violences médiatiques

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VIOLENCES
MÉDIATIQUES
CONTENUS, DISPOSITIFS, EFFETS
Collection Communication et Civilisation
dirigée par Nicolas Pelissier
Comité de lecture: Serge Agostinelli, Jacques Araszkiewiez,
Olivier Arifon, Bruno Cailler,
Pascal Froissart, Pascal Lardellier, Guy Lochard, Tristan Mattelart, Arnaud Mercier, Alain
Milon, Stéphane Olivesi, Dominique Pagès, Paul Rasse, Franck Rebillard.
Design des couvertures: Philippe Quinton
La collection Communication et Civilisation, créée en septembre 1996,
s'est donné un double objectif. D'une part, promouvoir des recherches
originales menées sur l'information et la communication en France, en
publiant notamment les travaux de jeunes chercheurs dont les découvertes
gagnent à connaître une diffusion plus large. D'autre part, valoriser les
études portant sur l'internationalisation de la communication et ses
interactions avec les cultures locales.
Information et communication sont ici envisagées dans leur acception la
plus large, celle qui motive le statut d'interdiscipline des sciences qui les
étudient. Que l'on se réfère à l'anthropologie, aux technosciences, à la
philosophie ou à l'histoire, il s'agit de révéler la très grande diversité de
l'approche communicationnelle des phénomènes humains.
Cependant, ni l'information, ni la communication ne doivent être
envisagées comme des objets autonomes et autosuffisants. Leur étude
montre que toute société a besoin d'instances de médiation et qu'ils
constituent des composantes à part entière du processus de civilisation.
Or, à l'Ouest, à l'Est, au Nord et au Sud, ce processus admet des formes
souvent spécifiques, parfois communes, mais toujours à découvrir.
La collection "Communication et Civilisation" comporte deux séries
spécialisées: "Communication et Technologie" et "Communication en
pratiques"
.
Dernières parutions
Claude LE BOEUF, Pragmatique des communications instrumentées,
2002.
Anne LAFFANOUR (dir.), Territoires de musiques et cultures urbaines,
2003.
Pascal LARDELLIER, Théorie du lien rituel, 2003
Sylvie DEBRAS, Lectrices au quotidien. Femmes et presse quotidienne:
la dissension, 2003
Arnaud MERCIER (coord.), Vers un espace public européen ?, 2003.
D. CARRE et R. DELBARRE, Sondages d'opinion: la fin d'une époque,
2003.
Pascal LARDELLIER, violences médiatiques. contenus, dispositifs, effets,
2003.
Sous la direction de
Pascal LARDELLIER
VIOLENCES
MÉDIATIQUES
CONTENUS, DISPOSITIFS, EFFETS
Préface de Serge TISSERON
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALlE
@L'Hannatlan,2003
ISBN: 2-7475-4780-9
REMERCIEMENTS
Cet ouvrage collectif constitue l'édition de certaines des
communications du colloque « Violences médiatiques. Contenus,
dispositifs, effets », organisé par Pascal LARDELLIER à l'HistoriaI
de la Grande Guerre de Péronne (Somme) les 23 et 24 janvier 2002.
Le Directeur de ce projet tient à remercier tous les participants du
colloque, et plus particulièrement les membres de son Comité
scientifique, Divina FRAU-MEIGS, Jean-Claude GUlLLEBAUD,
Alain J. - J. COHEN, Jacques SEMELIN et Serge TISSERON.
Mais ma très grande gratitude va surtout à Thomas COMPEREMOREL, Directeur de l'HistoriaI de la Grande Guerre. Sans sa
ténacité, sa confiance, son soutien inconditionnel et sa passion des
idées, rien de cette aventure n'aurait été possible. Que lui-même,
l'HistoriaI et que tous ceux qui y travaillant, ont collaboré à ce projet,
trouvent ici l'expression de mes remerciements sincères et renouvelés.
Pascal LARDELLIER
PREFACE
MÉDIAS ET VIOLENCES MÉDIATIQUES:
APPRENDRE À DISTINGUER...
Serge TISSERONl
« Violences médiatiques ». A ces mots, des images se bousculent
dans nos têtes: celles des occupants des Twin Towers se
précipitant dans le vide, des cadavres noircis de Bali ou encore de
films interdits aux moins de douze ans passés à 20 heures 30 sur
les écrans télévisés. Pourtant, ces deux mots ne désignent pas
seulement la part des violences humaines dont les médias se font
l'écho, par actualités ou fictions interposées, mais aussi la
violence qu'elles font à leurs spectateurs et la manière dont elles
nourrissent à leur tour d'éventuelles violences.
Soit. Mais ce serait une erreur grave de croire que ces trois formes
de violence sont une seule et même chose et que l'étude de l'une
d'entre elles suffise à nous renseigner sur les deux autres. La
violence présente sur les écrans est de l'ordre des contenus
représentatifs que l'on peut comptabiliser et classer. La violence
qu'elles font à leurs spectateurs engage leurs contenus, mais aussi
leurs mises en scène2 et la sensibilité de chacun. Quant à l'usage
que nous faisons des modèles que les images nous proposent, il
dépend à la fois de notre distance critique, des repères culturels
que nous avons intériorisés et des possibilités concrètes de notre
environnement.
1 Serge TISSERON est psychanalyste et pédopsychiatre. Il est l'auteur de
nombreux ouvrages sur les images.
2 Il n'existe pas en effet une seule forme de violence des images, mais deux. La
première agit par captivation et se trouve toujours en rapport avec le contenu des
images et leur signification, la seconde agit par un effet de sidération lié à ses
caractéristiques
sensorielles
- comme
un montage haché, des flashs lumineux
irritants ou encore une bande son agressive (Enfants sous influence, les écrans
rendent-ils lesjeunes violents?, Armand Colin, 2000).
7
Telles sont d'ailleurs les limites des recherches américaines visant
à montrer que les enfants «téléphages » commettent plus d'actes
de violence à l'âge adulte que ceux qui regardent moins la
télévision. Sans vouloir contester les chiffres qu'elles donnent,
elles risquent d'aiguiller sur des conclusions fausses si elles
conduisent à penser que la consommation d'images violentes
engendre fatalement
un accroissement
des comportements
agressifs. L'environnement
scolaire et familial - notamment à
travers les violences verbales et les manifestations de rejet - joue
un rôle capital dans le renforcement ou l'adoption de tels modèles.
Par ailleurs, la distance que les enfants prennent par rapport aux
images est fonction de la capacité qu'ils ont de pouvoir leur
donner du sens. Or, seule une petite majorité d'entre eux en est
capable spontanément et tous ont besoin d'être accompagnés sur
ce chemin3. Bref, dans nos relations aux images, tout est affaire de
lien, que ce soit avec les images elles-mêmes, avec notre propre
histoire ou avec nos proches.
C'est pourquoi le travail sur nos relations aux images doit touj ours
emprunter deux chemins parallèles. D'un côté, il est essentiel de
définir les processus psychiques qui y sont à l'œuvre et qui ne se
laissent pas réduire à la confrontation à des signes. Mais d'un
autre côté, aussitôt ces processus distingués, il est indispensable
de revenir aux émotions qui donnent leur sens aux images... et qui
menacent aussi parfois de le faire perdre à leurs spectateurs.
Tout d'abord, les images mobilisent de façon intense deux
fonctions psychiques fondamentales, qui sont de « contenance» et
de «transformation »4. La première assure la possibilité de se
sentir contenu ou de se percevoir soi-même comme pouvant
contenir des objets psychiques. Quant à la seconde, elle assure la
possibilité de se percevoir comme agent de la transformation du
monde et fonde également, à un degré de plus, le désir de créer des
objets qui aient le pouvoir de s'auto-transformer.
3 A l'âge de 11-13 ans, 69% des enfants y parviennent, et cela quelles que soient
les images vues, neutres ou violentes (Recherche Tisseron et collègues, 19972000, Enfants sous influence, op.cit.)
4
J'ai proposé d'appeler ces opérations psychiques de base des «schèmes» afin
de les distinguer radicalement des structures du langage avec lesquelles elles
n'ont rien à voir (Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, des premiers traits au
virtuel, Paris, Dunod, 1995).
8
Ces deux séries de processus mobilisés par les images, aussi bien
psychiques que matérielles, sont à l'origine des espoirs et des
craintes que nous mettons en elles. Les pouvoirs de contenance
des images fondent en effet trois séries d'illusions: celle qu'elles
contiennent en réalité quelque chose de ce qu'elles représentent,
celle que nous puissions être contenus par elles et nous y déplacer
comme dans un espace réel, et enfin celle que nous puissions y
être contenus avec d'autres de telle façon que tous ceux qui voient
la même image constitueraient une sorte de communauté. Quant
aux pouvoirs de transformation des images, ils fondent à la fois le
désir d'en modifier les contenus (que ce soit mentalement ou
réellement) et l'angoisse d'être nous-mêmes transformés par eux.
C'est la raison pour laquelle la création d'images par l'être
humain est inséparable de celle d'espaces par lesquels il se sent
contenu et enveloppé, depuis les grottes peintes de la préhistoire
jusqu'aux écrans sphériques de nos modernes « géodes ». Et c'est
aussi pourquoi elle est inséparable du désir que ces images se
transforment, que ce soit par les mouvements du corps face à elles
ou par leur animation. L'avènement du numérique rapproche
aujourd'hui un peu plus l'être humain de la réalisation de ce désir
en lui permettant des transformations «en temps réel» des
images, et les hologrammes lui permettront bientôt d'y introduire
son corps physique. Mais, en même temps, la façon dont les
images prolongent nos possibilités psychiques en fait un foyer
d'ambivalence depuis le début: plus elles se rapprochent de la
réalisation des fantasmes qui ont guidé leur création dès l'origine
et plus nous craignons qu'elles nous échappent et finissent par
nous contrôler.
Mais le caractère général de ces réflexions ne saurait nous faire
oublier que le problème des images est également inséparable de
leur impact émotionnel, et que celui-ci est plus fort que jamais.
C'est ce que montre l'observation des jeunes qui regardent la
télévision le matin avant de venir en classe: ils ont de grandes
difficultés à pouvoir élaborer seuls les charges émotionnelles qui
en résultent, ce qui entrave souvent leurs apprentissages. Le seul
remède possible à cette situation serait de leur permettre de donner
du sens aux images qu'ils ont vues et aux émotions qu'ils ont
éprouvées. Pour cela, la prise en compte des divers moyens qu'ils
utilisent spontanément est essentielle. Tout d'abord, une très forte
9
majorité d'entre eux utilise le langage... à condition bien entendu
qu'ils trouvent un interlocuteur. Ensuite, certains réagissent aux
images par la construction de scénarios intérieurs qu'il convient
d'accueillir afin que l'enfant comprenne qu'ils sont la clé de la
signification personnelle qu'il accorde aux images. Enfin, d'autres
encore ont besoin, pour donner sens à ce qu'ils voient, d'avoir
recours à des formes ludiques d'imitation: ce moyen leur permet,
au même titre que le langage, de créer une forme de mise à
distance et de socialisation de ce qu'ils éprouvent, et cela les
introduit également à une meilleure distinction entre les images
qui accaparent leur esprit et celles qu'ils ont vues sur les écrans.
Car, pour comprendre les confusions où nous plongent les images
et les dangers qu'elles représentent, il nous faut partir des di verses
facettes que comporte ce qu'on appelle « la réalité ». Sous ce mot
se cachent en effet trois «réalités» bien différentes: celles du
monde, celle des images qui n'en sont jamais le simple reflet, et
enfin celles des représentations personnelles que nous nous
construisons des unes et des autres, et qui sont les «images
intérieures» qui guident nos pensées et nos comportements5. Car
nous n'abandonnons souvent l'illusion que les images sont le
reflet du monde que pour plonger dans une autre, celle qu'elles
coïncident exactement avec les représentations personnelles que
nous nous en fabriquons. Et dans la mesure où ces illusions ne
résultent pas d'erreurs d'appréciation qu'il faudrait apprendre à
corriger, mais du désir de confondre, cette tâche doit évidemment
sans cesse être remise sur le métier6. C'est le but de l'éducation
aux images qui est un défi majeur du XXIe siècle. Le XIXe et le
XXe siècle, après avoir condamné Les Fleurs du Mal et Madame
Bovary pour pornographie et relégué le Marquis de Sade dans
l'Enfer des bibliothèques, a finalement découvert que les mots ne
sont pas les choses, mais des représentations distinctes du monde
réel. Il nous faut maintenant apprendre à faire la même chose avec
5 Certains chercheurs sur les images ont malheureusement de la difficulté à
prendre en compte les images intérieures, celles-ci se réduisant pour eux à des
productions cognitives vides de tout désir.
6 Sur ce désir de confondre les diverse formes de la réalité, on peut consulter
Psychanalyse de l'image, des premiers traits au virtuel (op.cit.). Et, sur les façons
de les distinguer en pédagogie des images, Les Bienfaits des images (Odile Jacob,
2002).
10
les images et c'est bien plus difficile car, si elles sont bien
également un mode de représentation, elles ne sont pas pour autant
réductibles à un système de signes. Les relations que chacun
engage avec elles se tissent en effet au carrefour de leurs contenus,
de leurs dispositifs et de la participation corporelle de leurs
spectateurs, et tirent leur puissance de refléter les forces
psychiques?
Sur le chemin de reconnaître ces pouvoirs, un pas important
consiste à accepter que ce n'est pas seulement sur le monde
environnant qu'elles nous renseignent, mais aussi sur notre monde
intérieur. Et cela nécessite que chacun confronte les
représentations et la compréhension qu'il s'en donne avec celles,
différentes, de ses interlocuteurs.
La diversité des opinions exprimées dans les « Actes» qui suivent
sont une contribution dans ce sens, à condition d'accepter que le
regard que chacun porte sur les médias n'enrichit pas seulement
notre perception de ceux-ci, mais témoigne également de ses choix
et de sa subjectivité. Bref, autour des images, il n'y a de recherche
qu'impliquée!
? Avec le monde psychique, elles partagent notamment le fait que le plus
important, pour chacun d'entre nous, n'y est pas forcément ce que nous y
découvrons, mais aussi ce que nous choisissons de ne pas y voir...
Il
PREMIERE PARTIE
UNE THÉORISATION RADICALE
DES VIOLENCES MÉDIATIQUES
Le lecteur comprendra vite qu'il est question ici de violences...
accessoirement médiatiques. Cet adjectif éponyme prendra bien
sûr dans ces pages une vraie validité thématique et problématique.
Le traitement théorique général cependant, envisage la violence au
sens large et à vrai dire originaire du terme.
Considérer le sujet en toute rigueur, c'est prendre en compte que
les déclinaisons médiatiques et «écraniques» de la violence,
quelle que soit actuellement leur aveuglante visibilité, ne sont
qu'un épiphénomène, somme toute récent et incident. La violence
est ailleurs, plus profonde et archaïque que tout ce que pourraient
en montrer les médias. Et c'est bien pour cela qu'elle pose
question et problème. Elle nous interroge avec autant d'insistance,
parce qu'elle irradie depuis un noyau sombre et dur, parce qu'un
épicentre de l'humain s'exprime en elle, à son corps défendant,
c'est le cas de le dire. Affirmons-le sans excès: la violence
constitue un creuset, où se rencontre l'homme dans toutes ses
dimensions, et jusqu'aux moins plaisantes, c'est-à-dire les moins
culturelles. Elle est comme le miroir d'une autre Gorgone, qui
méduse parce que c'est nous que nous entrevoyons, sans y croire,
parfois, et souvent sans y voir toute la densité sauvage y
affleurant. Mettons l' œil, pour une fois, et non le doigt, où ça fait
mal, précisément. Sitôt admis ceci, un autre problème surgit,
aporie qui met le chercheur, l'intellectuel, le théoricien mal à
l'aise: la violence de l' homme, sise dans les images, est
irréductible au langage, elle outrepasse sa figurabilité. Michel
Foucaultaffirmait « qu'on a beau dire ce que l'on voit, ce que l'on
voit ne tient pas dans ce que l'on dit». ... Bel aveu d' humilité, qui
constituera ici un viatique méthodologique gardant autant de la
toute-puissance théorique que des certitudes trop vite admises et
assénées. L'image, comme la violence, sont l'une et l'autre
13
terriblement rebelles, rétives; parce que compactes, insondables,
et - on y revient toujours - archaïques, même quand l'art s'en
mêle - et, peut-être - s'emmêle dans ce terrible écheveau. Belles,
alors, ou en tout cas données pour telles, mais rebelles, surtout,
échappant à une saisie commode et entière.
Les deux textes de cette première partie proposent une approche
théorique radicale des violences médiatiques. Radicale, à entendre
au double sens d'aller à la racine, et d'adopter une posture
entière, sans concessions.
On y lira, dans le filigrane de références bibliographiques
convoquant la psychanalyse, la sociologie de l'art, la sémiotique et
la philosophie, que l'image violente est une image résistante, et
puissamment active. Habitée, elle investit en retour ceux qu'elle
pénètre, et que souvent, elle hantera ensuite. La combattre, alors,
ce n'est pas l'évincer, la censurer ou la détruire (1'histoire de l'art
nous apprend que l'on a souvent pensé s'en tirer à bon compte de
la sorte), mais lui faire rendre sens plutôt que gorge, en traquant
en elle ce qui nous fascine, nous répugne, aux risques et périls
d'une quête dangereuse, parce que terriblement déstructurante,
finalement. La psychanalyse - et Serge Tisseron - dans Les
Bienfaits de l'image, nous rappellent que l'image, ni bonne ni
mauvaise en soi, trouve des résonances émotionnelles dans les
expériences premières, et il nous dit combien elle aura ensuite le
pouvoir - comme l'antique pharmakon - d'affecter, voire
d'infecter, ou de soulager. Et tout est encore affaire de contexte,
de parole, d'accompagnement, donc de symbolisation.
Ces deux chapitres disent surtout l'extraordinaire duplicité de ces
images-ci. Duplicité... Donc, double, mais aussi rusé, malicieux...
L'image violente renvoie dos à dos des dyades conventionnelles et
finalement confortables, desquelles il faudra s'affranchir ici, en
tout rigueur: ainsi, fiction (donc art, représentation) versus réalité,
histoire versus actualité, mimesis versus catharsis, émotion versus
raison (ou affects versus cognition), cadre versus hors-cadre, corps
versus esprit, entre autres, se trouvent invitées à penser leurs
oppositions traditionnelles, à les dissoudre, parce que le sens gît
plus profond, pour aller plus haut, de l'inconscient à l'art, du
tabou à la Loi. Par(t)i ambitieux et néanmoins nécessaire que
d'oser congédier le manichéisme, pour convoquer la complexité.
14
L'image résiste donc, et jamais on épuise complètement son sens.
Mais point de fatalisme dans ces deux chapitres, puisqu'ils
invoquent - preuves à l'appui - les vertus de la théorisation
assumée, et de ses sciences humaines et sociales qui finalement,
sont mieux qu'un pis-aller, ou un simple passe-temps:
un
véritable secours, pour prendre et comprendre, penser, et parfois
aussi, panser toute la violence des images, qui n'est jamais que la
nôtre, spéculairement et en regard. . .
P. L.
15
DES VIOLENCES MÉDIATIQUES...
Petite sismographie critique
Pascal LARDELLIER8
De quelles violences
parlons-nous...
?
Pétition de principe inaugurale: il est de plus en plus question de
violence, sous toutes ses formes, dans nos sociétés postmodemes.
Premier paradoxe, et non des moindres, ceci dans une sphère
politique - la social-démocratie
occidentale - se réclamant
ouvertement de valeurs humanistes, et s'étant patiemment, depuis
quelques décennies, construite contre les forces et les formes de
l'arbitraire. La prétendue « civilisation des mœurs» mise au jour
par Norbert Elias9 n'a donc en rien pacifié les rapports, si elle a
tendu à édulcorer les relations interpersonnelles.
Mais de quelles violences parlerons-nous ici... ? Des violences
précisément médiatiques. D'où l'importance de cet incipit qui se
8 Pascal LARDELLIER est Professeur de sciences de l'information et de la
communication à l'Université de Bourgogne (IUT de Dijon), et chercheur au
LISMIC.
-
Il a organisé à l'HistoriaI de la Grande Guerre de Péronne (Somme) le colloque
international Violences médiatiques (23-24 janvier 2002) dont cet ouvrage
reprend certaines des communications. Il est aussi l'auteur de Théorie du lien
rituel. Anthropologie et communication, L'Harmattan, Paris, 2002, A Fleur de
Peau. Corps, parfums et odeurs, Belin, Paris, 2003 (dir.), Les Miroirs du Paon.
Rites et rhétoriques politiques dans la France de l'Ancien Régime, Honoré
Champion, Paris, 2003.
9 Dans deux ouvrages considérés comme des « classiques », cet auteur s'attachait
à étayer I'hypothèse centrale de son œuvre: la montée en puissance de la
politesse, des civilités et de l' étiquette tendit à pacifier les rapports
interpersonnels et sociaux, entre la fin du Moyen Age et la Renaissance. Ce
nouvel «ordre de la relation », pratiqué à la Cour et imposé par celle-ci, se
dispensa à moyen terme à l'ensemble du pays, via les relais que constituèrent la
Noblesse, puis la bourgeoisie.
Se reporter à N. Elias, La Société de cour, Flammarion, et La Civilisation des
mœurs, Calmann-Lévi.
17
voudrait large et programmatique, comme cela est induit par le
gérondif absolu choisi en titre. Il nous importe de peigner un
territoire critique, d'indiquer quelques directions, dans lesquelles
les auteurs produiront ici du sens de concert, en dialectisant les
deux termes d'une locution plurielle: « Violences médiatiques ».
Commençons, méthodiquement, par définir précisément ce dont
nous allons parler tout au long de ces pages: au mot violence, les
dictionnaires référencent plusieurs acceptions possibles: violence,
du latin violentia, «abus de la force ». Il s'agit du «fait de
contraindre quelqu'un par la force ou l'intimidation ». Ensuite,
«force brutale des êtres animés ou des choses », de même,
« outrance », et encore, «contrainte
illégitime, physique ou
morale, exercée sur le consentement d'une personne ».
On retient le principe d'une action se fondant sur la force, sans le
consentement - violence contient viol, après tout - une forme de
domination exercée sur autrui, de nature physique ou verbale,
morale et psychologique. Et finalement, on peut retenir que la
violence signifie le mépris d'autrui, l'utilisation de la force étant
la manifestation la plus concrète de ce mépris.
Violences martiales et conflits armés, terrorismes sous toutes leurs
formes, délinquances urbaines et péri-urbaines, harcèlement
moral, insécurité et incivilités... Malheureusement - car nous
sommes ici fondés à qualifier la violence moralement - cet
éventail sous forme de gradation inversée est large, et toutes ces
violences se caractérisent par une différence de degré, mais pas de
nature.
Mais elles trouvent encore d'autres formes d'expressions sociales,
qui sont de l'ordre du symbolique; bien que pouvant aussi avoir
des effets psychologiques, voire physiques. Ainsi en va-t-il des
violences
médiatiques.
Omniprésents
dans
les sociétés
contemporaines, les médias, notamment audiovisuels, ont tendu à
généraliser, via les écrans qui leur servent de vecteurs, la violence
sous toutes ses formes. Et sans forcer la métaphore, on peut oser
affirmer que la guerre, chassée par la porte (puisque désormais
circonscrite à des interventions
très ciblées, prétendument
« chirurgicales»), a tendance à revenir par la fenêtre... des écrans,
justement!
18
Ce qui caractérise les violences médiatiques, c'est qu'elles
diffusent des formes de violences la plupart du temps mises en
scène, qui peuvent être considérées à un double niveau: violence
intrinsèque des contenus, violences subies par les acteurs
médiatiques, d'abord.
Mais de même, violence exercée en regard, sur ses spectateurs,
volontaires ou involontaires. Car s'il est admis, dans une
perspective humaniste, que l'homme s'impose le texte, l'image,
délibérément, s'impose à lui. Avec, parfois, des conséquences
psychologiques et physiques réelles. Qu'on se souvienne de
l'hallucinant traitement réservé à l'Alex d'Orange mécanique,
astreint à voir des images devenues insoutenables, et à l'agonie,
véritablement, devant ce spectacle.
Si on souhaite évoquer au débotté les violences médiatiques, on
aboutit à une hallucinante liste de Prévert version trash: crimes au
ralenti des séries dites cultes, exactions en tout genre et coursespoursuites toutes sirènes hurlantes émaillant comme des gimmicks
les films pas seulement américains, hold-ups captés par les vidéos
de surveillance et attentats issus des camescoops amateurs
tournant en boucle sur nos écrans, séquestrations de cobayes
humains, sous couvert de concours flattant le voyeurisme, sévices
en tout genre, physiques ou psychologiques, porno chic ou hard,
mangas, clips à scandales, invectives des talk-shows, bagarres et
insultes, interrogatoires comminatoires dans lesquels quidams ou
même personnalités sont soumis « à la question », c'est le cas de le
dire, de manière infamante, publicités choc ou provoc (les
spécialistes assurent aux annonceurs que «ça marche mieux
ainsi») ralentis sportifs complaisants sur les blessures, les KO, les
toreros encornés ou les «meilleurs»
chutes et accidents de
l'année, sous couvert piteux de bêtisiers, de best of ou de
zappings... Et nous sommes ici loin d'être exhaustif...
Il ne faudrait pas pour autant que l'arbre télévisuel cache la forêt
médiatique: l'apparition relativement récente de nouvelles formes
d'écrans: jeux vidéo, ordinateurs, sites Internet... n'a fait que
démultiplier les capacités de diffusion et de nuisance d'une
19
violence d'autant plus sournoise qu'elle se veut cette fois, la
plupart du temps, ludique et fictionnelle.
Et sous des dehors divertissants, elle est d'autant plus insidieuse
encore, qu'elle constitue le quotidien de franges entières de
générations montantes dont la désocialisation est inversement
proportionnelle à la surmédiatisation, et qui n'ont pas reçu
d'autres grilles de perception et de représentation de la réalité que
celles, hyper-violentes et manichéennes, proposées par ces médias.
Certains de ces jeunes sont d'ailleurs mithridatisés et
« schizophrénisés» à un point tel qu'il arrive que le passage à
l'acte, de plus en plus fréquent, soit vécu comme la suite ludique
du scénario, le prolongement du jeu ou de l'histoire avec d'autres
moyens, ceux de la
« vraie vie» 1O.
Violences montrées et proférées, par excès, ad nauseam... Mais
violences par défaut, a contrario, des silences de tout ce qui ne
fait pas scoop... Et violences des représentations construites par
les médias - le chômeur, le SDF, le JDB, pour «jeune des
banlieues» - sans que les intéressés, hâtivement catégorisés et
caricaturés, n'aient leur mot à dire.
Violence symbolique, enfin, du système de l'information et des
médias grand public, qui fonctionnent selon les règles de la
pression de la conformité, du mimétisme, de l'événementialisme
voire du sensationnalisme, et d'une troublante amnésie, surtout,
dès l'information périmée, qui au regard de tout cela, correspond
souvent à une auto-amnistie.
Et finalement, ne s'agirait-il pas de produire le spectacle du
monde, et même, en dernière lecture, de «fabriquer du
consentement », selon la formule de Noam Chomsky - the
manufacturing
of consent...
?
10 Au printemps 2002, une controverse s'est ouverte en France, à propos du
premier « crime Scream »... Le débat a été réouvert et largement médiatisé, sur
« l'influence néfaste des médias auprès de la jeunesse». .. Au Japon et aux EtatsUnis, les cas sont légion d'adolescents passant à l'acte et se révélant des
meurtriers d'une violence extrême, d'inspiration directement médiatique.
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