solution dans une problématique toujours renouvelée. À chaque fois, trouver les nouvelles connexions nécessaires et les correspondances imprévues. Il n’y a pas de chose, affirme Deleuze, qui ne perde son identité telle qu’elle est dans le concept, et sa similitude telle qu’elle est dans la représentation. Comment en irait-il autrement pour le « sujet » ? Dans le dynamisme spatio-temporel où se love une Idée, une colline devient un ruissèlement en lignes parallèles, une côte, un affleurement de couches dures le long desquelles les roches se creusent en direction perpendiculaire à celle des collines5. Nous avons rêvé. Le dynamisme est le rêve, la 4 5 Lettres et autres textes, op. cit., p.278. Différence et Répétition, op. cit., p. 282. .15. dramatisation de l’Idée, tel que la ligne devient ruissèlement. Les métamorphoses de la différenciation spatio-temporelle donnent naissance au concept et l’incarne. On ne creuse des espaces, on ne précipite ou ne ralentit des temps qu’au prix de torsions et de déplacements qui mobilisent, compromettent tout le corps6. La subjectivité ne peut jamais en sortir intacte. Ce rapport différentiel, ces déterminations dynamiques spatiotemporelles, n’est-ce pas déjà ce que Kant appelait des schèmes ? Il y a toutefois une grande différence. Le schème est bien une règle de détermination du temps et de construction de l’espace. Mais il est pensé et mis en œuvre par rapport au concept comme possibilité logique. Il fait correspondre des relations spatio-temporelles aux relations logiques du concept7. On s’est donc donné tout fait le concept au lieu de le créer. On n’a pas laissé agir dans la pensée le rapport différentiel qui seul peut le faire naître. LA PHILOSOPHIE deleuzienne est l’art de problématiser le rapport différentiel entre l’espace et le temps. Il y a là toute une cinétique plutôt qu’un théâtre de la pensée. Même si les mouvements de l’une renvoient nécessairement à la dramatisation de l’autre. Les quelques penseurs dont nous parlerons sont, pour reprendre la terminologie propre à l’auteur de Différence et Répétition, ses sombres précurseurs. La foudre éclate entre intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur sombre […] De même tout système contient son précurseur sombre8… Nous ne nous sommes pas tenus à un ordre chronologique pour les exposer. Nous avons suivi celui qui ordonnait intrinsèquement la pensée du philosophe. Dans cette pensée, ils répètent leurs différences et leurs 6 7 8 Ibid., p. 283. Ibid., p. 281. Ibid., p. 156. .16. divergences et, du même coup, déterminent chez celui qui les réfléchit un rapport différentiel à lui-même. C’est comme si Deleuze ne cessait de se réfracter, de se différentier en eux à l’infini. Il y a plusieurs personnages conceptuels ou précurseurs sombres qui s’emparent violemment du plan d’immanence deleuzien9. C’est pourquoi en philosophie, en tous cas dans cette philosophie, sur cette ligne de fuite infinie, le concept d’identité, est une illusion : Il n’est pas sûr en ce sens que la pensée, telle qu’elle constitue le dynamisme propre du système philosophique, puisse être rapportée, comme dans le cogito cartésien, à un sujet substantiel achevé, bien constitué. La pensée est plutôt de ces mouvements terribles qui ne peuvent être supportés que dans les conditions d’un sujet larvaire10. Nous aurons l’occasion plus tard de commenter cet avertissement. & CET ESSAI constitue une relation des monographies que Gilles Deleuze a consacrées à Hume, Leibniz, Spinoza, Nietzsche et Bergson. Il se propose comme des livrets qui tentent de retenir certaines notes de la pensée musicale de l’auteur. 9 « Les personnages conceptuels opèrent les mouvements qui décrivent le plan d’immanence de l’auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts. Aussi, même quand ils sont antipathiques, (et c’est un peu le cas, nous semble-t-il pour Kant dans la philosophie de Deleuze – note de l’auteur -), c’est en appartenant pleinement au plan que le philosophe considéré trace et aux concepts qu’il crée. Ils marquent alors les dangers propres à ce plan, les mauvaises perceptions, les mauvais sentiments ou même les mouvements négatifs qui s’en dégagent, et vont eux-mêmes inspirer des concepts originaux dont le caractère répulsif reste une propriété constituante de cette philosophie. À plus forte raison pour les mouvements positifs du plan, les concepts attractifs et les personnages sympathiques. » in Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 62. 10 Différence et Répétition, op. cit., p. 156. .17. Deleuze écrivit Empirisme et Subjectivité en 1953, monographie consacrée à David Hume. Nietzsche et la philosophie parut en 1962, puis Nietzsche, en 1965. Le Bergsonisme, en 1966. Les commentaires sur Bergson rythmant L’image-Mouvement et L’image-temps, en 1983 et 1985. Spinoza et le problème de l’expression fut publié en 1968, Spinoza, philosophie pratique en 1981. Le pli. Leibniz et le baroque, en 1988. Il ne revint plus sur le philosophe écossais, sur Hume, ou bien seulement par allusion, mais il commença par lui. Et il semble que Hume ait toujours été au centre de ses propres réflexions, comme une lumière diffuse qui continuait d’éclairer les œuvres à venir. Dix années s’écoulent, ou presque : deux monographies sont consacrées à Nietzsche. Nietzsche est le pivot de la révolution mentale deleuzienne. Puis, pendant vingt ans, Bergson hante son œuvre, reprenant toute la charge d’une philosophie empiriste qui court-circuite les aventures de la phénoménologie husserlienne. Dans le style même de Deleuze, nous retrouvons sans cesse des échos de la syntaxe bergsonienne. Et cependant, c’est sans doute Spinoza qui accompagne l’œuvre tout entière. Si l’amitié a un sens en philosophie, jamais il ne fut si élevé qu’entre deux hommes séparés par trois siècles mais réunis par la même puissance des affects. Enfin vint Leibniz, mais il était toujours là : œuvre anagrammatique cousant la monadologie à la nomadologie, dépliant les plis de la pensée deleuzienne… Nous avons donc commencé par le commencement deleuzien ; par David Hume. Mais – nous le verrons – au lieu d’enchaîner directement sur Nietzsche, comme il aurait fallu le faire si nous avions respecté l’ordre chronologique des publications, nous sommes revenus en arrière, dans le temps des idées pour ainsi dire en confron.18. tant Spinoza à Leibniz. Pourquoi ? C’est qu’avec Nietzsche, Deleuze effectue un saut dans ce qu’il appelle le spatium volcanique11. Il fait un saut dans cette autre dimension qui est celle du transcendantal. Or ce saut resterait incompréhensible sans évoquer toute la méditation deleuzienne qui a eu lieu souterrainement, comme une lame de fond, sur Spinoza et Leibniz. Tandis que Nietzsche va emporter Deleuze dans des devenirs alcyoniens, il fallait, selon nous, rappeler ce que ces devenirs devaient aux précurseurs sombres que sont Spinoza et Leibniz. Nous avons alors imaginé une césure, un peu à la manière d’Hölderlin lorsqu’il pense que dans le poème, dans la pensée poétique moderne, l’avant et l’après sont devenus des choses incommensurables à l’esprit : le temps est devenu une ligne de sorcière. Le temps est devenu fou12. C’est pourquoi notre essai comporte deux parties : l’avant et l’après Nietzsche. C’est enfin Bergson, en dernière instance, qui subsumera les autres penseurs, qui fortifiera le rapport différentiel entre eux et traversera l’œuvre de Deleuze à la vitesse d’une queue de comète. Cet itinéraire d’échos s’est imposé à la manière d’un agencement. En quoi consiste l’étrange futurition ou la métamorphose deleuzienne ? : Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits13. Il s’agit alors d’une philosophie sans sujet et sans objet. Nous aurons à éclaircir cette difficulté. 11 « L’éternel retour ne cesse de gronder dans cette autre dimension, celle du transcendantal ou du spatium volcanique. » in Différence et répétition, op. cit., p. 311. 12 « Hölderlin disait que le temps cesse de rimer, parce qu’il se distribue inégalement de part et d’autre d’une césure d’après laquelle début et fin ne coïncident plus. » in Différence et répétition, op. cit., p. 120. 13 Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 62. .19. Première partie Livret 1 Hume et le rapport différentiel entre empirisme et subjectivité. Symphonie déconcertante. L’IMAGINATION n’est pas une faculté. Voilà qui peut déconcerter. Si l’empirisme a une nature, c’est d’être déconcertant. Et par nature, nous n’aimons pas être déconcertés. L’imagination est un lieu où se produit un ensemble de choses telles qu’elles paraissent. Certes, l’imagination est le lieu des idées. Voilà qui peut aussi déconcerter. Mais ces idées s’engendrent par hasard, par connexion, et parcourent l’ensemble de l’univers. Trois principes dépassent et affectent l’imagination : la contiguïté, la ressemblance, et la causalité. Alors seulement s’établissent une constance et une uniformité entre les choses. C’est à peu près ainsi que Deleuze commence sa réflexion sur Hume, sa symphonie déconcertante. .21. Selon Deleuze, David Hume a démontré qu’une psychologie de l’esprit est impossible. En ce sens, la pensée demeure hétérogène à la subjectivité. Et David Hume ne va pas prétendre explorer le fonctionnement de l’esprit. En un autre sens, il va établir une psychologie des affections de l’esprit. Car l’esprit est affecté de plusieurs façons. C’est dans le champ de ces affections qu’apparaît la constitution d’un sujet dont la fonction n’est pas tant de penser que de réfléchir ses passions et d’agir socialement. L’esprit n’est l’objet d’aucune science. Il n’est pas une nature. Même l’entendement ou l’association des idées n’est que le mouvement de la passion qui devient sociale. La question que posera Hume est alors celle-ci : Comment l’esprit devient-il une nature humaine ? La différence entre Hume et Bergson – nous le verrons – est considérable. Tous deux sont empiristes. Mais le premier abandonne le champ de l’ontologie et de la métaphysique pour constituer une science de l’homme. Le second transcende la science de l’homme pour établir une nouvelle métaphysique et une nouvelle ontologie. Pour Hume, l’idée, c’est le donné, c’est l’expérience. Mais pour l’empiriste Bergson, l’expérience, c’est ce qui se donne à penser sous une forme inconditionnée : l’intuition. Ce rapport différentiel entre ces deux empirismes, Deleuze ne cessera de le méditer. C’est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent euxmêmes autre chose que ce qu’ils sont historiquement, mythologiquement ou couramment14. Il y a un destin des Idées que l’empiriste est le seul à pressentir : pour l’empiriste, les idées suivent les impressions. Ce cheminement mène vers la partialité. Brossons à grands traits l’enjeu de l’empirisme. Pour14 Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p.62- 63. .22. quoi donc commencer par l’empirisme ? Quel est le problème qui se pose à Deleuze ? C’est celui des idées, de la formation des idées. Il ne s’agit pas de savoir si nous avons une idée du vrai ou du bien, mais comment nous affirmons ou croyons avoir une idée. Le postulat empiriste est le suivant : une idée n’a jamais représenté quelque chose. Et le postulat de Deleuze, nous le verrons, est celui-ci : une idée est une multiplicité. Dans ces conditions, faut-il comprendre que nous formons des idées qui ne représentent rien ? Ou qu’une multiplicité dans l’idée aliène son unité ? Le problème serait mal posé. Ce qui intéresse Deleuze, c’est que les idées ne sont pas représentatives et que chacune est unique par la puissance même de sa multiplicité qui l’impressionne. D’une part, elles sont de l’ordre de l’atomisme : L’atomisme antique n’a pas seulement multiplié l’être parménidien, il a conçu les Idées comme des multiplicités d’atomes, l’atome étant l’élément objectif de la pensée. Dès lors, il est bien essentiel que l’atome se rapporte à l’autre atome au sein d’une structure qui s’actualise dans les composés sensibles15. D’autre part, les idées sont de l’ordre de la connexion. Elles associent dans le temps et dans l’espace, elles relient, par la mémoire et l’imagination, des impressions, par l’accoutumance, la répétition et par l’habitude, sous la loi de l’esprit qui est celle de l’associationnisme. Mais pourquoi les idées auraient-elles ce rôle, cette fonction ? Nous avons des impressions, seulement des impressions qui sont, dans la terminologie humienne, soit des images, des phantasmes, ou des substances perceptives ou des indivisibles, séparées les unes des autres. Ces impressions viennent de nos sens. Ce sont des impressions de sensation. Celles-ci se répètent, certaines se ressemblent, d’autres se reproduisent dans les mêmes conditions. Répétition, 15 Différence et répétition, op. cit., p. 238. .23. ressemblance, reproduction créent un autre type d’impressions. Ce sont les impressions de réflexion. Cette fois, ces impressions réfléchissent les premières. Elles perdent sans doute leur éclat, leur intensité. Elles sont plus pâles, plus distantes. Entre les impressions de sensation et les impressions de réflexion s’établissent des connexions qui vont du plus vif au plus ténu, du proche au lointain. Mais ces connexions ne tombent plus sous l’emprise des impressions. Elles sont recueillies par ce que nous appelons des idées. Ces idées ne représentent donc pas les impressions de sensation ni les impressions de réflexion, mais témoignent seulement de la fonction ou de la nature de l’esprit, c’est-à-dire de la transition que cet esprit doit opérer pour supporter la violence de la vie, ce par quoi il est affecté. Ce mode d’affection s’explique par la facilité, selon Hume, de passer, par une pente naturelle, du plus vif et du plus concentré à la détente et à l’aspiration au repos. Par conséquent de renoncer au plus vif des impressions de sensation au profit d’impressions de réflexion qui soulagent de l’excès des sens et offrent une sécurité relative pour supporter la vivacité crue du monde. Curieuse conception humienne de l’idée. Comme si la terre de l’idée devait lutter contre le déluge de la perception. Ou plutôt comme si l’idée, c’était cette terre qui se pétrifie et se dessèche, une fois que la mer salvatrice s’est retirée. Pourquoi l’empirisme intéresse-t-il tant Deleuze ? C’est que Deleuze a sa propre intuition de ce qu’on appelle une idée. Pour lui, une idée est une multiplicité. Et l’empirisme fait de chaque substance perceptive une captation du divers. Le divers sensoriel se réfracte dans les éléments disparates de la réflexion, un peu comme une source lumineuse produit une multitude de valeurs et de nuances. Le « sujet » qui observe n’en est sans doute que le succédané, l’effet et le mirage associés. La perception est prédatrice.