UNIVERSITE DE ROUEN- DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE U.F.R. DE LETTRES Doctorat de Philosophie Marion DUVAUCHEL L’ESTHETIQUE OUBLIEE DE JACQUES MARITAIN : UN « CHEMIN DE POESIE ET DE RAISON » LA THEORIE DE L’INSPIRATION ET LA THESE DU DOUBLE INCONSCIENT Thèse dirigée par M. Yves MICHAUD Soutenue le 14 décembre 2004 Jury : M. Joël BIARD, professeur à l’université de Tours Mme Evelyne PINTO, professeur émérite à l’université de Paris I M. Philippe FONTAINE, maître de conférences à l’université de Rouen L’ESTHETIQUE OUBLIEE DE JACQUES MARITAIN : UN CHEMIN DE POESIE ET DE RAISON La théorie de l’inspiration et la thèse du double inconscient 1 T hough nothing can bring back the hour Of splendour in the grass, of glory of the flower; We will grieve not, rather find Strengh in what remains behind; In the primal sympathy Which having been must ever be; In the soothing thoughts that spring Out of human suffering; In the faith that looks though death, In years that bring the philosophic mind. William Wordsworth. 2 Remerciements Je ne saurais dire tout ce que ce travail doit à François et Gaïte Burger. Sans leur inlassable accueil parisien pendant tout le temps de mes recherches, je n’aurais pu le mener à bien. Je tiens tout spécialement à remercier leur fille, Irène, qui a partagé sa chambre avec la bonne grâce souriante de l’enfance lors de chacun de mes nombreux séjours. Je veux ensuite remercier Chedlia el Fallah, qui, avec une indéfectible patience, a procédé aux tirages successifs jusqu’à la rédaction finale, et Ahmed Rachid et Latifa Hassebane qui m’ont prêté leur maison pour que je puisse achever la rédaction. Le témoignage de tant de confiance et de soutien a été d’un grand réconfort. Outre la chaleur de son amitié et de sa confiance, René Mougel, directeur du Cercle d’Etudes Jacques et Raïssa Maritain a prodigué avec générosité et patience toutes les informations qui pouvaient m’être nécessaires et a procédé à la relecture attentive, patiente et minutieuse de ces pages. Je ne saurais l’oublier. Enfin, sans l’hospitalité intellectuelle dont a fait preuve Yves Michaud, ce travail n’aurait même pas pu être envisagé. Qu’il me soit permis de lui exprimer ma gratitude pour sa confiance envers un profil atypique qu’il a eu la bienveillance d’accueillir avec intérêt, et pour la liberté qu’il lui a généreusement octroyée. Paris, le 1er octobre 2004. 3 SOMMAIRE Pages 4-7 7-9 Sommaire Introduction PREMIERE PARTIE - LA THEORIE DE L’ART ART ET POESIE, CES « DEUX ETRANGES COMPAGNONS Chapitre I 1 2 3 4 5 3 4 5 L’art : un faire 41-45 45-49 49-56 : RAISON ET POESIE- LA PSYCHOLOGIE DE L’ART La Muse : une pelote de problématiques 59-64 64-69 69-76 76-82 L’inconscient spirituel : la nuit de l’esprit créateur L’intuition créatrice Chapitre I L’entre-deux-guerres et la crise de l’esprit 1 L’entre-deux-guerres 83-106 83-88 88-92 83-98 98-100 100-106 107-128 l’Être : un surtranscandental Théorie de la connaissance et Intellect illuminateur Intuition de l’être et intuition poétique L’intuition créatrice : émotion idée, éclair intellectif, germe L’inspiration maritainienne TROISIEME PARTIE : ART ET RAISON- ART ET HISTOIRE L’ART ET DE LA CREATION POETIQUE 57-128 59-82 L’inconscient La critique du freudisme et la topique de l’inconscient La thèse du double inconscient : genèse de l’idée L’inconscient spirituel : Platon et les Surréalistes L’inspiration véritable Chapitre III 1 2 3 4 5 32-36 36-41 La création : religion et littérature Les réanimations du topos La problématique philosophique de l’inspiration La théorie des quatre délires Chapitre II 11-15 15-20 20-23 23-27 27-31 33-56 Art et poésie : « deux étranges compagnons » La « divination du spirituel dans le sensible » : métaphysique, mystique et poésie Magie, mystique et poésie : la théorie du signe Un mystère : la connaissance par connaturalité L’intuition créatrice ou la poésie comme orphisme Chapitre I 1 2 3 4 5 10-31 La poésie : une mystérieuse connaissance DEUXIEME PARTIE 1 2 3 4 10-56 Les héritages et la question du néo-thomisme Platon – Aristote : deux perspectives différenciées Art et Scolastique : une « décisive aventure de l’esprit » Les traits fonciers de l’art Art et beauté : l’acte de perception du beau Chapitre II 1 2 » 108-110 110-115 115-120 120-125 125-128 : LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE 129-195 130-153 130-134 4 2 3 4 5 la notion d’Orient et d’Occident Massis et la défense de l’atticisme Malraux et l’éclat des cuivres Maritain et l’Allemagne Chapitre II 1 2 3 4 5 Philosophie de l’histoire et philosophie de l’histoire de l’art Science et sagesse, art et sagesses Les lois de l’art L’enquête sur les grandes « formes typiques » L’Occident : la notion de personne, organisateur d’évolution Chapitre III 1 2 3 4 5 Art et culture, art et sagesses Le moment moderne : quand l’art rencontre la poésie La peinture et l’affranchissement des formes naturelles L’abstraction et le sens de la figure humaine L’affranchissement du langage : la poésie pure et l’acte gratuit Les trois élans de la quête poétique Baudelaire : la valeur transcendantale de la beauté 134-139 139-141 141-148 148-153 154-176 154-159 159-164 164-168 168-172 172-176 176-195 176-179 179-184 184-187 187-192 192-195 QUATRIEME PARTIE : ART ET BEAUTE ETHIQUE, ESTHETIQUE ET METAPHYSIQUE 196-256 Chapitre I 197-217 1 2 3 4 5 L’un, le vrai et les autres Le proto transcendantal : l’un Le beau : beaucoup de bruit pour rien ? Maritain et les transcendantaux : poésie et beauté La question des sens : beauté esthétique- beauté transcendantale 217-238 Les trois épiphanies de l’œuvre Sens et claritas Action et integritas Le Musée imaginaire de Jacques Maritain La proportio : nombre et structure harmonique 218-224 224-227 227-231 231-233 234-238 Chapitre III 1 2 2 3 5 197-202 202-205 205-210 210-214 214-216 La structure spirituelle de l’œuvre : Forme, signe, plérôme ou fractale… Chapitre II 1 2 3 4 5 Le beau : un statut paradoxal Le roman : art et sainteté Le ternaire des genres : le roman et le nombre La crise du roman et la fin de l’omniscience Ethique et esthétique La connaissance et la condition du romancier La magie de l’œuvre Conclusion Bibliographie Appendices Appendice 1 : Jacques Maritain, l’homme, le thomiste, le lyrique. Appendice 2 : Les Cahiers du Mois : un reflet de l’entre-deux-guerres sur la question d’Orient et d’Occident 238-256 238-243 243-246 246-249 249-252 252-255 256-259 260-285 286-303 304-311 5 6 INTRODUCTION Rien que par son volume, l’œuvre de Jacques Maritain ne peut qu’impressionner: une cinquantaine d’ouvrages qui se distribuent en plusieurs domaines selon les vœux de Maritain luimême lors de la parution de ses œuvres complètes. Métaphysique, politique, esthétique… L’œuvre politique est généralement la plus étudiée. Son esthétique en revanche est ignorée. Toujours associé aux Scolastiques, Maritain n’a jamais caché pourtant ce qu’il pouvait y avoir de poussiéreux, de doctrinaire, de vainement spéculatif dans ceux dont il se réclamait. « L’œuvre de saint Thomas, on le sait assez, a été de dérouiller la vieille scolastique »1. Il n’est pas plus un exégète qu’il n’est un historien de la philosophie : il travaille avec les outils qu’il pense efficaces et pertinents, qu’ils viennent d’Aristote, de Platon ou de saint Thomas. C’est l’usage qu’il fait des concepts et héritages conceptuels divers et la manière dont il les organise qui fait son originalité. Mais il travaille en thomiste et parce qu’il est thomiste, il pose au centre de cette esthétique une doctrine de l’être et du mystère. Elle ne saurait déboucher sur le néant, pas plus qu’elle n’invite à méditer sur l’éternel retour du même et elle n’a rien d’une gnose non plus. Surtout, elle tient la notion d’objet pour centrale : « Un mouvement sans objet n’est qu’une course en rond qui ne mène nulle part »2. Il s’agit d’aboutir. L’esthétique s’inscrit dans cette grande perspective du réalisme thomiste : l’art, quoique ayant affaire à la matière est une activité spirituelle de l’homme, et donc « intentionnelle » et comme toutes les activités humaines, il tend par nature vers un objet, vers une fin objective qui le mesurera et le règlera, non pour lui imposer une servitude mais pour le libérer. Au début de sa vie de philosophe, Maritain commence par construire une théorie de l’art enracinée dans les options aristotéliciennes des Scolastiques, où l’art est la notion souveraine. Ce travail s’ouvre donc par une première partie à vocation également introductive où sont examinées ces deux notions clés : l’art et la poésie, deux « étranges compagnons » qui cheminent ensemble sans se confondre et qui obéissent l’une et l’autre à des lois qui leur sont propres, certaines communes, et d’autres antagonistes. Mais cette théorie de l’art n’est qu’un préalable et, quoique fondée sur les principes scolastiques, elle va très vite s’élargir vers une psychologie de l’art et de la création travaillée au plus profond par les deux notions centrales : la poésie et l’intuition. En reprenant les options scolastiques, Maritain projette l’art dans la sphère de la raison. La poésie quant à elle, n’obéit qu’à sa loi. Voilà un nouveau couple de concepts : raison et poésie… Leur alliance difficile articule une psychologie de l’art : « Y a t-il une solution vraiment philosophique au débat de la raison et de la poésie ? Peut-on montrer que, malgré tout, la poésie et l’intelligence sont de même race et de même sang, et s’appellent l’une l’autre ? »3. C’est la question de la difficile conciliation de la raison et de la poésie qui est au centre de l’enquête décisive de Jacques Maritain. Il élabore donc une théorie susceptible de rendre compte de l’acte ou du procès créateur, en affrontant en particulier deux notions redoutables : celles de l’inspiration et celle de l’inconscient. Il va donc élaborer une théorie de l’inspiration qui rende compte de l’expérience des poètes et de la psychologie humaine, à la fois contre Platon, et contre les Surréalistes. Parti de Platon et de la doctrine platonicienne de l'inspiration telle qu'on la trouve dans Phèdre et dans Ion, il ne pouvait éviter de se pencher sur la notion d'inconscient, donc sur les thèses freudiennes. C’est proprement le « chemin de poésie et de raison ». Ce qui l'entraîne à un travail d'élucidation philosophique du freudisme et surtout, à établir une topique de l’inconscient qui s’appuie sur les travaux de Freud sans y adhérer. C’est ainsi qu’il va élaborer une notion de l’inconscient bien distincte de la topique freudienne. Fondée sur l’idée d’un « double inconscient », elle établit l’existence d’un « inconscient spirituel », à la racine unique de toutes les activités humaines, et seul capable de rendre compte véritablement de l’activité créatrice, de sa singularité et de sa spécificité. La deuxième partie de ce travail est donc consacrée aux questions inhérentes à cette psychologie de la création artistique, et en particulier aux problématiques de l’inconscient, et à la doctrine de l’inspiration. 1 Sept leçons sur l’Etre, Téqui, 1934, in O.C. volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 557. 2 Ibid. 3 L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Desclée de Brouwer, 1966, paru en anglais en 1953, Pantheon Books, in O.C., volume X, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg,1985, p. 83. 7 Mais l’esthétique de Maritain n’est pas seulement une « psychologie de l’activité créatrice ». L’histoire est la discipline qui a marqué la génération de Maritain. Il évoque sans ambiguïté « la vaste dissolution éthique d’aujourd’hui » – aujourd’hui étant le XXe siècle –, qui n’est pour lui cependant qu’un accident de l’histoire. Il fonde sa réflexion dans la croyance que les choses de l’esprit, poésie, art, science ou métaphysique, si elles peuvent être arrêtées quelque temps par les énergies de l’histoire, reprennent cependant leur travail au point le plus haut gagné. Autant dire que la fin de l’art n’a pas vraiment de sens pour lui, du moins tant que nous serons dans l’histoire, mais que des arrêts, des paralysies, des moments de l’histoire où les énergies spirituelles sont freinées ou rendues vaines par l’incurie des hommes peuvent se produisent. Jacques Maritain ne s’est jamais prétendu critique d’art ou critique littéraire. « L’auteur a trop de principes dans la tête pour pouvoir y prétendre. Il n’est qu’un philosophe »4. Certes, mais il n’en prétend pas moins répondre au problème de toute histoire des formes : « trouver une clef psychologique à la forme artistique, une clef qui permette de pénétrer jusqu’au mystère de la métamorphose de l’art »5. Cette philosophie de l’histoire de l’art s’ouvre par une analyse de l’évolution artistique de l’humanité : par son « enquête sur les formes typiques ». Elle s’appuie sur la grande distribution entre l’Orient et l’Occident qui marquait profondément les esprits dans l’entre deux guerres et sur une topique des sagesses. Art-culture-sagesse articulent sa réflexion sur la philosophie de l’histoire de l’art. Il propose une philosophie de l’histoire de la création poétique – de l’évolution artistique – et une psychologie de l’art plus convaincante que celle de Malraux, moins hégélienne mais qui comme lui, a cherché une voie pour théoriser le lien entre Histoire et Esthétique. Un lien difficile que le Romantisme avait perçu et auquel il avait tenté d’apporter une réponse spécifique en essayant en particulier de trouver un passage menant de leur métaphysique (ou de leur expérience magique) au plan où se déroule l’histoire des hommes. Il confère ainsi au Romantisme un statut spécifique et original. Toute la troisième partie s’attache à mettre en relief les aspects singuliers de cette philosophie de l’histoire de l’art dans le contexte particulier de l’entre deux guerres. Enfin, la beauté reste pour Maritain l’horizon de l’art, elle en est comme l’atmosphère indispensable à sa vie, à sa vigueur, à sa fécondité, à sa vitalité même. Vérité triviale sans doute mais que, comme le fait remarquer Jean Marie Schaeffer, « depuis deux cents ans, beaucoup de ceux qui réfléchissent sur les arts ont si bien oubliée qu’elle est à redécouvrir »6. Maritain dira simplement que « La beauté fait que l’intelligibilité passe à notre insu à travers la vigilance des sens »7, ce qui revient à lier la beauté, l’intelligence et le sensible, trois ordres distincts dans la pensée thomiste. La philosophie médiévale n’avait pu opérer la difficile soudure entre l’art et la beauté. Maritain l’entreprend. A la suite des Scolastiques, il confère à la beauté un statut de transcendantal, mais d’une coloration particulière. Enfin, il aboutit à une esthétique de la littérature que M. Raymond appelait de ses vœux et qui fait de l’œuvre d’art un objet singulier : cosmos, structure et signe à la fois. 4 Maritain (M.), Frontières de la poésie, Paris, Louis Rouart et Fils, 1935, in O.C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg,1982, p. 690. 5 Belting (H.), La fin de l’histoire de l’art, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, coll. Rayon art, 1989, p. 34. Le mot « métamorphose » ne renvoie pas au concept malrucien. 6 Schaeffer (J. M.), L’art de l’age moderne, NRF, Essais, Gallimard, p. 387. 7 Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Fayard, 1959, in O.C. volume VII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1988, p. 838. 8 PREMIERE PARTIE ART ET POESIE : « DEUX ETRANGES COMPAGNONS » LA THEORIE DE L’ART C’est pourquoi la récente protestation de Benjamin Fondane (…) est dans une certaine mesure justifiée. La poésie n’est pas la métaphysique. Elle est d’abord un chant. Parce qu’elle est la jeunesse du monde, elle chante les plus vieilles réalités du monde, l’arbre, l’oiseau, le nuage, les étoiles. Elle est le prolongement naturel d’un instinct. Je souhaiterais que l’on ne perdît pas de vue la ligne idéale qui va de Villon à Verlaine, à Apollinaire, que l’on ne mésestimât pas l’exemple vivant de Jules Supervielle, ni l’extraordinaire union (et si rare) chez Federico Garcia Lorca, du tour populaire et de la vision poétique la plus originale. La poésie n’est pas seulement comme le dit Thierry Maulnier, la quintessence de la littérature ; elle est en premier lieu une manière, qui peut être cultivée, mais qui est d’abord spontanée, de vivre, d’exister. P.S. On ne sait plus quels sombres labours se préparent dans le fer et le sang. Audiberti 9 CHAPITRE I : L’ART, UN FAIRE 1 LES HERITAGES ET LA QUESTION DU NEO-THOMISME : SAINT AUGUSTIN ET SAINT THOMAS Avec Art et Scolastique, Jacques Maritain donne en 1920 le premier coup d’archet d’une réflexion esthétique magistrale et qui va s’étendre tout au long de sa vie. L’ouvrage est suivi de deux brefs opuscules : Frontières de la poésie et Situation de la poésie, qui ne font qu’esquisser ce qu’ensuite, en 1953 il va élaborer en une sorte de « somme méditée » enrichies d’intuitions nouvelles : l’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie. Enfin, avec La Responsabilité de l’artiste en 1961, il aborde la question du mutuel entremêlement des rapports entre éthique et esthétique et clôture une réflexion nourrie pendant quelque cinquante années de son expérience et de son travail. C’est une esthétique ambitieuse, qui porte l’empreinte de la personnalité du philosophe et de ses options critiques, philosophiques et religieuses. Maritain est chrétien, chrétien assumé, chrétien repéré comme tel. Il a traqué toute sa vie le péché d’angélisme et dénonce dans le cartésianisme le « péché français »; l’art n’échappe pas à cette rancune tenace et fondée. Il insistera sans cesse sur ce fait que l’art est immergé dans le temporel et que s’absenter de l’histoire, c’est chercher la mort. Comme c’est aimer la mort dira t-il, que de refuser les choses difficiles. Il lance au pharisaïsme éternel d’inexpiables défis. A ses yeux, jamais le monde n’aura fini de comprendre à quel point il importe de « donner le pas au réel et au substantiel sur l’apparent et le décoratif ». Sa pensée, en constante évolution, s’évertue à assumer les réflexions antérieures dans une élaboration théorique toujours renouvelée et à redonner au thomisme dynamisme et modernité. Nourri de culture classique comme les hommes de sa génération, Maritain assume l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine, avec Aristote et Platon d’un côté, et les Stoïciens de l’autre. Il choisit le thomisme8, c’est-à-dire la philosophie d’Aristote assumée et rectifiée par un esprit lumineux, il le choisit parce que c’est à ses yeux la seule métaphysique basée sur des principes vrais. Il choisit surtout saint Thomas. Il en fait profession avec une intransigeante fermeté à un moment où dans de nombreux secteurs de l’Eglise de France, le thomisme du XVIIIe siècle était considéré comme une scolastique morte et dépassée. Il ne renie pas l’héritage augustinien pour autant, d’autant que les renouvellements devaient davantage à Augustin qu’à saint Thomas. Métaphysicien dans l’âme, il enracine son esthétique dans une anthropologie, une philosophie de l’histoire des civilisations et dans une théorie de la connaissance. Quiconque s’intéresse à son esthétique ne saurait pour autant ignorer le reste de son œuvre. Même si le corpus des textes d’esthétique ne représente que six ouvrages, il faut compter avec un ensemble de textes complémentaires qui éclairent cette réflexion singulière. En dépit de son thomisme affiché, Maritain élabore une esthétique qui présente un caractère composite. Les raisons en sont simples quoique diverses. Saint Thomas est un homme du XIIIe siècle. Le monde médiéval n’ignorait pas les phénomènes esthétiques et s’interrogeait sur leurs significations. S’il existe une sensibilité esthétique, diffuse dans la culture du Moyen Age et attestée en tant que bagage psychologique et personnel par les écrits du philosophe – comme l’a montré U. Eco, dans sa thèse de 1956 sur Le problème esthétique dans la culture médiévale –, il n’existe pas d’esthétique explicitée, aucun corpus homogène et articulé de textes thomistes. Le Moyen Age a pourtant connu une réelle créativité et vitalité artistiques. On peut se demander s’il a eu l’esthétique qu’il méritait. Etienne Gilson formule la question en termes limpides et décisifs : « Le Moyen Age a til eu l’esthétique de son art ? On peut se demander s’il n’a pas eu l’esthétique d’un art grec qui n’était pas le sien, et un art vraiment sien mais demeuré sans esthétique »9. La question n’intéresse pas seulement les historiens de l’art. U. Eco propose une réponse satisfaisante : Si l’Esthétique est la philosophie d’une intuition lyrique du sentiment, alors il n’existait pas chez les hommes du Moyen Age de préoccupations esthétiques. Mais si l’on entend par esthétique un domaine de préoccupations relatives à la valeur « beauté », à sa définition, à sa fonction et aux manières de la produire et d’en jouir, alors 8 Borne (E.), « Jacques Maritain dans la vie culturelle française : influence et résistances », Cahiers Jacques Maritain, n° 40, Juin 2000, p. 2 à 20. Texte original de l’intervention d’E. Borne au colloque « Jacques Maritain et la société contemporaine » organisé à Venise en Octobre 1976 par l’Institut International Jacques Maritain de Rome. 9 Gilson (E.), Revue de Moyen Age latin, III, 1, 1947, cité par Michel Lemoine, Postface à Etudes d'esthétique médiévale, d’Edgar de Bruyne, tome 2, Paris : Albin Michel, 1998, p. 631. 10 non seulement le Moyen Age en a bel et bien parlé mais il abonde de questions d’ordre esthétique10. Qu’il en ait parlé tout en faisant de la philosophie ou de la théologie importe peu. Pas plus que dans l’Antiquité, l’esthétique au Moyen Age n’était établie en science ou en doctrine philosophique particulière. Mais on tâchait déjà de résoudre ses principales questions, comme celle de la nature du beau et de l’agréable, celle du devoir des beaux-arts, celle des conditions de la production artistique. Bien entendu, on ne les résolvait pas dans leur ensemble comme les problèmes d’une discipline constituée. « On traitait du Beau en s’occupant d’autres questions métaphysiques, par exemple on parlait du plaisir dans la morale, on traitait de l’art dans les manuels techniques et dans les écrits pédagogiques »11. De plus, les hommes de cette époque avaient une ignorance totale de ce que peuvent être les sciences de la nature. Ce qui manque au XIIIe siècle pour poser une réalité complète sous ce monde de symboles, c’est la conception d’une nature ayant une réalité en soi et une valeur en soi, si faible soit-elle. Les théories de l’art ne pouvaient pas ne pas porter la trace de cette carence. Saint Thomas n’a jamais traité des problèmes du Beau, il ne leur pas consacré le moindre traité, il n’a jamais éprouvé le besoin d’ordonner les convictions esthétiques qui étaient les siennes. Il aborde le beau par hasard, et les réponses qu’il formule ont toujours l’allure d’insertions à l’intérieur d’une réflexion plus ample. Non par manque d’intérêt mais parce que la vision du monde en termes de beauté lui était naturelle, aisée et quotidienne, elle se manifestait comme la tonalité dominante d’un climat sentimental et religieux, plutôt que comme une question théologique. Quant à la poésie, il théorise à son sujet dans le cadre d’une question bien précise, celle de la liquidation de l’univers allégorique. Il se demande si l’emploi de métaphores poétiques dans la Bible est licite, et il conclut par la négative, pour le motif que la poésie ne serait qu’ « infima doctrina » (Somme théologique, I, 1,9). Il ne s’agit pas de rabaisser la poésie mais de lui reconnaître son droit à figurer parmi les arts. En fait, il n’éprouve pas d’intérêt pour une théorie de la poésie, un sujet bon pour les spécialistes de rhétorique12. Or, c’est la poésie qui va très vite intéresser et préoccuper Maritain. On conçoit dès lors la stérilité d’un thomisme « authentique ». Par ailleurs, saint Thomas est lui-même un héritier. Sa métaphysique est d’Aristote, mais il est un fils d’Augustin, et un élève d’Albert le Grand, il assume le double héritage grec et latin. Quant à Maritain, il ne fait pas œuvre d’historiographe, il exploite une structure de pensée, la pensée thomiste, mais une structure de pensée n’est pas un modèle intelligible fixé idéalement pour l’éternité dans un ciel glacé. Lorsqu’il fait œuvre d’analyse doctrinale de la pensée philosophique de saint Thomas, c’est pour montrer l’intérêt de ses perspectives, selon les structures propres qui les gouvernent et selon l’ordre de ces structures les unes aux autres. C’est pour les exploiter aussi selon le plan qui est le leur et aborder des questions nouvelles qui ne faisaient pas partie des préoccupations des hommes de ce « ciel historique ». « Toute la pensée théologique du moyen âge est dominée par saint Augustin »13 écrit Jacques Maritain… La pensée théologique, certes, mais pas l’esthétique. Au XIIIe siècle, l’influence de saint Augustin est visible, non seulement chez les franciscains comme chez saint Bonaventure, dont on peut dire qu’ils l’incarnent, mais chez les Dominicains comme Saint Thomas, dont elle complète le dessein sans le contredire. A l’apogée de la pensée médiévale, c’est saint Thomas d’Aquin qui va élaborer théologiquement les solutions que saint Augustin avait discernées dans ses grandes intuitions contemplatives 14. Mais dans le domaine de l’esthétique, les choses ne sont pas si simples. Maritain a lui-même procédé à une synthèse comparative de l’augustinisme et du thomisme 15. Tâche délicate et paradoxale, il ne s’en cache pas, que de comparer les deux esprits. Non seulement les deux systèmes ne coïncident pas mais seul le thomisme en est un. Ce sont pour Maritain deux états de la pensée : Thomas a l’ordre de l’intelligence, et Augustin, l’ordre de la sagesse. Or, la sagesse est l’un des thèmes les plus chers à l’esprit et au cœur de Maritain, dans l’économie générale des dons de l’esprit comme dans l’économie du monde. Science et sagesse, intelligence et sagesse, autant de distinctions structurantes. Avare de confidences personnelles, toute l’œuvre de saint Thomas ne laisse aucun doute sur la conscience qu’il a eue de sa vocation intellectuelle, le culte qu’il a voué à la sagesse et la ferveur 10 Eco (U.), Le problème esthétique chez saint Thomas d’Aquin, Paris, PUF, 1993, p. 14. Svoboda (K.), L’esthétique d’Aristote, Brno, 1927, p. 3. 12 Eco (U.), Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Grasset, 1997, pp. 126 sq. 13 Humanisme intégral, Fernand Aubier, 1936, in O.C., volume VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 308. 14 Idem, p. 308-309. 15 Maritain (J.), Les Degrés du savoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1930, in O.C., volume IV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, Chap. VII, « De la sagesse augustinienne ». 11 11 avec laquelle il a aimé la vérité : « l’intelligence, c’est la substance de l’âme ». La sagesse est en source chez saint Augustin, elle est à l’état scientifique chez Thomas. Déficiente d’ailleurs selon Maritain que cette philosophie du paganisme mourant, cette philosophie néoplatonicienne qu’Augustin a prise, mais « il a pris ce qu’il a trouvé », en particulier Plotin et il a rectifié ainsi les pièges les plus dangereux du platonisme, comme lorsque avec le monde des exemplaires platoniciens il fait le monde des Idées divines. S’il a laissé inachevée sa doctrine de l’illumination, il a fondé la sagesse de l’histoire – plutôt que la philosophie de l’histoire – et formulé la grande loi des civilisations, celle de l’option entre la science et la sagesse, fondamentale pour Maritain. La sagesse de saint Augustin, c’est le don de sagesse usant du discours. D’où la difficulté de parler de système ou même d’augustinisme. Une systématisation philosophique est impossible. Thomas a tiré d’Augustin mais avec les armes d’Aristote la philosophie chrétienne comme science. Il demande à Aristote son outillage de science et reçoit d’Augustin la substance de la sagesse. La philosophie de Thomas d’Aquin est tributaire d’une très large tradition historique. « Le thomisme se construit au confluent de tous les grands courants de pensée qui traversent l’Antiquité puis le Moyen Age : platonisme et aristotélisme, hellénisme et arabisme, paganisme et christianisme sans parler de nombreux courants secondaires »16. La source principale est Aristote, mais on offenserait gravement la vérité historique et philosophique en présentant la philosophie de saint Thomas comme un aristotélisme intégral et exclusif. Thomas a cherché une philosophie qui soit un instrument de sa théologie et pour cela il a choisi un instrument approprié, une métaphysique. Platon s’étant bien mal acquitté de ce service, il a pris soin de choisir son philosophe et même de le refaire des pieds à la tête17. Il a donc repris les principes de la philosophie d’Aristote dont il a eu lui-même une vision et une perception suffisamment claire pour les pousser jusqu’aux conclusions les plus élevées. A la fin de sa vie, dans Le Paysan de la Garonne, considérant le rapport de saint Thomas avec Aristote, Maritain se prononce très clairement : « la philosophie de saint Thomas est la philosophie de saint Thomas »18. On trouve chez le Stagirite « la rencontre inouïe de la perspicacité du coup d’œil avec l’inflexibilité de la rigueur logique ». Admiration qui ne le préserve nullement de distance critique : « nous savons assez comment Aristote, en face des questions concernant les suprêmes réalités spirituelles, a hésité et fermé les yeux, et dans quelles erreurs il est tombé, et quelle pauvre succession ses grandes découvertes spéculatives ont connu dans l’Antiquité »19. Cette option en faveur d’Aristote le porte à s’opposer à Platon. Or, la théorie de l’art qui vient des Scolastiques prend appui sur les idées d’Aristote, mais c’est avec Platon que « le beau » fait irruption dans la métaphysique20. Si c’est d’abord la sagesse des Scolastiques d’une manière générale que Maritain défend, c’est sur saint Thomas qu’il fonde son analyse de la beauté, et donc son esthétique. C’est dans ce domaine de l’esthétique qu’il doit sans doute le plus aux sources platoniciennes ou néoplatoniciennes21. Les qualités de l’œuvre de Thomas sont connues : rigueur critique, cohérence parfaite, profondeur d’une pensée qui a su refondre dans une vision unique des apports multiples en une synthèse aboutie qui tienne compte des exigences propres de l’intelligence chrétienne. Il adopte le réalisme philosophique d’Aristote. Ce bref examen conduit à la question controversée du thomisme de Maritain. A. De Muralt, U. Eco et bien d’autres le qualifiaient de néo-thomiste, il s’en défendait, il est thomiste. De fait, le thomisme traditionnel n’admet qu’une source philosophique pour Thomas, à savoir Aristote. Le thomisme moins traditionnel avoue l’influence des néoplatonismes. A priori donc, Maritain, qui définit le thomisme comme « la philosophie d’Aristote baptisée par saint Thomas » est un thomiste de pur acabit. Si l’on considère son esthétique, la théorie de l’art est d’inspiration aristotélicienne mais les développements ultérieurs autour de la poésie s’appuient sur les sources platoniciennes. L’influence d’Augustin est parfois capitale même si Thomas se sépare de lui dans la théorie des Idées divines. Maritain ne la rejette pas, bien au contraire. Il semble que la solution la plus satisfaisante pour l’esprit soit la suivante : il est thomiste dans sa théorie de l’art, qui s’appuie sur Aristote et il est néo-thomiste 16 Van Steenberghen (F.), La philosophie au XIIIe siècle, Louvain-Paris, 1991, p. 298. Maritain (J.), Le paysan de la Garonne, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, in O.C., volume XII, Paris et Fribourg, éd. Saint-Paul et Fribourg, 1992, p. 844. 18 Idem, p. 845. 19 Maritain (J.), Science et sagesse, Labergerie, 1935, in O.C., volume VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 28-29. 20 Entendu comme science de l’être en tant qu’être et non pas comme Kant. 21 Van Steenberghen (F.), op.cit., p. 299 sq. L’auteur recense les principales études concernant l’examen de ces sources. 17 12 dans son esthétique, ce qui peut contenter tout le monde ou ne satisfaire personne. Dans son excellente étude sur les thomismes d’obédiences diverses Géry Prouvost propose de distinguer dans le thomisme deux grandes orientations: un thomisme historique et un thomisme plus philosophique. En même temps que la tension qui les oppose, elles se sont manifestées par le dialogue continu de Jacques Maritain et d’Etienne Gilson. La tension existe au sein de toute œuvre. Il est clair que l’analyse doctrinale requiert de fixer un « état » de la doctrine, avec la part d’interprétation inévitable qui permet d’aller à la rencontre des problématiques nouvelles. C’est le choix de Maritain qui a toujours cherché à résoudre, avec les outils de Thomas d’Aquin, les problèmes nouveaux de la modernité philosophique. Il utilise pour cela une grille de lecture qui peut s’éloigner de celle proposée par Thomas d’Aquin et que l’historien se doit quant à lui de restituer. Elle pourra être heideggerienne, bergsonienne, hégélienne selon les influences et les courants dominants – ce qui d’ailleurs implique souvent une trahison. La grille de Maritain est la grille de saint Thomas, continuée par Maritain, enrichie de concepts qu’il tire de son propre fond ou du fond thomiste. Il a instauré une pensée originale ne s’alignant ni sur une fidélité littérale aux enseignements de saint Thomas, ni sur les différentes écoles de la philosophie moderne, et en esthétique en tous les cas, il a élargi les problématiques. Il ne les a pas simplifiées. Gilson disait de Maritain qu’il était « un penseur original beaucoup plus qu’il n’était possible de l’être pour un vrai historien ». Il ajoutait : « Ce que Thomas lui-même aurait pensé de cette sorte de thomisme, je ne sais… » 22. Peut-être le plus grand bien après tout ! 2 PLATON-ARISTOTE : DEUX PERSPECTIVES DIFFERENCIEES On a pu parler parfois chez Thomas d’un aristotélisme néoplatonisant. C’est vrai en particulier des aspects esthétiques. « Coleridge divisait en deux classes le monde des esprits, selon qu’ils naissent sous le signe d’Aristote ou sous le signe de Platon. Celui-ci poète plutôt que philosophe ou pour mieux dire, philosophe à la manière des poètes, contemple plus qu’il ne raisonne, et réalise plus qu’il n’invente ou ne construit, mené par une dialectique souterraine, qui n’est pas celle de la raison pure »23. Les conceptions de l’art de Platon et d’Aristote divergent, on le sait24, gouvernées par deux « structures de pensée » différentes pour reprendre l’expression de A. de Muralt25. On peut établir l’unité de leur structure d’intelligibilité sans pour autant compromettre leur multiplicité thématique irréductible. Les définitions classiques de l’art des hommes du Moyen Age remontent à Platon ou à Aristote et insistent plutôt sur l’art en tant que faire. Mais elles dérivent aussi des Stoïciens dont l’influence semble plus inconsciente. L’idée de beau est au cœur de la pensée platonicienne, ainsi que la différence entre les arts et les sciences. L’une des premières choses qu’entreprendra la philosophie « à l’aube de son histoire » avec Platon, ce sera précisément d’isoler tecknè et épistèmè pour les distinguer, là où les temps homériques ne les distinguaient pas encore26. Aristote traite quant à lui de la poétique, de la rhétorique et des arts. La Poétique d’Aristote est la source principale de la connaissance de ses opinions esthétiques. « Elle comprenait, d’après les catalogues anciens des écrits aristotéliques, deux livres dont un seul est conservé, qui traite en général de la nature des beaux-arts, surtout de la poésie, et en détail de la tragédie et de l’épopée »27. Aristote pense l’art en rapport avec l’organisation biologique de l’homme, dans une perspective finaliste, présente une ontologie de l’art basée sur l’opposition cardinale entre teknè et phusis, entre ce qui se fait par nature et ce qui se fait par artifice. Il nous fait toucher du doigt la solidarité historique sinon anthropologique entre art et technique. La distinction aristotélicienne distingue la poiesis de la 22 Thomas d’Aquin et les thomismes, essai sur l’histoire des thomismes, Paris, éd. Du Cerf, 1996, p. 12-13. H. Brémond, Histoire du sentiment religieux en France, t. VII, la métaphysique des saints, Paris, 1928, p. 383. Voir aussi Coleridge, Table Talk, 2 juillet 1930, Oxford edition, 1917, p. 118. Cité par N. Pouillon, op. cit., « La beauté chez les scolastiques », p. 313. 24 Le lecteur se reportera au chapitre premier de l’ouvrage d’Alain Besançon, « la critique philosophique de l’image », in L’image interdite, une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, 1994. Et en particulier les pages 40 à 62 pour l’analyse de Platon et d’Aristote. 25 Muralt (A. de), L’enjeu de la philosophie médiévale, Leiden-NewYork-Kobenhavn-Köln, E. J. Brill, 1991, Introduction. 26 Stiegler (B.), La technique et le temps, la faute d’Epiméthée, Paris, éd. Galilée, 1994, volume I, p. 15. 27 Svoboda (K.), L’esthétique d’Aristote, Brno, 1933, p. 3. Dans cet ouvrage excellent, exhaustif et remarquablement documenté, l’auteur formule curieusement cette étrange remarque en page 5 : « le Moyen Age ne connut point l’esthétique d’Aristote ». Il la connut, et fort bien… 23 13 teknè. Platon condamne l’art, non seulement parce qu’il est incapable d’atteindre la vérité mais plus gravement encore parce qu’il peut en détourner. Il condamne l’art, mais il respecte l’artiste. « Il respecte Homère par-dessus tout. Et cependant il le bannit »28. C’est qu’il n’aime pas le changement. Homère donne du plaisir mais le plaisir n’est pas un fondement admissible des jugements de goût, là est la critique principale de Platon. Si le plaisir est le critère de l’art, les poètes risquent de régner et de l’emporter sur la raison. Si de surcroît, ils ne sont que de trompeurs imitateurs d’imitation, pernicieux pour la cité, ses vérités et ses mœurs, il ne reste plus qu’à les chasser de l’Etat. Du moins Platon, le Platon de La République était-il loyal envers les poètes. « Il n’ignorait pas que la poésie, aussi longtemps qu’elle reste poésie, ne deviendra jamais et ne peut pas devenir un instrument de l’Etat »29 et c’est sans doute le suprême hommage qu’il lui rend. La théorie platonicienne est analysée par Augustin, au livre II de La Cité de Dieu où il se demande pourquoi les poètes, à Rome, ne sont pas tenus pour infréquentables au même titre que les histrions. C’est « au Grec Platon » qu’il décerne la palme : « traçant les grandes lignes de ce que devrait être la cité, il estimait qu’il fallait mettre les poètes dehors, comme tous les ennemis de la vérité »30. Il leur déniait sans concessions le droit de se maintenir dans une cité convenablement organisée, « soit parce qu’ils racontent n’importe quoi, soit parce qu’ils proposent à l’imitation des infortunés humains les pires choses censément faites par les dieux »31. Platon a souligné « l’incompatibilité de la fonction technique et de la fonction politique »32. Il distingue la production de biens : la poiesis et la pratique politique : la praxis, distinction qui organise sa réflexion selon deux lignes : une anthropologie de la technique basée sur les notions de besoin et de dépendance ou au contraire de puissance et d’émancipation et une évaluation des techniques basée sur la méfiance envers ceux qui agissent ou au contraire sur la confiance envers l’action et ses potentialités. Le mépris du travail manuel qu’on attribue aux Grecs est le plus souvent associé aux textes de Platon sur la question – celui des Lois notamment. « Platon y tance vertement cette engeance de techniciens et d’ingénieurs à qui il assigne une place fort peu glorieuse, tout à fait au bas de l’échelle sociale… Une lecture attentive du texte (Lois VIII, IX) suggère cependant que ce n’est pas la technique en tant que telle que Platon critique (…). Ce qu’il dénonce en revanche, ce sont les conséquences néfastes que la technique peut avoir selon lui sur la Cité. Si on la laisse se développer sans frein, prévient-il, elle suscite un vorace appétit d’or et d’argent qui détruit le lien social et donne le pouvoir à la seule classe des techniciens et des marchands … Tout homme [sera] prêt alors, à employer indifféremment les procédés les plus beaux et les plus honteux s’ils doivent rendre riche »33. Par ailleurs, « aucun des aspects psychologiques de la fonction technique ne paraît présenter au yeux de Platon de contenu humain valable : ni la tension du travail comme effort humain d’un type particulier, ni l’artifice technique comme invention intelligente, ni la pensée technique dans son rôle formateur de la raison. Au contraire on trouve chez lui le souci de séparer et d’opposer l’intelligence technique et l’intelligence, l’homme technique et son idéal d’homme, comme il sépare et oppose dans la cité la fonction technique et les deux autres »34. Vernant en conclut même que pour lui, le travail reste étranger à toute valeur humaine et sous certains aspects, il apparaît à Platon comme l’antithèse de ce qui dans l’homme est essentiel 35. Avec Aristote, naturaliste impénitent, nous ne perdons pas le contact avec le concret. Très enclin à rapprocher l’art de la terre, Aristote lui ôte un peu ses ailes pour lui donner des mains. On trouve sa doctrine de l’art dans quelques chapitres de l’Ethique à Nicomaque et du Traité de l’âme consacrés à la notion de tecknè et aux rapports entre physis et technè. Mais elle est d’abord dans la doctrine entière. La tecknè pour lui, ce sont les règles. Pour Aristote, l’artiste imite le réel, qui est une matière informée, pénétrée par la forme qui la constitue en réalité. Il établit un parallèle entre l’art et la nature. « Il n’est pas sans importance qu’Aristote ait lâché le mot de création : « tout art est une disposition 28 Besançon (A.), L’image interdite, une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, 1994, p. 45. Maritain (J.), La Responsabilité de l’artiste, Arthéme Fayard, 1961, New York, Charles Scribner’s sons, in O.C., volume XI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1991, op. cit., p. 189. 30 Saint Augustin, La cité de Dieu, in O.C., Paris, Gallimard, la Pléiade, 2000, Livre II, p. 62. 31 Idem, p. 63. 32 Vernant (J.- P.), Mythe et pensée chez les Grecs, chap. 4, « Le travail et la pensée technique », Paris, Maspéro, 1985, éd. La découverte, p. 269. 33 Miquel (C.), Ménard (G.), Les ruses de la technique, Montréal, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 95. 34 Vernant (J. P.), op. cit., p. 269. 35 Idem, p. 270. 29 14 accompagnée de raison et tournée vers la création »36. Contre Platon, il établit la dignité de l’art mimétique et de l’artiste engagé dans l’imitatio. Pour Aristote, dans l’art, il existe quatre agents : la nature, l’habitude, la raison et le hasard ou la spontanéité. « Du point de vue subjectif, psychologique, Aristote prend l’art pour un état, et cela pour un état créant avec une raison vraie. Mais il n’identifie pas la création artistique avec la création en général ; il affirme que la création a lieu, soit par l’art, soit par la puissance, soit par le raisonnement, et que le commencement, la cause motrice, dans la création c’est ou l’intelligence ou l’art ou quelque puissance du créant. La création par l’art y semble signifier une véritable production professionnelle, la création par l’intelligence un projet de l’artiste, la création par la puissance une production quelconque même non professionnelle »37. Parce qu’il établit la dignité du monde sensible, Aristote conçoit la nature en poète et lui accorde un statut éminent. Les œuvres de la nature sont supérieures aux œuvres d’art. Pour lui « l’art est la raison de l’œuvre sans matière, c’est-à-dire la pensée qui n’est pas encore réalisée dans la matière »38. La place centrale de la nature est un des héritages aristotéliciens. Thomas associait l’attitude bienveillante d’Augustin devant le monde et celle d’Aristote devant l’art et la nature. Elle est le chefd’œuvre de Dieu, qui se la représente et la réalise par sa seule pensée. A son tour, la nature prolonge l’influx créateur divin qui lui communique le mouvement la vie, l’être. L’artiste comme la nature et comme Dieu lui-même agit en vue d’une fin et ordonne les éléments en fonction du but. La nature le fait d’une façon substantielle, l’artiste le fait d’une façon accidentelle et contingente : en ce sens l’art est inférieur à la nature. « L’artiste qui a surpris le secret de la nature et réussi la mimesis donne à son œuvre contingente comme une nécessité »39. En revanche, la nature est soumise à une raison inconsciente, tandis que l’art est une activité de l’intelligence consciente. La beauté est d’abord liée à la nature. « Aristote conçoit la Nature en poète, il y voit l’Art primordial. L’art humain, rival de la Nature, seconde nature, apparaît moins art, seulement second »40. Art et Nature chez Maritain sont conçus dans cette perspective. Aristote cherche la nature du beau dans la découverte des causes, et il subordonne le beau au bien, ce qui est propre à l’Antiquité et le restera jusque chez les stoïciens avec la doctrine du bonum honestum. Pour Aristote, les belles choses sont appelées belles soit à cause de l’utilité, soit à cause du plaisir qu’elles procurent41. De là provient sa distinction des beaux-arts et des arts de l’utile. Dans le premier cas, l’art est ordonné aux exigences de la vie matérielle de l’homme, dans le second, il est ordonné à la beauté. Autant que Platon, Aristote prend en compte le plaisir que procurent les œuvres d’art, mais il n’en tire pas les mêmes conséquences politiques. Il distingue en particulier le plaisir esthétique du plaisir sensuel. Le design nous rappelle simplement que les arts de l’utile peuvent rejoindre les beaux-arts et que cette distinction est parfaitement accidentelle. Maritain ne la juge pas fondée philosophiquement mais il la tient pour utile et valide. L’art est donc à entendre chez Aristote au sens général de technè, qui peut comprendre également l’art de gouverner et l’art militaire. Par là, il ne désigne au fond rien d’autre que les métiers et les sciences appliquées. L’art compte la sculpture, la peinture, la musique, la poésie, l’architecture, la tissanderie, la cordonnerie, l’art culinaire, la médecine, la stratégie ou art militaire, la grammaire, etc… La politique est aussi un art et considéré comme le plus haut: celui de gouverner les hommes. Les trois premiers arts sont les arts de l’amusement et du plaisir, les « beaux arts ». L’architecture est considérée comme un art inutile. Dans un texte sur la technique42, Heidegger, cédant à la tentation des jeux étymologiques dont il était coutumier comme maints penseurs d’expression allemande rappelle que le mot technique dérive du grec tecknicon qui désigne « ce qui appartient à la tecknè. Ce mot a dès l’aube de la langue ancienne, la même signification qu’épistémè – c’est-à-dire veiller sur une chose, la comprendre. Tecknè veut dire s’y connaître en quelque chose »43. Or, si la remarque de Heidegger concernant l’équivalence sémantique des deux termes vaut pour les temps homériques, elle ne s’applique plus à la Grèce proprement philosophique, lorsque celle-ci vient au jour. 36 Aristote, Métaphysique, 1034b, cité par A. Besançon, op. cit., p. 60. Svoboda (K.), op. cit., p. 29. La création par la puissance correspondrait chez l’homme à sa « pulsion à produire » qu’Aristote distingue ainsi de l’activité créatrice ou artistique proprement dite. 38 Svoboda (K.), op. cit., p. 24. 39 F. Heidsieck, L’Inspiration, Paris, PUF, 1961, p. 48. 40 Idem, p. 45. 41 Idée que l’on trouve dans le Gorgias, 30.474 D.s., Karel Svoboda, op. cit. p. 20. 42 Heiddegger (M.), Langue de tradition et langue technique, Bruxelles, éd. Lebeer-Hossmann, 1990, p. 23. 43 Ibid. 37 15 « Chez Homère, le terme de tecknè s’applique au savoir-faire des démiourgoï, métallurgistes et charpentiers, et à certaines tâches féminines qui requièrent expérience et dextérité, comme le tissage. Mais il désigne tout aussi bien les magies de Héphaïstos ou les sortilèges de Protée. Entre la réussite technique et l’exploit magique la différence n’est pas encore marquée. Les secrets du métier, les tours de main du spécialiste rentrent dans le même type d’activité et mettent en jeu la même forme d’intelligence, la même métis que l’art du devin, les ruses du sorcier, la science des philtres et des enchantements de la magicienne »44. La technique, solidaire de l’art est encore tout imprégnée d’une valeur sacrée, magico-religieuse. Entre le VIIe et le Ve siècle, en Grèce, le domaine du technique se définit de façon plus précise, l’action technique se constitue avec ses caractères propres, proches de l’art. Qui dit teknè dit savoir spécialisé, apprentissage, procédés secrets de réussite, tout ce qui apparente la sphère de la technique à celle de l’art et le situe dans l’ordre du faire. Autrement dit, dès lors que la technique devient un faire, elle entre dans la sphère du profane, une des conditions de son développement. Pour le Grec du Ve siècle, les choses changent : « agir, ce n’est pas fabriquer des objets ni transformer la nature, c’est avoir prise sur les hommes, les vaincre, les dominer »45. Le mouvement sophistique est le creuset où se fonde et le foyer à partir duquel se diffuse le nouveau schème de pensée techniciste qui est une pensée de la persuasion (et de la manipulation). L’épistémè philosophique lutte alors contre la tecknè sophistique, dévalorisant tout savoir technique. C’est la donnée aristotélicienne qui va d’abord l’emporter dans la théorie de l’art de Maritain, dans cette « décisive aventure de l’esprit » qu’est Art et Scolastique en 1920. 3 ART ET SCOLASTIQUE : « UNE DECISIVE AVENTURE DE L’ESPRIT » Longtemps Maritain sera associé à l’entreprise de restauration de l’Ecole qu’il appelle de ses vœux. En 1936 encore, alors qu’il a publié d’autres ouvrages sur l’esthétique et en particulier les opuscules sur la poésie, on ne se souvient que d’Art et Scolastique : « En France avec un esprit aussi ouvert que Maritain les risques de lutte ne pouvaient pas être grands ; car autant la doctrine est intransigeante en soi, autant elle est susceptible d’applications innombrables et d’une extension indéfinie. L’on vous dit : – Hors du thomisme point de salut – mais l’on vous montre qu’au fond vous êtes thomiste sans le savoir. Ainsi Maritain, par des analyses très subtiles essaie-t-il de faire entrer l’art dans le giron de la scolastique, et s’il est douteux que le thomisme ait gagné des adeptes parmi les artistes, faute pour ceux-ci de temps pour apprendre le jargon épineux de l’Ecole, on est certain que beaucoup et non des moindres ont participé au réveil religieux du XXe siècle. Sous l’impulsion de Maritain les sciences aussi ont été appelées à payer leur tribut d’hommage au Docteur Angélique »46. C’est l’entre-deux-guerres dont Michel Lemoine plante le décor intellectuel, une « période particulièrement féconde dans le domaine culturel : la philosophie, la théologie s’intéressent à l’art. Focillon rédige ses œuvres maîtresses. Maritain publie Art et Scolastique. C’est le temps des synthèses ambitieuses, sinon définitives. Gilson donne ses grands livres tandis qu’Edgar de Bruyne inaugure sa carrière d’enseignant »47. C’est la réflexion sur l’art des Scolastiques que Maritain va reprendre et donc les éléments de la structure de pensée aristotélicienne et thomiste. Ce qui exige d’abord que soit correctement établi la question du statut de l’art. Publié en 1920 auprès de l’Art catholique, l’ouvrage avait paru dans la revue Les Lettres l’année précédente. Bien qu’il n’ait rien d’une synthèse définitive – ni ne se présente comme tel –, des six ouvrages d’esthétique, non seulement c’est le seul qui fera l’objet de plusieurs publications – quatre au total – mais c’est aussi l’ouvrage de référence et celui qu’aujourd’hui encore, on cite régulièrement. Il l’écrit au chevet de sa femme malade, qui voyait toutes les nuits tomber des pluies de fleurs. Quoique dédié à Raïssa, il est écrit en pensant à Georges 44 Vernant (J. P.), op. cit., p. 304. Idem, p. 322 46 Grenier (J.), « L’âge des orthodoxies », la NRF, avril 1936, p. 489-490. 47 Lemoine (M.), postface aux Etudes d’esthétique médiévale, p. 635. C’est d’ailleurs ce qui explique selon lui l’éclipse qu’a subie injustement les Etudes: « publiée au milieu des ruines les Etudes se présentent comme le carnet de voyage d’un humaniste passionné se frayant un chemin à travers le paysage fragmenté qu’est l’univers médiéval (…). C’est seulement quelques décennies, quelques idéologies plus tard que le propos de De Bruyne, dénué de grandiloquence et de forfanterie pourra être compris ». 45 16 Rouault qui est alors pour eux « la première révélation du véritable et grand artiste »48. L’objectif, annoncé au chapitre I, est double : d’une part « indiquer quelques-uns des traits particuliers d’une théorie de l’Art des Scolastiques qu’il serait possible de composer en rassemblant et en travaillant les matériaux préparés par ces scolastiques », d’autre part, attirer l’attention « sur l’utilité d’un recours à la sagesse antique comme sur l’intérêt d’une conversation entre philosophes et artistes, à une époque où tous sentent la nécessité de sortir de l’immense désarroi intellectuel hérité du XIXe siècle et de retrouver les conditions spirituelles d’un labeur honnête »49. Il s’agit surtout de définir les traits fonciers de l’art50 : c’est l’objet du chapitre II. Les chapitres suivants soulèvent quelques notions clés dans ce type de théorie de l’art : l’art et la beauté, l’art religieux, la pureté de l’art et la moralité de l’art, prélude aux questions traitées méthodiquement dans La Responsabilité de l’artiste. La conclusion est fort claire : tant du côté de l’art que du côté de la beauté, c’est l’intelligence qui a le primat dans l’art, ce qui est dire que toute œuvre d’art doit être logique, que quelque chose de la raison est engagée en elle, résolument, que là est sa vérité. Pour déconcertant qu’il soit, le procédé peut apporter selon Maritain un enseignement utile sur ce qui lui apparaît l’erreur de l’esthétique des philosophes modernes qui considèrent dans l’art les seuls beaux-arts –, au détriment des arts de l’utile, selon une distinction aristotélicienne que Maritain définit clairement – et ne traitent du beau qu’au sujet de l’art, s’exposant par là à vicier et l’une et l’autre notion. C’est cette question de la jonction difficile du Beau et de l’Art – qui est Platonicienne et non aristotélicienne – qui le conduira progressivement à élaborer une théorie philosophique qui place la poésie à un rang suréminent, théorie de la connaissance poétique. Les notions qui organisent sa réflexion esthétique sont déjà en place : art et raison, art et beauté, art et poésie. Le rapport raison-poésie qui fonde sa problématique philosophique n’apparaîtra que plus tard, clairement formulée dans l’Intuition créatrice, problématique platonicienne cette fois. La théorie de l’art élaborée dans le premier ouvrage d’esthétique de Jacques Maritain reprend l’essentiel des idées d’Aristote « ce déplorable Occidental qui nous est venu du Proche-Orient par Maimonide et les Arabes ». Comme l’observe Etienne Gilson, « l’art naît quand la raison s’intéresse à quelque chose à faire, et il est d’autant plus art qu’il a davantage à faire »51. Cela semble aller de soi. Pas tant que ça. Selon Jean-Marie Schaeffer, depuis deux siècles, la théorie spéculative de l’Art est la théorie dominante52. Depuis deux cents ans l’art est gouverné par une doxa « la théorie spéculative» de l’art, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’art accomplirait une tâche ontologique et que pour l’étudier il faudrait mettre à jour son essence : le divin chez Hegel, (dont Malraux prendra le relais avec l’efficacité que l’on sait). La théorie spéculative de l’art n’est au fond que l’idéalisme allemand ayant trouvé dans l’esthétique sa terre d’élection. La crise actuelle du discours sur l’art prouverait simplement que la théorie est usée et ne porte plus de fruits. De l’ordre du savoir ontologique, l’art y est défini par la spécificité d’une vision, et non plus par la spécificité d’un « faire » donnant naissance à un artefact artificiellement construit (quelle que soit sa fonction au demeurant). Art et scolastique établit que l’art est un faire. L’art pour Maritain n’est pas une entreprise spéculative, il n’a pas d’ « essence », il « n’est pas une entité abstraite sans os ni chair, une idée platonicienne qui serait descendue sur terre et agirait parmi nous comme l’Ange de l’activité créatrice ou comme un Dragon métaphysique lâché en liberté ; l’Art est une vertu de l’intellect pratique, et l’intellect ne tient pas tout seul sur ses pieds, il est une puissance de l’Homme »53. Il n’est pas un savoir spéculatif, ni une connaissance. On pourrait dire que sans être une connaissance (spéculative), et précisément parce qu’il n’est pas une connaissance, sinon une connaissance opérative de la chose à faire, l’art offre une suppléance de la connaissance intellectuelle directe. Dans l’activité artistique proprement dite, l’ordre de la connaissance spéculative n’entre en jeu qu’avec la poésie d’où son enjeu et son lien paradoxal, par l’art avec la connaissance pratique, par elle-même avec la connaissance spéculative. Son essence 48 Voir Appendice 1, Jacques Maritain, le thomiste, le lyrique et le mystique. Jacques Maritain, Art et Scolastique, Art Catholique, 1920, in O.C.,volume 1, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1986, p. 620. 50 Ce sont les chapitres I à IV. 51 Cité par Umberto Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Grupe editoriale Fabbri, Bompiani, Sonsogno Etas S.p. A., 1987 ; Paris, 1997 pour la traduction française, 52 Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, NRF, Essais, 1992. 53 La responsabilité de l’artiste, Arthème Fayard, 1961, traduction de l’anglais par Georges et Christiane Brazzola ; la version originale de cet ouvrage a été publiée en 1960 sous le titre The Responsibility of the artist, New York, Charles Scribner’s sons, in O.C., volume XI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1991, p. 165. 49 17 ne réside pas dans un statut cognitif qui lui serait spécifique et qui fonderait un savoir fondamental et le fondement de tous les savoirs, ou une expérience qui fonderait l’être au monde de l’homme. L’art, compris en sa signification la plus générale, avant toute spécification (en particulier la distinction beaux-arts, arts utiles) est une tendance à faire, à produire, c’est une activité humaine. Il est une vertu, autrement dit « une force rigoureusement droite développée au-dedans »54. Il ne tire sa valeur que de là. 4 LES TRAITS FONCIERS DE L’ART Les Scolastiques n’ont pas écrit de traité spécial intitulé Philosophie de la technique. Cependant, de même qu’on trouve chez eux une philosophie de l’art qu’il faut aller chercher dans des dissertations sur quelque problème logique, on trouve aussi une réflexion sur l’activité humaine, et très profonde. Pour eux, elle se divise en deux sphères dont Maritain établit la légitimité et la portée en art 55 : d’une part l’activité « poétique » ou « fabricatrice » ce qu’ils appellent le factibile, une chose à produire, – le domaine du faire – et d’autre part, l’activité éthique et morale, ce qu’ils appellent l’agibile, un acte à poser – le domaine de l’agir. Maritain en fera une distinction centrale, fondatrice de l’analyse des rapports entre l’art et la conduite morale. Si l’art est un faire, il implique une autre distinction : celle entre le faire et l’agir. Elle vient d’Aristote : « Aristote a montré – nous avons là l’exemple d’une acquisition définitive de la philosophie (si du moins les philosophes connaissaient leurs propres trésors) que la distinction absolument première à reconnaître dans l’activité de l’intellect est la distinction entre l’intellect spéculatif ou théorique et l’intellect pratique. Il ne s’agit point d’une distinction entre deux puissances différentes, mais seulement d’une distinction entre deux manières fondamentales dont la même puissance de l’âme- intellect ou raison- exerce son activité. L’intellect spéculatif connaît seulement pour connaître. (…). L’intellect pratique connaît en vue de l’action. (…) Le dynamisme entier de l’intellect et le mode typique selon lequel il aborde son objet dépendent de cet objet même, et sont foncièrement différents quand l’objet est pure connaissance et quand l’objet est action » 56. Un exemple concret des conséquences pratiques de cette distinction aristotélicienne est fourni par Lynn White et cité par D. Bourg57 : celui de la réception occidentale de l’idée de mouvement perpétuel par l’astronome et mathématicien hindou Bhaskara et sa reprise par Villard de Honnecourt au XIIIe siècle, et par bien d’autres après lui. L’astronome hindou conçoit une machine, mais à des fins purement spéculatives : il s’agit pour lui de construire un microcosme. Les latins s’intéressent en revanche à la possibilité de diversifier les moteurs de la roue de Bhaskara et, surtout au fait d’en tirer un ouvrage pratique. C’est dans l’Ethique à Nicomaque, qu’on trouve cette distinction établie : « Dans le domaine du contingent, il en va différemment de ce qui est à créer et de qui est de l’objet de l’agir: autre chose est l’action et autre chose la création… Aussi le pouvoir développé dans la raison pour agir est-il différent du pouvoir développé dans la raison pour faire »58. L’intellect spéculatif diffère par sa fin de l’intellect pratique. Il est opératif, tourné vers l’action. Il est une faculté de mouvement non en tant qu’il exécute mais en tant qu’il dirige le mouvement. « Selon Aristote, la création est l’action de la partie raisonnable de l’âme ; cette partie se divise encore en connaissante par laquelle on observe les choses pouvant être d’une autre manière, et en réfléchissante par laquelle on réfléchit sur les choses pouvant changer. (…). Les choses qui pouvaient changer, ce sont tantôt des créations, tantôt des actions humaines, l’art et la prudence en sont les vertus »59. Reprenant à leur compte cette distinction aristotélicienne de l’ordre pratique et de l’ordre spéculatif, les Scolastiques lui ont donné une claire formulation. L’agir est le domaine de la moralité 54 Maritain (J.), La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 140. Art et Scolastique, Art catholique, 1920, in O.C., volume I, éd. Saint-Paul et Fribourg, 1986, chapitre I et II, et dans l’Intuition créatrice, op. cit., in O.C., volume X, chap. II. 56 L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, op. cit., p. 161. 57 Bourg (D.), L’homme artifice, le sens de la technique, Paris, Gallimard, Le Débat, 1996, p. 182. 58 Aristote, l’Ethique à Nicomaque, VI, 3, 1140a 1-5. 59 Svoboda (K.), op. cit., p. 29. Cette distinction apparaît d’après lui chez Aristote dans Mor N.VI 2-7. 55 18 où règne – ou du moins devrait régner - la Prudence, reine des vertus morales, vertu de l’intellect pratique qui rectifie l’Agir et se tient tout entière dans la ligne humaine. Le faire est le domaine de l’art. Cette opposition du Prudent et de l’Artiste stigmatisée alors par Arsène Soreil qui reproche à Maritain « son langage hétéroclite, ses bizarreries de diction, l’incohérence de ses images, son éloquence »60 son « imagination fausse » et sa « psychologie allégorique » n’est pas une simple « idéomachie ». Elle implique une théorie de la liberté et opère des distinctions qui seront décisives dans les questions de l’éthique et de l’esthétique qu’il ne fait qu’esquisser alors. L’Agir consiste dans l’usage libre en tant que libre de notre libre arbitre considéré non par rapport aux choses elles-mêmes, mais purement par rapport à l’usage que nous faisons de notre liberté, usage qui relève de l’appétit proprement humain ou de notre volonté, mû non dans la recherche du vrai, mais dans celle du Bien. Par opposition à l’Agir, les scolastiques définissaient le Faire comme l’action productrice, considérée purement et simplement par rapport à la chose produite ou à l’œuvre prise en soi. Le Faire a rapport au bien de l’œuvre produite ou de l’objet produit. Ce domaine est celui de l’Art – et par extension celui des techniques –. Il y a donc deux lignes en l’homme : son activité de fabricateur et son activité d’homme. La prudence ou sagesse pratique qui s’occupe de déterminer des moyens par rapport à telles fins humaines règle l’agir. Elle suppose que l’appétit est bien engagé à l’égard de ces fins. Selon saint Augustin, elle est un « amour qui nous aide à discerner avec à propos ce qui nous convient et ce qui ne nous convient pas ». Saint Thomas met son siège dans la raison, et la définit comme le gouvernement de soi-même. Il lui consacre un tome de sa Somme théologique 61. L’art est comparé analogiquement à la vertu de prudence, vertu intellectuelle, recta ratio agibilium, la « droite règle » des ouvrages à faire, une disposition stable qui permet à l’homme de concevoir les principes rationnels du faire et la manière de les appliquer à un problème particulier. La définition n’a pas de paternité clairement reconnue. Le Moyen Age les a ressassées et formulées de diverses manières, depuis les Carolingiens jusqu’à Duns Scot, en prenant comme point de départ Aristote, et toute la tradition grecque, Cicéron, les Stoïques, Marius Victorinus, Isidore de Séville Cassiodore. Comme la prudence, l’art est orienté vers l’action et dispose de moyens en vue d’une fin. Mais alors que la prudence se définit en fonction du bien de l’homme, l’art se détermine en fonction des résultats qu’il vise. Par opposition à la Prudence, l’Art rectifie le faire et non l’Agir, et à ce titre il se tient en dehors de la ligne humaine; sa fin, ses règles, ses valeurs ne sont pas celles de l’homme mais celles de l’œuvre à produire. « (...) Sa fin transcendante est la Beauté, un absolu qui ne souffre pas de partage »62. Il en résulte parfois un certain nombre de conflits que les allégories de Maritain illustrent. Le Prudent, fermement planté sur sa vertu morale défend contre l’artiste un bien sacré, celui de l’Homme, tandis que l’Artiste, huché sur son habitus intellectuel, défend un bien non moins sacré : la Beauté. « L’art appartient donc à l’ordre pratique, il est tourné vers l’action, non vers la pure 60 Soreil (A.), « M. Maritain et l’esthétique », Le Flambeau, revue belge des questions politiques et littéraires, Bruxelles, n° 11, 1928, p. 108. L’article est particulièrement virulent. 61 Thomas d’Aquin, La prudence, 2 a, 2ae, Q. 47 à 46, in Somme théologique, éd. du Cerf, Paris - Tournai Rome, 1926. Selon saint Thomas, la prudence est dans la raison, elle est même « la droite raison ». L’intelligence est la pénétration intime de la vérité, (elle donne la certitude) par opposition à la raison qui est l’inquisition discursive de la vérité. Ces deux actes sont nécessaires au parfait discernement de la prudence, vertu morale en même temps qu’intellectuelle. Elle est essentiellement distincte de ce que saint Thomas apelle « la prudence de la chair », qui est la visée du bien-être corporel comme but unique et dernier, et que l’on reconnaît à trois aspects : l’astuce (entendue comme art des faux-semblants et des procédés peu recommandables), la ruse et la fraude. Entendue comme il se doit, la prudence est la raison même s’appliquant à diriger l’action et, à ce titre, elle met en jeu trois actes de la raison pratique : le conseil, le jugement, le précepte. Le premier acte de la prudence, (le jugement) oriente l’attention, le second acte est le jugement qui clôt le conseil (qui est l’acte de délibération) par la détermination de la meilleure alternative par la décision du choix. Il y faut une rectitude toute particulière de la raison, – « un pouvoir d’appétition actuellement droit, et dont la vérité a pour règle formelle la rectitude de la volonté » – une intuition décisive et sagace qui réclame une attentive considération de tout l’esprit. L’acte dernier et principal de la raison prudentielle est le précepte qui intime les réalisations. Il implique la mémoire du passé, l’intelligence des circonstances présentes, la prévision sagace des conséquences éventuelles, l’habile comparaison des alternatives, la docilité à recueillir opportunément l’avis des hommes éclairés et expérimentés, la capacité à reconnaître l’exceptionnel. Maritain distingue deux moments ou degrés dans la connaissance morale ou pratique, deux moments essentiellement distincts : le moment de la science – la science morale – et le moment de la vertu de prudence. Elle n’est pas une science, et aucune science, si casuistiquement compliquée qu’on la suppose, ne peut suppléer, parce qu’elle porte dans sa singularité même, dans sa relation unique avec les fins voulues par chaque personne incommunicable et avec les circonstances où celle-ci se trouve placée. 62 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 173. 19 intériorité du connaître »63. Il règle les choses à fabriquer. Il en ressort que si l’art est une vertu de l’intellect pratique, il est une vertu intellectuelle non morale, occupé du bien de l’œuvre, non du bien de l’homme. Ainsi, partout où on trouve l’art, on trouve l’œuvre à faire, et non le bien, ni l’action. Cette disposition stable que l’on appelle un « habitus » et qui est une possession, une maîtrise, dans le langage moderne on dirait : un savoir-faire. La prudence est interne au prudent parce qu’elle est une vertu morale, l’art se vérifie dans les œuvres seulement, et c’est pourquoi il ne suppose pas des sentiments droits, il n’est nullement nécessaire à l’artisan pour bien vivre, mais pour faire un bon ouvrage et le conserver. En ce sens, la fin dernière de l’art est l’œuvre d’art tandis que le fin dernière de la prudence est le bien de l’homme. Il en découle que l’artiste peut pécher contre l’art en ratant l’œuvre, sans pécher contre la morale mais il peut aussi pécher contre la morale sans pécher contre l’art : il aura dévié non en tant qu’artiste, mais en tant qu’être humain, par rapport à la fin de sa condition d’homme. Parce qu’il est la vertu particulière qui concerne la création d’objets à faire l’art présente un caractère intellectuel qui le met en lien d’emblée avec la raison, en quoi il contraste avec la poésie, du moins dans la tradition platonicienne, qui projette celle-ci hors de la sphère de la raison. La vertu d’art c’est « l’art en tant qu’il est dans l’artiste le principe intérieur qui le propulse vers le bien de l’œuvre à faire, qui rectifie son dynamisme créateur en vue de ce bien (…)64. L’art selon Aristote est un habitus, c’est-à-dire « une qualité intérieure ou une disposition stable et profondément enracinée qui élève le sujet et ses puissances naturelles à un plus haut degré de formation et d’énergie vitales »65. Autrement dit, il n’est pas une valeur mais une vertu, une force interne qui lui donne une inflexible rectitude dans une activité donnée. « Non seulement dans Phidias et dans Praxitèle, mais dans le menuisier et le forgeron du village, il faut reconnaître un développement intrinsèque de la raison, une noblesse de l’intelligence ? la vertu de l’artisan n’est pas la force du muscle ou la souplesse des doigts. Elle est une vertu de l’intelligence, et elle doue l’artisan le plus humble d’une certaine perfection »66. Parce que pécher c’est décliner de la rectitude que l’acte qu’on fait peut avoir, cet acte là seulement est incapable de dévier dont la règle est l’énergie même de l’agent. Si la main de l’artisan était la règle même selon laquelle il coupe le bois, jamais il ne pourrait couper le bois de travers. L’artiste en tant qu’artiste est préoccupé de ce qui concerne son œuvre et le bien de son œuvre, non de la vie humaine. D’où une conséquence singulière, ce qu’on peut appeler la loi de l’œuvre et son despotisme 67 qui fait que « la vertu d’art ne tolère pas que l’œuvre subisse une intrusion étrangère dans ses lois propres de construction, ni qu’elle soit immédiatement réglée par autre chose que la vertu d’art elle-même »68. Non seulement la vertu d’art, et elle seule, gouverne l’œuvre mais elle en règle le développement et en détermine l’accession à l’existence. « Elle tient à être seule à toucher l’œuvre pour l’amener à l’existence.(...) C’est par son art que l’artiste humain doit atteindre, régler et porter à l’être tout son ouvrage »69. L’œuvre à faire est tout pour l’art. Il n’a qu’une loi, tyrannique, exigeante et parfois même meurtrière : le bien de l’œuvre. Mais inhumain par sa fin – l’œuvre –, l’art cependant est humain par son mode opératif. Comme œuvre à faire, il présente une dimension matérielle, qui certes est de l’ordre de la fin, mais sa forme relève de la droite raison. Sa forme même est la droite raison, parce qu’avant d’être coulée dans une matière, l’œuvre est conçue, portée, mûrie dans une raison humaine qui la prépare, la forme et parfois même renonce à la faire passer dans une matière, préférant la laisser vivre dans l’esprit plutôt que de courir le risque de la voir amoindrie dans une matière ou de la voir asservie aux lois de l’économie70. 63 Art et scolastique, op. cit., p. 622. Cagin (M.), « Jacques Maritain et les artistes », Cahiers Jacques Maritain, n° 27, décembre 1993, p. 12. 65 Art et Scolastique, op. cit., p. 164. 66 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 165. Cf. aussi Art et Scolastique, chap. IV §8. 67 Loi que Baudelaire avait découverte avec une acuité particulière et dont il sentait le caractère implacable avec sa sensibilité particulière. 68 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 173. 69 Ibid. 70 G. Rouault intenta un procès à un acheteur nommé Vollard, qui avait acquis quelque trois cents toiles inachevées à des fins spéculatives. Ayant gagné le procès, il détruisit toutes les toiles entreposées chez l’acheteur. L’esquisse était entrée dans le circuit commercial, avant que l’œuvre fut terminée. Le jugement donna droit à l’artiste contre le marchand. Il pose ainsi que c’est l’œuvre dans l’état d’achèvement voulu par l’artiste qu’on peut vendre ou acheter et que l’exigence artistique peut rompre un contrat. Son exigence première déçue, l’artiste est libre de détruire, de brûler, de déchirer. Kafka l’exigea à la fin de sa vie. 64 20 L’art est une vertu pratique, certes, mais il n’est pas une vertu morale, il est une vertu de l’intelligence. De ces principes découlent deux conséquences : il est tourné vers l’œuvre à faire et il est une vertu de l’intellect. Parce qu’il est une vertu de l’intelligence « [il] demande à communiquer avec l’univers entier de l’intelligence. Il en ressort une exigence particulière. Le climat normal de l’art est ainsi l’intelligence et la connaissance, son terrain normal, l’héritage d’une culture, d’un système cohérent de croyances et de valeurs ; son horizon normal, l’infinité de l’expérience humaine éclairée par les aperçus passionnés de l’angoisse ou par les vertus intellectuelles d’un esprit contemplatif »71. Il reste pourtant que tous les trésors de la terre ne sont profitables à l’art que s’il est assez fort pour les maîtriser et en faire un moyen de sa propre opération, un aliment de sa propre flamme 72. Par ailleurs, l’œuvre réfracte toujours quelque chose de l’homme. Si belle soit-elle, si parfaite, elle avoue et « trahit toujours à la fin, avec une sournoiserie infaillible, les tares de l’ouvrier »73. Maritain ne reniera rien de ces « traits fonciers de l’art » dégagés dans cet ouvrage puisque le chapitre II de l’Intuition créatrice en reprend l’essentiel des thèses, mais il ne les développera pas non plus. Pour une raison qui apparaît clairement dans la réponse qu’il prend soin d’opposer à la critique formulée par Montgomery Belgion, avec un sens de la riposte qui n’est pas dénué d’ironie. « Mon honorable critique a analysé le texte d’Art et Scolastique avec une patience et un soin que j’admire ; l’esprit de ce livre a eu le malheur de lui échapper. M. Mongomery Belgion semble persuadé qu’un disciple des scolastiques se doit et leur doit de répéter seulement ce qu’ils ont déjà écrit. Ma conception est différente, et mon dessein est d’aller un peu plus loin que les scolastiques médiévaux tout en m’appuyant sur leurs principes »74. Ordre spéculatif, ordre pratique, habitus et vertus, tout cela est fort bien mais comment de là rejoindre les problèmes actuels ? Est-il possible de jeter un pont ? Ce trousseau de vieilles clés ouvre til encore nos serrures ? Maritain ne l’a pas seulement pensé, il a ajouté quelques clés nouvelles, et apporté une clé singulière avec la poésie. Pour la beauté comme pour l’art, Maritain a pris des libertés avec les théories thomistes et Scolastiques. 5 ART ET BEAUTE : L’ACTE DE PERCEPTION DU BEAU « Si les mots art et beauté avaient la même signification, Goya ne serait pas un artiste ». Comme souvent Malraux met le doigt sur une difficulté conceptuelle. Pour comprendre la vision de l’art propre aux hommes du Moyen Age et à la Scolastique, il faut d’abord s’introduire dans un univers de pensée où la notion de Beau comporte deux aspects: un aspect métaphysique et un aspect psychologique. La distinction entre valeur esthétique et valeur artistique que la philosophie idéaliste a eu tendance à masquer apparaît très claire à la pensée médiévale. La question esthétique se définit pour eux comme la consistance objective – et ontologique – et par conséquent le problème des objets beaux, des œuvres d’art, et du plaisir esthétique. La réflexion médiévale s’est appliquée aux conditions psychologiques et ontologiques du plaisir esthétique, en les distinguant du problème de l’opération artistique. L’art était une production technique d’objets. Le fait que ces objets puissent apparaître beaux était une question latérale ; c’est parce que l’expérience artistique est toujours en quelque manière chevillée à l’expérience esthétique qu’il est impossible d’éviter la question. Lorsque l’artiste crée, il se moque résolument des conditions de perception de son œuvre. Cette distinction ne vaut que pour la question de la perception esthétique. « Alors que la philosophie moderne se préoccupe surtout de son aspect subjectif, l’antiquité et le Moyen Age s’intéressent principalement à ses éléments objectifs »75 qu’ils pensaient en termes métaphysiques. D’une manière générale, et à condition de ne pas oublier les exceptions (Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Halès et Thomas d’Aquin) les Scolastiques n’avaient pas saisi ce double aspect du beau, métaphysique et psychologique. Ou plus exactement, ils liaient le beau à l’aspect psychologique de sa perception. Il est possible que ce soit l’influence de Cicéron qui ait amené Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Halès, Thomas d’Aquin à prêter leur 71 L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, op. cit., p. 183. Idem, p. 183-184. 73 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 722. 74 Lettre de 1930, Art et Scolastique, Louis Rouart et fils, 3ème édition, 1935, p. 189-191, cité dans Cahiers Jacques Maritain, n° 4-5, Le Centenaire du Philosophe, nov. 1982, p. 25-26. 75 Pouillon (N.), « La Beauté, propriété transcendantale chez les scolastiques », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1945, fasc. 15, p. 311. 72 21 attention à l’aspect psychologique du beau. En esthétique comme ailleurs, les réponses que le moyen âge a fournies peuvent nous dérouter parce que principalement « (…) il les a fournies dans le contexte de sa propre métaphysique dominante, de sa propre culture, et de sa propre vision du monde »76. Il serait d’autant plus vain de le lui reprocher que le Moyen Age intègre les données de la culture antique dans le cadre d’une sensibilité nouvelle. Mais il est tout aussi vrai de dire – ce que fait U. Eco, que par bien des aspects tout son discours philosophique se révèle être une phénoménologie de la tradition culturelle. On se méfiait de la nouveauté, par tradition. On se méfie aujourd’hui de la tradition, par principe. La culture médiévale possède un sens de l’innovation, mais elle s’évertue à le dissimuler sous les oripeaux de la redite, à la différence de la culture moderne qui fait mine de renouveler quand elle ne fait que répéter. On copiait beaucoup au Moyen Age, au sens propre et au sens figuré, pour la simple raison que c’était l’unique moyen de faire circuler les idées. Nul ne pouvait croire qu’il s’agissait là d’un crime. La conviction courante étant que, pour peu qu’une idée fut vraie elle devenait la propriété de tous. Chez les hommes du Moyen Age, c’est l’idée de beauté qui par–delà l’apparente multiplicité, garantit l’unité de conception de l’esthétique médiévale. Et il semble difficile de croire que dans un monde qui a fait surgir tant d’œuvres d’art grandioses, on soit resté incapable de concevoir la beauté autrement que comme une abstraction coupée de toute forme d’attirance envers des formes de beauté concrète. Il existe une vision scolastique de l’art, un univers de pensée commun aux hommes de cette époque et dont le substrat est une certaine idée du beau, et un certain statut qui lui est conféré, celui de transcendantal. En 1920, pour Maritain, « il s’agit d’aller demander à la Métaphysique des Anciens ce qu’ils pensaient du Beau, pour s’avancer à la rencontre de l’Art et voir ce qu’il advenait à la jonction de ces deux termes »77. C’est que la soudure est difficile. Curtius affirme qu’il existe une métaphysique de la Beauté et une théorie de l’art qui n’ont pas le moindre rapport entre elles. C’est parce qu’il a perdu le sens de la beauté intelligible que l’homme moderne accorde une telle importance à l’art 78. On peut admettre effectivement qu’il y a une théorie de l’art d’un côté, des esthétiques de l’autre et un système général qui en revanche ne permet que très difficilement une « soudure » entre l’esthétique et l’artistique. Pour les Scolastiques, solidaires des options de la basse Antiquité, la beauté consiste en connaissance intuitive et en délectation, elle est source de joie. La beauté pour saint Thomas est ce qui plait. C’est la définition que Maritain reprendra. Surtout, s’affirme au Moyen Age une conception de la beauté comme réalité purement intelligible, – héritage platonicien – comme harmonie morale, héritage stoïcien – comme resplendissement métaphysique, c’est-à-dire comme transcendantal. C’est cette dimension à laquelle Maritain s’attache et ce, dès Art et Scolastique. Non qu’il écarte les autres perspectives, mais il les fait découler de l’analyse du beau comme transcendantal en métaphysicien qu’il est. C’est parce que « la Beauté appartient à l’ordre transcendantal et métaphysique », parce qu’« elle tend d’ellemême à porter l’âme audelà du créé »79, et parce qu’elle est un attribut de l’être (comme tous les transcendantaux) que « comme l’Etre, elle a une amplitude infinie »80. Saint Thomas a condensé et formulé la théorie métaphysique sous l’affirmation suivante : « L’existence de toutes choses dérive de la divine beauté »81. En quoi son esthétique est une ontologie et une théorie de la connaissance ? Deux points sont posés: le beau est délectable, comme tel il pose la question du sens, il appartient à l’ordre des transcendantaux, – par quoi on touche à l’être –82. Ils sont débattus et argumentés longuement et précisément non dans le corps du texte mais dans l’appareil de notes parfois fort développées rejetées en fin d’ouvrage83. L’angle de la question est celui de la perception du beau. L’un des points discutés est la question de la perception du beau par l’intelligence usant des sens comme d’instruments. Kant s’en est occupé dans la critique du jugement. Sa définition du beau : « ce qui plait universellement sans concept », 76 Eco (U.), op. cit.,. p. 259. Art et scolastique, op. cit., p. 619. 78 Curtius (E. R.), Littérature européenne et Moyen Age européen, Paris, PUF, 1956, chap. IX, § 3. 79 Art et Scolastique, op. cit., p. 650. 80 Idem, p. 663. 81 Commentaire du Pseudo-Denys, De divinis Nominibus, chap. 4, lect. 5, cité par G. Brazzola, « De l’art et de la poésie modernes », Nova et Vetera, n° 2, 1971, p. 95. 82 Maritain (J.), Art et Scolastique, Chap. V, l’art et la beauté, op. cit., p. 641 à 650. 83 Note 56, p. 738 sq. U. Eco insiste sur cette question. Il reproche en particulier à Jacques Maritain une définition du beau qui introduit une donnée sociologique par raport à la définition de Thomas : pulchra dicuntur quae visa placent. Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une falsification, Eco souligne que la définition de Maritain est une syncrétisation des diverses formulations de l’idée. Mais l’énonciation lui paraît arbitraire. Le problème esthétique chez saint Thomas d’Aquin, p. 75, note 10. 77 22 prise telle quelle risque de faire oublier la relation essentielle que la beauté dit à l’intelligence. C’est ainsi qu’elle aurait fleuri chez Schopenhauer et chez ses disciples en une divination antiintellectualiste de la musique. Mais elle évoque celle de saint Thomas, id quod visum placet, ce qui plait étant vu, c’est-à-dire faisant l’objet d’une intuition. U. Eco va reprocher à Maritain de faire de la visio de Thomas une intuition. La perception du beau s’accompagne d’un concept – en ébauche ou parfaitement formé – mais il n’en est pas le constitutif formel. La splendeur elle-même ou la lumière – la claritas de Thomas d’Aquin- dans l’objet beau (qu’il ait ou pas le statut d’œuvre d’art) est présentée par un objet sensible et non par un concept ou une idée comme dans l’intuition intellectuelle – l’intuition abstractive – en laquelle passe comme par une cause instrumentale cette lumière d’une forme. C’est donc par le moyen de l’intuition sensible que dans la perception du beau, l’intelligence est mise en présence d’une intelligibilité qui resplendit – et qui dérive de l’intelligibilité première des Idées divines mais qui ne peut se dégager de la gangue sensible. La théorie des Idées divines est d’inspiration augustinienne. « L’art est dans l’âme » énonce Augustin, la fantaisie peut recréer les choses vues, et les choses jamais vues. Son système esthétique est un système assez complet, « visant la beauté elle-même ainsi que les beaux-arts. La base en est psychologique (beauté visuelle et auditive), le centre en est mathématique et rationnel, (la beauté consiste dans les rapports, la raison créé les arts), le faîte en est métaphysique (beauté absolue) mais le tout forme un ensemble harmonieux et purement antique »84. Nourri de Plotin, Augustin croyait reconnaître le Père dans l’Un, le Verbe dans l’Intelligence et la création. Il conçoit l’acte créateur comme analogique à l’acte divin qu’il conçoit comme portant sur la matière et la forme. Le Verbe créateur imprime à cette matière un mouvement qui imite à son tour la cohésion du Verbe lui-même avec son Père. Comme le Verbe est la parfaite image du Père la matière devient une image imparfaite du Verbe et de ses idées grâce à ce mouvement de retour – qui est aussi réminiscence, anamnèse-. Tout ce qui est n’est que par participation aux Idées de Dieu. Le monde est composé d’images qui ne sont telles qu’en raison des Idées qu’elles représentent et parce qu’il existe une Image en soi en vertu de laquelle tout ce qui est peut ressembler à Dieu. « Ce progrès vers l’image, à partir des images et sous la direction du Verbe, qui est l’Image en soi, est générateur de joie. En effet, il est un progrès vers la vérité et vers la consolidation de l’être, ou de la nature, sous la grâce. Ce progrès est précisément celui que recherche l’artiste. Augustin, plus qu’une théorie de l’art, nous donne une métaphysique de l’artiste. Cette exploration combinée du monde et de soi sous l’attraction des choses hautes que nous appelons l’inspiration est la vie même de l’artiste ».85 Plus qu’une théorie de l’art, Augustin présente une métaphysique de l’artiste. L’exploration combinée du monde et de soi, sous l’attraction des choses hautes que l’on appelle l’inspiration, est la vie même de l’artiste. C’est en s’inspirant de cette théorie que les théologiens attribueront au Verbe la beauté, (l’unité sera associée au Père, et la bonté à l’Esprit). Maritain s’en souviendra. Dans cette contemplation de l’objet, – cette fruition esthétique – l’intelligence jouit d’une présence, de la présence rayonnante d’un intelligible qui ne se révèle pas à ses yeux. Si elle se détournait pour abstraire et raisonner, elle perdrait le contact avec ce rayonnement. Dans ce mouvement particulier, l’intelligence et le sens ne font qu’un, – c’est ce que Maritain appelle le sens intelligencié –, synergie de l’intelligence et des sens. Quoiqu’un tonique de l’intelligence, le beau – pris comme transcendantal – ne développe pas la force d’abstraction ni celle de raisonnement, il met en contact avec l’être. La musique fait jouir de l’être mais ne le fait pas connaître. Cette saisie d’une réalité intelligible immédiatement sensible et sans recours au concept comme moyen formel crée sur un plan et par un procédé psychologique entièrement différent une analogie lointaine entre l’émotion esthétique et les grâces mystiques. Là est la source de la perméabilité des frontières entre la poésie et la mystique, une des questions que Maritain affrontera ultérieurement. Si l’acte de perception du beau a lieu sans discours et sans effort d’abstraction, le discursus rationnel peut cependant avoir une grande part dans la préparation de cet acte. Le goût ou l’aptitude à percevoir la beauté et à juger d’elle suppose un don natif mais se développe par l’éducation et l’enseignement. Les concepts jouent un rôle dispositif et matériel dans la perception du beau mais ils ne dépassent pas la sphère de la causalité dispositive : ils préparent à goûter une œuvre ou au contraire ils peuvent flétrir d’avance la joie intuitive que l’intelligence aurait éprouvée devant elle mais ils ne la 84 Svovoda (K.), L’esthétique de saint Augustin, Brno, 1933, p. 47. L’auteur distingue le premier système esthétique de saint Augustin, exposé dans un traité perdu, De pulchro et apto. Il reprend ces idées qui lui étaient chères dans De ordine, où il expose ce que l’auteur appelle son « deuxième système esthétique ». 85 Besançon (A.), op. cit., p. 149. 23 génèrent pas. La joie est essentiellement un acte de la faculté appétitive, le beau est un rayon d’intelligibilité qui l’atteint tout droit. Le noyau de cette joie est de nature spirituelle mais elle ébranle l’affectivité tout entière. L’émotion n’est qu’un effet et à ce titre ne saurait se confondre avec l’intuition esthétique. Mettre dans l’émotion l’essentiel de la perception ne serait qu’une conséquence du venin subjectiviste répandu dans la métaphysique après la révolution kantienne. Toutes ces considérations se résumeront plus tard sous la formule : « La connaissance poétique procède de l’intellect, à son titre le plus authentique et le plus essentiel d’intellect, bien que ce soit par l’indispensable instrumentalité du sentir, sentir, sentir »86. Saint Thomas fait siennes les notions d’esthétique qui lui ont été fournies par Albert le Grand. Lorsque celui-ci parlait d’un resplendissement de la forme substantielle répandu sur les éléments proportionnés à la matière, il concevait une telle resplendentia suivant une acception résolument objective, comme une splendeur ontologique. Cette ratio, propriété de la beauté réside dans cet éclat du principe ordonnateur régissant une multiplicité ordonnée. Ce qui confère sa spécificité au beau, c’est sa mise en rapport avec un regard connaissant par laquelle la chose paraît belle. D’une certaine manière d’envisager l’art – un faire tourné vers l’œuvre et une vertu de l’intelligence – se dégage progressivement une esthétique, faite de précision et de sensibilité, de rigueur et d’audace, de probité aussi, de tact et de mesure. Parce que subjecté dans un esprit d’homme demeure la loi de l’imitation, mais une imitation totalement dépourvue de toute servilité, l’art doit transposer les règles secrètes de l’être et c’est par la poésie qu’il s’accorde à ces lois et les transcende. Sans elle, rien n’anime l’œuvre : elle en gouverne l’unité dynamique, la vie, et jusqu’à la capacité à se communiquer. Et si Maritain parlera toujours de la « vertu d’art », il évoquera toujours « l’esprit de poésie »… L’homme est à la fois homo faber et homo poeta, mais dans l’évolution historique, c’est le premier qui porte le second sur ses épaules87. Surtout, dans l’art, l’infini du mystère reste orienté vers l’objet à faire, à produire, tandis que pour la poésie, l’infini du mystère est l’expérience elle-même. Et ce, d’autant plus que la poésie a sa source dans la vie pré-conceptuelle de l’intellect. On ne franchit le seuil de l’art qu’avec la poésie. Pour le dire simplement, dans la maturation de sa pensée, entre l’art – du côté du faire, donc de la maîtrise, donc de la raison – et la beauté – qui est un mystère tant du côté de l’acte de perception esthétique que du côté de la création artistique –, il y a un abîme conceptuel. Cet abîme porte un nom : la poésie. 86 87 L’intuition créatrice, op. cit., p. 248. Idem, p. 160. 24 CHAPITRE II - LA POESIE Une mystérieuse connaissance 1 ART ET POESIE : « DEUX ETRANGES COMPAGNONS» Les idées avancées en 1920 visent à rassembler, en s’appuyant sur la sagesse des Scolastiques, les principes constitutifs d’une éventuelle doctrine de l’art. Dans des camps très différents voire opposés, on fit bon accueil à l’ouvrage. John Trapani fait très justement remarquer qu’à l’exception du chapitre « Art et beauté », la plus grande partie de l’attention de Maritain dans Art et Scolastique est dirigée vers la vertu intellectuelle et l’intellect pratique88. Il est vraisemblable que les préoccupations du métaphysicien qu’est Maritain se répercutent dans cette esthétique ainsi initiée. Dire que l’art est une vertu de l’intelligence, c’est l’inscrire résolument dans la sphère de la raison. Rien ensuite de comparable pour la rigueur à ce premier coup d’archet. Les opuscules qui suivent procèdent d’une toute autre inspiration : « Les plus cruelles et bouleversantes audaces du Surréalisme montrent un terrible progrès dans la conscience de soi. Sa leçon est aussi utile au philosophe qu’à l’artiste. Prenons à notre tour conscience du fait que ce jugement pathétique et sobre a été porté très tôt, à la date de 1926, dans Frontières de la Poésie » 89. Jugement sobre, oui, pathétique, c’est moins certain. Frontières est un petit livre nerveux, crépitant d’idées, de réflexions, et des intuitions premières qui trouveront leur aboutissement dans la synthèse ultérieure L’Intuition créatrice. Sous l’apparente diversité de thèmes et même de traitement, la question qui semble s’imposer progressivement est celle de l’art et la créativité et les rapports entre la poésie et la métaphysique, entre la poésie et la mystique, ou la sainteté , qu’il convient semble- t-il de distinguer des problématiques des rapports entre éthique et esthétique. L’ouvrage est successivement réédité, d’abord en 1935 puis en 1943 pour les trois derniers chapitres, sous le titre Art and Poetry, en anglais90. Maritain espérait que « les idées proposées dans ce livre pouvaient passer sans trop de détriment à travers les vicissitudes des saisons de l’art »91. Le premier chapitre est consacré à trois peintres : Georges Rouault bien sûr, Marc Chagall et Gino Severini92 qui n’avaient ni l’un ni l’autre atteint alors le renom dont ils bénéficièrent plus tard. Le second chapitre n’est aux dires de Maritain lui-même que « la poursuite, sous forme écrite, de quelques controverses et entretiens parisiens» et qui témoigne surtout du vif intérêt qu’il éprouve pour la littérature et la poésie : François Mauriac, André Gide, Jean Cocteau, Charles du Bos pour ne citer que les plus connus. Le troisième chapitre, écrit plus tardivement « porte sur les problèmes de la poésie en tant qu’elle est l’esprit de nos arts ou la source créatrice des activités de l’esprit, particulièrement en musique et sur cette liberté qui est un pur don de l’esprit, dans la productivité artistique aussi bien que dans la vie humaine »93. C’est déjà et la définir et en définir les enjeux. Entre temps, il a beaucoup publié, en particulier dans le domaine de la métaphysique : Les degrés du savoir, Primauté du spirituel, Réflexions sur l’intelligence. Sa doctrine de l’être et de l’intuition de l’être s’est étoffée, nuancée. Il prendra soin comme à son habitude de préciser les enjeux, les définitions, les éléments qui permettent de voir clairement où il veut aller et de marquer également les virages de sa pensée : « Dans le livre Art et Scolastique, écrit-il, mon propos était de considérer les éléments essentiels à l’art plutôt que la nature de la poésie. Par la suite, c’est cette mystérieuse nature que j’ai été de plus en plus désireux de scruter. (...) J’espère que ce qui se trouve à l’arrièreplan de mes réflexions sera compris, à savoir la conviction que si la poésie, par sa nature, 88 Trapani (J. G.), « Poetic contemplation, an undeveloped aspect of Maritain », in Jacques Maritain, Philosophe dans la Cité, Editions de l’Université d’Ottawa, 1985, p. 197. 89 Gardère (P.), « Maritain aux frontières de l’art », la Table ronde, n° 213, oct. 1965, p. 25. 90 Voir appendice 1, « Jacques Maritain, le lyrique, le mystique ». Maritain est alors en exil aux Etats Unis. 91 La clef des chants, in Frontières de la poésie, op. cit., p. 779. 92 Ces trois artistes faisaient partie des proches des Maritain qui fréquentaient la maison de Meudon. Le lecteur peut se reporter à l’appendice 1. 93 Frontières de la poésie, annexe, préface à Art and Poetry, New York, Philosophical Library, 1943, version française de G. et C. Brazzola, préface à la traduction anglaise des trois derniers chapitres de Frontières de la poésie, in O. C., volume V, p. 813, annexe. 25 œuvre dans la ligne de l’art, la poésie et la connaissance poétique transcendent infiniment l’art conçu simplement comme la vertu de l’artisan»94. C’est d’abord dans ses rapports avec l’art que la poésie lui apparaît. Dans le rapport de ces deux valeurs on peut saisir toute une théorie littéraire. L’époque y est fort sensible95. Le 19 novembre 1937, Paul Valéry donne une conférence intitulée « Nécessité de la poésie ». Il y évoque ses débuts de poète à la fin du XIXe siècle : « J’ai vécu dans un milieu de jeunes gens pour lesquels l’art et la poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont il fut impossible de se passer ; et même quelque chose de plus : un aliment surnaturel »96. On sait par ailleurs combien la confrontation de l’expérience poétique avec l’expérience mystique a alimenté en France, entre les deux guerres, les réflexions sur la poésie. Métaphysique, mystique et poésie : un courant parcourt l’époque, liée d’une part à la postérité du symbolisme qui voyait dans la poésie une connaissance et d’autre part à Rimbaud, qui en avait fait une aventure spirituelle l’élevant ainsi à une dignité nouvelle (ou la lui restituant). L’analyse littéraire que Maritain ne saurait entreprendre, c’est Marcel Raymond qui s’en est chargé dans son ouvrage critique De Baudelaire au Surréalisme. On s’accorde alors à considérer les Fleurs du Mal comme la source vive du mouvement poétique contemporain. M. Raymond établit les grands lignages et les filières de la poésie moderne ; la première, celle des artistes, conduirait de Baudelaire à Mallarmé puis à Valéry, tandis que la seconde, celle des voyants, conduirait de Baudelaire à Rimbaud puis aux derniers venus des chercheurs d’aventure97. Les uns sont tournés vers l’œuvre, les autres vers un absolu à atteindre. Maritain va toujours s’efforcer de dégager les spécificités respectives de l’une et l’autre aventure pour donner à la poésie un statut ontologique particulier dans le processus de création, et un éclat, une dignité qu’elle aura rarement, même chez les poètes. S’il tient l’art en grande estime et la poésie plus encore, il définit cependant clairement la tâche propre au philosophe en matière de poésie ; tâche qui « est de discerner et de révéler la substance propre que la poésie nous transmet et la liberté à laquelle elle aspire, et le mystère original, irréductible de la connaissance poétique ». S’il doit souligner, en même temps, que la poésie a son domaine propre, bien défini, et ses frontières, c’est afin d’affirmer sa vraie nature : de montrer les risques qu’elle implique comme c’est le cas de toute grandeur et qui rendent la poésie d’autant plus précieuse et aimable ; et aussi de la défendre contre les contrebandiers, les assassins et les pseudo-prophètes »98. Dans Frontières de la poésie, il est question d’art, de poésie et de littérature. Mais de musique et de peinture aussi ce qui implique déjà que la poésie n’est pas associée dans son esprit aux seuls arts du langage et qu’il l’entend comme l’instance animatrice à l’œuvre dans tout acte authentiquement créateur, quel que soit l’art considéré. Maritain ne se veut ni critique d’art ni critique littéraire et il le dit. Il procède à un travail philosophique qui ne se veut pas même synthétique et à qui il suffit au contraire « d’une information limitée à l’essentiel, aux exemples les plus accessibles et les plus significatifs »99. Pour tenter une synthèse d’ordre historique et critique, il « aurait fallu user d’un matériau d’érudition beaucoup plus riche ». Ce travail d’ordre critique, c’est Marcel Raymond qui l’a réalisé dans l’ouvrage cité plus haut. L’insistance à distinguer la poésie de la vertu d’art n’est pas anodine. La littérature distingue peu et mal les règles d’une nébuleuse obscure où l’on jette tout ce qui est de l’ordre de cette « harmonieuse extravagance »100 qui s’appelle la poésie. Même chez Maritain on note une grande instabilité conceptuelle. La réflexion sur l’art est menée sous le signe de la peinture avec Georges Rouault, tandis que la réflexion sur la poésie a été marquée à la fois par l’amitié difficile et féconde avec Jean Cocteau101 et par l’activité poétique de sa femme dont il assume toute la réflexion sur le sens poétique 94 Idem, pp. 813 sq. La raison est sans doute l’exceptionnelle fécondité du début du XXe siècle en matière de littérature. C’est du moins une hypothèse qu’on peut avancer, avec prudence. 96 Valéry (P.), « Propos sur la poésie », in Œuvres complétes, volume I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1381, cité par Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, NRF essais, Gallimard, p. 18. 97 Raymond (M.), De Baudelaire au Surréalisme, Paris, José Corti, 1966, p. 11. 98 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 817, préface à la traduction anglaise des trois derniers chapitres, traduction G. et C. Brazzola. 99 Idem, p. 690. 100 Lettres persanes, Lettre CXXXVII, cité par P. Van Thiegem, Les grandes doctrines littéraires, De la Pléiade au Surréalisme, Quadrige, PUF, 1993, p. 97. 101 Le lecteur pourra se reporter à l’appendice Jacques Maritain, le lyrique, le mystique, le thomiste, ou à la Correspondance Jean Cocteau-Jacques Maritain, 1923-1963, avec la Lettre à Jean Cocteau, Réponse à Jacques Maritain, (1926), Gallimard, Cahiers de la NRF, 1993. 95 26 et le sens intelligible. Sans oublier tous les habitués de la maison de Meudon, en particulier des artistes, – peintres ou poètes et écrivains102. L’ouvrage contraste avec l’extraordinaire netteté de la théorie de l’art. Il ne s’appuie pas sur une théorie préétablie qu’il redécouvre et en quelque sorte réanime ou réactive comme il le fait avec celle des Scolastiques. Il n’y a pas de « théorie de la poésie » même si la réflexion ultérieure va conduire à ce que Georges Brazzola a appelé une « Poétique », voire à cette esthétique de la littérature appelée par Marcel Raymond. Il tire cette fois de son propre fond et non plus du fond culturel scolastique qu’il a eu à cœur d’assumer et de faire revivre. Frontières de la poésie est à peine une esquisse, c’est une série d’approches qui ouvrent des perspectives d’intelligibilités, des approximations d’une réalité perçue comme complexe, perspectives réfractées dans les préoccupations de l’après-guerre103. Maritain est pris par ailleurs dans une difficulté d’ordre conceptuel : d’une part il essaie d’interroger l’essence de la poésie, – c’est aussi la préoccupation de Paul Valéry – d’autre part, il s’interroge sur certains vœux profonds de son temps. Pris lui aussi dans cette antinomie, l’ouvrage présente un aspect encore balbutiant, intuitif, riche en ouvertures, en tentatives parfois inabouties. Il explore, tâtonne, pose aussi les jalons de la synthèse future. Il n’entend pas ajouter un chapitre à Art et Scolastique, mais indiquer le profit que l’on pourrait trouver pour les sources intérieures et spirituelles de l’art à recourir à la théorie classique des Idées divines »104. Cette théorie est d’inspiration augustinienne. A l’époque où se posait la question de l’unité de l’intellect, on se référait à Saint Augustin et au De magistro. La réponse augustinienne consistait à poser un garant de nos réactions somatiques et psychiques qui soit transcendant et qui assurât la transmission du savoir : ce garant, c’est le Verbe, présent en tout être pensant pour lui permettre de comprendre en son for intérieur les paroles humaines et pour l’illuminer. La constitution de l’esprit créé – ange ou homme – coïncide avec l’illumination intellectuelle par laquelle l’esprit connaît le Verbe de Dieu et se connaît en lui tout en se distinguant de lui. C’est parce que les idées de Dieu créent les choses, les précèdent que les théologiens les comparent aux idées de l’artiste. La doctrine thomiste approfondit la réflexion mais se sépare un peu d’Augustin. Maritain interprète l’idée factive – formatrice des choses, et non formée par elles – comme la matrice immatérielle selon laquelle l’œuvre est produite dans l’être. Elle ne rend pas l’esprit conforme au réel, elle rend le réel conforme à l’esprit. Première approximation de ce qui va être ensuite développé sous la forme de l’intuition poétique. Et qui présente déjà les trois caractéristiques qui seront développées ultérieurement : la liberté dont elle jouit par rapport aux choses, l’émotion comme forme, et la distinction entre l’idée factrice et l’intuition créatrice. C’est parce que l’idée créatrice humaine est toute liberté à l’égard de l’objet qu’elle fait de l’artiste l’égal de Dieu. En quelques lignes, Maritain jette ce qu’il va développer quelques années plus tard, l’idée d’une intuition créatrice faite d’une émotion – forme, distincte de l’idée factrice, formante et non formée, dont le suprême analogué est l’Idée divine en Dieu. Par nature, l’idée créatrice dépend du monde extérieur, « de tout cet amas infini de formes et de beauté déjà faites ; et de toute la masse encore de ce que les générations ont appris ; et du code des signes en usage dans la tribu ; et des règles elles-mêmes (...) de fabrication de l’objet. Elle a besoin de tout cela et tout cela lui est étranger »105. La Sagesse de la Bible apparaît comme créée et incréée, – matrice immatérielle donc- elle est la première créature, la forme maternelle en laquelle toutes choses sont voulues et créées. C’est d’elle que vient l’idée de l’idée formatrice, formante et non formée. Le mot soumission à l’objet qui est clair pour la science est obscur pour l’art dont l’objet formel n’est pas une chose à se conformer, mais une chose à former. L’art n’est soumis à l’objet qu’en tant qu’il est soumis aux droites règles d’opération. Mais quant à la réalité dont il fait passer dans l’œuvre une image, c’est de mille manières que doit s’entendre cette soumission. C’est pourquoi la poésie se distingue si radicalement de l’art. Elle est précisément cette libre actuation, et double actuation : en tant qu’énergie et en tant que lumière. Par là, il distingue, encore qu’à peine, la parenté spirituelle du mystique – ou du saint et du poète. Pour Maritain, la vertu spirituelle de l’art humain, arrivée à une certaine hauteur traduit en analogie et en figure le mouvement propre à une autre sphère qu’elle est impuissante par ses propres modalités à gagner car ce serait comme vouloir gagner le ciel par ses propres forces. Le surnaturel est inaccessible par les seules ressources de la nature. Mais l’art poursuit son analogie avec le spirituel, comme l’intelligence aussi et dans ce mouvement obstiné s’éveillent alors des désirs impossibles. Rimbaud aurait ainsi pour Maritain découvert une espèce de « passion eucharistique » au 102 Cf. appendice 1. Ces questions seront développées en deuxième partie. 104 Frontières de la poésie, annexe, op. cit., p. 813. 105 La clé des chants, op. cit., p. 793-794. 103 27 cœur de la poésie, comme Baudelaire aurait découvert le caractère transcendantal de la beauté. Dans ce mouvement, l’art moderne a passé les frontières de l’esprit mais il a également fait tomber sur elle les fardeaux métaphysiques qui ne lui incombent pas et qu’elle n’est pas en mesure d’affronter. « Pour que grandisse sans cesse conformément à sa loi, la vie de l’esprit créateur, il faut donc que s’approfondisse sans cesse le centre de la subjectivité où en souffrant les choses du monde et celles de l’âme il s’éveille à lui-même. En suivant cette ligne de réflexion, on serait sans doute amené à se demander si, passé un certain niveau, ce progrès de spiritualité peut se poursuivre sans que sous une forme ou une autre une expérience religieuse proprement dite aide l’âme du poète à quitter les surfaces. Continuer à tout prix, refuser héroïquement de renoncer à la croissance de l’esprit créateur quand une telle expérience postulée par tout l’être a cependant été rendue impossible, est-ce peut-être le secret du désastre de Nietzsche ? »106 2 LA « DIVINATION DU SPIRITUEL DANS LE SENSIBLE POESIE » : METAPHYSIQUE, MYSTIQUE ET C’est dans Frontières qu’il propose les premières définitions de la poésie: elle est « le ciel de la raison ouvrière »107, « le firmament de la vertu d’art »108, image qui en signifie la transcendance et qui implique de lui reconnaître ses droits dans la ligne de l’art et ne pas ramener l’art à la seule technique. Surtout, elle est la « divination du spirituel dans le sensible et qui s’exprime dans le sensible »109. Déjà dans son tout premier livre, La philosophie bergsonienne, il a abordé la notion d’intuition et celle de divination. Celle-ci se décrit comme « un processus psychologique plus ou moins complexe dans lequel il y a, le plus souvent jaillissement de l’idée juste, inclination de l’intelligence vers le vrai ou renforcement de sa vertu sous quelque influence extrinsèque »110. C’est là qu’il donne le sens technique du mot « intuition », le sens de « perception immédiate ou directe »111. Les préoccupations du métaphysicien des Degrés du Savoir épris de distinctions affleurent encore. Il y décrivait ce geste du poète si distinct de celui du métaphysicien : « A la naissance du métaphysicien comme à celle du poète, il y a comme une grâce d’ordre naturel. L’un qui jette son cœur dans les choses comme un dard ou une fusée, voit par divination, – dans le sensible même, impossible à en séparer, – l’éclat d’une lumière spirituelle où un regard de Dieu brille pour lui. L’autre se détournant du sensible, voit par science dans l’intelligible et séparé des choses périssables, cette lumière spirituelle elle-même captée en quelque idée. L’abstraction qui est la mort de l’un, l’autre y respire ; l’imagination, le discontinu, l’invérifiable, où l’autre périt, fait la vie de l’un. Aspirant tous deux les rayons descendus de la Nuit créatrice, celui-ci d’une intelligibilité liée, et aussi multiforme que les reflets de Dieu sur le monde, celui-là d’une intelligibilité désinvestie, et aussi déterminée que l’être propre des choses »112. On trouve en 1938 dans le Carnet de notes un étonnant prolongement de cette question. « Il semble que certains poètes et certains grands écrivains soient comme les voix par où se manifeste au monde l’espèce de sens prophétique en travail (…) et dont un Berdiaef avait si profondément conscience. Je crois qu’il faut reconnaître là, – toute mêlée à la connaissance poétique, et à une sorte de prophétie naturelle qui relève d’une sensibilité connaturalisée aux secrètes gestations de l’histoire–, l’influence aussi d’un instinct prophétique dû à un véritable charisme obscurément à l’œuvre »113. Chateaubriand, Nietzsche, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont et tant d’autres font partie de ceux « chez lesquels cet instinct a passé », en dépit 106 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 276. Frontières de la poésie, op. cit., p. 707. 108 L’intuition créatrice, op. cit., p. 397. 109 Frontières de la poésie, op. cit., p. 699. 110 La philosophie bergsonienne, Marcel Rivière et Cie, 1914, in O.C., Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, volume I, 1986, p. 240. 111 Idem, pp. 240 sq. 112 Les Degrés du savoir, Desclée de Brouwer, 1932, in O.C., volume IV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 277. Voir aussi dans Frontières de la poésie, p. 700. 113 Carnet de notes, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, chap. V, in O.C., volume XII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1992; Approches sans entraves, in O.C., volume XIII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1992, p. 351. 107 28 des contaminations de l’enfer. La Note sur la poésie moderne est un court texte en adjonction à Frontières de la poésie. Il s’agit d’une réponse à une enquête de la Gazetta del Popolo. C’est la grande époque des enquêtes. Maritain y expose pour la première fois semble-t-il le caractère le plus frappant de la poésie moderne depuis un demi-siècle. Baudelaire commande cette période qui se caractérise par le grand progrès que la poésie a accompli dans la conscience de soi-même et par la : « mise en liberté d’un don spirituel de perception et de disponibilité, ou de sensibilité à tous les sens invisibles dont regorgent les choses, à leurs significations secrètes, aux "correspondances" dont parlait Baudelaire, aux mystères d’en haut ou d’en bas qu’elles se communiquent sans bruit, aux signes de reconnaissance qu’elles échangent entre elles, et avec nous, dans un commerce de justice ou de crime, de miséricorde ou de violence – bref à tout le spirituel immanent à la réalité, et où nous avons le droit de reconnaître un vestige de son origine supra-sensible »114. Situation de la poésie, le second opuscule qui jette l’essentiel de son esthétique future, témoigne de la collaboration de Raïssa Maritain. Elle est poète, elle est une contemplative. C’est dans le cadre d’une communication faite à l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne au cours d’une séance ouverte et présidée par Jacques que Raïssa Maritain, sa femme, rédige Sens et non-sens en poésie. Situation de la poésie naîtra l’année suivante – en 1938. Maritain en reconnaîtra toujours la paternité à Raïssa115. Posant la question des rapports entre mystique et poésie, Henri Brémond décelait entre elles des analogies de forme et des communautés de mécanisme, s’il concluait à leur hétérogénéité, c’est en humiliant la poésie devant la mystique. L’expérience poétique ne représente pour lui qu’un ersatz de la solution religieuse, une ébauche de l’expérience mystique : « l’activité poétique est une ébauche naturelle et profane de l’activité mystique… ébauche confuse, maladroite, pleine de trous ou de blancs, tant qu’enfin le poète ne serait qu’un mystique évanescent ou qu’un mystique manqué »116. Malraux soutiendra plus tard que ce qui rapproche la peinture et la poésie, c’est que toutes deux succèdent à la foi. A la place du monologue sacré par lequel Dieu s’aime lui-même et se glorifie dans la vénération de l’homme un dialogue s’institue : « Le miroir de la mer se lève, une vierge de sang, mortelle écoute. On parle de la poésie comme langage divin, la confondant avec la prière. On dirait mieux : langage usurpateur. Car la poésie est la première victoire sur la solitude de la prière ; elle est faite pour être déclamée, non récitée à Dieu »117. Par opposition à H. Brémond, André Rolland de Renneville se fait le défenseur de l’idée que l’acte poétique est une prise de conscience immédiate de l’Absolu, prise de possession immédiate, sorte d’analogué de l’expérience mystique entendue comme « fruition de l’absolu ». Selon Marcel Raymond, il confie au poète la mission d’apporter l’explication orphique de la terre. Persuadé que la connaissance vraie exige la rupture de toute limite entre le sujet et l’objet, il conclut que l’esprit connaît l’univers et qu’il est cet univers ; que cet esprit connaît le divin et qu’il est le divin ; et que par conséquent la tâche du poète est de réintégrer l’Absolu car son verbe est le Verbe, agissant sur le réel au point de le transformer, de le surmonter. Les analyses de M. Raymond n’ont pas manqué de frapper les Maritain : « Si le réel est la réalité intérieure du poète, c’est espérer de la poésie ce que Nietzsche attendait de la philosophie : une guérison. Si le réel est le réel du monde, il est illusoire 114 Note sur la poésie moderne, Réponse à une enquête de la Gazetta del Popolo, in Frontières de la poésie, op. cit., p. 727. 115 Lorsqu’en 1956, il définit les grandes lignes pour la publication de ses œuvres complètes, il regroupe sous la rubrique « Esthétique » les livres suivants : Art et Scolastique, la Réponse à Jean Cocteau, – sur le jugement esthétique ( from Raison et Raisons, 1947), L’Intuition Créatrice et La Responsabilité de l’artiste. Situation de la poésie, ce bref essai publié en 1938, n’y figure pas parce qu’il l’attribue à sa femme. Cahiers Jacques Maritain, n° 39, « L’œuvre complète de Jacques Maritain, Bibliographies», déc. 1999, p. 31. Parmi les livres qui figurent en souligné pour signifier que ce sont ceux auxquels Maritain tient davantage, aparaissent Frontières de la poésie et L’Intuition créatrice. 116 Prière et poésie, Paris, Grasset, 1926, p. 208, cité par Raïssa Maritain, p. 675 in « Sens et non- sens en poésie », Essais, Desclée de Brouwer 1938, in O.C., volume XIV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1995. 117 Vuillemin (J.), « Le souffle dans l’argile », Les Temps modernes, n° 63, Janvier 1951, p. 1235. Malraux écrit cette phrase étonnante sous toute autre plume que la sienne : « Le vocabulaire des artistes, non dans leurs théories, mais dans leurs notes, leurs boutades et leurs lettres, devient souvent celui de l’expérience religieuse, revue par l’argot ». Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 77. 29 d’espérer le transformer par la seule action du verbe. Les mythologies de la poésie engagée, plus que toute autre mode, ont vieilli bien mal. Si c’est agir sur autrui, c’est confondre la parole poétique avec l’oracle ou la parole thérapeutique. On ne guérit pas des conditions de la vie créée. Certes, c’est bien vers cet Orient que se tournent les plus grands poètes dans leur recherche de cette poésie connaissance intégrale. Mais ce désir est impossible, et là gît le drame de cette poésie. Elle manifeste une des revendications les plus hautes de l’homme mais elle ne recevra jamais de réponse que d’elle-même »118. En 1929, R. de Renéville publie Rimbaud le Voyant (Au Sans-Pareil) dans lequel il assimile l’expérience de Rimbaud à celle des yogis de l’Inde, après qu’il soit remonté jusqu’aux sources pythagoriciennes et hindoues. Le démon de Rimbaud, on le sait, est celui de la révolte et de la destruction. Ce qu’on appelle la civilisation et l’homme de l’Occident, voilà ses cibles. Il a cru à sa vocation prophétique. « Le sens poétique devient proche parent du sens mystique et prophétique, moyen non plus d’expression mais de découverte, subtil comme la plus fine pointe de l’esprit et capable de lancer ses antennes jusqu’au cœur de l’inconscient »119. Divination du spirituel dans le sensible certes, ¬ connaissance donc ¬, mais par des moyens illégitimes et irréguliers. La notion d’absolu est au centre de la différenciation entre mystique et poésie, distinction essentielle diront les Maritain. Mais ils essaieront de rendre compte de ces dérives en soulignant que la recherche de l’absolu ne peut pas à un moment ou à un autre rencontrer une autre recherche, et d’un autre absolu et que, de cette rencontre peuvent surgir errances, confusions, chimères et désordres. C’est d’abord Raïssa Maritain qui va étudier les questions de la poésie et procéder à la « distinction des essences entre l’ordre mystique et l’ordre poétique »120. Elle le précise très nettement : « Nous pensons et avons essayé de montrer que la poésie se distingue en nature de la mystique, et que la sorte de connaissance qui est la sienne, connaissance affective et tournée vers la création d’un objet nouveau, se distingue aussi de la connaissance spéculative, qui est union objective à la réalité connue »121. Déjà, la poésie est connaissance, incomparablement, connaissance et expérience. Mais la connaissance poétique, contrairement à l’expérience du mystique chrétien, ne tend pas de soi à aimer, pas plus que la connaissance scientifique : elle tend à une œuvre. Simplement, parce que les choses sont toujours nuancées chez les Maritain, toute connaissance dénuée d’amour est par là même une source de mort. Raïssa Maritain s’oppose à Henri Brémond et proteste au nom de la poésie autant qu’au nom de la contemplation mystique. A confondre les « deux souches jumelles de l’inspiration, la religieuse qui s’abîme en Dieu, l’artiste qui se dévoue à faire et s’y retrouve grandi, on les énerve, on en abolit la fécondité»122. Tandis que l’objet touché par le mystique est l’Abîme incréé, le Dieu sauveur et vivificateur, connu comme présent et uni à l’âme du contemplatif, la connaissance obscure du Poète touche comme objet connu, les choses et la réalité du monde et, dans le cas où il y a union à Dieu, elle découle d’une union à un Dieu créateur et organisateur de la nature123. Mais parce que Raïssa Maritain est à la fois un poète et une contemplative, elle s’interroge : que se passe t-il dans le cas où le contemplatif est aussi un mystique ? Le recueillement mystique peut faire place à l’activité poétique et inversement. Mais ces relations vitales entre les deux ordres de la mystique et de la poésie laissent subsister une réelle distinction des essences. La poésie est le fruit d’un contact de l’esprit avec la réalité en elle-même ineffable et avec sa source. Elle est de ce fait une expérience spirituelle, mais qui « ne se confond pas avec le simple abandon à l’automatisme de l’imagination qui ne descend que jusqu’à la nappe freudienne de la mémoire physiologique, en elle-même source du pur verbalisme. On y fait des trouvailles d’images, mais nulle découverte »124. 3 MAGIE, MYSTIQUE ET POESIE : LE SIGNE PRATIQUE ET LE SIGNE MAGIQUE Dans Situation de la poésie, Maritain va prolonger cette réflexion et donner des fondements 118 Raymond (M.), op. cit., p. 357. Idem, p. 40. 120 Maritain (R.), « Sens et non-sens en poésie », op. cit., p. 679. 121 Maritain (R.), « Magie, poésie, et mystique », in Essais, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume XV, 1995, p. 683. 122 Heidsieck (F.), L’inspiration, op. cit., p. 49. 123 Maritain (R.), « Sens et non-sens en poésie », op. cit., p. 675. 124 Maritain (R.), « De la poésie comme expérience spirituelle », in Essais, op. cit., p. 711. 119 30 philosophiques à ces distinctions essentielles rendues visibles dans les saisons de l’art et de la littérature125 et dans leurs errements. Encore faut-il savoir de quoi on parle quand on parle de mystique. En régime chrétien la mystique se définit comme la connaissance expérimentale des choses divines procurée par le don de Sagesse. Elle est une notion affective et intellectuelle à la fois. C’est en la faisant tomber sur un plan de nature qu’elle signifiera alors tout effort pour parvenir à l’union divine ou à quelque succédané de celle-ci, en dépassant la raison mais par un moyen naturel. Si le moyen est le sentiment, on a alors le mysticisme de la sentimentalité, si c’est la pure intelligence, on a alors dans un sens très général, la Gnose, ou cette sorte d’extase mystique dont les Upanisads portent la trace. Dégradée encore, on appellera mystique l’état de celui qui se dirige non par la raison mais par une foi quasi religieuse en un idéal. Péguy parlait en ce sens de la mystique républicaine. Elles traduisent l’ambition ou la démission de l’intelligence qui dépriment l’homme au-dessous de la raison ou aux simples dispositions naturelles à sympathiser avec le mystère126. Comme l’écrira Jacques Maritain à Jean Cocteau, l’œuvre à faire et la vie éternelle à atteindre ont leur souverain analogué dans l’ascèse et la contemplation. C’est dans l’amitié avec Jean Cocteau qu’il pose les rapports de la grâce – ou de la sainteté – et de la poésie et se prononce avec netteté: l’art symbolise avec la grâce. « Toutes les erreurs viennent de ce qu’on ne sait pas voir cette analogie, les uns enflent la similitude, ils brouillent la poésie et la mystique, les autres l’exténuent, ils font de la poésie un métier, un art mécanique »127. Deux tendances majeures de la littérature effectivement. Rimbaud et ses successeurs illustrent de la manière la plus emblématique les rapports entre mystique et poésie, entre magie et poésie : « Dès le romantisme, mais en toute conscience depuis Rimbaud, la poésie française tend à assimiler sa démarche à un acte de connaissance irrationnelle. L’esthétique qui s’est lentement élaborée, à travers le symbolisme et le surréalisme, présentent ceci de nouveau qu’elle attribue à l’art une efficacité toute proche de celle qu’on reconnaît aux pouvoirs magiques, aux efforts mystiques et aux contemplations de l’esprit spéculatif »128. C’est le Surréalisme qui occupe les esprits bien plus que le Symbolisme car il est le grand mouvement poétique de l’entre-deux-guerres. Au sens le plus étroit, le « vice appelé surréalisme »129 est un procédé d’écriture qui fait appel à l’automatisme supposé représenter le « fonctionnement réel de la pensée ». Au sens large, c’est une attitude philosophique qui est en même temps une mystique. Après avoir menacé de submerger toutes les terres de la jeune littérature, le Surréalisme a laissé l’impression d’une force qui n’avait pas su trouver sa voie. Raïssa Maritain s’est employée à élucider la nature de ces pouvoirs mystérieux supposés et si ardemment convoités. On voudrait tout simplement « agir sur le créé, par des signes efficaces »130. Ces signes passent à travers la vertu incantatoire du verbe et la musicalité intrinsèque au langage. Raïssa s’appuie sur une distinction établie par J. Maritain dans les Quatre essais. Toute la pensée humaine passe croit-il, par une diversité d’états ou de conditions d’exercice. Elle passe en particulier de l’état magique à l’état logique. « Notre hypothèse consiste à introduire ici la notion d’état ou de statut fonctionnel, et à établir une distinction profonde entre l’état de nos cultures évoluées et un autre état où, pour toute la vie psychique et culturelle, la dernière instance appartient à l’imagination, où la loi de l’imagination est la loi suprême. L’état en question définit selon nous le régime magique du psychisme et de la culture »131. Pour Maritain, l’art comporte de lui-même une espèce de magie qui s’est purifiée au cours des siècles. La science du primitif était science, et elle l’était à l’état magique 132. La religion du primitif 125 Outre les ouvrages d’esthétique où il s’emploie à les distinguer : Les Degrés du Savoir, chap. VI, « Expérience mystique et philosophie », chap. VIII, « Saint Jean de la Croix, praticien de la contemplation ». 126 Maritain (J.), Trois réformateurs, Plon-Nourrit et Cie, 1925, in O.C., volume III, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg,1984, p. 649-650. 127 Maritain (J.), Réponse à Jean Cocteau, Librairie Stock, 1926, in O. C. volume III, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 707. 128 Béguin (A.), Poésie et mystique, appendice à Gérard de Nerval, Paris, Stock, 1936, p. 99 –100. 129 Aragon (L.), Le Paysan de Paris, éd. de la N.R.F., 1926, p. 81, cité par Marcel Raymond, op. cit., p. 284. 130 Maritain (R.), « Poésie, magie mystique », in Essais, op. cit., p. 684. 131 Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Desclée de Brouwer, 1939, in O.C., volume VII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg,1988, p. 119. Peu de temps avant sa mort, L. Lévy-Bruhl fit part à Maritain de son avis sur la question dans une lettre qu’il lui adressa : « Comme vous le dites très justement, la mentalité primitive est un état de la mentalité humaine, et je puis accepter les caractères par où vous la définissez ». Lettre de L. Lévy-Bruhl, du 8 mai 1938. 132 Ce que la Pensée sauvage de C. Lévi-Strauss a montré. 31 était religion mais à l’état magique. Elle est sortie de cet état en passant le seuil du psychisme solaire dominé par l’intelligence. La pensée magique et le signe magique sont destinés à être déplacés en tant même que magiques, c’est-à-dire en tant qu’impliquant l’état nocturne de la culture, et le régime du primat de l’imagination. Maritain postule ainsi une parenté entre la pensée magique et la poésie, du seul fait que toute deux baignent dans les eaux de l’imagination. Quand on va à la recherche, non de la poésie elle-même, mais des mécanismes psychiques dont elle use et auxquels on demande une sorte de libén extatique – ce qui fut le cas du Surréalisme en France d’après lui – on débouche naturellement du côté de la magie. Il reste que les sources de la poésie débordent largement l’imagination. Dans l’état de culture dit « solaire ou logique », en ce sens que la lumière du Logos y domine, la poésie prend sa vraie nature et se dégage pour elle-même, faisant naître des abîmes et de la blessure de l’esprit, ou de l’intuition-émotion créatrice, son monde d’images lui-même133. Mais dans sa ligne pure, en tant qu’elle ne dévie pas, la poésie n’a d’autre pouvoir magique que celui de « charmer » de séduire, d’enchanter, d’émouvoir, d’apprivoiser les cœurs, de leur communiquer des appels et des présences et toute une réalité cachée que le poète a lui-même pâtie ou qu’il a découverte. Hors de là, il n’est rien que connivence avec des forces obscures et décevantes. Pour Mallarmé le plus efficace de ces agencements est le poème. Lui-même assure qu’il existe entre les vieux procédés de magie et le sortilège que restera la poésie une parité secrète. M. Raymond en rend compte excellemment : « Ainsi se trouve continuée cette œuvre de magie suggestive à laquelle s’était consacré déjà Baudelaire et que rend seule possible – outre une séparation nette au moins en principe entre la fonction expressive et la fonction créative des mots – un véritable art du langage ; entendons par là une science expérimentale et intuitive de la valeur et de la charge poétique des vocables, de leurs relations et réactions réciproques, une façon de redonner vie aux images originelles et aux résidus de mythe qui subsistent en elles et de réveiller l’espace d’une seconde, les temps où les mots jaillissaient sur les lèvres des hommes pour adorer les dieux ou pour conjurer leur haine »134. C’est ainsi que l’expérience de Rousseau et des Romantiques relève de l’espoir, voire de la conséquence d’ « un rêve ancestral à demi noyé dans l’inconscience, le rêve d’un univers magique, où l’homme ne se sentirait pas distinct des choses, où l’esprit régnerait sans intermédiaire sur les phénomènes, en dehors de toute voie rationnelle »135. A ce titre, il représente une régression et on conçoit l’espèce d’horreur éprouvée par les écrivains classiques devant cette dissolution de la pensée et l’abdication de la pensée discursive. C’est parce que la poésie se situe entre le plan de la connaissance abstraite qui caractérise le régime solaire et le plan de la magie que les frontières sont si difficiles à distinguer. Dans l’Intuition créatrice, Maritain ira plus loin encore dans le travail : « la distinction entre ces trois plans, le plan de la connaissance abstraite, le plan de la poésie, le plan de la magie, est fondamentale »136. Mais dans une perspective élargie. Pour lui, de soi, la poésie ne présente d’elle-même aucune trace de magie pas plus qu’elle n’a à faire avec la dissolution du Soi dans les choses ou la prétention à exercer sur elles un pouvoir créateur. Mais elle implique une invasion des choses dans la nuit de l’esprit, et elle connaît les choses comme faisant un avec elles – intentionnellement un mais un – comme résonnant dans la subjectivité. D’où une connivence, une mystérieuse parenté. C’est cette invasion des choses, cette interpénétration des choses et du sensible qui fondera ensuite l’« intuition lyrique » dont Maritain va faire le centre du processus intellectuel de la création poétique. « C’est à travers l’histoire que s’accomplit l’union de l’homme et de la nature ; et dès lors la nature rayonne de signes et de signifiance qui font s’épanouir la beauté »137. Dans ce second opuscule que Maritain écrit, fruit de la collaboration avec sa femme, il jette en une esquisse dense et serrée ses principales idées, comme en première approximation. La culture inoffensive des fleurs de serre ou les jeux de salons n’ont qu’un lointain rapport avec le mouvement de l’esprit qu’implique la poésie. Elle est alors conçue comme un mystère : un « infini de mystère à découvrir et à connaître, infra-conscient et supra-conscient »138. La notion de mystère chez Maritain 133 Maritain (J.),« Signe et symbole », in Quatre essais sur l’esprit dans sa dimension charnelle, Desclée de Brouwer, 1939, in O.C., volume VII, Paris et Fribourg, éd. saint Paul et Fribourg, 1988, chap. II, p. 145-146. 134 Raymond (M.), op. cit., p. 32-33 135 Idem, p. 15. 136 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., chap. VII. 137 Idem, p. 110. 138 Situation de la poésie, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 847. 32 est une notion particulière qu’il prend soin d’éclairer dans Sept leçons sur l’être139. Toute question posée par une science présente un double aspect : l’aspect mystère et l’aspect problème. C’est un mystère du côté de la chose, de l’objet et de sa réalité extra-mentale ; un problème du côté de nos formules. Dans toute activité de connaissance le mystère et le problème sont joints. Là où prédomine l’aspect problème, une solution vient après l’autre. Mais il y a aussi un aspect mystère, parce que l’être sera toujours là, à quelque degré, dans son épaisseur et sa profondeur. D’un côté le mystère de l’être, de l’autre une énigme à déchiffrer. Dans le domaine de l’esthétique, tout se passe comme si le problème était prédominant du côté de l’art et le mystère prédominant du côté de la poésie. Certes, en tant que faire, l’art implique aussi une dimension ontologique en tant qu’il s’affronte aux choses. Mais la poésie prend ses sources ailleurs. L’aspect problème prédomine là où la connaissance est le moins ontologique, là où elle porte sur des constructions de l’esprit ressortissant à l’intellect pratique, comme dans la technique ou l’art. Là où prédomine l’aspect « mystère », il s’agit d’entrer toujours plus dans une épaisseur, de pâtir. En ce sens, le mystère est un « surintelligible », une surintelligibilité en acte, non une obscurité impénétrable. Situation de la poésie est au même titre que le précédent essai, une esquisse. Une esquisse géniale et qui porte en germe tous les développements futurs de l’Intuition créatrice. Maritain y étudie « le conflit qui se développe entre l’art et la poésie lorsqu’elle celle-ci se détourne de ses fins opératives pour se replier sur la mystérieuse connaissance qui est au principe de l’œuvre »140. Deux dimensions de la question le préoccupent et il les traite ou du moins il entend les traiter parallèlement dans cet opuscule : la dimension de l’esprit humain, et celle de la situation de la poésie dans le temps. « Il [ce petit livre] se rapporte à la situation de la poésie dans la structure de l’esprit, dans l’organisme si complexe des énergies et des vertus mystérieuses de l’être humain et il se rapporte à sa situation dans le temps, selon que la poésie d’aujourd’hui prèse d’avance, à tel moment fugitif, des virtualités et des désirs qui peut-être ont chance de passer demain dans l’existence »141. Le titre des deux chapitres qui constituent cet essai est tout à fait significatif du pas qui est fait dans l’analyse du statut de la poésie : « De la connaissance poétique » et « L’expérience du poète ». Maritain commence à définir les relations entre l’art, le beau et la sensibilité du sujet humain. Relation non pas d’essence – comme l’entrevoyait Baumgarten – mais structurelle. Son esthétique est une théorie de la sensibilité, en tant qu’elle constitue un mode de connaissance, du côté de la perception esthétique, elle est une philosophie de l’histoire de la création poétique. Il va encore une fois aller chercher du côté de ce trousseau de clés vieux de vingt cinq siècles et réactiver ce que les Anciens appelaient connaissance « par connaturalité ». Les grandes lignes de sa théorie esthétique commencent à émerger : d’une part, la poésie comme connaissance,– et la problématique de l’esprit humain – et d’autre part le moment historique particulier au cours duquel elle prend conscience d’elle-même en tant que poésie, ce qu’il appelle le moment Baudelaire – et qu’il décrit dès 1926 – mais qu’il ne théorisera que plus tard comme le moment où le sens poétique se libère du sens intelligible. Dès 1924, dans Réflexions sur l’Intelligence Maritain pose les bases d’une théorie de la connaissance: « ce qui importe ici avant tout, c’est de distinguer la chose et son existence, la chose ellemême et le mode d’exister de la chose. Dès que j’entrevois que pour une même chose, il y a divers modes d’exister, diverses manières d’être posée hors du néant, un mode d’exister en soi-même chose, et un mode d’exister dans une âme, alors je commence à entrer dans le problème de la connaissance. L’âme ne coïncide pas matériellement avec toutes les choses ; quand elle voit une pierre ou un arbre, elle ne se fait pas pierre ou arbre selon l’existence que ces choses ont en elles-mêmes, mais au contraire, elle les attire dans son existence à elle. (…). L’objet est dans le sujet selon le mode d’exister du sujet »142. 4 LA POESIE : UNE CONNAISSANCE 139 Maritain (J.), Sept leçons sur l’Etre, Téqui, 1934, in O.C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, pp. 531 sq. 140 Situation de la poésie, texte du Prière d’insérer rédigé par l’auteur, op. cit., p. 838. 141 Idem, p. 837. 142 Réflexions sur l’intelligence, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1924, in O. C, volume III, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 23-24. 33 On sait depuis Art et Scolastique qu’il n’y a aucune possibilité d’émouvoir esthétiquement sans que la connaissance intervienne, puisque l’art est une vertu de l’intellect. Or, les diverses catégories typiques de connaissance se distribuent selon des plans d’intelligibilité différents, solidaires certes mais essentiellement distincts. Il y a une hiérarchie organique des savoirs qui se distribue selon les deux plans de la science et de la sagesse. La connaissance de la raison spéculative est propre au philosophe et au savant. Mais ce serait très incomplet si on ne tenait compte d’une autre espèce de connaissance, tout à fait différente, qui n’a pas lieu par les idées et par le raisonnement, mais par inclination, ou par sympathie ou par connaturalité. Elle joue selon lui un rôle immense dans la vie humaine. Les philosophes modernes l’ont jetée dans l’oubli mais les docteurs anciens y étaient très attentifs. Augustin la fonde en distinguant trois fonctions en l’homme dans son rapport à la connaissance : tantôt il se tourne vers les objets pour les connaître en eux-mêmes, et c’est l’entendement qui implique l’imagination et les sens. Tantôt il se tourne vers les choses en tant même qu’il les a vécues et les vivra, qu’elles l’intéressent, qu’elles touchent à son expérience personnelle, qu’elles ont pour lui valeur pratique, qu’elles composent la trame du passé. Tantôt le sujet se tourne vers les choses pour les désirer et les aimer, se mouvoir vers elle, elles deviennent son poids intérieur, c’est la volonté143. D’emblée tout son effort d’investigation et d’élucidation va se porter sur cette « mystérieuse nature », sur le singulier statut de l’expérience poétique, et de ce qu’elle engage de l’esprit et de l’intelligence. Au terme de Situation de la poésie, Maritain pose trois conclusions philosophiques. En premier lieu, la connaissance poétique est une connaissance par connaturalité affective de type opératif ou tendant à s’exprimer dans une œuvre. Il reprend par là l’apport d’Art et Scolastique. Il s’agit d’une connaissance « non par mode de connaissance mais par mode d’instinct ou d’inclination, par mode de résonance dans le sujet, et qui va à créer une œuvre »144. Il dira ailleurs que connaturalité signifie : « convenance en la même nature »145. Il confère ainsi à l’intuition lyrique un statut encore inégalé. Dans une telle connaissance, l’œuvre joue le rôle du verbe mental dans la connaissance spéculative. En tant que connaissance ou expérience, elle est pour l’essentiel inconsciente. Voici poindre à l’horizon les problématiques de l’inconscient. La seconde conclusion concerne la relation de la connaissance poétique avec les autres sortes de connaissance. Il en discerne trois : celle qui gouverne l’agir humain et qui est au cœur de la connaissance prudentielle ; celle du savant, connaissance par connaturalité intellectuelle à la réalité comme conceptualisable ; celle du mystique, connaissance par connaturalité à la réalité comme inconceptualisable et enfin la connaissance par connaturalité affective à la réalité comme non conceptualisable parce qu’éveillant à elles-mêmes les profondeurs créatrices du sujet. Autrement dit, la connaissance poétique. Radicalement factive ou opérative – puisque l’art est un faire – elle ne peut déboucher dans un concept ad intra, elle ne peut déboucher que dans une œuvre ad extra. C’est la loi première de la connaissance que dans l’acte de connaître je suis identifié, spirituellement – avec un autre ; je deviens immatériellement ou « intentionnellement » l’autre en tant qu’autre. Mais c’est une autre loi aussi et tout aussi première que c’est l’objet seul qui est saisi, miraculeusement pur de tout mélange de la subjectivité. Or, la connaissance poétique est une connaissance qui implique la subjectivité, qui est conditionnée par la subjectivité. La théorie de la connaissance par connaturalité est l’objet d’un des quatre textes constitutifs des Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle. Publié en 1939, Maritain y considère « l’état et le fonctionnement de l’esprit en tant même que son union au corps affecte intrinsèquement sa manière d’être et d’agir »146. L’ouvrage pose les problématiques de la conscience créatrice et de l’inconscient. Il s’agit d’une étude d’ordre philosophique qui essaie d’ordonner dans « une sorte de schème synthétique les principaux éléments d’interprétation et de classement » ¬ classification ontologique et métaphysique précise t-il ¬ le difficile sujet de l’expérience mystique naturelle. Les études des indianistes Olivier Lacombe et Louis Gardet avaient fait faire des progrès considérables dans ce domaine de la mystique naturelle147. Il reprend un rapport au Congrès de Psychologie religieuse organisé à AvonFontainebleau en septembre 1938 par les Etudes carmélitaines et il complète les chapitres II et IV des Degrés du Savoir. Maritain y théorise cette fois non pas cinq mais quatre types de connaissance par 143 « De la sagesse augustinienne », in Les Degrés du savoir, op. cit., chap. VII . Situation de la poésie, op. cit., p. 869. 145 Les Degrés du savoir, op. cit. p. 749. 146 Quatre essais, op. cit., p. 53, préface. 147 Gardet (L.), Etudes de philosophie et de mystique comparées, Paris, Jacques Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1972. Gardet (L.), Lacombe (O.), L’expérience du Soi, Etude de mystique comparée, Desclée de Brouwer, 1981, [s.l.]. 144 34 connaturalité148 depuis le plus courant et le plus partagé jusqu’aux plus spécifiques et singuliers. Le type le plus courant de cette connaissance, le type de base, est le type de connaissance par connaturalité affective, au cœur de la connaissance prudentielle, au principe de l’immense domaine des jugements qui concernent l’action, des jugements pratiques. C’est la connaissance du prudent, celle qui gouverne l’agir humain et l’incline donc au bien. C’est cette connaissance qui gouverne le principe de la loi naturelle. Elle est d’ordre pratique et éthique et concerne spécifiquement l’action, ou l’agir pour reprendre une distinction devenue familière. Par opposition à ce type fondamental de connaissance, et le plus répandu semble-t-il, la connaissance par connaturalité intellectuelle est due aux habitus propres au spéculatif, du savant ou du sage. C’est à cette connaissance que ressortit l’intuition intellectuelle, abstractive et éidétique, exprimable en un verbe mental, héritage d’Aristote assumé par les Scolastiques. « Un poète qui serait également métaphysicien serait aussi difficile à admettre qu’une licorne »149 disait le poète Eliot. Le domaine métaphysique tel que le définit Maritain est celui du troisième degré d’abstraction, c’est-à-dire le monde de l’être en tant qu’être et de la pure immatérialité150. L’effort métaphysique peut-il conduire à une expérience mystique – entendue comme expérience fruitive de l’absolu ? Saint Thomas admet que oui. Mais cette contemplation naturelle de Dieu connaît par les choses, à distance et d’une manière énigmatique. Elle est une connaissance par connaturalité intellective à la réalité comme conceptualisable. Maritain distingue ainsi le désir naturel de l’intelligence et un désir plus radical, de tout l’homme. Dans la psychologie scolastique, l’intelligence est une faculté, et l’une des deux facultés supérieures avec la volonté et selon saint Thomas l’intelligence est le bien le plus haut, même si paradoxalement, l’amour est meilleur. Il existe ensuite un mode de connaissance par connaturalité qui caractérise l’expérience mystique. Elle se produit par connaturalité à la réalité comme non conceptualisable. Et en cela elle est dans le même cas que l’expérience poétique ou connaissance par mode de création ; autrement dit « par connaturalité à la réalité selon que celle-ci est inviscérée dans la subjectivité même en tant qu’existence intellectuellement productive, et selon qu’elle est atteinte dans sa consonance concrète et existentielle avec le sujet comme sujet »151. C’est parce que dans l’activité de l’artiste autant que dans la contemplation esthétique, la connaissance par connaturalité a sa place que le poète est semble-t-il, mieux préparé qu’un autre à entendre les choses d’en haut, à connaître ces sortes d’expériences métaphysiques : « s’il entend les mots de passe et les secrets qui se balbutient dans les choses, s’il perçoit des réalités, des correspondances, des chiffres d’horreur ou de beauté d’une objectivité très certaine, s’il capte comme un sourcier les rayonnements des transcendantaux, ce n’est pas en dégageant cette objectivité pour elle-même, c’est en recevant tout cela dans les replis de son sentiment et de sa passion »152 Mais ce n’est pas comme le mystique à des fins de transformation intérieure. Le poète délivre un signe connaturalisé au mystère épars dans les choses, aux puissances invisibles qui se jouent dans l’univers. Ce signe, c’est l’œuvre, à la fois forme, objet et, nous le verrons plus tard : structure. C’est ainsi qu’il est possible de fonder les distinctions qui doivent être maintenues entre poésie et métaphysique, poésie et mystique tout en maintenant les liens paradoxalement et les intrusions de l’une dans l’autre champ. Toute connaissance naturelle par inclination ou sympathie, ou par connaturalité, fournit une analogie plus ou moins lointaine de l’expérience mystique bien que par essence, elles sont distinctes l’une de l’autre. La connaissance par connaturalité est surtout expérience. Maritain le dit expressément : « Qu’il me suffise de noter que la connaissance poétique est bien, et éminemment, une expérience, et plus expérience que connaissance ; mais que d’une part se tenant, comme la connaissance par connaturalité prudentielle dans la ligne pratique (non pas dans la ligne de l’agibile mais dans celle du factibile) elle dispose sans doute à la contemplation, et elle est pleine d’éclairs contemplatifs, mais elle n’est pas proprement contemplative ni fruitive ; elle est au minimum de connaissance et au maximum de virtualité germinative ; elle n’a pas son terme et son fruit en elle-même, elle ne tend pas au silence, elle tend à la parole ad extra, elle a 148 Maritain (J.), « L’expérience mystique et le vide », in Quatre essais, op. cit., pp. 160 sq.. Cattaui (G.), « T. S. Eliot », La vie intellectuelle, éd. Du Cerf, Paris, tome LIII, n° 2, déc. 1937, p. 295. G. Cattaui est l’excellent traducteur du Roi pêcheur, traduit depuis par M. Leiris. 150 Voir supra, deuxième partie, chap. II. 151 Maritain (J.), « L’expérience mystique naturelle et le vide », in Quatre essais, op. cit., p. 166. 152 Maritain (J.), La Clé des chants, op. cit., p. 795. 149 35 son terme et son fruit dans l’œuvre extérieure en laquelle elle s’objective et qu’elle produit (…)153 » La nature même de cette connaissance aspire la poésie du côté de l’expérience. Expérience morale, expérience esthétique, perceptive, expérience spirituelle dans certains cas, grâce de vision peut-être aussi. Mais dans les grandes lignes, la distinction essentielle entre l’expérience poétique normale et l’expérience poétique pathologique sont prèsés, au moins conceptuellement, ainsi que celle qui prévaudra entre l’intuition de l’être et l’intuition poétique, en dépit de la résonance mystique qu’elles pourront prendre l’une et l’autre. C’est ainsi que l’expérience du poète pourra s’apparenter à une mystique naturelle comme le postule Marcel Raymond : « Le sentiment de la nature, dépouillé de presque tout pittoresque et parvenu à sa plus haute puissance, tel qu’il s’exprime dans la Ve Promenade des rêveries, – le moi entré en possession de ses forces inconscientes, ayant assimilé les choses et les choses, en retour, ayant « fixé les sens » du rêveur – semble naître d’une fusion progressive de l’esprit et du monde. Les frontières s’effacent entre le sentiment du subjectif et celui de l’objectif ; l’univers est rendu à la maîtrise de l’esprit ; la pensée participe à toutes les forces et à tous les êtres ; les mouvements du paysage sont perçus ou mieux, sentis de l’intérieur : « le bruit des vagues et l’agitation de l’eau », le flux et le reflux engendrent un rythme qui ne se distingue plus de celui du cœur, de celui du sang. Mais bientôt Narcisse, replié en soi, rassemblé tout entier au centre de soi, n’a plus même le désir de se voir ; seul survit, dans son extase le sentiment confus et délicieux de l’existence. (…). Expérience mystique naturelle »154. La deuxième idée centrale des Quatre essais, est celle de l’existence d’une vaste zone de prémystique naturelle, d’ordre intellectuel ou d’ordre affectif, qu’il ne faut pas confondre selon lui avec l’expérience mystique naturelle ou surnaturelle et qui est occupée par les intuitions, avertissement, pressentiments, prémonitions, connaissances divinatrices de l’individuel et du concret. Cette zone de prémystique lui permet de rendre compte de trois types d’états différents. D’abord, les connaissances divinatrices de l’individuel et du concret dont le monde noétique de l’affectivité pratique offre de nombreux exemples. Ensuite certaines intuitions métaphysiques données à la manière d’illuminations ou révélations naturelles (qu’on songe à la nuit de Pascal ou à celle de Descartes), par les multiples cas d’expériences religieuses dont William James a collectionné les exemples et dont l’Orient semblait (au moins jusqu’à il y a peu) plus riche encore que l’Occident, enfin certains états de contemplation, qui sans être l’expérience poétique elle-même sont très fréquents chez les poètes et que l’expérience poétique appelle ou même suppose155. Si la nature de ces états est si difficile parfois à établir, s’ils appartiennent parfois à l’une et l’autre sphères (certains états poétiques confinent à l’expérience religieuse), c’est qu’ils sont moins des formes typiques et spécifiques clairement identifiables que « des émergences accidentelles ou des dispositions générales et inchoatives de la spiritualité naturelle »156. Que l’artiste éprouve plus que d’autres une sorte de religiosité naturelle, le rapport qu’il entretient avec la nature l’y incline. Rien qui ne doive nous étonner ou nous émouvoir. C’est à distinguer métaphysique et mystique que Maritain sera particulièrement sensible tout en maintenant pourtant des relations vitales entre les deux ordres, de même qu’il en existe entre mystique et poésie. Toute grande métaphysique, si elle est bien traversée par une aspiration mystique, n’est pas constituée par elle. Il existe cependant une dépendance de fait de la métaphysique à l’égard de la mystique – qu’il ne semble pas établir entre mystique et poésie et qu’il justifie comme suit : si l’on admet que l’art est une vertu de l’intellect pratique, il ne relève pas de l’intellect spéculatif, orienté vers les intelligibles. C’est pourquoi Maritain dira que le poète ne peut pas être un métaphysicien. Mais métaphysique et poésie poursuivent le spirituel, d’une manière spécifique à chacune, et avec un tout autre objet formel : « Tandis qu’elle se tient dans la ligne du savoir, et de la contemplation de la vérité, la poésie se tient dans la ligne du faire, et de la délectation de la beauté : différence capitale et qu’on ne méconnaît pas sans dommage. L’une capte le spirituel dans une idée et par l’intellection la plus abstraite, l’autre entrevoit dans la chair et par la pointe même du sens que l’intelligence aiguise ; 153 « L’expérience mystique et le vide », op. cit., p. 167. Raymond (M.), op. cit., p. 13-14. Monglond décrit également cette expérience d’ivresse de soi : « La vie machinée comme un roman afin de produire des émois de plus en plus délicieux, où le cœur se fonde ivre d’admiration et de tendresse pour lui-même ». Le préromantisme français, Grenoble, B. Arthaud, 1930, volume II, Le maître des âmes sensibles, p. 428. 155 Maritain (J.), Quatre essais, op. cit., p. 170-171. 156 Idem, p. 171. 154 36 l’une ne jouit de son bien que retirée dans les régions éternelles, l’autre le trouve à tous les carrefours du singulier et du contingent ; le plus que réel qu’elles cherchent toutes deux, l’une doit le rejoindre dans la nature des choses, il suffit à l’autre de le toucher dans n’importe quels signes ; la métaphysique fait la chasse aux essences et aux définitions, la poésie à toute forme luisant au passage, à tout reflet d’un ordre invisible ; celle-ci isole le mystère pour le connaître, celle-là, grâce aux équilibres qu’elle construit, le manie et l’utilise comme une force inconnue »157. Il y a une essentielle parenté entre le poète et le métaphysicien, dans l’ordre de ce que chacun capte de l’être des choses. Mais il y a une essentielle distinction dans l’ordre de l’objet même de leur intuition comme dans la nature de cette intuition. Et ce n’est pas rabaisser celle du poète que de lui maintenir son autonomie propre et sa dignité éminente. L’intuition du métaphysicien reste cependant tout à fait singulière et distincte en dépit des harmoniques émotionnelles qu’éveille toute intuition. « Si la poésie ne peut être confondue avec la métaphysique, cependant elle répond à un besoin métaphysique de l’esprit de l’homme et se justifie métaphysiquement »158 Ce qui fait le poète, c’est qu’il perçoit l’être non pas en tant qu’être mais en tant qu’il signifie, en tant qu’il est langage. Ainsi la poésie est-elle une langue obscure murmurée dans les choses, murmurée par les choses. L’infini auquel l’intuition poétique ouvre est un infini de présence. L’infini métaphysique, Pascal en témoigne pour l’esprit humain peut le faire chanceler. De soi, le poète est ordonné à un ouvrage de sons ou de couleurs, de formes ou de mots. Dans le mouvement qui est le sien, dans le mouvement de prise de conscience de sa propre spiritualité, la poésie entre dans un état d’ambivalence. En descendant dans l’expérience spirituelle, on rencontre inévitablement l’énigme de la destinée, et les questions et les choix premiers qui commandent l’existence. A ce carrefour, on ne rencontre pas seulement le hasard heureux ou malheureux, l’évitement désinvolte, ou la question de ce qui dicte au tréfonds de la conscience et de la mémoire humaine les choix humains assortis de leur poids de définitif et d’irréversible. On rencontre le choix ultime du rejet ou de l’acceptation de la transcendance. De là vient le visage ambivalent de la poésie des années d’entre-deux-guerres moment où le visage de l’ardeur dans le refus de Dieu ou celui de l’ardeur dans son acceptation s’est révélé dans toute son ampleur. Cette option pour l’acceptation ou le rejet de la transcendance enseigne à la poésie des expériences diverses : celle du vide, un vain espoir en la magie ou l’appel pour l’Absolu. Et parce que la poésie et la beauté entretiennent des rapports avec la transcendance, la même ambivalence se révèle face à la beauté. 5 L’INTUITION CREATRICE OU LA POESIE COMME ORPHISME De l’aveu même de l’auteur, l’Intuition Créatrice, « synthèse systématique » « consigne l’aboutissement de son enquête intérieure ». Qualifiée par Georges Brazzola – qui le traduit en français – de « grande, large et vivante synthèse »159 l’ouvrage, issu de six leçons données à la National Gallery of Art de Washington, au printemps de 1952 paraît en 1953 aux éditions Pantheon Books à New York sous le titre Creative Intuition in Art and Poetry. C’est un best seller. Maritain apprend que le premier tirage à 10 000 exemplaires est épuisé. L’éditeur lui confirme que ce premier tirage s’est épuisé en un mois et qu’un second tirage va sortir le lendemain. Il paraît en 1954 à Londres aux éditions Harvill Press. L’édition de poche abrégée – sans les illustrations – est publiée aux éditions Meridians Books à New York en 1955. La grande édition est reprise en 1975. L’ouvrage complet est traduit en 1955 à Buenos Aires, en 1957 en Italie, en 1982 en Corée et en 1999 au Brésil160. En neuf chapitres, tous les thèmes de son esthétique se déploient et se développent. Si le chapitre II reprend les idées développées dans Art et Scolastique, l’ensemble des autres chapitres sont liés aux problématiques de la poésie. Frontières et Situation contiennent quelques développements remarquables sur la notion du beau, mais la perception de la beauté semblait absente de son champ d’investigation. Dès le chapitre III, c’est la problématique de la conscience créatrice qui est au centre 157 Frontières de la poésie, op. cit., p. 700. Situation de la poésie, op. cit., p. 863. 159 Brazzola (G.), « La poésie et les sources créatrices dans la vie de l’esprit », Recherches et débats du Centre des Intellectuels Français, n° 19, juillet 1957, p. 67. 160 Informations communiquées par M. René Mougel, directeur du Cercle d’Etudes Jacques et Raïssa Maritain. 158 37 de la réflexion avec la notion d’inspiration et l’expérience poétique et son cœur secret : l’intuition créatrice. Le chapitre IX propose une genèse de l’œuvre fondée à la fois sur les catégories esthétiques traditionnelles et sur les trois grands genres qui structurent la discipline. Lorsqu’un jeune thomiste intransigeant, Simonsen, reprochera à Maritain de ne pas rester fidèle au thomisme authentique, celuici répondra comme à son habitude en s’expliquant clairement et sur son thomisme supposé intégral et sur le projet de l’ouvrage, et que sa réflexion ne s’est pas fixée idéalement dans le ciel d’Art et Scolastique : « Je me sens fort gêné chaque fois que vous caractérisez comme une divergence d’avec le thomisme authentique une vue qui ne contraste avec certaines formules que parce que le problème que j’envisage reste étranger à la pensée médiévale »161. Evoquant l’Intuition créatrice, Maritain précise que « ce livre, beaucoup plus volumineux qu’Art et Scolastique, apporte à [sa] pensée des précisions essentielles et constitue une synthèse systématique »162. Quant à son objet, il est on ne peut plus clair : « la poésie qui est le sujet essentiel de ce livre, est la libre créativité de l’esprit, et la connaissance intuitive par le moyen de l’émotion, qui transcendent et imprègnent tous les arts, pour autant qu’ils tendent à la beauté comme à une fin au-delà de la fin. Alors la poésie comme la Mousikè de Platon, est prise en un sens premier tout à fait universel »163. Maritain a commencé par s’intéresser à l’art, puis à la poésie. Dès les premières lignes de l’Intuition créatrice, il les unit pour les distinguer : « Art et poésie, ces deux étranges compagnons »164. Il maintient l’étroite solidarité quasi organique de ces « deux étranges compagnons » que sont l’art et la poésie et qui « ne vont pas l’un sans l’autre »165. Mais c’est pour ajouter aussitôt que « les deux mots sont loin d’être synonymes ». Le schème mental de l’expérience esthétique tel qu’il le conçoit alors comporte deux aspects : l’expérience de la perception esthétique et l’expérience de la création artistique. Mais c’est l’expérience de la création dont il va tenter de rendre compte et du fondement de l’autorité de la poésie, qui selon lui est d’abord métaphysique et mystique et pas seulement psychologique voire sociologique. Et le schème mental de la création s’organise à son tour selon deux lignes : la représentation de la beauté et la divulgation de soi. Or dès qu’il s’agit de beauté « le premier fait à observer est une sorte d’interpénétration de la nature et de l’homme »166. Si la nature existe, ce n’est pas pour pouvoir la violer, selon le mot de Picasso, ni pour en arracher les secrets, mais pour en pénétrer les mystères. Maritain s’emploie d’abord à décrire une sorte d’acte premier de la perception esthétique, ce qui est à la racine de l’acte créateur, une sorte d’acte intellectif particulier, fondement également de la perception esthétique. Mais il se heurte d’abord à la pauvreté du langage pour qualifier le Soi et les Choses: « Il me faut désigner à la fois la singularité et les profondeurs intérieures infinies de cet existant fait de chair, de sang et d’esprit qu’est l’artiste, et je n’ai pour cela qu’un mot abstrait : le Soi. Il me faut désigner les profondeurs secrètes et l’implacable marche en avant de cette armée infinie d’êtres, d’aspects, d’événements, d’enchevêtrements physiques et moraux d’horreur et de beauté – de ce monde enfin, de cet indéchiffrable Autre – auquel l’homme en tant qu’artiste est affronté ; et je n’ai pas de mots pour cela, si ce n’est le plus pauvre et le plus banal dans le langage humain, je dirai : les Choses du monde, les choses »167. Le rêve de tous les poètes authentiques est d’abord de rendre à l’homme un contact primitif avec le monde. Ils en ont fait eux-mêmes l’expérience, inoubliablement, et de telle manière qu’ils éprouvent le besoin de le formuler sous une forme particulière. (Ensuite seulement, c’est de faire du langage une sorte d’objet naturel avec lequel on puisse entrer comme dans une chose) : « Si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, le réel absolu, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension » écrivait Saint John Perse. Elle naît dit Pierre Reverdy, « de l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité ». Il y a dans cette conception orphique le postulat que l’univers agit le poète souterrainement, l’absorbe et l’engloutit pour lui restituer des clartés qui sont au-dessus et au-delà de la conscience ordinaire. Il y a l’idée qu’il inaugure un commerce avec la nature beaucoup plus profond et fécond. Pas seulement un colloque élégant avec la nature bienveillante et providentielle comme celle du vallon de Milly ou intellectualisée par le Vicaire savoyard. Il ne s’agit pas non plus du monde 161 Lettre préface à l’ouvrage de V. L. Simonsen, L’esthétique de Jacques Maritain, Copenhague, Munkgaard, p. vi. 162 Ibid. L’Intuition créatrice, op. cit., p. 378. 164 Idem, p. 108. 165 Idem, p. 107. 166 Idem, p. 109. 167 Idem, p. 116-117. 163 38 muet de Vigny dessiné par le pur entendement et traversé par d’effrayants sanglots. Rien de tout cela même si tout cela témoigne à travers le vocabulaire coloré des reflets des époques, des esthétiques et des sensibilités pour cette immersion d’un ordre tout à fait particulier dans la nature elle-même. Ce n’est pas une posture poétique comme la littérature a tendance à analyser le lyrisme avec un peu de condescendance. Mais c’est un peu la faute à Chateaubriand, et à un romantisme poseur et langoureux qui a perdu sa charge d’envoûtement. Et aussi celle à Rousseau, qui a entrebâillé une écluse qui depuis n’a cessé de s’ouvrir. Ce n’est pas non plus la communion prolétarienne de V. Hugo, art massif et chaleureux qui clame l’âme informe de la forêt ou l’informe du gouffre. Jean Clair écrit que « (…) le monde de la nature est infiniment supérieur à l’empire de la raison. Il détient seul profondeur et beauté »168. Ce n’est pas complètement vrai. La profondeur et la beauté ne sont pas dans les choses seules : elles sont, dira Maritain, dans la subjectivité créatrice s’éveillant au monde, et dans une sorte de « logos nouveau » composé de cette union substantielle entre la subjectivité et les choses dans l’œuvre. C’est au fond, cela qui fait chanter l’œuvre et qui en constitue la musique intérieure. Le monde des choses est celui de la perception du poète parce que la chose est le premier objet du monde qui nous résiste intellectuellement, qui est autre que nous, qui n’est pas dans nous. Nous ne l’avons pas produit, pas conçu, pas transformé, il apparaît, et il apparaît à l’esprit en tant qu’il existe, c’est-à-dire qu’il se tient hors de ses causes, ou hors du néant, en tant qu’il émerge de la nuit du non-être, ou de celle de la simple possibilité, ou de celle de la puissance. Il est la condition même de notre subjectivité. L’opposition chose-objet est fort justement soulignée par François Dagognet : « Mais le mot le plus proche comme le plus différent de l’"objet" se nomme la chose, ce que l’homme n’a ni conçu, ni produit, comme l’eau, la fleur, la pierre, etc… (…) Il ne s’agit pas là d’une querelle mineure, celle qui oppose simplement l’objet à la chose : elle touche à l’antinomie entre la nature et la culture, entre le monde et l’homme qui le change »169. Mais pour rendre compte de cette expérience de la perception esthétique qui est à la source de l’acte créateur, une première difficulté se pose : la nature de la subjectivité qui « (...) en tant que subjectivité, (...) est inconceptualisable ; elle est un abîme inconnaissable. Comment dès lors peut-elle se révéler au poète »170 ? Elle le peut, mais s’il la connaît, c’est sans nulle forme saisissable, comme une « nuit propice et enveloppante ». « L’homme ne se connaît pas dans son essence. Sa substance lui est cachée, il ne s’aperçoit que réfracté par le monde de ses actes qui se réfracte lui-même dans le monde des choses : s’il ne s’emplit pas de l’univers il reste vide à lui-même, (…), il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui, et qu’en lui, d’un même éveil, elles et lui sortent ensemble du sommeil. »171 De la même manière que l’enfant ne se conçoit pas comme le bâtard charnel d’un homme et d’une femme mais le fruit d’une union, l’œuvre ne se conçoit pas en dehors de cette union. Sans ce rapport existentiel aux choses, sans cette intensité, il n’y aurait dans l’œuvre rien que de la technique : « Il répand sur elles un secret qu’il a d’abord surpris en elles, dans leur substance invisible ou dans leurs échanges et leurs correspondances sans fin. (...) Il transforme, il déplace, il rapproche, il transfigure, il ne crée pas. C’est par la façon dont il métamorphose l’univers passant dans son esprit pour faire resplendir sur une matière une forme devinée dans les choses que l’artiste imprime sa marque sur son œuvre. Pour chacune, il recompose tel qu’en lui-même enfin la poésie le change, un monde plus réel que le réel offert à nos yeux »172. Dans ce travail particulier, dans ce regard qu’il porte sur les choses, dans ce qu’il capte de leur secret, l’artiste saisit quelque chose dans les choses et apporte le choc de quelque intuition créatrice inoubliable173. Ce qui pouvait faire dire à Lévy-Bruhl que les manœuvres du poète mettent en jeu « la catégorie affective du surnaturel ». Cette « immense poésie des choses »174 constitue même dans certaines littératures, comme la littérature anglaise, une composante particulièrement manifeste. « Les romanciers – Dickens au premier rang – font vivre d’une vie intense et qu’on dirait 168 Clair (J.), Considérations sur l’état des Beaux-arts, Paris, Gallimard, 1983, p. 173. Dagognet (F.), Pour l’art d’aujourd’hui, Tours, 1992, p. 33. 170 Maritain (J.), L'Intuition créatrice, op. cit., p. 106. 171 La clé des chants, op. cit., p. 795. 172 Frontières de la poésie, op. cit., p. 699. 173 Daniel-Rops qualifie ainsi la tentative de Rilke: « Rilke a tenté un élargissement de son âme dans les deux sens: saisir tout le créé, être attentif à tout le secret de l’homme ». « Reconnaissance à Rilke », La Vie Intellectuelle, 10 déc. 1936, p. 282-283. 174 Faure (E.), Découverte de l’archipel, éd. Les héritiers d’Elie Faure, 1978, p. 194. 169 39 naturelle, une bouilloire, un porte-plume, une lampe, un parapluie, la voix de ce bonnetier, la calotte de cet antiquaire, le tic de ce professeur (...). Le pitre anglais, par un mot, une mimique, le rythme du pas, une danse presque immobile démontre, avec une immense force comique, l’évidence de nos rapports permanents avec l’homme et l’univers »175. C’est cette rencontre entre lui et les choses dans son âme individuelle, dans sa subjectivité propre, la qualité unique de cette émotion singulière qui sont obscurément révélées dans l’œuvre qui tressaille en quelque sorte de cette obscure révélation176. Le poète se penche sur son esprit comme sur un miroir, quelque chose en lui, espère obscurément découvrir et y déchiffrer l’image de l’univers entier. Mais si la subjectivité est essentielle à la poésie, elle n’a rien à voir avec « l’inépuisable flux d’émotions superficielles où le lecteur sentimental reconnaît ses banales nostalgies, et dont nous ont désespérément repus les chants de générations de poètes à l’infidèle Bien-aimée »177. L’intuition poétique de Maritain ne se ramène pas à l’intuition lyrique de la nature. On a placé Rousseau au centre et au cœur de cette découverte du lien de l’homme avec la nature, jusqu’à faire de lui une sorte de précurseur des romantismes178. Avec lui, le monde a découvert le moi qui a pris depuis une phosphorescence inquiétante, un accent un peu fou, une saveur d’ivresse, parfois une consternante auto-complaisance. La digestion a été longue. Pour Marcel Raymond, la poésie à laquelle Rousseau et Chateaubriand ont ouvert la route est fondée « sur le sentiment d’une pénétration réciproque de la nature et de l’esprit»179. Hugo, ce « mage romantique » dont la vocation fut « de prêter une voix aux forces de la nature », cette auguste voix, celle du poète possédé, c’est-à-dire aliéné de lui-même insuffla de nouveau à la poésie son sang et sa substance. Avec bien des abus, il est vrai. Marcel Raymond souligne l’expérience de Jean-Jacques Rousseau, le Jean-Jacques de la Ve Promenade des Rêveries : « Ainsi, tandis que l’écrivain classique désireux de se connaître se fiait à l’introspection et transposait le résultat de ses observations sur le plan de l’intelligence discursive, le poète romantique, renonçant à une connaissance qui ne serait pas en même temps un sentiment et une jouissance de soi – et un sentiment de l’univers éprouvé comme une présence – charge son imagination de composer le portrait métaphorique, symbolique, de lui-même, en ses métamorphoses. Voilà l’essentiel de ce nouveau mode d’expression dont Rousseau et Chateaubriand donnèrent l’exemple »180. Mais le simple univers éprouvé comme présence n’est pas suffisant pour cette mystérieuse intuition. Pour Maritain, l’œuvre esthétique s’impose à l’artiste du dedans, en vertu d’une exigence secrète qui lui appartient et qui n’a rien de commun avec les difficultés propres aux tendances esthétiques de l’époque à laquelle il appartient. Il peut les refuser comme les assumer sans que l’œuvre d’art s’en ressente. L’art est une puissance transformatrice qui confère un éclat comme surnaturel à sa création, qui la nimbe d’une grâce d’ordre naturel qui pourtant renvoie à l’ordre surnaturel auquel Maritain en chrétien était attaché : « C’est par la façon dont il métamorphose l’univers passant dans son esprit, pour faire resplendir sur une matière une forme devinée dans les choses, que l’artiste imprime sa marque dans son œuvre. Pour chacune, il recompose, tel qu’en lui-même enfin la poésie le change, un monde plus réel que le réel offert au sens »181. Ce qui existe dans le poète est si fort que même « la sorte de modestie qui le pousse parfois à fuir l’intériorité de l’expérience poétique pour se tourner vers le monde de la perception sensorielle, et qui lui fait cacher la vastitude de son âme dans les couleurs d’un lézard ou d’une tulipe [doit] un jour céder à la pression de ce qui existe 175 Les contes d’Andersen procèdent également de ce type de magie, à ceci près qu’ils ont parfois une dimension tragique. Pour l’analyse de l’art d’Andersen nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Wladimir Weidlé, Les Abeilles d’Aristée, Desclée de Brouwer, « coll. Les Iles », 1936, p. 231-233. L’ouvrage a été publié par Jacques Maritain. 176 Lorsque Baudelaire découvrira la musique de Wagner, il évoquera « le cri suprême de l’âme monté à son paroxysme » dans sa lettre à Richard Wagner du 17 février 1860, in Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, p. 673. « Cette émotion qui a fait frémir tout son être est fondatrice de son admiration pour Wagner » écrit Serge Meittinger dans « Baudelaire et Mallarmé devant Richard Wagner », Romantisme, n° 33, 1981, p. 77. 177 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 241. 178 Monglond (A.), Le Préromantisme français, volume I, Le héros préromantique, Paris, B. Arthaud, 1930. 179 Raymond (M.), op. cit., p. 15. 180 Idem, p. 14-15. 181 Frontières de la poésie, op. cit., p. 699. 40 en lui »182. Si le métaphysicien perçoit l’être en tant que tel, le poète le reçoit dans l’infini de ses significations. Il les reçoit aussi dans un acte particulier qui est l’acte d’exister. Elles connaissent une sorte de polarisation dynamique qui les met en tension et que le poète ne peut pas ne pas ressentir, et qui dans le régime chrétien est liée à la Cause souveraine et créatrice : « Les choses ne sont pas seulement ce qu’elles sont. Elles passent sans cesse au-delà d’ellesmêmes, et donnent plus que ce qu’elles ont, parce que de toute part, elles sont parcourues par l’influx activant de la Cause Première. Elles sont meilleures et pires qu’elles-mêmes, parce que l’être surabonde, et parce que le néant attire ce qui vient du néant. C’est ainsi qu’elles communiquent entre elles sous une infinité de modes et par une infinité d’actions et de contacts, de sympathies et de ruptures »183. Cette communication dans l’exister est décrite comme parcourue par l’influx Créateur. De même que tous les êtres sont en intercommunication, échangent leur secret, s’améliorent ou se détériorent, trahissent ou aident entre eux la fécondité de l’être, les choses murmurent des secrets et des songes en même temps qu’elles délivrent un sens nouveau que le poète capte en elles, en sourcier qu’il est. En 1960, l’ouvrage de Marcel Raymond, de Baudelaire au Surréalisme fait l’objet d’une réédition. L’auteur salue l’entreprise de Maritain : « Ce que les travaux récents des critiques et des philosophes ont mis tout d’abord en lumière, ce sont les progrès de la conscience et de la poésie, chez les modernes en particulier depuis le Romantisme. L’âme romantique et le rêve, d’Albert Béguin, nous apporte un grand nombre de textes et de commentaire précieux, et il y aurait un livre à écrire, parallèle et complémentaire à celui de Léon Brunschvicg sur les progrès de la conscience dans la philosophie occidentale ; l’esquisse en a été tracée avec beaucoup de discernement par Jacques Maritain. Tandis que la conscience intellectuelle se sépare de l’objet et creuse sous son regard, par une abstraction croissante, le poète, par une démarche contraire liée à une exigence affective, s’avance vers une appréhension ou un pressentiment de la nébuleuse opaque, irrationnelle, - ou de l’existence comme telle – qui subsiste au-delà de la connaissance par l’intellect »184. L’art crée un objet… La poésie, elle, ne crée rien, même lorsqu’elle fabrique un poème, cet engin pour transpercer le réel. La poésie crée un monde, un univers suffisant parce que signifiant. Sa ligne lui est propre. « Tandis que l’art demande à façonner un objet, la poésie demande à pâtir, à écouter, à descendre aux racines de l’être »185. La poésie mobilise infiniment plus de subjectivité que l’art, qui relève des techniques, de règles de l’esprit et de la raison ouvrière. L’art ne tire pas de lui-même et de lui seul ce qu’il donne aux choses. Seul, il n’est rien. Evoquant les poètes du Parnasse, André Gide reprend une distinction traditionnelle dans l’histoire des doctrines littéraires qui nous invite à distinguer deux orientations, « ces deux versants du mont Parnasse : art et poésie, qui ne se rejoignent qu’au sommet extrême du mont »186. C’est d’ailleurs l’opposition entre Classicisme et Romantisme qui constitue le substrat de cette grande distribution : « Sur le flanc de la poésie, je rencontre passion, sentimentalité, enthousiasme surtout : croyance à tout cela, abandon à tout cela, partout : complaisance à soimême, et chaleureuse incorrection. Sur l’autre flanc, celui de l’art, je trouve abnégation, scepticisme, labeur minutieux, patient et toutes les vertus qui semblent les plus opposées au lyrisme »187. En jetant ainsi l’art du côté de la règle, et la poésie du côté de l’inspiration, Gide retrouve une différenciation, presque une distribution, que Maritain établit mais sous l’angle philosophique. Il met la poésie du côté de l’enthousiasme où elle se confond alors avec l’inspiration. Elle est effectivement au cœur de l’expérience poétique. De l’obscure révélation, de cette divination de la poésie comme « esprit des arts »188 à l’intuition créatrice, ce mystère de la poésie dans l’esprit de l’homme, il y a un chemin, le « chemin de poésie et de raison »189, selon l’heureuse formule de Max Jacob. Mais la conception de la poésie commande 182 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 236. Maritain (J.), Court traité de l’existence et de l’existant, éd. Paul Hartmann, 1947, in O.C., volume IX, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1990, p. 49. 184 Raymond (M.), op. cit., p. 354. 185 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 175. 186 Gide (A.), « Théophile Gautier et Charles Baudelaire, à propos d’une nouvelle édition des Fleurs du Mal », les Ecrits Nouveaux, 1er nov. 1917, tome I, 1er fascicule, p. 8. 187 Ibid. 188 Frontières de la poésie, op. cit., p. 813. 189 Max Jacob – Jacques Maritain, Correspondance (1924-1935), édition établie, présentée et annotée par 183 41 l’idée que l’on a de l’inspiration. Et l’idée de l’inspiration commande à son tour certains interdits jetés sur la poésie. Maritain ne s’y trompe pas et va analyser philosophiquement « ce que dit le mythe de la Muse ». DEUXIEME PARTIE RAISON ET POESIE : LA PSYCHOLOGIE DE L’ART « Le délire aux doigts de cristal » Pierre Reverdy De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. (…). Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient Sylvain Guéna, Centre d’études des Correspondances, faculté des lettres Victor Segalen, Brest, 1999, Lettre de Max Jacob à Jacques Maritain, 7 mai 1926, Saint Benoît sur Loire, p. 39-40. 42 au poète de relever là le métaphysicien. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit qu’elle explore ; celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Saint-John Perse, Discours de réception du prix Nobel de littérature, 10 décembre 1960. 43 CHAPITRE I - LA MUSE Une pelote de problématiques 1 LA CREATION : RELIGION ET LITTERATURE Notre époque post-freudienne incrédule a rejeté l’idée du poète inspiré, et rien ne lui paraît plus démodé que la superstition de la Muse. On se défie du terme et on ne l’emploie qu’après s’être assuré de son innocuité. Ce n’est pas un concept, à peine une notion190, tout au plus une métaphore. Les vers, les mots, elle les conçoit soit comme le fruit d’un travail, soit comme donnés par l’inconscient, souvent par le biais d’un Autre à résonance mystique. Le plus souvent, il faut chercher un nouveau dieu, le langage, fonctionnant selon des lois mystérieuses, ou opérant à travers les mystères de l’intertextualité, mi-réserve de lieux communs, de clichés, de topoï, mi-combinatoire, presque une nouvelle grammaire générative. Par quel mystérieux tour de prestidigitation ou par quelle fabuleuse imposture intellectuelle a t-on transformé le réservoir de formes, de culture, de manières, de thèmes, en une sorte de « texte » dans lequel l’artiste est enfermé sans rémission et avec lequel il semble occupé principalement à dialoguer, critiquer ? Que dans les civilisations raffinées et sceptiques, l’inspiration ne soit plus qu’un cliché, cela est bien certain, mais tout cliché suppose un original, toute fiction dérive d’une base réelle. Et de toute manière, on se saurait sans dommage évacuer les questions que pose le mythe de la Muse : son origine – hors du moi conscient ou immanent à la conscience, sa nature – naturelle ou surnaturelle, aujourd’hui normale ou pathologique, et les rapports qu’elle pose entre le conscient et l’inconscient. Quant à statuer sur son existence, le seul philosophe n’y est pas habilité, sauf à avoir écrit lui aussi une œuvre poétique. Pourtant, on s’accorde toujours à reconnaître dans l’acte créateur de larges pans flous et instables légués par l’histoire de la notion autant que par les réalités de l’expérience qui relèvent à la fois de la psychologie, de l’histoire des idées, de la perception, et qu’on peut regrouper sous le vocable d’ « inspiration191 ». Sous cette bannière sémantique, on trouve pêle-mêle le plus souvent des problématiques ou des conceptions esthétiques, et des expériences propres aux créateurs – grands ou moins grands. Car en dépit du scepticisme affiché, on peut dégager « trois notes » philosophiques de la notion : ontologique, cosmologique et personnelle et spirituelle. Sans compter que les rapports entre folie, névrose et création ont préoccupé non seulement des psychologues mais aussi des créateurs eux-mêmes, et des critiques. Les modèles explicatifs de l’inspiration liée à la création esthétique sont variés : on a évoqué l’enthousiasme surnaturel – à la suite de Platon –, l’imagerie onirique chère aux surréalistes, la rêverie schizoïde plus spécifique aux Romantiques, ou l’œuvre d’un inconscient rusé et roué. Avec sagesse, on admet de plus en plus aujourd’hui qu’elle requiert un cheminement joignant à la sphère de la conscience faite de symboles et de symbolisés un inconscient dont nous ne savons toujours pas grand– chose. Homère en connaît déjà le sens figuré : inspirer courage. Que Platon ignore. Le courage face au combat ne fait pas partie des délires par lui recensés. A condition de ne pas oublier ce que Platon rappelle : que l’inspiration poétique n’est qu’une des formes d’un phénomène plus large, – religieux, mystique, magique, divinatoire ou prophétique –, l’inspiration qui nous intéresse, c’est d’abord l’inspiration poétique, incarnée par la Muse, ou les Muses, ces forces vivantes qui avaient leurs serviteurs et leurs prophètes avant d’avoir leurs adversaires et leurs détracteurs. Parmi les constantes « concrètes » de la tradition littéraire figurent en effet ces filles de la Mémoire. Un ouvrage récent de Jean-Luc Nancy qui prétend moins soulever la question des Muses que l’utiliser comme un prétexte avoué à une dissertation d’inspiration hégélienne en propose cependant une heureuse définition: « Les Muses tiennent leur nom d’une racine qui indique l’ardeur, la tension vive qui s’élance dans l’impatience, le désir ou la colère, celle qui brûle d’en venir à savoir et à faire. Dans une version apaisée, on dit : « les mouvements de l’esprit » (mens est de même souche). Elle veille moins sur la forme que sur la force. Ou plus exactement : elle veille avec force sur la forme »192. 190 François Heidsieck a donné les éléments de l’histoire philosophique de la notion dans L’inspiration, op. cit., pp. 17 sq. 191 « Nastroyénié » en russe est un mot technique tiré de la musique, que les dictionnaires traduisent par inspiration, mais qui s’aplique d’abord à l’opération par laquelle on accorde un piano. 192 Nancy (J. L.), Les Muses, Paris, éd. Galilée, 1994, p. 11. 44 En 1946, Edmond Jaloux écrit qu’il « ne distingue pas dans la littérature d’études définitives consacrées à l’examen de la question de ce que nous nommons l’inspiration »193. En 1946, on n’en compte aucune effectivement, mais en 1961, la thèse de François Heidsiek soutenue en 1956 et publiée en 1961 constitue une étude sinon définitive, du moins formidablement documentée et fouillée. En huit chapitres, il procède à une enquête détaillée sur la notion, enquête historique puis méthodique avant d’ouvrir vers une éventuelle doctrine de l’inspiration imprégnée des thèses organicistes de l’époque. Il y critique en particulier les thèses de Maritain exposées dans Art et Scolastique194 où il définit avec rigueur l’antinomie entre accomplissement personnel, et qu’il nomme « Agir » et ce que Heidsieck appelle instauration artistique, et qu’il nomme « Faire ». Il ne peut admettre la thèse de la « raison séminale » qui se cache sous la thèse de l’idée formative ou générative. Comme beaucoup, il voit l’idée formative comme un archétype abstrait. Etat de mal, état d’action qui engendre l’œuvre, « canicule spirituelle » ou « secret scellé dans l’œuvre », les analyses de la gestation de l’œuvre d’art et de la découverte scientifique déçoivent195. En 1973, paraît l’ouvrage de Mikel Dufresne, Le Poétique, dans lequel il discute des problématiques de l’inspiration et s’avouant par là platonisant « défend l’extériorité de cet appel ou de cette force, en particulier contre Maritain »196 dont l’essentiel du propos sera précisément de donner un fondement philosophique à l’intériorité de la Muse. Il conteste surtout l’idée des « semences du verbe » dont il voit chez Maritain la notion dans les développements sur l’intuition. Ce n’est qu’en 1956 qu’est publié en France l’ouvrage de Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, ce critique « qui ne prenait pas Baudelaire pour un poète mineur et prenait Mallarmé au sérieux », comme le dit Thibaudet. On y trouve deux chapitres sur la question : le chapitre XIII du volume I, intitulé « Les Muses » qui présente à ce jour la seule histoire exhaustive et érudite de la notion, complété au volume II par le chapitre VIII sur la théorie du délire divin. Remanié en 1946-47, l’ouvrage est traduit en 1953 pour la Bollingen Foundation (Pantheon Books) à New York par Willard Trask et paraît peu après à Londres. Tout ce qui a été écrit avant cette contribution est incomplet et tout ce qui a été écrit et sera écrit ensuite ne peut qu’en dépendre. Pour Curtius, l’histoire des Muses est marquée par trois grandes étapes : après l’hellénisme qui la met à l’honneur elle connaît un reflux à l’époque impériale, marquée par le stoïcisme, avant l’attitude ambivalente du monde chrétien qui, en lutte avec le paganisme, va la répudier ou christianiser la notion. Il y a certainement un lien entre le détachement scolastique à l’égard de la poésie et leur méfiance envers l’inspiration. Saint Thomas considère en effet les poètes comme des menteurs. D’une manière générale, la théorie scolastique n’était pas à même de penser, comme ont pu le faire les Modernes, que la poésie fut apte à dévoiler la nature des choses avec une amplitude et une densité déniée à la pensée rationnelle et caractéristique de ce phénomène appelée inspiration. La Renaissance lui redonne une dignité dans l’art où désormais elle trouvera son lieu privilégié, mais au détriment de toutes les autres formes d’inspiration. L’aire sémantique de la notion commence alors à se spécifier. L’Antiquité les fait intervenir non seulement dans la poésie, mais dans toutes les formes supérieures de la vie intellectuelle197. L’histoire des religions les considère comme des divinités des sources, rattachées au culte de Zeus. D’après Otto Kern198, dans le sanctuaire des Muses de Piérie, on cultivait la poésie, qui célébrait la victoire de Zeus sur les dieux du monde antérieur. C’est ainsi qu’il faudrait comprendre l’union de la poésie et des Muses. Homère a besoin d’elles à deux titres : celui de la poésie, et celui de l’art. D’abord parce qu’elles dispensent l’inspiration, voilà pour la poésie, parce qu’elles disposent de tout le savoir concernant les faits matériels, voilà pour l’art. En filles de la Mémoire, leur rôle didactique est essentiel. Mais rien dans Homère ne nous donne la moindre idée de leurs origines. Certes, ses Muses sont des Olympiennes : leur rôle dans l’épopée est d’inspirer au poète ce qu’il doit dire mais elles n’ont pas de personnalité aussi marquée que les Olympiens. On sait peu de choses à leur sujet. Elles 193 Jaloux (E.), D’Eschyle à Giraudoux, Egloff, 1946, p. 23. Hormis l’ouvrage de J. L. Nancy, il n’existe actuellement que celui de Cédric Lagandré, L’inspiration des Grecs, L’Harmattan, 2000, qui n’est guère plus éclairant. 194 Heidsieck (F.), L’inspiration, op. cit., pp. 231 sq. . 195 Sur la psychologie de l’inspiration, on peut consulter, J.G. Kraft, Liviu-Risu, Essai sur la création artistique, Charles Lalo, « Le conscient et l’inconscient dans l’inspiration », Journal de psychologie, 1926. Textes tous assez plats, très descriptifs et datés, comme le sont particulièrement les textes de psychologie. Sans oublier Paul Valéry, qui récusait la notion d’inspiration. 196 Dufrenne (M.), Le Poétique, Paris, PUF, 1973, p. 166. 197 Curtius (E.R.), Les Muses, chap. VIII, in La Littérature et le Moyen Age Latin, op. cit., p. 364. 198 Die religion der Griechen, chap. I, 1926, p. 208. 45 personnifiaient des principes purement spirituels que l’on pouvait détacher du panthéon gréco-romain. Le seul dieu avec lequel elles étaient en relations suivies était Apollon : ce n’est pas anodin. Dans l’un de ses tableaux, Gustave Moreau les représente quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde199. Les Muses d’Hésiode sont différentes de celles d’Homère, c’est lui qui semble-t-il établit leurs noms ainsi que les arts qu’elles gouvernent. La Muse homérique assume une fonction didactique. L’épopée d’Homère constitue l’encyclopédie des connaissances collectives : la guerre, le commandement, l’administration des états, l’éducation de l’homme. Rituels détaillés, procédures juridiques, gestes et pratiques du sacrifice, modèles de vie familiale, relations avec les dieux et jusqu’aux instructions complètes sur la manière de construire un bateau. Plus curieux, dans une cosmogonie découverte en 1957 par la grâce d’un papyrus, un jeune poète, Alcman, s’adresse aux Muses appelées filles de la terre, de Gaia, Muses antérieures à celles qui naissent plus communément de Mémoire200. Leur naissance même connaît des versions multiples. Hérodote construit son enquête historique en neuf parties, chacune d’elle ordonnée à l’une des Muses. Ses Muses ne sont pas celles d’Euripide qui diffèrent de celles de Théocrite. Pourquoi s’en étonner ? La Muse française n’est pas le duende espagnol, et la Muse romantique ne ressemble pas à sa sœur symboliste. Les Muses ont cependant des constantes : elles sont depuis toujours les protectrices de la philosophie et de la musique et non pas seulement de la poésie. L’école de Pythagore autant que celle de Platon est attachée à leur culte. Virgile leur témoigne un amour près mais ce qu’il leur demande, c’est la connaissance des lois cosmiques. Il semble réunir la double inspiration du poète et du prophète, considérée comme divine. C’est ainsi qu’on peut distinguer les Muses de l’épopée et celles de la poésie didactique qui sont les protectrices de la science et de la philosophie. Avec le monde romain, elles connaissent un recul et leur dignité est quelque peu malmenée. Horace rabaisse leur invocation au niveau de la parodie ; Ovide ironise à leur sujet et parle de sa muse « espiègle » ou « plaisantine ». L’époque impériale voit l’invocation aux Muses remplacée par l’invocation aux empereurs. Elles sont mises à l’écart et rabaissées. Il n’est sans doute pas anodin de signaler que parallèlement à ce déclin des Muses, on assiste à la répression de la divination dans l’empire romain. Platon condamnait la divination privée et ne l’acceptait que dans la mesure où s’exerçant à titre public, elle se déroulait dans le cadre, sous le contrôle et dans l’intérêt d’un état dont l’organisation et la finalité étaient fixées par la Raison. C’est sans doute parce que le Démiurge de Platon et le Dieu de la transcendance ne sont pas compatibles qu’au cours des siècles, elles ont toujours inquiété le poète chrétien. Leur importance pour le paganisme ancien est sans doute la raison de leur répudiation par le monde chrétien, topos poétique dont on peut voir la marche du IVe au XVIIe siècle. C’est Virgile qui est le modèle de la poésie héroïque au Moyen Age germano-romain, et on a souligné sa dévotion à la Muse. Le saint-Esprit – ou le Christ lui-même – remplace l’assistance des Muses. L’humanisme carolingien les remet à l’honneur. Elles réapparaissent dans le Midi de la France, associées à la musique et ce, le plus légitimement du monde par les Pères de l’Eglise eux-mêmes. Pendant la Renaissance du XIIe siècle la conception antique des Muses continue à vivre sous les formes les plus variées mais c’est Dante pour qui elles sont comme pour Virgile, « nos nourrices » qui les invoquent aux moments décisifs. C’est Boccace qui croit devoir expliquer cette invocation dans son commentaire de la Divine Comédie : elles sont filles de Zeus et de Mnémosyne, c’est-à-dire de Dieu le père et de la mémoire. Mais entre sa conception des Muses et celle de Dante, il y a un abîme. Il faut trouver une solution chrétienne au problème des Muses. Au XVIIe siècle, Milton apporte la Muse protestante, sorte d’Uranie chrétienne, plus vieille que la terre, et qui jouait avec sa sœur la sagesse, devant le tout puissant. Elle chasse Bacchus et les Ménades – c’est-à-dire les instances de l’inspiration mystique et surtout les représentants d’un sacré orgiaque, archaïque et transgressif. Curtius la décrit cependant comme un « produit de l’embarras » du poète. Mais si le cosmos du christianisme avait pu se faire poésie avec le voyage de Dante, le mirage d’une épopée chrétienne ne prendra consistance qu’avec Calderon qui donne enfin une solution chrétienne à ce problème. Il reprend dans leur totalité les traditions chrétiennes et antiques et les réconcilie dans le sens du gnosticisme chrétien de Clément d’Alexandrie, pour qui la Grèce était un « deuxième » testament, « la voix de l’écriture, divine chez les prophètes et humaine chez le poète ». Chez Calderon, le Logos divin est musicien, poète, peintre, architecte. Le 199 « Les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde», in John Ruskin, par Marcel Proust,in Les sept lampes, éd. Denoël, 1987, Presses, p. 229. 200 Détienne (M.), « Penser le commencement créateur en Grèce archaïque » in L’acte créateur, Paris, PUF, 1997, p. 98. 46 premier grand roman moderne serait pour Curtius, Tom Jones de Fielding, parce qu’il rompt avec la tradition de l’inspiration. Dans les chapitres d’introduction, il y rejette la mythologie d’Homère : mieux vaut invoquer une cruche de bière. Dès l’époque carolingienne la Muse y faisait volontiers honneur, comme d’ailleurs à tous les vins et spiritueux. Shakespeare y fera une dernière invocation201, mais la répudiation de la notion est consommée. Que la création poétique prenne naissance dans les profondeurs d’un inconscient, l’idée était apparue chez les pré-romantiques anglais. Elle se répand en Allemagne au XXe siècle. Schelling tient le préconscient pour la source de l’inspiration et il précise que la Muse fournit les matériaux. Hegel lui donne un nom, une forme insolite : « la jeune fille qui succède aux Muses ». Kipling lui écrit une ode202. En France, elle se présente sous le visage ambivalent de la muse de Claudel203, où elle est à la fois mystique et poétique. Il soutient qu’elle agit en tirant lumière et efficacité de dons latents. Elle est pour lui la Grâce et elle est la Nature. C’est dans la première des Cinq grandes odes, intitulée « Les Muses », qu’on trouve sa théorie de l’inspiration. La première figure qui apparaît est celle de Terpsichore, la Muse de la danse, la Muse du mouvement, qui n’est autre que le mouvement même. « Sans elle, il n’y aurait point de vie, et pas de musique, et pas de poésie, et le chœur des neuf sœurs resterait muet »204. Encore que Mnémosyne soit antérieure à toutes : Claudel dit qu’elle est la « jointure », le lien de ce qui passe à ce qui ne saurait passer, du temps à l’Eternité, elle est « posée sur le pouls même de l’Etre ». Dans le chœur des Muses, il distingue celles dont le rôle est de fournir la matière et celles qui savent la transformer : les Muses « respiratrices » et les Muses « inspirées ». Thalie et Clio président à cette prise du monde. L’une qui ouvre le spectacle de la nature, le grand dictionnaire du monde que le poète feuillette, et l’autre, qui est « le greffier de l’âme, pareille à celle qui tient les comptes ». L’une réunit tout l’espace dans le présent, l’autre fait la somme de tout le passé. Puis vient Euterpe qui tient la lyre, et qui représente l’instant où le chant s’élabore. Elle est la muse de l’intuition même. Mais la lyre est étroite, il faut l’angle et le compas, les instruments du géomètre. Uranie s’avance. Melpomène lui succède, celle qui connaît le destin, et qui dicte le Drame. Enfin Erato se dresse qui ne chante ni ne danse, mais qui est, dans son corps nu, la danse, la musique et le chant même. Instance du désir, elle figure la chose longtemps désirée au fond du cœur secret. Elle n’a qu’un geste à faire et nous la suivons, elle est l’aventure spirituelle telle que l’a conçut Rimbaud. Plus encore, elle imprime au poème le mouvement de fuite qui le dérobe aux regards et qui fait apparaître le sens. Instance du désir ? Non, elle est le désir même. Octavio Paz – le poète et non l’historien –, lui donne une silhouette, une démarche et un tumulte d’allégresse : « la muchacha quien anda con un rumor de pajaros »205. 2 UN PHENIX QUI RENAIT DE SES CENDRES : LES REANIMATIONS DU TOPOS Quand la Muse devient-elle l’inspiration, c’est-à-dire quand passe-t-on d’une image mythologique colorée diversement au fur et à mesure de l’histoire, des cultures et des influences religieuses et, dirait Maritain, « du ciel historique » à une abstraction qui renvoie à une expérience dont on s’interroge sur la nature et l’origine ou dont on conteste parfois la réalité ? Il semblerait que les notions de création et d’artiste créateur ait été importées, « repiquées » du champ du religieux au champ du littéraire et que d’autre part, païenne d’origine, la notion aurait été occultée par quinze ans de chrétienté 206. Comme le dit François Heidsieck : « Déjà, dans son usage le plus décoloré, le terme est irremplaçable et traîne avec lui un sens qu’il indique sans le montrer : sous le terme gît une essence »207. Plus pour longtemps. La Pléiade marque à cet égard un moment capital, le moment : « où l’art cessant d’être soumis aux hasards de l’inspiration individuelle, rompant avec le vain 201 Hymne à l’inspiration. « A l’inspiration romanesque », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, volume II, p. 3 à 5. 203 Madaule (J.), Le génie de Paul Claudel, Desclée de Brouwer, 1933, coll. Les Iles, p. 160 à 173. 204 Idem, p. 161. 205 La jeune fille qui marche dans une rumeur d’oiseaux. 206 Trémolières (F.), « La création, de la religion à la littérature », in l’Acte créateur, Etudes réunies par G. Gadoffre, R. Ellrodt et J. M. Maulpoix, Paris, PUF, 1997. L’auteur prend également pour point de départ, l’ouvrage de Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin. 207 L’inspiration, op. cit., p. 29. 202 47 travail des grands rhétoriqueurs, cherche à prendre conscience de ses principes, à élever ses regards bien au-delà de l’horizon contemporain et à forger, encore maladroitement le cadre de ses lois »208. Pour Ronsard, la poésie est un sacerdoce. Le classicisme est un moment clé d’une relation complexe entre la religion chrétienne et la prétention de l’artiste ou de l’écrivain à créer. Pour le XVIIe siècle, la poésie est un métier. Pour les uns, elle est un art, un « habitus », pour les autres, elle implique la poésie. A ceci près que les règles du métier ne doivent pas seulement faire atteindre le beau, mais le grand. Du moins, pour Boileau. Au XVIIIe siècle, elle ne se révèle plus que dans son acception la plus typique, relative à l’art et à la poésie, qu’elle acquiert avec Voltaire et Diderot 209, et plus tard avec les Romantiques et Baudelaire qui la relèveront de son long abaissement et en particulier de l’oubli des classiques. « Dès 1549, dès 1563, se trouve posé l’idéal du poète mage que Hugo posera à nouveau en 1839, dans Fonction du poète, et l’idéal, contradictoire en apparence, opposé en fait au premier après 1850, du poète homme de métier, travaillant assidûment, en bon ouvrier, la matière littéraire, que prôneront Gautier dans l’Art et Banville dans le Saut du Tremplin »210. Toute la problématique de l’inspiration en littérature va bientôt se résumer et se réduire à une grande opposition entre la perfection du métier et une origine supposée mystique de la poésie, accréditée par le Romantisme. « Tout se passe comme si la notion de création ou plutôt de pouvoir créateur, comme notion esthétique, ayant été présente dès l’Antiquité, mais marginale, avait été écartée pour ne réapparaître qu’avec les modernes »211. C’est-à-dire que tout commence avec les Romantiques. Ils vont réanimer la notion en défendant l’idée que la dissolution de la personnalité au profit d’un moi supérieur se retrouve dans le phénomène de l’inspiration comme dans celui de l’extase. Comme l’a montré A. Béguin le thème fondamental de leur poésie est le renoncement à la possession de soi-même, la transfiguration de l’homme sous le « coup de l’aile »212 de l’inspiration que par cette expression même on décrivait implicitement sous les traits d’un grand ange qui parlait par les lèvres du poète, et dont on n’aurait su dire s’il venait du ciel ou de l’enfer. L’ambivalence de la notion comme la dissociation des puissances au profit d’une réalité extérieure à celle du poète devait se consommer chez les successeurs – Baudelaire va s’efforcer de tirer la beauté du mal – et trouver son expression doctrinale dans la célèbre Lettre du Voyant d’Arthur Rimbaud. L’inspiration semble mettre à jour l’existence de contrées trop voisines pour ne pas connaître des unions parfois contre nature. On a vu l’effort des Maritain pour distinguer quelques frontières dans ces domaines instables dans le premier temps de leur réflexion. Le XXe siècle éprouve à son égard une attitude pleine de méfiance, instinctivement prudente, héritage des débordements et des excès des Romantiques mais aussi de la prédilection pour le classicisme qui semble avoir trouvé en France sa terre d’élection. En littérature et en poésie, on lui oppose la lucidité totale de la réflexion et la virtuosité technique, héritage conjoint de Valéry et Mallarmé, surtout de Valéry, qui opposait vers inspirés et vers calculés. « L’idée d’inspiration, si l’on s’en tient à cette image naïve d’un souffle étranger, ou d’une âme toute puissante, substituée tout à coup pour un temps, à la nôtre, peut suffire à la mythologie ordinaire des choses de l’esprit. Presque tous les poètes s’en nt. Bien plutôt, ils n’en veulent point souffrir d’autres. Mais je ne puis arriver à comprendre que l’on ne recherche pas à descendre dans soi-même le plus profondément qu’il soit possible »213. 208 Van Tieghem (P.), op. cit., p. 12. Diderot définissait prophétiquement les conditions sociales du renouveau : « La poésie proclamait-il, veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage… Le laurier d’Apollon… se flétrit dans les temps de la paix et du loisir.. Quand verra t-on naître des poètes ? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins ». De la poésie dramatique, in Œuvres complètes, tome VII, p. 371-372, cité par André Monglond, Le pré-romantisme français, Paris, José Corti, 1965, p. 96. 210 Van Tieghem (P.), op. cit., p. 6. 211 Trémolières (F.), op. cit., p. 34. 212 « Ce frisson sacré où nous sentons par instants, si je peux dire, le tremblement de Dieu, le vent d’une aile d’ange ». Jammes (F.), Le poète et l’inspiration, préface à Le bon Samaritain, Bruxelles, Les Cahiers du journal des poètes, série poétique, collection 1939, n° 66, p. 18. Il est singulier que pour évoquer René Char, P. Jaccottet use de termes analogues : « Qu’un mot rare ou singulier, qu’une métaphore hardie, surprenante, soit l’aile qui emporte le poème, sans doute ». L’Entretien des Muses, chroniques de poésie, Paris, Gallimard, 1968, p. 179. 213 Valéry (P.), Lettre contemporaine de Charmes. Cité par Marcel Raymond. 209 48 Comme le formule joliment Frank Lestringant214, toute l’histoire de la littérature oscille depuis entre deux idolâtries, entre deux erreurs également désastreuses et fécondes : le seul culte de l’art, dont Flaubert ou Mallarmé ont subi la fascination, « momie aux bandelettes précieuses, poussiéreuse et doucement rayonnante », et l’écriture à corps perdu, dans la combustion de l’amour, dont les romantiques ont nourri le culte en réanimant les théories de l’enthousiasme. La poésie pure va consommer la ruine de la notion, en France au moins. En peinture, André Lhote la qualifie d’ « hystérie technique » : « Encore une fois, la magie, le mystère, tous ces sortilèges à l’analyse desquels répugnent les poètes et une certaine catégorie d’amateurs étonnamment peureux devant leur plaisir (…), tous ces sortilèges sont le résultat d’un calcul et nullement d’une inspiration. Car l’inspiration est une bien pauvre chose et bien vite éteinte, devant l’étendue de l’effort à accomplir pour se mettre en règles avec les exigences du métier pictural »215. Pour Maritain cette conscience qu’a l’art d’être un métier n’est qu’une étape. Un temps bien sûr, l’art a pu se croire seulement un métier, orienté vers les arts de l’utile, mais c’était une sorte d’enfance, et selon une loi d’immortelle mémoire, la loi du progrès de la conscience, qui concerne la science comme les arts, ces temps-là sont révolus où « la poésie venait le rejoindre en cachette ». La poésie, c’est-à-dire à la fois l’inspiration et l’immortel instinct du beau. C’est l’Espagne en la personne de F. Garcia Lorca qui va réanimer le topos moribond et conférer à la Muse une nouvelle et brûlante signification sous l’espèce du Duende. En 1930, il prononce à la Havane une conférence qui se veut un simple exposé216 mais qui est un exposé magistral de sa Théorie du Duende217 : « l’esprit caché de l’Espagne silencieuse »218, force possédante plus qu’inspirante. Dans une conférence dans le registre de sa « voix poétique » le poète espagnol « lève trois arches » pour y placer « de sa main maladroite » – mais avec un art consommé – « la muse, l’ange et le duende » les trois principales instances de l’inspiration poétique. L’Allemagne, dit-il, a de la Muse, l’Italie a toujours de l’ange, l’Espagne est de tout temps mue par le duende219. On ne nous dit rien de la France, sans doute nous reste-t-il le daïmon socratique, ce singe facétieux juché sur nos épaules classiques. Mais la muse comme l’ange s’inclinent devant le duende, mystérieuse instance associée à l’angoisse, à la mort, à la lutte, au désert, ange ascétique de l’Espagne douloureuse: « La Muse mélancolique de Catalogne et l’ange mouillé de Galice doivent regarder avec un amoureux étonnement le duende de Castille qui passe avec ses normes de ciel balayé et de terre sèche, tellement étranger au pain chaud et à la vache si douce »220. C’est assurer ainsi par le biais de ces trois instances symboliques remaniées par la puissance de son art, la force enfiévrée des images mais aussi l’intelligence embrasée de son verbe, l’hégémonie de la vieille Castille qui ressemble étonnamment à l’Andalousie aride. Dans cette imagination puissante, les insignes représentantes de l’art et les messagers de Dieu s’inclinent devant le dynamisme créateur proprement immanent au poète et surtout devant son humanité tragique. Lorca comme Maritain réintègre la Muse en la rebaptisant duende. Parallèlement, il réinstaure la parenté entre mystique et poésie. Curieusement, cousin germain du séraphin mystique transverbérant le cœur de la sainte d’Avila, le duende fait ressurgir la problématique oubliée de l’entre-deux-guerres sur les « essentielles distinctions » entre les deux ordres. Sainte Thérèse d’Avila est pleine de duende. On ne peut s’empécher de songer à Jacob luttant contre l’ange : « Avec de l’idée, du son ou du geste, le duende se plait dans les bords du puits en lutte franche avec le créateur. L’ange et la muse s’échappent, avec un violon ou un compas, et le duende 214 Lestringant (F.), La confession d’un enfant du siècle, Alfred de Musset, Paris, Librairie générale, 2003. Lhote (A.), Traité du paysage, Fleury, 1946, p. 20. 216 On trouve cette conférence en version originale dans Conferencias T. II, Madrid, Alianza editiorial, 1984. En version française, in Hommages et conférences, « Théorie et jeu du Duende », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1981, vol. I, p. 919-931. Elle a fait l’objet d’une récente traduction d’Ignacio Garate Martinez, in Le Duende jouer sa vie, Paris, Gemme éditions, 1996, pp. 44 sq. Elle est parfois plus juste. La première traduction donne « démon » pour duende. Duende signifie très exactement « farfadet », mais le passage d’une langue à l’autre modifie les aires sémantiques du terme. 217 Garcia Lorca (F.), « Théorie et jeu du Duende », op. cit., p. 919-931. 218 « De manière simple et dans ce registre qui dans ma voix poétique n’a pas des lumières de bois, ni des recoins de ciguë, ni des brebis qui, d’un coup, deviennent des couteaux d’ivoire, je vais voir si j’arrive à vous faire une leçon simple sur l’esprit occulte de l’Espagne endolorie ». Traduction d’Ignacio Garate Martinez, in Le Duende jouer sa vie, Paris, Gemme éditions, 1996, p. 44. L’ennui, traduit dans le texte de la Pléiade par « bourdon » est traduit ici par « frelon ». L’image me semble meilleure. 219 Garcia Lorca (F.), op. cit., p. 931. 220 Idem, p. 925. 215 49 blesse, et c’est dans la guérison de cette blessure qui ne se referme jamais, que se trouve ce qu’il y a d’insolite, d’inscrit dans l’œuvre d’un homme »221. Mais plus encore, le Duende est indissolublement lié à l’angoisse de la mort : « Lorsque la muse voit arriver la mort, elle ferme la porte, ou elle dresse un socle, ou elle promène une urne, et elle écrit une épitaphe d’une main de cire, mais très vite elle recommence à arroser son laurier, dans un silence qui oscille entre deux brises. (…) Lorsqu’il voit arriver la mort, l’ange vole en cercles lents et tisse avec des larmes de glace et des narcisses l’élégie que nous avons vue trembler entre les mains de Keats et celles de Villasandino, et entre les mains de Herrera, et celles de Becquer, et dans celles de Juan Ramon Jimenez. Mais quelle terreur que celle de l’ange s’il ressent une araignée, aussi minuscule soitelle, sur son tendre pied rosé. Par contre, le duende n’advient pas s’il ne perçoit pas la possibilité de la mort, (…) s’il n’a pas la certitude qu’il faudra qu’il berce ces branches que nous portons tous, et qui ne connaissent, qui ne connaîtront pas de consolation »222. La Muse de la tradition littéraire, puissance frénétique, liée à l’enthousiasme le plus classique passe alors dans le moule du daïmon socratique en même temps que par l’esprit du peuple. La Muse de Lorca est en effet un farfadet (c’est le sens de « duende ») qui tient à la fois du daïmon socratique et de l’esprit de l’Espagne, panaché de lutte contre le démon. Il reprend d’ailleurs à son compte une phrase de Nietzsche : « Tout homme, tout artiste, ne gravit de degré dans la tour de sa perfection qu’au prix du combat qu’il soutient contre un démon – et non contre un ange, comme on le prétend, ni contre sa muse –. Il importe de faire cette distinction fondamentale quant à la racine de l’œuvre »223. Lorca confère à l’inspiration une coloration dionysiaque qu’elle avait perdue, et qui est une possession dans le corps, et non uniquement de l’esprit. Il prévient très clairement en distinguant les types d’inspiration en fonction de l’instance tutélaire et de sa nature : ange, muse ou démon. L’ange guide, garde, protège, annonce, prévient, la Muse dicte et souffle, elle éveille l’intelligence. Tous deux viennent du dehors, comme la Muse platonicienne. L’ange donne des lumières et la Muse des formes. Mais le rapport fondamental avec le duende est de l’ordre du combat, de la lutte : « Pain d’or ou repli de tunique, le poète reçoit des normes dans son bosquet de lauriers. Par contre, le duende, il faut l’éveiller dans les ultimes demeures du sang. Et rejeter l’ange et renvoyer la muse d’un coup de pied, et ne plus redouter le sourire de violettes qu’exhale la poésie du XVIIe siècle ni le grand télescope dans les verres duquel s’endort la muse, malade de limites. La lutte véritable se livre avec le duende »224. Lorca est issu d’une terre de tradition catholique, on pouvait s’attendre à ce qu’il distingue mystique et théologie. Il le fait : « (…) je ne veux pas que quiconque confonde le duende avec le démon théologique du doute, sur lequel Luther , pris d’un sentiment bachique, lança un encrier à Nuremberg, ni avec le diable catholique, destructeur et borné, qui se déguise en chienne pour entrer dans les couvents, ni avec le singe parlant que mène son interprète, chez Cervantès dans la comédie de la jalousie et des forêts d’Andalousie »225. Le Duende lorquien se décrit au contraire comme « le descendant de ce très joyeux démon de Socrate, marbre et sel qui le griffa indigné le jour où il prit la ciguë, et de cet autre mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte qui rassasié de cercles et de droites allait par les canaux pour entendre les grands marins flous »226. Mais s’il n’éveille ou n’illumine, s’il ne guide ni ne prévient, s’il n’annonce ni ne prophétise, alors quel est l’ « effet » propre à cet arrière petit cousin du daimon socratique ? Nous savons que tout ce qui a du « son noir a du duende », que « ces sons noirs sont le mystère, les racines qui plantent dans le limon (…) d’où nous parvient ce qui est la substance de l’art »227. 221 Idem, p. 928. Idem, p. 927. 223 Idem, p. 921. 224 Idem, p. 920. 225 Ibid. Cependant, la traduction de I. Garate Martinez est meilleure : « porté par le Malgesi de Cervantes dans la Comédie de la jalousie et Les forêts d’Ardenne », op. cit., p. 47. 226 Idem, p. 920. 227 Ibid. 222 50 Il est clairement l’instance qui brise les limites du moi. Toute la tentative de Lorca peut se définir comme une tentative pour rendre compte de ce phénomène particulier que décrit Maritain comme abolissant les frontières du moi : « On sait seulement qu’il brûle le sang comme un tropique de verres, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine inconsolable ». Il y a dans la théorie du duende l’idée d’une racine commune, de cette racine jaillit une unité, un « son » caractéristique de l’inspiration du duende, peut-être de l’inspiration liée au sol, à la terre espagnole, au « génie » du peuple. Cette métaphore du « son noir » vient de Manuel de Falla : « tout ce qui a du son noir a du duende », et elle a frappé suffisamment Garcia Lorca pour qu’il la reprenne, l’assume et la porte à une sorte d’accomplissement théorique. « Chaque art possède comme il est normal, un duende de forme et de genre différent, mais ils unissent tous leur racine en un point d’où jaillissent les sons noirs de Manuel Torres, matière ultime et fond commun incontrôlable et frémissant de bois, de son, de toile et de vocable. Des sons noirs derrière lesquels se retrouvent déjà, dans une tendre intimité, les volcans, les fourmis, les zéphyrs et la grande nuit qui s’enserre la taille avec la Voie Lactée »228. Même idée d’une racine commune, par quoi l’intuition du poète rejoint celle du philosophe. Si la Muse française a cherché dans l’esprit classique son enracinement, sa spécificité, le duende transcende les frontières nationales tout en les assumant. Surtout, il est une manière d’assumer la condition humaine et la blessure inhérente à l’humanité, et que le poète traduit par l’image du duende moribond « qui traîne à ras de terre ses ailes de couteaux mouillés ». Le XIXe siècle voit paraître ces grandes poésies orphiques si typiques et qui sont à l’origine de tout un courant qui a lié folie et génie créateur et dont la figure emblématique est Hölderlin229. La création magique chez Blake et chez Hölderlin, est un travail qui s’opère sous la dictée du démon. La poésie devient chez eux un langage pythique. Le XXe siècle est mitigé, méfiant, et plus poète qu’il ne le paraît. Peu de poètes osent évoquer l’inspiration comme un fait d’expérience, sans doute à cause de la disqualification généralisée du romantisme. Dans un article savoureux autant que sarcastique, V. Nabokov230 évoque la réticence de la critique à aborder la question de l’inspiration, réticence qu’il attribue au sens du décorum : « Les conformistes ont le sentiment que parler d’inspiration est d’aussi mauvais goût et aussi démodé que de prendre position en faveur de la Tour d’Ivoire. Pourtant, l’inspiration existe, comme existent les tours et les défenses d’éléphant »231. Avec son arrogance célèbre, il affiche sa position : l’inspiration existe. Il en distingue plusieurs types : « une lueur annonciatrice », phénomène remarquable en cela qu’il n’a « ni source, ni objet ». « Il croît, rayonne, puis s’éteint sans avoir révélé son secret. Entre temps, cependant, une fenêtre s’est ouverte, un vent d’aurore a soufflé »… L’étape suivante est quelque chose que l’artiste attend patiemment. Le narrateur sent par avance le récit qu’il va conter. Cette anticipation peut être définie comme une vision instantanée qui se transforme en un torrent de paroles. La muse de Nabokov a le sens de l’humour et celui de la métamorphose : muse nubile, (nymphette sans doute), puis muse en salopette qui tient le burin qui fore. Et parce qu’il « ne craint pas d’avouer qu’il a été visité par l’inspiration et qu’il peut en reconnaître les symptômes en les distinguant de l’écume de la crise épileptique », sans la confondre non plus avec le placide confort du « mot juste », il nous offre un choix d’exemples – « ces vitraux de la connaissance » où transparaît dans le travail la « trace lumineuse de cette présence ». Valéry Larbaud avait lui aussi conçu une variante de l’inspiration. Dans l’Egoïste, le roman de Meredith, Larbaud avait relevé une métaphore, « the literary angels », qu’il avait traduit comme « les aptitudes des choses ou des personnes à être transformées en matière littéraire par l’écrivain ». Il précise qu’au cœur des choses, résident des anges qui avertissent le créateur que « là gît un sujet, un type, une série de détails en parfaite harmonie avec son génie propre et qu’il peut utiliser »232. L’ange littéraire, comme les autres anges, est chargé d’une mission qui le désigne : il porte la nouvelle ; il est un messager. Silencieusement ou à voix très basse, il dit son message au poète ; c’est toute sa fonction. Il y en a des milliards ; il y en a pour chaque détail. Et chacun attend patiemment son poète, sachant, si humble petit ange qu’il soit, qu’un jour, il le verra venir. « Ainsi des anges nous attendent partout et 228 Idem, p. 931. Mais aussi Kleist et Nietzsche. Le lecteur se reportera à l’ouvrage de Stefan Zweig, Le combat avec le démon, Pierre Belfond, 1983, en particulier les pages 320 sq. qui décrivent l’ « inspiration » nietzschéenne dans les derniers moments avant le désastre final de Sils-Maria. 230 Nabokov (V.), Partis pris, Paris, 10/18, 1973, p. 346 à 352. 231 Ibid. 232 Larbaud (V.), « Lettre d’Angleterre, Les Anges de la littérature », L’œuvre d’Art international, n° 53, janvfévrier 1904, p. 76-77. 229 51 partout nous font des signes ; l’un nous désigne un grand et complexe caractère, un autre nous montre un brin de mousse desséché. Et cependant, non seulement nous ne les apercevons pas tous ; mais nous ne savons pas reconnaître ceux qui nous sont destinés »233. Moins acide et moins drôle que Nabokov, moins grandiose que Lorca, mais tout aussi profond Philippe Jaccottet, dans un ouvrage au titre évocateur, L’entretien des Muses, évoque les figures les plus modernes de ces inspiratrices : les figures féminines de l’œuvre de P.J. Jouve, Nadja, la promeneuse de l’amour fou, la Kadidja de Fourbis, Yannick de En Miroir. Certes, l’une est menacée de folie, deux sont des prostituées, mais elles ont des Muses l’agir typique : elles fuient en même temps qu’elles guident, « sphinx frêles et douloureux », « fées peut-être maudites », « ange funèbre », les unes et les autres pareilles à des « pôles magnétiques autour desquels s’ordonnent, à l’approche desquels s’embrase le meilleur d’une œuvre. Sur cette route magnifique, Aurélia les précède. Peut-être sont-elles les seuls anges que puisse rêver le poète moderne, presque toujours en deuil du sacré pour reprendre une expression de Pierre Jean Jouve. Et sans doute sont-elles aussi les nouvelles muses, « la poésie même quand elle est conçue comme rupture des limites »234. La rupture des limites, nous voici à nouveau devant la théorie du délire inspiré… Donc de la folie et de l’inconscient. 3 LA PROBLEMATIQUE PHILOSOPHIQUE DE L’INSPIRATION Les Anciens n’ignoraient pas l’inconscient. Chez Socrate déjà s’opposent à la science rationnelle la sagesse, enjeu du débat, et l’inspiration, d’origine irrationnelle. Il se méfiait des poètes dans la mesure où ils étaient impuissants à expliquer leurs œuvres et où ils déclenchaient des explosions dont ils ignoraient le secret et dont ils ne pouvaient fournir la justification théorique. Platon va réinventer le grand débat et l’inscrire dans l’histoire de la philosophie au même titre que la querelle des Universaux. A la suite de Socrate, il a tenté un humanisme rationnel, justifiant la religion par une théologie rationnelle, le plaisir par un eudémonisme rationnel, la Muse enfin par une poétique rationnelle. Le monde intelligible chez Platon est soumis à l’idée du Bien, à la finalité du meilleur. Cette harmonie associe le Bien et le Beau. La volonté du Bien suit la sagesse. Mais à côté de cette sagesse, où l’homme se suspend au Bien, il existerait une divine folie qui précipite le message de l’homme, sa parole, voire son geste. En face du long chemin de la quête dialectique, celui du philosophe épris de rationalité, ou du chemin plus sûr de l’observation et de l’expérimentation, le chemin du scientifique, se trouverait le court chemin de l’extase poétique ou religieuse. Pour ce « Pygmalion mythologue qui a perdu un peu la tête en présence des idées éternelles » en face de la quête dialectique se trouve le court chemin de l’extase poétique. La notion va connaître alors une grande infortune, car voilà la raison et l’inspiration séparées, comme deux étrangères, « non sans que Platon espère les faire rejoindre en un art rationnel »235. Une fois séparées, l’inspiration sera bien vite disqualifiée et projetée dans la sphère de l’irrationnel. En même temps qu’elle rend compte d’un phénomène complexe, la théorie platonicienne instaure un divorce entre la raison et la poésie, renforcé par le divorce entre art et poésie, ente la poièsis et la technè. Deux conceptions s’opposent : « la raison est le propre de l’homme, or la poésie est par principe déraisonnable, donc la poésie est le reste caduc d’un âge révolu de l’humanité. L’art étant fondé sur le naturel les règles de la versification interdisent le naturel »236. Aristote n’ignore pas complètement la notion bien qu’il ne lui accorde pas la place centrale qu’elle aura avec Platon : dans l’Ethique à Eudème, il conçoit la notion d’inspiration dans son célèbre chapitre sur la Bonne Fortune237. Du talent du poète, il ne parle qu’en passant, à un endroit de La Poétique. Il y donne au poète un conseil à propos de la représentation des passions et il ajoute qu’une création poétique tient soit d’un homme qui a du talent, soit d’un fou, celui-là étant facile à former, celui-ci étant extatique. Ce qui signifie qu’un homme qui a du talent se familiarise facilement avec la passion des autres comme avec tout autre chose ; l’extatique est prêt par nature à « sortir de lui –même » et à prendre le rôle d’un autre, surtout d’un près. Il oppose le poète calme au poète agité. Le poète John 233 Idem, p. 77. Jaccottet (P.), « Pierre Jean Jouve, Notes », op. cit., p. 53-54. 235 Heidsieck (F.), op. cit. p. 29. 236 Van Tieghem (P.), op. cit., p. 98. 237 Ethique à Eudème, Lib.VII, chap. XIV. 234 52 Keeble se fonde sur cette distinction d’Aristote pour distinguer deux types de poètes : les extatiques et les euplastiques. Ceux qui sont marqués d’un trait de folie, chez lesquels on trouve le mouvement inspiré qui envahit tout, et ceux qui sont heureusement doués par la nature, où l’on trouve l’inspiration en son germe premier, c’est-à-dire sous forme d’intuition238. On retrouverait chez Aristote, transposée, l’opposition platonicienne entre la Muse et la dialectique rationnelle. Sa Muse sage, c’est la Nature, sa Muse folle c’est le Hasard, c’est l’Art, qui concerne les choses contingentes»239. C’est ce dernier qu’il a en vue dans la Rhétorique en disant que la poésie est enthousiaste. La base en est la croyance à l’inspiration du poète par le dieu, par la Muse. Si Aristote accepte cette opinion, il met à côté du type près du poète, le type calme. Que le poète n’est pas loin du fou, c’est déjà ce que dit Démocrite et Platon, et on le soutenait déjà auparavant. Au XIVe siècle saint Thomas reconnaît également l’inspiration naturelle en la distinguant de l’inspiration essentiellement surnaturelle propre aux dons du saint Esprit 240. C’est à Platon qu’on attribue la doctrine éponyme, mais selon F. Heidsieck, elle dépasse l’hellénisme et n’a pas de frontières ; le judaïsme, le christianisme la renouvelleront. Sur ce dernier point, il ne se pas de traduire en termes conceptuels l’expérience de la Muse : « il souligne au contraire, jusqu’à nous faire désespérer de sa tentative, l’irrationalité de cette expérience. Quel scandale en effet pour le dialecticien (…) que la philosophie ne fasse pas évanouir la poésie comme désormais inutile. Si la philosophie est vraiment la grande musique, à quoi bon les Muses ! Le scandale est que la poésie demeure, et qu’elle semble au premier regard irremplaçable »241. « La théorie de la folie divine du poète se trouve dans le Phèdre » écrit Curtius242. Œuvre inconnue au Moyen Age elle subsista cependant sous une forme édulcorée à la fin de l’Antiquité et fut transmise au Moyen Age comme un lieu commun, avec les autres accessoires de la mythologie. C’est ainsi que non seulement le Moyen Age connaissait la divine folie (interprétation platonique de la doctrine de l’inspiration et de l’enthousiasme) sans connaître Platon mais il lui emprunta, la conserva, la maintint. Edgar de Bruines donne les deux raisons les plus probables voire les plus convaincantes de cette désaffection des hommes de ce temps envers cette puissance : son ignorance du génie et son goût pour la raison claire. « C’est évidemment le génie qui supporte l’influence de cette force mystérieuse qu’on appelle l’inspiration. Le moyen âge préférant la raison claire aux élans irrationnels, ne semble pas y avoir prêté grande attention. Il lui arrive d’attribuer le caractère général et trompeur de la poésie antique à l’inspiration de forces diaboliques (et non démoniques) »243. Curtius est plus nuancé mais en revanche il ne fournit pas d’explication rigoureusement cohérente : « Le Moyen Age a emprunté cette formule (comme tant d’autres venues de la Grèce) à la Rome finissante, il l’a conservée et répétée après elle jusqu’à ce que l’Eros, créateur de la Renaissance italienne, ait transformé à nouveau la lettre en esprit. Que la mania poétique ait trouvé refuge dans les cabinets du Moyen Age, avec les autres éléments du savoir antique, voilà qui est assez paradoxal, si l’on songe que la création poétique était justement pour cette époque un travail pénible qui coûtait bien des sueurs. Mais c’est le mélange de ces contradictions bien déguisées qui fait précisément le charme de la culture médiévale ».244 A la base de cette théorie, il y a la pensée profonde que la poésie est inspirée par les dieux, conception qui réapparaît périodiquement et prend des allures de connaissance ésotérique comme pour 238 Maritain (J.), L’intuition créatrice, op. cit., p. 406. Heidsieck (F.), L’inspiration, op. cit. p. 44. 240 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia-II ae, q. 68, a. 1 et 2, cité dans Art et Scolastique, notes, op. cit., p. 777. 241 Heidsieck (F.), op. cit., p. 29. 242 « La folie divine du poète », in la littérature et le Moyen Age latin, op. cit., p. 281. Pour Heidsieck, les textes centraux sont les suivants : Apologie 21 a-c : les poètes sont incapables d’expliquer leurs propres œuvres ; celles-ci ne relèvent pas d’un savoir mais d’une inspiration divine semblable à celle des prophètes et des devins. Ménon 99 b-c : hommes d’état et poètes, devin et prophètes sans nul savoir de ce dont ils parlent font de grandes choses, sous le souffle de dieu dont ils sont possédés Phèdre 244a-245a : les quatre formes de délire inspiré des dieux : purification de l’initié aux mystères, divination, inspiration poétique, amour Lois 719 c : le poète, une fois installé sur le trépied de la Muse, n’est pas maître de son esprit et son langage coule avec l’inconscience d’une source. 243 Curtius (E. R.), op. cit., tome 2, p. 535. 244 Idem, vol II, Excursus, VIII, « la divine folie du poète », op. cit., p. 283. 239 53 les « Mages romantiques ». Effectivement, certains phénomènes particulièrement étonnants se sont imposés à l’attention de ceux parmi les premiers philosophes grecs qui se sont intéressés aux problèmes de la psychologie : l’exaltation des poètes, la faculté prophétique, l’extase mystique, certaines maladies mentales et nerveuses. Tous ces phénomènes étranges étaient expliqués par l’enthousiasme ou la possession divine. « La conception courante les attribuait à des influences surnaturelles : le devin et le poète étaient "inspirés " par la divinité ou la Muse, les adeptes des mystères étaient "possédés"de leur dieu, des divinités malignes ou des démons fantasques assaillaient les hommes et pénétrant en eux produisaient le délire et les convulsions »245. On retrouve la distinction entre les sorciers et les mages, les premiers possédés par des démons, les seconds disposant des pouvoirs de ces derniers. Psychologie et philosophie se mêlent chez les plus anciens de ces Grecs qui « plaçaient aussi hors du moi l’origine des émotions, car ils concevaient la passion comme une force extérieure qui fait irruption dans l’âme »246. Trois philosophes ont étudié ces diverses manifestations, ces deux souches premières de l’inspiration : Héraclite, Empédocle, et Démocrite. Héraclite s’est occupé de deux manifestations de l’enthousiasme : la divination accompagnée de délire et l’inspiration liée à des cultes bachiques. De ces derniers, il ne condamne que les excès et il en justifie l’existence par l’identité des dieux Hadès et Dionysos. Empédocle reconnaît aux deux « états de vie » ceux de devin et de poète un statut particulier et les associe à l’enthousiasme, mais il y associe aussi l’état de médecin, tel qu’il l’entendait, c’est-à-dire comme la pratique de la magie. La notion de daïmon vient d’Empédocle, elle s’applique au mouvement de la pensée « géniale » : c’est un mouvement impétueux qui emporte l’intelligence et qui serait localisé dans le diaphragme. Mais c’est chez Démocrite qu’on trouve la première tentative d’explication vraiment scientifique. « Pour la première fois, on voit un philosophe associer dans une même enquête des phénomènes aussi disparates, tels que la divination enthousiaste et la création artistique, et proposer une interprétation psychologique de la nature du génie et de son affinité avec la folie »247. Pour lui, on ne peut pas être un grand poète sans délire et Platon partage cet avis. Maritain va insister là-dessus. Le poète ne peut composer un beau poème sans une certaine impulsion spirituelle qui lui vient du ciel. Ce sont Cicéron et Horace qui apportent certaines précisions sur la théorie de Démocrite en même temps qu’ils transmettent la doctrine dont on retrouvera des traces dans l’Art poétique de Boileau au XVIIe siècle. Dans un passage du De divinatione, (I, 38, 80), Cicéron veut prouver qu’il existe une faculté divine dont les transports sont très vifs et le pouvoir de perception considérable. Rapportant la théorie de Démocrite, il révèle diverses applications de cette théorie à d’autres activités intellectuelles que les « états de vie » traditionnels, en particulier le génie des savants et des inventeurs. Les idées de Démocrite sur la nature du génie poétique sont encore résumées dans les vers bien connus de l’Art poétique d’Horace (295s). Il ne mentionne pas l’inspiration divine mais il parle du souffle vif et de la vigueur qui caractérisent la vraie poésie. Démocrite n’accordait donc de la valeur qu’aux œuvres poétiques qui ne sont pas un produit de l’art ou du métier, mais qui sont l’œuvre du génie, comme d’ailleurs Platon. Il opposait à l’œuvre éminemment belle du poète inspiré, les productions médiocres du travail et de la réflexion, position que les romantiques défendront et qui est au centre de l’opposition du classicisme et du romantisme. Cicéron a rendu l’idée de l’enthousiasme par l’« énergie divine qui est dans l’âme ». Selon Démocrite, le génie poétique comme le don prophétique (la divination intuitive) est propre à une nature exceptionnelle apte à entrer en communication avec le divin. L’œuvre poétique, l’œuvre de génie et la divination intuitive s’expliquent par deux éléments : d’abord par ce naturel spécial, puis par l’intervention d’une énergie divine dont l’action est comparée à celle d’un souffle. Les textes ne précisent pas quels sont les rapports entre le naturel et l’inspiration divine. Pour Démocrite, ce n’est pas le daïmon mais l’action des « grands spectres » qui intervient. Ce qui pose le problème de la nature de l’instance « inspirante » : dieu, muse, daïmon, dans la tradition grecque et païenne. Puis plus tard, avec la diffusion du christianisme, démon ou ange. Enfin, par quelque « revenant » dans la tradition littéraire fantastique. 245 Delatte (A.), Les conceptions de l’enthousiasme chez les philosophes présocratiques, Paris, les Belles-Lettres, 1934, p. 5. 246 Ellrodt (R.), « Origines et contraintes de l’inspiration poétique », in L’Acte créateur, Etudes réunies par G. Gadoffre, Paris, PUF, 1997, p. 108-109. 247 Delatte (A.), op. cit., p. 28. 54 Platon va reprendre les données de ses prédécesseurs et élaborer une doctrine beaucoup plus nettement organisée. Curtius ramène au seul Phèdre, la doctrine de l’inspiration platonicienne. F. Heidsieck élargit à trois ouvrages : le Cratyle, Ion, et Phèdre et définit les lignes maîtresses de cette doctrine platonicienne de l’inspiration : la création poétique, toute Musique, est belle et divine. Le poète est un possédé, qui ne sait pas la vérité de ses paroles, mais parle vrai, si le dieu par lui parle. Le spectateur, l’auditeur en face de l’œuvre reçoit ce rayon de beauté. Il entend le dieu, non le poète. Par sentiment et dans un pur plaisir, non par sa raison, il éprouve ainsi la réminiscence du divin. Le philosophe se fie au seul logos. Sa raison découvre la Beauté dans la réalité de son idée, réalité divine dont il participe à mesure qu’il la découvre. Seule la pensée du philosophe est ailée. La poésie, ailée, elle non plus n’est point une pensée. Cependant la raison autonome et le délire inspiré se peuvent rejoindre. La pensée découvre dans la réalité divine la source et le modèle des beautés sensibles. La Muse sage respecte, dans un délire réglé, la convenance fixée par le législateur philosophe. Dans le Cratyle, Platon nous instruit par l’étymologie. L’âme donne au corps la vie, la respiration qui rajeunit et rafraîchit. Si ce souffle rafraîchissant vient à s’anéantir, le corps périt et meurt. L’âme est donc un principe d’animation. Le Cratyle de Platon saisit l’essence de la notion mais il nous dérobe son histoire. S’il donne l’histoire étymologique de l’inspiration, c’est l’Ion et le Phèdre qui en soutiennent l’essentiel de la problématique qui est celle de la source de la création poétique et de la parole inspirée. L’Ion proclame la possession du poète, la génération divine du poème. Platon ne se contente pas de traduire en termes conceptuels l’expérience de la Muse : « il souligne au contraire, jusqu’à nous faire désespérer de sa tentative, l’irrationalité de cette expérience. Quel scandale en effet pour le dialecticien (mais Platon ne veut pas le couvrir du manteau de Noé) que la philosophie ne fasse pas évanouir la poésie comme désormais inutile. Si la philosophie est vraiment la grande musique, à quoi bon les Muses ! Le scandale est que la poésie demeure, et qu’elle semble au premier regard irremplaçable »248. Du début à la fin de sa carrière, Platon n’a jamais cessé de croire, à l’inspiration divine du poète. Il le dit lui-même dans un passage des Lois : « C’est une vieille croyance que nous avons toujours répétée et qui est approuvée par tout le monde, que le poète, quand il s’assied sur le trépied de la Muse privé de son bon sens. Il laisse s’écouler comme une fontaine, sans l’arrêter, le flot qui arrive »249. Il soutint que dans la poésie, le rythme et l’harmonie produisaient un effet magique, qu’ils lui donnaient de la couleur, et il nomma la tragédie, une Muse rendue agréable250. Que maintient-il de ces doctrines dont il reprend certains éléments ? Si, dans Ion, il reprend l’idée de l’inspiration divine du poète, la théorie des affinités émotives, la découverte du magnétisme spirituel, il rejette cependant ou du moins il n’admet pas le principe atomiste de l’âme. Il se contente de décrire des phénomènes. Mais comme pour les pré-socratiques, on observe un certain flottement dans la détermination des puissances divines de qui provient l’inspiration, tantôt divers dieux, tantôt la Muse, tantôt les Muses, tantôt encore une force divine non spécifiée. Dans l’Apologie, Platon attribue aux poètes et aux devins un naturel enthousiaste, en quoi il reprend la doctrine d’Héraclite. Dans le Ménon, il élargit la théorie au point d’inclure dans la classe des hommes inspirés les politiques qui excellent dans le gouvernement des cités. Platon aurait ainsi trois postérités251 : d’une part, une tradition platonicienne et mystique attentive au travail divin qui s’accomplit dans l’âme. Le rationalisme de Platon à Philon, à Plotin, à Denys s’y amenuise sans cesse, en tous cas s’y subordonne au souci religieux. L’inspiration artistique y est envisagée comme une espèce de la procession religieuse. D’autre part, une tradition aristotélicienne et humaniste qui se prolonge de façon ininterrompue jusqu’au Moyen Age et dont Curtius rend compte admirablement. Moins soucieuse des fins idéales, elle s’attache à la réflexion sur les activités humaines concrètes: dans le sillage des œuvres s’écrivent les Poétiques et les Rhétoriques. Partie d’Aristote et de Chrysippe cette lignée se continue chez Posidonius, Cicéron, Quintilien, Marius Victorinus jusqu’à Chalcidius et Cassiodore. Enfin, une tradition spiritualiste que l’on peut nommer augustinienne et qui remonte de l’œuvre à l’intention qui la suscite. L’art est ici création humaine, faible imitation de la puissance créatrice de Dieu, mais pouvoir autonome du poète qui rivalise avec le pouvoir divin, pouvoir libre, à l’instar de l’initiative de Dieu. Dans chacune de ces trois lignes de développement, parfois entremêlées, mais souvent distincts et sans complémentarité possible, Dieu la nature et le sujet apparaissent comme les trois coordonnées d’une doctrine de l’inspiration. De ces 248 Heidsieck (F.), op. cit., p. 29. Notons que son analyse rejoint celle de Maritain à ceci près qu’il articule art et raison là où Maritain articule raison et poésie. 249 Platon, Lois, IV, 719c, cité par A. Delatte, op. cit., p. 68. 250 Svoboda (K.), op. cit., Resp. 7. 607 A. 251 Heidsciek (F.), op. cit., p. 37. 55 trois pôles, chaque doctrine n’en retient que deux. L’homme et le dieu qui inspire, c’est la lignée platonicienne. L’homme et la nature, c’est la lignée aristotélicienne qui a donné toutes les théories de la mimésis. Enfin, la nature et Dieu, dont Augustin est le meilleur représentant constitue la troisième ligne. Un des termes est-il négligé l’inspiration se confond bientôt avec le pouvoir divin ou l’efficace de la nature252. L’apport spécifique d’Augustin sera la fantaisie créatrice, cette liberté créatrice que Maritain appellera « l’esprit de poésie ». La poétique augustinienne récapitule l’Antiquité et la projette, renouvelée, dans la suite des siècles. Augustin, à la suite de Platon articule le visible et l’intelligible mais il établit des ponts. Il n’abandonne jamais l’image divine et il voit le cosmos entier comme une matrice qui contient en puissance les signes inépuisables de son créateur et que le Créateur a mis dans l’âme humaine. Il y a dans le cosmos une sorte d’obscure aspiration à la gloire incréée. Nous voyons les choses ici-bas « en énigmes ». C’est là la source de la divination du poète. « Des signes furtifs, des signes inexprimés, qui exercent plus ou moins inconsciemment une pression sur l’esprit, jouent un rôle important dans le sentiment esthétique et dans la perception de la beauté »253. 4 PLATON, LA DOCTRINE EPONYME DES QUATRE DELIRES INSPIRES Il existe quatre moyens d’obtenir quelque chose, objet ou information qui permette d’asseoir sa domination sur autrui : par ruse, comme Ulysse, par science, comme Asclépios, de haute lutte comme Héraclès ou par incantation, c’est-à-dire par magie, comme Orphée. « Comment l’homme acquiert-il un pouvoir sur le monde … et sur les autres hommes ? En produisant des procédures rituelles »254. Maritain accroche le grelot de la Muse à Platon et encore le corpus qu’il ramène à deux ouvrages : le Phèdre et Ion qui « sont d’un lyrisme si éclatant qu’on risque de négliger leur signification réelle dans le contexte de la philosophie platonicienne »255. Il n’a pas tort dans la mesure où il s’appuie sur les ouvrages qui font apparaître la théorie sous sa forme la plus élaborée et la plus aboutie, en l’occurrence ces deux ouvrages. De plus, il soumet les Anciens au dynamisme de sa réflexion. Mais ce faisant, il sort de la théorie de l’art à laquelle se réfère saint Thomas. Celui-ci se reportait à la distinction établie par Aristote dans le livre I de sa Métaphysique entre les poètes cosmogoniques et les philosophes. Thomas considérait que seules les philosophes (pour lui les théologiens) étaient les dépositaires de la science divine. Quant aux poètes mythiques, Orphée, Musée et Linus, il rappelait qu’ils donnèrent à entendre que l’eau était à l’origine des choses, ce qui suffisait à les disqualifier 256. Dans Ion, Platon met en évidence la question si controversée de la communication des émotions du poète inspiré aux autres hommes. L’enthousiasme créé chez l’inspiré devient capable d’exercer à son tour une attraction. Le poète devient alors une sorte de médium qui fait communier les hommes dans la même émotion esthétique. D’où le pouvoir de cohésion sociale du poète. C’est un corollaire semblet-il de la doctrine atomiste de l’aimantation et de l’enthousiasme, conception conforme aux lois de la psychologie de Démocrite. C’est dans le Phèdre qu’on trouve sa théorie la plus élaborée257, celle qu’a retenue le Moyen Age latin et que Curtius a repérée. Celle dont Maritain va entreprendre la critique de l’inspiration pour établir sa propre théorie de la Muse. Il rappelle d’abord que Platon suspendait la poésie à une fin suprême : la beauté, en quoi il s’oppose aux surréalistes. Il précise ensuite que Platon établit une double distinction. D’abord il distingue le délire inspiré et ce qu’on appelle aujourd’hui la maladie mentale, distinction que Démocrite, avant lui, avait établie. Auparavant, la médecine associait l’épilepsie et le délire religieux appelé enthousiasme et les considérait comme des affections de la même famille. Platon distingue clairement ces deux espèces de délire : « l’une qui est le résultat d’humaines maladies, l’autre, celui d’une rupture, d’essence divine, avec la coutume et ses règles »258. Elle est essentielle et marque un progrès. Confondre le spasme hystérique et l’extase mystique, la folie et le génie, et même l’innocence maladroite des enfants, des peintres du dimanche, de la muse du 252 Idem, p. 38. Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 114. 254 Froger (J. F.), Le Bestiaire de la Bible, Méolans Revel, éd. DésIris, 1994, p. 397. 255 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 209. 256 Eco (U.), Le problème esthétique chez saint Thomas, op. cit., p. 175, note. 257 Le lecteur se reportera à l’article de Luc Brisson, « Du bon usage du dérèglement » in Divination et rationalité, Paris, Gallimard, 1974, p. 220 à 248, pour toutes les références liées à ce qu’a écrit Platon sur la question. 258 Platon, Phèdre, in O.C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, volume II, p. 61. 253 56 département et l’innocence savante des gens de métier relève d’une régression aberrante et rassemble dans une même indifférenciation ce qui procède de la psychologie et de la psycho-pathologie et ce qui relève de la perspicacité technique. Il est vrai, comme le note un critique, que « tous les phénomènes caractéristiques de l’inspiration sont décrits en termes identiques par les bons et les mauvais artistes ; et nulle investigation psychologique, si pénétrante soit-elle, n’a réussi à déceler des différences entre les processus mentaux qui accompagnent la création d’une œuvre maîtresse et les inspirations d’un goujat de troisième ordre »259. La différence platonicienne fondait la notion d’« état ». Elle semble aujourd’hui remplacée par celle d’« états de conscience altérée », mais c’est le champ de l’anthropologie qui la maintient. L’art tend aujourd’hui à se développer comme une sphère indifférenciée, sans ces « frontières de la poésie » que les Maritain s’étaient employés à distinguer sans les durcir. En dernier lieu, on juge l’arbre à ses fruits, autrement dit, l’artiste à ses œuvres – donc à son œuvre – et à condition d’avoir du goût et peutêtre aussi du jugement. Ce qui signifierait qu’on peut appliquer à l’inspiration des critères indépendants de l’œuvre qu’elle suscite. Est-elle comme le pensait avec insistance Etienne Souriau : « l’appel de l’œuvre à faire », ou est-elle le « secret scellé dans l’œuvre » comme le dit joliment F. Heidsieck ? Est-elle l’œuvre par anticipation – l’idée formatrice – ou la force qui pousse à l’œuvre en général et non à telle œuvre en particulier ? Le problème de l’inspiration et la question de l’idée exemplaire à partir de laquelle travaille l’artiste ont partie liée. Platon procède ensuite à une seconde distinction, qui institue une sorte de classement des types d’inspiration. Il distingue le délire divin selon la nature de l’instance inspiratrice. Il en identifie quatre : « Or, le délire divin, nous l’avons divisé en quatre sections, qui dépendent de quatre divinités, attribuant l’inspiration divinatoire à Apollon, l’inspiration mystique à Dionysos, l’inspiration poétique (...) aux muses, la quatrième enfin à Aphrodite et à Amour »260. On retrouve les deux « états de vie » repérés par Héraclite : le poète et le devin, et le délire du myste, l’autre grande opposition des présocratiques. Selon toute vraisemblance, il s’agit de la folie propre aux rires de purification et aux initiations, qui s’inscrivent dans une nébuleuse de pratiques religieuses marginales par rapport à la cité. Le délire amoureux soulève deux questions différentes. Comment Platon l’entendait-il ? Dans le Banquet (221 a), Platon introduit le Beau en soi comme la plus haute réalité et affirme ainsi implicitement que l’être est beau. Grâce à la réminiscence l’amoureux est mené de la vision de la beauté corporelle à la contemplation des formes intelligibles et de la beauté en soi. Il suppose la philosophie des Idées propre à Platon. Il faut la corriger par la vision chrétienne de l’univers. L’homme est ordonné à Dieu. Par la chaîne des images – de la nature, des œuvres humaines et des images divines que procure la contemplation du Verbe – il remonte la chaîne des participations, qui par le même Verbe, redescendent vers la nature créée et vers elle-même. Cette chaîne est double : intellectuelle et amoureuse, cognitive et affective. Tout ce qui est est, par conséquent, beau. Le désir amoureux, qui est un don de la grâce, meut toute la chaîne, la nature artiste comme l’homme artiste, et trouve en Dieu son objet final261. Ainsi le Désir est cause transcendantale262. Mais si ce désir trouve en Dieu son objet final, il peut s’égarer dans de multiples voies. Ainsi en va t-il de l’amour humain parce qu’il fait partie de ces sortes de « certitudes existentielles » qui sont pour Maritain comme le terreau naturel du lyrisme. Et qui procède de l’idée que le cosmos n’est pas seulement une profusion d’images, de vestiges, de signes, mais que les choses sont imbibées d’amour et de l’Eros qui est alors comme une tendancialité naturelle. Maritain comme souvent théorise d’une manière originale et dans le cadre d’une théorie de l’être qui implique que le bien est coextensif à l’être, le bien mais aussi l’amour. Si l’être est surabondant et communicatif de soi, s’il se donne, l’amour est justifié. Cet éros, cet amour naturel qui est coextensif à l’être et qui met en toutes choses à tous les degrés de l’être, une indéracinable et multiforme tendancialité – est la source même de la connaissance par connaturalité. Le désir agit comme cause transcendantale en tant qu’attracteur et en tant que diffuseur. Il attire à soi et il répand sa lumière ou sa 259 Osborne (H.), Asthetics and Criticism, p. 161, cité par Mikel Dufrenne, le Poétique, Paris, PUF, 1973, p. 175. Platon, Phèdre, op. cit., p. 61. Dans La naissance de la tragédie Nietzsche va ramener cette interprétation à une opposition dualisante entre Apollon et Dionysos. 261 Besançon (A.), op. cit., « Sur une remarque d’U. Eco », pp. 222 sq, . 262 Pour une analyse illustrée de cet aspect, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage de Jean-François Froger, La voie du désir selon Eros et Psyché, éd. DésIris, Méolans Revel, 1997. L’auteur fait l’analyse du désir dans cet aspect de cause transcendantale à partir du mythe de Psyché tel qu’il est raconté par Ovide dans Les Métamorphoses. 260 57 chaleur, comme le soleil. Aussi voit-on paraître dans l’œuvre, la cause, la source, qui produit l’être comme désirable, comme beau. L’œuvre doit manifester en vertu d’un principe spirituel un pur éclat, éclat spirituel caché qui est l’éclat de l’Eros qui imprègne tout. On conçoit que Maritain ait été frappé par la théorie des quatre délires inspirés. Elle postule une base anthropologique et religieuse à l’inspiration. Elle la pose d’emblée comme un « état » et non comme une essence, elle distingue quatre sphères de la vie humaine liées aux grandes préoccupations de l’humanité : le temps, le double absolu de Dieu et de l’amour. Son désir de connaître l’avenir, son aspiration à communiquer avec le Dieu ou les Dieux qu’elle reconnaît. L’amour enfin qui joue un rôle central dans la vie humaine et que Jacques Maritain n’a pas négligé et a courageusement abordé 263. Il est lié à la Beauté comme Platon le concevait déjà dans le Banquet et donc au désir. Amour – Beauté – Désir : la lourde tresse de la jeune fille qui marche dans sa rumeur d’oiseaux. L’inspiration noue un faisceau de questions dont la plus redoutable est la suivante : à quoi donc le désir est-il ordonné ? Dieu est le suprême désirable. Il l’est en tant qu’il attire, non en tant qu’il comble un manque, le manque est creusé dans ce qui est, pour le faire être plus encore. Mais le désir de Dieu est dans l’homme désir de soi. C’est méconnaître gravement l’acte de création que de le calquer sur le rapport maître-esclave ou fabriquant – fabriqué. C’est parce qu’il y a un écart entre l’amour et la beauté que le désir de soi et le désir de Dieu aspirent à être rendus à leur unité. C’est bien sûr le lyrisme amoureux qui fait jaillir toutes les harmoniques. Le poète qui chante l’amour – et cet amour-là en particulier, pour Marie, Elsa, Hélène, et les autres –, chante un mirage et une illusion, car c’est le plus souvent un amour de convoitise où le désir charnel tient la place essentielle. L’aimant se donne à l’aimé certes, mais en imagination et le don total de soi-même que le plus sincèrement du monde il s’imagine faire n’est qu’un déguisement par où l’esprit en lui couvre d’une parure royale le désir des sens, – ou tout autre système de désirs et d’intérêt – et dont l’espèce se sert pour ses propres fins en trompant l’individu, ou l’individu pour ses propres fins en trompant un autre être humain. Il chante le désir d’atteindre ce paradis terrestre de la nature dont le rêve hante l’inconscient de notre race: l’amour fou entre l’homme et la femme, cette gloire et ce ciel d’ici-bas où prend réalité un rêve du fond des âges consubstantiel à la nature humaine, et dont tous les chants d’hyménée chantés le long des siècles d’autrefois révélaient la nostalgie inhérente à la pauvre humanité. Exultation qui évoque les chants nuptiaux et les danses nuptiales des oiseaux. Ce désir est un désir de l’espèce : « une force furieuse immensément plus ancienne que l’individu »264. Maritain apporte également un autre élément d’explication à ce phénomène anthropologique de l’inspiration amoureuse à partir de sa théorie du signe magique et du signe logique. Tout signe pratique a besoin pour sa mise en œuvre d’une charge affective dont il tient son efficacité symbolique. Dans le domaine pratique la raison doit drainer vers l’acte à poser tout l’humain et tout l’animal. Dans le régime solaire du primat du Logos, ce qu’il y a de vital dans la pensée magique demeure mais le magique comme tel disparaît parce qu’il était lié au signe magique : « Pour autant que les signes dont use l’être humain seront ressaisis par le psychisme propre à l’imagination, du rêve ou de l’instinct, pour autant revivra la magie. Ainsi en arrive t-il avec les effets de l’amour. Celui-ci, en naissant, tend à susciter en même temps un afflux de pensée magique et de signes magiques »265. Le délire divinatoire semble correspondre à un désir encore plus antique que l’amour dans l’humanité. « Autant que du bon sens dont parle Descartes, on pourrait dire de la divination qu’elle est la chose du monde la mieux partagée. Nulle société, au long de l’histoire humaine, qui ne l’ait à sa façon connue et pratiquée »266. Connaissance des événements singuliers, des carrières de vie et aspiration au savoir total, à l’omniscience que le monde chrétien ne reconnaîtra qu’à Dieu seul elle est une attitude mentale, une institution sociale, et une logique générale qui conduit à l’exclusion systématique du hasard. Georges Dumézil note très justement que le délire divinatoire est le plus difficile à exprimer graphiquement267 et introduit deux types d’art divinatoire : celui qui utilise et interprète les signes à des fins de connaissance de l’avenir et celui qui consiste à se laisser posséder 263 Approches sans entraves, Librairie Arthème Fayard, 1973, in O.C., Paris et Fribourg, éd. Saint-Paul et Fribourg, 1992. volume XIII, in O. C., chapitre IX, « Amour et amitié », pp. 705 sq. 264 Idem, p. 746. Voir également l’étude de René Mougel, « A propos du mariage des Maritain. Leur vœu de 1912 et leurs témoignages », Cahiers Jacques Maritain, n° 22, Juin 1991, p. 5-44. 265 Maritain (J.), « Signe et symbole », in Quatre essais, op. cit., p. 143. 266 Vernant (J. P.), « Parole et signes muets », in Divination et rationalité, op. cit., p. 9. 267 Dumézil (G.), « Les quatre pouvoirs d’Apollon », in Mythe et épopée, Esquisses de mythologie, Quarto Gallimard, 1987, volume II, pp. 61 sq. 58 par le dieu et à lui servir d’instrument pour qu’il prononce son oracle. C’est la divination « inspirée » gouvernée par Apollon dont le monde grec a fait le dieu privilégié des Muses : le mythe informe du lien étroit qu’entretient la divination avec l’inspiration, et peut-être une sorte de primat de ce type d’inspiration dans l’histoire religieuse de l’humanité, sinon ontologique, du moins chronologique. Dans le monde grec, l’oracle, c’est la conjonction d’un lieu insolite et d’une personne insolite. Surtout, partout où il y avait de l’eau il y avait une source possible de prophétie : Didyme et Delphes sont les lieux les plus connus. Il n’a jamais été établi qui a été la première sibylle, ni laquelle de Cumes ou d’Erythrée, la juive ou la Babylonienne était la plus ancienne268. Surtout, face à Apollon, Asclépios va dresser des autels : le diagnostic médical n’est-il pas une sorte de divination ? Le délire divinatoire : l’oracle – la parole divinatoire – ressortit en effet à la plus haute fonction : l’administration du sacré. Même dans le monde des hommes, la parole est soit directement comprise, soit traduite par des interprètes. Mais la parole sacrée – ou inspirée – n’est pas à la disposition de n’importe qui, elle dispose au contraire de médiateurs hautement spécialisés,– les prêtres, les brahmanes, les prophètes en fonction des contextes historiques et de l’état de l’humanité (loi naturelle, loi hébraïque ou régime de la grâce). Ce sont les hommes sacrés, comme elle-même, les prêtres ou les Pythies. Le mage romantique va tenter de retrouver ou de redonner à la parole poétique ce statut particulier où se mêle l’orphisme, le prophétique, une vague prescience ou cette connaturalité à l’histoire soulignée par Jacques Maritain. Dans le monde grec, c’est par une croissance spontanée de la part attribuée à la musique dans la vie des Grecs et par le développement des activités – poésie, danse –, qu’elle animait que doit s’expliquer cette promotion. L’oracle traduit « le langage des dieux » d’une manière générale mais il est lié à un dieu particulier, Apollon, dieu solaire, dieu de la divination par inspiration269, de la musique, parce qu’elle met en branle les facultés divinatoires, et des mathématiques. Mais il est aussi un dieu guerrier qui perce ses ennemis de ses flèches. L’arc permet une forme particulièrement efficace d’action guerrière, analogue en cela aux traits de la parole. Apollon est un dieu qui purifie et qui guérit. L’articulation de l’oracle et de la lyre se laisse interpréter aisément. Par l’oracle, Apollon communique la volonté ou les avis de Zeus à des interprètes humains. Par la lyre ou par les Charités musiciennes que porte sa statue il montre aux hommes comment ils peuvent se faire entendre agréablement aux dieux. Grâce à lui, les deux voies inverses de communication entre la terre et les sommets de l’Olympe sont maintenues en service. Mais il n’y a pas inégalité d’essence ou de valeur entre la musique ainsi dégagée et l’autre attribut de même niveau : le pouvoir oraculaire. L’Inde distingue deux types de voyants : le brahman et le rsi. Le premier est lié aux rites, aux formules et aux gestes immuables, l’autre ouvert à la création poétique. Il y a l’officiant et le voyant. Sagesse de l’Inde. Surtout, l’art divinatoire se fonde sur la croyance de la possibilité pour l’être humain d’entrer en contact avec l’invisible sur le plan bénéfique ou maléfique. La magie se conçoit comme la manipulation d’un principe divin par un rituel approprié. Elle est fondée sur la ritualité de l’âme qui produit des procédures, des protocoles. Comme une entreprise ne peut arriver à bon terme que si la décision est prise au bon moment et selon de bonnes prémisses, il faut que l’intelligence soit informée sur des domaines qui ne relèvent nullement du calcul parce qu’ils y échappent par nature. Autrement dit, la situation du commencement d’une entreprise échappe à tout calcul quant à son succès parce que l’entreprise elle-même entre en jeu dans la situation future. En outre, les entreprises humaines faisant jouer les libertés, aucune prévision n’est possible. L’acte moral – l’acte libre – pris comme tel dans le mystère de la décision libre n’est pas un événement de ce monde, il n’appartient pas au monde des configurations et des propriétés de l’être, de la beauté plastique et ontologique de la liberté : il appartient au monde de la liberté. Voilà pourquoi le monde de la divination est ambigu et dangereux. Parce que l’ordre particulier du bien et du mal est irréductible à l’ordre universel de l’être. Comment décider en ce cas d’une action dont on ignore les effets dans l’avenir ? Illusoirement ou aveuglément semble-t-il, sauf si une intelligence sur-humaine indépendante du temps survole le déroulement temporel de l’entreprise et peut donner une information sur son aboutissement. C’est pourquoi les hommes de l’Antiquité consultaient les Auspices. La valeur de telles informations dépendaient alors de la divinité et de l’intelligence du prêtre qui devait lire le signe donné par la divinité : c’est-à-dire l’interpréter. La mise en vers des divagations des Pythies se conçoit alors comme un « art », une technique herméneutique. 268 Lane Fox (R.), Païens et chrétiens, la religion et la vie religieuse dans l’empire romain de la mort de Commode au Concile de Nicée, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997. Chap. V, « Le langage des Dieux ». 269 On distingue deux types d’inspiration divinatoire: la maîtrise des oracles institutionnels, et la mantique. D’après Dumézil (G.), op. cit., p. 62. 59 C’est sans doute ce qui explique le rejet particulier de la divination et de la magie par le prophétisme hébreu. Le statut de la parole prophétique est bien distinct de la parole oraculaire. Le prophétisme hébreu ne procède pas d’opérations symboliques, et ne fait donc pas appel à la magie. Il l’abhorre même. La légitimité du prophète est divine. Le prophétisme hébreu n’a pas le caractère d’une institution sociale. Si on admet avec Maritain qu’une des lois de l’histoire est le passage des sociétés sacrales aux sociétés profanes, il est aisé de concevoir que l’administration du sacré va trouver des formes différentes, conditionné comme il est par les structures religieuses à l’intérieur desquelles il professe. La parole oraculaire va alors changer de statut et sans doute se réfugier dans d’autres sphères que celle de la sphère religieuse. Ainsi peut s’expliquer la prétention du poète à assumer par son verbe une fonction traditionnellement attribuée à des spécialistes, et les conflits, les fardeaux dont subséquemment la poésie se voit chargée avec les errements qui en découlent. Dans le Deuxième discours de Socrate, Platon fait l’apologie du délire divinatoire à travers la personne des prophétesses qui, en proie au délire, ont rendu à la Grèce, nombre de beaux services. Il précise que celui qui, sans le délire des Muses, serait parvenu aux portes de poésie avec la conviction qu’une connaissance technique doit suffire, celui-là est un poète imparfait. L’art seul ne suffit pas, comme Démocrite, il défend cette position. Pour Maritain, on franchit le seuil de l’art « lorsque la création d’une œuvre passe sous le régime non plus du plaisir d’une sensibilité pénétrée d’intelligence, mais de l’intuition créatrice, qui naît dans les plus secrètes profondeurs de l’intellect. Car la vraie activation vitale par laquelle la libre créativité de l’esprit s’exprime avant tout, c’est cette intuition créatrice ou poétique à laquelle est suspendue, dans sa singularité parfaite de cosmos unique, œuvre entière à engendrer dans la beauté » 270. La notion d’inspiration poétique appartient-elle aux seuls Grecs ? Les épopées des autres peuples ne contiennent rien d’analogue. Pour accepter l’idée d’inspiration il faut admettre que l’activité volontaire de l’ouvrier était étrangère à son œuvre et que ses productions les plus parfaites étaient obtenues comme un don, sentiment porté à un haut degré et qui semble particulier à ce peuple. Les autres peuples en revanche connaissent l’inspiration divinatoire, la transe et la possession. D’où l’exceptionnel intérêt de la classification platonicienne, qui permet de rendre compte du phénomène beaucoup plus largement et dans le cadre d’une anthropologie. Quant à Dionysos, il était à l’origine une divinité liée aux rythmes agricoles. Son culte consistait essentiellement en fêtes rituelles qui, au moment des semailles ou des moissons par exemple, permettaient symboliquement d’entrer en communion avec les forces de la nature, vieux rêve qui sans doute hante l’inconscient de la race humaine. L’expérience d’exaltation, de transe extatique et de violence transgressive promet richesse et fertilité. Elle est liée au culte dionysiaque, mais n’appartient pas comme telle à la ligne typique de l’inspiration. A ce titre, Dionysos apparaît plutôt comme incarnant une sorte de sacré archaïque et autochtone. L’inspiration poétique est pour Platon tout à fait décisive : devant « l’homme droitement délirant », s’efface la poésie de ceux qui ont toute leur tête. Dans Le Banquet, Platon distinguait de la technè, la poiésis, et il appelait proprement mousikè, par quoi il entendait non seulement la musique mais tout genre d’art qui dépend de l’inspiration de la muse. La poésie donc, tout en animant l’art, le transcende271. Autrement dit, pour Platon, l’art seul ne fait pas le poète. Toute la question de l’inspiration tourne autour du statut de l’inspiré. Le problème tel que le posait Platon est déjà formulé sous les auspices du délire, de la folie inspirée. Que signifie donc le mythe de la Muse, c’est la question que se pose Maritain. Il signifie principalement que pour Platon, « la poésie a sa source ailleurs que dans l’intelligence humaine, en dehors d’elle dans la patrie éternelle et transcendante des Idées subsistantes »272. La conception platonicienne ressemble dans le domaine de l’art, à la conception averroïste de l’intellect séparé dans le domaine de la connaissance. C’est en vertu de cette séparation totale de l’inspiration poétique et de la raison, que pour Platon – comme d’ailleurs pour les Surréalistes –, la poésie relève uniquement de la déraison. Conséquent envers lui-même et sa philosophie, Platon chasse les poètes de la cité. Non sans avoir préalablement opéré une dernière division dialectique entre ce qui relève de la teknè et ce qui relève de la mousikè, c’est-à-dire des mesures mélodiques, de la Muse. Il reste qu’il a légué un problème difficile : celui de la source de l’esprit créateur. 270 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 54. Brazzola (G.), « La poésie et les sources créatrices de l’esprit », Recherches et débats du C.C.I.F., n° 19, juillet 1957, Paris, Fayard, p. 70. 272 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 211. 271 60 « Y a t-il donc une solution vraiment philosophique au débat de la raison et de la poésie ? Peut-on montrer que, malgré tout, la poésie et l’intelligence sont de même race et de même sang, et s’appellent l’une l’autre ? Peut-on montrer que la poésie non seulement requiert la raison artistique ou technique pour ce qui est des voies particulières du faire, mais bien plus profondément, dépend de la raison intuitive dans son essence et jusque dans la touche qu’elle comporte ? »273 De l’aveu même de l’auteur, c’est le sujet même de l’Intuition créatrice. Les poètes ne disent souvent pas autre chose. Pablo Neruda, évoquant Rojas Gimenez écrit que « la folie, une certaine folie, va souvent de pair avec la poésie. (…) Pourtant, la raison l’emporte et c’est la raison, base de la justice qui doit gouverner le monde »274. L’expérience créatrice s’exprime sur un mode particulier qui est décrit comme « des images ou (…) des concepts non portés à l’état de pensée rationnelle mais encore ruisselants d’images car ils sont employés alors en cet état naissant où ils émergent des images comme Vénus sort de la mer »275. Cette expérience, Maritain lui donne un nom particulier, la mousikè, en hommage à Platon qui avait reconnu cet élément de délire – redécouvert par les surréalistes, et avant eux, les Romantiques –. Comme lui il admet cet élément de délire comme constitutif de l’expérience poétique, jusqu’à formuler l’idée même que « les plus parfaits poètes sont des fous usant d’une raison infaillible »276. La problématique de Platon pose la question de l’inspiration, de sa nature, de son origine qu’il avoue extérieure. Maritain s’élève contre cette idée d’une transcendance de l’inspiration. Mais pour résoudre la difficulté, il lui faut affronter deux problèmes : celui de l’inconscient d’une part et celui de la nature de l’intuition poétique, qu’il va devoir distinguer soigneusement de l’inspiration. Cette intuition qui naît de l’inconscient, et que le poète connaît mais qu’il connaît, comme dirait Bergson, « sur le rebord de l’inconscient ». C’est proprement le « chemin de poésie et de raison ». 273 Idem, p. 216. Neruda (P.), « diré que locura, cierta locura, anda muchas veces del brazo con la poesia.(…). Sin embargo, la razon gana la partida y es la razon, base de la justicia que debe gobernar al mundo ». J’espère ne pas avoir rêvé cette citation. 275 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 387-388. 276 Idem, p. 236. 274 61 CHAPITRE II - L’INCONSCIENT SPIRITUEL : La nuit de l’esprit créateur 1 L’INCONSCIENT La révolte contre l’impérialisme freudien est une réaction récurrente. Il n’y a pas si longtemps, la protestation s’élevait contre les critiques freudiens qui se figurent que seul l’inconscient est rusé. Mais comme l’écrit non sans sarcasme un auteur non moins rusé : « quand bien même il le serait tout autant qu’ils le croient, un grand écrivain dans son travail l’est sans doute bien davantage »277. C’est moins contre Freud que contre Platon et les Surréalistes que Maritain critique la notion d’inspiration. Il en décrit le fonctionnement et la spécificité. Mais il ne peut pas ne pas rencontrer le freudisme. D’abord parce que c’est à Freud qu’on accorde la découverte de l’inconscient même si Maritain rappelle que les Anciens le connaissaient, ensuite parce que de 1920 à 1940, c’est-à-dire dans cette période d’entre deux guerres si décisive par bien des aspects, le freudisme a régné sans partage. Seuls, quelques rares intellectuels ont résisté à son influence. Malraux, sans véritablement croire en la notion d’inconscient, en admettait l’importance : « Freud a vraiment changé le cours des fleuves »278 dit-il à Roger Stéphane dans un entretien. Dans le style fastueux, sibyllin voire incompréhensible dont il avait le secret, il énonce quelques vérités cardinales: « (…) Nous nous sommes aperçus que la raison ne remplaçait pas du tout les valeurs religieuses ; il y a une expérience saisissante: c’est, précisément dans la civilisation de la raison qu’il y a eu l’irruption de l’inconscient et que nous ne pouvons évidemment pas nous mettre à prendre ce que nous a apporté la philosophie des profondeurs, mettons très simplement la psychanalyse, comme une dépendance de la raison. Ce que je voulais mettre en lumière, c’était: nos chers amis les intellectuels ont un peu trop l’habitude de nous faire croire que l’essentiel d’un homme se confond avec ce qu’on ne connaît pas. (…) »279. Mais il restait cependant sceptique. Ce qui le gêne avec Freud, et sans doute n’a-t-il pas tort, c’est qu’au bout du compte, il aboutit à :« ce que j’apporte, c’est que le problème essentiel d’un homme est toujours lié à un segment de son expérience psychologique »280. L’analyse qu’il opère dans le domaine de l’art, pour sibylline qu’elle soit n’en est pas moins fort perspicace. Evoquant le vautour prétendument caché dans les jupes de la sainte Anne du tableau de Léonard de Vinci, il ne dissimule pas un scepticisme cultivé : « Notre époque croit aux secrets dévoilés. D’abord parce qu’elle pardonne mal son admiration, ensuite parce qu’elle espère obscurément, parmi les secrets dévoilés, trouver celui du génie. Léonard était un enfant naturel, obsédé par le phantasme d’un vautour. La fanatique investigation qui fait apparaître ce vautour dans la Sainte Anne nous enseigne bien sûr ce qui nous contraint, après quatre cents ans à chercher là cette figure cryptique. Et bien fragilement si, comme il est probable, cette partie du tableau (où le vautour est suggéré par la tache plus que par le dessin, que nous devons cerner) n’a pas été peinte par Léonard – qui a dessiné maintes draperies semblables privées de tout vautour. Pauvres secrets des quelques hommes qui fondèrent l’honneur d’être homme, arrachés à la mémoire, avec des airs malins, comme des dérisoires momies à des pyramides! Hugo était obsédé par l’œil, mais ce qui nous retient n’est pas l’œil de la conscience, c’est que la Conscience soit un poème, que la Sainte Anne soit une admirable création, avec ou sans vautour. Les limites que pose la biographie, son enseignement négatif (…) lui interdirent de faire plus que circonscrire le génie; quant aux secrets, comme les “conditionnements”, ils deviennent vains là où l’art commence : à la qualité. Combien de possédés à tête de vautour ont peint sans le savoir de confus rapaces dans leurs tableaux oubliés! Sous l’artiste on veut atteindre l’homme. Grattons jusqu’à la honte la fresque; nous finirons par trouver le plâtre »281. La problématique des rapports du conscient et de l’inconscient appartient à l’histoire de la 277 Pommier (R.), Assez décodé, Paris, Roblot, 1978, p. 87. Dans un contexte il est vrai très particulier et dans le cadre d’une polémique un peu oubliée. 278 Stéphane (R.), André Malraux, Entretiens et précisions, Paris, NRF, Gallimard, 1984, p. 73. 279 Idem, p. 72. 280 Idem, p. 73. 281 Malraux (A.), Les voix du silence, III, cité par Roger Stéphane, op. cit., p. 74. 62 philosophie et des sciences humaines avant de devenir l’apanage de la psychanalyse. Si le freudisme lui a imprimé un dynamisme et une perspective particulière, la réflexion sur la question est très largement antérieure à la découverte freudienne de l’inconscient psychique ou freudien. Au cours d’une rencontre entre Michel Foucault et Noam Chomsky, la question de la « création libre à l’intérieur d’un système de règles » est posée. Or, l’art, comme la langue, (envisagée comme un ensemble fini permet de produire des énoncés infinis, comme l’a formulé M. Foucault) postule la création libre à l’intérieur d’un système contraignant de règles – elles-mêmes contraignantes –, conditionnée par le « quale » sensible. Au cours de cet entretien, qui réunissait un linguiste et un épistémologue sur des questions philosophiques, et qui visait à évoquer la théorie mathématique de l’esprit sous l’angle de l’épistémologie, Foucault fit remarquer à son interlocuteur que selon Descartes, l’esprit n’était pas très créatif : « Il voyait il percevait, il était illuminé par l’évidence. (…) Je ne peux pas voir de création au moment où l’esprit, selon Descartes, saisit la vérité, ni dans le passage d’une vérité à l’autre »282. Il fait ensuite remarquer que, « au contraire [il] trouverait ] chez Pascal et dans tout le courant augustinien de la pensée chrétienne l’idée d’un esprit en profondeur ; d’un esprit replié dans l’intimité de soi, touché par une sorte d’inconscience, et qui peut développer ses potentialités par l’approfondissement de soi »283. Il y aurait également chez Leibniz l’idée que « dans la profondeur de l’esprit s’intègre un réseau de relations logiques qui constitue en un certain sens l’inconscient rationnel de la conscience (…)»284. Tout le courant de réflexion autour de la problématique du conscient et de l’inconscient est effectivement lié à Augustin plutôt qu’à Thomas d’Aquin. Mais Maritain, là encore est plus nuancé que la moderne psychologie. L’idée d’un inconscient rationnel peut présenter quelque chose de révoltant pour la raison : c’est un oxymore. Entre l’idée de Leibniz – dont le rêve de langue universelle peut s’interpréter comme une tentative d’unifier le monde des choses et le monde des signes –, et le courant qui va d’Augustin à Pascal, il y a cependant une profonde différence : le courant augustinien postule l’intuition qu’il conçoit comme illumination tandis que Leibniz rationalise l’inconscient lui-même. Cette potentialité à être « touché » est essentielle puisqu’elle admet l’idée d’émotion. S’il faut inscrire Maritain dans un courant, c’est bien évidemment dans celui qui va d’Augustin à Pascal… Il distingue en effet deux types de raison : la raison logique et la raison intuitive, celle-ci étant la condition de possibilité de ce « toucher particulier ». Sinon, il ne reste plus qu’à admettre que l’émotion esthétique est tributaire de l’éducation et relève uniquement de la sphère du social. De même que la création. Or, le postulat de Maritain dans le domaine de la perception esthétique comme dans celui de la création – même si certains acquis sont nécessaires –, c’est que l’œuvre d’art atteint l’homme dans ses puissances intérieures, plus profondément et de façon plus insidieuse que toute démonstration contraignante ou sophisme. « Car elle le frappe avec deux armes terribles, l’Intuition et la Beauté, et à la racine unique de toutes ses énergies, intellect et volonté, imagination émotion, passions, instincts et tendances obscures »285. Si Maritain ne partage pas l’enthousiasme de son temps pour le freudisme, il reconnaît la grandeur de la découverte et même ne cache pas le tribut de reconnaissance qu’on doit à Freud. Descartes a fait de la notion d’inconscient psychologique une énigme contradictoire lorsqu’il a défini l’âme par l’acte même de la conscience de soi. « Freud et ses prédécesseurs ont donc droit à notre reconnaissance, pour avoir obligé les philosophes à reconnaître l’existence d’une pensée et d’une activité psychologique inconscientes »286 que les Scolastiques n’ignoraient pas, mais ils considéraient l’âme humaine comme une réalité substantielle dont la nature n’était accessible qu’à l’analyse métaphysique : « c’était une entéléchie spirituelle informant le corps vivant, et un agent opérant distinct de ses opérations »287. S’ils ne se sont pas souciés d’élaborer une théorie de la vie inconsciente de l’âme, leurs doctrines impliquent son existence. En revanche, il ne reconnaît pas plus la validité des théories de Jung qu’il n’admet l’existence d’un inconscient collectif, ou comme Jung semble le faire, d’une hérédité psychologique grâce à laquelle les représentations archétypiques seraient transmises à notre 282 Foucault (M.), « De la nature humaine, justice contre pouvoir », Entretien avec Noam Chomsky, in Dits et écrits 1954-1988, tome II, 1970 -1975, Gallimard, 1994, p. 479. 283 Ibid. 284 Ibid. 285 Maritain (J.), La responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 174. 286 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 222. 287 Ibid. 63 inconscient. Il récuse également l’idée d’un Inconscient collectif conçu comme une entité supraindividuelle à laquelle chacun participerait. Mais il ne s’explique à ce sujet qu’au détour d’une note dans son Carnet de notes, au chapitre III, « Notre premier voyage à Rome »288: « Je pense plutôt que chacun de nous, tout au long de sa vie mais plus particulièrement pendant son enfance, subit l’influence par « contagion » dans ce que j’appelle l’inconscient de l’esprit, de ce qui travaille consciemment ou inconsciemment la mentalité de ses contemporains et qui s’exprime par des signes dont l’impact peut du reste être tout à fait fugitif ou imperceptible, c’est alors que cet impact est le plus pénétrant, parce qu’il est luimême inconsciemment enregistré. Plus généralement, je pense qu’en chacun de nous, l’inconscient de l’esprit, tout au cours de la vie mais plus particulièrement durant l’enfance, reçoit l’impact (d’autant plus pénétrant qu’il est lui-même inconsciemment enregistré) d’un univers infiniment multiple de formes, signes et symboles émanant du milieu culturel où il est plongé. Or, un tel univers de formes, signes et symboles est un univers historiquement constitué, il porte en lui les vestiges toujours actifs des époques culturelles précédentes et d’un immense passé. Il semble donc qu’au sens que je viens d’indiquer on devrait remplacer la notion d’inconscient collectif par celle d’influence inconsciemment reçue par chacun (à des degrés divers) de la communauté culturelle et celle d’hérédité psychologique par celle d’hérédité culturelle. On verrait alors comment les perspectives mentales ou attitudes mentales dont dépend le modus significandi consciemment employé par nous peuvent résulter de l’impact, sur l’inconscient de notre esprit, des formes, signes et symboles émanant de la communauté culturelle ; et on verrait du même coup comment de tels signes, formes ou symboles peuvent être des « archétypes » remontant au plus lointain passé. (Sans oublier que le mot archétype peut se rapporter, non seulement à des formes primitives historiquement transmises mais aussi à des structures ou à des modalités d’action fondamentalement naturelles à l’esprit humain, qui peuvent se manifester chez les uns et les autres par simple convergence spontanée, n’impliquant nulle influence et nulle transmission historique) »289. Il semble que ce soit l’idée la plus proche des deux types d’inconscient dégagée par G. Devereux290. L’inconscient pour lui est composé de deux éléments : ce qui n’a jamais été conscient, c’est-à-dire ce qui a été d’abord conscient mais refoulé par la suite, et qui est constitué par les traces d’empreintes mnésiques laissées par les expériences, de quelque ordre qu’elle soit, fait avérés ou émotions, fantasmes, états somatiques. Il comprend également les mécanismes de défense et la majeure-partie du Sur-Moi. Ce matériel refoulé peut à son tour se diviser en deux groupes : le segment inconscient de la personnalité ethnique – à distinguer soigneusement de ce que G. Devereux appelle l’« inconscient racial de Jung » –, et l’inconscient idiosyncrasique. Le segment inconscient de la personnalité ethnique est cette part qu’il possède en commun avec la plupart des membres de sa culture. Il est composé de tout ce que, conformément aux exigences propres de sa culture, chaque génération apprend elle-même à refouler puis, à son tour, force la génération suivante à refouler. Il s’acquiert. La culture met en effet au service de ses membres un ensemble de moyens défensifs pour lui permettre de refouler ses pulsions culturellement dystones. Aristote avait semble-t-il fort bien perçu l’une des fonctions de l’art, – fonction cathartique – mais dans un contexte naturaliste où la purgation s’exerçait sur des émotions supposées universelles. La tragédie peut s’entendre dans cette perspective comme l’un des moyens que la culture grecque met à la disposition de ses représentants pour refouler les pulsions réprouvées par la société. 2 LA CRITIQUE DU FREUDISME ET LA TOPIQUE DE L’INCONSCIENT Maritain n’a donc rien d’un contempteur du freudisme. Lorsqu’il achève en 1959 le volumineux ouvrage que représente la Philosophie morale, il conclut en évoquant les « trois grands chocs intellectuels qui ont ébranlé la confiance de l’homme en lui-même » : le darwinisme, le marxisme et le freudisme291 et il pose avec lucidité et mesure les questions morales que le freudisme soulève. Il met 288 Carnet de notes, op. cit., p. 243. Carnet de notes, op. cit., p. 243-244. Note infra-paginale. 290 Devereux (G.), Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1984, p. 4-5. (épuisé). 291 Maritain (J.), La philosophie morale, Paris, Gallimard, 1960, in O.C. volume XI, Paris et Fribourg, éd. Saint 289 64 « en lumière la vie autonome et l’activité foisonnante de l’inconscient, et les ruses par lesquelles il cherche à prendre empire sur la conduite humaine »292. Mais le résultat, dit-il, est ruineux pour la vie humaine si l’homme « est considéré comme une création des pures tendances infra-rationnelles, de la libido et de l’inconscient de l’instinct, sans que la raison soit censée posséder aucune vitalité et énergie propres, ni exercer d’autre contrôle qu’un contrôle purement extrinsèque sur les forces en conflit dans le déterminisme de la nature, et sans qu’on accorde aucune réalité à l’univers de la liberté qui est l’univers même de la moralité. Le résultat est salutaire si le choc en question nous conduit à reconnaître l’immense univers des instincts et des tendances à la pointe duquel la raison et la liberté travaillent. Alors l’éthique devient plus consciente de la situation concrète (non plus sociale mais psychologique) de l’homme, et de la rencontre des structures précombinées et des déguisements de l’inconscient avec la conscience morale »293. Il convient de distinguer deux moments complémentaires mais différents dans la problématique de l’inconscient tel que Maritain l’appréhende. Il y a la critique du freudisme, son élucidation philosophique d’un côté et il y a de l’autre, l’invention de l’inconscient spirituel, qu’il fonde philosophiquement dans le cadre de sa réflexion esthétique et en réaction critique à Platon et aux Surréalistes. Ces derniers se passionnaient pour les thèses freudiennes. La critique du freudisme se fait d’abord en lien avec une conception de l’homme. « Il n’y a pas chez l’homme comme chez les autres animaux, une sorte de tuf solide de vie instinctive constituant une structure arrêtée de comportement, suffisamment déterminée pour rendre possible l’exercice de la vie »294. Que ce soit par la grâce d’un Dieu créateur ou au cours d’une lente évolution nous avons perdu toutes nos conduites instinctives295. Il n’y a pas en nous une « nature instinctive » où nous pourrions puiser une sorte de sagesse primitive. Chercher à éroder et rejeter la vie rationnelle pour trouver ce tuf solide est pour Maritain une erreur mortelle. Il n’y a pas de « réglage naturel » de la vie instinctive humaine. « Tout le jeu des instincts, si nombreux, si puissants qu’ils soient, reste ouvert chez nous, comporte une indétermination relative qui ne trouve son achèvement normal et son réglage normal que dans la raison »296. En qualifiant l’enfant de pervers polymorphe, Freud méconnaît cette indétermination, il remplace « la potentialité par une constellation d’actualités opposées entre elles », et met ainsi la contradiction au cœur de la vie de l’homme, là où il doit résoudre souvent des antinomies, et il remplace « l’indétermination orientée vers l’actuation normale mais capable de multiformes actuations anormales par un ensemble d’actuations contraires, où ce que nous appelons le normal n’est plus qu’un cas particulier de l’anormal »297. C’est de pervertibilité qu’il conviendrait de parler, car l’indétermination relative entraîne que l’indifférenciation des instincts à tel ou tel stade permet la possibilité de fixations anormales. Mais il y a une différence essentielle entre la non-intégration infantile et la désintégration, toujours compliquée de réintégration anachronique et discordante qui est le propre de l’état pathologique. La mythologie explicative des instincts de vie et de mort n’a à ses yeux pas plus de Paul et Fribourg, 1991, chap. XV, p. 1019 sq. Dans un texte datant de 1943, il formule une critique en règle du courant darwinien qui résume déjà ses positions. Il le décrit comme « un processus d’animalisation de l’homme dans lequel une métaphysique larvée tire profit de toute fausse interprétation des données scientifiques ou sociologiques pour satisfaire un ressentiment caché contre la Raison et contre la dignité humaine. Selon cette métaphysique le genre humain n’est qu’un rameau qui a poussé par hasard sur l’arbre généalogique des simiens ; tous nos systèmes d’idées et de valeurs ne sont qu’un épiphénomène déterminé par la lutte pour la vie des intérêts de classe et des ambitions impérialistes, et masquant cette lutte pour la vie, tout notre comportement soidisant rationnel et libre n’est qu’une apparence illusoire, qui émerge de l’enfer de l’inconscient et de l’instinct ; tous nos sentiments et nos activités apparemment spirituels, la création poétique, la pitié humaine et le dévouement, la foi religieuse, l’amour contemplatif ne sont que la sublimation de la vie des sens ou de la libido sexuelle. L’homme est démasqué, la force de la bête apparaît ». « Qu’est-ce que l’homme », in Les œuvres nouvelles, New York, Editions de la Maison française, 1943, p. 59. 292 Idem, p. 1020. 293 Idem, p. 1022. 294 Maritain (J.), Religion et culture, Desclée de Brouwer, 1930, in O. C., volume IV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 199. 295 C’est ce que répète Pierre-Paul Grassé, le grand systématicien à travers sa formule bien connue : « nous avons deux mémoires ». Nous sommes ainsi extrêmement tributaires de la reprogrammation de la culture à chaque génération. 296 Idem, p 199. « La raison est la règle et la mesure des actes humains », la formule de saint Thomas est citée par Jacques Maritain, Questions de conscience, in O.C., volume VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1982, p. 800. 297 Idem, p. 200. Repris dans « Freudisme et psychanalyse », in Quatre essais, op. cit. p. 86. 65 valeur scientifique que l’Eros et le Thanatos du vieil Héraclite298. C’est à une critique en règle du freudisme que s’attache le chapitre II des Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, ouvrage qui analyse, si l’on s’en souvient, « l’état et le fonctionnement de l’esprit en tant même que son union au corps affecte intrinsèquement sa manière d’être et d’agir »299. « Freudisme et psychanalyse » est une machine de guerre dans la plus pure tradition du genre. Jacques Maritain rend d’abord hommage à son ami Roland Dalbiez, « le premier à élucider philosophiquement le freudisme » et à son ouvrage, sur lequel il s’appuie lourdement : La Méthode psychanalytique et la doctrine freudienne300. Dalbiez s’attache à élucider cette « collaboration du conscient et de l’inconscient dans l’inspiration artistique et scientifique »301. Il retiendra pour les exploiter un certain nombre de thèses et de notions, en particulier la notion d’ « inconscient psychique ». R. Dalbiez expose nettement son propos et son projet en introduction. « Le chapitre I, intitulé l’inconscient [est] d’allure nettement philosophique». D’après lui, les principales difficultés qui s’opposent à la notion d’inconscient ne sont pas d’ordre scientifique. Elles ont leurs racines dans « une certaine métaphysique qui se refuse à reconnaître l’indépendance de l’être vis-à-vis de la conscience »302. Il s’agit bien sûr de l’idéalisme allemand. Dalbiez, thomiste, estime en thomiste « qu’une science de l’être psychique ne peut se constituer sans postuler une certaine indépendance de cet être psychique vis-à-vis de la conscience, et qu’en défendant la réalité du psychisme inconscient, non seulement la psychanalyse mais la psychologie elle-même luttent pour la vie »303. Il remet à la métaphysique l’étude de la substance pour ne revendiquer pour la psychologie que le droit d’explorer les trois couches de l’inconscient : « (...) les tendances innées, les modifications acquises des tendances innées, les actes proprement dits »304. Et à chacune de ces étapes pour se prononcer sur l’existence et la possibilité aussi bien de « l’inconscient cognitif que de l’inconscient affectif ». Maritain va prolonger l’analyse et sans doute il se souviendra de cette distinction dans sa différenciation de la double composante de l’intuition créatrice. Tout d’abord, il ne nie en aucune manière la grandeur de la découverte freudienne mais il la relativise : « Les grandes découvertes sont ordinairement payées dans l’histoire humaine par le renforcement qu’une vérité donnée reçoit de l’erreur qui la parasite et des harmoniques émotionnelles procurées par l’erreur. (…). De même nous pouvons dire que les grandes découvertes au sujet de l’inconscient ont été renforcées et stimulées par l’aberrante philosophie de la vie qui prévalait chez Freud »305. Si ces dernières lignes sont ultérieures à l’ « Essai sur le freudisme », elles ne font que corroborer une analyse qui quoique sévère, est menée avec beaucoup de rigueur et sans haine de l’inconscient dont au contraire Maritain reconnaît l’existence et les méfaits. Fidèle à ses mœurs de scolastiques qui procèdent par rudes distinctions, il distingue dans la psychanalyse trois plans : la méthode psychanalytique, la psychologie freudienne et la philosophie freudienne. « (…) et je dirai tout de suite que sur le premier plan (méthode psychanalytique), Freud apparaît à mon avis comme un investigateur de génie ; sur le troisième plan (philosophie freudienne) à peu prés comme un obsédé ; et sur le deuxième plan, sur le plan intermédiaire (psychologie freudienne), comme un psychologue pénétrant dont les idées, activées par son étonnant instinct de découverte, sont gâtées par un empirisme radical et par une métaphysique aberrante, inconsciente d’elle-même »306. En dernier ressort, pour lui, le freudisme se caractérise comme une tentative pour « dissoudre l’humaine personne dans le monde de l’instinct, du sexe et du rêve »307. Mais il ne nie pas pour autant l’existence de l’inconscient c’est-à-dire d’une vie psychique qui échappe à la conscience et dont les émergences arrivent dans la zone éclairée de la conscience ou de la pré-conscience. Au contraire, il 298 Maritain (J.), Freudisme et psychanalyse, in Quatre essais, op. cit., p. 88. Idem, Préface, p. 54. 300 Paris, Desclée de Brouwer, 1936 ; 1949, volume I et II. 301 Dalbiez (R.), op. cit., tome II, p. 16. 302 Idem, p. 2. Il s’agit de l’idéalisme. 303 Ibid. 304 Idem, p. 31. 305 Maritain (J.), Pour une philosophie de l’histoire, Editions du Seuil, 1959, in O. C., volume X, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg,1985, p. 656. 306 Quatre essais sur l’esprit, « Freudisme et psychanalyse », chap. I, op. cit., p. 61-62. 307 Idem, préface, p. 55. 299 66 assure qu’un certain nombre de faits plaident en faveur d’une telle hypothèse, et en particulier le fonctionnement de l’intelligence et de la volonté – ces deux facultés supérieures selon les thomistes : « Il suffit de penser au fonctionnement ordinaire et quotidien de l’intelligence, pour autant que l’intelligence est vraiment en activité, et à la manière dont les idées naissent dans l’esprit ou dont se produit toute saisie intellectuelle authentique ou toute découverte nouvelle »308, – voilà pour l’intelligence –; « il suffit de penser à la manière dont nous prenons nos décisions libres, quand elles sont vraiment libres »309 – voilà pour la volonté –, « pour comprendre qu’il existe pour l’intelligence et la volonté un monde d’activité profonde et inconsciente d’où émergent les actes et les fruits de la conscience humaine et les perceptions claires de l’esprit, et pour comprendre du même coup que l’univers des concepts, des connexions logiques, du discursus rationnel et des délibérations de la raison, où l’activité de l’intelligence prend une forme définie et une configuration bien établie est précédé par le travail caché d’une vie préconsciente immense et originelle »310. C’est la question des fondements anthropologiques de l’inconscient et son corollaire, celle de ses modalités d’exploration qui soulève pour lui des problèmes. De même, à la question de l’existence d’une vie psychique qui échapperait à la conscience et dont les émergences seules arriveraient dans cette zone éclairée, la réponse est un oui sans réserve. Mais ce oui est moins fondé sur l’analyse de Freud que sur un fondement thomiste, qui est à ses yeux une vérité philosophique bien établie, un axiome du réalisme selon lequel les choses ou objets à connaître existent indépendamment de la connaissance que nous en avons. Axiome qui vaut pour la psychologie comme pour les autres sciences. Pour saint Thomas d’Aquin, l’âme est obscure à elle-même et ne connaît sa propre existence concrète que par sa réflexion sur ses actes. Instincts, inclinations, tendances acquises, habitus, vertus et vices, mécanismes profonds de l’esprit, et tendances radicales mêmes ne parviennent à notre conscience que par leurs effets, et plus radicalement encore l’homme ne se connaît pas dans son essence, ni dans la lumière de sa propre essence. Il ne se perçoit que par une répercussion de sa connaissance du monde des choses. Sa substance lui est cachée, il ne s’aperçoit que réfracté lui-même dans le monde des choses. Ce qu’il conteste c’est la notion d’inconscient freudien liée strictement à la libido, pour le dire dans la langue actuelle. Selon Maritain, et c’est là son reproche le plus grave, l’inconscient est pour Freud le tout de l’homme qui n’est plus alors conduit que par cet inconscient qui règne en maître et le gouverne. Il n’a plus que l’éclairage d’une conscience réduite dont le rôle principal consiste à empêcher les conflits internes de déranger trop gravement sa conduite. Surtout, Freud fait de la liaison entre le conscient et l’inconscient un élément essentiellement pathologique. Par conséquent, les états de conscience dits supérieurs n’existent plus – l’inspiration du poète, l’amour du mystique... – ne sont plus que des transformations et des masques de l’instinct qui rendent toute ivresse humaine irrémédiablement fautive : « des moyens détournés par lesquels une sensualité inhibée dans son exercice normal se satisfait d’une façon insidieuse et voilée ; toute ivresse humaine est spécifiquement sensuelle »311. Wladimir Weidlé partage cette idée selon laquelle « l’idéologie psychanalyste (...) ne connaît que les eaux troubles de l’inconscient et les bouées des moi rationnels qui y flottent à la dérive »312. Il procède à une analyse comparable. Pour lui, elle ne laisse aucune place à l’idée de l’acte créateur conçu comme résultat d’une collaboration de la personnalité humaine prise dans sa totalité avec des forces qui dépassent les limites de l’humain et transcendent la personne. De plus, elle n’a pas ouvert l’inconscient, contrairement à l’illusion communément partagée ; tout au contraire, elle l’a en quelque sorte fermé en le soumettant au contrôle de la raison, à l’action dissolvante de l’analyse rationnelle313. La source de l’inspiration psychanalytique, la puissance stimulatrice de sa pensée a consisté à vouloir étendre le principe déterministe sur le domaine entier de la vie psychique et de chercher dans la féconde nuit de l’inconscient l’origine d’une série causale dont les complexes ramifications pourraient expliquer l’ensemble du comportement humain. C’est aussi dissoudre l’humaine volonté, et l’humaine liberté. Freud rejetait l’expressionnisme comme le surréalisme comme étant du non-art. Il rejetait en particulier les Surréalistes parce qu’il les soupçonnait de confondre les mécanismes qu’il décrivait avec l’art. Ce que W. Weidlé pensera. Il 308 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 219. Idem, p. 219-220. 310 Ibid. Voir aussi le Court traité de l’existence et l’existant, chap. II, § 14. 311 « Freudisme et psychanalyse », in Quatre essais, op. cit., p. 89. 312 Wladimir Weidlé, Les Abeilles d’Aristée, essai sur le destin actuel des lettres et des arts, Desclée de Brouwer, coll. Les Iles, 1936, p. 86. 313 Idem, p. 82-86. 309 67 fallut presque seize ans et le plaidoyer efficace d’un ami admiré Stefan Zweig, pour persuader Freud de recevoir un artiste moderne : ce fut Dali. Les quelques lignes qu’il écrivit le 20 Juillet 1938, à la suite de cette visite sont révélatrices de l’attitude de Freud envers l’art. Il admet avoir changé d’avis car jusque là, il était « enclin à considérer les surréalistes qui semblaient [m’]avoir choisi pour saint patron comme de purs déments »314. La maîtrise technique du peintre catalan le persuada de son erreur. Cette critique résolue n’exclut pas non plus de reconnaître la grandeur de la découverte. Freud a inventé « un puissant instrument d’exploration de l’inconscient, et reconnu le monde redoutable, l’enfer intérieur des monstres refoulés dans l’inconscient »315. Mais il confond l’inconscient lui-même avec cet enfer, qui n’en constitue qu’une partie. Et parce qu’il sépare cette partie de la vie de la raison et de l’esprit316, il pervertit l’instinctivité tout entière (et non pas seulement la partie séparée par le refoulement et devenue parfois hors d’atteinte de la conscience) pour en faire une pure bestialité tapie au fond de l’homme et qui ne demande qu’à s’exprimer selon les modalités du refoulé mises en évidence par le freudisme. Pour Maritain, au contraire de Freud, il existe une instinctivité non pathologique, une instinctivité naturelle et donc bonne, à condition de n’être pas coupée du reste du dynamisme psycho-spirituel. Ce n’est que dans ce cas qu’elle n’est plus qu’une instinctivité pathologique. Tout au contraire, pleinement intégrée dans le dynamisme du psychisme humain, elle constitue une formidable réserve constitutive et structurelle de la créativité de l’homme, individuelle et personnelle qui participe même de la vie authentique de l’homme. A la condition que l’imagination et les sens ne soient pas coupés de l’inconscient animal ou automatique, où ils mènent à eux seuls une vie sauvage, à la condition d’être élevés chez l’homme à un état authentiquement humain où « ils participent en quelque manière à l’intellect et où leur exercice est comme pénétré d’intelligence »317. C’est ainsi qu’il maintient la spécificité de certains états et leur nature spirituelle :« L’ivresse de l’âme lyrique ou religieuse est de soi, spécifiquement spirituelle, et donc spécifiquement distincte de l’instinct »318, mais elle n’en est pas séparée pour autant. Autrement dit, il maintient la distinction entre inspiration mystique pathologique et non pathologique. Les conflits qui provoquent la création artistique ne sont pas tous du même ordre et ne se rapportent pas tous au même niveau psychique : il en est de personnels qui ont une tonalité névrotique et d’autres qui révèlent les abîmes que l’homme porte en lui et qui sont constitutifs de la nature humaine, ou des servitudes de sa condition. Leur caractère est universel, fondamental et simplement humain. S’« il est absurde de résorber le supérieur dans l’inférieur, il est inhumain de les disjoindre »319. Mais une fois cet ensemble de critiques formulé, il lui faut rendre compte de cette instinctivité non pathologique et des états supérieurs, en particulier ces états qu’on dit « inspirés », que ce soit l’ivresse religieuse ou l’ivresse poétique, pour n’évoquer que les plus constitutives. Il lui faut alors repenser la notion même d’inconscient, dans sa nature, son fondement, sa spécificité et dans sa « topique » même. C’est là qu’intervient une des découvertes de Maritain « celle du préconscient de l’esprit qui constitue précisément ce ciel de l’âme »320, où gît le trésor mimétique inconscient, le trésor du soi créateur où les choses attendent de sortir de leur sommeil. Voici « l’inconscient des sources vives», « l’inconscient spirituel », parfois appelé encore le « préconscient de l’esprit » qui doit lui permettre de rendre compte du caractère non pathologique de l’inspiration. La critique du freudisme et le fait d’avoir à rendre compte de ces sources spécifiques à l’acte créateur vont l’amener à élaborer une topique nouvelle capable de rendre compte véritablement du dynamisme souterrain de l’acte créateur. 314 Gombrich (E. R.), « L’esthétique de Freud », in Réflexions sur l’histoire de l’art, sélection de comptes rendus et d’articles, éd. Jacqueline Chambon, 1992, p. 392. Gombrich signale également que dès qu’il en eut les moyens, Freud se mit à collectionner les objets d’art antiques et proche-orientaux. Il invita Léonard de Vinci dans son cabinet de consultation. « Sa monographie de 1910 sur Léonard de Vinci aborde au moins deux peintures de Léonard, la Joconde et la Sainte Anne, comme s’il s’agissait des fantasmes d’un patient ». Mais ajoute Gombrich, il considérait ce travail comme de la fiction romancée. p. 384. 315 Maritain (J.), op. cit., p. 91-92. 316 Opération que les experts apellent le clivage. 317 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 101-102. 318 « Freudisme et psychanalyse » in Quatre essais, op. cit., p. 89. 319 Ibid. 320 Ibid. 68 3 L’INCONSCIENT SPIRITUEL : GENESE DE L’IDEE La thèse du double inconscient apparaît tout au long de l’œuvre de Maritain321 mais elle constitue une réelle refonte des notions freudiennes. De fait, elle apparaît « en germe », dès Art et Scolastique, avec la question : comment l’artiste imprime-til sa marque sur son œuvre ? « Par la façon dont il métamorphose l’univers pour faire resplendir sur une matière une forme devinée dans les choses, cette forme qui « (…) est l’éclat sensible de la couleur ou du timbre, (…) la clarté intelligible d’une arabesque, d’un rythme ou d’un équilibre, d’une activité ou d’un mouvement, (…) le reflet sur les choses d’une pensée d’homme ou d’une pensée divine, (…) surtout, la splendeur profonde de l’âme qui transparaît, de l’âme principe de vie ou de force animale ou principe de vie spirituelle, de force et de passion »322. Ces deux principes renvoient à la distinction établie par les Scolastiques à la suite d’Augustin entre l’anima et l’animus, l’âme dans ses puissances sensitives, caractérisées principalement par les deux puissances du concupiscible et de l’irascible et la puissance rationnelle caractérisée selon saint Thomas par une aptitude à dualiser. Puis dans Situation de la poésie, il soutient l’idée de cet inconscient. Parce que la poésie est une connaissance par mode d’instinct ou d’inclination, en tant même que connaissance ou expérience elle est pour l’essentiel inconsciente. « Nous sommes ici en face d’un inconscient de type spécial, et avant tout spirituel : c’est (…) l’inconscient de l’esprit en source. Tout autre chose que l’inconscient freudien des images et des instincts »323. Mais c’est encore bien insuffisant et cela ne permet pas de rendre compte de l’activité créatrice. La thèse trouve alors sa première expression, déjà achevée dans Pour une philosophie de l’éducation : « Il est très important ici de faire remarquer que le mot subconscient, ou inconscient, couvre deux domaines complètement différents, bien qu’entremêlés l’un à l’autre. Le premier est ce champ que l’école freudienne a exploré avec un zèle particulier, le champ des instincts, des images latentes, des impulsions affectives et des tendances de la vie sensitive, qui devrait être appelé l’inconscient de l’irrationnel dans l’homme. L’autre, négligé par les freudiens, est le champ de la vie des pouvoirs spirituels, l’intelligence et la volonté, prise en ses racines, l’abîme sans fond de la liberté personnelle et la soif de l’esprit qui lutte et fait effort pour connaître et pour exprimer – c’est ce que j’appellerai le préconscient de l’esprit dans l’homme »324. L’élaboration de la thèse se fait donc principalement dans le cadre de l’esthétique et de la critique du Freudisme, mais de fait elle représente un enjeu dans quatre champs différenciés de la culture. En art bien sûr, où il lui faut l’établir et la fonder philosophiquement pour une théorie de l’inspiration et de l’intuition créatrice. Cela lui permet de distinguer l’inspiration authentique et de construire une théorie cognitive de la création. Mais dans le domaine éducatif, l’inconscient représente un enjeu : c’est par rapport à ce dynamisme spirituel préconscient ou supra-conscient qu’il est d’une importance si capitale pour le maître de garder un contact avec l’élève. Il s’agit d’une part de donner à la mystérieuse identité de l’âme de l’enfant, qui lui est inconnue à lui-même et qu’aucune technique ne peut atteindre, l’assurance réconfortante d’être reconnue par un regard attentif, humain et personnel, inexprimable lui aussi en concepts et en mots. Il s’agit d’autre part, de veiller à ce que la jeunesse donne expression à ces impulsions spontanées, poétiques et noétiques, qui viennent de son propre fond et qui lui semblent si fragiles et bizarres parce qu’elles ne sont assurées par aucune sanction sociale325. Enfin d’une manière générale, dans le cadre de la philosophie morale, le grand problème des relations entre le conscient et l’inconscient est un enjeu moral autant qu’esthétique. Il s’agit « d’établir une relation normale entre la partie rêvante et dormante de l’homme et la partie vigilante »326. L’homme est là entre deux écueils, par excès ou par défaut de vigilance. Il peut ainsi arriver que la partie vigilante n’exerce aucune règle, aucun contrôle, ou un pseudo contrôle sur la partie rêvante. L’homme est alors le jouet de tendance inconsciente, qu’un processus de rationalisation mensongère travaillera 321 Situation de la poésie, volume V, p. 39. L’intuition créatrice, chap. III, vol X. « Freudisme et psychanalyse », in Quatre essais, volume VII. La Philosophie morale, volume XI. De la grâce et de l’humanité de Jésus, volume XII. Pour une philosophie de l’éducation, volume VII. 322 Art et Scolastique, op. cit., p. 647. 323 Situation de la poésie, op. cit., p. 870. 324 Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Fayard, 1959, in O.C., volume IX, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1990, p. 815. 325 Idem, p. 815-820. 326 La philosophie morale, Paris, Gallimard, 1960, in O.C., volume XI, Paris et Fribourg, éd. Saint-Paul et Fribourg, 1991, p. 1022. 69 seulement à justifier. Il peut arriver au contraire que la partie vigilante se méfie de la partie rêvante, la tienne en mépris, et la redoute à tel point qu’elle veuille à tout prix devenir consciente de tout ce qui se passe en nous, éclairer de force tous les recoins et mettre la raison consciente et la volonté délibérée à l’origine de tous les mouvements de l’âme. En d’autres termes, un régime despotique à l’égard de l’inconscient ne vaut pas mieux qu’un régime anarchique et que ce qu’il faudrait trouver, c’est un dominium politique, exerçant une autorité sans violence et à base d’amitié, apprivoisant à l’esprit les spontanéités vitales, supposant une certaine confiance en la partie dormante de l’homme. Mais ce qu’il faudrait surtout, c’est reconnaître « l’existence en l’homme de cet autre inconscient que l’inconscient animal de l’instinct, des désirs et des images, des tendances refoulées et des souvenirs traumatiques, qui ne demande qu’à se fermer sur soi comme un enfer de l’âme. Cet autre inconscient est l’inconscient ou préconscient de l’esprit, qui n’est pas séparé du monde de l’activité consciente et des œuvres de la raison mais au contraire en est la source vive. C’est des motions activatrices (…) et du rayonnement de cet inconscient spirituel sur toute l’âme que dépend avant tout le long travail par lequel les spontanéités instinctives peuvent être (…) apprivoisées à l’esprit »327. On voit donc par quoi le freudisme intéresse la vie de l’homme comme il concerne la vie de l’artiste. Dans la vie de l’art et de la poésie, la théorie de l’inconscient implique la doctrine de l’inspiration. Enfin dans le cadre de la théologie, la thèse trouvera sa formulation la plus aboutie à la fin de sa vie dans De la grâce et de l’humanité de Jésus. Elle doit permettre d’aborder les problèmes liés à l’intrication de phénomènes mystiques authentiques parfois entachés de traits psycho-pathologiques. Ce qui suppose un double foyer inconscient. Ce fait lui sera d’ailleurs reproché et ses notions d’inconscient se verront récusées comme différant non seulement de saint Thomas mais de la tradition catholique en général. M. F. Echevarria souligne le projet de « transvalorisation » de Nietzsche qui influença d’après lui Freud et surtout Jung. Il cite en particulier une lettre adressée à Freud par Jung : « la psychanalyse est trop vraie pour connaître dès à présent une reconnaissance publique. Il est nécessaire que circulent d’abord d’abondants extraits et des vulgarisations falsifiées. Tant qu’on n’aura pas établi la preuve, nécessaire, que vous avez été l’inventeur de la psychanalyse, et non Platon, Thomas d’Aquin et Kant, et en même temps Kuno Fischer et Wundt. (…). Ensuite viendra l’âge d’or »328. La topique de l’âme est beaucoup plus nette encore. L’inconscient spirituel va prendre le nom de « supra-conscient » ou « ciel de l’âme », tandis que l’inconscient de la chair et du sang sera nommé « infraconscient ». « Le préconscient ou supra-conscient spirituel n’est pas seulement chez nous la sphère naturelle de l’esprit en source », il est aussi la sphère secrète où en vertu du don surnaturel de Dieu se trouve le foyer de la grâce, le commencement de la vie éternelle »329. Mais c’est dans le chapitre III de l’Intuition créatrice, « La vie préconsciente de l’intellect » que Maritain élabore et théorise cette conception et c’est armé de cette thèse qu’il va ensuite entreprendre de résoudre le problème du divorce entre raison et poésie dans le domaine esthétique. Maritain postule un lieu au-dessus de la raison qui est le lieu de la Muse, le lieu où l’esprit est en source, et qui engage toutes ses puissances, rationnelles, appétitives et sensitives, dans la triple tendancialité du sujet telle qu’Augustin l’a définie : « Au-dessus du monde des concepts et des jugements explicites, des mots, et des résolutions exprimées et des mouvements conscients de la volonté, sont les sources de la connaissance et de la poésie, de l’amour et des désirs véritablement humains, cachées dans l’obscurité spirituelle de la vitalité intime de l’âme »330. Il lui faut alors rendre compte de ce « lieu » où s’enracine l’expérience poétique, cette « nuit translumineuse » et introduire la problématique de l’inconscient. Il faut rendre compte de l’inspiration. L’expérience créatrice s’exprime sur un mode particulier qui est décrit comme « des images ou des concepts non portés à l’état de pensée rationnelle mais encore ruisselants d’images car ils sont employés alors en cet état naissant où ils émergent des images comme Vénus sort de la mer ». Cette expérience, Maritain lui donne un nom particulier, la mousikè, en hommage à Platon qui avait reconnu 327 Idem, p. 1022-1023. Echevarria (M.F.), « Supraconsciencia del espiritu segun Jacques Maritain », Sapientia, volumen LVI, 2001, p. 186. La lettre est cité par R. Noll, The Jung Cult, Princeton, Princeton university press, 1994, trad. Ital. Jung, il profeta ariano, Milan, Mondadori, 1999, p. 178. J’ai traduit le passage. 329 Maritain (J.), De la grâce et de l’humanité de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, in O.C., volume XII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1992, p. 1081. 330 Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 815. 328 70 cet élément de délire – redécouvert par les surréalistes, et avant eux, les Romantiques –, et comme lui il l’admet comme constitutif de l’expérience poétique. Non seulement il l’admet comme un élément structurel de l’expérience poétique mais il ira jusqu’à formuler l’idée même que « les plus parfaits poètes sont des fous usant d’une raison infaillible » 331. De même Malraux pourra écrire que : « Sans cette intensité, sans cette participation émotionnelle, ils ne se présentent à nous que comme des noms ; ils sont morts »332. Maritain ira même jusqu’à soutenir « la souveraine et native primauté du sens poétique sur le sens intelligible »333. C’est ainsi qu’il en viendra à distinguer deux sphères soustraites à la conscience et à élaborer la notion du double inconscient qui soutient l’existence d’un inconscient spirituel de nature radicalement distincte de l’inconscient freudien. Ces deux grands domaines d’activité psychologique soustraite à la saisie de la conscience sont qualifiés d’inconscients mais diffèrent profondément: « Pour comprendre quelque chose au problème que nous examinons, il est nécessaire de reconnaître l’existence d’un inconscient ou plutôt d’un préconscient spirituel, que Platon et les Anciens étaient loin d’ignorer et dont la méconnaissance au profit du seul inconscient freudien est un signe de la lourdeur d’esprit de notre époque. Il y a deux sortes d’inconscient, deux grands domaines d’activité psychologique soustraite à la saisie de la conscience : le préconscient de l’esprit dans ses sources vives et l’inconscient de la chair et du sang, des instincts, des tendances, des complexes, des images et des désirs refoulés, des souvenirs traumatiques selon qu’il constituent un tout dynamique, clos et autonome. Je voudrais appeler la première sorte d’inconscient, inconscient spirituel ou pour l’amour de Platon, musical ; et le deuxième, inconscient automatique ou sourd – sourd à l’intelligence, et structuré en un monde autonome séparé de l’intelligence ; nous pourrions dire aussi inconscient freudien en un sens tout à fait général et en laissant de côté toute théorie particulière »334 . C’est bien loin au-dessous de la surface raisonnable et rationnelle que se trouvent les sources de la connaissance et de la créativité, de l’amour et des désirs supra-sensibles. Ils sont cachés dans la primordiale nuit transparente de la vitalité intime de l’âme. C’est ainsi qu’il faut reconnaître selon lui l’existence d’un inconscient ou préconscient qui relève des puissances spirituelles de l’âme, de l’abîme intérieur de la liberté personnelle et de la soif personnelle de connaître et de voir, de saisir et d’exprimer : inconscient spirituel ou musical spécifiquement différent de l’inconscient automatique ou sourd335. Comment le fonctionnement de ces deux sortes de vie inconsciente est-il conçu ? Tout d’abord, toutes deux enveloppent un profond dynamisme interne. Ces profondeurs de l’être humain sont en connexion vitale l’une avec l’autre, elles s’entremêlent en bien des manières, ce qui rend difficile de discerner ce qui appartient à l’une ou à l’autre. De plus, elles sont à l’œuvre en même temps et il est impossible de les imaginer indépendamment l’une de l’autre – sauf dans de rares cas. « (...) Jamais, l’inconscient spirituel n’agit sans que l’autre soit aussi à l’œuvre, fût-ce dans une très faible mesure. Mais ils sont essentiellement distincts et de nature entièrement différente » 336. Cependant il y a entre elles une si complète différence de nature que si l’homme, à la recherche de son propre univers intérieur, « prend la mauvaise route, il entre dans le monde intérieur de l’inconscient irrationnel en croyant pénétrer dans le monde intérieur de l’esprit, et il se trouve errant dans une fausse espèce d’intériorité à soi-même où la sauvagerie et l’automatisme miment la liberté »337. C’est pour Maritain, ce qui caractérise l’aventure erratique et aberrante des Surréalistes. La thèse trouve alors sa première expression, déjà achevée : « Il est très important ici de faire remarquer que le mot subconscient, ou inconscient, couvre deux domaines complètement différents, bien qu’entremêlés l’un à l’autre. Le premier est ce champ que l’école freudienne a exploré avec un zèle particulier, le champ des instincts, des images latentes, des impulsions affectives et des tendances de la vie sensitive, qui devrait être appelé l’inconscient de l’irrationnel dans l’homme. L’autre, négligé par les freudiens, est le champ de la vie des pouvoirs spirituels, l’intelligence et la volonté, prise en ses racines, l’abîme sans fond de la liberté personnelle et la soif de l’esprit qui lutte et fait effort pour 331 L’intuition créatrice, op. cit., p. 236. Cité par Renée Viollis d’un article d’un journal indochinois, Le Petit Populaire du Tonkin, 1er avril 1932 p. vii. 333 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 364. 334 Idem, p. 217. 335 Idem, p. 221. 336 Idem, p. 218. 337 Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 816. Intuition créatrice, op. cit., p. 221-222. 332 71 connaître et pour exprimer – c’est ce que j’appellerai le préconscient de l’esprit dans l’homme – »338. 4 CONTRE PLATON ET CONTRE LES SURREALISTES C’est là, dans cet esprit en source, que prend naissance l’« émotion créatrice ». Pour Maritain, la vie de l’intelligence prend sa source dans l’inconscient spirituel, sous deux formes distinctes : d’une part elle prépare et engendre des instruments de connaissance rationnelle ; d’autre part, elle manifeste la créativité de l’esprit, par un mode de connaissance particulier que les anciens nommaient connaissance par connaturalité339. C’est ce travail caché, souterrain qui va l’intéresser. «Bien loin au-dessous de la surface ensoleillée peuplée de concepts, de jugements explicites, de paroles prononcées et de résolutions et de mouvements de la volonté expressément formés, se trouvent les sources de la connaissance et de la créativité, de l’amour et des désirs suprasensibles, cachés dans la primordiale nuit transparente de la vitalité intime de l’âme. C’est ainsi qu’il faut reconnaître l’existence d’un inconscient ou préconscient qui relève des puissances spirituelles de l’âme, de l’abîme intérieur de la liberté personnelle et de la soif personnelle de connaître et de voir, de saisir et d’exprimer : inconscient spirituel ou musical spécifiquement différent de l’inconscient automatique ou sourd »340. Freud est un « défenseur déterminé de l’inconscient psychologique »341, idée que Maritain admet également. Mais tandis que pour l’un l’inconscient comprend « tout ce qui est inaccessible à l’évocation volontaire »342, pour l’autre, les choses et les objets à connaître existent indépendamment de la connaissance que nous en avons. Maritain a voulu replacer toute la psychologie humaine sous le rayonnement de ce foyer toujours actif et toutes les activités humaines. C’est là que se trouvent les sources de la connaissance et de la vie morale, et ce qui nous intéresse surtout pour l’instant, de la création. Maritain reproche ensuite au Surréalisme de tendre à des fins tout autres que la poésie, et des fins dévoyées. Il se propose d’exprimer « par l’automatisme psychique le fonctionnement réel de la pensée » comme l’écrit Breton dans le premier manifeste, formule qui porte pour lui moins sur une sorte d’intention scientifique de nature psychologique qu’elle ne trahit l’ambition d’une « sorte de révélation prophétique des pouvoirs magiques contenus dans la pensée humaine comme liée au tout cosmique »343. La littérature devient alors une « activité subordonnée », à une métaphysique, à une psychologie, à une éthique, à un grand dessein de connaissance de l’homme et de l’univers. Tout le mouvement surréaliste est soutenu par la croyance selon laquelle l’esprit livré à lui-même possède un pouvoir de création autonome et qu’il suffit de le libérer pour qu’il fournisse des éléments de connaissance sur lui-même ; que capté à sa source, il produit des mots et des images ; qu’il ébauche sur fond nocturne, les traits fulgurants d’un monde fluide. Enfin, dernier reproche consécutif en quelque sorte à cette ambition déclarée, l’usage que les Surréalistes prétendaient faire de la poésie : la transformer en un « pur instrument de prospection », son asservissement à des ambitions spirituelles et qui la dépassent infiniment. La poésie pour Maritain est une fin en soi, un absolu, et pour le Surréalisme, il ne saurait y avoir de fin en soi, à part l’homme lui-même. Le courant surréaliste offre une expérience particulièrement typique montrant comment la connaissance poétique – coupée de ses fins naturelles, et ce délibérément, sciemment – peut devenir un instrument de science et se transformer en connaissance absolue. Mais en procédant ainsi, c’est « le dynamisme entier d’une poésie déviée [qui] tend en dernière analyse, à la libération de la toute-puissance de l’homme et à la conquête de l’infini par les puissances de la déraison »344. En séparant ainsi la connaissance poétique de la beauté – conçue comme fin transcendante –, le surréalisme ne trouve plus comme fin et centre de l’activité poétique que l’homme qu’il s’agit de révéler à lui-même dans sa plénitude. Or, la révélation de l’homme s’effectue comme nul ne l’ignore plus depuis Rimbaud par la désorganisation de son 338 Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 815. L’Intuition créatrice, op. cit., p. 102. Ce qui lui fera dire un peu plus loin que « l’art résout par ses propres moyens ce que la pensée n’a pas résolu par les siens ». Idem, p. 148. 340 Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 815. On trouve également une formulation très similaire dans Quatre essais sur l’esprit, op.cit., p. 62. Et bien évidemment dans L’intuition créatrice, op. cit., p. 217. 341 Quatre essais sur l’esprit, op. cit., p. 62. 342 Ibid. 343 Idem, p. 204. 344 L’Intuition créatrice , op. cit., pp. 330 sq. 339 72 organisme psychique et moral en vue de libérer les puissances magiques de l’inconscient. La révélation authentique de la poésie n’est plus que le message du hasard objectif, – en particulier du torrent des forces obscures libérées lorsque l’homme et le monde communiquent –, message transmis par l’inconscient automatique. Ces soi-disant insensés dira Maritain, sont au demeurant de « rusés artisans ». Et de « vrais charlatans ». Plus gravement, ils « ont confondu la passivité de l’expérience poétique avec celle de l’automatisme psychique et (...) ont cru que la source unique de la poésie était la délivrance des images, la mise en liberté des charges d’émotion et de rêve accumulés dans notre inconscient animal empli de désirs et de signes »345. Là est la racine métaphysique de leur errement. Mais il y avait parmi eux de vrais poètes et Maritain salue chez Eluard « la force en lui du don natif », « le sens du toucher de la douleur », et « beaucoup d’intelligence aussi »346 par quoi il atteint vraiment au passage « le cœur sauvage de la poésie »347. Mais c’est en dépit du système et des procédés surréalistes. « Le surréalisme comme système a tué la poésie. Au fond, il l’avait toujours détestée, en la tourmentant d’exigences impossibles »348. Et le verdict à son égard est sans appel : « Rien n’était plus puéril, plus Bouvard et Pécuchet que de demander à des méthodes d’inspecteur de police, de somnambule et de professeur, prises pour les arcanes de la Science physique, d’explorer soi-disant les abîmes de l’âme et de capter la poésie. Quoi d’étonnant qu’on ait ramené les larves d’un freudisme déjà académique, et des obsessions dont un raffinement très bourgeois d’esthétisme n’arrive pas à dissimuler la décourageante vulgarité »349? Mais il faut reconnaître l’importance de l’œuvre accomplie par eux et apprécier à sa valeur la portée d’un tel mouvement. Il faut alors moins voir dans les œuvres qu’il a produites « une création valable pour elle-même, qu’une expression d’états de conscience qui a eu une profonde résonance sur la sensibilité d’une époque. Les démonstrations surréalistes, spectacles, expositions, poèmes, essais, analyses, peintures, objets sont des expériences de laboratoire qui servent à dégager les mécanismes secrets de notre psyché, applicables ensuite à la vie »350. Pourtant, ce ne serait pas encore assez. Pour Maritain, le Surréalisme a attiré l’attention sur bien des vérités que la culture classique, la civilisation industrielle et la pruderie morale d’une époque imprégnée de préjugés rationalistes nourrissaient sans le reconnaître.« Les surréalistes ont été les prophètes d’un phénomène moderne : la répudiation de la beauté. (...) ils ont congédié la beauté pour l’amour de la connaissance magique, tandis que le monde moderne, avec infiniment plus de succès, congédie la beauté au bénéfice des travaux forcés »351. Maritain reconnaît l’importance de l’œuvre accomplie par les surréalistes qui ont démasqué le rôle non principal, comme ils tendent à l’affirmer, mais réel, que joue dans l’âme du poète le travail de l’inconscient automatique ou animal dont Maritain reconnaît toute l’importance mais qu’il a tenu à distinguer d’un autre inconscient : l’inconscient spirituel. Ils ont reconnu l’élément de folie qui habite le poète et revendiqué le goût de l’irrationnel. En un mot ils ont redonné droit de cité à l’inspiration. D’où leur exceptionnelle importance. Le Surréalisme comme courant articule toutes les problématiques des rapports entre raison et poésie, et leur difficile alliance, entre l’art et la raison – avec les techniques d’écriture automatique – entre la poésie et la beauté – que les Surréalistes se sont employés à subvertir. Surtout, le Surréalisme pose avec une force extrême les rapports et problématique du conscient et de l’inconscient, et s’opposent à Platon dans leur manière de concevoir l’inspiration. Platon, qui comme le souligne Maritain a conceptualisé le sentiment qu’il a eu de la folie du poète dans les perspectives trop absolues qui étaient les siennes, mais ce sentiment était dû à l’expérience d’un véritable amant de la poésie352. Il convient de ne pas confondre cette intuition, cette idée créatrice avec l’inspiration qui n’est que la force actualisante de cette émotion, de cette intuition. Toute la philosophie poétique de Maritain découle de cette option intellectuelle selon laquelle l’intuition poétique naît « sur le rebord de l’inconscient » comme aurait dit Bergson. Elle naîtrait même selon Maritain dans ce préconscient de 345 Situation de la poésie, op. cit., p. 861. Frontières de la poésie, op. cit., p. 783. 347 Ibid. 348 Ibid. 349 Ibid. 350 Bazin (G.,) op. cit., p. 59. 351 l’Intuition créatrice, op. cit., p. 178-179. 352 Idem, p. 213. 346 73 l’esprit où ce qui est caché dans cette nuit originelle est toujours susceptible de venir à la clarté du jour. Ce supra-conscient déborde la conscience qu’elle a habituellement d’elle-même ou qu’elle peut en prendre de manière expresse, dans et à travers ses actes. Il en ressort que l’inspiration maritainienne présente un certain nombre de caractéristiques qui la différencient de la Muse platonicienne. Elle n’est pas extérieure, contrairement à ce que dit Platon. On a vu comment il justifie le fonctionnement noématique particulier de ce « lumen » spécifique qu’est le lumen poétique. Plus important, l’inspiration authentique se produit en deux temps. De l’inspiration, on va à l’intuition créatrice. Tout l’objectif de Maritain dans sa doctrine de l’inspiration poétique consiste à sauver ce qu’il y a de vrai dans l’héritage platonicien. Alors que Platon situe la Muse en dehors de l’âme, Maritain est catégorique: « Il n’y a pas de Muse en dehors de l’âme ; il y a l’expérience poétique de l’intuition poétique à l’intérieur de l’âme, venant du poète d’au-dessus de la raison conceptuelle »353. Il compare cette théorie erratique à la conception averroïste de l’intellect séparé dans l’ordre de la connaissance. Cette Muse platonicienne est précisément l’éclair intellectif – fugitif – dans lequel le poète voit quelque chose qui appartient authentiquement aux choses mais que lui seul a vu dans cet éclair qui est l’intuition créatrice. Il n’aura pas assez de tout son art pour restituer ce qu’il a entrevu dans cet éclair. Qu’est-ce qui a trompé Platon en ce cas et lui a fait situer la Muse au dehors de l’âme ? Tout d’abord, alors que pour le philosophe grec, l’inspiration poétique est d’origine divine, pour Maritain elle est naturelle354. Mais elle n’est en général ni continue, ni fréquente. De plus, si intérieure que soit cette Muse, son principe actualisant reste un mystère. Pourtant « au-dessus », implique encore une localisation. « Rien n’est plus réel, et plus nécessaire à la poésie que l’inspiration »355. Il s’agit certes de faire descendre la Muse platonicienne au-dedans de l’âme où elle devient intuition créatrice. On a vu comment. Mais il s’agit aussi de faire descendre cette inspiration platonicienne au-dedans de l’intellect uni à l’imagination pour que l’inspiration « jaillie du plus haut de l’âme devienne inspiration jaillie de plus haut que la raison conceptuelle ». De même que saint Thomas a réintégré l’intellect agent dans l’organisme des facultés de connaissance propre à la personne humaine, « Maritain va dégager la vérité du mythe et réintégrer la Muse et son inspiration dans le ciel immanent de l’âme356 ». Il faut donc d’abord dégager les rapports entre l’intuition poétique et l’inspiration, puis déterminer l’inspiration véritable : 5 L’INSPIRATION VERITABLE C’est en quelques pages fort brèves que Maritain traite de ce qu’il appelle « l’inspiration (poétique) véritable »357. Il faut d’abord dégager ce qui relève de l’expérience spectaculaire, visible, des manifestations que la tradition a souvent retenues de ce qui est l’inspiration véritable : c’est-à-dire l’intuition poétique. Ce qu’il cherche à examiner alors, c’est « comment se produit le soudain effondrement des puissantes barrières habituelles, et quelle est la force invisible, soufflant de l’inconscient qui les emporte »358. Cette force invisible, c’est l’inspiration… Empruntant ses images au modèle médical et au fonctionnement du cœur humain, il distingue ainsi deux phases : la phase de systole et la phase de diastole. C’est précisément parce que « dans cette seconde phase tout semble donné du dehors que Platon a été trompé et lui a fait croire que l’inspiration poétique venait du dehors »359. Sans doute est-il insuffisant en cela qu’il implique deux moments chronologiques différents. Prenant un autre système d’images, il compare ces deux moments au germe et à la puissance qui développe ce germe. Le second mouvement se caractérise comme un « mouvement envahissant tout ce qui donne des ailes à l’intellect et à l’imagination »360. C’est l’inspiration dans son aspect visible, et que la tradition littéraire a théorisée sous le nom d’enthousiasme. Mais c’est le germe qui est tout, le mouvement ou les autres traits caractérisant l’inspiration étant ce qu’Aristote appelle « bonne fortune », qui dépend « d’un moment imprévisible de suspens psychologique mais d’intégrité dynamique intacte, et aussi du tempérament de chaque individu, de ses inclinations 353 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 228. Idem, p. 404. 355 Idem, p. 230. 356 Brazzola (G.), « De l’art et de la poésie modernes : lumières de Saint Thomas d’Aquin », Nova et vetera, volume. 46, n°2, avril-juin 1971, p. 88. 357 Idem, p. 401. 358 Ibid. 359 Idem, p. 228. 360 Idem, p. 405. 354 74 naturelles ainsi que de sa capacité de recueillement et de sa fidélité au recueillement »361. Il dépend aussi de la solidité de son psychisme. Si la notion d’inspiration est donc loin d’être négligeable, elle ne se confond cependant pas avec l’expérience poétique, plus ample. Mais si germe est nécessaire, l’inspiration est souhaitable. Ils ne se confondent pas. Les poètes qui parlent de l’inspiration s’intéressent à ses formes les plus frappantes ou exceptionnelles, celles qui présentent les traits extrêmes les plus accidentels par rapport à l’expérience poétique fondamentale362. Elle existe aussi en peinture, sous le vocable d’ « hystérie technique » : « Ce n’est que par la frénésie que l’artisan devient poète, ce n’est que par la prédominance accordée à la technique qu’il donne au spectateur l’illusion de s’évader de la technique et d’atteindre les sommets. Tout chez le manuel qu’il soit graveur, sculpteur ou peintre, est affaire de technique ; j’irai jusqu’à dire, en pensant à Grünewald, à Tintoret, au Gréco et aux sculpteurs Juan de Juni et Berruguete : d’hystérie technique »363. Enfin, l’inspiration – qui est naturelle et non divine comme le pensait Platon – peut revêtir toutes sortes de déguisements. Elle peut survenir dans le bonheur comme dans la détresse ou la misère comme en témoigne la vie de nombreux poètes et écrivains. « Nous savons ce qu’il advint de Gogol, de Dostoïevski, de Pouchkine. Ainsi il nous arrive d’oublier que Rileev fut pendu, Griboïedov assassiné, que Lermontov, dégradé et exilé au Caucase y mourut en duel, que Davidov, Saltykov-Chtchedrine, Herzen, Tourgueniev luimême furent exilés pendant un temps plus ou moins long, que Bielinski et Khlebnikov moururent de misère, Alexandre Blok de désespoir, que Goumiliov fut passé par les armes, Mandelstam envoyé dans un camp de concentration, que Maïakovski, Essenine, Meyerhold, Faddev se suicidèrent, que Chklovski fut deux fois arrêté, que Dombrowski et Soljenitsyne furent déportés, Pilniak, Babek, Olecha, Boulgakov condamnés au silence (…) Depuis trois siècles que la littérature russe existe, la plus grande au monde peut-être, les écrivains paient cher la place qui leur est faite : la première après le pouvoir »364 . Elle peut s’imposer sous forme d’affres de la conscience qui obligent le poète à lutter contre les déficiences de l’expression : c’est la forme plus résolument moderne, celle d’un combat avec l’ange, ou avec le duende. Non que les artistes qui ont précédé l’aient ignoré, mais ils n’y ont pas accordé l’importance que les poètes semblent aujourd’hui y attacher, et qui fait partie du développement de l’art et de la poésie. Maritain entend l’intuition poétique comme le germe premier qui se prolonge dans un mouvement qui envahit tout et qui est comme l’accomplissement de l’intuition poétique. Comment expliquer ce phénomène là précisément? Dans le meilleur des cas, le monde externe et la perception externe perdent leur emprise sur l’âme sans que l’équilibre intérieur soit compromis, les connexions entre l’intellect et les sens internes demeurent intacts, l’intelligence n’est ni délestée du réel ni ligotée. La cause déterminante de cette situation psychologique particulière et de cette phase de systole est l’intuition poétique préconsciente présente dans l’esprit « L’inspiration est toujours nécessaire comme intuition poétique, ou dans son premier germe, et qu’elle est souverainement désirable comme pleinement développée, ou comme mouvement qui tout envahit (…). Transports, rapt, délire et frénésie ne lui sont nullement essentiels ; ils ne sont que la marque d’une faiblesse de la nature et peuvent procéder en outre de sources suspectes. La véritable bénédiction est l’intuition poétique, et non aucune sorte de frisson »365. Quant à ce « souffle » qui s’élève, que peut-on en dire ? Qu’on peut en distinguer quatre modalités : il peut être presque imperceptible, mais fort et contraignant, et tout alors est donné dans l’aisance et l’heureuse expansion. Il peut être plus violent, comme un vent de tempête et tout est donné dans la violence et l’ivresse. Quelquefois, il surgit dans le don du commencement d’un chant – la musique des pulsions intuitives qui a préoccupé spécialement Maritain – quelquefois une explosion de parole que rien ne peut arrêter. Parce que cette expérience déborde les cadres de la raison, elle apparaît comme extérieure au poète. L’expérience des poètes n’est pas insignifiante. Schelling comme Claudel en donne deux interprétations différentes : l’un précise qu’elle fournit les matériaux l’autre l’efficacité. Mais quelque 361 Ibid. Il en va de même pour l’expérience mystique dont les formes extraordinaires (miracles, stigmates) suscitent un étrange intérêt tandis que l’expérience contemplative laisse indifférent. 363 André Lhote, op. cit., p. 17. 364 Micha (R.), « Mickael Boulgakov ou la Russie éternelle », Revue critique, janv. 1969, n° 260, p. 17 sq. Sans oublier Anna Akhmatova, qui se pend. 365 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 231. 362 75 chose est donné comme du dehors, fournissant en particulier les matériaux (Schelling) ou tirant lumière et efficacité de dons latents (Claudel). Cette expérience des choses données comme du dehors pense Maritain, c’est ce qui a trompé Platon et lui a fait croire que l’inspiration poétique venait d’audessus de l’âme. « Il n’y a pas de Muse en dehors de l’âme ; il y a l’expérience poétique et l’intuition pique à l’intérieur de l’âme, venant au poète d’au-dessus de la raison conceptuelle »366. Mais il peut arriver que l’équilibre intérieur soit compromis, que le poète soit débordé par son propre chant, que la violence de l’inspiration arrache quelque chose de l’humanité du poète comme dans la contemplation, la sagesse sainte peut entraîner des perturbations psychologiques. On ne modifie pas impunément les rapports du conscient et de l’inconscient. La première phase de l’inspiration se décrit comme « un recueillement qui a lieu au centre de l’âme et dans lequel le monde et la subjectivité sont obscurément connus ensemble d’une manière non conceptuelle. Cette expérience est principalement occupée du monde créé et des relations énigmatiques des êtres les uns avec les autres. L’obscure connaissance qu’elle implique se produit par le moyen de l’émotion et surtout, elle est dès l’origine orientée vers l’expression et se termine dans une parole proférée ou dans une œuvre faite. Elle est émotion, émotion créatrice. L’essentiel pour Jacques Maritain est dans ce premier moment : « Eveillée dans le supra-conscient de l’âme, à la racine de toutes ses puissances, l’émotion ou intuition créatrice du poète (...) se manifeste à lui, dans une expérience de recueillement et de concentration au plus intime de lui-même, par un ébranlement musical suivi de la musique des pulsions intuitives. Ce don qu’elle apporte du ciel de l’âme et qui demande à fructifier dans une œuvre, ne le pourra que si le poète met à son service toutes les ressources de son art. Alors seulement l’intuition passera dans l’œuvre, et de diverses manières, selon que les virtualités contenues en elle viendront à s’actualiser en se réfléchissant dans l’univers mental du poète aux prises avec la matière »367. La seconde phase fait entrer en action toutes les forces de l’âme concentrées en leur vitalité fondamentale. « C’est comme si du dehors tout à coup une haleine soufflait sur des dons latents pour en tirer lumière et efficacité, amorçait en quelque sorte notre capacité verbale »368. Cette seconde phase est la plus importante car tout semble donné d’un coup et comme du dehors. Elle est aussi la plus « visible », et parfois la plus violente. C’est cette expérience particulière que la tradition a repérée sous le nom d’ « inspiration ». Cette seconde phase est proprement ce qu’il va appeler l’ « intuition créatrice ». Cette sorte de décharge, de secousse précède l’exercice opératif qui met en jeu la vertu d’art. « (…) quelle distance infinie sépare de l’inspiration frisson sur l’épiderme, l’inspiration authentique, qui perce une fenêtre au plus épais de la substance obscure de l’être humain ; quelle distance infinie sépare de l’émotion résidu psychologique, qui est une impureté dans l’œuvre d’art, l’émotion créatrice, intuitive et intentionnelle, qui est la forme même de toute œuvre et qui contient en soi beaucoup plus qu’elle-même : la substance secrète de la personne, en acte de communication »369. Pour ce qui est de la signification de l’œuvre, l’inspiration donne tout, et elle est même trop riche, mais pour ce qui est des moyens d’exécution, elle est désarmée et en quête d’outils. L’inspiration ne peut donner forme. Sa puissance est la puissance d’une source, mais elle exige le labeur rationnel de la vertu d’art et l’intelligence ouvrière. Elle ne chasse pas l’intelligence. De plus c’est un esprit désarmé, en quête de matériaux et d’outils qui vient amorcer, vivifier le travail de la raison artistique ou technique. D’un côté le poète est tenu de l’écouter passivement, de l’autre elle requiert l’exercice le plus actif et le plus vigilant. « La source créatrice, c’est-à-dire l’esprit en source, l’esprit de poésie, est un esprit qui anime l’art, tout en le transcendant. Mais en raison même de sa transcendance, c’est un esprit désarmé et en quête d’instruments, c’est un souffle qui ne peut donner forme qu’en passant par l’exercice opératif de l’art »370. L’art est actif, la poésie implique une certaine passivité, une réceptivité. Il faut faire intervenir là une autre conception de Maritain. Pour lui la seule raison logique ne 366 Idem, p. 402. Brazzola (G.), « De l’art et de la poésie modernes, lumières de saint Thomas d’Aquin », art.cit., p. 95. 368 Claudel (P.), Lettre à l’abbé Brémond sur l’inspiration poétique, cité par Georges Brazzola, « De l’art et de la poésie moderne », art. cit., p. 92. 369 Maritain (J.), « Sur la musique d’Arthur Lourié », Débats et Témoignages, in O.C., vol VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 1061. 370 Brazzola (G.), « Introduction à la poétique de Jacques Maritain », La Table ronde, janvier 1959, n° 133, p. 63. 367 76 constitue pas l’univers de la raison. Antérieurement à elle, il existe une autre raison, la raison intuitive, de nature différente de la raison proprement discursive et qui joue dans la poésie un rôle déterminant. Il lui faut alors rendre compte de ce « lieu » où s’enracine l’expérience poétique, cette « nuit translumineuse » et introduire la problématique de l’inconscient. Il faut rendre compte de l’inspiration. Il y a au cœur de l’artiste un foyer de nuit translucide au sein duquel jaillit un éclair interjectif : l’intuition créatrice, « à la fois décharge dynamique et éclat de lumière intellectuelle dans et au travers de la passion éprouvée par le poète au contact de l’univers »371. L’art se distingue de la poésie en cela qu’il relève du processus opératif par lequel l’œuvre sera portée à l’existence, comme expression de cette intuition créatrice. L’éclair intellectif de l’intuition poétique se produit dans la nuit de l’esprit – nuit vigilante – par le moyen de l’émotion. « L’intuition poétique est cette émotion même, spiritualisée et devenue intentionnelle »372. L’émotion est le médium par lequel le poète se saisit lui-même en même temps qu’il saisit un éclair de la réalité objective. L’idée créatrice apparaît à la conscience comme une émotion décisive, « comme une émotion transverbérée d’intelligence, petit nuage d’abord, mais plein d’yeux, plein de regards impérieux, chargé de volonté, avide de donner l’existence »373. « Nous sommes alors en présence d’une intuition d’origine émotive, et nous entrons dans l’empire nocturne d’une activité primordiale de l’intellect qui s’exerce en liaison vitale avec l’imagination et l’émotion. D’où l’importance de l’inspiration, « cause déterminante » mais non formelle de l’intuition poétique. Il s’agit certes de faire descendre la Muse platonicienne au-dedans de l’âme où elle devient intuition créatrice. Mais il s’agit aussi de faire descendre cette inspiration platonicienne au-dedans de l’intellect uni à l’imagination pour que l’inspiration jaillie du plus haut de l’âme devienne inspiration jaillie de plus haut que la raison conceptuelle. Cette inspiration authentique, c’est proprement l’intuition créatrice, c’est-à-dire, la « clé de l’œuvre ». 371 Brazzola (G.), « de l’art et de la poésie », art. cit., p. 90. Brazzola (G.), « La poésie et les sources créatrices de la vie de l’esprit », art. cit., p. 83. 373 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 788. 372 77 CHAPITRE III - L’INTUITION CREATRICE Etre et poésie : un lien structurel 1 L’ETRE : UN SURTRANSCENDANTAL Le fondement premier de la beauté des choses, c’est leur intelligibilité. C’est à ce titre que l’esthétique est un mode d’approche de l’être, au même titre que l’éthique, l’épistémologie ou la théorie de la connaissance. C’est en effet une thèse fondamentale de la philosophie scolastique que l’objet formel de l’intelligence est l’être. « Où que l’intelligence se tourne, c’est toujours l’être qu’elle voit. Partout elle est en sa présence ; chaque fois qu’elle connaît, elle tient de l’être. L’idée de l’être est l’étoffe commune de la pensée »374. A partir des années 30 en effet, Maritain, Gilson et quelques autres ont fait ressortir la place centrale de l’être dans la philosophie de saint Thomas. L’essor de l’existentialisme a sans doute contribué à ce mouvement vers un thomisme plus existentialiste dont Maritain exclut d’ailleurs toute influence sur sa pensée375. Mais l’être est effectivement au centre de sa réflexion métaphysique, l’être et l’intelligence. Selon Raïssa Maritain elle-même, dans les années 1910, et pendant quelques années ensuite, Maritain n’avait de souci que de métaphysique. Il passait parmi les hommes sans beaucoup les regarder et ne s’intéressait qu’aux objets intelligibles. S’il respectait les hommes dont il critiquait les idées, ils n’étaient que les véhicules de doctrines abstraites et elles seules valaient la peine d’être scrutées par l’esprit. C’est par l’art et par la poésie, puis plus tard à travers les problèmes sociaux et éthiques, que le philosophe devait s’humaniser, entrer dans l’épaisseur des choses humaines et proclamer la nécessité d’un humanisme intégral. Dans la doctrine thomiste, l’être présente deux aspects : l’aspect essence qui répond avant tout à la première opération de l’esprit, la capacité à saisir les essences qui sont des aptitudes positives à exister, et l’aspect existence, l’esse proprement dit, qui est le terme perfectif des choses, leur acte, leur énergie par excellence. Et qui semble même une sorte de fondement ultime de la pensée. La notion d’existence est une clé de la connaissance : c’est l’actualité suprême de ce qui est. C’est d’ailleurs une sorte de loi fondamentale, un donné de la nature que « La connaissance baigne dans l’existence »376. D’où l’extraordinaire dignité métaphysique et ontologique de la réalité sensible dans la mesure où l’existence – celle des réalités matérielles –, nous est d’abord donnée par le sens, qui atteint l’objet en tant même qu’existant, autrement dit dans l’action réelle qu’il exerce sur nous. Dans une théorie de la connaissance, il importe alors et surtout de distinguer la chose et son existence, la chose et son mode d’exister. Dès qu’on entrevoit qu’il y a pour une même chose divers modes d’exister, un mode d’exister en soi, et une mode d’exister dans une âme, alors on commence à entrer dans le problème de la connaissance. « L’âme ne coïncide pas matériellement avec les choses ; quand elle voit une pierre ou un arbre, elle ne se fait pas pierre ou arbre selon l’existence que ces choses ont en elles-mêmes, mais au contraire, elle les attire dans son existence à elle. (…) Par les sens, la chose est connue telle quelle, avec toutes ses conditions d’existence actuelle et toutes les notes qu’elle tient hic et nunc de sa matérialité. Par l’intelligence, elle est connue dans ce qu’elle comporte d’intemporel et de nécessaire, secret caché aux sens. En ce rond qui tourne, et qu’elle appelle roue, l’intelligence voit le cercle »377. Et dans ce rond qui tourne, le poète, lui, voit l’énergie secrète d’un sonnet, le corps essentiel de la femme, le début d’un roman, un mystère d’élégance abstraite. C’est un autre point central du thomisme que l’exceptionnelle importance qu’il accorde à l’intelligence : elle est le bien le plus haut, dit saint Thomas. Mais ajoute-t-il, l’amour est meilleur. La première difficulté à laquelle se heurte le philosophe est la question de la nature de la connaissance, 374 Réflexions sur l’intelligence, Nouvelle librairie nationale, 1924, in O.C., volume III, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1986, p. 20. 375 Elders (Léo J.), La métaphysique de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1994, pp. 220 sq. 376 Court traité de l’existence et de l’existant, éd. Paul Hartmann, 1947, in O.C., volume IX, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1990, p. 22. 377 Réflexions sur I’intelligence., op. cit. 23-24. 78 étant donné la présence des sens : « il n’y a rien dans l’intellect qui ne vienne des sens »378 selon le mot d’Aristote. Son insistance à ce sujet confine à l’obsession : « tout le savoir naturellement acquis par l’homme provient des sens, et s’il y a un asile d’aliénés chez les purs esprits du ciel, c’est là seulement qu’on peut voir fonctionner la Raison pure »379. L’intuition du sens a une dignité plénière, elle atteint les choses en tant qu’elles sont en acte d’existence. « Les sens n’ont pas seulement ce rôle de mettre notre intelligence en continuité pour ainsi dire avec les choses, et de lui permettre ainsi de tirer ses idées du réel. Par là même qu’ils sont à l’origine de toute notre connaissance, ils nous fournissent comme un premier type d’adhésion à l’objet, qui doit centrer tous nos jugements »380. Le monde des objets est condition d’intelligibilité comme, analogiquement, le monde des choses est la condition de la perception esthétique. Ni l’objet ni la chose ne sont une idée réifiée qui fait obstacle à l’esprit. Ils sont au contraire une nourriture substantielle pour les sens comme pour l’intellect, à des degrés divers. « C’est pourquoi le paradigme de toute connaissance vraie, c’est l’intuition de la chose que je vois et qui rayonne sur moi. Le sens atteint l’existence en acte, sans savoir lui-même que c’est de l’existence ; il la donne à l’intelligence, il donne à l’intelligence un trésor intelligible que lui-même ne connaît pas comme intelligible et que l’intelligence, elle, connaît par son nom qui est : être »381. Pour Maritain, on l’a vu, l’art ne vient pas d’une œuvre d’art antérieure comme pour Malraux, il vient de l’univers des choses conjoint à celui de la subjectivité : de cette interpénétration des choses et du Soi qui fonde la poésie comme un orphisme. « La science entreprend la conquête de la nature créée, l’âme humaine se fait un univers de sa subjectivité »382, mais cet univers n’est pas vide, l’artiste doit s’emplir de l’univers. De même, il y a une ivresse de l’être qui peut saisir le philosophe « qui est aussi un voyant, bien que d’une tout autre manière »383. Si Maritain insiste sur les richesses du contenu de l’être, il en distingue soigneusement les modes de perception car l’être lui-même connaît une différenciation et tombe sous la considération de l’esprit de différentes manières. C’est la question des universaux. Sauf que pour Maritain « l’être n’est pas un universel »384. C’est même la pire hérésie métaphysique que de regarder l’être comme un genus generalissimum : « son amplitude infinie, sa suruniversalité si l’on veut ainsi parler, est celle d’un objet de pensée implicitement multiple qui imbibe analogiquement toutes choses et descend dans son réductible diversité au plus intime de chacune ; et il n’est pas seulement ce qu’elles sont, mais aussi leur acte même d’exister »385. Ce qui invalide la question posée dans cette perspective, de ce qui rend possible: « la différenciation des états d’intelligibilité qui se monnaient dans la distinction de l’universel dans quatre formes distinctes : forme idéale, forme fluante, forme participée et forme abstraite. Les platoniciens se vouent à son être idéal, les péripatéticiens se vouent à son être intellectuel et formel, les épicuriens à son être formel et formé, les nominalistes à son être conceptuel »386. Maritain expose les choses autrement. Dès lors qu’il commence à penser en être raisonnable, tout homme atteint un objet présenté du premier coup à l’esprit humain : l’être enveloppé ou incorporé dans la quiddité sensible, l’être investi dans les diverses natures qui tombent sous les sens, ens concretum quidditati sensibili. Cet être investi dans la nature sensible, qui n’est ni l’élément commun à toutes ces choses, dégagé, sorti pour lui-même, ni non plus le divers à l’état pur, se présente sous deux points de vue différents : l’être particularisé, et l’être vague. L’être vague est l’être comme masquant et enveloppant le concept métaphysique de l’être. Il y a ainsi deux manières dont l’être « sensible » peut faire face à l’esprit: l’être particularisé tel qu’il tombe sous la considération des diverses sciences, et l’être vague considéré par le sens commun. Enfin, il y a un autre ordre de l’être, 378 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 223. Le paysan de la Garonne, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, in O.C., volume XII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1986, p. 794. 380 Réflexions sur I’intelligence, p. 40-41, note. 381 Court traité, op. cit., p. 22. Dans La Philosophie de la nature, Maritain le qualifie de « grand prophéte du décrouragement » dans la mesure où c’est parce que cherchant l’être, Héraclite est tombé sur le flux du sensible. 382 Science et sagesse, op. cit., p. 85. 383 Court traité de l’existence et de l’existant, op. cit., p. 31. 384 Idem, p. 41. 385 Ibid. 386 Libera (A. de), Albert le Grand et la philosophie, Paris, Jacques Vrin, 1990, p. 203. Chap. V, « Les Universaux ». 379 79 l’être déréalisé, ou être reflété, car on le regarde reflété dans nos yeux à nous : c’est-à-dire sous l’aspect d’être de raison387. Le philosophe de la nature porte son esprit sur l’être en tant qu’imprégné de mutabilité. Le métaphysicien sur l’être en tant qu’être. En revanche, l’intuition métaphysique ou intuition de l’être en tant qu’être saisit l’être pris dans toute son ampleur, dans son intelligibilité même d’être, dans sa puissance de transcendantal. C’est cette intuition qui fait le métaphysicien. Elle est décrite comme un passage soudain au niveau du troisième degré d’abstraction et elle manifeste l’être comme un étant sans limite, dont on découvre une propriété : l’essentielle analogicité et les propriétés transcendantales. « Cet être est murmuré dans les choses et dans toutes les choses, les choses le disent à l’intelligence, mais elles ne le disent pas à toutes les intelligences. L’être apparaît alors selon ses caractères propres comme une transobjectivité consistante, autonome et essentiellement variée, car l’intuition de l’être est en même temps l’intuition de son caractère transcendantal et de sa valeur analogique. Il ne suffit pas de rencontrer le mot être, de dire « être », il faut avoir l’intuition, la perception intellectuelle de l’inépuisable et incompréhensible réalité ainsi manifestée comme objet. C’est cette intuition qui fait le métaphysicien »388. Il n’y a d’intuition métaphysique que lorsque l’être ainsi appréhendé l’est dans cette ampleur particulière, dans cette couleur, dans ce « lumen ». Ceci posé, de fait les choses ne sont pas aussi simples. L’activité de l’intellect consiste précisément en ceci qu’il « dégage de l’expérience et porte au feu de la visibilité immatérielle en acte les objets (…) et avant tout l’être et ses propriétés, les structures essentielles et les principes intelligibles, que le sens ne peut pas déchiffrer dans les choses, et que l’intelligence voit. Tel est le mystère de l’intelligence abstractive. Et dans ces objets qu’elle voit, l’intelligence connaît, sans les voir directement, les objets transcendants qui ne sont pas contenus dans le monde de l’expérience sensible. Tel est le mystère de l’intellection analogique. Le problème de la métaphysique se en définitive au problème de savoir si au sommet de l’abstraction, l’être lui même, en tant même qu’être, – pénétrant, imbibant le monde de l’expérience sensible, mais aussi débordant ce monde de toute part –, est ou non l’objet d’une telle intuition »389. Il faut donc distinguer l’essence ou nature abstraite et l’existence de cette nature, soit dans l’esprit, soit dans la chose. C’est ainsi que Maritain échappe au platonisme. 2 THEORIE DE LA CONNAISSANCE ET INTELLECT ILLUMINATEUR Dans la théorie de la connaissance thomiste, c’est une première thèse fondamentale que la réalité universelle suit des degrés qui organisent l’univers même de la connaissance. L’homme, pour Aristote – et donc pour Thomas d’Aquin – est une substance une, composée d’un corps et d’une âme, qui sont comme matière et forme, et donc comme puissance et acte. Son âme est une et triple, elle est pourvue d’une âme végétative, sensitive et intellective, et cela commande le processus de la connaissance qu’il prend de l’univers390. Maritain insiste sur ce point : « C’est « dès la base et dès le départ de notre connaissance humaine, au sein du multiple sensible et changeant que commence à jouer la grande loi d’organisation hiérarchique et dynamique du savoir dont dépend pour nous le bien de l’unité intellectuelle »391. D’abord, l’univers des choses sensibles, du temps et du mouvement. Au-dessus, les choses spirituelles, le constitutif intelligible ou ontologique des choses, sans plus rien de sensible ou d'imaginable. Univers au-delà de la nature sensible mais pas au-delà de toute nature créable. A ce même étage et au sein de ce même univers, il est un ordre spirituel, métaphysique, d’au-delà de la nature sensible où vit non seulement le métaphysicien mais le poète, et qui au-dessus de toute la 387 Sept leçons sur l’Etre, Téqui, 1934, in O. C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1990, pp. 572 sq. 388 Ibid. 389 Raison et raisons, Egloff, Fribourg et L.U.F., Paris, 1947, in O. C., volume IX, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, chap. 1, « De la connaissance humaine », p. 252. 390 Les Pythagoriciens distinguaient déjà dans l’homme l’âme animale, qui réside dans le cœur, et l’âme raisonnable qui réside dans la tête. L’une qui tient de l’infini et de la dyade, et l’autre qui est de la nature de l’unité. 391 Science et sagesse, volume VI, p. 78. La philosophie de la nature, volume V, p. 968. 80 machine et de toutes les lois de l’univers des corps. C’est le monde de la liberté, qui suppose la nature spirituelle mais constitue un monde distinct de la nature sensible et spirituelle. « A cet ordre se rattache ce qui est au recès le plus caché de la personnalité, l’activité morale et libre, et plus généralement volontaire, selon que par elle un esprit se contient lui-même : comme telle elle n’est pas une partie de cet univers »392. Il se constitue comme manifestant la propriété inaliénable d’une certaine nature créée, la nature spirituelle. Enfin, l’univers au-delà de la nature créable, où nature divine et liberté divine ne font qu’un. Mais ce qui est un en Dieu est mort en l’homme : nature humaine et liberté humaine confondues sont un poison mortel. De fait, cette hiérarchie reprend la distinction antérieure propre à saint Augustin qui établit trois fonctions du sujet dans sa totalité vivante : tantôt il se tourne vers les objets pour les connaître en eux-mêmes, et c’est l’entendement qui implique l’imagination et les sens. Tantôt il se tourne vers les choses en tant même qu’il les a vécues et les vivra, qu’elles l’intéressent, qu’elles touchent à son expérience personnelle, qu’elles ont pour lui valeur pratique, qu’elles composent la trame du passé. Tantôt le sujet se tourne vers les choses pour les désirer et les aimer, se mouvoir vers elles, elles deviennent son poids intérieur, c’est la volonté393. L’homme participe à la fois de cet univers des choses sensibles, univers périssable, monde de l’existence et de la contingence, du monde intelligible tel que son esprit peut l’abstraire, et de l’univers de la liberté qui est l’univers de la morale, qui implique l’amour et la liberté. Sans compter avec les harmoniques émotionnelles liées à la perception privilégiée dans tel ou tel ordre de l’esprit, et sans oublier l’intuition poétique. De même que le philosophe de la nature déchiffre « l’image du mystérieux univers que lui fournissent les sciences des phénomènes »394, le poète déchiffre les mystérieuses correspondances de l’univers, les mots de passe et les secrets qui se balbutient dans les choses, les réalités, les correspondances, les chiffres d’horreur ou de beauté d’une objectivité très certaine qu’il capte comme un sourcier, les rayonnements des transcendantaux, non pas en dégageant cette objectivité pour elle-même mais en recevant tout cela dans les replis de son sentiment et de sa passion395. C’est la théorie de la connaissance – et la noétique qui en est le cœur vivant – qui fonde toute une épistémologie. La cause de la classification des sciences théoriques se trouve dans l’intellect lui-même avec les trois degrés d’abstraction. Aux trois degrés d’abstraction précédemment mis en évidence répondent trois grands types de science : la physique, qui considère un objet abstrait de toute matière et donc purement incorporel, la mathématique, science des grandeurs, qui considère la pure quantité qui est corporelle mais qui se présente à l’intelligence abstraction faite de la matière sensible, c’est-àdire de la qualité corporelle telles que lumière chaleur, etc… et la métaphysique. La distinction en mathématique entre quantité et qualité se fonde sur une distinction platonicienne. Platon distingue trois sortes de formes : les divines, les mathématiques, les sensibles. Aristote la reprend en la modifiant sous la forme de trois sortes de substances : les Idées, les Choses intermédiaires ou mathématiques, les substances sensibles396. C’est donc à Platon que revient la distinction des trois degrés d’abstraction mais c’est à Aristote que Maritain l’attribue: « On sait comment les choses s’organisent doctrinalement dans la pensée d’Aristote. C’est la théorie, devenue classique dans l’Ecole, des trois degrés d’abstraction ou des trois ordres génériques de visualisation abstractive. Au premier degré, l’esprit connaît un objet qu’il a dégagé du moment singulier et contingent de la perception sensorielle, mais dont l’intelligibilité même implique une référence au sensible. Ce premier degré, ce plus bas degré de l’abstraction scientifique est précisément le degré de la physique, de la philosophie de la nature : il définit le domaine du réel sensible. Au-dessus vient le degré de l’abstraction mathématique où l’esprit connaît un objet dont l’intelligibilité n’implique plus de référent intrinsèque au sensible, mais à l’imaginable : c’est le domaine du préterréel mathématique. Et enfin, au degré métaphysique, l’intelligibilité de l’objet du savoir est libre de toute référence intrinsèque au sens ou à l’imagination . C’est le domaine du réel transensible »397. 392 Maritain (J.), Les Degrés du savoir, op. cit., p. 722. « De la sagesse augustinienne », in Les Degrés du savoir, op. cit., chap. VII. 394 La philosophie de la nature, Téqui, 1935, in O.C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1987, p. 967. 395 La clé des chants, op. cit., p. 795. 396 Libera (A. de), Albert le Grand et la philosophie, chap. V, « Les universaux », p. 185 sq. L’exposé le plus clair donné de la théorie des trois sortes de formes est donné dans le Super Ethica de saint Albert. I, 3, 17. 397 Science et sagesse, p. 51. Philosophie de la nature, « les ordres de visualisation abstractive », pp. 834 sq. Les degrés du savoir, chap. IV et V. 393 81 La physique, science de l’être mobile, considère un objet abstrait seulement de la matière individuelle, elle n’use de l’abstraction que pour s’élever au-dessus de la connaissance simplement sensible ou animale du singulier comme tel. Ce qui pose la question du principe même de la connaissance. On résout l’aporie en distinguant différents termes de la connaissance lesquels ont rapport au jugement : il est tantôt dans le sens, tantôt dans l’intuition imaginative, tantôt dans le pur intelligible. La manière dont un troisième degré d’abstraction n’est cependant pas toujours très claire comme le fait remarquer Léo J. Elders398 qui reproche à Maritain d’avoir recours une fois de plus à sa théorie favorite de l’intuition. Il y a donc une diversité intrinsèque de la connaissance humaine. L’intelligence est dans une dépendance absolue à ce qui est. Mais plongé dans le sensible, c’est d’abord du sensible que l’homme tire ce qu’il sait de vrai. Mais s’il n’est rien dans l’intellect qui ne vienne des sens, pourtant l’intellect est essentiellement spirituel : « Il faut donc expliquer comment un certain contenu spirituel qui sera vu et exprimé dans un concept abstrait peut être tiré des sens, -– des sens, c’est-à-dire des représentations et des images rassemblées et raffinées dans les facultés sensitives internes, et qui ont leur origine dans la sensation. C’est sous la pression de cette nécessité qu’Aristote a été obligé de poser l’existence d’une énergie intellectuelle purement active et perpétuellement active, nous poietikos, l’intellect agent, disons, l’Intellect Illuminateur, qui pénètre les images de sa pure et activante lumière spirituelle et qui actue et éveille l’intelligibilité potentielle contenue en elles »399. C’est la doctrine de l’intellect agent et de l’intellect illuminateur. Les substances étant composées de matière et de forme, et la forme donnant à la chose d’être ce qu’elle est, il va falloir tirer cette forme de la matière où elle s’individualise, l’en abstraire, afin qu’elle puisse devenir le principe de la connaissance qu’on prendra d’elle. La forme de la chose doit devenir en nous l’idée de l’objet. L’âme humaine est ainsi en puissance de devenir d’une certaine façon, tout ce qu’elle connaît, dès lors que la forme de ses objets devient la forme de son intellect. Nous tirons des images l’être intelligible, la nature abstraite et universelle qui est l’objet propre de notre entendement. Cette théorie va prendre chez les Péripatéticiens la forme de l’intellect possible et de l’intellect agent, ou illuminateur. Comme le dit très justement Henry Bars, « l’intellect possible s’entend comme ce qui permet de combler le vide affreux qui s’ouvrait en l’homme entre "l’intellect impersonnel et l’âme sensible". Avicenne a ainsi imaginé le noyau résistant d’une personnalité capable de survivre à la mort »400. Comme rien ne saurait se faire passer soi-même de la puissance à l’acte, il faut en déduire l’existence, dans l’âme d’une puissance actualisante. Ce sera l’intellect agent. L’opération de connaissance peut se décrire avec l’outillage thomiste de la façon suivante : au contact de l’objet et de nos sens, une image sensible se forme au niveau sensoriel, les scolastiques appelaient cette image sensible la species impressa, autrement dit une image porteuse d’un contenu intelligible en puissance par l’intellect, luimême en puissance de recevoir ou, si l’on préfère, d’en être « informé ». C’est sous cet aspect qu’on parle d’intellect patient ou passif. Le réalisme discerne en effet deux étapes dans la genèse des concepts : le moment de la détermination de l’intelligence par une forme représentative abstraite du sensible et reçue par elle. Le moment de l’assimilation de cette forme par l’intelligence grâce au concept et au verbe. En tant que déterminante, l’intelligence se nomme intellect agent, mais en tant que déterminée par les formes intelligibles qu’elle reçoit, elle se nomme intellect patient. L’intelligence atteint au moyen du concept la chose même dans sa nature ontologique qui est à la fois dans la chose pour exister et dans le concept pour être perçue. Dans le procès intellectuel de perception des objets, par l’action illuminatrice de l’intellect agent, il fera passer à l’acte l’intelligible en puissance dans l’image sensible, autrement dit, fera d’une image matérielle une idée immatérielle. Ce type d’abstraction aristotélicienne, est dite intuition abstractive. Par l’opération abstractive, l’intellect tire ses idées des images, dont il a ainsi essentiellement besoin, comme d’une matière pour faire sortir d’elles les intelligibles qu’elles contiennentt en puissance. C’est le premier degré pour Maritain. De soi, le domaine métaphysique est celui du troisième degré d’abstraction, le monde de l’être en tant qu’être et de l’immatérialité. Par sa propre puissance abstractive, l’intelligence est capable de prendre connaissance de ce monde-là. L’être du métaphysicien est le dernier objet auquel se porte l’intelligence à la cime de son savoir, l’ens in quantum ens, l’être en tant qu’être, dégagé dans sa 398 La métaphysique de saint Thomas d’Aquin, op. cit., p. 26-27. Le reproche est curieusement formulé. Maritain ne dit pas que l’intuition de l’être constitue la métaphysique, ni qu’elle la fonde, mais que sans cette intuition, il n’y pas de perception vraie de l’être en tant qu’être. 399 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 223. 400 Bars (H.), L’homme et son âme, Paris, Grasset, 1958, p. 169. 82 lumière propre et selon son intelligible propre. C’est ainsi que l’intuition de l’être est au sommet de la hiérarchie. L’intuition de l’être telle que Maritain la décrit se manifeste par son caractère transcendantal, par l’idée d’un étant sans limite. Le débat autour de l’intellect met en scène d’abord Aristote et Averroès en la personne d’Albert le Grand401. L’Occident engage la polémique en 1255, le point culminant du débat est atteint entre 1265 et 1280. Mais les querelles se prolongèrent. A l’époque où se pose la question de l’unité de l’intellect, on se référait à Saint Augustin et au De magistro. La réponse augustinienne consistait on s’en souvient à poser un garant de nos réactions somatiques et psychiques, qui soit transcendant et qui assure la transmission du savoir : ce garant, c’est le Verbe, présent en tout être pensant pour lui permettre de comprendre en son for intérieur les paroles humaines et pour l’illuminer. La constitution de l’esprit créé – ange ou homme – coïncide avec l’illumination intellectuelle par laquelle l’esprit connaît le Verbe de Dieu et se connaît en lui tout en se distinguant de lui. Maritain reformulera la question à la fin de sa vie de cette « mystérieuse idée créatrice » en l’assimilant à l’inspiration-illumination. Il va alors la faire dériver d’une connaissance par instinct ou « connaturalité supraconsciente ». Elle jaillit à l’improviste dans la conscience pour éclairer l’esprit et y lever un voile, mais il va alors réintégrer une ambiguïté qui semblait levée : « (…) qu’elle naisse naturellement en nous comme en d’innombrables cas (et pas seulement chez les poètes), ou qu’elle vienne d’en haut comme dans le cas qui nous occupe à présent ». Il va donc distinguer à la fin de sa vie une inspiration naturelle et une inspiration supranaturelle, reçue à la racine de l’âme, dans le supraconscient de l’esprit. Quoi qu’il en soit, il s’agit de lever un voile, d’éclairer l’intelligence. Cet éclairage se fait selon deux aspects : « d’une part, du côté de l’objet, quelque chose de présenté à la conscience dans une species imaginative ou conceptuelle, d’autre part, du côté du sujet, un lumen qui fait saisir à l’intellect la vérité de ce qui lui est ainsi montré, tout cela en un éclair ». C’est la théorie de la double lumière. « Cette première lumière était créée telle qu’elle se produisit dans la connaissance du Verbe de Dieu par lequel elle était créée, cette connaissance consistant pour elle à être tournée à partir de son informité, vers Dieu qui la formait et ainsi être créée et formée »402. Ce mouvement de conversion est constitutif à la création de l’esprit. Mais l’explication ne suffit plus au XIIIe siècle qui s’ouvre alors à l’œuvre d’Aristote, qui avait montré comment se constituent les universaux et qui avait minutieusement examiné les activités de l’âme humaine. Averroès avait commenté ce Traité de l’âme et Albert le Grand hérite de cette réflexion. Dans le troisième livre, Aristote analyse la partie de l’âme qui pense et qui veut, c’est-à-dire la fonction spirituelle de l’âme. Il avait alors parlé d’esprit, du « nous », l’esprit de l’âme, « ce par quoi l’âme comprend et pense ». Il avait nommé l’esprit le lieu des formes et en avait dit ceci : « avant de penser, il n’est en acte, aucune réalité. Aussi est-il raisonnable d’admettre que l’esprit n’est pas mêlé au corps ». Mais quoique sans mélange, la pensée connaît une distinction qui se retrouve dans toute la nature, entre le pouvoir devenir et l’agent. En langage moderne entre la réceptivité et l’activité. Dans la terminologie latine, cette distinction se traduira sous la forme de l’intellect possible et de l’intellect agent. Selon Aristote, l’intellect agent agit comme la lumière, il éclaire nos images sensibles pour que l’intellect possible puisse saisir en elles les structures universelles, (formes ou idées)403. Averroès pense la connaissance humaine comme un éclair produit très méthodiquement par la lumière universelle et éternelle au sein d’un processus naturel. Albert le Grand ne conçoit pas le savoir d’une autre manière. Mais il conçoit les deux intellects comme des éléments d’une cascade de lumière qui émane de la lumière première et divine. Il individualise l’intellect mais il ne peut le démontrer. L’intellect illuminateur ne peut être séparé mais doit faire intrinsèquement partie de l’âme et de la structure intellectuelle de chaque individu. L’intellect illuminateur active, il ne connaît pas. Le procès de formation de la connaissance intellectuelle est un procès très complexe de spiritualisation progressive. L’acte de vision intellectuelle ne peut s’accomplir que par l’identification de l’intelligence à un objet porté en lui-même à un état de spiritualité en acte. Il faut que l’intellect possible soit séparé, impassible et sans mélange ainsi que le concevait Aristote, pour que la connaissance intellectuelle atteigne ce qu’il y a d’universel de 401 Flash (K.), « Albert le Grand contre Averroès », in Introduction à la philosophie médiévale, Paris, Flammarion, 1992. Vraisemblablement la synthèse la plus complète et la plus remarquable sur le sujet. Alain de Libéra, chap. VI, « Théologie de l’intellect », in Albert le Grand et la philosophie, op. cit.. Et la synthése inégalée de Lucien Jerphagnon, Des dieux et des mots, histoire de la pensée antique et médiévale, Paris, Tallandier, 1989, p. 469-472. 402 403 Besançon (A.), L’image interdite, op. cit., p. 140. Aristote, De l’âme, III 4, 429a, p. 10-29. 83 permanent et d’éternel. Maritain suggère que c’est à cause du peu d’indications fournies par Aristote que les commentateurs arabes l’ont pensé « séparé, et donc unique et le même pour tous ». L’apport de saint Thomas a été décisif dans cette question du « monopsychisme » : « ça a été l’œuvre de saint Thomas de faire voir que la personne humaine étant un agent ontologique parfait ou pleinement équipé, et maître de ses actes, l’intellect Illuminateur ne peut pas être séparé, mais doit faire intrinsèquement partie de l’âme et de la structure intellectuelle de chaque individu ; c’est une lumière spirituelle intérieure qui est bien une participation de la lumière incréée mais qui existe en chaque être humain, où par sa spiritualité toujours en acte, elle est la source de toute l’activité intellectuelle de celui-ci »404. C’est par quoi on peut entrevoir en quoi l’intuition poétique ressemble par certains aspects à l’intuition de l’être. Elle en a l’intensité, elle en a la coloration, elle en a l’éclat, conféré par cet intellect illuminateur. 3 L’INTUITION DE L’ETRE ET L’INTUITION CREATRICE Dans La philosophie bergsonienne, Maritain définit l’intuition au sens de perception directe. Il distingue d’abord une première intuition sur laquelle repose toute la science humaine, l’intuition sensible. Nous percevons l’objet par l’action qu’il exerce sur nous. Il existe une seconde intuition, celle du moi-agent, que la conscience ne connaît pas dans son essence, mais qu’elle perçoit dans ses opérations. Enfin, il existe une troisième sorte d’opération, la perception intellectuelle. C’est celle-ci qui lui importera toujours. Parce que l’intelligence est de soi une faculté intuitive, fécondée par la forme intelligible reçue, elle produit en elle-même une ressemblance vivante avec la chose, à la manière dont l’intelligence existe. L’intelligence, immatériellement informée par l’objet, se le dit, se le présente à elle-même au sein d’elle-même, et ce reflet vivant constitue ce par quoi elle saisit les natures. A cette connaissance directe s’oppose une connaissance indirecte, celle dite par analogie, qui a lieu lorsque nous entendons une chose par une autre chose405. C’est la première connaissance qui intéresse directement le philosophe. Et nous, à sa suite. Il y a deux actes de l’intelligence abstractive, la perception abstractive en tant que telle et le jugement. La perception abstractive est la première phase de l’activité de l’intelligence, étant entendu que pour Maritain, hostile à tout platonisme, ce qu’elle saisit n’est pas une chose éternelle dans on ne sait quel ciel glacé des intelligibles ou quel « mirage de formes grammaticales hypostasiées », mais le fondement premier de l’intelligibilité des choses et qui se trouve dans l’Acte pur. L’intelligibilité sur laquelle porte le jugement est plus mystérieuse encore car elle s’exprime dans l’acte d’affirmer ou de nier. C’est pourquoi à la racine de la connaissance métaphysique il y a l’intuition intellectuelle de l’être, sur fond de néant. Pour affirmer que quelque chose est plutôt que rien, il faut postuler le pouvoir de négation de l’esprit. Pour accomplir un ordre positif, il faut comprendre la valeur de l’interdit qui en assure la rectitude et en fonde la possibilité. Par ailleurs, le processus décrit est un processus idéal, qui peut, selon Maritain être parasité par une imagination déréglée qui garde pour son propre compte une énergie vitale indépendante du processus en question, en raison de laquelle l’imagination attache l’intelligible à l’intention intellecta, (le concept de l’existence conçue au troisième degré d’abstraction) à l’idée qui a été abstraite d’eux, comme la doublure qui les renforce et la durcit, une sorte d’écran sur lequel l’intelligible perçu par l’intelligence et sur la luminosité sensible duquel l’intelligence, s’arrête aussi et reste inconsciemment soumise à la pression vitale de l’intelligence. C’est un impact qui ainsi notionalise l’exercice de l’intelligence, mentalise pour le dire autrement, et la dessèche406. Seule l’intuition de l’être brise les barrières du notionalisme. Or, elle ressemble étonnamment à l’intuition poétique par certains aspects. Comment se décrit cette intuition de l’être, qui est à la fois intuition abstractive et intuition qui transcende la seule abstraction, puisque ce qui est perçu par l’esprit n’est pas le seul intelligible, mais le fondement même de l’intelligibilité des choses. Maritain la décrit à maintes reprises, et ne la réserve qu’à quelques privilégiés, au grand dam de certains commentateurs. C’est un « choc de l’intelligence contre le réel », un silence actif et attentif de l’intelligence fait pour ainsi dire surgir des choses reçues 404 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 224. La philosophie bergsonienne, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1914, in O.C., volume I, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg 1986, pp. 242 sq. 406 Approches sans entraves, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1973, O.C., volume XIII, Paris et Fribourg, éd. Saint-Paul et Fribourg, 1992, p. 781. 405 84 en nous par l’intermédiaire des sens et dont la species impressa est enfouie dans les profondeurs de l’intellect. C’est une consistance « par quoi les choses me jaillissent contre et surmontent un désastre possible, se tiennent là et pas seulement là, mais en elles-mêmes, et par quoi elles abritent dans leur densité, à l’humble mesure de ce qui est périssable, une sorte de gloire qui demande à être reconnue »407. L’intuition de l’être est donc d’abord une vue simple, supérieure à tout discours et à toute démonstration. Envisagée sous cette angle, elle ressemble étonnamment à la perception esthétique. C’est la révélation d’un mystère intelligible caché dans les choses, dans les réalités connues par nous par nos sens ou par les diverses sciences. Il s’agit d’une « rencontre du réel et de l’intelligence », d’une heureuse fortune qui « fait surgir des choses, dans un verbe mental, une autre vie, un contenu vivant qui est un monde de présence transobjective et d’intelligibilité », il nous fait face, objet de connaissance, « vivant de la vie immatérielle, de la transparence enflammée de l’intellectualité en acte »408. C’est à cause de cette valeur analogique qu’elle peut apparaître au poète comme au métaphysicien avec la même intensité. Mais il faut distinguer la valeur philosophique et l’intensité expérimentale. Ce qui les distingue c’est que l’une s’accomplit sous la forme d’un verbe mental tandis que l’autre s’accomplit sous la forme d’une œuvre, d’un « chant ». C’est la « musique des pulsions intuitives » qui les distinguent radicalement. Maritain n’a cessé de plaider pour la valeur de l’intuition intellectuelle et pour la valeur de ces moments incomparables de découverte intellectuelle « où capturant pour la première fois, dans l’ampleur comme infinie de ses possibilités d’expansion, une vivante réalité intelligible, nous sentons monter et se nouer au fond de nous le verbe spirituel qui nous la rend présente ». Alors, nous savons bien ce qu’est le pouvoir intuitif de l’intelligence, et qu’il s’exerce par le concept. De tels moments nous laissent le souvenir grave de toute naissance, et ce qui naît en nous, naît pour toujours. On a dit que l’être présente deux aspects : l’aspect essence et l’aspect existence. L’existence est l’esse proprement dit, qui est le terme perfectif des choses, leur acte, leur énergie par excellence, c’est l’actualité suprême de ce qui est. Or, il y a dans l’intuition de l’être, une sorte de fondement premier liée à l’existence même. L’essentiel est de voir que l’existence est une donnée primitive de l’esprit luimême et qui lui livre un champ supra-observable, bref la source première et surintelligible de l’intelligibilité. Le concept de l’existence ne peut être détaché de celui d’essence, il ne fait qu’un avec lui, un seul et même concept qui est le premier de tous, l’être, dont tous les autres sont des variantes ou des déterminations. « Que l’intuition de l’être soit comme le don natif d’une intelligence impériale (…) ou qu’elle surgisse brusquement comme une espèce de grâce naturelle, à la vue d’un brin d’herbe ou d’un moulin à vent, ou à la soudaine perception de la réalité du moi ; ou qu’elle provienne de l’implacabilité avec laquelle l’être des choses indépendant de moi s’impose à moi soudain, en rejetant mon propre être dans la solitude et le néant ; ou que je chemine vers elle par l’expérience en moi de la durée, ou par celle de l’angoisse, ou par celles de certaines réalités morales qui transcendent l’écoulement du temps, - peu importe »409. Que ce soit par le biais de la durée bergsonienne, de l’expérience du poète, de l’aperception philosophique, ou dans ses composantes existentielles, tout cela est intuition de l’être. Elle peut aussi apparaître dans le sentiment amoureux en vertu de l’essentielle analogicité de l’être, indissolublement essence et existence, et tendanciellement cherchant à s’accomplir dans l’existence. Nous sommes en face d’une véritable intuition, d’une perception directe immédiate : « d’une vue dont aucun mot proféré au dehors, dont aucun mot du langage ne peut épuiser, ni exprimer adéquatement la richesse et les virtualités, et où dans un moment d’émotion décisive et comme de feu spirituel l’âme est en contact vivant, tranverbérant, illuminateur, avec une réalité qu’elle touche et qui se saisit d’elle. Eh bien, ce que nous affirmons, c’est que c’est l’être avant tout qui procure une telle intuition »410. L’être, en tant qu’il est essence, et en tant qu’il est fondement de toute existence, et même de tout exister. Surtout, il s’agit d’une expérience qui s’affirme davantage dans l’ordre de la découverte que dans l’ordre de la vérification et qui dépend de lois plus cachées, plus individualisées aussi, et plus incommunicables. Parfois, elle dérive moins des principes qu’on met en œuvre que d’une fin à 407 Le Paysan de la Garonne, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, in O.C., volume XII, Paris et Fribourg, éd. SaintPaul et Fribourg,1992, chap. V, § 14. 408 Sept leçons sur l’Etre, op. cit., p. 576-577. 409 Court traité, op. cit., p. 30. 410 Sept leçons, op. cit., p. 574. 85 laquelle on tend sans la connaître. Marcel Raymond a manifestement perçu l’ampleur « existentielle » du phénomène appelé romantisme et son rapport à l’être. Il décrit l’expérience du poète romantique comme une connaissance de l’être : « éprouvé concrètement, immédiatement, hors de toutes les catégories rationnelles qui fixent les modalités de ce qu’on nomme d’ordinaire connaissance. Une telle expérience, dans laquelle l’esprit engage toutes ses forces, bouleverse notre affectivité propre et son moyen d’expression est l’image » (…) . Le romantisme intérieur ou métaphysique implique la croyance selon M. Raymond que le poète entre en communication avec les Mères, et que la poésie parfaite, suivant le mot de Mallarmé serait l’"explication orphique " de la terre »411. Et pourtant, jusqu’à la fin Maritain réclamera pour le métaphysicien une sphère fermée au poète. Si un enfant ou un poète peuvent avoir l’intuition de l’être, à leur manière, « les concepts d’origine abstractive et formés au troisième degré sont le propre du métaphysicien »412. Cet aspect intuitif sera considéré comme décisif dans la vie même de la raison : « Ce qui importe le plus dans la vie de raison, c’est la perception intellectuelle ou l’intuition413? D’où la question qui sera la sienne aussi, comment faire pour libérer le pouvoir intuitif ? La distinction entre intuition abstractive et intuition poétique n’est pas si nette précisément à cause de la notion d’existence. Mais pas seulement. Par le pouvoir intuitif de l’esprit, se manifeste à l’homme l’infinie cognoscibilité des choses. Par la puissance créatrice, se révèle l’infinie cognoscibilité de l’esprit dans sa singularité appelée : le Soi. L’intuition poétique comme l’intuition de l’être se manifeste comme un « choc ». C’est tout au sommet, dans l’intuition de l’être que le métaphysicien et l’artiste se rencontrent dans une expérience qui offre une certaine parenté. L’analyse va permettre d’éclairer les distinctions entre les différentes intuitions : « On peut croire que chez les grands intuitifs la connaissance poétique est là, en ce sens qu’elle sous-tend l’intuition philosophique ou scientifique et concerte avec elle, et que par une sorte de résonance psychologique inévitable, elle accompagne aussi, fût-ce d’une façon seulement virtuelle, la contemplation naturelle ou surnaturelle, dont elle est une analogie. Mais elle est essentiellement distincte de l’une et de l’autre »414. En vertu d’harmoniques émotionnelles, l’être humain ne peut connaître l’une ou l’autre de ces expériences par connaturalité sans que résonnent en lui les autres, mais mystique, poésie et métaphysique sont essentiellement distinctes. Dans la structure de notre activité intellectuelle telle que saint Thomas la décrit et qu’elle a été présentée, deux choses jouent un rôle essentiel : l’Intellect illuminant et le germe intelligible ou forme imprégnante (species impressa). Cette species est reçue dans l’esprit qui abstrait à partir de ce qu’il reçoit. D’autre part, ce soleil spirituel qui active tout chose et dont la lumière fait surgir les idées en nous nous demeure invisible, caché dans l’inconscient de l’esprit. Le processus d’illumination reste inconnu. Il en résulte quelque chose de décisif, qui est qu’entre l’émotion créatrice et la connaissance intellectuelle « en source », c’est-à-dire avant la production du concept, il existe une profonde parenté, parenté structurelle : « la connaissance intellectuelle est d’abord un début de vision, une sorte de nuage plein d’yeux, né de l’incidence de la lumière de l’Intellect illuminant sur le monde des images »415. Entre ces trois degrés du savoir exposés plus haut, Maritain établit une véritable hétérogénéité noétique. Mais en même temps, il les fait communiquer en admettant l’existence d’un foyer central : « un foyer distinct d’irradiation subjective qui illumine l’intelligence et fortifie son dynamisme subjectif, mais encore qu’ils sont entre eux en communication de lumière, et que le centre premier ou le foyer premier, dont l’irradiation objective, illuminant l’esprit à ce degré spécifique, rejaillit sur les autres foyers, peut se tenir à des niveaux différents »416. S’il en est ainsi c’est que du côté des inclinations et de l’efficience opérative, un autre centre premier unifie aussi l’âme, et s’enfonce dans les profondeurs de la subjectivité. Ce centre, il va lui donner une consistance ontologique de plus en plus grande. Entre la connaissance abstractive et la connaissance poétique, une différence radicale se tient : la liberté dont celle-ci jouit par rapport à 411 Raymond (M.), « Etre et dire », in Etudes, op. cit., p. 203. Maritain (J.), Approches sans entraves, chap. XI, « Réflexions sur la nature blessée », op. cit., p. 809. 413 Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Fayard, 1959, in O.C., volume VII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1988, p. 818-819. 414 Situation de la poésie, op. cit. p. 872. 415 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 226. 416 Maritain (J.) Science et sagesse, op. cit., p. 96. 412 86 l’objet créable. L’intelligence abstractive n’est pas libre, elle est même rigoureusement contrainte tandis que dans sa ligne typique, le poète va chercher à s’affranchir des normes de la nature. C’est cette essentielle liberté créatrice qui distingue l’intuition métaphysique, essentiellement cognitive, de l’intuition créatrice, à la fois cognitive et créatrice. L’intelligence humaine est spécifiée et spécificatrice. Bien qu’elle engage l’intellect, elle n’est pas comme le concept le fruit de l’intellect seul, elle n’est pas davantage le fruit de la seule imagination. Elle procède de la totalité de l’homme : sens, imagination, intellect, amour, désir, instinct, sang et esprit tout ensemble. De là, comme l’amour, sa splendeur et son ambiguïté, et la radicale spécificité de l’intuition créatrice. On a dit que la poésie pour Maritain est un orphisme. Le sentiment fondamental du monde que le poète éprouve – et que tout homme éprouve aussi mais le poète est celui qui se sent pressé de dire au monde avec des mots nouveaux et puissants qui lui conviennent – nul appareil conceptuel ne peut le traduire parce que tout concept est rivé à l’intelligence des objets. De plus, c’est l’abîme même de l’être que révèlent l’art et la poésie, en même temps que les abîmes intérieurs que l’homme porte en lui. Tandis que c’est l’abîme de l’être en tant que rivé à la perception de l’intellect que révèle l’intuition métaphysique. En tant que cognitive, l’intuition poétique connaît les mêmes lois que l’intelligence. L’intellect est engagé dans ses opérations, y compris dans l’activité de l’intellect dite « spéculative ». Mais en tant que créative, l’intuition est spécifique. Enfin, c’est l’intuition poétique qui rend les choses qu’elle saisit « diaphanes et animées, peuplées d’horizons infinis »417. L’infini de significations sourd de sa présence. L’être n’a de sens que parce qu’il regorge de significations et qu’il tient de sa valeur signifiante418. 4 L’INTUITION CREATRICE : IDEE, EMOTION, ECLAIR INTELLECTIF, GERME Non, on ne peut confondre l’intuition de l’être et l’intuition poétique en dépit de la résonance mystique qu’elle prennent parfois l’une et l’autre. Si préoccupé qu’il soit de donner à l’intuition poétique un statut privilégié, Maritain restera toujours intraitable sur le chapitre de la distinction essentielle entre métaphysique et poésie : « elle est à l’extrême opposé de la connaissance philosophique » 419. Ce que Bergson éprouve devant la confiance des fleurs qui s’ouvrent au printemps, que les primitifs ont traduit par le mana, ou ce que Spinoza éprouve devant la rigueur d’une démonstration parfaite ne relève pas de l’intuition créatrice. Le lien entre essence et existence qui compose un « sens » nouveau, sorte d’analogué de l’ensemble soi/choses, ouvre un monde de paradoxe. Il y a dans les choses une inépuisable profondeur de cognoscibilité à laquelle se confrontent le poète comme le métaphysicien. Nous n’aurons jamais fini dit Maritain, de connaître ce qu’il y a dans le moindre brin d’herbe ou le moindre remous du ruisseau. Mais dans le monde de l’existence il n’y a que des sujets, c’est pourquoi c’est un monde de nature et d’aventure, où il y des événements, de la contingence et du hasard, et où le cours des événements est flexible et muable tandis que les lois des essences sont nécessaires, et apparaissent comme immuables. Pourtant il y a dans ce « sens » particulier de l’existence un aspect nécessaire et immuable. Or, nous connaissons les sujets comme objets. Quand un homme est éveillé à l’intuition de l’être, il est éveillé à l’intuition de la subjectivité, qui est comme coextensive, et à qui sans doute peut s’appliquer cette loi métaphysique de convertibilité. La force d’une telle perception peut être si grande qu’elle peut l’entraîner à cette ascèse héroïque du vide et de l‘anéantissement pour s’extasier dans l’exister substantiel du soi et dans la présence d’immensité du Soi divin tout ensemble, qui caractérise la mystique naturelle de l’Inde. Mais l’intuition de la subjectivité est une intuition qui ne livre aucune essence. Elle est inconscientisable. Cependant elle est connue en vertu d’une connaissance réfléchie qui est inconsciente ou préconsciente et qui enveloppe notre monde intérieur. « même les plus superficiels d’entre nous, dès l’instant qu’ils disent : " je", tout le déroulement de leurs états de conscience et de leurs opérations, de leurs rêveries, de leurs souvenirs, de leurs actes, est sous-tendu par une connaissance virtuelle et ineffable, existentielle et vitale de la totalité immanente à chacune de ses parties, et baigne, sans qu’il 417 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 259. Qui sait si une sorte de conscience et de libération de cette puissance infinie du signe n’est pas l’origine secrète de ce jeu effréné du signe qui récuse la présence des choses auquel la plus grande part de l’art d’aujourd’hui semble s’abandonner. 419 Raison et raisons, op. cit., p. 265. 418 87 prenne la peine de s’en apercevoir dans la lumière diffuse, la fraîcheur unique et l’espèce de connivence maternelle qui émane de la subjectivité. Celle-ci n’est pas connue, elle est sentie comme une nuit enveloppante et propice »420. Nos actes ne sont ainsi tolérables pour Maritain que parce que la conscience que nous avons d’eux baigne dans l’expérience obscure de la subjectivité ; ils y éclosent comme dans un nid où tout, même les pires déchirements et les pires hontes, a cette connivence avec nous d’amener de nous dans la fraîcheur unique de l’instant présent où nous vivons. Ils sont immergés dans cette atmosphère maternelle, émanant de la subjectivité et qui signe en nous la présence de cette sorte de nuit primévale décrite plus haut et qui est à la racine même de toute subjectivité. Et dont surtout l’analogué dans l’œuvre est le sens poétique, qui est au poème ce que l’âme est à l’homme. De la même manière que l’intellect capture les essences et l’essence secrète qui est l’existence, le poète capture les sens secrets de choses et le sens plus secret encore, de la subjectivité. Et cela compose un seul et même sens par lequel l’œuvre existe et qui lui donne sa double valeur : d’objet et de signe421. Cette nuit est-elle la même que la nuit originelle et translucide où l’intelligence active les images à la lumière de l’Intellect Illuminant dont Maritain va faire le lieu où la « Muse séparée de Platon peut descendre dans l’homme et habiter en lui, et devenir partie intégrante de son organisme spirituel »422 ? Elle semble en constituer comme un corollaire, comme une forme prégnante sans pour autant tout à fait s’y confondre. Cette « nuit » conçue comme la racine unique des puissances de l’âme est cachée dans l’inconscient spirituel. Elle implique, suppose et conditionne une activité radicale où sont engagées toutes les puissances intelligence et imagination, aussi bien que les puissances de désir, d’amour et d’émotion, les puissances affectives et appétitives. Libre de l’activité proprement logique, libre des actions humaines à régler, il y aurait comme une troisième source d’activité qui déborde la raison calculante et la prudence ou sagesse pratique: celle qui est propre à la poésie. Et c’est pourquoi, elle rappelle la liberté de l’enfant, libre en particulier des déterminations morales, et la liberté du jeu et celle du rêve. Sous l’angle de la structure de l’intellect, il y aurait donc deux types de « germes» : celui qui est une préparation au concept, la species impressa, et le germe poétique – qui est, on va le voir le premier moment de l’inspiration. Il ne tend pas vers un concept à former. Ils procèdent de la même source intellectuelle mais ne sont pas déterminés par la même finalité. De même que la species impressa est une connaissance non encore aboutie, le germe poétique est une connaissance inhérente et comme consubstantielle à la poésie, une avec son essence même. Si l’on admet qu’il existe dans l’esprit une activité préconceptuelle même pour la raison logique, alors à plus forte raison devra-t-on admettre que cette activité pré-conceptuelle fonctionne pour les activités liées à l’imagination. C’est ainsi que la notion d’inconscient est philosophiquement fondée. C’est ce processus même qui est fondateur de l’activité créatrice, parce qu’il ne fait qu’un avec l’activité originelle de la raison, ce processus dynamique tel que le thomisme le décrit mais par rapport à la fonction abstractive de l’intelligence et à la naissance des idées. S’il y a dans l’inconscient une activité non conceptuelle ou préconceptuelle de l’intelligence même pour ce qui est de la naissance des concepts, on peut admettre à plus forte raison qu’elle ne peut que jouer un rôle capital dans la genèse de la poésie et de l’inspiration poétique. Prise en tant que telle, l’intuition créatrice est un « éclair intellectif ». Cet éclair intellectif, c’est proprement la Muse platonicienne. Ce qui nous est demandé dit Maritain, c’est de faire descendre cette Muse audedans de l’âme où elle n’est plus Muse mais intuition créatrice. Mais il s’agit aussi de faire descendre cette inspiration platonicienne au-dedans de l’intellect uni à l’imagination pour que l’inspiration jaillie du plus haut de l’âme devienne inspiration jaillie de plus haut que la raison conceptuelle423. Outre l’éclair intellectif, deux autres éléments sont centraux dans l’intuition poétique : l’émotion et idée factrice. Ce n’est pas uniquement sa composante créatrice – et donc par la liberté dont elle jouit et dont ne jouit pas le métaphysicien – qui distingue l’intuition poétique de l’intuition de l’être : c’est le médium qui la porte à son achèvement. Et ce médium, c’est la subjectivité. La poésie comme telle est ce qui permet à l’homme de se saisir tout entier, de se comprendre aussi bien baignant dans le grand flux du monde créé que plongeant ses racines dans l’invisible, aussi bien liée aux hommes, à leurs misères à leurs espoirs que dans la solitude absolue où la conscience responsable affronte un destin unique. L’intuition créatrice est « une sorte d’onde ou de vibration mentale, chargée d’unité 420 Court traité, op. cit., p. 73. Voir quatrième partie « l’analyse des sources spirituelles de l’œuvre ». 422 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 227. 423 Idem, p. 216. 421 88 dynamique »424. Cette sorte de décharge, de secousse précède l’exercice opératif qui met en jeu la vertu d’art. C’est très tôt que la valeur cognitive de l’intuition est affirmée, donc son lien privilégié avec l’intellect. Mais c’est au cœur d’un foyer de nuit translucide, de la « nuit propice » que jaillit cet « éclair interjectif », « à la fois décharge dynamique et éclat de lumière intellectuelle dans et au travers de la passion éprouvée par le poète au contact de l’univers »425. Cela implique une émotion. « Nous sommes alors en présence d’une intuition d’origine émotive, et nous entrons dans l’empire nocturne d’une activité primordiale de l’intellect qui (...) s’exerce en liaison vitale avec l’imagination et l’émotion »426. Au contraire de l’abstraction qui elle se dégage de toute émotion et tente de se libérer de l’emprise de la subjectivité. « L’intuition poétique est cette émotion même, spiritualisée et devenue intentionnelle »427. L’émotion est le médium par lequel le poète se saisit lui-même en même temps qu’il saisit un éclair de la réalité objective. L’idée créatrice apparaît à la conscience comme une émotion décisive, « comme une émotion transverbérée d’intelligence, petit nuage d’abord, mais plein d’yeux, plein de regards impérieux, chargé de volonté, avide de donner l’existence »428. De même Malraux pourra écrire que : « Sans cette intensité, sans cette participation émotionnelle, ils ne se présentent à nous que comme des noms ; ils sont morts »429. L’émotion porte la réalité dont l’âme pâtit jusque dans les profondeurs de la subjectivité et de l’inconscient spirituel de l’intellect, dans cette « part dormante » où elle va s’étendre, et imprégner tout l’être. Elle devient alors un instrument de l’intelligence jugeant par connaturalité. C’est ainsi qu’elle devient pour l’intellect un véhicule instrumental par lequel sont obscurément saisies deux choses : celles qui ont imprimé cette émotion, et celles, « plus profondes, invisibles qui sont contenues en elles ou en connexion, et qui ont une correspondance ineffable, une coaptation avec l’âme ainsi émue et qui résonnent en elles »430. Maritain fait ainsi jaillir toute la vie intellectuelle d’un centre premier. Et parce que la perception esthétique engage l’intelligence, toute la vie de l’esprit – perception et création – jaillit d’un centre premier. S’il en est ainsi c’est que du côté des inclinations et de l’efficience opérative, un autre centre premier unifie aussi l’âme, et s’enfonce dans les profondeurs de la subjectivité : l’inconscient spirituel ou supra-conscient de l’esprit. L’intellect humain présente on l’a vu cette particularité déjà relevée par Aristote qu’il y a un dédoublement en lui : l’intellect qui connaît et qui est primitivement en puissance par rapport à tous les objets intelligibles et une énergie purement active qu’après lui on a appelé l’intellect agent et qui est le foyer de toute sa force : énergie et lumière. La question de la force actualisante donnera lieu à la théorie de l’idée formative. Or, il faudrait alors distinguer deux types d’activité du « nous poiétikos » : une puissance illuminante et une puissance actionnante. Il illumine l’intellect et il ébranle les puissances de l’âme. La puissance illuminante permet de voir l’œuvre dans une lumière particulière, tandis que la puissance actionnante imprime le « mouvement » nécessaire. Cette puissance actionnante serait proprement l’inspiration. La deuxième difficulté conceptuelle lourde liée à l’intuition est le statut de l’idée créatrice (distincte de l’intuition) qui porte sur l’œuvre future. Elle vient d’Augustin qui distingue les Idées divines et l’Idée créatrice. L’universel ante rem n’est pas seulement l’Idée divine selon saint Augustin. Par son essence l’acte créateur forme quelque chose dans l’être au lieu d’être formé par les choses. Ensuite il exprime et manifeste la substance même de celui qui a produit l’œuvre. L’Intelligence divine voit dans sa propre Essence, et dans cette Essence l’idée éternelle de l’homme n’est pas une idée abstraite et universelle comme les nôtres, mais une idée créatrice. On sait que les Idées sont en Dieu, mais l’Idée créatrice, quant à elle serait comme la forme des formes. « Cette idée comme telle précède la chose (qui n’est plus à connaître mais à faire ; qui est connue avant d’exister pour elle-même). L’idée en ce cas, est purement forme et non formée (…). Terme intérieur de l’acte d’intellection (…), elle n’est pas comme un objet-modèle, une idole du créé que nous imaginerions, et dont l’objet-chose, l’ideatum créable ou créé serait un décalque ou une doublure, mais comme la forme incréée et illimitée déterminatrice de l’objetchose ou de l’ideatum créable ou créé (…)»431. 424 Maritain (J.), « La musique des pulsions intuitives », La Table ronde, janv. 1959, n° 133, p. 68. Brazzola (G.), « De l’art et de la poésie modernes», art. cit., p. 90. 426 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 197. 427 Brazzola (G.), « La poésie et les sources créatrices de la vie de l’esprit », art. cit., p. 83. 428 Frontières de la poésie, op. cit., p. 788. 429 Cité par Renée Viollis d’un article d’un journal indochinois, Le Petit Populaire du Tonkin, 1er avril 1932 p. vii. 430 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 255. 431 Maritain (J.), Les Degrés du savoir, Annexe I, op. cit., p. 974. 425 89 Rappelons-le, cette théorie des Idées divines est d’inspiration augustinienne. La réponse augustinienne consistait à poser un garant de nos réactions somatiques et psychiques qui soit transcendant et qui assurât la transmission du savoir : ce garant, c’est le Verbe, présent en tout être pensant pour lui permettre de comprendre en son for intérieur les paroles humaines et pour l’illuminer. C’est parce que les idées de Dieu créent les choses, les précèdent – ce qui ne ramène pas l’Idée divine à l’universel ante rem – que les théologiens les comparent aux idées de l’artiste. La doctrine thomiste approfondit la réflexion mais se sépare un peu d’Augustin. Maritain interprète l’idée factive – formatrice des choses, et non formée par elles – comme la matrice immatérielle selon laquelle l’œuvre est produite dans l’être. Elle ne rend pas l’esprit conforme au réel, elle rend le réel conforme à l’esprit. De là procède la spécificité de l’expérience poétique, dont le cœur secret s’appelle l’intuition poétique : un éclair dans lequel et à travers lequel le poète entrevoit le réel dont il va s’employer à restituer la splendeur qui lui appartient authentiquement mais que lui seul a vu. Dans cet éclair intuitif, toute l’œuvre est contenue virtuellement et s’exprime dans la matière comme le verbe mental exprime l’intuition spéculative du philosophe. C’est l’intuition créatrice qui est le cœur substantiel de l’expérience créatrice. L’inspiration n’est que la force qui imprime à cette intuition la dynamique expressive, l’élan qui va la tourner vers l’œuvre à faire. C’est dans ce cadre qu’il faut resituer la notion d’inspiration, « d’inspiration authentique telle que Maritain la conçoit », contre Platon, et contre le Surréalisme. Alors que pour le philosophe grec, l’inspiration poétique est d’origine divine, pour Maritain elle est naturelle432. Mais si intérieure que soit cette Muse, son principe actualisant reste un mystère. Pourtant « au-dessus », implique encore une localisation. « Rien n’est plus réel, et plus nécessaire à la poésie que l’inspiration »433. Il s’agit certes de faire descendre la Muse platonicienne au-dedans de l’âme où elle devient intuition créatrice. Cette Muse platonicienne est précisément l’éclair intellectif – fugitif – dans lequel le poète voit quelque chose qui appartient authentiquement aux choses mais que lui seul a vu dans cet éclair qui est l’intuition créatrice. Mais il s’agit aussi de faire descendre cette inspiration platonicienne au-dedans de l’intellect uni à l’imagination pour que l’inspiration jaillie du plus haut de l’âme devienne inspiration jaillie de plus haut que la raison conceptuelle434 : c’est-à-dire dans la raison intuitive même. De même que Saint Thomas a réintégré l’intellect agent dans l’organisme des facultés de connaissance propres à la personne humaine, en qui concerne Platon, « Maritain va dégager la vérité du mythe et réintégrer la Muse et son inspiration dans le ciel immanent de l’âme435 ». Toute la philosophie poétique de Maritain découle de cette option intellectuelle selon laquelle l’intuition poétique naît dans ce préconscient de l’esprit où ce qui est caché dans cette nuit originelle est toujours susceptible de venir à la clarté du jour. Nuit paradoxale pour tout dire. C’est qu’il existe une lumière objective sous laquelle les choses sont, à tel ou tel degré du savoir, connaissables à l’intelligence ; et il existe aussi, proportionnée à cette lumière objective, une lumière subjective, intéressant le dynamisme subjectif de l’intelligence, par laquelle l’intelligence elle-même est proportionnée, rendue plus apte à l’égard de cet objet-là. Cette distinction des deux lumières vient d’Augustin qui distingue la sagesse qui connaît dans les raisons supérieures et dans la lumière matutinale des choses divines, et la science, qui connaît par les raisons inférieures et dans le crépuscule des choses créées. C’est ainsi que l’inspiration, issue du rayon de la sagesse sainte, peut éclairer le créé d’une lumière divine. Deux abîmes s’appellent et s’élancent l’un dans l’autre, et parfois se confondent. La vie préconsciente est une nuit originelle, transparente et féconde, qui ressemble à la diffuse lumière primévale qui a été créée d’abord, avant que le Dieu de la Genèse ne crée les luminaires. C’est ainsi que Maritain concilie la sagesse augustinienne et la doctrine de l’être de Thomas d’Aquin. 5 L’INSPIRATION MARITAINIENNE On peut à présent mieux comprendre sinon la nature de l’inspiration chez Maritain, du moins pourquoi la vérité du mythe l’a tant frappé bien qu’elle ne soit « ni dans l’enfer surréaliste ni dans le 432 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 404. L’Intuition créatrice, op. cit., p. 230. 434 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 402. 435 Brazzola (G.), « De l’art et de la poésie moderne », art. cit. p. 88. 433 90 ciel platonicien »436. Tout l’objectif du philosophe dans sa doctrine de l’inspiration poétique va consister à sauver ce qu’il y a de vrai dans l’héritage platonicien. Alors que Platon situe la Muse en dehors de l’âme, Maritain est catégorique: « Il n’y a pas de Muse en dehors de l’âme ; il y a l’expérience poétique de l’intuition poétique à l’intérieur de l’âme, venant du poète d’au-dessus de la raison conceptuelle »437. Il compare cette théorie erratique à la conception averroïste de l’intellect séparé dans l’ordre de la connaissance. Cette Muse platonicienne est précisément l’éclair intellectif dans lequel le poète voit quelque chose qui appartient authentiquement aux choses mais que lui seul a vu dans cet éclair qui est l’intuition créatrice. Il n’aura pas assez de tout son art pour restituer ce qu’il a entrevu dans cet éclair. Mais il y a d’un côté le lumen, de l’autre la secousse, la décharge dynamique, bref, l’énergie. C’est en quelques pages fort brèves que Maritain traite de ce qu’il appelle « l’inspiration (poétique) véritable »438. Elle ne se confond en aucune façon avec l’intuition, pas plus qu’avec le « choc » qui témoigne de sa présence. Il semble même qu’elle soit dans ce cadre la force actualisante de l’émotion créatrice. Pour autant, son importance n’est pas minime : « L’inspiration est toujours nécessaire comme intuition poétique, ou dans son premier germe, (…) elle est souverainement désirable comme pleinement développée, ou comme mouvement qui tout envahit (…). Transports, rapt, délire et frénésie ne lui sont nullement essentiels ; ils ne sont que la marque d’une faiblesse de la nature et peuvent procéder en outre de sources suspectes. La véritable bénédiction est l’intuition poétique, et non aucune sorte de frisson »439. Empruntant ses images au modèle médical et au fonctionnement du cœur humain, il distingue ainsi deux phases : la phase de systole et la phase de diastole. C’est précisément parce que « dans cette seconde phase tout semble donné du dehors que Platon a été trompé et lui a fait croire que l’inspiration poétique venait du dehors »440. Sans doute le modèle explicatif choisi lui apparaît-il insuffisant en cela qu’il implique deux moments chronologiques différents. Prenant un autre système d’images, il compare alors ces deux moments au germe et à la puissance qui développe ce germe. La première phase de l’inspiration se décrit comme « un recueillement qui a lieu au centre de l’âme et dans lequel le monde et la subjectivité sont obscurément connus ensemble d’une manière non conceptuelle. Cette expérience est occupée du monde créé et des relations énigmatiques des êtres les uns avec les autres. L’obscure connaissance qu’elle implique se produit par le moyen de l’émotion. Mais elle est dès l’origine orientée vers l’expression et se termine dans une parole proférée ou dans une œuvre faite. Elle est émotion, et émotion créatrice. L’essentiel pour Jacques Maritain est dans ce premier moment : « Eveillée dans le supra-conscient de l’âme, à la racine de toutes ses puissances, l’émotion ou intuition créatrice du poète (...) se manifeste à lui, dans une expérience de recueillement et de concentration au plus intime de lui-même, par un ébranlement musical suivi de la musique des pulsions intuitives. Ce don qu’elle apporte du ciel de l’âme et qui demande à fructifier dans une œuvre, ne le pourra que si le poète met à son service toutes les ressources de son art. Alors seulement l’intuition passera dans l’œuvre, et de diverses manières, selon que les virtualités contenues en elle viendront à s’actualiser en se réfléchissant dans l’univers mental du poète aux prises avec la matière »441. La seconde phase fait entrer en action toutes les forces de l’âme concentrées en leur vitalité fondamentale. « C’est comme si du dehors tout à coup une haleine soufflait sur des dons latents pour en tirer lumière et efficacité, amorçait en quelque sorte notre capacité verbale »442. Cette seconde phase est la plus importante car tout semble donné d’un coup et comme du dehors. C’est un « mouvement envahissant tout ce qui donne des ailes à l’intellect et à l’imagination »443. C’est l’inspiration dans son aspect visible, et que la tradition littéraire a théorisé sous le nom d’enthousiasme. Elle est aussi la plus « visible », et parfois la plus violente. C’est cette expérience particulière que la tradition a repéré sous le nom d’inspiration. Cette seconde phase est proprement ce qu’il va appeler l’ « intuition créatrice ». Cette sorte de décharge, de secousse précède l’exercice 436 Maritain (J.), L’intuition créatrice, op. cit., p. 216. Idem, p. 402. 438 Idem, p. 401. 439 Idem, p. 405. 440 Idem, p. 402. 441 Brazzola (G.), « De l’art et de la poésie », art. cit., p. 95. 442 Claudel (P.), lettre à l’abbé Brémond sur l’inspiration poétique, citée par Georges Brazzola, « De l’art et de la poésie moderne », art. cit., p. 92. 443 Maritain (J.), L’intuition créatrice, op. cit., p. 405 437 91 opératif qui met en jeu la vertu d’art. « (…) quelle distance infinie sépare de l’inspiration frisson sur l’épiderme, l’inspiration authentique, qui perce une fenêtre au plus épais de la substance obscure de l’être humain ; quelle distance infinie sépare de l’émotion résidu psychologique, qui est une impureté dans l’œuvre d’art, l’émotion créatrice, intuitive et intentionnelle, qui est la forme même de toute œuvre et qui contient en soi beaucoup plus qu’elle-même : la substance secrète de la personne, en acte de communication »444. Mais c’est le germe qui est tout, le mouvement ou les autres traits caractérisant l’inspiration étant ce qu’Aristote appelle « bonne fortune », qui dépend « d’un moment imprévisible de suspens psychologique mais d’intégrité dynamique intacte, et aussi du tempérament de chaque individu, de ses inclinations naturelles ainsi que de sa capacité de recueillement et de sa fidélité au recueillement »445. Il dépend aussi de la solidité de son psychisme. Si la notion d’inspiration est donc loin d’être négligeable, elle ne se confond cependant pas avec l’expérience poétique, plus ample. Mais si le germe est seul nécessaire, l’inspiration est souhaitable. Les poètes qui parlent de l’inspiration s’intéressent à ses formes les plus frappantes ou exceptionnelles, celles qui présentent les traits extrêmes les plus accidentels par rapport à l’expérience poétique fondamentale446. Tout se passe comme si cependant, le passage à l’œuvre générait nécessairement une sorte de frénésie efficiente : « Ce n’est que par la frénésie que l’artisan devient poète, ce n’est que par la prédominance accordée à la technique qu’il donne au spectateur l’illusion de s’évader de la technique et d’atteindre les sommets. Tout chez le manuel qu’il soit graveur, sculpteur ou peintre, est affaire de technique ; j’irai jusqu’à dire, en pensant à Grünewald, à Tintoret, au Gréco et aux sculpteurs Juan de Juni et Berruguete : d’hystérie technique »447. C’est qu’à déranger les rapports habituels entre le conscient et l’inconscient, on court un risque. Il ne faut donc pas s’étonner si des troubles divers accompagnent parfois l’accès poétique, comme ils accompagnent parfois le mysticisme. Elle peut s’imposer sous forme d’affres de la conscience qui obligent le poète à lutter contre les déficiences de l’expression : c’est la forme plus résolument moderne, celle d’un combat avec l’ange, ou avec le duende. Non que les artistes qui ont précédé l’aient ignoré, mais ils n’y ont pas accordé l’impordance exceptionnelle que les poètes y ont attachées, en particulier dans certains courants poétiques, et qui fait partie du développement de l’art et de la poésie. Maritain entend l’intuition poétique comme le germe premier qui se prolonge dans un mouvement qui envahit tout – où l’émotion joue un rôle premier – et qui est comme l’accomplissement de l’intuition poétique. Comment expliquer ce phénomène là précisément? Dans le meilleur des cas, le monde externe et la perception externe perdent leur emprise sur l’âme sans que l’équilibre intérieur ne soit compromis, les connexions entre l’intellect et les sens internes demeurent intacts, l’intelligence n’est ni délestée du réel ni ligotée. La cause déterminante de cette situation psychologique particulière et de cette phase de systole est l’intuition poétique préconsciente présente dans l’esprit Quant à ce souffle qui s’élève, que peut-on en dire ? Différencier quatre modalités de ce « souffle » qui s’élève : il peut être presque imperceptible, mais fort et contraignant, et tout alors est donné dans l’aisance et l’heureuse expansion. Il peut être plus violent, comme un vent de tempête et tout est donné dans la violence et l’ivresse. Quelquefois, il surgit dans le don du commencement d’un chant – la musique des pulsions intuitives qui a préoccupé spécialement Maritain parce qu’il semble se confondre avec l’œuvre en tant qu’elle se forme et qu’elle en est la manifestation la plus intime – quelquefois une explosion de parole que rien ne peut arrêter. Parce que cette expérience déborde les cadres de la raison, elle apparaît comme extérieure au poète. Mais Maritain insiste, en ce qui concerne l’inspiration « poétique », elle est immanente à l’esprit. Cette expérience des choses données comme du dehors pense Maritain, c’est ce qui a trompé Platon et lui a fait croire que l’inspiration poétique venait d’au-dessus de l’âme. « Il n’y a pas de Muse en dehors de l’âme ; il y a l’expérience poétique et l’intuition poétique à l’intérieur de l’âme, venant au poète d’au-dessus de la raison conceptuelle »448. C’est à dégager ce qui relève de l’expérience spectaculaire, visible, des manifestations que la tradition a souvent retenues, de ce qui est l’inspiration véritable, l’intuition poétique, que Maritain va 444 « Sur la musique d’Arthur Lourié », op. cit., p. 1061. L’Intuition créatrice, op. cit., p. 405. 446 Il en va de même pour l’expérience mystique dont les formes extraordinaires (miracles, stigmates) suscitent un étrange intérêt et pas toujours du meilleur goût, tandis que l’expérience contemplative laisse indifférent. 447 Lhote (A.), Traité du paysage, op. cit., p. 17. 448 Idem, p. 402. 445 92 formuler et chercher à examiner l’une des questions de l’inspiration les plus délicates : « comment se produit le soudain effondrement des puissantes barrières habituelles, et quelle est la force invisible, soufflant de l’inconscient qui les emporte »449. Il peut arriver que l’équilibre intérieur soit compromis, que le poète soit débordé par son propre chant, que la violence de l’inspiration arrache quelque chose de l’humanité du poète comme dans la contemplation, la sagesse sainte peut entraîner des perturbations psychologiques. On ne modifie pas impunément les rapports du conscient et de l’inconscient. Mais cela est accidentel. Pour ce qui est de la signification de l’œuvre, l’inspiration donne tout, et elle est même trop riche, mais pour ce qui est des moyens d’exécution, elle est désarmée et en quête d’outils. L’inspiration ne peut donner forme. Sa puissance « est la puissance d’une source », elle exige le labeur rationnel de la vertu d’art et l’intelligence ouvrière qu’elle ne chasse nullement. De plus c’est un esprit désarmé, en quête de matériaux et d’outils qui vient amorcer, vivifier le travail de la raison artistique ou technique, le poète est tenu de l’écouter passivement mais elle requiert cependant l’attention la plus extrême : « La source créatrice, c’est-à-dire l’esprit en source, l’esprit de poésie, est un esprit qui anime l’art, tout en le transcendant. Mais en raison même de sa transcendance, c’est un esprit désarmé et en quête d’instruments, c’est un souffle qui ne peut donner forme qu’en passant par l’exercice opératif de l’art »450. L’intuition est une motion divine à l’égard de la liberté créatrice. Elle meut la volonté en tant que cette volonté aspire à s’éveiller et l’intellect pratique, et elle la meut du dedans et non du dehors. Motion divine, motion surnaturelle ou motion humaine qui d’ailleurs apparaît sous les auspices d’une raison d’avant la raison, d’une raison intuitive qui n’est en fait que l’humble visage que prend le mouvement de l’esprit et de la grâce, s’accomplissant en prenant appui sur la nature même de l’esprit et de l’intellect humain. C’est ainsi que naît le verbe en nous, qui s’achève soit sous la forme d’un concept, qui est un universel achevé, soit sous la forme de l’œuvre. Elle tire sa valeur à la fois de la maîtrise artistique mais surtout de ce qu’elle manifeste de l’esprit qui l’a conçu, de son éminente singularité, et de cette liberté créatrice qui s’exprime dans un acte typique, consommé dans l’œuvre. « C’est en vue de l’œuvre à faire que la connaissance préalablement acquise et la connaissance artistique entrent toutes deux en jeu, et que les règles du faire sont découvertes et appliquées. Et le fruit de la créativité de l’esprit est l’œuvre, qui est suscitée à l’existence hors de l’âme »451. Par son aspect cognitif, l’intuition poétique engage l’intellect, mais par son aspect créatif, elle implique la liberté par rapport à l’intelligence, ordonnée au réel. D’où l’essentiel besoin de l’artiste de se dégager du monde des formes et de se libérer de la raison. Aspiration typique de l’art dans son dynamisme intrinsèque, et aspiration typique de l’esprit de l’artiste en tant qu’il connaît cette intuition proprement créatrice, et qui est la poésie même. Cette aspiration de l’art à se dégager de la raison, cette aspiration de la poésie à passer du rebord de l’inconscient au régime du Logos, tout cela est la ligne typique de la poésie dans son rapport avec l’art. Elle fonde une philosophie de l’histoire de l’art. 449 Idem, p. 401. Brazzola (G.), « Introduction à la poétique de Jacques Maritain », art. cit., p. 63. 451 L’intuition créatrice, op. cit., p. 308. 450 93 TROISIEME PARTIE ART ET HISTOIRE – ART ET RAISON UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE L’ART ? Comprendre un tout autre monde, style et mode de vivre, ce n’est pas une question de lieux ou de moments, même pas Tiflis, et peut-être même pas la Terre, c’est une intimité offerte par le hasard qui vous permet d’approcher l’Histoire, c’est la participation à son avenir, c’est le vaste roman aux frontières indistinctes de quelques êtres particulièrement heureux réunis sous un ciel qui leur confère la signification d’une date unique et commune. Boris Pasternak, Lettres aux amis de Géorgie 94 CHAPITRE 1 - LA « CRISE DE L’ESPRIT » Le débat Orient - Occident 1 L’ENTRE-DEUX-GUERRES Que Jacques Maritain ait été contesté en France, qu’il se soit heurté toute sa vie à une sorte de fin de non-recevoir, qu’il soit aujourd’hui méconnu ne signifie pas qu’il n’ait pas compté dans la vie culturelle, et particulièrement dans l’entre-deux-guerres qui a été pour cette influence et cette présence la période la plus favorable et la plus visible en résultats éclatants. L’influence de Maritain fut à son zénith dans les dernières années de l’avant-guerre, puis parut aller déclinant. C’est pendant l’entre deux guerres qu’il jette les grandes lignes des problématiques de l’art, de la poésie et de la beauté. Deux choses occupent l’intelligentsia européenne depuis la fin du XIXe siècle et depuis l’émergence des thèses freudiennes. L’Orient, qui depuis Chateaubriand et Nerval au moins est considéré comme la source pure à laquelle il faut puiser pour régénérer une littérature européenne dégradée en jeux de salons, vains et compliqués, et les théories de la personnalité réfractées dans les conceptions du moi. Littérature et psychologie sont aussi liées que littérature et religion. Depuis 1870, la France a toujours eu de grands poètes. Par deux fois la poésie a enflammée la jeunesse, incandescence qui correspond à deux moments mais aussi à deux courants bien identifiés : le symbolisme et le surréalisme. « Dans le Paris littéraire de l’immédiat après-guerre, la question qui agite tous les esprits reste celle de la mort du symbolisme et plus encore de sa succession »452. Gide rompt avec lui en écrivant La porte étroite. Mais la succession implique de prendre en compte le classicisme: « Depuis le début du siècle, des esprits modérés comme Gide et ses amis s’interrogeaient sur ce que pourrait être le classicisme des temps modernes, qui assimilerait les apports du symbolisme et prendrait en charge les aspects nouveaux du monde »453. Hegel avait fait de ces mouvements dans l’histoire des « fonctions de l’art » trois moments vrais et vrais tous ensemble. Le symbolisme témoigne pour le contenu, toujours transcendant une forme sensible qui pourtant nous le livre. Le classicisme signifie la possession de la matière par la forme et le romantisme la transcendance de l’esprit sur toute forme. Mais dans l’histoire, ils apparaissent à des moments différents et leurs manifestations sont variées. La première période symboliste a commencé vers 1885. A la source de l’activité des poètes de la génération de 1885, il y avait trois choses selon Marcel Raymond : le sens de la vie profonde de l’esprit, une certaine intuition du mystère, et surtout, la volonté de saisir la poésie en son essence454. Paul Valéry traduit l’alliance du symbolisme et du classicisme. Dix ans plus tard, l’affaire Dreyfus va sensiblement modifier l’atmosphère intellectuelle et morale de cette période. Les débuts de la seconde période sont contemporains de l’Armistice de 1918. C’est celle du surréalisme, même si ce nom ne correspond qu’à un certain groupe d’écrivains. Autour de 1928-1930, les mots d’ordre ont changé de manière suffisamment substantielle pour que le Surréalisme, sans être rejeté dans l’ombre pour autant, ait perdu de sa force de rayonnement (étroitement liée au demeurant à la personnalité « contagieuse » de son leader André Breton). Côté Naturalisme, on commence à s’en fatiguer dans les années 1880, du moins en France, mais il n’a jamais totalement convaincu les écrivains méditerranéens et à rêver vaguement d’idéal. En 1889, Jules Huret mène sa fameuse enquête sur la fin du Naturalisme et le Mercure de France est fondé. Deux groupes poétiques sont fondés : les décadents et les symbolistes. Seul le second va perdurer. Symbolisme est d’ailleurs un mot vague, inventé par Jean Moréas, comme les principes de l’école. A la suite de Verlaine, il s’agit de reprendre à la musique son bien, de se montrer sensible aux nuances, aux parfums, aux sons, aux correspondances secrètes entre les choses, de libérer le vers de toute contrainte formelle et de maintenir la poésie en état de révolution permanente. Ils sont de lointains héritiers de Baudelaire. De fait, les esthétiques s’opposent et parfois télescopent certains traits caractéristiques. L’analyse de Maritain présente l’intérêt de pouvoir interpréter ces esthétiques et non pas seulement se r de les classer, de les comparer, de les opposer, de les figer en doctrines littéraires. Pourtant quelle que soit l’importance de ces deux mouvements majeurs, et en particulier du 452 Larrat (J.C.), Malraux, théoricien de la littérature, Paris, P.U.F., 1996, p. 13. Décaudin (M.) et Leuwers (D.), De Zola à Apollinaire, Paris, Garnier-Flammarion 1996, p. 137. 454 Raymond (M.), De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 49. 453 95 symbolisme, c’est le Romantisme qui apparaît à Marcel Raymond, et à Jacques Maritain tous deux impressionnés par l’ouvrage d’A. Béguin comme le courant essentiel sur lequel et à partir duquel les autres esthétiques vont se dresser, s’opposer, se construire et parfois faire alliance : « C’est en fonction de l’ambition majeure des modernes de saisir la poésie en son essence que se disposent les chapitres de ce livre »455. Un courant nihiliste se développe qui inquiète les esprits. En France, il s’annonçait dès 1912 et se prolonge avec le dadaïsme fondé en 1916 à Zurich. « Le dadaïsme fit appel à l’inconscient, agita les mots, refusa la logique et détruisit la syntaxe. Dada ne se définit pas. C’est un mouvement de révolte, de négation, de destruction, entrepris à la suite de Tristan Tzara, par des jeunes gens comme Francis Picabia et Georges RibemontDessaignes, révoltés contre le monde où ils vivaient »456. On interprète aujourd’hui le dadaïsme comme une innovation et une libération. La tendance générale interprétait alors la révolte dadaïste comme une banqueroute générale des valeurs spirituelles et comme une inquiétude des élites à garder leur tête et leur cœur dans des circonstances exceptionnelles. Cette inquiétude et ce désastre intellectuel, inscrits de manière indélébile dans leur subconscient, devaient inciter les futurs dadaïstes à rejeter tout un système de pensée. Dans certains cas, on considérait qu’il portait témoignage de la bêtise anarchique de leur époque. C’est le moment où Duchamp, « le plus pur des dadaïstes » invente le readymade qu’il envoie en 1917 aux expositions New Yorkaises. La vulgate de l’art moderne en fait le père de la révolution du goût du XXe siècle. Non sans humour, Jean Clair, qui lui a consacré un livre, ajoute : « sans qu’on sût trop ce qui lui venait d’Alphonse Allais et ce qui l’apparentait à Ravachol ou à Kropotkine »457. Maritain n’a pas moins d’humour. Pour lui, c’est à une entreprise de transmutation que se livre M. Duchamp, l’étincelle en lui a combiné l’ironique concept d’une formule de transmutation, en même temps qu’une « obsession à demi sarcastique de la machinerie et des machinations d’ingénieur, une élaboration extrêmement soigneuse, une patiente préparation d’ébauches et d’essais bien calculés, pour aboutir à la production de quelque mythe obscur et sophistiqué, tel ce mythe de la " machine célibataire ", hautement représentatif de notre temps sans nul doute, qui a séduit l’imagination de certains de mes amis épris de merveilles hermétiques »458. Dans les années soixante, il jouait aux échecs à New York. Si l’on ne voit dans le mouvement dada qu’un scandale parisien aux mauvaises manières, on ne peut rien comprendre à la crise morale intense des années 20 et au refus de servir qui a généré de nouveaux mots d’ordres, y compris en esthétique. Marcel Raymond voit deux sources au dadaïsme : l’une aux Etats-Unis avec Marcel Duchamp et Francis Picabia, l’autre à Zurich avec Tristan Tzara. Il en ajoute une troisième constituée par un groupement de jeunes écrivains venant de faire paraître une revue intitulée Littérature459. Dès 1913 Maritain avait entrepris l’analyse de cette déroute générale : « Comment ne pas entendre ici l’écho d’un texte que Jacques Maritain écrivait en 1913 et où le philosophe attribuait à la révolte de la jeunesse d’avant guerre, à son dégoût pour le matérialisme de la fin du XIXe siècle et à la faillite des valeurs spirituelles de la fin du XIXe siècle issues de la religion et de l’humanisme traditionnels »460. La critique littéraire est particulièrement riche au cours de cette période. En 1909, paraît la NRF, – elle vient en son temps – fondée par quelques esprits distingués : André Gide, Jacques Copeau et Jean Schlumberger. Dirigée à partir de 1919 par Jacques Rivière, Jean Paulhan lui succède461. A la même époque, apparaissent la Revue des Deux Mondes, Le Mercure de France, la Revue de Paris, et à partir de 1920, la Revue universelle qui s’intéressait davantage à la politique et à l’histoire qu’à la littérature, mais elle fut fondée par Jacques Bainville, un historien. La part prise par Maritain dans la vie de cette revue suffit à elle seule à justifier ces remarques462. A la mort de Bainville, Massis en prit la direction. 455 Raymond (M.) , op. cit.,Avant-propos. Haedens (K.), Histoire de la littérature française, Paris, Grasset, p. 329. 457 Clair (J.), Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Gallimard, Art et artistes, 2000, p. 9. 458 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 364. 459 Raymond (M.), op. cit., p. 266. 460 Cité par P. Sabourin, La réflexion sur l’art d’André Malraux, origines et évolution, éd. Kincksieck, Paris, 1972, p. 28. Le texte en question est un article publié dans Agathon, « Les jeunes gens d’aujourd’hui », Paris, Plon, 3ème édition, 1919. 461 José Cabanis raconte l’essentiel de ce qui touchait à Jacques Rivière dans Dieu et la NRF, Paris, Gallimard, 1994. 462 Voir appendice 1, Jacques Maritain, le thomiste. 456 96 Mais les voies sont déjà ouvertes comme le fait remarquer fort justement Kleber Haedens : « La guerre de 1914 n’a pas causé de révolution décisive dans le mouvement général de la littérature. Les idées, les modes, les façons de penser et de vivre qui ont donné leur style et leur couleur aux vingt années fiévreuses de l’entre-deux-guerres se trouvaient déjà fortement préparées dans la période facile d’avant guerre. (…). A partir de 1920, on ne verra se faire aucune expérience qui n’ait été tentée entre 1900 et 1913. C’est pourquoi les nouveaux écrivains, malgré leur apparence d’originalité, ne font que parcourir avec une ardeur toute neuve des voies largement ouvertes. Les thèmes préférés de 1920 sont exactement ceux de 1910 »463. Il y eut cependant un esprit des années 20, comme le souligne Philippe Chenaux464. Et il y a même lieu de définir un esprit des années 1920 aussi caractérisé que celui des années 1930, et les lieux, les milieux permettent de cerner cet esprit : la NRF, les Nouvelles Littéraires, L’Europe nouvelle de Louise Weiss, les Décades de Pontigny, l’Union pour la Vérité de Paul Desjardins, enfin les réunions dominicales de Meudon chez Jacques et Raïssa Maritain y figurent en bonne place. 2 LES NOTIONS D’ORIENT ET D’OCCIDENT Pas un mot peut-être ne fut autant que celui d’Orient chargé de valeurs sentimentales, passionnelles mêmes. Le discours politique fait alors une large consommation du terme « Occident », et dans tous les domaines. D’après Raymond Schwab, cette grande distribution qui structure à la fois l’analyse de l’histoire des civilisations, de l’histoire de l’art et de l’histoire politique est un héritage romain : « c’est l’empire romain qui s’étant approprié l’héritage hellénique, oppose deux blocs, le monde du nôtre et une vague Asie »465. L’époque réfracte à propos des rapports entre l’Orient et l’Occident une interrogation profonde articulée aux questions de la philosophie de l’histoire et des civilisations. Sur fond de crise de l’esprit. Le point de départ commun de toutes les réflexions sur un tel sujet est l’ouvrage que fait paraître Paul Valéry en 1918, La Crise de l’esprit466. Mais c’est Oswald Spengler qui « attache le grelot »467 en 1922 avec la parution du Déclin de l’Occident parfois traduit par la Ruine de l’Occident. C’est un best-seller…. Lucien Febvre en fait une synthèse hors-pair dans son ouvrage Combats pour l’histoire. Dans cet article, l'auteur établit un lien entre le succès de ce livre et les besoins dans une Allemagne en gestation de ce qui allait devenir le national-socialisme : « En 1922, un livre paraissait en Allemagne; Nom d'auteur inconnu, Spengler. Titre à effet : der Untergang des Abendlandes. (…) En quelques semaines le nom d'O. Spengler était célèbre dans le monde germanique – et son livre connaissait le plus grand succès qu'un livre de philosophie historique ait connu en Allemagne depuis Gibbon. Encore succès n'est-il pas le vrai mot: il faudrait parler de révélation »468. Ce succès, Lucien Febvre l'explique d'ailleurs en partie : « (…) il jetait en pâture une histoire par lui dérobée aux historiens patentés, (…), il nouait des relations qui saisissaient par leur imprévu et divertissait par leur variété. Tout un public allemand dût à Spengler la joie naïve et pure de découvrir l'histoire - ou du moins une histoire mise à sa portée, avec des perspectives prèsées pour lui. Et ce public prit l'offrande avec reconnaissance469. En 1931, l’ouvrage est traduit en français et publié. A. Thibaudet en fait un compte rendu dans la N.R.F. avec l’ironie narquoise qui caractérise sa critique. Il évoque le « tapage aujourd’hui calmé » que fit le livre lors de sa parution. Doucement sarcastique, distante, et cependant jamais négative. Thibaudet tel qu’en lui-même rend compte de l’ouvrage… « Il est bien de mettre à disposition du public français ce Pourana qui touche à tout, où les 463 Haedens (K.), op. cit., p. 317. « Jacques Maritain et l’esprit des années 20 », Cahiers Jacques Maritain, n° 21, nov. 90, p. 9-20. 465 Schwab (R.), La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950, p. 9. 466 Dans Variété I, il a déjà ce mot devenu célèbre qui désigne l’Occident comme « un petit cap du continent asiatique ». 467 L’expression est de Thibaudet, je la lui emprunte. 468 Febvre (L.), « Deux philosophies opportunistes de l'histoire, de Spengler à Toynbee », in Combats pour l'histoire, Armand Colin, 1992, p. 120. 469 Ibid., p. 123. 464 97 intuitions géniales ne manquent pas, mais où l’information révèle parfois plus d’assurance que de sûreté (Spengler ne fait-il pas de Descartes un familier des jansénistes comme Pascal). Le succès de ce pandémonium d’idées, d’abstractions, qui se vendit à cent mille exemplaires, fait en somme honneur au public allemand d’avant-guerre et le public lettré français y trouvera au moins de quoi réagir et discuter »470. Effectivement, on discuta beaucoup ! Jean Caves, l’un des intellectuels qui fit connaître la problématique Orient-Occident commente l’ouvrage : « Il a paru après la guerre, en Allemagne, un livre d’Oswald Spengler : La ruine de l’Occident qui vient d’atteindre, malgré ses 1200 pages in-8, sa 47éme édition, qui donne naissance depuis cinq ans à une quantité d’articles, de livres d’exégèse ou de critique, qui enfin a été couronné en 1919, par le comité du Nietzsche-Archiv. Un pareil succès avec un pareil titre prouve quelque chose. Le mieux, pour connaître la pensée de l’Allemagne contemporaine, est donc d’analyser ce qu’elle tient unanimement, sinon pour un chef-d’œuvre, du moins pour un monument très important. Il semble en le lisant qu’on assiste, dépouillé de toutes les somptuosités wagnériennes, au vrai Crépuscule des Dieux »471. Si ce n’est vrai, c’est bien trouvé. Dans le même moment qu’apparaissent sur la scène française les thèses de Spengler le débat Orient – Occident déchire et divise le monde intellectuel français. Spengler ne fait au fond que le catalyser. La plupart des dissertations se plaisent alors à célébrer l’antithèse de l’action européenne et de la contemplation asiatique, « l’activité raisonnante de l’Europe et la profondeur contemplative de l’Asie » pour reprendre les termes d’Elie Faure qui éprouvait une certaine complaisance pour ces analogies audacieuses et imprécises, et opposait la Chine associée à la raison pratique au Japon associé à la raison pure. Les premiers écrivains qui présentent au public français le problème dans toute son acuité sont Jean Caves, dans un article intitulé « Le Nihilisme européen et les appels de l’Orient »472, et Frédéric Lefévre dans Philosophies (interviews des nouvelles littéraires). Dans le camp adverse, ceux des promoteurs des valeurs de l’Orient et du « salut par l’Orient » citons Henri Massis (articles du Journal littéraire), René Guénon473, Henri Barbusse et Romain Rolland font connaître à un large public les exemples du Mahatma Gandhi et de La jeune Inde. En 1924, Barrès publiait les résultats de son Enquête au pays du Levant. Deux lignes d’intellectuels s’affrontent : ceux qui à la suite de Romain Rolland pensent – à tort ou à raison – que l’Occident exsangue a prouvé le néant de ses valeurs et ne peut plus qu’aller puiser dans les sagesses orientales un renouveau vivifiant et ceux qui à la suite d’Henri Massis dénoncent le danger que représente l’Orient, dont l’Allemagne se fait le relais. C’est l’Inde qui est alors vécue comme la civilisation importante, à travers Rabindranath Tagore en particulier et Gandhi. C’est là, formule joliment Elie Faure que « s’est accompli le plus grand effort qu’ait tenté l’homme pour s’expliquer le monde, et lui-même scruter ses origines et son destin, sonder les parois de sa cage, en éprouver les barreaux »474. Pour Germain Bazin en particulier, le salut viendrait de l’Inde pour échapper au duel Occident-Orient. Aux confins de cette grande opposition, la thèse de « l’impénétrabilité de l’Orient et de l’Occident », soutenue par Maeterlinck sera relancée par André Breton qui lui donnera un certain panache. Il chante aussi l’Orient d’où nous viendrait aujourd’hui la lumière sans aucune pénétration possible dans l’autre sens. Il fait déjà de la destruction un préalable et se réjouit de la liquidation des influences méditerranéennes, en bonne voie475… La rêverie de Maeterlinck ne peut que lui plaire qui développe l’idée d’une opposition entre ce qu’il nomme le lobe occidental et le lobe oriental du cerveau humain, l’un produit la raison, la science et la conscience ; l’autre secrète là-bas l’intuition, la religion, la subconscience. L’un ne reflète que l’infini et l’inconnaissable ; l’autre ne s’intéresse qu’à ce qu’il peut limiter, à ce qu’il peut espérer comprendre. Ils représenteraient la lutte entre l’idéal moral et l’idéal matériel de l’humanité. Le lobe occidental aurait jusqu’ici paralysé et annihilé les efforts de l’autre. Il est temps pour Maeterlinck de réveiller le lobe paralysé476. L’idée a encore de beaux jours devant elle… La question plonge ses racines oubliées dans l’histoire profonde. De fait, la « Renaissance de l’Orientalisme » au XIXe siècle a opéré une nouvelle révolution dans les esprits. L’Occident découvre 470 Thibaudet (A.), « Réflexions », NRF, août 1936, p. 359. Caves (J.), « Le nihilisme européen et les Appels de l’Orient », Philosophies, n° 1, mars 1924, p. 62. 472 Philosophies, n° 1, mars 1924, n° 2 mai 1924. 473 Orient et Occident, Paris, Payot 1924. 474 Faure (E.), Mon périple, Voyage autour du monde, 1931-1932, Paris, Seghers, 1987, chap. VI. 475 Breton (A), « Les Appels de l’Orient », Les Cahiers du Mois, n° 11, Juillet 1925, p. 250-251. 476 Maeterlinck (M.), Les Sentiers dans la Montagne, Paris, E. Fasquelle, 1919, p. 181-182. 471 98 qu’il n’est pas seul titulaire d’un passé intellectuel prestigieux. C’est l’Inde qui se présente comme la révélation massive, décisive, irrésistible. Elle est légendairement « la patrie des sages nus »477 et elle pose alors la « Grande question du Différent »478. L’œuvre et la personne de Tagore servirent alors de pont entre l’Inde et le reste du monde. « L’Asie, c’est pour moi l’Inde de Tagore » écrit Roger Garaudy dans son ouvrage, Pour un dialogue des civilisations. Traduit en espagnol par un grand poète, Juan Jamon Gimenez et sa compagne, Zenobia Campubri, son œuvre influença beaucoup de jeunes poètes, à commencer par Pablo Neruda. Il exaspéra aussi beaucoup. En Allemagne il reçut un accueil triomphal et, enthousiasmé lui-même, il déclarait son admiration pour le peuple allemand, le « peuple idéaliste, mûr pour une rénovation ». Daniel Halévy, dont l’opinion est manifestement partagée par Sylvain Lévy est sans ambiguïté: l’idéalisme de Tagore recouvre le même désir de vengeance dont l’Allemagne est alors rongée et qui rend naturel qu’elle aille chercher des armes, « des dissolvants spirituels chez les ennemis de l’Occident, les Asiatiques ». Pour Maritain, plus mesuré, l’Inde a conçu la sagesse comme un bien suprême à conquérir par un effort ascensionnel des énergies immanentes à notre nature et par une suprême tension des possibilités de notre esprit. A ce titre, elle ne pouvait que fasciner une époque en quête de sagesse nouvelle. C’est par là que la poésie moderne rejoint sans soute les aspirations des sagesses traditionnelles. Une certaine tendance de la poésie moderne, qu’elle le sache, le veuille, le reconnaisse ou non, se conçoit comme une aspiration à ouvrir le ciel : la poésie en est la clé. On discuta alors beaucoup d’une dette hindoue envers l’Europe ou occidentale envers l’Inde. Au préjugé d’une Inde « institutrice du genre humain » succéda pour un temps celui d’une Inde civilisation fermée, démentie à son tour par les faits479. L’histoire se noue déjà trois siècles auparavant. Octavio Paz raconte toute l’affaire480. L’un des petits-fils d’Akbar le prince Dara Shikoh était le fils aîné de l’empereur Shah Jahan, célèbre pour les œuvres architecturales laissées à Delhi et à Agra, en particulier le Taj Mahal, hymne de regret d’un roi envers une épouse trop aimée. Ce qui ne l’empêcha pas de faire crever les yeux à son fils cadet, par une sorte de vice atavique. En 1657 Dara Shikoh qui n’avait pas hérité de l’idiosyncrasie familiale traduisit les Upanishad en persan avant de mourir assassiné par son propre frère, Aurengzeb, intégriste de funeste mémoire. Anquetil-Duperron, orientaliste et voyageur français du XVIIIe siècle, donna ensuite une version latine de cette traduction. Publiée en deux volumes, en 1801 et 1802, elle fut lue avec enthousiasme par Schopenhauer : « Dans le monde entier, il n’y a pas de lecture aussi bienfaisante et aussi élevée… cette lecture a été la consolation de ma vie et sera celle de ma mort »481. Son influence philosophique fut ensuite immense : d’abord sur Nietzsche qui le reconnaissait pour son maître, puis sur Emerson482. « Freud qui ne cite pas volontiers a fait exception pour celui-là. On pourrait le décrire comme un Schopenhauer psychiatrisé, tant la structure des deux systèmes est analogue. La plupart des attributs de l’inconscient ou du ça, le misanthrope de Francfort les avait déjà imputées au vouloir vivre »483. A partir des années 1870, il a été la grande inspiration des créateurs484. Il y aurait une « clé schopenhauerienne du paysage littéraire européen ». Explication : Schopenhauer a pris de Kant, pour l’hypostasier, la distinction du noumène et du phénomène, avec pour corollaire l’idée qu’il existe derrière l’apparence multiple des choses, un réel fondamental, substrat de toute réalité psychique ou humaine appréhendable, un réel obscur, inconnaissable. Réel inconscient mais qui détermine la pensée consciente, qui ne sait pas qu’elle est agie et passive lorsqu’elle se croit agissante. Schopenhauer appelle ce réel « la Volonté », elle est la somme de toutes les forces inconscientes et conscientes (celles-ci mues par celles là) qui est le lieu de l’Être et en constitue le grand secret. C’est devant lui que l’humanité se divise ; en dormeurs et en initiés, en « hommes ordinaires » et en » génies ». C’est ainsi que le mythe est fondé. Il aura de beaux jours devant lui485. En 1771, Anquetil-Duperron a publié le Zend Avesta. La découverte du sanscrit vient bouleverser toutes les représentations. Le déchiffrement des écritures perdues est la grande innovation de ce siècle 477 Schwab (R.), op. cit. , p. 11. La « Renaissance orientale » est le titre qu’Edgar Quinet donne en 1841 à l’un des chapitres essentiels du Génie des Religions, où il célèbre l’événement. Idem, p. 18. 478 Ibid. p. 15. 479 Ibid.. 480 Paz (O.), Lueurs de l’Inde, Paris, Arcades, Gallimard, 1997, p. 56. 481 Cité par Octavio Paz, ibid. 482 Et qu’on peut le lire comme un Schopenhauer à l’envers, toutes ses thèses retournées d’après A. Besançon, p. 397. 483 Ibid. 484 Ibid. 485 Besançon (A.), op. cit., pp. 394 sq. Pour l’analyse des beaux jours du mythe, à lire absolument. 99 romantique qui voit dans le sanscrit la langue mère qui fascine les esprits. L’an de grâce 1826 met un terme à cette rêverie pourtant féconde comme l’a montré U. Eco dans un ouvrage dénué de tout préjugé où il montre la prodigieuse fécondité du mythe486. La forma locutionis parfaite se définit comme la forme linguistique qui ne serait ni la langue hébraïque – longtemps conçue comme la langue mère – ni la faculté générale du langage, c’est-à-dire les règles sous-jacentes à la formation de chaque langue naturelle, autrement dit, les universaux du langage. Cette forma locutionis était considérée (à la Renaissance en général et vraisemblablement par Dante en particulier) comme la seule qui permit la création de langues capables de refléter l’essence des choses. Mais elle fut perdue après Babel. Sans doute maintenait-on l’idée que la langue conservait des vestiges de cette langue parfaite. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre la découverte du sanscrit, cet « œuf de Colomb de la linguistique » selon la formule de Raymond Schwab. Franz Bopp fonde la grammaire comparée en publiant la Grammaire comparée des langues indoeuropéennes et le mythe d’une langue mère unique, primitive qui eut été le sanscrit perd son prestige. Ce fut l’œuvre principale des anglais et des érudits européens que de révéler à l’Inde les splendeurs de son passé, de son histoire. En 1834, James Princeps découvre la clef des inscriptions d’Açoka, et il ouvre ainsi la porte aux études systématiques de l’Antiquité indienne. Ce n’est qu’en 1860 qu’on découvre les magnifiques monuments architecturaux de l’Inde. Lorsque Faure en 1930 les visite, on les connaît depuis moins d’un siècle, ce qui peut expliquer en partie l’incomparable romantisme de son style. L’Inde est anglo-britannique et l’étoile de Gandhi se lève dans le ciel politique. Rien d’étonnant donc à ce que les années vingt connaissent pareil engouement pour l’Orient, et en particulier pour l’Inde. C’est que la fin du siècle est traversée par une poussée religieuse qui travaille tous les secteurs et l’art en particulier. Elle est mystique et d’un mysticisme non chrétien. Les sources en sont connues mais guère examinées487, elle s’appuie sur des rapprochements en chaîne qui s’autorisent d’un usage dévergondé de l’allégorie, de la métaphore et du mythe, puisé d’ailleurs à toutes les sources. C’est un gnosticisme, qui se dramatise en romantisme ou qui va gaiement porté par l’optimisme hérité des lumières. « La fiction la plus débridée est alléguée avec une assurance, un aplomb qui étonnerait si l’on oubliait que l’auteur parle à partir d’un noyau de certitude qu’il sait incommunicable, sauf au lecteur qui est parvenu au même degré d’initiation et de conviction inébranlable »488. Puis la gnose s’infléchit en idéologie. Haeckel, Darwin, Ricardo et d’autres fourniront le point d’ancrage du socialisme scientifique, du racisme scientifique, de la psychanalyse scientifique. Mais l’arcane, pardon l’Arcane, est un facteur attirant pour l’artiste et pour tous les esprits épris de mystère. Quoi qu’il en soit, on conçoit la violente réaction d’esprits « classiques » face à cette vague de religiosité aux formes parfois aberrantes. La réaction de Massis dans ce contexte peut trouver un nouvel éclairage, moins réducteur que celui du retour à l’ordre classique. 3 MASSIS ET LA DEFENSE DE L’ATTICISME : LA QUESTION DE L’ALLEMAGNE Les thèses de Massis mettent l’Allemagne est au cœur de la question de l’opposition OrientOccident. On l’exprime, on le dit : « Nous savons ce que signifiait être un « Européen » avant la grande conflagration. Cela n’allait pas sans s’accompagner ordinairement de redoutables illusions à l’égard de l’Allemagne et de la valeur de sa culture, en même temps que de sa croyance en la dégénérescence des races latines et la fin d’un rôle de premier plan pour la France. Un « Européen » des environs de 1914 croyait aussi à l’avenir de la démocratie, ce qui pouvait s’accorder avec une implacable haine à l’égard de la Russie tsariste, mais assez peu avec une admiration mal dissimulée pour cette Allemagne impériale qui paraissait marcher à la tête du progrès »489. 486 La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris Seuil, 1994, p. 63. Hormis par Alain Besançon. Je m’appuie encore une fois lourdement sur son travail : « L’ésotérisme », in L’image interdite, op. cit., pp. 417 sq. 488 Idem, p. 419. A. Besançon assigne à l’ésotérisme un degré intermédiaire entre le gnosticisme et l’idéologie. Il en assurerait sans doute le passage, et même le faciliterait. 489 Cardonnel (G. le), Les lettres, tome V, n° 4, mai 1921, p. 487 487 100 Entre 1923 et 1926 l’engouement va jusqu’à la polémique et se traduit en 1927 par la publication de Défense de l’Occident de Henri Massis, dans la collection du Roseau d’or, dirigée et fondée par Maritain. Les premières lignes de l’ouvrage présentent clairement l’affaire : « le destin de la civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court, sont aujourd’hui menacés »490. Le danger que voit Massis est double, le poison de l’Orient a deux sources : l’idéalisme germanique et le mysticisme slave. Les deux sources où s’alimentent tout ce qui est en révolte contre l’Occident. Dans cette querelle, la place de l’Allemagne, cette « Inde de l’Europe » est centrale. Massis n’y va pas de main morte et la dénonce comme porteuse du virus susceptible d’infecter le monde occidental : « Atteinte dans ses ambitions d’hégémonie spirituelle, l’Allemagne, dès 1918, a proclamé par la voix de Spengler la décadence de l’Occident »491. Ailleurs, il définira « la contagion spenglérienne qui ne fut qu’une forme du désespoir allemand »492. On peut résumer l’affaire un peu rondement dans les termes suivants : « Depuis la guerre de 1914, Spengler, Keyserling et d’autres ne trouvent de remèdes à un lamentable état social qu’en un rapprochement avec l’Orient et l’Occident, alors qu’au contraire M. Massis y veut voir le dernier coup porté à notre civilisation gréco-latine »493. Infatigable critique Alfred Thibaudet évoque l’ouvrage avec le ton sarcastique qui lui est si caractéristique: « Il est visible qu’un livre comme la Défense de l’Occident d’Henri Massis, livre qui appartient à la littérature de bastions, n’est plus au point, est venu deux ou trois ans trop tard, et que la menace qui pèse sur l’Occident demande un tout autre système de barrages et défenses que le recours à nos vieilles disciplines nationales ou même que l’extension du domaine spirituel contrôlé par Rome. Aussi n’est-ce pas tant le livre de Massis qui m’intéresse que l’ensemble du Roseau d’or par lequel il est porté et qui fait sa partie dans notre critique des philosophes, avec ses directions thomistes, son caractère abstrait avec des parties de gothique fleuri, sa figure de quartier de cloître intellectuel, passionné, ancien, où je retrouve la physionomie des belles villes d’abbaye »494. Le siècle a tendance à penser que la tentation intellectuelle de l’Allemagne est de chercher la fusion entre les valeurs spirituelles et philosophiques de l’Orient et celles de l’Occident. Le Romantisme allemand s’alimenterait à des sources occultes apparentées à certaines formes de la pensée primitive. Les philosophies de Schopenhauer et Schelling y invitent. D’où la polarisation étrange autour de l’Allemagne, et en particulier de l’idéalisme allemand, vecteur de diffusion de doctrines gnostiques. Massis insiste infiniment plus sur le danger du germanisme que sur celui du slavisme. « Ce nouvel assaut de l’Orient contre l’héritage latin, c’est-à-dire contre tout ce qui reste de possibilités d’ordre, de substance protectrice, d’intimes cohésions, devait trouver ses alliés naturels »495. Massis tient l’Allemagne, dont l’esprit hésite entre la mystique asiatique et la latinité, et qui semble constituée en état de protestation permanente contre l’idée de romanité, comme l’alliée naturelle de l’Orient contre l’héritage latin496. La théorie de la connaissance formulée dès les origines par l’hindouisme a des affinités avec la philosophie de l’Allemagne, c’est-à-dire l’idéalisme. Fichte s’en est fait le prophète : « Pour caractériser les Germains, il nous suffira de dire qu’ils eurent pour mission de relier l’ordre social établi dans la vieille Asie et de préparer une époque toute nouvelle »497. Elle est accusée (par Henri Massis en particulier), d’être le creuset des héritages orientaux. Selon Massis, c’est Schopenhauer qui a montré le premier les filiations de la philosophie kantienne et de la pensée asiatique. La chose en soi de Kant, le Monde comme volonté et représentation, constitueraient la traduction que la philosophie allemande a donnée de la métaphysique hindoue qui consonne avec sa propre pensée. En dépit de ses partis pris, l’ouvrage de Massis ne se ramène certainement pas à la 490 Massis (H.), Défense de l’Occident, Plon, 1927, p. 1. Massis (H.), « L’offensive asiatique contre la culture occidentale », Journal littéraire, 19 Juillet 1924,. 492 Les Cahiers du mois, Les Appels de l’Orient, op. cit., « Mises au point », p. 33. 493 Caves (J.), Les Cahiers du mois, op.cit., p. 21. Ces autres sont René Guénon et Jean Caves. 494 Thibaudet (A.), NRF, « Le quartier des philosophes », NRF, Juin 1927, p. 802-803. La collection Roseau d’or est dirigée par Maritain. 495 Massis (H.), op. cit., p. 19. 496 Thomas Mann écrit en 1925 un article intitulé « L’esprit de l’Allemagne et son avenir entre la mystique slave et la latinité », L’Europe nouvelle, 4 mars 1925. Il n’a pas échappé à Massis. De même, Chesterton écrit qu’il y a en Asie « un grand démon qui essaie de tout fondre dans le même creuset et qui représente tout baignant dans une immense mare ». Ce syncrétisme semble le propre de l’esprit indien plus que de l’Orient. O. Paz appelle l’Inde, « un immense chaudron ». 497 Fichte (J. G.), Discours à la nation allemande, cité par Henri Massis, op. cit., p. 20. 491 101 seule dénonciation grossière d’un danger fictif. Son analyse de la philosophie historique de Spengler est pertinente. « Sous le fatras historico-scientifique dont s’encombre le système de Spengler », l’idée maîtresse est bien dégagée : la culture est assimilée aux lois organiques de la vie, et le fatalisme historique de l’auteur libère l’Allemagne de sa responsabilité. Elle lavait la conscience germanique et libérait l’Allemagne de la culture humaniste et latine. En littérature, Massis verra en Gide un suppôt de tous les démons de la décomposition orientale498. Or, on l’a dit, toutes les ambitions poétiques de l’époque se détachent sur un fond plus vaste, qui est celui du romantisme européen, qui a partie liée, par ses origines, avec quelques-unes des croyances de l’occultisme et de l’illuminisme. L’opposition classicisme/romantisme qui viendra occuper l’avantscène littéraire trouve également là son enracinement. Henri Massis n’est que l’héritier. C’est Maurras qui est la figure de proue du courant opposé au romantisme auquel il réagira. Fondateur de l’école romane, il privilégie le classicisme. Marcel Raymond en fait une analyse perspicace499. Massis est d’abord un émule de Maurras, dont l’influence s’est traduite en littérature autant qu’en politique. Farouchement opposé aux lyriques de la fin du XIXe siècle, Maurras accuse les hommes du XIXe siècle d’avoir corrompu la langue, dégradé le style poétique, brisé le vers traditionnel. Il retourne à une conception toute classique et antique du beau. Pour lui, les éléments du moi sont sans valeur par euxmêmes et une expérience psychologique ne peut contenir le germe d’aucune révélation sur la vie. Pas d’intuition lyrique dans la doctrine maurrassienne. En réalité c’est un besoin d’ordre social et moral qu’elle vient satisfaire. En face de la marée montante d’idées, de sentiments, de rêves, déchaînée par le romantisme européen nombre de Français n’ont vu pour moyen de rétablir un équilibre menacé que de rejeter cet afflux de matière et de vie. Les idées de Maurras s’ordonnaient sous le signe de la politique. La poésie et la littérature sont pour eux des « forces d’institution ». Les bases de cette doctrine néo-classique sont fort étroites : elle repose sur la conception d’un état d’équilibre entre la barbarie et la décadence qui aurait existé à Athènes pendant un court moment de l’histoire grecque et autour de Louis XIV. Mais elle a été incapable de préparer la naissance d’une littérature vivante. En plaçant par faiblesse l’ordre au principe même de l’œuvre ils se condamnaient à faire de la poésie sans jamais l’avoir vécue. Loin de s’acheminer vers un art hellénique ou racinien, la plupart ne ressuscitaient que les « fantômes de l’académisme » et les « ombres les plus pâles du Parnasse ». La recherche du beau moral, c’est en effet tout le contraire du romantisme, un des traits même de l’art classique. Certes, le néo-classicisme intégral a pu constituer une plate-forme utile pour une critique dogmatique – celle de Maurras et celle de Massis – mais il a été incapable de préparer la naissance d’une littérature vivante. En plaçant l’ordre au principe de l’œuvre, ils transportaient la poésie dans le domaine de l’art et faisait un exercice de rhétorique. Ils donnaient une leçon de style là où le romantisme aspirait à donner une leçon de vie, et de vie renouvelée sinon de vie nouvelle. Sur cette question de l’ordre, qu’il théorise en philosophe, Maritain s’oppose résolument à Maurras. La notion d’ordre touche pour lui à celle d’unité, et par là à l’ordre transcendantal. L’ordre est en luimême, comme l’être, un bien. Mais il n’est pas le bien absolu. Loin s’en faut, il y a un ordre en enfer. La raison doit reconnaître l’ordre issu de la pensée créatrice bien qu’il y ait un ordre qu’elle est chargée de faire en tant que raison pratique500. Mais la seule raison calculante est tout simplement un déni de l’intelligence. Avec un peu de recul, on verra dans le romantisme une révolte contre le rationalisme, ce vice de la pensée philosophique, et contre une civilisation rationnelle et positive de l’univers exerçant une contrainte sur l’esprit humain et une sorte de non recevoir à l’adresse de l’inconscient. En séparant l’homme de l’univers et de la part de lui-même où siègent les puissances non soumises à la raison, elle a exagéré jusqu’à un degré malaisément supportable la discordance entre les exigences totales de l’esprit et l’existence limitée impartie à la vie de l’homme. Le poète apparaît alors comme un libérateur et il doit assumer des fonctions compensatrices. C’est en Allemagne que se sont prèsées ces mouvements contre le rationalisme qui portent les noms de Novalis, Jean-Paul, Hoffmann et « qui composent au ciel de l’Europe la figure mythologique du romantisme allemand »501. S’il y a une tradition romantique ou symboliste, il n’y a en revanche que des valeurs classiques, restaurées par Maurras, défendues âprement par Massis comme au fondement de l’Occident. C’est la 498 Cabanis (C.), Le diable à la NRF, Paris, Gallimard, 1991. L’influence de Gide y est évoquée avec beaucoup de neutralité. 499 Raymond (M.), De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., pp. 103 sq. . 500 Du régime temporel et de la liberté, Desclée de Brouwer, 1933, in O.C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint-Paul et Fribourg 1982, p. 389-393. 501 Raymond (M.), op. cit., p. 12-13. 102 querelle éternelle entre raison et poésie, vues par les Modernes. En 1924, Barrès publiait les résultats de son Enquête au pays du Levant. Germain Bazin, dans Le Crépuscule des images traduit l’opposition entre Orient et Occident en terme d’opposition entre la civilisation et l’esprit barbare502. Il va plus loin encore : « La France créerait les valeurs idéologiques, artistiques et individuelles, l’Angleterre les valeurs politiques, sociales et matérielles sur lesquelles vécut l’Europe pendant deux siècles et il reviendrait à l’Allemagne de porter les valeurs barbares au plus haut degré de culture »503. La question est au fond simple : Y a t-il sur notre planète deux planètes différentes ? L’une qui s’est constituée depuis quelques vingt quatre siècles autour de notre mer natale, de notre Méditerranée gréco-latine, et qui a ensuite gagné de proche en proche les terres du Nord puis l’hémisphère occidental. L’autre qui, par le pont de l’Iran, unit l’Asie Antérieure à l’Extrême Asie. Entre ces deux univers, y a t-il véritablement dans le domaine spirituel un infranchissable fossé. Et puis, déjà, on ironise sur le besoin irrésistible et général de courir à toute vitesse, même pour aller perdre son temps, ce qui a en soi quelque chose de comique et d’enfantin et qui est assez voisin de la démence504. 4 MALRAUX ET L’ECLAT DES CUIVRES Malraux donne à cette controverse l’éclat des cuivres. Il annonce le futur « historien de l’art », l’auteur du Musée imaginaire et des autres ouvrages constitutifs du fastueux rêve esthétique dans lequel il va répondre à son interrogation sur la mort en ressuscitant la métaphysique et la transcendance et où après avoir célébré « la fraternité des hommes » il va chercher la « fraternité des formes » (pour reprendre l’heureuse formule de Michel Temman). Double vocation que la sienne, mais en puissance. « L’univers affreux (….) où les hommes ne comprennent pas les femmes, les pères les enfants, les gens d’action les intellectuels, les anarchistes les communistes, les Chinois les Occidentaux (et sans doute aussi les blancs les noirs) n’est pas encore né »505. Devant ce que ses contemporains appelèrent le « déclin de l’Occident », ou « la crise de l’Esprit », alors que le Surréalisme naissant – héritier de dada – faisait table rase des valeurs, le jeune Malraux cherchait un autre monde : ce fut l’Asie. Face à Henri Massis, promoteur de l’Occident comme héritier des valeurs grecques, et détracteur d’une Allemagne orientalisée – l’Allemagne des théosophes – il monte au créneau : « M. Massis sait fort bien que nul ne va à la foi par la raison. Le monde moderne porte en luimême, comme un cancer, son absence d’âme. Il ne s’en délivrera pas. Elle est impliquée par sa propre foi. Et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’un appel collectif de l’âme torde les hommes ; ce jour-là vacillera sans doute ce monde dans lequel nous vivons. Mais il est aujourd’hui indifférent à de telles questions : ceux qui cherchent le sens des destinées sont précisément ceux qui ne les dirigent pas. Les deux nécessités qui gouvernent les hommes sont, pour de longues années encore, celles de l’esprit et des passions : la connaissance et l’argent ; celle-ci avec son cortège de drames, celle-là, avec son drame unique contre lequel toute proposition est vaine : la lutte persistante de l’absolu et de l’humain, lorsque l’idée de l’absolu est devenue sans force, et que la passion de l’Homme s’est éteinte sans trouver un nouvel objet d’amour »506. Fasciné par la thèse spenglérienne de l’homologie des cultures et de la ressemblance de leurs formes dans les stades analogues de leur développement, il se rattache directement à sa vision catastrophique des cultures qui meurent, sont isolées les unes des autres et mènent une existence similaire à celle des individus humains. Il a adopté l’idée que la culture d’Europe Occidentale – culture que Spengler appelle « faustienne »– se distingue des cultures orientales (« magiques ») en ce qu’elles est active et anthropocentrique, alors que les cultures d’Orient sont contemplatives et 502 Bazin (G.), Le crépuscule des images, op. cit., p. 93-94. Ibid. 504 Le lecteur peut se reporter à l’annexe 2, qui met en évidence les propos les plus révélateurs de cette époque sur le sujet, et qui ont fait l’objet de la grande enquête lancée par les Cahiers du mois, en 1925. 505 Magny (C.E.), « Malraux le fascinateur », Revue Esprit, n° 16, octobre 1948, p.532-533. Mais Malraux se sent accordé à l’univers déchiré qu’il décrit. 506 Malraux (M.), « Notes, Littérature générale », NRF, Juin 1927, p. 818. 503 103 théocentriques. « Cette conception permettait surtout de comparer des faits de siècles éloignés, d’observer des phénomènes (politiques, moraux et artistiques) de diverses époques et de les confronter en un tableau unique et suggestif »507. Il reprend l’opposition traditionnelle entre l’Orient contemplatif et l’Occident actif. Il écrira ultérieurement une histoire de l’art – un rêve esthétique – caractérisé par un hégélianisme plein de panache et la reprise baroque de l’héritage de Focillon et d’Elie Faure. C’est à ce dernier qu’il va emprunter sa théorie des métamorphoses en la panachant d’une vision du sacré qui lui est spécifique. L’Orient a pour lui une signification particulière, non seulement dans sa pensée mais dans sa vie. Il a été attiré par l’Asie parce que l’histoire était en train de s’y faire 508. Parti pour l’Indochine après avoir baigné depuis 1920 dans le climat qui donne naissance au dadaïsme puis au 507 Aubert (R.), L’absolu et la métamorphose, Labor et Fides, 1985, p. 46. Cet héritage de Spengler est sujet à controverse. Gaétan Picon s’y oppose : «S’il est vrai que l’esthétique de Malraux est essentiellement une esthétique des métamorphoses, il n’est pas vrai, cependant, qu’elle aboutisse à une vision discontinue de l’histoire, de l’art et de l’homme, il n’est pas vrai, comme on l’a écrit par erreur ou par ruse, qu’elle reprenne à son compte l’idée de Spengler sur l’irréductibilité des cultures selon laquelle l’histoire ne serait rien d’autre qu’un songe plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien, une succession de paroles isolées, sans communication entre elles, une marche aveugle dans la solitude ». « Malraux et la psychologie de l’art », in L’usage de la lecture, Mercure de France, 1960, p. 149. 508 Pour tout ce qui concerne l’aventure indochinoise de Malraux, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage de R. L. Doyon, Mémoire d’homme, Paris, la Connaissance, 1953, volume I, p. 77 à 90. Il y raconte son intervention lors de l’affaire du temple de Benteai-Srei. Et bien sûr, à l’ouvrage de son biographe W. Langlois, André Malraux, L’aventure indochinoise, Mercure de France, 1967. Pour résumer voici les faits : au Xe siècle, le temple de Banteai Srei, (contemporain de Chartres), la Citadelle des Femmes, est construit par un brahmane. On ne le découvre qu’en 1914. Il est dédié à Civa. Démons et singes gardent l’entrée des perrons. L’ « Affaire d’Angkor » fit quelque bruit dans les milieux littéraires parisiens. Malraux est tout jeune, et très cultivé. C’est une monographie de l’Ecole française d’Extrême-Orient qui attira son attention alors qu’il consultait des livres sur l’archéologie orientale. Il s’agissait d’une longue étude d’Henri Parmentier, chef du service archéologique. Dans son essai intitulé « l’art d’Indravarman », H. Parmentier soutenait qu’il existait une période de l’art khmer jusque là inconnue, une phase très distincte qui séparait les premiers temples en briques des VIIe et VIIIe siècle de l’art classique d’Angkor-Vat, qui ne devait apparaître que cinq cents ans plus tard. On baptisa cette période du nom du roi Indravarman Ier sous le règne duquel elle devait atteindre son apogée. Son argumentation était fondée sur l’étude de douze sites en ruines qui présentaient les caractéristiques de ce style de transition, parmi lesquels « le joli temple en grès nouvellement découvert que les indigènes appelle Bantéay-Srei ». Malraux lut attentivement les lois concernant les sites archéologiques et il acquit la conviction que ce temple était sur le plan légal, propriété abandonnée. Au cours de l’été 1923, il décida de monter une expédition archéologique au Cambodge. Collectionneur d’art asiatique, il n’ignorait rien des ventes aux enchères et du prix des articles d’art. De nombreuses sources parallèles pas toujours très légales, alimentaient le marché européen en objets d’art soidisant « découverts » dans la jungle. La plupart des hauts fonctionnaires du Cambodge étaient au demeurant bien plus soucieux du commerce de caoutchouc de bois ou de riz que d’esthétique. Mais le nombre de spoliations obligea le gouvernement à prendre les mesures pour y mettre un terme. Malraux se proposait trois choses principalement : mettre à l’épreuve son credo esthétique, rédiger un rapport comparatif de l’art khmer et siamois à partir des découvertes qu’il aurait faites dans la jungle, éprouver ses ressources propres, - car il était déjà épris d’héroïsme - et bien sûr, gagner de l’argent. Banteai-Srei n’était pas encore sur la liste des monuments classés. Louis Finot parti pour le Siam, c’est Léonard Aurousseau, directeur intérimaire qui reçut Malraux, avec courtoisie, car le jeune homme avait obtenu l’autorisation de Paris, mais il n’éprouva pas beaucoup de sympathie pour ce jeune homme qu’il prit apparemment d’assez haut et qu’il tint pour un jeune fat. Il était par ailleurs moins préoccupé de pillage que de s’assurer que le pillage serait fait au profit de l’E.F.E.O.. Lorsque Malraux et son équipe parvinrent au temple, ce n’était qu’un amas de pierre sous un fouillis de broussailles. Malraux observa alors que les pierres d’angle de la tour sud étaient ornées des plus belles œuvres khmères qu’il eût jamais vues. Il y avait là au fond de niches profondes, une série de dévatas ou déesses gardiennes, belles et richement ornées, sculptées en haut relief presque de grandeur nature. Malraux et Chevasson, son complice, firent d’ailleurs comme il est dit dans la Voie royale : ils détachèrent les pierres à l’aide de leviers et en dégagèrent six. Ils revinrent à Siem-Reap, petite bourgade à quelques kilomètres d’Angkor. Le patron du bungalow mis à leur disposition prévint alors le commissaire Crémazy que l’expédition était revenue lourdement chargée. Celui-ci dépêcha alors le conservateur en toute hâte : il s’agissait de M. Groslier, spécialiste de l’art Khmer. On intercepta le bateau, on vérifia les caisses et on lança un mandat d’arrêt. Inculpés pour « bris de monuments » mais non incarcérés, on connaît la suite. On réduisit la peine de Malraux à un an avec sursis et celle de Chevasson à huit mois avec sursis. Mais le tribunal maintenait la décision de Phnom Penh ordonnant la restitution des sculptures à l’Etat. En 1925, l’E.F.E.O., restaura Bantaï-Srei, les bas-reliefs de Malraux furent rapportés du musée de Phnom Penh et replacés dans le mur du temple où ils se trouvent encore aujourd’hui. En 1966, c’est un certain Groslier qui écrivit le discours d’accueil destiné au général de Gaulle. Il s’intitulait : « Les Voix d’une nuit d’Angkor », Mélanges sur l’archéologie du Cambodge, Paris, Presses de l’Ecole française d’Extrême- Orient, 1997. 104 surréalisme, c’est-à-dire à deux événements artistiques marqués par la révolte et la rupture, il ne revient d’Asie en 1925 que pour mettre en question l’exemple de la civilisation occidentale. C’est l’entreprise sans doute la plus caractéristique et singulière, disons tout simplement exemplaire surtout si l’on admet avec H. Zerner l’action profonde qu’eut Malraux sur « le regard d’une époque ». Il suffit de rappeler quelle Europe il laisse derrière lui, une Europe que deux ans à peine séparent des massacres de Verdun: « Une boucherie qui apparut aux meilleurs comme signant la mort non seulement de milliers d’hommes, mais aussi celle de la civilisation et de la culture qui l’ont permise. Que la question de la nature de la civilisation occidentale ainsi que la critique d’une raison impuissante désormais à rendre compte du réel aient retenu l’attention de Malraux, il n’y a rien de très surprenant »509. Des deux textes asiatiques importants que Malraux publia après son retour d’Indochine, le deuxième fut un essai philosophique intitulé D’une jeunesse européenne dans lequel il reprend et développe la question des contacts entre les civilisations. Pour bien éclairer la discussion, Malraux met en exergue une citation extraite de sa Tentation de l’Occident où Ling, le jeune Chinois, fait observer que pour les Asiatiques, « le plus haut degré d’une civilisation affinée c’est une attentive inculture du moi ». Ce mépris du moi est en opposition directe avec l’égocentrisme qui avait longtemps caractérisé les civilisations européennes et qui avait atteint une forme extrême (...) à la fin du XIXe siècle 510; « (...) cet état… cette pureté, cette désagrégation de l’âme au sein de la lumière éternelle, jamais les Occidentaux ne l’ont cherchée »511 . La Tentation de l’Occident paraît en 1926. De fait, avant même que le texte fût signé, la première mention d’un projet de ce genre apparaît sous une forme voilée, dans l’interview de Malraux à L’Impartial de Saïgon, en date du 16 septembre 1924, il s’agit d’un document d’une fidélité douteuse, mis en question par l’intéressé lui-même : « J’ai en effet, lui fait-on dire, écrit un roman à cent quatre-vingt-dix exemplaires avec illustrations de Picasso (...) ; depuis, j’ai fait paraître un ouvrage un peu spécial touchant à la métaphysique »512. Dans La Tentation de l’Occident un jeune européen en correspondance avec un jeune asiatique déclare que la seule évidence c’est la mort des formes historiques tout comme celle de l’existence individuelle. L’ouvrage se présente sous forme de lettres dont aucune ne répond à l’autre. Malraux tire des conclusions négatives, il accuse l’Europe d’un intellectualisme excessif, d’un esprit de géométrie qui rendrait impossible le contact direct avec le Cosmos. Mais le mysticisme et la sensibilité s’avèrent insuffisants eux aussi. « Ling et A.D. consacrent une place assez considérable aux réflexions sur l’art et la religion de l’Orient et de l’Occident, c’est-à-dire aux différences dans l’appréhension de la relation homme – absolu »513. Ce n’est là pourtant qu’une étape d’une trajectoire avant d’être une pensée théorique. Malraux d’ailleurs soupirait lui aussi sur l’Orient : « Notre temps est le premier qui ait perdu sa part d’Asie » écrivait-il dans le Musée imaginaire514. C’est dans La Tête d’obsidienne à propos de la civilisation de Nara que Malraux se pose la question qui est la sienne, – et sans doute celle de l’époque- celle du secret ultime des civilisations: « C’est l’art de la Réalité intérieure. (…) Nous ne nous trouvons pas seulement face à un fait pictural, même lié à l’imaginaire (…). A Nara, comme à Olympie, l’art s’est voulu le reflet et l’agent de l’harmonie ordonnée du monde, qu’on appelle cosmos ou yin-yang. La phosphorescence du firmament »515. Chacun s’accorde à reconnaître que n’importe quelle page de Malraux fourmille d’idées, qui ne font pas toujours bon ménage ensemble. On leur a reproché de n’avoir « pas d’envers » et d’être tout comme ses personnages « pure positivité » : « sorties toute armées de son cerveau, telles quelles, elles n’ont pas été chèrement conquises sur l’erreur et la sottise, payées de leur poids de niaiserie surmontée. (…). Elles font songer à l’or des fées : comme lui éblouissantes au premier regard et d’un éclat surnaturel, il arrive que le lendemain les trouve redevenues feuilles mortes »516. 509 Idem, p. 19-20. Langlois (W. G.), L’Aventure indochinoise, Mercure de France, 1967, p. 258. La Tentation de l’Occident y est qualifiée de « présentation lyrique de certaines différences élémentaires entre les civilisations orientales et occidentales ». 511 Ibid, p. 148. 512 La Tentation de l’Occident, in O.C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Note sur le texte, p. 906. 513 Morawski (S.), L’absolu et la forme, L’esthétique d’André Malraux, Klincksieck, 1972, p. 38. 514 Malraux (A.), Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, p. 151. 515 Malraux (A.), cité par Michel Temman, Le Japon d’André Malraux, éd. Philipe Picquier, 1997, p. 116. 516 Magny (C.E.), art. cit., p. 532-533. 510 105 Tout cela n’est que trop vrai. Mais son enquête est inappréciable, et sa réflexion sur l’art qui est une « psychologie de l’art » prend pour objet l’âme des civilisations définies par leur capacité d’accueillir tout l’art du passé. C’est un effort pour repenser l’Histoire et l’évolution de l’espèce, effort infructueux certes, encore a-t-il été tenté. Comme toute aventure, elle méritait de l’être et mérite plus encore notre respect et notre courtoisie intellectuelle. Même si l’on échoue, il est plus digne de perdre en cette entreprise son temps et son talent que de compiler d’éternelles pochades plus ou moins ornées. E. Mounier n’a pas tort non plus lorsqu’il reproche à Malraux d’avoir sans doute confondu parfois « la tâche prophétique et la tâche philosophique » 517. Il n’avait pas la rigueur d’un philosophe thomiste mais il avait la dimension visionnaire d’un prophète. L’histoire de l’art de Malraux a le mérite de ne pas être une « chronologie des influences » et se construit sur fond d’une grande opposition forme/personnalité. La forme étant une structure claire, ordonnée intérieurement, et la personnalité entendue comme ce qui donne librement expression à des visions. Le style est « la catégorie esthétique par laquelle Malraux entend une union organique de la vision et des formes qui la distinguent par l’originalité et leur caractère unique »518 . Le style est métamorphose, il s’oppose au beau et il est créé par les formes. Cette forme naît d’une extase angoissée et d’une émotion devant les forces du monde. Les historiens de l’art font eux aussi usage de cette grande distribution alors classique. Pour Focillon, à qui Malraux doit beaucoup sans le citer jamais, l’Occident représente « des pays qui ont une façade sur l’Atlantique » ou la partie de l’Europe balayée par l’Atlantique et par la mer du Nord. Le « schéma de grand gabarit » qu’il élabore dans son œuvre se fonde sur une triade et non sur une opposition duelle. En art, Focillon distingue trois grandes cultures européennes, la celte, la germaine et la latine. Il distingue les Scandinaves, des « Germains de la mer », et les tribus germaniques de l’Europe centrale. La France est pour lui l’incarnation essentielle de l’Occident en tant qu’elle perpétue un art marqué de façon indélébile par le poids du passé. Comme pour Elie Faure, la dynamique des styles est l’expression de son adhésion à la thèse de la vie des formes et d’une sorte de puissance génératrice à l’œuvre dans l’art, conçu à mi-chemin de la nature et de l’histoire. Double dynamique biologique et historique. Le thème France-Allemagne est le dernier des grands thèmes de son œuvre. Il est vrai que de part et d’autre du Rhin, l’histoire et la critique de l’art étaient mobilisées pour la défense de l’intérêt national. L’image d’outre-Rhin léguée par Mme de Staël était celle d’un beau pays romantique aux bois mystérieux et aux petites villes moyenâgeuses, peuplée d’habitants gentiment naïfs, travailleurs et toujours en fête. Peuple essentiellement idéaliste et même le « peuple métaphysique par excellence ». Elle resta dominante jusqu’à la fin du XIXe siècle, jusqu’à 1870, qui renverse la tendance. On découvre alors une autre Allemagne, avide, brutale, remplie de capitaines d’industries farouches et de professeurs pédants. Evoquant un roman de Louis Dumur, le Boucher de Verdun, Georges le Cardonnel le qualifie alors de « roman de l’ignominie allemande pendant la Grande guerre » : « il nous fait saisir, à la faveur d’un grossissement à peine caricatural, le génie de l’Allemagne et son mysticisme grossier qui se leurre d’une confusion dans les idées qu’ils ont si bien encouragé ses philosophes et ses penseurs qui mêlent métaphysique et science, science et sentiment pour aboutir à un désordre fait pour répugner à un esprit formé selon des disciplines humaines »519. L’Allemagne pour Focillon parce que née violemment « voit impérial » : « Elle garde de la préhistoire l’instinct des guerres sans merci, la nostalgie des forêts et des migrations des peuplades, la croyance à la valeur absolue d’un peuplement qui pèse sur les tribus voisines. (…). Avec son médiocre balcon sur une mer aux eaux basses, la Baltique, c’est la partie la moins aérée de l’Europe. Il est naturel qu’elle se concentre dans une rêverie raciale, qu’elle cherche une échappatoire dans la philosophie et dans la musique, où elle est si grande, enfin que l’univers soit l’objet de son avidité, non d’une curiosité humaine »520. L’idée des allemands devient alors celle d’une application besogneuse et d’une incompréhension profonde. Pour Focillon, l’homme exceptionnel est Goethe. Comme Strzygowski, Focillon était à la recherche de forces vives capables de régénérer cette Antiquité sénile et vieillissante. Tandis que le premier les trouvait chez les Aryens du Nord et de l’Asie centrale, Focillon se tourne vers les Celtes. Il 517 Mounier (E.), « Malraux ou l’impossible déchéance », Revue Esprit, n° 16, octobre 1948. Morawski (S.), op. cit., p. 83. 519 Le Cardonnel (G.), « les Lettres », La Revue universelle, avril 1921, p. 483. 520 Focillon (H.), An Mil, Paris, Denoël, 1984, p. 30. 518 106 fait leur éloge dans un petit livre qui porte le titre Pierres de France521. A un Moyen Age sans frontières précises ou identité commune, Focillon substitue la notion d’Occident, qu’il applique à une aire géographique dans l’espace mais à laquelle il donne en même temps une forte dimension politique et sociale. L’artiste qui obsède Focillon est d’ailleurs Dürer. Il représente pour lui la fusion de la tradition gothique de l’Occident avec des expériences proprement germaniques ou même de source orientale. Ce sont ces contrées lointaines et exotiques qui auraient fourni à l’artiste l’inspiration pour ses nœuds d’entrelacs, qui d’après Focillon illustrent l’obsession du tout, jointe à celle du chiffre. 5 L’Allemagne et l’Occident pour Maritain dans l’entre-deux-guerres Bien avant la polémique de l’entre deux-guerres, Maritain s’est interrogé sur la place de l’Allemagne, qu’il connaissait bien pour y avoir passé deux ans, grâce à une bourse. Au cours des années 1914-1915, il donne une série de vingt-deux leçons à l’Institut Catholique de Paris, sur « Le rôle de la philosophie allemande dans le monde moderne ». Il se pose la question suivante : « quelle image nous former de la guerre actuelle »? Ces leçons traduisent assez bien le mélange d’aversion et de fascination à l’égard de la culture du grand voisin. Il y voit alors l’opposition entre la culture luthérienne et la culture catholique et la philosophie allemande comme l’épanouissement de la philosophie luthérienne. Il s’emploie à caractériser la culture allemande, parfois à l’aide de formules abruptes : « la force au service de la chair ». Il y soutient en particulier la thèse qu’il n’y a pas « deux Allemagnes, celle de Goethe, de Herder de Kant » et « celle de Bismarck, de Guillaume II, de ses théologiens et de ses savants », il inclut bien au contraire dans l’Allemagne néfaste les grands auteurs cités. Il va s’employer à étudier le rapport de la pensée philosophique allemande avec le pangermanisme pour en montrer le lien étroit et en particulier la conséquence suivante: la montée d’un type d’homme supérieur, définitif, comme l’homme enfin libre et les yeux ouverts, homme divinisé qui prend partout la place de Dieu. Ce type d’homme est selon lui d’origine allemande. La suite de l’histoire lui a curieusement donné raison522. Il dégage trois grandes périodes de la pensée germanique : Luther et la Réforme, le siècle des Lumières, terminées par une nouvelle poussée germanique, celle du Sturm and Drang, enfin la période kantienne. « La métaphysique dit son dernier mot avec Hegel et fait place à un néant de pensée. Le pangermanisme prend forme alors avec Fichte et ne fera que s’affirmer. Jusqu’à l’invasion avec le règne de la science allemande, de l’histoire allemande, de l’exégèse allemande, du socialisme allemand, de la morale allemande »523. L’un des ses premiers articles au sortir de la guerre, qui paraît dans la Revue universelle en mars 1921 a précisément pour objet « L’état actuel de la philosophie allemande »524. C’est moins le poids de l’Allemagne sur les arts et la littérature que son poids sur la pensée qui le préoccupe. L’irréductible hostilité des réalistes envers l’idéalisme allemand s’exprime dans des propos sans ambiguïté : « Il semble bien que le terrible réveil de la guerre a délivré la pensée française – à quel prix hélas ! – de l’influence de la philosophie allemande qui a pesé sur elle comme un cauchemar pendant tout le dix-neuvième siècle et surtout depuis 1870 »525. Il en dresse le tableau rien moins qu’enchanteur. Il rappelle d’abord l’impact de l’œuvre de Haeckel – qui popularisa la philosophie du pithekantropus en qui Haeckel se plaisait à reconnaître son premier père –suivie du monisme énergétique de W. Ostwald, jugé trop brutal dans le monde de la philosophie universitaire qui réagit par un retour à Kant. Cependant le kantisme intégral ne satisfait pas, ce qui donne lieu au néo-criticisme idéaliste de l’Ecole de Marbourg et au néo-criticisme de la théorie des valeurs de celle de Bade qui tient davantage de l’idéalisme absolu de Fichte et de Hegel que du criticisme kantien. A ces deux variétés de criticisme il faut ajouter plusieurs variétés de positivisme caractérisées par leur extraordinaire médiocrité. C’est là qu’on trouve mentionné au détour d’une note, le livre de Spengler sur la décadence de l’Europe, à propos duquel Maritain promet d’ailleurs un article prochain publié par la Revue sur « les influences asiatiques dans la littérature allemande »526. 521 Cahn (W.), « L’art français et l’art allemand », Relire Focillon. L’ouvrage de Focillon qui est évoqué est introuvable ou impossible à consulter à cause de son état. 522 Maritain (J.), Etudes, Articles, 1906-1920, in O. C., volume I, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, Annexe, p. 888-1025. 523 Idem, p. 909. 524 In O. C. volume II, 1987, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, Annexe, pp. 1141 sq. 525 Ibid. 526 D’après Philipe Chenaux, il s’agit probablement de l’article de Maurice Muret, « La pensée allemande et l’orient », la Revue universelle, 1921/3, p. 415-428. Mais je n’ai trouvé aucune mention de cet article. 107 On y trouve repris ajoute t-il en guise de commentaire, tous les vieux lieux communs de la décadence latine, accommodés à un scepticisme désespéré. La défiance à l’égard de Spengler est on ne peut plus nette. Enfin, Maritain dénonce également dans cet article l’hostilité de l’Allemagne envers la civilisation latine. Il fait de Leibniz le précurseur de Fichte, à travers sa Défense et Apologie de la langue allemande dont Gottsched s’inspirera plus tard, et l’Exhortation aux allemands qui annonce de loin les Discours à la nation allemande. Dans Réflexions pour l’intelligence, il rappellera encore que le tempérament national passe peu à peu au rang de règle formelle de la philosophie elle-même, et prétend atteindre son essence. « Fichte ne mettait-il pas ses auditeurs en demeure de choisir entre le Devenir germanique » et la « substance morte » des Latins, par une pure option de la Volonté, afin de voir s’ils sont les libres hommes allemands ou des esclaves welches ? (…) Et de ce point de vue le racisme allemand avec sa prétention de soumettre la Connaissance à la loi du Sang, n’apparaît que la forme ultime et monstrueuse d’un mal plus ancien »527. Mais en 1926, sa réaction aux thèses d’Henri Massis dans Défense de l’Occident est relativement sévère528 et indique sa volonté stricte de ne pas se laisser enfermer dans la problématique spenglérienne ou néo-conservatrice de l’occidentalisme. A preuve ses efforts, à partir de 1927-1928 pour ne pas isoler l’Allemagne et développer les contacts avec les milieux catholiques d’outre-Rhin. En faisant de saint Thomas « le grand reconstructeur de l’Occident »529 il manifeste que l’Occident doit chercher en lui-même et non dans une hypothétique fuite vers l’Orient, les moyens de son renouveau. On s’accorde à dire que les années 26-27 représentent un tournant lorsqu’il se détache de Maurras. A compter de cette époque il va affronter la modernité. Dans les années 25 a lieu une grande enquête à propos des rapports Orient-Occident, liée au brûlot de Massis530. Elle est emblématique de la crise des esprits, sinon de l’esprit. Maritain ne fait pas partie des intellectuels interrogés dans le cadre de cette enquête, mais il est parfois évoqué. En effet, des interviews de Maritain de René Guénon et d’Henri Massis ont eu lieu. Mention en est faite dans un article de Marcel Arland, qui lui reproche la phrase suivante : « Il n’y a pas d’alliance possible hors de la vérité. (…). C’est sur ce ton j’imagine que Torquemada envoyait les suspects au bûcher. Et remarquez qu’il s’agit de M. Maritain, c’est-à-dire l’un des esprits les plus lucides d’aujourd’hui »531. Le reproche est d’autant plus dur que le compliment est haut. Plus âpre encore peut-être la critique de Jean Caves : « A peine avons-nous commencé de subir l’influence des idées orientales que déjà les esprits de bonne volonté s’offrent à nous en protèger. M. Maritain consent bien à « étudier l’Orient avec attention et sympathie, mais en maintenant sans fléchir le dépôt hellénique, latin et catholique ». La pensée orientale a en effet un tort impardonnable : « la métaphysique d’Aristote ne s’accordera jamais avec elle… Ce serait la ruine de la distinction entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, entre la nature et la grâce »532. Aristotélicien convaincu, thomiste, admirateur de la Grèce qui est pour lui l’épiphanie de la raison, il était difficile à Maritain de défendre la métaphysique orientale dont il admire cependant les intuitions spirituelles et la sagesse. Marcel Arland évoquant Maritain procède à une attaque en règle : « La sûreté de soi avec laquelle certains doctrinaires émettent leurs décrets est d’une allure séduisante. Je ne m’étonne pas qu’ils enrôlent bon nombre d’esprits timides. Ils apparaissent comme les loyaux défenseurs d’un culte sans doute irréfutable, puisqu’ils n’admettent pas qu’on le discute ; ils sont les dépositaires par droit divin de la vérité ; et comme ils ont trouvé la route qui leur convenait, leur activité, leur talent, leurs richesses ne s’éparpillent plus en tous sens, mais se concentrent et frappent davantage »533. En 1930, invité à assister à la séance du Studio franco-russe où Berdiaeff et Massis devaient prendre la parole, il ne peut s’y rendre et adresse à Robert Sébastien une lettre intitulée « L’Orient et l’Occident »534 qui sera lue lors de la huitième réunion. Après s’être excusé de ne pouvoir assister à 527 Réflexions sur l’intelligence, op. cit., p. 303-304. Cahiers Jacques Maritain, n° 18. 529 Le Docteur angélique, Desclée de Brouwer, 1930, in O.C., volume IV, 1983, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, p. 77. 530 Le lecteur se reportera à l’appendice 2. 531 Arland (M.), « Feuillets », in Les Appels de l’Orient, in Cahiers du mois, n° 9-11, p. 76. 532 Caves (J.), « Le charme de l’Orient », idem, p. 69. 533 (M.) Arland, op. cit., p. 76. 534 Maritain (J.), Témoignages- Débats, in O.C., volume IV, 1983, op.cit., p. 1135-1136. 528 108 cette séance, il exprime ce qu’il aurait pu être amené à dire lui-même sur la question : « A mon avis, vous le savez, la préface nécessaire à un débat sur l’Orient et l’Occident, c’est un sévère examen de conscience de nous autres chrétiens d’Occident, car c’est avant tout des erreurs du "monde moderne " occidental exportées partout que l’univers souffre aujourd’hui. Il faut aussi que les catholiques comprennent que leur devoir est d’aider loyalement, selon leurs forces, des civilisations comme celles de l’Inde ou de la Chine à retrouver et à sauver ce qu’il y a en elles d’authentiquement vénérable, sage et vrai ». Le débat concernant l’opposition Orient/Occident se prolonge à l’aube de la seconde guerre mondiale. En octobre 1935, lors de l’offensive de l’Italie fasciste contre l’Ethiopie, des intellectuels français interviennent dans le débat international suscité par cette guerre. Dans son numéro du 4 octobre, le Temps publiait un « manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident » présenté sous la signature d’hommes de lettres ou de professeurs se rattachant le plus souvent à des groupements politiques de droite. Le Populaire réagissait le lendemain. Pour mettre un peu de clarté dans une telle confusion des idées, à la demande de Jacques Maritain, un manifeste dressait un refus de laïcs chrétiens devant la justification de l’invasion mussolinienne de l’Ethiopie au nom de l’avenir de la civilisation, de la grandeur de Rome et des idéaux de l’Occident. Publié d’abord par Sept, puis par l’Aube, la Croix, la Vie catholique, le Figaro, la Vie Intellectuelle et Esprit, il sera relayé ensuite par l’Humanité et le Populaire 535. Entre le manifeste pro-fasciste d’Henri Massis, « Pour la défense de l’Occident » et la réponse des intellectuels de gauche dans le Populaire, la conscience chrétienne affrontait un clivage. En 1939, Heinrich Heine évoque les forces révolutionnaires développées par les doctrines de l’idéalisme allemand et qui n’attendent que le moment propice pour se manifester : « Le christianisme a adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants, l’exaltation frénétique des bewerkers que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour hélas ! viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux, essuierons de leurs yeux la poussière séculaire, Thor se dressera avec son manteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques »536. Quelque instinct prophétique connaturalisé à l’histoire sans doute. Mais Nerval rêvait de ce retour des « anciens dieux » que le poète pleure encore. La réflexion sur l’art de Maritain est imprégnée alors d’une conception de l’histoire du monde – plus que d’une philosophie de l’histoire. Dans La philosophie morale, publié en 1960, le chapitre premier « la découverte de la morale, Socrate », s’ouvre par le sous-titre Orient – Occident : « ce sont donc les grands systèmes moraux élaborés au cours de l’histoire de la culture occidentale qu’un philosophe occidental aura à discuter s’il a dessein de voir clair dans sa propre tradition, et de chercher dans une étude critique du passé les matériaux d’un renouvellement doctrinal en matière éthique »537. C’est aussi ne pas oublier que l’Occident n’a pas été seul à philosopher quoique dans un ciel historique spécifique. Enfin, il écrit une recension sans complaisance du livre de Maeterlinck : Le grand Secret, où l’auteur rassemble ses impressions de voyage dans les régions de l’occultisme et découvre la sagesse des traditions sacrées de l’Inde et de l’Egypte – dans la plus pure tradition de l’esprit du temps. La critique est âpre, pour Maritain, l’auteur travaille « à ce qu’on pourrait appeler un théosophisme exotérique et élargi » sorte de syncrétisme occultiste qui procéderait par enveloppement en prétendant englober la révélation mosaïque et la révélation chrétienne dans une révélation plus haute. La conclusion révèle mieux que tout long développement l’attitude de Maritain en 1923 sur la « crise de l’esprit » et les rapports Orient/Occident : « J’ajoute qu’un retour des milieux cultivés à ces études philosophiques et théologiques auxquelles les honnêtes gens se livraient si volontiers », une exacte notion du composé humain et de l’union substantielle de l’âme et du corps montrant l’absurdité du « corps astral » comme de la transmigration des âmes (…) une sérieuse connaissance enfin des principes de la vie spirituelle, permettant de distinguer la mystique véritable d’avec ses contrefaçons, et la contemplation d’un Ruysbroek ou d’un Tauler d’avec les « fleurs de lotus » et les « pouvoirs » d’un Steiner, seraient la meilleure sauvegarde de l’esprit public et de la raison contre les 535 « Pour la justice et la Paix », Débats, vl VI, pp. 1041 sq. Voir aussi Cahiers Jacques Maritain, n° 32, Juin 1996, « La condition humaine, deux lettres à Malraux », pp. 8 sq. 536 Cité par Edmond Verneuil, « H. Heine, ses vues sur l’Allemagne et les révolutions européennes », éd. sociales internationales, 1939, p. 216. 537 La Philosophie morale, op. cit., p. 247. 109 dépravations intellectuelles engendrées par les prestiges des pseudo-prophètes, et par l’ambition de scruter dans Dieu le grand secret »538. En 1933, dans l’ouvrage Du régime temporel et de la liberté, il publie en annexe une note rédigée en 1920 par Gandhi lui-même sur la doctrine du Satyagraha qui donne un exposé authentique de cette doctrine élaborée peu à peu au cours d’une expérience de trente années. « Qu’on rende donc justice à Gandhi, tout en marquant ses déficiences et en se tenant en garde contre les dangers de l’idéalisme et d’irréalisme inhérents à sa doctrine »539. Enfin, en 1961, dans son monumental ouvrage sur La Philosophie morale, il élaborera plus précisément encore la réponse spécifique de la spiritualité indienne, dont il reconnaît la spécificité des grands textes auxquels il rend hommage : « En ce qui concerne les traditions sacrées de l’Inde, nous pensons que les Upanisads dépendent originellement, dans leur principe foncier, moins de la philosophie que d’une source contemplative et d’une puissante intuition, plus mystique encore que contemplative, de la transcendance du Suprême »540. Mais pour autant, il ne renonce pas à en analyser les fondements métaphysiques ainsi que les pratiques : « en abolissant, par une concentration souveraine de l’intelligence et du vouloir, toute forme et représentation particulière, la sagesse de l’Inde se fixe par le vide, dans un absolu qui est le Soi en son pur exister métaphysique, – expérience conçue comme conduisant du même coup soit à la transcendance de l’Etre (Atman) soit à la totale indétermination (nirvana). Toutes les formes de l’illusion au sein de laquelle se passe notre vie ont disparu, tout est nié et anéanti, il ne reste que le Soi en contact avec lui-même »541. Et il en analyse également les déficiences. Atteindre un tel but, c’est transcender la condition humaine, mais par le refus. Lorsque le sage qui a ainsi rompu avec la condition humaine répand sa pitié sur les hommes, c’est comme par la condescendance d’un être qui n’appartiendrait plus à leur espèce, et dont le cœur n’est pas blessé par leurs peines et qui n’entre pas ou plus en participation avec eux 542. Si haute soit-elle, la sagesse de l’Inde est encore une sagesse imparfaite. Art – histoire – sagesse, c’est dans cette perspective et à l’intérieur de ce complexe notionnel que la réflexion de Maritain en philosophie de l’histoire de l’art va se développer. 538 Maritain (J.), « Le grand secret », Articles, in O. C., volume II, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1987, p. 1187. 539 Maritain (J.), Du régime temporel et de la liberté, op. cit., p. 468. 540 Les degrés du savoir, chap. VI, « Expérience mystique et philosophie », op. cit., p. 759. 541 La Philosophie morale, op. cit., p. 1033. 542 Ibid. 110 CHAPITRE II - ART ET RAISON – LES LOIS DE L’ART L’enquête sur les formes typiques 1 PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE, PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE L’ART L’ART : LA DOUBLE LOI DE Le « chemin de poésie et de raison » développe une grande ligne d’esthétique liée à la création poétique et à la psychologie de l’art. Mais il n’est que l’une des deux grandes perspectives jumelées de l’esthétique maritainienne qui débouche sur la plus enveloppante des esthétiques. C’est dans le rapport de trois valeurs : art, nature et civilisation qu’on peut saisir cette autre ligne de réflexion et qu’on peut « saisir l’œuvre d’art comme unique et comme élément d’une linguistique universelle »543. Au fondement, cette fois, non plus raison et poésie, pas même art et poésie, ces deux étranges compagnons, mais art et raison, un autre couple qui organise toute une perspective d’intelligibilité, presque une structure de pensée, orientée cette fois vers l’élaboration de ce qu’on peut appeler avec prudence, une philosophie de l’histoire de l’art, et qui débouche, indiscutablement pour le coup, sur une poétique et une esthétique de la littérature. C’est dans l’entre-deux-guerres que Maritain jette toutes les bases de l’ensemble de son esthétique, en un traité un peu sévère et deux esquisses pleines de promesses. Le débat des années 30 porte avec une insistance croissante sur la signification des œuvres d’art. L’œuvre de Focillon544 et de Faure en témoigne amplement : si l’œuvre est vue comme une forme, elle est une forme qui se signifie pour l’un, pour l’autre elle traduit la vie secrète de l’esprit générateur de multiplicité à partir d’une source unique. En 1940, la défaite va surprendre Maritain avec ses proches aux Etats Unis et c’est au cours de ces années sombres pour lui et les siens qu’il va se tourner vers la théorie politique et les problèmes sociaux545. Comme le dit justement Jean-Dominique Durand, le champ historique apparaît bien comme le seul sur lequel Maritain a à la fois réfléchi et agi. « Homme de prière il n’entre en religion qu’à l’extrême fin de sa vie, il a proposé une philosophie politique mais il ne s’est jamais engagé en politique, il a proposé de riches distinctions sur l’art et entretenu de grandes amitiés avec des artistes mais il ne s’est jamais fait ni prétendu créateur. Théologien, il n’est pas entré au séminaire, thomiste il n’a pas adhéré à l’Ordre des frères prêcheurs. En revanche théoricien et philosophe de l’histoire, il est entré en histoire, il a cherché à peser sur les événements »546. Cet intérêt pour l’histoire n’est ni seulement conjoncturel, ni l’apanage du seul philosophe thomiste. Les deux grandes passions des hommes de ce siècle sont l’art et l’histoire. Ils ont besoin de l’histoire, ils se tournent vers elle, passion de l’intellect pratique, passion tournée vers les choses en tant qu’elles sont à transformer, parce qu’ils ont le souhait de rendre intelligible l’aventure de l’humanité, et ils se tournent vers elle avec passion. Malraux l’avoue : « ma relation avec l’histoire est une relation extrêmement trouble parce qu’à la fois, je ressens l’histoire en tant que développement et en même temps, je la ressens en tant que présence par son caractère éclatant »547. C’est la vision d’un poète548. Parce que l’homme pour Malraux ne peut vivre hors de l’angoisse s’il est rejeté de l’éternité, l’histoire lui apparaît comme le lieu naturel de l’héroïsme. C’est une passion pleine de tentation cependant et qui le conduit parfois à réduire l’art à l’histoire, à chercher dans l’histoire une clef pour 543 Focillon (H.), L’esprit des formes, Paris, Quadrige, 1946, p. 25. Pour Focillon, c’est le style, la technique et la nature d’homme qui constituent les trois constitutifs cette linguistique universelle. 544 Le projet d’enseignement que Focillon soumit à l’occasion de sa candidature au Collège de France en 1937 débutait par la remarque suivante : « l’histoire de l’art est devenue plus qu’une forme élégante de la culture littéraire. Elle s’était assimilée à l’histoire de l’humanité et à celle de l’esprit perçu au travers des œuvres d’art, complémentaire de la sociologie et de l’histoire des religions » Relire Focillon, op. cit., p. 18. 545 Cf. appendice 1. 546 Durand (J. D.) « Jacques Maritain face à l’histoire », Bulletin de littérature ecclésiastique, Institut catholique de Toulouse, avril-juin 1001, n° 2, tome CII, p. 112. 547 Stéphane (R.), op. cit., p. 22-23. 548 Gombrich ne cache pas son scepticisme à l’égard de la pensée de Malraux : « Peut-être est ce de la poésie, mais ce n’est certainement pas de l’histoire ». art. cit., p. 376. 111 percer l’énigme de l’art, ou à tenter d’éclairer l’art par la seule histoire. La psychologie de l’art de Malraux, qui avait pour objet l’âme des civilisations est presque entièrement définie par sa capacité d’accueillir tout l’art du passé et de l’unifier à partir de l’idée du sacré. G. Brazzola souligne la portée de l’Intuition créatrice : la tentative de Malraux de fonder une « psychologie de l’art » qui est devenue Les Voix du silence, trouverait là sa réalisation métaphysique549. Pour Maritain, l’histoire n’est pas le « mauvais rêve de l’art », ou « l’admirable tremblement du temps » : elle est comme le disait Henri Focillon, « un conflit de précocités, d’actualités et de retards ». La « vaste dissolution éthique » que Maritain observe et déplore – il y a eu deux guerres, l’une a été une boucherie, l’autre une fureur démente où le racisme allemand prétendait soumettre la Connaissance elle-même à la loi du Sang – n’est pas définitive à ses yeux. Comme la nature, – et comme l’art – l’histoire est le lieu de la contingence et à ce titre, elle pose des problèmes spécifiques dans son épistémologie générale. Maritain n’ignore rien de l’aversion traditionnelle des historiens pour la philosophie550. Il y répond en soulignant qu’elle est liée aux formes aberrantes sous lesquelles se présente en général la philosophie de l’histoire, qui est « un gnosticisme de l’histoire » porté, par Hegel551 en particulier, aux suprêmes hauteurs métaphysiques. On pourrait au demeurant dire la même chose de certaines histoires de l’art, qui ont cette tendance à devenir un gnosticisme de l’histoire de l’art. C’est le cas par exemple de la curieuse distinction malrucienne plus historiosophique que réelle entre deux grandes périodes de l’histoire de l’art comme moyen de créer un monde religieux et un monde imaginaire552. Le « tour de force dialectique » de Malraux a suscité « au moins deux réactions chez les critiques de l’histoire qui s’opposent à l’entrée de Malraux dans le panthéon de l’histoire de l’art. Les uns accusent l’auteur de dilettantisme et de fuite dans des comparaisons opaques, voire gratuites qu’un spécialiste ne pourrait jamais admettre, tandis que les autres, moins antipathiques, essaient de stabiliser son écriture souvent fugace »553, en particulier en voulant lui trouver des précurseurs. Il n’est pas invraisemblable de penser que le discrédit jeté sur les discours sur l’histoire de l’art trouve là de quoi s’alimenter. On peut sourire de ceux qui prétendent encore qu’ « il existe un génie de l’art d’un peuple comme il existe un génie de la langue », qu’ « il existe une palette française, basée sur un accord de bleu et de rouge, qui commence à Jean Fouquet et se continue jusqu’à Matisse », qu’il existe aussi « un génie de la ligne, qui se déploie au prieuré Saint-Gilles de Montoire et se retrouve intact à la chapelle de Vence »554. Mais sans la recherche de ces portées secrètes, l’art resterait à jamais fermé dans ses sources secrètes. Et « le projet d’un style international n’a jamais engendré que des théories grossières et des formes appauvries », comme le rêve qui soutient les promoteurs de l’Esperanto ne donnera jamais aucun sonnet. La passion de l’unité abstraite a principalement pour effet de vider l’art de sa passion et de son chant intérieur, qui étaient l’expression de son origine singulière, et de le rendre à jamais inintelligible. Aux yeux de Maritain l’histoire n’est pas un problème à résoudre mais un mystère à contempler. La question est donc pour lui de « percevoir dans cette inexhaustible réalité, certains aspects intelligibles, qui resteront partiels et en quelque façon disjoints »555. Par analogie, une philosophie de l’histoire de l’art n’explique pas l’art mais doit permettre d’en percevoir les aspects intelligibles. Bien qu’il ne l’annonce pas comme telle, son esthétique est cependant une philosophie de l’art, en tous les cas, s’il ne la proclame en tant que telle, il en avoue la possibilité : « nous avons une philosophie de l’art, bien que l’art ne soit pas une science. La philosophie de l’art a affaire à la même matière que l’art, mais elle la considère du point de vue philosophique et dans une lumière philosophique »556. Elle est commandée par une conception de l’histoire, une idée de l’histoire qui implique le caractère transhistorique de l’art. Tandis que Malraux voulait réengendrer la réalité artistique tout entière et expliquer l’art comme le développement nécessaire du sacré557, Maritain la conçoit comme un 549 Brazzola (G.), « La poésie et les sources créatrices dans la vie de l’esprit », art. cit., p. 67. En particulier H. Marrou, mais la génération suivante éprouvera les mêmes réserves. Fernand Braudel se fera le porte-parole de cette invincible méfiance. 551 Pour une philosophie de l’histoire, op. cit., p. 639. Voir La philosophie morale, chap. VII, L’idéalisme hégélien. 552 Morawski (S.), op. cit., p. 98. 553 Conley (T.), « Intervalle et arrachement : Malraux, Henri Focillon et les affinités de forme », in La Revue des Lettres modernes, n° 4, Minard, 1978, Malraux et l’art, p. 7. 554 Clair (J.), Considérations sur l’art, op. cit., p. 107. 555 Maritain (J.) Pour une philosophie de l’histoire, op. cit., p. 639. 556 Idem, p. 616. 557 En conférant au sacré, sans le dire, un statut de transcendantal, l’art lui devient alors coextensif. Le divin n’en est alors qu’une autre face, plus évanescente. L’imaginaire fonctionne comme une catégorie « relais », comme une sorte de « laïcisation » du sacré (entendu comme « religieux » ou spirituel). Malraux a écrit un poème 550 112 privilège de l’intelligence, grâce à quoi nous contemplons « dans le miroir de notre mouvante connaissance, le visage de notre nativité »558. Il est très loin de la postulation malrucienne de la Métamorphose comme auto-mouvement par lequel le Sacré et le Divin – deux idoles indistinctes – s’actualisent dans ces objets appelés des œuvres d’art. L’histoire de l’art n’est pas un perpétuel mouvement mais postule un accomplissement et implique la notion d’évolution conçue comme une transformation orientée, vectorisée, et souvent contrariée. Et si les choses de l’esprit, poésie, science ou métaphysique, peuvent être arrêtées quelque temps, elles reprennent leur travail au point le plus haut gagné. La doctrine thomiste se prononce t-elle sur la question ? Non. Thomas d’Aquin n’a pas fait un usage systématique de l’idée de développement ou d’évolution au sens moderne de ces mots, il n’en a peut-être pas fait d’usage du tout559. Parce que l’histoire n’était pas le fort du moyen âge, et qu’elle est une conquête de la science moderne. Mais Maritain le dit sans ambages : ce n’est pas faire preuve de sens historique que d’enclore une métaphysique dans un compartiment de l’histoire, et ce n’est pas faire preuve de sens philosophique que de penser qu’il n’y a rien de plus dans une métaphysique que l’imagerie scientifique qui lui a fourni à une époque donnée ses exemples, sans la contenir560. L’idée de l’évolution n’est donc pas rejetée, bien au contraire. Goethe en dénonçait le pouvoir dissolvant pour l’intelligence mais il serait vain à ses yeux d’en ignorer les conquêtes et la fécondité. Une saine philosophie doit simplement en purifier les puissances d’illusions. Quel est l’objet formel de la philosophie de l’histoire ? C’est « le sens intelligible, pour autant qu’il peut être perçu, du déroulement ou de l’évolution »561. Surtout la notion d’évolution illustre de manière frappante une notion fondamentale : que la philosophie de la nature est la philosophie de l’être en devenir et du mouvant. Mais en dépit de la contingence, en dépit du mouvement, de l’impermanence des choses, de la part de risque, de hasard, d’aventure, et d’irréversibilité, le monde a une histoire et un sens dans le temps. Sa philosophie de l’histoire de l’art portera la marque de ce postulat. L’histoire par ailleurs est un office prophétique562. Herder et Quinet montaient sur leur trépied. En 1959, il publie aux éditions du Seuil, Pour une philosophie de l’histoire, ouvrage dans lequel il examine ce qu’est la philosophie de l’histoire du point de vue de la théorie de la connaissance563. C’est l’ouvrage immédiatement postérieur à l’Intuition créatrice. Il y propose deux séries de lois : lois fonctionnelles qui manifestent la stabilité, à l’intérieur de l’histoire, de certaines relations foncières 564, lois vectorielles qui concernent la croissance de l’histoire et la variété de ses âges, phases et aspects, et qui manifestent telle ou telle direction typique dans le développement historique. Certaines de ces lois ont des répercussions directes sur l’histoire de l’art ou sont tout simplement transposables. Cinq lois fonctionnelles 565 et trois lois vectorielles constituent ainsi la colonne vertébrale de cette philosophie de l’histoire. La première des lois fonctionnelles est la loi d’ambivalence, ou loi du « double progrès contrastant » formulée de la manière suivante : « Tandis que l’usure du temps et la dégradation de la matière dissipent et dégradent naturellement des choses de ce monde et l’énergie de l’histoire, la qualité de cette énergie est constamment rehaussée par les forces de l’esprit qui sont le propre de l’esprit et de la liberté, esthétique et au fond l’avoue lui-même en évoquant le Musée imaginaire comme « le chant de l’histoire ». A. Malraux cité par M. Théron, op. cit., p. 81. 558 Maritain (J.), Réflexions sur l’intelligence, op. cit., p. 358. 559 Tout à la fin de sa vie, Jacques Maritain va analyser la notion d’évolution chez saint Thomas dans le cadre d’un séminaire fait aux Petits Frères de Jésus, à Toulouse, les 12 et 13 janvier 1967. On trouve cette conférence intitulée « Vers une idée thomiste de l’évolution », Approches sans entraves, chap. VI, in O.C., volume XIII, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1992. 560 Court traité, op. cit., p. 51 – 52. 561 Pour une philosophie de l’histoire, op. cit., p. 643. La critique de l’évolutionnisme se trouve également dans Antimoderne, Editions de la Revue des Jeunes, 1922, in O. C., volume II, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1987, p. 983. 562 Trois réformateurs, Plon-Nourrit et Cie, 1925, in O.C., volume III, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 537. 563 Il y cite tous ceux qui sont alors penchés sur la question : Marc Bloch, Henri Marrou, Paul Ricœur, Dilthey et Raymond Aron, dont il salue les deux essais et rappelle l’origine du discrédit jeté sur la question par Hegel, rappelant qu’avant lui, il y a eu Vico et avant Vico, saint Augustin. Il termine par la critique de l’ouvrage de Toynbee. 564 Pour une philosophie de l’histoire, chap. II. 565 Idem, pp. 649 sq. 113 et qui normalement ont leur point d’application dans l’effort de quelques-uns »566. En certaines périodes de l’histoire ce qui domine et prévaut, c’est le mouvement de dégradation ; à ce point de vue certains phénomènes de désordre visible, de bouleversement et de destruction peuvent représenter l’élimination de désordres plus profonds et plus cachés et la rançon des négligences et omissions de ceux qui oublient que la justice est la force de conservation des cités. En d’autres périodes, c’est le mouvement de progrès. Progrès instable : « La conscience et la raison sont trop faibles pour ne pas troubler d’abord ce qu’elles essaient de régler ; l’extension croissante du champ de la conscience et de la raison amène donc périodiquement des chutes et des désastres (…)567». C’est vrai pour l’histoire humaine en général, c’est vrai pour l’histoire de l’art en particulier. Gombrich, peu suspect d’errance philosophique, souligne pourtant ce même aspect : Quand on développe les moyens techniques, on développe aussi les risques. Certaines possibilités sont barrées aussi pour l’artiste. Parce que cela a été fait, parce que c’est tabou désormais, parce que l’art s’engage aussi dans des perspectives qui en ferment d’autres568. L’homme est dans cette tension, entre la nature et la raison. L’artiste aussi. L’idée d’évolution est donc bien différente, Maritain prend soin de le souligner, de la notion de progrès nécessaire, rectiligne et indéfini dont le XVIIIe siècle a rêvé, comme de la négation de tout progrès qui prévalent chez ceux qui désespèrent de l’homme et de la liberté. La deuxième loi est une spécification de la première ou une complication liée au fait que « l’erreur joue son rôle, comme parasite, dans le progrès de la connaissance spéculative ou théorique »569, comme d’ailleurs de la connaissance poétique. Les grandes découvertes sont ordinairement payées par le renforcement qu’une vérité donnée « reçoit de l’erreur qui la parasite », et des harmoniques émotionnels procurés par l’erreur. Il en est ainsi pour lui de la découverte de l’Inconscient. La troisième loi est la loi de prise de conscience liée à l’histoire de la civilisation. Puis celle de la signification mondiale des événements de portée historique. Et enfin la loi de prise de conscience, décisive dans son esthétique et dans sa manière d’appréhender les rapports art et raison. Ces cinq lois gouvernent l’évolution de l’histoire et l’idée même d’évolution. « Le fait est qu’il y a dans l’histoire des pentes irréversibles et des directions déterminées que toute saine philosophie de l’histoire doit reconnaître » écrit-il dans La Philosophie morale570. Maritain distingue ensuite les lois qui manifestent la variété des âges ou des aspects de l’histoire humaine. Elles ont également leur importance en histoire de l’art. La première – décisive en art, en particulier dans la distinction entre magie et poésie, on l’a vu au chapitre I - est la loi du passage du régime magique ou état magique au régime logique dans l’histoire de la culture humaine. Elle est élaborée dans l’un des Quatre essais sur l’esprit. La seconde est celle du passage des civilisations sacrales aux civilisations profanes et enfin la dernière concerne la loi d’accession du peuple à la majorité en matière politique et sociale. Seules les deux premières lois ont une répercussion immédiate en histoire de l’art. La dernière caractéristique de la philosophie de l’histoire de Jacques Maritain est qu’elle implique une histoire des civilisations. Faut-il rappeler cette distinction essentielle que fait Maritain entre la philosophie d’Augustin – sous le régime de la sagesse – et celle de Thomas, sous le régime de l’intelligence. Augustin a appris qu’entre la « sagesse qui connaît par les raisons supérieures et dans le matin des choses divines, et la science qui connaît par les raisons inférieures et dans le crépuscule des choses créées, il y a un ordre de prévalence pour ou contre lequel les esprits et les civilisations doivent opter »571. La différence entre science et sagesse – qui gouverne la théorie de la connaissance –, gouverne également les lois de l’histoire572. 566 Idem, p. 652. Jacques Maritain, Questions de conscience, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume VI, 1982, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, op. cit., p. 800. 568 Il souligne également qu’il y a une histoire technologique, des goûts, des styles, des influences. Il fait remarquer très justement que Panofsky s’était attaché à la vieille idée selon laquelle la Renaissance serait l’expression d’un esprit scientifique. Idée qui avait été critiquée par Boas, qui objectait qu’on ne peut définir les périodes historiques comme on définit des espèces cannibales. E. R. Gombrich, op. cit. p. 132. 569 Pour une philosophie de l’histoire, op. cit., p. 655. 570 La Philosophie morale, op. cit., p. 635. 571 Science et sagesse, op. cit. . 32. 572 Maritain voit dans Nietzsche la victime tragique de ce conflit : « La folie de Nietzsche, c’est la consommation dans une chair d’homme de tout le mal de l’esprit depuis Luther et Descartes. Lamentable victime ! Un grand et généreux poète qui chavire dans la démence, parce qu’il a voulu, pour vivre, mieux que la vérité, et qui, après 567 114 Art – histoire – sagesse, c’est dans le rapport de ces trois valeurs que se définit une philosophie de l’histoire esthétique ou de l’évolution artistique de l’humanité. 2 SCIENCE ET SAGESSE, ART ET SAGESSES Publié en 1935, Science et Sagesse condense l’essentiel des idées de Maritain sur des questions entremêlées et souvent fort confuses, en particulier concernant la sagesse supposée de l’Orient, comme le débat de l’époque le reflète573. Maritain distingue trois grandes sagesses ou « grandes positions intellectuelles prises dans le monde antique à l’égard de la science et de la sagesse », – conformément à la distinction augustinienne dont Maritain se réclame – et qui vont trouver leur retentissement en art et dans les positions typiques face à la beauté. Trois grandes « sagesses » ou trois grands « humanismes » à partir desquelles nous pouvons établir une sorte de « topique des sagesses »574 et donc des formes d’inspirations différenciées. Car la sagesse inspire ou accompagne toutes les aventures intellectuelles de l’homme. L’époque accorde à l’Inde, on l’a dit, une place privilégiée : avec ses dépendances culturelles, elle est un monde à part. Pour l’orientaliste René Grousset, elle est l’un des trois ou quatre foyers de l’humanité pensante. Il a existé une esthétique indienne et un humanisme indien égaux, en valeur universelle, à l’esthétique et à l’humanisme méditerranéen, à l’esthétique et à l’humanisme chinois. « Les grandes civilisations originales, les grands humanismes fondamentaux, nous pouvons les compter sur nos doigts. Il y a la civilisation grecque appelée à devenir un jour la civilisation occidentale. Il y a la civilisation indienne dont le bouddhisme est la fleur suprême. Il y a la civilisation extrême-orientale, celle de la Chine et du Japon »575. Pour Maritain, qui dit sagesse, dit raison et la raison antique est une raison « naturellement religieuse » : « formée sous le climat d’une piété naturelle que hantaient bien des terreurs. Elle connaissait la bonne et la mauvaise fortune, croyait aux inspirations supérieures, aux influences démoniques ; la pensée du destin, et de la jalousie des dieux, la crainte superstitieuse d’avouer le bonheur, l’adoration même des similitudes divines partout répandues dans la notre, témoignent, à la fois d’un sentiment profond du tragique et de la condition humaine, et d’un sens religieux des énergies supra humaines en travail dans le monde »576. Se souvenant de la contemplation adamique, l’Inde a préféré en imiter comme elle pouvait l’immobilité supra-temporelle, et elle est demeurée ainsi en attente, « endormie au bord de l’histoire », comme un témoin des suprêmes aspirations naturelles et des impuissances de l’esprit humain. Ce qui explique le jugement formulé plus tard par le philosophe : « l’activisme et l’impérialisme occidentaux ont eu cet effet d’obliger, même par les plus mauvais moyens, les civilisations orientales, plutôt immobiles par elles-mêmes ou vouées à une sorte de mouvement circulaire, à entrer dans le mouvement, dans le grand mouvement de l’histoire qui chemine et progresse avec le temps »577. L’Inde conçoit la sagesse comme une sagesse de délivrance et de salut par un élan désespéré des profondeurs de l’âme et sans distinguer l’ordre naturel de l’ordre surnaturel – entendu comme participation à la vie divine. Sagesse de salut à conquérir par l’effort ascétique et mystique. Elle appuie toute sa philosophie sur une révélation sacrée, une « lettre sainte héritée des sages et déposée au creux d’une tradition rituelle », dont chaque école humaine fait miroiter des vérités diverses ». Si Maritain parle de l’Orient en général, c’est en raison du fait que le bouddhisme, né de l’Inde, a passé en avoir cru régénère le monde par la suppression de l’idéal ascétique et la haine vivace du christianisme, écrit des lettres de fou signées LE CRUCIFIE, se croit à la fois l’Antéchrist et le continuateur du Christ, son destructeur et son « meilleur ami », voilà sans doute, si nous savions voir dans les ténèbres, dans les pauvres ténèbres de notre cosmos d’orgueil, le signe et la figure par excellence de l’esprit moderne ». Réflexions sur l’intelligence, op. cit., p. 47. Il reprend la même idée dans L’intuition créatrice, op. cit., p. 276. 573 Science et sagesse, op. cit., pp. 22 sq. 574 Idem, p. 24 sq. Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 688-694. 575 Grousset (R.), L’homme et son histoire, Paris, Plon, 1954, p. 77. 576 Science et sagesse, op. cit., p. 26. 577 Maritain (J.), « L’église catholique et les civilisations », Questions de conscience, Essais et allocutions, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume VI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 653. 115 Chine578. Sous le rapport de la sagesse, Chine et Inde sont associées: le brahmanisme indien et le taoïsme chinois sont tous deux caractérisés comme l’un des efforts les plus singuliers que l’homme ait tenté pour atteindre une sagesse exclusivement intellectuelle où il se défierait lui-même par la métaphysique579. La compétition des sagesses a été la marque du monde antique. Il a conduit à un véritable conflit qui en a marqué la ruine. « Saint Paul en a été le grand témoin. Saint Augustin qui l’a vécu et surmonté en lui-même, le docteur et l’arbitre »580. Avec la Grèce c’est tout autre chose, c’est une « grandeur et une beauté de commencement, une grandeur et une beauté d’ébauche. Ebauche géniale et émouvante de la rationalité en l’homme, ébauche géniale où les amorces et les points essentiels sont indiqués avec un art infaillible »581. Elle implique une hiérarchie, hiérarchie toute relative au demeurant : « Si gênant que cela soit pour le vocabulaire égalitaire qu’une certaine courtoisie diplomatique (..) aimerait nous faire employer, il n’y a pas moyen d’ignorer que le développement de l’humanité comporte naturellement une échelle des valeurs ; chaque âge, fût il le plus primitif, a sa valeur, oui, à laquelle il est impératif de rendre justice (…). Il y a des âges plus ou moins fortunés, plus ou moins privilégiés. Il y a des mondes de civilisation, des groupes humains, des hommes individuels qui sont l’objet d’une certaine élection donnée pour une œuvre donnée ou sous un rapport donné »582. En Grèce, la philosophie s’est constituée non pas sur le fond des traditions hiératiques et sacerdotales comme la sagesse de l’Orient, mais en dehors d’elle, parfois contre elles. Une sagesse d’homme, une sagesse de raison se manifeste face à l’immobile et hiératique sagesse védique, et qui se constitue dans son ordre propre, dans la ligne d’œuvre de la raison. C’est une sagesse rationnelle tournée vers le créé dans deux manifestations : la Cité, les choses. Elle part des choses, de la réalité sensible, du devenir, du mouvement, de ce multiple qui exerce avec une scandaleuse énergie l’acte d’être. « Ces têtes criardes et légères ont eu le sens du réel offert à notre expérience et à notre esprit d’hommes ». Une histoire de l’idée de sacré montrerait ainsi que la face du sacré dans le monde antique écrase l’homme et que face à cette puissance majestueuse, écrasante, menaçante, la Grèce et Israël chacun selon sa ligne ou sa vocation ont œuvré pour et en faveur de l’homme. « Le lieu commun historique prend ici toute sa signification, qui fait honneur à la Grèce d’avoir, en face des écrasantes divinités de l’Orient, relevé la figure de l’homme »583. Avec la Grèce l’Occident aurait ainsi fait l’option de la science tandis que l’Orient restait fidèle à la sagesse. Le miracle grec584, pour Maritain, c’est l’épiphanie de la raison, dont l’aventure scientifique n’est qu’une des caractéristiques. Le VIe siècle est cette période étonnante où « dans les grandes régions du monde de la culture l’esprit a fait alors sa crise d’adolescence et a opéré des choix décisifs à l’égard de l’avenir »585. Avec le Bouddha, l’Orient confirme l’option qu’il avait depuis longtemps faite pour les grandes « sagesses liées », captive des traditions sacrées et il restait ainsi uni au monde nocturne ou crépusculaire des mythes et de la magie. A ce prix, il approfondissait les voies de la mystique naturelle. Mais ces grandes sagesses recevaient tant du monde du rêve que la raison y refusait de sortir tout à fait de sa nuit. Vers la même époque, la Grèce, au contraire, optait pour la sagesse libre où la raison passait à l’état « solaire » et décidait de courir jusqu’au bout l’aventure en rompant une fois pour toutes avec les millénaires soumis au régime crépusculaire des mythes. Cette grande aventure dans laquelle l’option faite par la Grèce a jeté le monde a marqué un progrès décisif. « Une suprême sagesse de la Raison, sagesse qui était aussi Science ou Savoir, la Métaphysique était fondée ; et une physique, une science du monde observable (…). La distinction entre savoir théorique et savoir pratique était reconnue, comme celle entre métaphysique et religion »586. 578 Le paysan de la Garonne, op. cit., Note p. 689. Le bouddhisme a même passé en Asie du Sud - Est. Etrangement, il meurt en Inde mais diffuse en Chine. Le Tibet en est le conservatoire. 579 Eléments de philosophie, chap. I, « Introduction générale à la philosophie », Pierre Téqui, 1920, volume II, 1987, p. 44-45. 580 Science et sagesse, op. cit., p. 32. 581 Bressolette (M.), « L’antiquité grecque dans l’œuvre de Jacques Maritain », Bulletin de littérature ecclésiastique, Institut Catholique de Toulouse, avril-juin 2001, n° 2, tome CII, p. 70. 582 Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 692-693. 583 Science et sagesse, op. cit., p. 26-27. 584 Braudel (F.) les Mémoires de la Méditerranée, éditions de Fallois, Paris, 1998, p. 277. 585 Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 689. 586 Idem, p. 690-691. 116 En ce sens, le « miracle grec » n’est pas un miracle du tout mais un éveil normal de la natura rationalis à elle-même, le grand éveil dû au passage consenti de l’esprit humain sous le régime solaire du Logos. Par ailleurs, ce miracle a été longuement préparé par les éblouissantes civilisations crétoises et mycéniennes, puis par le lent travail qui a suivi l’invasion dorienne587. La Grèce marque « l’épiphanie de la raison, dans le printemps de sa grande découverte d’elle-même, de sa grande victoire culturelle dans l’histoire de l’humanité. Avec l’ivresse intellectuelle des sophistes l’aventure a failli mal tourner tant il est vrai que c’est toujours en découvrant de nouveaux horizons qu’un philosophe perd la tête, mais Socrate sauva la raison, l’avenir de la culture et les droits du vrai en s’acquittant de sa dette, c’est-à-dire en buvant la ciguë »588. Dans un article sur les Fondements de la pensée chinoise, Gilbert Branques conclut en soulignant que c’est par l’équilibre entre les Rites et la Musique, et à ses formes de pensée que « les Chinois ont conquis tout l’Extrême-Orient depuis des siècles. (…). Nous imaginons mal en Europe l’importance de ce phénomène massif auprès duquel le “miracle grec” semble un très frêle et très éphémère mirage. En fécondant ainsi la civilisation chinoise, les sages lui avaient donné une force d’expansion, une souplesse, une fécondité, qui étonnent. Ils en ont fait la civilisation la plus durable du monde – et la plus prodigieuse contrefaçon d’éternité »589. On conçoit que ces sagesses immobiles, hiératiques aient pu fasciner l’esprit de Malraux. La Grèce est le seul point du monde antique où la sagesse de l’homme ait trouvé sa voie et où la raison humaine soit parvenue à l’âge de sa force et de sa maturité. Dans le domaine de la pensée c’est sur ce fond de sagesse religieuse que la sagesse grecque c’est-à-dire la philosophie s’est constituée. Non pas sur le fond des traditions hiératiques et sacerdotales comme la sagesse de l’Orient, mais en dehors d’elle, parfois contre elles, et contre sa propre mythologie comme en témoigne le travail de Platon. Mais cette sagesse humaine née à Athènes s’est achevée à Alexandrie. A la fin, elle demandera en vain les secours de l’Orient et d’un syncrétisme sans racines existentielles, elle cherchera dans la mystagogie et la magie un remède à la grande mélancolie païenne, un nouveau souffle et une nouvelle inspiration. Avec Plotin, elle renoncera à l’existence, à laquelle elle ordonnait toute la pensée et s’arrêtera à un monde où le regard ne cherche plus qu’une idéale procession d’essences et veut s’extasier au-dessus de l’être. La troisième sagesse est celle de Moïse et des prophètes, c’est celle de l’Ancien Testament. Le christianisme, en acceptant l’humanisme gréco-latin pour « pour le couler en éternité en associant aux autres métaux de l’alliage la coulée dont le ressort interne, le logos secret est la raisonbrûlante de la littérature biblique » selon la formule de René Grousset aura pour résultat la constitution de l’humanisme occidental, coulé en airain par la fusion dans le même creuset de la philosophie grecque, de l’esprit juridique latin et de la théologie judéo-chrétienne. La notion essentielle qui s’en dégagera est celle de personne humaine, fondatrice pour Maritain de tout le développement artistique ultérieur. La première manifestation de l’humanisme chrétien fut la rentrée d’Aristote en Occident, c’est-à-dire de celui qui avait été la somme de la science grecque en son temps. C’est par lui que la pensée hellénistique aurait travaillé en profondeur dans l’intérieur de la pensée médiévale, amenant celle-ci à reprendre du point de vue philosophique tout l’enseignement théologique.Toute la civilisation occidentale reposerait donc pour lui sur l’humanisme conçu comme les droits de la personne humaine dans le libéralisme des institutions, qui ne constituerait au fond que l’essence de la culture méditerranéenne, culture progressivement étendue à l’Asie occidentale par Alexandre, par l’Eglise romaine au monde germanique, par l’Eglise orthodoxe au monde russe, par la civilisation anglosaxonne ou hispanique aux nouveaux mondes. Culture largement diffusée, mais loin d’être universelle. Quant à l’humanisme arabo-persan, il le lie étroitement à la civilisation méditerranéenne au point qu’il serait difficile de l’en séparer. La philosophie arabe reste à bien des égards une branche de la philosophie grecque. Le monde arabo-persan a joué autant que Byzance et sous une forme plus active – moins préoccupé de compter les ailes des chérubins – le rôle de conservatoire de notre humanisme, de relais pour notre culture. Deux autres humanismes se sont développés l’un dans l’Inde bouddhique et brahmanique, l’autre en Chine, dont l’humanisme aurait été selon lui un véhicule de civilisation fort analogue à ce que fut 587 R. Grousset, L’homme et son histoire, op. cit. p. 73. Fernand Braudel souscrit à cette idée. Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 690. 589 Branques (G.), « Les Fondements de la pensée chinoise », La Vie intellectuelle, t. XLI, n° 2, 10 mars 1936, p. 302. 588 117 l’humanisme gréco-latin sur l’autre versant de l’Eurasie. La romanité chinoise aurait eu autour d’elle la même force d’expansion que la romanité gréco-latine590. C’est ainsi que sera conçue l’idée que la civilisation occidentale repose sur la civilisation méditerranéenne, que depuis dix mille ans, l’humanité intelligente, celle qui crée qui invente, qui parle à Dieu, qui désenclave le monde, invente le grain de blé, depuis le Liban, la ville, depuis Jéricho, vingt-deux signes qui expriment tous les discours, et la mathématique qui est égyptienne et grecque et dont Galilée prétend qu’elle est l’écriture de la nature, tout vient des rivages de cette mer intérieure, telle qu’il n’y en a pas d’autres, et de l’Europe, (depuis le XVIe siècle sans rivage) désenclavée, désenclavante, qui n’est selon le mot de Pierre Chaunu qu’une « méditerranée basculée vers le Nord ». Résumant l’héritage occidental, Raymond Aron écrit que « (…) l’avenir de l’Europe me paraît inséparable de trois idées : l’idée de la vérité objective, universellement valable, résultat d’une contemplation pure, d’un effort strictement rationnel, l’idée de la personne humaine, chaque personne ayant une valeur, personne irremplaçable, libre pour une existence unique, enfin l’idée de la technique maîtresse de la nature, multipliant les pouvoirs de l’homme et ses possibilités de richesse. La première est d’origine grecque, la deuxième d’origine romaine et chrétienne, la dernière, récente et proprement européenne. Ce qui n’est pas sûr en revanche, c’est qu’[elle] se poursuive dans un climat spirituel où la personne garde sa valeur591. Si le monde antique apparaît comme la compétition des sagesses, le monde chrétien apparaîtra comme le monde de la synthèse des sagesses. Dans l’esprit, cette distinction des sagesses est comme reflétée par l’ordre mis en évidence par Thomas d’Aquin de la distinction entre la sagesse théologique, la sagesse métaphysique et la sagesse infuse ou sagesse de grâce, celle qui est propre aux mystiques chrétiens. Le XVIe siècle marque alors pour Maritain le moment d’un renversement caractéristique du monde moderne au cours duquel l’ordre intellectuel ainsi construit s’est brisé. Le monde moderne n’a pas été le monde des harmonies de la sagesse mais celui du « conflit de la sagesse et des sciences et de la victoire de la science et de la sagesse »592. Pour germer de la terre de l’expérience il a fallu aux sciences « soulever et briser les dalles de marbre du tombeau d’Aristote »593. La modernité pour lui, commence à la Renaissance. En quoi cette analyse intéresse t-elle l’univers de l’art ? Elle ne peut manquer de retenir l’attention en deux moments différents : celui de l’enquête sur les formes typiques qui ouvre l’Intuition créatrice, qui implique la différence entre les arts d’Orient et d’Occident ; celui ensuite, si l’analyse a quelque fondement, qui procède du régime particulier dans lequel l’artiste crée. Enfin, étonnant analogué que celui du passage d’un état à l’autre, qui est aussi celui de l’œuvre et de l’intuition créatrice. Conçu dans la nuit spirituelle, sous le régime poétique de l’imagination et de l’émotion, l’œuvre passe ainsi progressivement de cette nuit de la subjectivité où elle est conçue à l’état de la vertu d’art, donc sous le régime du Logos. De la nuit translumineuse à la lumière du jour, jusqu’à ce « soleil intelligible » qu’est l’œuvre d’art. 3 LES LOIS DE L’ART De même que l’homme s’affranchit de sa condition, l’art tend à s’affranchir de la sphère qui est la sienne, travaillé secrètement par les puissances de la poésie. On se souvient du paradoxe qui est le sien, du conflit profond même auquel il ne peut se soustraire, qui est qu’il doit grandir dans des servitudes acceptées mais en luttant contre elles. Une fois que « la beauté l’a éveillé à lui-même », l’art est placé dans une antinomie profonde, il se trouve « entre les suprêmes postulations de l’essence prise en soi et transcendantalement et les conditions d’existence appelées par cette même essence selon qu’elle est réalisée ici-bas »594. Opposition qui répercute le rêve de transcender l’alternative liberté ou déterminisme. Pour l’artiste, le déterminisme vient de la matière, la liberté vient de la poésie. Et si, philosophiquement cette idéale indépendance de l’art est à acquérir, pratiquement, pour 590 Grousset (R.), L’homme et son histoire. Raymond Aron, « L’aventure de la technique, Discours aux étudiants allemands sur l’avenir de l’Europe », in la Table ronde, 1948, n° 1, p. 67-68. 592 Science et sagesse, op. cit., p. 41. 593 Idem, p. 40. 594 Frontières de la Poésie, op. cit., p. 694. 591 118 l’artiste, la solution est moins simple. L’art en quelque sorte poursuit sa route, définie par cette antinomie, et par des rectifications successives, il « se redresse en allant plus loin ». La vision de l’histoire de l’art est fondée sur le rapport structurel entre l’art et la raison mis en évidence dans Art et Scolastique : en tant que vertu de l’intellect pratique, l’art appartient à la sphère de la raison. Il en découle une double loi de l’art : l’une qui concerne la singularité de l’artiste, l’autre qui concerne l’histoire. La loi de prise de conscience d’une part, et la loi du passage du signe magique au signe logique. Le régime magique ou nocturne est caractéristique de la mentalité primitive et le régime solaire est celui de la pensée logique ; dont la Grèce inaugure l’avènement. L’hypothèse consiste à introduire la notion d’état ou de statut fonctionnel, et à établir une distinction entre l’état des cultures évoluées et l’état où pour toute vie psychique et culturelle la dernière instance appartient à l’imagination, où la loi de l’imagination est la loi suprême595. La première est que dans sa ligne typique, l’art aspire à se libérer de la raison. Parce que les choses nous précèdent dans l’être, l’intellect humain doit donc se régler sur elles. L’univers a des lois régulatrices et des lois génératrices. En tant qu’il est une vertu de l’intellect, l’art est soumis à cette loi. Mais en tant qu’il aspire à créer, et non à fabriquer, à copier et à imiter servilement, il aspire à se libérer des choses, alors même qu’elles sont la condition même de la subjectivité créatrice. La seconde est liée à la parenté de l’art et de la poésie. C’est l’avènement du Soi créateur. De même que l’humanité passe par différentes étapes, et en particulier deux régimes différents, l’art connaît un développement, une croissance ; il obéit à la loi de la prise de conscience qui est une des lois fonctionnelles de l’histoire et qui gouverne quant à elle les rapports art et poésie, raison et poésie. Nous en avons indiqué le nœud gordien : l’inspiration. La seconde loi gouverne l’axe art-raison : de même que « la science est devenue peu à peu plus consciente d’elle-même et de ses procédés »596, l’art est devenu de plus en plus conscient de lui-même. Enfin, de la même manière que la philosophie de l’histoire s’efforce de dégager la signification intelligible de la succession ou du développement des événements dans le temps, la philosophie de l’histoire de l’art s’efforce de dégager la signification intelligible des grands phénomènes artistiques : style ou forme dans le monde des arts plastiques, genre, courants ou mouvements dans le domaine des arts du langage, et enfin œuvre et signe quel que soit le médium sensible utilisé. La pelote de problématiques s’enroule cette fois autour de la question des attitudes typiques de l’artiste. Comme toutes les grandes données de la vie spirituelle de l’homme – la science, la philosophie entendue au sens large, l’art tend à l’affranchissement et à la prise de conscience. Cette dimension réflexe existe dans tous les domaines et l’art n’y contrevient pas : il prend conscience de lui-même, de sa spécificité, de son autonomie. Ce procès de prise de conscience s’accompagne pour l’art d’une aspiration à se libérer de la raison, désir « (…) lié à une aspiration typique de l’art dans sa ligne propre et dans sa vie intérieure »597. C’est parce que l’art a pris conscience de lui-même et « qu’il a découvert la poésie au cœur de cette conscience de soi, la poésie nue et sauvage » qu’il s’est éloigné de la raison : « et c’est la véritable cause de son éloignement de la raison »598. Quant à la seconde loi, elle est liée au mystère de la poésie. Maritain en a fait deux étranges compagnons qui ne vont pas l’un sans l’autre. Et pour cause. La seconde loi que Maritain établit est liée à la subjectivité et à l’intériorité. Ce mystère, le mystère de la propre intériorité, n’est révélé que peu à peu au long de l’histoire mais il tend à une fin qui est un accomplissement et que Maritain nomme « l’avènement du Soi créateur ». Il constitue ce à quoi tend l’artiste lorsqu’il est véritablement créateur. Il signe véritablement l’artiste authentique et représente un aboutissement à la fois historique et individuel. Ce rapport entre l’historique et l’individuel concentre toutes les problématiques du rapport de l’artiste à son temps et à sa société. « La grandeur de l’œuvre ne dépend pas du poète seul mais aussi de son accord avec le monde »599. Par accord, il s’agit à la fois de cette dimension lyrico-orphique dont Maritain fait dériver la perception esthétique comme l’acte créateur en tant qu’il est un chant, mais aussi cette capacité à embrasser les luttes et les efforts de son temps. « L’épopée de l’évolution stylistique »600 a longtemps offert un paradigme plus ou moins universel à l’histoire de l’art. De fait, il n’est nul besoin d’avoir fait en Orient un séjour prolongé ni de pratiquer 595 Quatre essais, op. cit., p. 119. Philosophie de la nature, Téqui, 1935, in O.C., volume V, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1987, p. 863-864. 597 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 703. 598 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 65-66. 599 Frontières de la poésie, op. cit., p. 729. 600 Belting (H.), op.cit., p. 25. 596 119 autrement qu’en traduction les monuments littéraires de ces contrées pour s’apercevoir que la création artistique ne s’opère pas tout à fait sous les mêmes espèces et selon les mêmes exigences là-bas que chez nous. En dehors d’effusions lyriques dont la spontanéité humaine a toutes les chances d’être la même sous tous les cieux ou de réalisations dues à l’influence de l’Occident – et depuis peu inversement – le principe même de l’art semble procéder de dispositions différentes. Malraux a tenté de les théoriser dans La tentation de l’Occident. Pour lui, la transmigration a modelé la sensibilité asiatique, la responsabilité la sensibilité occidentale. Il voit dans l’esprit oriental et occidental appliqué à penser non seulement une différence de direction mais une différence de démarche. L’esprit de l’un veut dresser un « plan de l’univers », l’autre veut y trouver ce qui lui permettra de rompre les attaches humaines. Il oppose deux représentations archétypales de l’homme, la première faite de soumission, la seconde faite de lutte. La plupart des dissertations de l’entre-deux-guerres se plaisent à souligner l’antithèse de l’action européenne et de la contemplation asiatique: « La vertu de l’Europe est action, celle de l’Asie, contemplation »601, opposition qui ne plaide guère en faveur de l’option de celle-là : « Jamais jusqu’à présent n’était apparu à l’état pur le fruit stérile d’une civilisation uniquement tournée vers la domination de la matière »602. Maritain a pensé également l’opposition en termes de philosophie des civilisations. Le débat de l’action et de la contemplation « intéresse aussi et d’une façon foncière, la communauté humaine et le destin des civilisations. Il marque la ligne de partage des eaux, c’est lui qui impose le choix primordial selon lequel les familles humaines et les grands mouvements de l’histoire comprennent leur vocation et décident de leur destinée, et se classent aussi dans la hiérarchie des formes culturelles »603. Cela signifie-t-il qu’il classe l’Occident du côté de l’action et l’Orient du côté de la sagesse contemplative comme on a encore aujourd’hui souvent tendance à le faire? Les choses ne sont pas si simples : « Nous savons à quel point l’Orient affirme sa vocation contemplative et en tire gloire, tandis que l’Occident déclare avec non moins d’orgueil (…) avoir choisi l’action. Est-ce suffisant pour affirmer purement et simplement que l’Orient c’est la contemplation, l’Occident l’action ? Les choses disent moins facilement leur secret (…)604 ». L’avance énorme prise par les études de la nature en Occident et leurs applications pratiques ont opposé en un contraste frappant les peuples d’Occident et ceux d’Orient. Mais on n’a jamais confondu en une vue unique l’Inde, la Chine, la Perse et le Japon. Paul Valéry n’a pas tort, pris au pied de la lettre comme humainement, ces deux termes de géographies sont absurdes. Mais si daté ou contextualisé qu’apparaisse aujourd’hui le débat, l’idée est valide au moins du point de vue anthropologique, littéraire et imaginaire et qui fonde également celle qui projette l’Orient du côté de la contemplation et l’Occident du côté de l’action. L’un veut se soumettre le monde, l’autre s’en affranchir. Pour Malraux comme pour beaucoup de ses contemporains, Orient et Occident sont des pôles de l’âme ou de l’esprit. C’est pourquoi il recherche les mythes collectifs qui habitent les formes. Il est hanté par le génie oriental, le « génie chrétien », par les formes du sacré. Maritain formule l’observation du sens commun liée à cette différenciation évidente entre ces deux pôles sous la forme suivante : les arts de l’Orient manifesteraient une dimension plus cosmique que ceux de l’Occident. Mais, et la nuance n’est pas des moindres, il ordonne les uns comme les autres arts à une même réalité : celle de la subjectivité créatrice. C’est en tant qu’il témoigne de la subjectivité créatrice dans son rapport avec la nature que l’art de l’Orient apparaît plus cosmique tandis que l’art de l’Occident témoigne plus vigoureusement de la subjectivité créatrice dans son progressif avènement, et donc dans son affranchissement de la nature. Ce sont deux visages d’un même élan, d’un même effort, d’une même progression. Leur valeur « épiphanique » seule diffère. La réflexion engagée et poursuivie dans l’Intuition créatrice s’ouvre donc dès le chapitre I par une étude préliminaire et une confrontation de l’art de l’Orient avec l’art de l’Occident, pour autant bien sûr qu’on puisse identifier de telles formes. Maritain prend comme bien souvent quelques précautions oratoires. Il tient à le préciser, il s’agit de procéder à une « simple enquête préliminaire, à la lumière de la raison et de ses connaissances sur la question »605. Il n’y a donc aucune vocation universalisante avouée dans cette « enquête sur les formes typiques ». « (…) ce livre n’est nullement un traité des arts ; je ne suis ni un historien, ni un critique d’art. Mon enquête est philosophique, et j’ai besoin d’exemples aisément accessibles. Ils ne sont là 601 « Entr’aide », Les Cahiers du mois, les Appels de l’Orient, op. cit., p. 142. Ibid. 603 Maritain (J.), « Action et contemplation », in Questions de conscience, op. cit., p. 679. 604 Ibid. 605 Cette enquête fait l’objet du chap. I de L’Intuition créatrice. 602 120 que pour fournir une voie inductive pour atteindre ou vérifier des idées »606. 4 LES ATTITUDES TYPIQUES FACE A LA BEAUTE Quel est l’objectif ? Il s’agit principalement d’examiner avec attention certains arts typiques comme l’art indien, chinois et occidental, pour illustrer l’idée que les traits distinctifs expriment « la structure humaine invisible, spirituelle et charnelle, religieuse, intellectuelle et sensible », faite de nature et d’histoire qui selon Maritain caractérise la subjectivité. En vertu d’une relation typique prévalant à chaque époque- ou dans chaque culture ou grande civilisation suffisamment différenciée – entre l’artiste et la nature, l’œuvre porte nécessairement la marque de son auteur. En ce sens, l’œuvre avoue toujours. Rien de commun avec l’esprit de chaque peuple hégélien. Hegel confère une empreinte commune à son art, à sa morale, à sa religion comme à sa science et à son système de droit. Le contact le plus profond, la perception esthétique la plus bouleversante s’exprime selon des grandes formes de la sensibilité. Qui ne sont d’ailleurs ici, ni l’espace, ni le temps, mais ce rapport aux choses fondateur de la perception esthétique comme de l’acte créateur. Maritain distingue cinq grandes aires de civilisations : la civilisation chinoise et extrême –orientale, la civilisation hindoue, la civilisation islamique, la civilisation occidentale étendue à toutes les mers navigables et à tous les ports. Il faudrait ajouter celle du Japon, mais la nouveauté en est principalement d’ordre technique et morphologique. Il emprunte cette « topique des cultures » à Toynbee : « Dans son Outline of History, M. Arnold Toynbee, une fois écartées les quelque 600 sociétés primitives énumérées pour les temps historiques, compte vint-sept civilisations distinctes dont cinq survivent aujourd’hui. Pour ne rien préjuger, et en prenant pour point de repère chronologique les siècles où le Moyen-Age a donné ses plus hautes réalisations, c’est-à-dire le XIIe et le XIIIe siècles, nous pouvons distinguer sommairement les civilisations d’origine prémédiévale (civilisations chinoises et extrême-orientale, hindoue islamique), civilisations d’origine médiévale (nos civilisations occidentales) et formes récemment surgies dans l’histoire qui aspiraient, comme les formes fascistes ou national-socialistes, ou qui aspirent, comme la société communiste, à constituer des civilisations nouvelles. Les cinq civilisations distinguées par M. Toynbee sont la civilisation chinoise et extrême-orientale, la civilisation hindoue, la civilisation islamique, la civilisation occidentale qui, ainsi qu’il le fait observer, s’étend non seulement à l’Europe et au nouveau continent, mais à toutes les mers navigables et à leurs ports ; la cinquième civilisation est la chrétienté orthodoxe ou gréco-russe »607. Toynbee, « historien prèsment épris de généralisations philosophiques » présente une œuvre qui est un exemple de « tentative honnête et loyale en matière de philosophie de l’histoire, par opposition à celle de Spengler – « marchand de sagesse plutôt douteuse »608. S’il admire cette œuvre remarquable d’érudition et d’attention, elle s’avère cependant décevante, car trop ambitieuse et insuffisamment équipée. Elle évolue insensiblement d’une phénoménologie relativiste des cultures fondée sur l’équivalence des cultures – tout comme celle de Spengler – à une philosophie de l’histoire unitaire par l’introduction d’un principe qualitatif incarné dans les religions supérieur, qui seraient par rapport aux civilisations ce que celles-ci sont par rapport aux sociétés primitives. Equivalence théologique des religions dites « supérieures », le bouddhisme, le christianisme, l’Islam et l’hindouisme. Mais en dépit de cette critique, Maritain exploite la topique des cultures de Toynbee, bien qu’il soulève le statut ambigu de la Grèce. En 1938, dans Questions de conscience, il expose la situation particulière de la Grèce. Dans le domaine de l’art, Maritain l’inclut comme un art d’Orient. Mais ailleurs il la revendique comme appartenant à l’Occident : « Pour notre monde occidental, M. Toynbee, dans son Outline of History, distingue deux 606 L’intuition créatrice, op. cit., p. 108-109. Religion et culture, Juin 1998, p. 57. Les civilisations humaines, n° 36 années 20 ; « L’église et les civilisations » chapitre I in Questions de conscience, p. 648-649. 608 Pour une philosophie de l’histoire, op. cit. p. 757. Fernand Braudel évoque également l’œuvre de Toynbee : « J’avoue avoir lu et relu, parfois avec enthousiasme, les livres clairs, les plaidoiries habiles, les évocations intelligentes d’Arnold Toynbee. J’aime ses lenteurs calculées, l’art qu’il met à construire et à défendre, coûte que coûte, un système au demeurant assez capricieux » p. 273. Chez Toynbee, « Histoire des civilisations », chap. VII, deuxième partie, in Les Ambitions de l’histoire, éd. De Fallois, 1997, p. 273-284. 607 121 civilisations qu’il caractérise par des aspects religieux : la civilisation grecque-orthodoxe, qui est actuellement le lieu des expériences communistes, et la civilisation catholique – protestante occidentale d’Europe et d’Amérique. Entre ces deux civilisations peuvent et doivent du reste exister des rapports étroits ; et je considère la première comme faisant partie du monde occidental ; il serait déplorable de l’abandonner à l’Asie »609. L’orientaliste René Grousset réussit à rendre compte de cette ambiguïté de la Grèce, plus historique que constitutive. Si l’humanisme est l’héritage spirituel gréco-latin, pour les Romains, c’était l’héritage hellénistique. Or, l’hellénisme était pour une bonne part l’Orient. Il faut donc distinguer entre l’esprit grec en sa fraîcheur et l’esprit hellénistique final : entre Athènes et Alexandrie. L’une est tournée vers l’Occident, l’autre est plus résolument orientale. Il n’y a rien d’un déterminisme intransigeant dans cette enquête. Maritain préfère le concept de lois nécessitantes, à celui d’une nécessité à l’œuvre dans l’histoire comme le soutient A. Comte. De plus, le concept d’histoire n’implique la distinction discursive des durées que pour l’Occident. C’est ainsi que Maritain va dégager d’abord deux attitudes qui se situent dans un rapport symétrique et inverse : celle de l’Inde et celle de la Chine, toutes deux caractérisées par un certain rapport à la beauté. Dans les deux cas, l’art est tout entier tourné vers les choses. Toute l’énergie spirituelle est en effet liée aux choses. L’art indien est capturé par les Choses mais il ne recherche pas la beauté. Il reste au contraire au service de quelque effet pratique (érotique, magique ou religieux). L’artiste indien cherche à faire un avec les choses pour se laisser emporter par leur courant générateur. L’art chinois est tout entier tourné vers les choses mais sans être capturé par elles : il les capture au contraire dans la lumière d’une sorte de transnaturalisme animiste. Le peintre chinois cherche à devenir un avec les Choses mais pour saisir l’esprit qui leur est intérieur. C’est ainsi que la luxuriance indienne s’oppose à la mélodie de l’art chinois. Ni l’artiste indien ni l’artiste chinois ne recherchent la beauté pour l’amour de la beauté (ce qui est une prise de conscience typique dans la loi de l’évolution de Maritain). Malraux a perçu ce que Maritain décrit comme un trait de l’art oriental mais contrairement à l’auteur des Voix du silence, il s’emploie à en distinguer les traits spécifiques: « les diverses religions auxquelles l’art oriental est lié sont premièrement attachées à garder et à protèger la communauté humaine par l’efficacité sociale, légale et rituelle des fonctions sacrées. (… ), il se détourne de l’homme pour rechercher les réalités sacrées signifiées par les Choses et les faces sacrées dont le monde est le miroir »610. Elie Faure visite l’Inde en 1931 au cours d’une expédition de sept mois qui l’emmène de New York, Mexico à l’Egypte en passant par l’Amérique, le Japon, la Chine, l’Inde la Palestine. Entrepris aux approches de la soixantaine, financé par des conférences, il rapporta de ce tour du monde deux livres qui passeront inaperçus mais où l’on retrouve pourtant le style étincelant qui fit la fortune de l’Histoire des Formes et, en particulier au chapitre VI une évocation de l’Inde « profonde » qui ne faillit pas à cette monomanie d’un lyrisme ruisselant : « depuis cent siècles, elle a la fièvre, tant se sont renouvelées et transformées ces hallucinations collectives où le monde étanche sa soif des idées et des images »611. Dans sa description il mêle comme à son habitude, géographie physique, géographie humaine, art et histoire millénaire : « On renonce à compter ses dieux. Toutes les religions à peu près en sont venues. Notre métaphysique en sort. Sa jungle ou sa forêt qui regorgent de monstres, et où le cobra grouille dans les ruines des citernes, n’empêchent pas trois cent millions d’hommes d’y vivre. (…). La vie et la mort s’y mêlent, s’y fécondent. La loi d’échange universel y éclate aux yeux dès l’abord. Elle accable »612. Comme pour Malraux, son meilleur élève, des bêtises cardinales côtoient une formidable aptitude à capter, à saisir l’âme du pays. Fasciné par l’idée – puissante au demeurant et dont Baudelaire s’est fait aussi le chantre – de « l’analogie universelle », Elie Faure est profondément sensible à cette luxuriance indienne mais il la met dans l’élément mélanésien613. Pour Maritain, l’art indien a une double demeure : dans la maya, et dans le royaume des sens. Il décrit un mirage mais il est livré à ce mirage et à l’exubérance sans frein des formes qui captivent les sens. Sans jamais cesser de chercher leur sens caché, l’artiste indien s’abandonne à la violence de leur 609 « Extraits de l’entretien de Buenos Aires », in Questions de conscience, op. cit., p. 806-807. Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 117. 611 Faure (E.), Mon Périple, op. cit., p. 113. 612 Ibid. 613 « La grande querelle de la poésie moderne » qui occupait les esprits « avait été posée en ces termes. On opposait Valéry et Eluard. On se croyait obligé de choisir entre la Méditerranée et l’Afrique. Dans les deux cas, on propose une évasion de l’histoire, tantôt vers la liberté, tantôt vers la possession ». J. Vuillemin, « Le souffle dans l’argile », Les Temps modernes, 6e année, janvier 1951, p. 1239. 610 122 vitalité intérieure et à la luxuriance de leur vitalité extérieure. Il manifeste un abandon de l’âme à la violence génératrice de vie qui réside dans les Choses et s’épanouit dans une luxuriance qui captive les sens. Il en vient d’ailleurs à se demander si la Maya – la conviction de la nature illusoire, de la nonréalité ontologique du monde – n’est pas le contrepoids d’une vitalité sensuelle singulièrement intense chez les artistes indiens. Mais dans ce mouvement pour rechercher les réalités sacrées signifiées par les Choses et les faces sacrées dont le monde est le miroir, il se détourne de l’homme. Par ailleurs, l’artiste oriental est non seulement tourné entièrement vers les Choses mais vers les Choses selon qu’il doit les rendre communicables à l’esprit des autres. Si l’art contemporain apparaît si malade, c’est peut-être parce que l’artiste moderne a cherché par tous les moyens à se libérer de cette obligation de rendre communicable à l’esprit des autres les intuitions qui l’habitent, peut-être aussi parce qu’il n’en a tout simplement plus. Autre trait étonnant : riche en beauté, cet art ne recherche cependant pas la beauté, ni la beauté de la figure humaine. Mais c’est un art qui n’a pas eu encore la révélation, ou l’intuition, de la valeur transcendante de la beauté – qui sera la grande découverte de l’art grec, et non de l’art indien614. Quant à l’art chinois, il suppose une « habitude d’esprit contemplative » dont les grands peintres chinois faisaient grand cas, et que – sauf cas d’enténèbrement de l’esprit – on peut encore voir dans les œuvres. Quant à l’art de l’Islam, il se développe tout entier dans la ligne de l’abstraction. Il s’est développé selon la ligne d’une objectivité purement abstraite : « L’art de l’islam est orienté vers l’harmonie mathématique et l’ordre rythmique ». Il instruit en particulier sur une tendance abstraite de la peinture moderne. En Grèce, l’art et l’artiste se sont mis à chercher consciemment la beauté, contrairement à l’artiste indien ou chinois qui ne prétendaient pas être au service du beau. Certes, dans les époques de perversion, cette recherche de la beauté comme une chose à produire vire à l’académisme mais dans cette époque d’art authentique, la beauté recherchée comme un infini qui devait se refléter dans l’œuvre était en soi un progrès d’une signification inappréciable « une épiphanie de la spiritualité naturelle de l’art ». Surtout, l’art hellénique témoigne du miracle grec en tant qu’épiphanie de la raison humaine. L’idée est somme toute assez classique, elle consiste à penser que la nature est emblématique d’une antinomie de l’homme face au monde : « L’homme et la raison affrontent l’assaut écrasant des puissances cosmiques et les embûches tendues par les cruelles ruses des dieux : ils sont décidés à comprendre le mystère de cette nature implacable où ils sont enfermés et de cette vie à laquelle il vaudrait mieux n’être pas né. Armés des invisibles idées, ils luttent avec les Choses. Orphée charme les fauves et est déchiré par les Ménades. Le destin et la liberté se font face. Si conscient qu’il soit du pouvoir surhumain – divin, magique, ou dionysiaque,- qui est inhérent aux Choses, l’art est décidé à découvrir l’intelligibilité des Choses et à dégager leur connivence avec la raison »615. Cette connivence entre l’art et l’option faite par la Grèce pour la raison peut se traduire sous la forme de la recherche de structures du réel, mais en art elle trouve une spécification, la recherche délibérée et consciente de la beauté. Et c’est un moment d’une incalculable portée dans l’histoire spirituelle de l’humanité que cette libération de la valeur transcendante de la beauté616. (Baudelaire au XIXe siècle la redécouvre dans une autre époque spirituelle, ou selon la formule de Maritain, un autre « ciel historique », et cette redécouverte par un seul homme fonde l’enjeu du moment Baudelaire). Du même coup l’artiste grec a reconnu le privilège de l’homme dans le domaine objectif de la beauté et il a découvert que le corps humain est ce qu’il y a de plus beau dans la nature. L’art grec alors est tombé en adoration devant la figure humaine – comme Baudelaire a idolâtré la beauté. Mais comme l’art oriental, il a en commun un trait fondamental : il reste tourné vers les Choses. Si un certain individualisme commence à poindre et à s’affirmer, c’est sous le rapport du talent et de la maîtrise de l’artiste, pas ce qui concerne l’intériorité du Soi individuel. 614 L’Intuition créatrice, op. cit., pp. 116 sq. Idem, p. 128. 616 « Si l’art grec manifeste encore aujourd’hui sa puissance inégalée d’envoûtement, ce n’est pas en contradiction avec l’univers technologique qui est devenu notre seconde nature, c’est parce que la conception grecque de la nature, et par suite, la mythologie, continuent de “dompter”, dominer et façonner notre imaginaire, et ce avec d’autant plus de force qu’elles ne dominent plus réellement la nature ». Jean Clair, Considérations sur l’art, op. cit., p. 47. 615 123 5 L’ART OCCIDENTAL : LA NOTION DE PERSONNE COMME ORGANISATEUR DE L’EVOLUTION La théorie thomiste de l’art conduit Maritain à mettre en évidence un conflit entre la « raison » générique d’art et la « raison » de beauté. Les arts du beau sont ainsi comme un horizon où se rencontrent deux mondes. En tant qu’art, ils sont enfermés dans une activité pratique définie, en tant que faiseurs de beauté, ils participent à l’activité sans bornes et à la liberté de l’esprit 617. Mais l’art aspire alors, activé par la poésie, à se libérer de la raison générique, pour entrer purement dans l’horizon de liberté et d’infini. Alors même qu’en tant qu’il est une vertu de l’intelligence, alors même que son ressort interne, son logos secret est la raison même et qu’ il appartient à la sphère de la raison, il aspire cependant à s’en détacher. Mais dans ce mouvement d’affranchissement lui-même, on peut observer des constantes et des différences. Face à l’art de l’Orient, l’art de l’Occident est gouverné par un principe organisateur : le mystère de la personne. Contrairement à l’art de l’Orient, Maritain inscrit d’emblée ce lent avènement dans une histoire à l’intérieur de laquelle il distingue quatre étapes : la quatrième étape constitue ce qu’il appelle « le moment moderne ». C’est annoncer d’emblée le lien privilégié de l’Occident à l’histoire, ce que, inévitablement, l’histoire de son art reflète. A l’intérieur de cette histoire complexe, Maritain opère une analyse particulière de l’évolution de l’art occidental. Elle rappelle bien certainement les traditionnelles « épopées de l’évolution stylistique », qui ont fourni un paradigme d’allure universelle à l’histoire de l’art mais elle est nuancée et surtout, elle reste philosophique: « Pour résumer une longue histoire, je dirai qu’au cours d’une évolution d’une extraordinaire diversité, l’art occidental a passé d’un sens de la personne humaine saisie d’abord comme objet (...) à un sens de la personne humaine saisie finalement comme sujet ou dans la subjectivité créatrice de l’homme lui-même, artiste ou poète »618. Dans cette perspective, c’est le sens de la personne humaine et non plus l’attitude typique face à la beauté qui commande l’évolution de l’art. Contrairement à Malraux, la question de la spécificité des formes typiques n’est pas centrale chez Maritain et le concept de métamorphose lui est étranger. Pour Malraux, les civilisations antiques sont moins obsédées par la nature que par l’être. C’est l’art du sacré qui a précédé la Grèce qui réagira contre cette obsession au nom du « faire ». Cette obsession de l’être se manifeste par le hiératisme. L’art grec pour lui se caractérise par un refus du hiératisme 619. De fait elle est moins un refus du hiératisme qu’une découverte du corps humain, et du visage humain, qu’elle explore alors. La formidable puissance spirituelle du visage n’a pas manqué de frapper les esprits. On l’a interprétée diversement. Jean Clair évoque l’analyse de Georg Simmel, qui la fait tenir dans une sorte d’esthétique de la proportio620. Maritain va l’interpréter tout autrement. A tort ou à raison, l’opposition entre l’Orient et l’Occident apparaît sous la forme de la périodisation possible de l’art occidental. Au centre de cette problématique, la notion de personne. La Grèce l’ignorait : elle ne connaissait que le citoyen. En Grèce, il y a eu une prise de conscience de la liberté politique du citoyen, mais non de la liberté intérieure et spirituelle de la personne humaine à l’égard de la cité. Avec le christianisme une nouvelle idée de la personne apparaît fondée en particulier sur la précellence de l’homme intérieur sur l’homme extérieur. La grande distribution Orient-Occident est fondée sur l’idée de « personne » et de subjectivité. Il est manifeste qu’aujourd’hui, ce qui s’est produit pour l’Occident s’est élargi à l’ensemble des autres aires de civilisation mais c’est en Occident que cette grande ligne de force s’est manifestée plus visiblement, soutenue pendant quelque dix-neuf siècles par une tradition religieuse. C’est le mystère de la personne qui est l’organisateur de l’évolution stylistique. Tout grand poète témoigne d’un double conflit insurmontable et cependant surmonté : « C’est à l’univers du non-moi que la beauté veut ainsi soumettre l’art, pour qu’il exprime et signifie les profondeurs de ce qui est, des mystères du créé et de l’incréé devant lesquels la personne humaine est située ; mais c’est mon univers à moi, dit la personne humaine, c’est le mystère de ma liberté créatrice que l’art doit signifier »621. La première phase est caractérisée par l’art byzantin, prolongé dans le monde roman. Dans cette 617 Notes sur saint Thomas et la théorie de l’art, in la Revue des Jeunes, n° 5, mars 1920, in O.C., EtudesArticles, volume XVI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1999, p. 13-14. 618 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 21. 619 Théron (M.), Une initiation à l’art, Malraux et l’image, CRDP de Montpellier, 1990. 620 Clair (J.), Eloge du visible, Gallimard, 1996, p. 24. Georg Simmel, « La signification esthétique du visage », in La tragédie de la culture, Rivages, 1981, p. 138. 621 « Sur la musique d’Arthur Lourié », in O.C., volume VI, Témoignages- Débats, 1935-1938, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1984, p. 1060. 124 première phase, le soi tombe sous le regard comme un pur objet, dans le monde des Choses mais transcendant les Choses. L’homme émerge au-dessus de la nature et a vaincu le monde. L’immense réalité de l’âme humaine est de plus en plus présente, mais elle n’est pas encore révélée, même à la manière d’un objet. Elle reste voilée par les figures et les symboles, dans les figures et les symboles. Ainsi s’entendrait le hiératisme byzantin et bien qu’il ne développe guère la question, l’icône, véhicule de la présence, est le signe même de cette présence. Sacrement autant que signe. « L’icône est une fenêtre » écrit A. Besançon622 et c’est pour ajouter, « elle révèle une présence ». L’icône serait un art « transfiguratif ». Il dépasse selon Olivier Clément, l’opposition soulignée par Malraux entre les arts de l’Orient non chrétiens « témoins d’une éternité impersonnelle » et ceux de l’Occident moderne, « livré aux angoisses, aux recherches, aux secrets de l’individu ». L’icône est une fenêtre mais une fenêtre sur le ciel, et une fenêtre sur l’âme qu’elle montre voilée encore. Dans la seconde phase, le mystère de la personne tombe encore sous le regard comme un pur objet, dans le monde des Choses bien que transcendant les Choses mais l’âme humaine brille à travers les barreaux du monde objectif. « Le Soi humain est de plus en plus présent sur la scène, à la manière d’un objet que l’art offre à nos yeux. Bientôt il se sentira perdu dans sa solitude, au moment où l’ordre sacral de la chrétienté se défera, et où l’homme commencera à chercher sur une terre hostile une place pour l’autonomie qu’il vient de découvrir. On aura alors les danses macabres et la grande détresse de la fin du XVe siècle »623. Dans la troisième phase, le sens de la personne et de la subjectivité humaine entre dans un processus d’intériorisation, et passe de l’objet représenté au mode selon lequel l’artiste accomplit son œuvre. Cette époque est décisive. Elle se caractérise par la poussée d’individualisme qu’on signale à propos de la Renaissance, de l’art baroque et de notre art classique. La Renaissance marquant, rappelons-le, dans cette pensée, le moment du renversement caractéristique du monde moderne, le conflit de la sagesse et des sciences et de la victoire de la science sur la sagesse624. Mais ce n’est qu’au cours de la quatrième époque que l’acte créateur est atteint en tant que tel. Cette quatrième phase est celle préparée par le Romantisme, réactionnel en France, plus théosophique en Allemagne où il est entré « sous le voile de la philosophie et des énigmes métaphysiques dans le royaume propre aux réalités poétiques »625. Ce phénomène prend une telle importance aux yeux de Maritain qu’il lui accordera le statut de mutation équivalente à ce qui a pu se produire dans l’histoire des sciences. Il bouscule par là un préjugé tenace en littérature, et chez les meilleurs, qui oppose le classicisme au romantisme : « (…) le classicisme et le romantisme sont deux systèmes coexistants et complémentaires, un Nord et un Midi, une langue d’oïl et une langue d’oc dont aucun ne parvient à éteindre l’autre par son rayonnement, ni à le réfuter par son raisonnement626 ». C’est que, en quelques années les propositions de Maurras avaient eu pour effet d’établir fortement en face du romantisme et de sa descendance, l’idée de perfection et le dogme classique. Les bases de cette doctrine néo-classique sont fort étroites comme le signale avec pertinence Marcel Raymond : la conception d’un juste point, d’un état d’équilibre entre la barbarie et la décadence qui aurait existé à Athènes pendant un court moment de l’histoire grecque et autour de Louis XIV pendant vingt ou trente années de l’histoire de France. Il espère faire revivre l’homo classicus, mythe inventé. Le vice secret du néo-classicisme considéré en tant que principe générateur d’œuvre d’art est là. Il confond le critique et le poète. En réalité, c’est un besoin d’ordre social, moral et intellectuel que vient satisfaire cette doctrine. C’est nier l’expérience poétique elle-même que de ne vouloir considérer en elle que des pensées et de faire de la création une combinaison de pensée, soigneusement triées et sélectionnées au demeurant. Mais ce néo-classicisme a été bien incapable de préparer la naissance d’une littérature vivante627. Pour Marcel Raymond, le Romantisme a pour « grand aïeul » Rousseau, mais tandis que le sentiment de l’existence s’offre pour lui spontanément et dans le bonheur, il s’assombrit chez ses successeurs. La conscience devient alors une conscience malheureuse, rongée par l’angoisse de la 622 Besançon (A.), op. cit., p. 189. L’intuition créatrice, op. cit., p. 131. 624 Dans cette perspective, on peut interpréter la fascination pour l’Inde comme celle qu’exerce ce grand témoin pétrifié sur des esprits. 625 Maritain (J.), Situation de la poésie, op. cit. , p. 844. 626 Thibaudet (A.), « Réflexions sur la littérature », La NRF, Octobre 1927, p. 525. 627 De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 103-104. 623 125 mort. L’auteur des Fleurs du Mal place lui-même son livre dans une perspective métaphysique et théologique. Parlant peinture, dans le Salon de 1846, Baudelaire définit le romantisme par les termes moraux d’intimité, de spiritualité, d’aspiration à l’infini. Il y perçoit d’abord une manifestation du mal dans le monde, et c’est en cela qu’il se reconnaît une vocation romantique. Plus tard, André Breton va continuer le grand rêve inauguré par les allemands : « Veut-on, oui ou non, tout risquer pour la seule joie d’apercevoir au loin… la lumière qui cessera d’être défaillante »628. Le romantisme allemand, c’est surtout le conflit tragique entre le rêve et la vie. « Le mal du siècle que les écrivains de chez nous portèrent sinon allégrement du moins sans troubles majeurs, devint délire mystique chez Werner, phtisie chez Novalis, folie chez Hölderlin, suicide chez Kleist, chez Hoffmann consomption dorsale. En France il faut attendre vingt ans après la génération des romantiques bourgeois pour trouver chez Nerval ce même conflit tragique entre le Rêve et la Vie »629. Mais le Romantisme traduit aussi un conflit entre l’histoire et l’art. Jusqu’au romantisme, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il n’y aura pas conflit entre art et histoire et aussi longtemps que l’idée d’art et celle de beauté seront confondues, on admettra que l’œuvre magistrale porte en elle seule son propre génie. Le Romantisme métaphysique, ou tel autre assez proche, a été professé par plusieurs écrivains, au premier rang Novalis, qui ont exigé de la poésie qu’elle fût une révélation de l’absolu, et qui ont pensé découvrir cet absolu au point où le moi parvient à une sorte d’impersonnalité cosmique. La pénétration de ces idées s’est produite surtout aux environs de 1830, vers 1885 et vers 1925-1930, alors que le surréalisme envahissait les terres de la jeune littérature. « Cette tradition européenne est à relier à la grande tradition métaphysique et mystique de l’Asie »630. Le primitif et le poète métaphysique, que tout sépare et d’abord la culture, se rapprochent cependant en ceci que pour eux le monde est un rêve, que ces deux mondes ne sont pas distincts. On toucherait ici pense Marcel Raymond à des activités d’une portée essentielle, qui trouvent leurs sources et leurs raisons d’être au plus profond de l’inconscient humain, en sorte qu’il n’est nullement nécessaire, pour expliquer leur développement au XIXe et au XXe siècle, d’établir des rapports d’influence de pays à pays, de philosophes à poètes, ou de poètes à poètes. Dans ce procès que décrit Maritain de prise de conscience du moi et de ses enjeux, certains moments réfractent des phénomènes plus essentiels : le moment moderne en est un. Il apparaît comme le moment où le sens poétique a été libéré. Dès Situation de la poésie, où Maritain dresse l’esquisse de ce qu’il va développer ensuite dans sa synthèse, Maritain a noté que ce phénomène de prise de conscience mis en lumière se produit « au milieu d’une foule de phénomènes secondaires d’accélération, de condensation, de régression ou de survivance, où le génie vient encore compliquer les choses » 631. En France dit-il déjà, le moment qui nous intéresse s’est étalé sur une longue période. Il y a eu le temps de Ronsard et de la Pléiade, puis le temps de Racine, et un entre-deux plein de contrastes. Après Racine et la Fontaine, le désastre est général et pourtant la poésie a pris conscience d’elle-même comme art. Lorsque le phénomène d’intériorisation progressive qui a fait passer du concept de la personne à l’expérience même de la subjectivité arrive à son accomplissement, alors il atteint l’acte créateur luimême. La subjectivité se révèle en tant que créatrice même. Lorsque le sens intérieur des choses est saisi à travers le soi de l’artiste et que tous deux sont manifestés ensemble, c’est le moment où la poésie prend conscience d’elle-même comme poésie. Parce que l’art s’est alors affranchi de la raison, la nature de l’art moderne est radicalement différente de tout l’art qui l’a précédé. C’est cette radicale différence que Maritain s’emploie à élucider et à réintégrer cependant dans une histoire de l’art qui est une histoire de la longue durée. Ce moment particulier, il l’appelle « l’avènement du Soi créateur » et il constitue dans l’histoire de l’Occident la quatrième étape. Le sens poétique – dont Maritain soutient « la souveraine et native primauté sur le sens intelligible »632 – est alors libéré pour amener à son accomplissement la double révélation des choses et de la subjectivité créatrice dans l’œuvre délivrée de fardeaux séculaires. Ce moment, les Romantiques en sont les précurseurs. Baudelaire en est le grand théoricien, et l’initiateur. C’est ce que Maritain appelle « le moment moderne ». 628 Jaccottet (P.), L’Entretien des Muses, op. cit., p. 80. Mistler (J.), Hoffmann, Le fantastique, Paris, Albin Michel, 1950, p. 88. 630 Raymond (M.), « Sur la poésie récente », in Etre et Dire, Etudes, Neuchâtel, La Bâconnière, 1970, p. 204. 631 Maritain (J.), Situation de la poésie, op. cit., p. 841. 632 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 364. 629 126 CHAPITRE III - LE MOMENT MODERNE Quand l’art rencontre la poésie… 1 L’AFFRANCHISSEMENT DES FORMES NATURELLES : LA PEINTURE C’est « la signification spirituelle du grand mouvement poétique qui s’est poursuivi depuis Lautréamont et surtout Rimbaud et qui a abouti ces dernières années, à un surréalisme plus qu’à demi mort »633 qui intéresse Maritain au plus haut degré. Elle revêt dans son « histoire de l’art » une importance exceptionnelle. Il n’est pas le seul à en avoir saisi la portée. M. Raymond s’est employé à établir – en littérature principalement – les enjeux et la nouveauté radicale de cette époque particulière : « Ce qui est nouveau, ici, c’est l’ambition, c’est la révolte prométhéenne, c’est la conscience de moins en moins obscure de travailler à ressaisir les puissances irrationnelles et de tenter de surmonter le dualisme du moi et de l’univers. Il importerait alors de se demander pourquoi cette conscience s’est éveillée à une époque déterminée, qui a commencé au XVIIIe siècle, et pourquoi toute une école de poètes contemporains a vécu de cette révolte »634. Dans ce moment précis, « le moment moderne », le mouvement d’affranchissement par lequel l’art se libère de la raison selon une loi typique obéit à une ligne idéale qui comporte trois grands mouvements. Le premier se décrit comme la tentative de l’art de se libérer de la nature et des formes naturelles dont il procède. Même si la Mimésis n’est pas sans importance dans les arts du langage, il est le plus visible en peinture à cause de la présence des choses dans l’art du peintre. La deuxième étape consiste à se libérer du langage rationnel et à le transformer. Cette étape est évidemment emblématique dans la littérature et dans le poème, pour des raisons évidentes. Enfin, au cours de la troisième étape, l’art essaie de se délivrer du sens intelligible ou logique lui-même et donc de la raison logique elle-même. Lorsqu’il y a réussite, le sens logique est alors absorbé par le sens poétique, brisé, disloqué. « Le sens poétique seul brille alors dans l’ombre. Ce sens poétique qui ne fait qu’un avec la poésie elle-même est l’entéléchie du poème, il lui donne son être et sa signification substantielle. Dans l’art moderne, il demande à être définitivement libéré, à tout prix »635. C’est au cours de ce processus de libération, d’affranchissement des conditionnements naturels de l’homme dans son activité productrice et créatrice que la poésie prend conscience d’elle-même comme poésie : le sens intérieur des choses est saisi à travers le soi de l’artiste et tous deux sont manifestés ensemble. Dans une histoire générale de l’évolution artistique Maritain appelle ce moment l’« avènement du Soi ». Dans les arts du langage et en poésie, il l’appelle « le moment Baudelaire ». L’analytique de l’art de Maritain n’est pas guidée en sous-main comme chez Kant par un paradigme de la vision ou sur le modèle de l’art verbal comme dans la tradition romantique Si chez Maritain il y a une analytique du beau naturel qu’on trouve dans son analyse des formes typiques, elle ne s’y réduit pas. Au contraire, il prend soin de bien distinguer ce qu’aujourd’hui, on appellerait le « médium sémiotique ». Certes, entre le visible et le verbal il y a une communauté de préoccupations, dans l’un comme l’autre art, il s’agit de se délivrer enfin de la nécessité d’imiter un objet quelconque, de cette Mimésis que le naturalisme en littérature a promu à une dignité jusqu’alors inégalée. « La peinture réordonne le monde et fait, si l’on veut, un holocauste d’objets »636. Mieux, elle fait du monde un holocauste d’objets et de formes, comme la poésie fait brûler le langage ordinaire ou le porte à incandescence jusqu’à purifier ce que Mallarmé appelle « les mots de la tribu ». La tâche de l’artiste peintre comme du poète est désormais de créer un autre monde, métaphysiquement plus vrai. Le rapport privilégié entretenu par Apollinaire avec les peintres n’est pas seulement de l’amitié, mais 633 Madaule (J.), « Métaphysique et poésie », La vie intellectuelle, tome XL, n° 2, janv. 1936, p. 322. Raymond (M.) , « Sur la poésie récente », art. cit., p. 204. 635 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 195. 636 Merleau-Ponty (M.), La prose du monde, Paris, Gallimard, 1979, p. 89. Pour Merleau-Ponty, il y a non seulement un logos du monde sensible mais unlogos du monde social et de l’histoire humaine. Il le formule dans une note infra-paginale, idem, p. 97. De même il se demande s’il existe un moyen de « donner dans le langage articulé un équivalent de ce qu’elle (la peinture) exprime. 634 127 « une sorte d’accord de principe sur la portée de l’acte créateur »637. Les formes du monde renvoient à un au-delà du visible qui, pour Maritain, appartient à deux ordres : celui de l’être en tant qu’être, objet du métaphysicien, et celui de l’être « transapparent », que voit l’artiste et qu’il tente de restituer dans son œuvre, ce monde des choses parcourue par l’Influx divin et auquel l’artiste est comme naturellement accordé. « La peinture, de tout temps, avait prétendu à couvrir le champ de l’invisible autant que du visible. Le visible en ce sens, n’avait jamais été que le voile jeté sur l’invisible ou plutôt, si ce visible avait été aussi éclatant, aussi lumineux, c’est qu’à travers lui rayonnait une réalité cachée, qu’elle ait été de l’ordre de la fable, du symbole, de l’histoire ou du mythe »638. L’homme qui travaille avec les mots a fort à faire avec les réalités sociales, psychologiques, avec les lois de la langue aussi, et il est moins tenté par cette refonte de la structure « visible », dans la mesure où la société et la langue elle-même opacifient déjà cette visibilité. Cette contrainte inhérente à l’art même du peintre entraîne « tantôt d’inévitables inconvénients, tantôt des échecs accidentels et fait maintes victimes»639. Si Maritain rappelle que les peintres sont soumis aux mêmes tentations que les poètes et les écrivains et en particulier au leurre de l’artiste comme héros, ou comme génie, héritage du XIXe siècle ils présentent la spécificité d’être soumis plus que les poètes, romanciers, ou dramaturges à la matière visible et ils courent moins le risque de la glorification de l’ego. Jusqu’à un certain point d’ailleurs. Comme les poètes, les doctrines faisant de la nature une sorte de Plérôme, les ont en quelque sorte affolés. Eux aussi pressentent le procédé magique sous le procédé artistique et veulent se faire voyants. Mais plus présente pour eux, la Nature agit comme un régulateur mêmes s’ils en sont plus captifs. Le mépris des choses visibles quand on est peintre revient à s’enfermer dans un labyrinthe. Le peintre ne contemple pas la nature comme une chose en soi séparée à copier ou à imiter mais comme un mystère créateur, son monde est le monde de l’œil avant d’être le monde de l’intellect. La couleur ou la ligne ne sont que les portes à travers lesquelles il entre dans ce mystère. Ce que l’intellect du peintre saisit « c’est un aspect des profondeurs infinies de l’Etre Corporel Visible en tant que constructible ou faisable en couleurs et en lignes, un aspect ou un élément du mystère de l’univers de la matière visible ou de l’existence corporelle »640. Mais il encourt par là même un risque spécifique lié au fait que dans la ligne même de son développement il y a pour la peinture une difficulté sans précédent : « L’obligation de refondre la structure visible des choses pour leur faire exprimer la subjectivité créatrice »641. Des deux tendances opposées : l’une qui emprunte à la nature ses formes et l’autre qui s’en abstrait, la seconde est beaucoup plus récente642. La tentative de l’art de se libérer de la nature et des formes naturelles dont il procède existe bien sûr dans tous les arts, – en particulier les arts plastiques – mais c’est en peinture qu’elle est le plus visible, à cause de la présence des choses dans l’art du peintre. Dans la vie quotidienne, nous appartenons à un univers plastique relativement homogène, dont les formes s’intègrent dans le monde, s’en inspirent, s’y éprouvent même si c’est pour les rejeter ou les modifier jusqu’à les déformer. Mais dans le domaine de l’art, depuis le mouvement « moderne » le monde de l’art plastique en particulier, – mais le roman semble suivre cette tendance – nous sommes en fait partagés entre deux univers plastiques, l’un dont les formes s’intègrent dans le monde réel où nous vivons – c’est le design qui nous met en face de cette vérité que les arts serviles et les beaux-arts peuvent trouver leur unité réussie – l’autre qui s’y soustrait et lui devient de plus en plus étranger. Pour être encore plus exact, l’affranchissement de la nature que nous donne l’univers technologique dans lequel les sociétés occidentales vivent nous soumettent au monde de la technique et nous le donne de plus en plus comme un donné naturel. Il semble se substituer de plus en plus à l’univers de la nature. La fin du XIXe siècle représente précisément le moment historique où les peintres explorent cette voie qui consiste à se passer de la médiation des objets643. Une peinture nouvelle s’élabore qui se fonde sur le pouvoir d’impression du signe plastique, ce que l’on nomme le « passage à 637 La formule est de Marcel Raymond. Clair (J.), Considérations sur l’art, op. cit., p. 173 . 639 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 356. 640 Idem, p. 263. 641 Idem, p. 356. 642 Les manuels la présentent sous forme de deux révolutions successives, la libération des formes, et la libération des couleurs. 643 Un manuel récent décrit l’art moderne en cinq étapes : Révolution par la forme, par la couleur, naissance de l’abstraction, métamorphoses de l’inconscient, laboratoire des formes, crise. L’art moderne de 1905 à 1945, Edina Bernard, L’art moderne de 1905 à 1940, Larousse, Paris, Larousse-Bordas, 1999. 638 128 l’abstraction », le monde sans objets de la peinture. « Avec Picasso, Braque, Derain et leurs émules, la peinture ne se plus de représenter la nature en la déformant, elle essaye de se délivrer d’un coup de la nécessité d’imiter un objet quelconque »644. 2 L’ABSTRACTION ET LE SENS DE LA FIGURE HUMAINE La peinture authentique ainsi libérée atteindrait à une sorte d’immensité métaphysique et à un degré d’intellectualité proche de ceux qui caractérisent la poésie. Il s’agit moins de faire voir le monde que de faire voir comment il nous touche et surtout d’empécher « l’esprit de se coaguler au contact des objets et pour essayer de lui rendre sa diffusibilité totale »645. La crise de la représentation qui ébranle la peinture du XIXe siècle signe en particulier l’abandon par les peintres de tout un matériel de figures. Reste la question : comment toucher, atteindre. Mais l’art abstrait ne rejette pas simplement les choses. En fait, il semble passer par deux visées. La visée la plus apparente, « il passe à travers le donné, mais pour arriver à la structure du monde (la nouménologie)»646. C’est l’étape de Cézanne, poursuivie par le cubisme. Maritain analyse cette tentative comme un échec et une méprise dont il propose l’interprétation suivante : « la méprise cruciale de l’art abstrait a été de rejeter – sans le vouloir – l’intuition poétique, en rejetant systématiquement le monde existentiel des Choses »647. Elle ne peut alors qu’aboutir à un échec. La peinture abstraite contemporaine échoue à délivrer un monde de formes pures qui se suffisent à ellesmêmes. A son corps défendant, elle ne peut s’empécher de transmettre des sens symboliques, seulement elle le fait d’une manière plus dénudée et plus pauvre. Et penser l’art comme un ensemble de procédures techniques susceptibles de modifier, de déplier ou de renouveler l’objet en brisant son système de défenses ne saurait racheter cette pauvreté. Curieusement, les peintres eux-mêmes ont éprouvé quelque difficulté à se libérer totalement de la tendance qui consiste à s’inspirer des formes de la nature, plutôt que de s’en affranchir. « La décade 1920-1930 voit une bien curieuse réconciliation de l’art abstrait avec les apparences (…), tous les pionniers d’hier éprouvent le besoin de démissionner de l’abstrait. Matisse négligeant pour un temps ses idéogrammes et ses stérilisations plastiques du réel, peint des nus savoureux, aux seins gonflés comme des coings, se laisse aller à respirer le parfum des fleurs et chante la vie joyeuse des plages du sud, dont la palpitation fait vibrer l’atmosphère des chambres aux fenêtres ensoleillées. Après quatre années d’abstinence imposées par la tuerie, Braque s’abandonne à la joie de créer et connaît lui aussi la tentation des sens. En 1920, le pénitent cubiste semble renoncer aux vœux et retourner au monde, il jette aux orties la robe de bure brune et grise de son Cubisme janséniste. A partir de 1920, les fruits sont l’habituel thème de ses natures mortes qui se plient avec grâce aux usages de la vision, et même aux élans de notre appétit. Quelques années plus tard, il peint des nus monumentaux, riches de sève, tout prêts à s’incarner dans notre univers; enfin il recourt au plein air, et promène son rêve au bord de ces plages de silence qu’une falaise domine et où une barque solitaire évoque, comme un objet magique, une mystérieuse présence. Picasso luimême connaît au cours de quelques brèves années le seul répit qui ait été accordé à sa vocation de maudire (…). Les expressionnistes eux-mêmes s’apaisent. (…). Hélas la trêve est de courte durée avec le monde naturel. Sur ces promesses fragiles d’une armistice entre l’abstraction et la nature, vers 1930, toute une génération affermit ses espoirs. (…). La détente n’avait duré que quelques années, (…). La montée de l’angoisse qui pétrit les esprits va communiquer à l’art contemporain une fièvre croissante, une nouvelle tension créatrice »648. D’où provient l’abandon de la référence aux objets et à la nature ? D’une crainte devant le divin ? Non, cette crainte a disparu depuis belle-lurette et si l’angoisse des hommes du XXe siècle existe, elle n’a pas les mêmes sources que celles des hommes du Moyen Age. De l’ambition d’en donner une image enfin digne ? Peut-être… On a pu voir parfois dans la guerre de 14-18 une des raisons de cet 644 Raymond (M.), De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 227. Idem, p. 228. 646 Dagognet (F.), op. cit., p. 58. 647 Maritain (J.), L’Intuition Créatrice, op. cit., p. 370. 648 Bazin (G.), op. cit., p. 39-40. Le Surréalisme va s’insurger contre ce « retour à l’ordre » des années 1920. 645 129 armistice avec la nature. Armistice ou trêve d’ailleurs. L’essentiel n’est pas seulement la page d’histoire, mais l’idée qu’il s’agit désormais de figurer non le surnaturel, la présence – quoi qu’on mette sous ces termes – mais l’abstrait. A la valeur esthétique ou artistique se substitue la valeur d’avant-garde d’un peintre ou d’un tableau. Il naît là un désir d’expression plus que de création chez l’artiste moderne. Mais dans les années 1950, lorsque Maritain écrit L’Intuition créatrice, l’alliance séculaire de l’art et de la nature commence à se rompre, ou en tous les cas on fait le nécessaire pour manifester la rupture d’alliance, et si la description qu’il nous propose de l’état de l’art brise le pacte de la sacro-sainte objectivité, du moins est-elle plaisante et fort peu inactuelle : « C’est ainsi qu’on nous offre maintenant dans les expositions, les revues, et les musées d’art moderne – en même temps que des œuvres trop rares dont l’authentique poésie rappelle celle des initiateurs, et en même temps que des réalisations et inventions valables dans l’ordre de la peinture purement décorative – une criarde multitude de circonvolutions, d’angles, de toiles d’araignée, ou de mucosités amiboïdes ou filiformes, tout cela destiné à exprimer l’originalité du Soi créateur, en des tableaux qui manquent de personnalité au point de pouvoir à peine être distingués l’un de l’autre. Tout le monde s’y met, bon gré, mal gré, stimulé par la noble verge de fer de l’imitation, de la mode, et des marchands de tableaux649». Doit-on en déduire que faute d’imiter la nature, on en est réduits à imiter le voisin ? Ce n’est pas aussi simple. En thomiste, il distingue ce qui est essentiel de ce qui est accidentel et l’histoire, lieu de la contingence est le lieu de l’accidentel par excellence. S’il admet – ou considère – que l’art moderne souffre, il ne se livre pas au lamento traditionnel et ne se fait pas le chantre de la mort de l’art : « Il n’y aurait pas d’erreur plus infortunée que de prendre les blessures dont souffre l’art moderne pour la substance de l’élan que ces blessures menacent et qu’elles masquent »650. Alain Besançon analyse ce moment moderne comme la défaite de « l’exception française ». Le courant dominant de l’histoire artistique européenne est le symbolisme. La France demeurait dans l’orbite classique, par son rapport à la nature. Elle prend, sinon congé, du moins ses distances avec l’esthétique du profond, du sublime, du génie tourmenté. Il voit deux raisons à la défaite artistique de la France. La première est liée à l’histoire générale qui pèse plus lourd que la logique interne de l’histoire de l’art. La seconde semble liée à la ligne choisie et à l’abstraction parisienne, que la critique internationale va diagnostiquer comme une dérivation. La défaite de l’exception française semble aussi la défaite artistique de la France. New York reprend le flambeau et en même temps le relais d’une esthétique toujours liée au symbolisme651. Une manière élégante de dire que la peinture française s’est perdue corps et biens dans le naufrage de l’art non figuratif. C’est dans la peinture que le sens de la figure humaine apparaît. On a vu avec la Grèce à quel point la figure humaine est significative. La peinture est soumise à deux difficultés qui semblent lui appartenir. Elle est d’abord la grande victime de ce qui est une ligne de développement de la peinture, une exigence intrinsèque : d’une manière plus essentielle, parce que la figure humaine « porte les exigences de la beauté naturelle à un suprême degré d’intégration, il est particulièrement difficile de refondre sa structure visible si ce n’est en la déformant »652. Meyer Shapiro a conçu face et profil comme formes symboliques. Il signale que dans beaucoup d’œuvres archaïques, la position de face était la règle. C’est que l’artiste n’avait pas encore découvert le vaste éventail des expressions faciales en explorant à la fois le visage humain et les ressources de son art 653. Et, eût ajouté Maritain, l’écho en lui-même de cette découverte du sens de la face humaine. Chez Rouault, c’est une vision empreinte de pitié théologale et une technique qu’on pourrait appeler dostoïevskienne qui place telle scène de l’évangile en rapport avec telle scène noire de ses romans. A l’époque, il cherchait sa voie dans l’épreuve intérieure. Il sentait que c’est le mal, le péché qui habite le cœur de l’homme, qui le dégrade. Mais comment dire cette « vision »? Il commence alors à « défigurer » ses visages654. Ce seront les « guignols sanglants » de Rouault. Mais il y a aussi la grâce longiligne des visages aux yeux aveugles de Modigliani, et plus loin dans le temps, les visages alanguis par l’extase du Greco. La seconde difficulté est le fait que « dans la mesure où la créativité de l’esprit tend à une libération de plus en plus grande afin de permettre au Soi de se révéler dans l’œuvre, la Nature oppose 649 Maritain (J.), L’intuition créatrice, op. cit., p. 372. Idem, p. 184. 651 Besançon (A.), op. cit., pp. 339 sq. . 652 L’Intuition créatrice, p. 358. 653 Shapiro (M.), Les mots et les images, Macula, « coll. La littérature artistique », p. 120. 654 Guéna (S.), « Jacques Maritain et la philosophie de la création artistique », Nova et Vetera, LXXIIe année, Juillet-septembre 1997, p. 42 650 130 de plus grands obstacles, ou plutôt requiert de l’intuition poétique un pouvoir sans cesse croissant, pour saisir les choses et les exprimer dans l’œuvre sans gêner ou contrarier l’expression simultanée de la subjectivité et la liberté de l’esprit créateur »655. En peinture, le même mouvement est amorcé qu’en poésie qui consiste à se libérer du sens intelligible, mais il n’est pas lié pour Maritain à un seul grand peintre. Le statut éminent qu’il va donner à Baudelaire ou à Dante, il ne le reconnaît à aucun peintre. Certes, les Impressionnistes et les Néo-impressionnistes (Cézanne, Van Gogh, Gauguin) se sont occupés des éléments du langage du peintre, de ses « mots » mais pour découvrir un nouveau langage pictural libéré de cette cohérence intelligible intérieure, de cette « lisibilité rationnelle immédiate des aspects visibles »656. Y- a t-il quelque chose qui ressemble en peinture à la triade concept-image-mot ? Oui, répond Maritain – quoiqu’un oui prudent –, c’est la triade « apparences naturelles-ligne et couleur »657. En se débarrassant totalement des apparences naturelles, en devenant abstraite, la peinture devient muette. Autiste même. Car à la différence des mots, toujours signe et objet, même réduite à l’unité, la ligne ne signifie que disposée de manière à suggérer autre chose. Il n’y a donc aucun équivalent en poésie et en peinture abstraite. Avec Picasso, Braque, Derain et leurs émules la peinture ne se satisfait plus de représenter la nature en la déformant, elle essaye de se délivrer de cette nécessité même d’imiter un objet quelconque. Mais il n’y a pas dans le domaine de la peinture un artiste dont le travail créateur ouvrirait à l’instar des tragiques grecs ou de l’auteur de La Divine Comédie une dimension nouvelle de la création qui trouverait dans l’histoire son moment privilégié. L’œuvre de Picasso montre un terrible progrès dans la conscience de soi et à ce titre elle mérite quelques mots mais un tableau pour lui n’est qu’« une somme de destructions ». « Pour trouver une expression pure, délivrée même de ces interpositions humaines et de cette littérature qui vient de l’orgueil des yeux, et de leur science acquise, nous voyons Picasso dépenser une volonté héroïque, affronter l’inconnu avec force. Après quoi la peinture aura avancé d’un pas dans son propre mystère. A chaque instant il frôle le péché d’angélisme, aux mêmes hauteurs un autre y tomberait ; parfois j’imagine qu’à force d’assujettir la peinture à elle seule et à ses pures lois formelles il la sent défaillir sous sa main, c’est alors qu’il entre en rage et s’empare de n’importe quoi qu’il cloue contre un mur, – avec encore une infaillible sensibilité. Mais il se sauve toujours parce qu’il éveille en tout ce qu’il touche une substance poétique incomparable »658. En regardant les objets Picasso cherche comment un objet pourrait l’aider à faire éclater le monde de la peinture ou de la sculpture. Pour Maritain le peintre de Malaga donne libre cours à une détestation amère et désespérée du monde d’aujourd’hui. Il analyse très tôt, ce qu’il appelle la tragédie de Picasso : « ce grand peintre, enrageant de ne pouvoir créer de rien et transsubstantier les choses, se venge sur la peinture, et au moment d’entrer dans la liberté de l’âge parfait, ne trouve ouverts devant soi que les espaces irrespirables où jette ses admirables plaintes une grande poésie saccagée. Un peuple ingrat découvre alors qu’il a fait de l’art sur l’art, et ne voit plus le courage ni la beauté de son héroïque aventure »659. Jean Paulhan, analysant la peinture moderne dira que « toute découverte a trois faces ». Il se préoccupe particulièrement de l’espace en tant que sensible au cœur, en tant qu’émotionnellement perceptible : « il me semble exact de dire que celle qui nous occupe tient de Braque sa face d’invention proprement dite ; de Picasso sa face de rupture ; de Rouault, sa face d’ordre et son retour à quelque antique tradition »660. Néanmoins on peut se demander si l’analyse opérée dans le domaine de la littérature est possible en peinture, à quelles conditions et selon quels critères. Les peintres protestent eux aussi contre l’usage abusif et à leurs yeux tyrannique de la raison. Ils attendent la venue d’une sorte de révélation aux confins de la vie et de la poésie. Mais ce sont les écrivains qui révèlent véritablement cette aspiration en même temps qu’une autre étape. 655 Maritain (J.), l’Intuition créatrice, op. cit., p. 360. Idem, p. 195. 657 Idem, p. 439. 658 Frontières de la poésie, op. cit., p. 703-704. 659 Idem, p. 780. 660 Paulhan (J.), « La peinture moderne ou l’espace sensible au cœur », La Table ronde, n° 2, fév. 1948, p. 269. 656 131 3 L’AFFRANCHISSEMENT DU LANGAGE : LA POESIE PURE Ce que la peinture fait avec les formes naturelles, la poésie le fait avec le langage. C’est la langue et le langage qui confèrent à la littérature un statut singulier puisque « les Lettres sont liées à la chair vivante du langage (…) dont les frontières naturelles ne sont pas celles de la parole humaine, mais celle de l’idiome particulier qui leur a servi de véhicule »661. Parce que la banalité du langage émousse le pouvoir perceptif de l’intelligence, on s’efforce à bon droit de retrouver une perception plus fraîche, plus pure, délivrée de la routine et du mécanisme des mots. C’est un jour nouveau que le poète veut faire resplendir sur les mots. En même temps, et c’est un paradoxe, il faut admettre « que la langue enferme une poésie latente que l’expérience humaine a déposée depuis le passé le plus obscur »662. « Toujours on rêvera de faire passer des choses sans nom dans des mots dont le sens est à peu prés déterminé, de rendre sensible et active la "charge de nuit" qui s’accumule sous l’enseigne lumineuse des mots. Cette nuit n’est pas seulement celle de l’affectivité qui n’est pas si obscure. Tous nous donnons libre cours à nos passions dans le langage, et généralement sans aucune poésie » 663. Certes tout nous oblige à maintenir les différences, mais si le Poète confond tout, c’est parce qu’en lui, agissent les puissances formatrices du monde et de la parole, et que selon une grande loi de l’expression humaine : « Les choses sont mieux dans l’esprit qu’en elles-mêmes et ne prennent toutes leurs proportions qu’une fois dites ; mieux, elles implorent elles-mêmes d’être assumées dans le ciel de la pensée, métaphysique ou poésie, où elles se mettent à vivre au-dessus du temps, et d’une vie universelle. Que serait devenue la guerre de Troie sans Homère ? Malheureuses les aventures qui ne sont pas contées »664. La valeur substantielle du langage est nettement affirmée. La deuxième étape de ce procès de prise de conscience tel que le décrit Maritain est l’affranchissement du langage rationnel et de ses lois logiques qui apparaissent en quelque sorte comme la forme naturelle du langage, qui le conditionne, l’appauvrit, le charge de connotations sociales et utilitaires, d’associations toutes faites, de significations rebattues. Cette étape est évidemment emblématique dans la littérature et dans le poème. Parce que chargé du limon des significations rebattues et de la fadeur de l’habitude, le langage, n’est pas fait pour exprimer le singulier. Et cela n’a au fond rien de surprenant. Mais en même temps, « (...) les mots sont le plus ingrat et le plus pauvre des matériaux, pauvres en couleur et en variété, signes exténués par l’usage social, hantés par une foule de significations adventices et obstinément fixés dans les moindres connotations de leur sens »665. Douloureux paradoxe que celui qui caractérise l’essence du langage : quoique soumis aux lois de distorsions que lui imposent les structures particulières de chaque idiome, quoiqu’il tende à se refermer sur lui-même, il consiste à manifester – et ce, obstinément – la pensée et les objets de pensée. L’analyse de Gilson rejoint celle de Maritain : « (…) le poète est pris de tous côtés dans les contraintes du langage avec ses conventions, ses formes traditionnelles et provisoirement reçues de ceux qui le parlent. Il travaille donc sur une matière imposée ; de quelque manière qu’il en use, il ne travaillera jamais que sur les mots de la tribu »666. Pour Maritain, le langage comporte deux fonctions : une fonction primaire et une fonction secondaire – humaines toutes deux667. En quoi, il est classique. « Bally montre que connotation et dénotation correspondent à une double fonction du langage ; objective, cognitive d’une part, subjective et affective de l’autre »668. La fonction primaire vise l’objectivité , les mots sont des instruments d’échange aptes à transmettre des contenus objectifs tandis que la fonction secondaire (ou subjective) consiste dans l’intention d’exprimer la subjectivité. Un langage authentique ne peut que conférer à l’objectivité une prééminence incontestable, sans cesser pourtant d’exprimer la subjectivité 661 Weidlé (W.), « L’unité littéraire de l’Europe », La Table ronde, Juin 1948, n° 6, p. 1011. Raymond (M.), art. cit., p. 232 663 Ibid. 664 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 698. 665 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 292. 666 Gilson (E.), Matières et Formes, poiétiques particulières des arts majeurs, Paris, Jacques Vrin, 1983, p. 209. 667 La théorie du langage est développée dans « Signe et symbole », chapitre II in Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, p. 157-159. 668 Guiraud (P.), Essais de stylistique, Klincscieck, 1985, p. 25. 662 132 du groupe – à condition qu’elle reste ouverte et orientée vers une communication –. Le langage atteint la complète liberté et l’excellence même de sa propre nature quand ces deux fonctions sont parfaitement fondues. Par ailleurs, la fonction secondaire reste en général dans un état inchoatif parce que nos mots ont pour principale destination de désigner les choses matérielles et extérieures, si bien qu’ils signifient la subjectivité du groupe social plutôt que celle de la personne individuelle, et d’une façon toujours plus ou moins rude, qui dépend de l’histoire particulière et des expériences accidentelles du groupe. Si les Anges se servaient de mots, c’est seulement dans la langue des Anges669 que ces deux fonctions seraient réellement et parfaitement confondues et que le langage pourrait atteindre à sa complète liberté670. Rien ne permet de rapprocher cette théorie qui repose sur la distinction de la subjectivité et de l’objectivité de la langue parfaite rêvée au XIXe siècle. La théorie se fonde sur un postulat philosophique réaliste : « Ce n’est pas le langage qui fait les concepts, ce sont les concepts qui font le langage. Et le langage qui les exprime les trahit toujours plus ou moins. Il y a des langues primitives qui n’ont pas de mot pour l’idée d’être, cela ne signifie nullement que l’homme qui parle cette langue n’a pas cette idée dans l’esprit.. Et il n’y a jamais de mots pour ce qu’il nous importe le plus de dire. N’est-ce pas à cause de cela qu’il nous faut des poètes et des musiciens »671. C’est la grande vérité devant laquelle le lyrisme nous force à ouvrir les yeux. Les poètes dans l’humanité s’efforcent désespérément d’atteindre à une certaine similitude du langage des Anges ou du langage parfait, dans lequel d’un même souffle, le soi et les choses sont exprimés tout ensemble (et non pas l’essence des choses et l’essence des mots qui relèvent du cratylisme). « Ainsi, ce que les oiseaux réalisent par la seule musique, l’homme peut le réaliser en quelque façon par la poésie, et sa musique a aussi une signification intelligible, un sens spirituel »672. Y aurait-il un « vice naturaliste » dans cette idée d’une musicalité intrinsèque à la langue ? Il faut s’entendre sur ce contenu particulier délivré et appelé « sens spirituel ». Il ne s’agit manifestement pas d’un intelligible. Ce « sens spirituel » présente à la fois une dimension sensible – il est une fruition – une dimension intelligible – il présente moins un contenu qu’en ensemble de rapports, et surtout il ouvre à un autre champ. C’est un objet qui a une structure fractale. Mais cette alliance parfaite ne se confond pas cependant avec la musicalité intrinsèque de la langue même si elle peut sembler y renvoyer ou la redoubler. Baudelaire, qui l’avait perçu, parlait de la poésie comme de « ce qu’il y a de plus réel, ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde »673. Mais Rimbaud plus encore qui annonçait le temps d’un langage nouveau : « (...) toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra (…). Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs »674. Cette aspiration résume tout. Valéry la formulera avec beaucoup de clarté : « La poésie est l’essai de représenter, ou de restituer par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose, que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs, etc… et que semblent vouloir exprimer les objets, dans ce qu’ils ont d’apparence de vie ou de dessein supposé »675. On trouve une perspective apparentée chez Boris de Stoezler dans un pénétrant essai d’esthétique musicale676. Il distingue le langage rationnel – qui renseigne et explique – du langage poétique qui ne traduit pas le sens en signes mais est lui-même sens, et immanent à l’expression. Raïssa Maritain développe la même idée. Maritain la reprendra sous la forme de la distinction entre le sens poétique et le sens logique. Les théories sont proches mais néanmoins distinctes. Là où Stoezler postule deux types de langage, Maritain postule deux fonctions à l’œuvre. Elles fondent une proportion. Dans L’entretien des Muses, P. Jaccottet rappelle les quatre états principaux du langage tels que Henri Michaux a essayés de les définir. Le premier, caractéristique de sa prose, des relations de voyage, de 669 Cette langue des Anges est évoquée par Saint Paul, Lettre aux Corinthiens, XIII, in Nouveau testament, traduction J. F Osterwald, Paris, 1857, p. 188. 670 Mais les Anges ne se servent pas de mots. 671 Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 686. 672 « Signe et symbole », chapitre II in Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, p. 159. Le lecteur se reportera aussi au chapitre « Les paroles et la musique », in Regarder, écouter, lire de Claude Lévi-strauss et Le Cru et le cuit où il discute l’argument du chant des oiseaux. 673 Baudelaire (C.), « Puisque réalisme il y a », chap. XIII, Critique littéraire, op. cit., p. 637. 674 Rimbaud (A.), Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871. 675 Cité par Raïssa Maritain, Sens et non-sens en poésie, in Essais, op. cit., p. 680. 676 Stoezler (B. de), Introduction à Jean Sébastien Bach, essai d’esthétique musicale, Paris, Gallimard, 1947, pp. 78 sq. 133 rencontres est utilisé pour des expériences réelles. Le second état, plus libre, proche encore du premier est le lieu d’expériences possibles, imaginaires, fantastiques. Le troisième état est le langage de l’exorcisme et c’est le vers libre qui l’exprime. C’est l’état du langage de Michaux le plus barbare, son côté « tam-tam » dit le critique. C’est le dernier état qui semble vraiment traduire l’état poétique soutenu, « où le rythme se fait plus soutenu, (…), le vocabulaire plus noble, le ton plus solennel ». C’est celui qui convient aux rares moments où une paix est accordée, « où une espèce de communication, qu’elle quelle soit, avec l’être est rétablie »677. Maritain élabore une théorie du langage susceptible de rendre compte du phénomène poétique en tant qu’il manifeste pas seulement la dimension ludique et gratuite d’un rapport à la langue. Il ne s’agit pourtant nullement de la veine philosophique qui voit dans le langage « une grande métaphore inconsciente, étroitement associé qu’il est à l’essence intime des choses »678. Il y a une sémiotique possible, que l’herméneutique n’exclut pas. Pour lui, le langage demeure essentiellement un instrument de signification, c’est-à-dire de transmission d’une vue du réel objectif et d’expression des intentions du sujet qui parle. Or, même alourdie par la tradition culturelle, qui a perdu d’ailleurs de son emprise au fil des siécles, (beaucoup moins qu’on ne veut le faire croire, mais cependant indiscutablement) l’expérience du poète est une expérience éminemment singulière. 4 LA TROISIEME ETAPE : LA LIBERATION DU SENS INTELLIGIBLE ET LES ERRANCES A la troisième étape, qui est moins une étape chronologique qu’un élan spécifique qui trouve son accomplissement à une époque de l’histoire de la poésie l’obscurité s’épaissit. « L’art essaie de se délivrer du sens intelligible ou logique lui-même »679. Le sens poétique – dont Maritain soutient « la souveraine et native primauté sur le sens intelligible »680 – est alors libéré pour amener à son accomplissement la double révélation des choses et de la subjectivité créatrice dans l’œuvre délivrée de fardeaux séculaires. Raïssa Maritain a montré dans Sens et non-sens comment dans l’œuvre poétique, il est inséparable de la structure formelle, que celle-ci soit claire ou obscure, il est substantiellement lié à la forme, immanent à l’organisme des mots, à la forme poétique681. Lorsqu’il y a réussite, le sens logique est alors absorbé par le sens poétique, brisé, disloqué. Dans le poème, « le sens poétique seul brille alors dans l’ombre. Ce sens poétique qui ne fait qu’un avec la poésie ellemême est l’entéléchie du poème, il lui donne son être et sa signification substantielle. Dans l’art moderne, il demande à être définitivement libéré, à tout prix »682. Au cours de ce processus de libération, la poésie prend conscience d’elle-même comme poésie. Cette troisième étape est d’autant plus complexe qu’il faut dégager trois moments qui ne se rapportent pas à des moments chronologiques mais à des modalités, à des directions, à des « élans de la quête poétique». Il s’agit en quelque sorte de trois formes distinctes d’un même élan qui parcourt l’histoire à travers des artistes et des créateurs, fédérés ou pas en mouvements et qui sont repérables par delà les cartes littéraires683, les mots d’ordre et les conditions de leur transmission. C’est Baudelaire, ce grand initiateur qui réfracte ces trois élans bien qu’il ouvre principalement le moment moderne de la poésie. La quête poétique peut s’engager dans trois directions selon la nature du but entrevu et visé, selon la nature de la postulation. Le premier aspect envisagé renvoie à la dimension proprement créatrice, le deuxième à l’essence de l’état poétique, et le troisième à l’essence de la connaissance poétique. Rimbaud y atteint d’un coup. La poésie pure est emblématique du premier, le Surréalisme du second. L’état poétique et son essence supposée renvoient à la grande question de l’inspiration qui n’a cessé de nourrir la réflexion poétique, que ce soit dans le sens de la répudiation de 677 Jaccottet (P.), op. cit., p. 107. Eco (U.), « Les problèmes philosophiques du signe », chap. V, in Le signe, histoire et analyse d’un concept, éd. Labor, Bruxelles 1988, (Milan 1973 pour la première édition), p. 157. 679 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 195. 680 Idem, p. 364. 681 Ce qui rend quelque peu ineptes les exercices d’explication littéraire auxquels on soumet les futurs enseignants de lettres, sans aucun profit ni pour la poésie, ni pour les futurs élèves ou étudiants. Et sans grand espoir que cela change au demeurant. Rendre obsolète la différence entre le fond et la forme ne change rien au problème. 682 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 68. 683 Qui varient elles-mêmes en fonction de l’aversion que le critique peut éprouver pour le romantisme, ou pour le classicisme. 678 134 la notion ou dans celui de son intégration dans le champ de l’activité créatrice. La première direction vise droit à la poésie et dirige tout vers le sens poétique, c’est-à-dire « le passage libre et immédiat, dans l’œuvre de l’intuition créatrice née dans les profondeurs de l’âme ». Cette première direction, c’est proprement l’inspiration droitement dirigée, grâce à la vertu d’art, le passage de la source créatrice dans l’œuvre elle-même, rêve de tout poète. Mais qui pose la question de l’art comme vertu. Il est probable que ce ne soit qu’un rêve ou une ligne idéale. Au demeurant Maritain ne reprendra le motif que transposé dans la structure intelligible de l’œuvre comme une des épiphanies de l’intuition créatrice. Il transformera ainsi l’un des trois élans de la quête poétique en un des motifs de visibilité de l’œuvre. En tant qu’il recherche dans le langage de la musique, le Symbolisme appartient au premier élan. En tant qu’il est marqué par l’inquisition de soi, il porte la marque du deuxième élan. Et en tant qu’il met en jeu le fonctionnement des puissances poétiques, en particulier dans la musique il appartient au troisième moment ce qui l’apparente par ailleurs au Surréalisme. Le Symbolisme ne fut rien d’autre « que la volonté de pénétrer la poésie en son essence » selon Jean Royère. Il annonce en ce sens la poésie pure. La transformation du langage naturel qui caractérise la seconde étape dégagée par J. Maritain passe par des esthétiques diverses mais il semble que le symbolisme le représente éminemment. « Le sens de la vie profonde de l’esprit, une certaine intuition du mystère et de l’au-delà des phénomènes, une volonté nouvelle de saisir la poésie en son essence voilà les traits du symbolisme. (…) un des articles capitaux de l’esthétique symboliste a été de faire un usage réfléchi des ressources musicales du langage »684. Mais le culte exclusif de la beauté et l’amour des mots avaient déjà desservi les Symbolistes de 1885. Marcel Raymond a donc probablement raison de soutenir qu’ils s’opposent moins qu’ils ne se distinguent par les modalités : pour les Surréalistes, il s’agit de chercher la poésie de préférence dans les données immédiates du conscient et de l’inconscient, préjugés plus authentiques que les produits élaborés de la pensée. Les Symbolistes, quant à eux, entendent composer des œuvres d’art et utilisent les éléments que leur apporte la vie685. Au fond, avec eux, la poésie poursuit son chant, ce qui sans doute, les condamnait. Si la recherche du soi humain est légitime, si elle correspond à une aspiration typique de l’homme, elle peut néanmoins prendre des formes erratiques. Le deuxième élan de la quête poétique se vérifie surtout dans ses erreurs d’aiguillage. Maritain en aperçoit deux : l’acte libre dont Gide se faisait alors le promoteur et la poésie pure. Ce sont les travers liés au narcissisme et toutes les formes du culte du moi qui prennent alors deux formes, toutes deux également erratiques : « (...) il est soit jaillissement d’un acte libre et gratuit, sans visage, et d’un pouvoir de choisir sans faire de choix, soit l’élaboration d’un ouvrage pur et parfait qui ne reflète que le vide et qui exerce, au moyen des mots, un pouvoir magique de transformer la réalité, telle du moins qu’elle existe dans l’âme des hommes »686. C’est que l’acte gratuit mobilise aussi les esprits. Toute la littérature moderne aspire, semble-t-il à cet acte gratuit libérateur qui apparaît comme une « gageure de l’esprit ». Question si grosse de conséquences que la revue Les Cahiers du Mois, – sorte d’organe d’animation du débat intellectuel – avait tenté d’ouvrir sur ce sujet une discussion qui aurait mis aux prises un philosophe catholique, Jacques Maritain, un métaphysicien, Jacques Groethuysen, un romancier déterministe, Jacques de Lacretelle, un psychologue analyste, Louis-Martin-Chauffier, et deux partisans de l’acte gratuit, chacun se plaçant sur un plan très différent : Philippe Soupault et Marcel Arland. Mais la discussion amorcée s’étant avérée impossible, (les philosophes et les littérateurs ne pouvant la poser sous la même forme), le numéro des Cahiers du Mois ne vit jamais le jour. Les adversaires avaient renoncé. Néanmoins, ils poursuivirent « l’impossible débat » sous la forme de lettres où chacun témoignait de son point de vue687. C’est plus tard, dans les années 1935, qu’on va se préoccuper de définir la poésie « pure », qui réaliserait une intention de Mallarmé, et avant lui de Baudelaire. La poésie découvre en elle une telle aspiration qui peut aller vers la création pure (créer comme Dieu crée), ou bien au contraire, si la 684 Raymond (R.), De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 52. « Sur la poésie récente », in Etre et dire, art. cit., p. 195. 686 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 201. 687 L’acte gratuit en 1926, Non lieu, Arcane 17, éd. Arcane 17, Une enquête des Cahiers du Mois restée inédite. Ce sont ces lettres, retrouvées et regroupées qui constituent ce fascicule. André Berge en fait la présentation sous le titre : L’acte gratuit ou l’impossible débat. 685 135 poésie se détache de ses fins opératives, si la prise de conscience souffre d’un « faux aiguillage », cette aspiration ira vers une sorte d’intuition divine ou d’expérience divine du monde et de l’âme. Et elle sera d’autant plus violente que l’expérience poétique aura été détachée de ses finalités naturelles. « Toutes les énergies d’ordre transcendantal aspirent, (…) à sortir de la nature enfermée dans un genre qu’elles ont en l’homme, pour suivre la pente de leur transcendantalité et en définitive pour tendre à l’acte pur et à l’infinitisation »688. Ce second aspect relève de l’essence de l’état poétique. Dans ce moment particulier, l’effort poétique cesse d’être créateur et l’œuvre cesse de tendre vers ce qu’elle est naturellement – un chant – pour devenir « la révélation elle-même secrète et à laquelle il ne reste plus que d’essayer de nous frapper au cœur par des voies interdites, du fonctionnement secret des puissances poétiques »689. La poésie pure dédaigne de rechercher cette « profondeur » qui soit dans l’ordre sentimental, soit dans l’ordre spirituel semblait aux romantiques et aux symbolistes mêmes, le lieu central de l’âme d’où l’univers apparaissait au poète dans sa juste et indispensable perspective. C’est Mallarmé et son plus fervent disciple Valéry qui ont mis en lumière cette direction particulière de la poésie. Le « Narcisse symboliste » se modifie substantiellement et coulé dans l’intellect désincarnant de Valéry « le classique du symbolisme », il symbolise les confrontations de l’être et de la connaissance. Il se rattache pourtant à la tradition du poète conscient, fabricateur : Apollon contre Dionysos. Le terme de cette démarche est la poésie pure, la création pure qui exclut nécessairement toute idée d’inspiration. Pour Maritain, la poésie pure est inaccessible à l’homme. « Il y a forcément quelque contenu interne, reçu d’ailleurs »690, pensée humaine ou pensée divine. Le thomisme, on s’en souvient, met l’être au cœur de sa philosophie et confère aux choses un statut ontologique dont on ne mesure pas toujours l’ampleur. Pour saint Thomas, l’être des choses est ordonné à l’âme de trois façons : dans la mesure où les choses sont retenues dans la mémoire, où elles sont perçues par l’intellect et aimées par la volonté. C’est pourquoi saint Thomas situe les propriétés « chose » et « quelque chose » dans l’ordre des transcendantaux, c’est-à-dire des propriétés de l’être691. La chose, c’est l’étant en tant qu’il a un contenu essentiel. Tout ce qui est réel et a un contenu déterminé. Chose est l’un des transcendantaux. Tout ce qui est a un contenu et doit être quelque chose. Ce qui semble plaider pour le primat du signifié sur le signifiant, et la distinction des deux ordres : du sémiotique et du symbolisé. Pour parler de façon significative, il faut avoir quelque chose à dire692. André Maurois cite que Valéry, en pleine maîtrise de sa technique, rêvait d’une création de ce type, purement spéculative et qui se produirait en dehors de toute réalisation. Dans une de ses productions de jeunesse, il met son rêve en scène. « Dès sa vingt-cinquième année, il avait traité ce thème dans un conte intitulé Boris. Boris était un violoniste qui travaillait avec ferveur durant des nuits entières, quoique, à l’étonnement de son voisin, aucun son ne traversât jamais la cloison qui les séparait. Le secret de Boris, c’était l’art avec lequel il figurait son jeu, il le dessinait dans ses muscles avec une précision si rigoureuse qu’il lui suffisait d’arriver au bord du son, lequel n’aurait rien ajouté au dialogue dramatique de l’homme et de son archet »693. Boris mime le rêve de la pure signifiance. Il est la métaphore du rêve de l’auteur. Au demeurant, Valéry n’ouvre pas de voies nouvelles, il accomplit. Impossible d’avancer plus loin qu’il ne l’a fait : « Vouloir purifier davantage l’esprit c’est le stériliser »694. Il y a une autre raison, du côté cette fois de la vertu ouvrière qui plaide contre l’art pur et c’est Focillon qui le rappelle : « L’art le plus ascétique, celui qui vise à atteindre avec des moyens pauvres et purs, les régions les plus désintéressées de la pensée et du sentiment, n’est pas seulement porté par la matière à laquelle il fait vœu d’échapper, mais nourrie d’elle. Sans elle, non seulement il ne serait pas, mais encore il ne serait pas tel qu’il souhaite d’être, et son vain renoncement atteste encore la grandeur et la puissance de la servitude »695. A la question « qu’est-ce que l’art » qui désormais habite la poésie comme une blessure à son flanc, les deux grands courants dominants de l’époque ont répondu selon lui : le classicisme en dénaturant selon la logique des idées claires l’antique notion de l’art comme rectitude la raison 688 Maritain (J.), Situation de la poésie, op. cit., p. 875. Idem, p. 848. 690 L’intuition créatrice, op. cit., p. 201. 691 Voir chapitre IV. 692 Elders (L. J.), op. cit., pp. 94 sq. 693 Julien-Cain (L.) « Trois essais sur Paul Valéry », La Table ronde, n° 133, p. 146. 694 Raymond (M.), De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 169. 695 Focillon (H.), La vie des formes, op. cit., p. 50. 689 136 ouvrière, ou de l’intelligence productrice d’objets, le romantisme en réprouvant à la fois le rôle de l’intellect opératif et l’idée absurde que le siècle précédent s’en faisait. Aux environs de 1900, après l’apport symboliste, on essaya de se renouveler en revenant à des modèles plus anciens comme le romantisme avant de puiser dans les œuvres de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud, et dans un contact plus étroit avec le génie de l’époque, de quoi alimenter un esprit de révolte et d’aventure qui en modifia le cours. Surtout, ils ouvrent la poésie comme aventure spirituelle : « perçant et taraudant des épaisseurs métaphysiques, le mot poésie a cheminé peu à peu du corps de l’œuvre poétique jusqu’à son âme, où il a débouché dans le spirituel »696. Rimbaud apparaît comme le grand précurseur ce cette poésie entendue comme aventure spirituelle. Qualifié par Claudel de « mystique sauvage », il posait la question des rapports entre mystique et poésie, que Maritain s’est employé à mettre en lumière et à élucider. Dans les années 20, les poètes sont à nouveau comme autorisés à accorder quelque crédit aux lumières incertaines de l’inspiration. Une sorte de parenté mystique se révèle entre les choses. Suspendu entre les deux mondes du réel et de l’imaginaire, le poète s’avance à nouveau au cœur de la réalité. L’influence des grands lyriques de la seconde moitié du XIXe siècle, se fait sentir dans l’ombre et les aspirations qui avaient été celles de Baudelaire ressurgissent. Le poète pénètre dans le primordial, il est le déchiffreur des arcanes occultes du monde. Ce sera le Surréalisme qui consonne avec l’esprit de la littérature et de la civilisation contemporaine. Le début de siècle d’où il est issu atteste la maîtrise croissante de l’homme sur les choses, dépossédant le poète d’une aire traditionnelle. Une ivresse menace l’Europe, d’action et de sacrifice pour les uns, plaisir de la jouissance et abandon à la facilité pour les autres. Tous les espoirs, quant à l’avenir humain semblent permis, des plus hauts aux plus médiocres, et jusqu’à la sottise. La guerre a momentanément discrédité les valeurs traditionnelles sur tous les plans de la pensée, elle a rejeté l’esprit, d’un monde extérieur livré à la violence, vers le monde intérieur du rêve en quoi l’époque est bien l’héritière des Romantiques partagés entre le rêve et la vie. Elle a surtout suggéré, par la contrainte qu’elle a fait peser sur l’intelligence et la raison, elles-mêmes discréditées, l’idée que les seules vérités authentiques devaient être cherchées dans l’irrationnel, et par un esprit libéré, toutes conventions brisées. C’est de cette troisième manière qu’elle a principalement agi sur ces esprits hyperactifs que furent les poètes surréalistes. La guerre a favorisé une révolte contre les évidences de la raison et son héritage humaniste, c’est-à-dire classique. Si aucun mouvement n’incarne comme le Surréalisme l’élan particulier lié à la quête poétique du troisième type, il n’est cependant pas le seul mouvement qui postule la poésie comme connaissance. Mais c’est Rimbaud le précurseur. En 1970, Kleber Haedens écrivait ces lignes qui rejoignent les analyses du Maritain de Frontières de la poésie : « Rimbaud, avec plus de hardiesse encore que Baudelaire, a étendu le champ d’exploration de la poésie. Avant lui, l’expérience poétique, si l’on met à part l’étrange, l’unique et mystérieuse aventure de Nerval, était principalement l’expérience de la création littéraire. Après lui, elle devient un moyen de connaissance. Aloysius Bertrand et Baudelaire cherchent à délivrer de son écorce la substance poétique de la prose. Rimbaud élève jusqu’à son regard les minéraux incandescents arrachés à la profondeur de son espace ». C’est qu’il n’a pas hésité à se mettre en communication avec la part inconnaissable de lui-même. (…). Dès lors, Rimbaud va libérer tous les phénomènes de l’inconscient, préparer les voies du surréalisme et créer si l’on veut, un nouveau mystère (…) »697. Et pourtant, c’est Baudelaire qui aux yeux de Maritain, ouvre une ère nouvelle. 5 LE MOMENT BAUDELAIRE « Apercevoir le courant majeur qui anime la poésie, l’idée qui s’incarne en elle, souvent à l’insu des poètes et qui commande son développement »698, « comprendre la valeur nouvelle, et significative qu’a prise l’idée de poésie, aux yeux d’un nombre toujours croissant d’esprits, depuis trois quarts de siècle, et les relations de cette poésie avec une époque et une civilisation »699, voilà qui souvent anime l’effort de compréhension de la critique. Effort d’autant plus lourd que les courants se sont multipliés. 696 Maritain (J.), Situation de la poésie, op. cit., p. 838. Haedens (K.), Une histoire de la littérature française, Paris Grasset, 1970, p. 273. 698 Raymond (M.), « Sur la poésie récente », in Etre et dire, art.cit., p. 194. Cité aussi dans De Baudelaire au Surréalisme, p. 159. La phrase est de Valéry, in Littérature. 699 Idem, p. 194. 697 137 Mais quelles que soient les lignes de développement de la poésie, les errances, les erreurs d’aiguillage, le grand ancêtre, pour beaucoup, et pour Maritain en tous les cas, c’est Baudelaire. C’est à lui que l’art doit d’avoir pris conscience de la qualité théologique et de la spiritualité tyrannique de la beauté. Marcel Raymond est aujourd’hui oublié mais sa thèse selon laquelle la poésie se réclame principalement de l’apport baudelairien est aujourd’hui un lieu commun du champ disciplinaire. A vingt ans Maritain était fou de Baudelaire. Pourtant, en 1905 on ne se réclamait plus guère de lui, encore moins de Mallarmé, Rimbaud restait incompris, Claudel à peu prés inconnu. Evoquant Curtius, Thibaudet parle avec respect d’« un critique qui ne prenait pas Baudelaire pour un poète mineur et prenait Mallarmé au sérieux ». Le propos de Maritain n’en est que plus audacieux : « Il y a dans les grandes littératures écrit-il, un moment où la poésie, après avoir créé comme endormie des œuvres immortelles et ne se sachant elle-même que comme un coureur à certains moments détourne un peu la tête, passe à la prise de conscience explicite, à la connaissance réfléchie de cette mystérieuse vertu spirituelle opérative que nous appelons l’art. C’est un moment rapide (...), il suppose un développement de civilisation normal et suffisamment autonome, une multitude de conditions sociales, culturelles et spirituelles – et un grand poète, les Anges de l’histoire demandent un grand poète pour ce moment-là –. Quand on le leur donne, ce moment s’appelle le moment d’Eschyle ou de Sophocle, le moment de Virgile, le moment de Dante. Il ouvre les grandes époques classiques. Après lui, parfois avec lui, viennent la Grammaire, la rhétorique, les recettes »700. En France, ce passage, cette mutation s’ouvre avec Baudelaire, qui est le grand initiateur même si « qui voudrait chercher les origines de la poésie moderne temps et marquer le sens profond de ses tentations devrait remonter au-delà de Baudelaire, de Hugo, de Lamartine, jusqu’au pré-romantisme européen »701. Toute la rêverie de Rousseau en procède mais ce qui est nouveau, c’est l’intention de ressaisir les puissances obscures et de tenter de surmonter le dualisme du moi et de l’univers, héritage de Schopenhauer qui a fait plus d’émules dans le monde artistique que dans le monde philosophique comme le souligne avec impertinence Alain Besançon. Pour Maritain, le moment Baudelaire est un acte inaugural. Ce que Marcel Raymond voit dans une sorte d’esprit du temps, dans cette fin de siècle et dans le moment de l’entre-deux-guerres, Maritain le situe dans un seul poète qui inaugure non seulement une filiation, une lignée ou plusieurs lignées de poètes mais un moment historique d’une incalculable portée, parce que d’une portée spirituelle infinie : « Je pense que ce qui s’est passé pour la poésie depuis Baudelaire a une importance historique égale dans le domaine de l’art à celle des plus grandes époques de révolutions et de renouvellement de la physique et de l’astronomie dans le domaine des sciences »702. Avec Baudelaire, la poésie prend conscience d’elle-même en tant que telle, comme immortel instinct du beau qui fait entrevoir par delà le tombeau, les trésors de l’au-delà. Il s’agit de cette « connaissance mystique de la poésie, (...) qui était son gouffre, avec lui se mouvant »703. La poésie doit à Baudelaire d’avoir pris conscience de la qualité en quelque sorte théologique et de la spiritualité despotique de la poésie qui pour lui s’appelle encore Beauté704. Il a renouvelé d’une manière irréversible les rapports entre poésie et beauté, entre deux « transcendantalités », l’une métaphysique, l’autre existentielle et sensible : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie ; est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé »705. 700 Situation de la poésie, op. cit., p. 842. De Baudelaire au Surréalisme, op. cit., p. 11. 702 Situation de la poésie, op. cit., p. 844. 703 Idem, p. 845. 704 C’est à ce titre que Maritain compare Dante et Baudelaire. L’un comme l’autre représente un point culminant dans l’histoire de la littérature et ouvre une époque nouvelle. Pour cette analyse, nous renvoyons le lecteur aux pages 374 à 376 de L’Intuition créatrice. 705 Baudelaire (C.), « T. Gautier », in œuvres complètes, volume II, Paris, Gallimard, 1986, Bibliothèque de la 701 138 C’est à ce titre que Maritain compare Dante et Baudelaire. Dante accomplit et assume une époque, L’œuvre de Claudel, Eluard, Reverdy, Max Jacob, Jammes, Supervielle se suffit mais n’ouvre pas une époque nouvelle706. Baudelaire, oui. Certes, le rôle capital de Baudelaire et Rimbaud avait déjà éclaté aux yeux de Maritain dans Frontières de la poésie. Déjà, il leur rendait justice et les situait dans une grande perspective, il leur attribuait la dignité suprême « d’avoir fait passer à l’art moderne les frontières de l’esprit »707. Mais parce que, aussi, ces régions sont celles des suprêmes périls, les plus lourds problèmes métaphysiques y tombent sur la poésie. Déjà, c’est à Baudelaire qu’il confère cette sorte de primat: « Baudelaire, théologien autant qu’artiste, croit à l’immutabilité d’une condition humaine dont il déchiffre par lambeau, les paradoxes. Il examine hommes et choses en fonction de leur vocation métaphysique »708. Après lui, la poésie moderne s’est trouvée engagée dans la recherche de sa pure essence où, découvrant à son tour un absolu en elle-même, elle se livre au poète dans une expérience incommunicable ou dans une poésie calcinée, exténuée. Cette ligne de développement estelle propre à la France ou peut-elle s’élargir à d’autres pays ? Elle semble propre à la poésie française : « Car la poésie anglaise a poursuivi son chant, avec des inflexions modernes. En bref, elle n’a pas perdu la tête en cherchant à savoir ce qu’elle est »709. Rien de comparable dans cette description avec la très littéraire monomanie de définir un poète qui résume à lui seul la poésie française. Aragon l’a entrepris avec Hugo « qui est ce que la France peut aligner avec Dante et Pouchkine, et qu’on ne vienne pas me courir à me parler de Musset ou de Verlaine (…), ni avec Baudelaire, monsieur, question de taille »710. « La poésie ressemble moins à Paris qu’à Versailles. Elle ne sait rien de la misère, cet argot. (…). Si le français moderne naît au temps de Louis XI, (avec Villon), la poésie moderne sort de ce tourbillon du romantisme et elle prend mille visages sans doute mais un seul la résume, où toutes les traditions et toutes les inventions fondent leur alliage, celui qui est le vrai poète de la nation française, et le plus grand poète de Paris »711. Hugo incarne aux yeux d’Aragon l’alliance du poétique et de l’historique, mieux même car « c’est à lui qu’il appartient d’élever, lorsqu’ils le méritent, les événements politiques à la dignité d’événements historiques712 ». Mais il n’ouvre rien. Cependant que Hugo incarne la poésie française pour Aragon, Baudelaire inaugure pour le philosophe une près nouvelle. Pour nombre de critiques, il occupe une place unique dans le panthéon français des poètes. Il n’appartient à aucune tendance et pourtant on les reconnaît toutes. Il est symboliste, ne serait-ce que par sa vision de la nature dont il fait un objet nouveau. Il a l’aspiration métaphysique du romantisme allemand. Partisan et chantre de l’isolement du poète « prince des nuées » il n’est pas resté étranger aux espoirs des hommes de son temps. En février 1848, il apparaît sur les barricades, mais son cri ne ressemble à aucun autre : « Il faut aller fusiller le général Aupick ! ». Humilié par ses proches qui le mettent en tutelle, offensé par la loi qui condamne quelques-uns de ses poèmes, il s’enferme ou on l’enferme dans un non-conformisme désespéré. Il trouve dans le dandysme un appui et un alibi à un narcissisme extravagant. Mais il aspire à une forme de perfection inspirée de l’ancien stoïcisme. C’est Baudelaire qui met en évidence la tendance démoniaque du monde moderne. A La fin d’une Etude sur Banville, il déclare : « Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique (…), ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque ».713 Le démon dont il s’agit n’est pas celui de Socrate, ou de Goethe, il se nomme Lucifer ou Satan. Il en tire même un sonnet au dessein très pur : Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ; Pléiade, Critique littéraire, p. 686. 706 Maritain (J.), La Clef des Chants, op. cit., p. 783. 707 Frontières de la poésie, op. cit., p. 703. « La poésie est essentiellement philosophique ; mais comme elle est avant tout fatale, elle doit être involontairement philosophique » écrivait Baudelaire. 708 Salel (J. C.), « A propos du Baudelaire de Jean-Paul Sartre », La Table ronde, n° 3, mars 1948, p. 471. 709 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 243. 710 Aragon (L.), Avez-vous lu Victor Hugo?, Les éditeurs français réunis, p. 21-22 711 Ibid. 712 Idem, p.77. 713 Cité par Marcel Raymond, « Baudelaire », in Etre et dire, op. cit., p. 141-142. 139 Il nage autour de moi comme un air impalpable. Pour Baudelaire, la nature offre à l’âme la possibilité de se voir, elle est un miroir, et elle offre au surnaturel la possibilité de se manifester. Elle est un lieu épiphanique et du soi, et de Dieu – ou du démon. La poésie est ce « médium » par quoi l’un et l’autre monde sont « convertibles ». Il renoue avec le long fleuve sous-jacent de croyances, de rêves et d’aspirations que le romantisme a libéré, et auxquels bien des esthétiques épuisées vont chercher sang, substance et nourriture: « Baudelaire va reprendre aux courants avortés du romantisme des éléments qui n’étaient pas encore parvenus à une affirmation littéraire complète : un certain rêve exotique lourd de volupté indécente, l’atmosphère à la fois quotidienne est profonde où les plus humbles choses dévoilent la tragédie éternelle, l’appétit furieux et désespéré de la mort qui de 1830 à 1840 s’est emparé de nombre d’êtres plus ou moins obscurs.714 Surtout, à sa manière, avec un outillage moderne Baudelaire fait revivre une sorte de « pansémiosis métaphysique » fondée sur l’idée de l’ « analogie universelle ». Il réanime une idée du symbole comme apparition ou expression qui renvoie à une réalité obscure, inexprimable au moyen de mots, intrinsèquement contradictoire – ce qui peut expliquer son esthétique de l’oxymore – et donc à une sorte de révélation d’une puissance sacrée, à un message jamais épuisé et jamais épuisable. Il voit dans la nature une immense réserve de signifiés, que l’analogie lui permet de capter à la source. Il mettra simplement cette révélation sous le signe de Satan. La nature est vue chez Baudelaire, non comme voie d’accès au divin mais comme une épiphanie d’origine ambiguë, comme une structure symbolique. L’allégorisme universel exprime chez lui une manière féerique et hallucinée de considérer l’univers comme un seuil. Le rapport spéculaire qu’il établit entre langage, pensée et nature des choses est un engin à traverser le réel. Ni apparence, ni puissance de suggestion. Les choses valent pour ce qu’elles signifient dans l’univers poétique de Baudelaire et c’est ce qu’elles signifient qui leur donnent cette consistance ontologique. Les valeurs communicative et expressive de l’art s’ordonnent à la valeur significative, qui est première. C’est à Dante que Maritain le compare. Certes, Dante a été servi par son temps, tandis que Baudelaire a été détruit par le sien. Mais ce qu’il a révélé, c’est l’éternel et le surnaturel dans l’homme mais dans la perversité de l’homme, comme Dante l’a révélé dans la justice et la piété. Figure renversée, certes, convulsive parfois, mais figure de la grâce néanmoins. La beauté pour l’un était un sacrement, pour l’autre une idole. Et Baudelaire avait, lui aussi, sa muse et son ange gardien, celui-ci comme elle-là impuissants à le sauver. D’où Baudelaire regardait les choses pour Maritain, la poésie requérait de ressentir la fissure et le désordre et l’auteur des Fleurs du Mal l’a ressenti avec une exceptionnelle acuité715 : « Il savait que la beauté est un des Noms divins. Mais le fait dont était obsédée sa propre expérience et que son extraordinaire pouvoir de perception rendait clair (…), c’est que maintenant ce nom divin est détaché de Dieu, et règne séparé dans notre ciel humain. Où Thomas d’Aquin avait dit : "l’existence de toutes choses dérive de la beauté de Dieu", Baudelaire dit : Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe ? c’est toujours la beauté ; et le démon est encore beau. La beauté devenait ainsi l’idole insatiable de l’art. Cependant quand un Nom divin de Dieu tombe sur la terre, il découvre aux hommes un visage étrange, ambigu, et il affronte lui-même une destinée étrange, ambiguë »716. Il a ainsi découvert que la Beauté n’est pas un ornement qui puisse être obtenu par des règles pratiques, mais qu’elle est une modalité cosmique que les règles permettent de reconnaître dans l’art, en homologie avec la loi qui régit l’univers. C’est pourquoi le Moyen Age lui conférait un statut particulier : celui de « transcendantal ». QUATRIEME PARTIE 714 Vivier (R.), L’originalité de Charles Baudelaire, Paris, Renaissance du livre, 1926, p. 314, cité par Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, p. 19, note de bas de page. 715 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., pp. 581 sq. 716 Idem, p. 319. 140 ART ET BEAUTE – ART ET SAINTETE LA POETIQUE ET L’ESTHETIQUE DE LA LITTERATURE Le sorcier abuse, le magicien mesure. Le facteur de puissance de Picasso (il a la texture d’un rêve) fut de délivrer la part la plus passionnée d’inconnu immanent, prête à émerger à la surface de l’art de son temps, à lui faire courir sa chance jusqu’au bout, du Mensonge au Songe. Il y parvint. Tout demeure possible dans la suite des jours. La relation que Picasso en donna n’est ni une approbation ni un désaveu. Il faut passer, Il passe. Lui attribuer un magnifique calcul est permis : art rupestre, art magique, art païen, art indatable, art roman etc…, art de nos yeux… René Char 141 CHAPITRE I - LA BEAUTE Un surtranscendantal ? 1 L’UN, LE VRAI ET LES AUTRES Le Moyen Age a porté la spéculation métaphysique à un niveau de complexité sans doute inégalé et la spéculation esthétique à un niveau d’originalité incontestable. « Nous ne nous en rendons plus un compte exact – mais il faut bien voir, tout de même, quel libre océan c’était le christianisme médiéval. Et de combien de courants larges, puissants, tantôt coulant côte à côte, tantôt se contrariant et s’affrontant, il était sillonné »717. L’esthétique n’est pas seulement un art didactique pour les hommes de cette époque, elle offre aussi la possibilité d’une contemplation esthétique désintéressée. Parce que le champ d’investigation esthétique des hommes du Moyen Age était plus largement déployé que le nôtre, les systèmes esthétiques foisonnent et comprennent à la fois des éléments musicaux, luministes, symbolistes, allégoristes, et la plupart du temps métaphysiques. Il existe des esthétiques immédiates, morale, mystique, sapientiale718 et sous cette multiplicité, une certaine conception de la beauté accessible à la seule intellection, de l’harmonie morale, du rayonnement métaphysique. Le premier caractère de l’esthétique médiévale, et le plus connu, voire le plus populaire, c’est le symbolisme dont l’histoire esthétique s’identifie avec l’histoire de la pensée chrétienne : les Pères en sont les premiers représentants authentiques719. Le symbolisme est à la fois théologique et philosophique car s’il aime l’im, il recherche la justification rationnelle. La source philosophique du symbolisme médiéval est sans contredit le platonisme, qui lui-même dérive du divin Platon. Dans le Banquet (221 a), Platon introduit le Beau en soi comme la plus haute réalité et affirme ainsi implicitement que l’être est beau. C’est Jean Scot Erigène le premier qui reconstitue la synthèse néoplatonicienne720 qui procède de l’idée que le monde sensible est un reflet de la beauté en soi. Outre cette esthétique symbolique, l’esthétique platonicienne comprend deux autres perspectives d’intelligibilités : une esthétique du nombre et une esthétique de la lumière. Ces trois esthétiques, le moyen âge se les assimile, mais non point en même temps ni dans la même mesure721. L’idée selon laquelle la beauté sensible est un reflet de la beauté en soi est transmise par le commentaire de Chalcidius sur le Timée, mais l’idée du symbolisme universel apparaît aussi chez Macrobe. Quant au plotinisme, il est transmis par le Pseudo-Denys, dans les traductions d’Hilduin et de Scot, du XIe siècle. Le pythagorisme n’est pas connu directement mais imprègne toute la pensée de Macrobe, de Chalcidius, d’Apulée, de Capella, pour ne rien dire des traités techniques de Musique et d’Arithmétique transmis par Boèce, source principale de l’esthétique de la proportion722. C’est principalement le courant néoplatonicien qui s’est intéressé à la beauté. Si la notion d’art est développée par Aristote comme on l’a vu au chapitre I, si l’inspiration vient d’avant Platon mais trouve son point théorique culminant avec Platon, c’est avec lui que la beauté fait irruption dans la métaphysique. La notion est d’ailleurs généralement associée au courant platonicien : « Aristote en a parlé mais le courant de pensée qui s’y est attaché le plus est celui qui, émané de Platon et passant par les Ennéades de Plotin débouche dans la scolastique médiévale surtout par deux canaux: saint Augustin et le Pseudo-Denys l’Aéropagite, principalement au fameux chapitre IV du traité des Noms divins »723. Il y traite constamment du bien et du beau et fait apparaître l’univers comme une inépuisable irradiation de beauté. Ces textes jouissaient d’une autorité extraordinaire dans les milieux théologiques qui les considéraient comme l’œuvre du disciple de saint Paul, saint Denys l’Aréopagite, 717 Febvre (L.), Amour sacré, amour profane, folio, éd. Gallimard, Paris, 1944, p. 387 Edgar de Bruyne recense et décrit quelques-uns de ces systèmes esthétiques. L’Esthétique du Moyen Age, in volume 2, chap. III, « Quelques systèmes ». 719 De Bruyne (E.), «L'esthétique du Moyen age », op. cit., tome 2, pp. 455 sq. 720 Ibid. 721 Idem, p. 380. 722 Idem, pp. 380 sq. 723 Pouillon N.), «La Beauté, propriété transcendantale chez les scolastiques », art. cit., p. 265. 718 142 premier évêque de Paris et martyr. Les commentateurs se sont souvent révélés très sensibles au charme de cette représentation de l’univers qui conférait une dignité théologique à un sentiment spontané propre à l’esprit médiéval. Les auteurs qui traitent du beau et de sa portée transcendantale se réclament d’ailleurs d’autorités néoplatoniciennes. Jusqu’à saint Thomas on recense six auteurs qui ont commenté ces textes: Thomas Gallus, Robert Grosseteste724, Albert le Grand, Ulrich de Strasbourg et saint Thomas. Le Moyen Age subit une double influence, discontinue, parfois heurtée, dont il n’est pas aisé de rendre compte. Nicolas Pouillon, auteur d’un des deux textes décisifs sur la question écrivait qu’il ne songeait pas, même brièvement, à retracer l’histoire des idées sur la beauté. De fait, deux groupes de problèmes sont spécifiques au Beau : son statut d’une part, sa source de l’autre et il en découle deux perspectives d’intelligibilité. Le premier problème ne se disjoint que difficilement de la perspective historique et de la question de la théorisation philosophique du Beau comme transcendantal, dont Maritain a maintenu le statut dans son esthétique. La question de la valeur se pose moins pour la beauté que pour l’œuvre mais les catégories objectives de la beauté – qui implique la valeur esthétique de l’œuvre d’art- ont aussi mobilisé les Médiévaux. La question des transcendantaux a une histoire longue et mouvementée et il n’est pas très facile de s’intéresser à ces distinctions qui reviennent sans arrêt dans les débats Scolastiques. Il existe pour cette question, trois références de base : les deux articles de Dom N. Pouillon et les Etudes d’esthétique médiévale d’Edgar de Bruyne. Umberto Eco soutiendra tranquillement que « tout ce qui a été écrit avant ces deux contributions est incomplet et tout ce qui a été écrit ensuite en dépend »725. Ce qui est parfaitement vrai. La doctrine des transcendantaux sera définitivement élaborée dans l’aristotélisme médiéval, en particulier dans le fameux texte du de Veritate, de saint Thomas d’Aquin, q.1 a 1. dans lequel il définit l’être et ses propriétés, et articule les cinq transcendantaux selon les aires d’intelligibilité déterminées par la méthode causale. Que sont ces transcendantaux? Ils ne se comprennent que si l’on garde présent à l’esprit l’importance de l’être ; ils fondent toute une ontologie. Il sont des aspects variés de l’être « ( l’être comme indivisé, l’être comme faisant face au pouvoir de connaissance, l’être comme faisant face au pouvoir de désir) »726. Dans sa réflexion métaphysique, Maritain leur accorde quelques lignes : « (…) les métaphysiciens reconnaissent un certain nombres de modes universels de l’être: aussi universels que l’être lui-même, et qu’on appelle les transcendantaux (passiones entis); l’un par exemple est l’être en tant que non divisé c’est un visage de l’être qui surgit là devant l’esprit , sa consistance interne; il peut être divisé mais il cesse pour autant, il se renonce; dans la mesure même où une chose est, elle est une »727. Dans sa doctrine de l’être, Maritain s’appuie sur les trois transcendantaux de base : l’un, le vrai, le bon, dans l’ordre habituel aux hommes de l’Ecole. L’un est le premier dans le domaine de la logique. C’est la première des questions philosophiques : faut-il soutenir avec le vieux Parménide, posant la question du rapport entre l’être et le même, qu’aucune multiplicité n’est possible, qu’il n’y a que de l’être, ou affirmer avec le vieux Xénophane, avec Lessing et Goethe, un et tout ? Saint Thomas a perçu le problème que pose l’un. Il va distinguer l’unité d’ordre et l’unité de mesure, ce qui renvoie alors l’un à la proportion, et au nombre. Le nombre est lié à la détermination de la pluralité. Pour pouvoir compter des objets, il faut qu’ils correspondent à l’intégrité de leur définition728. L’opération implique également que le mot qui sert à compter perde son sens concret pour ne plus désigner qu’une place dans un ordre. Mettre de l’ordre, l’un des tropismes le plus profond de l’âme humaine. Mise en ordre qui ne va pas de soi. Puis viennent le vrai et le bon, et leur intrication sinon structurale, du moins historique. Intrication structurale d’abord : l’être est de soi transcendantalement vrai et reflété et reflétable en intelligence : « Le vrai est l’être en tant même que faisant face à l’intellection, à la pensée, et voilà un nouveau visage de l’être qui se révèle, une nouvelle résonance qui sort de lui; il répond à l’esprit connaissant, il lui parle, il surabonde en diction, il exprime, il manifeste une 724 Physicien, mathématicien, moraliste, son esthétique fait des emprunts à la théorie de la lumière, à la structure arithmétique du réel et à une métaphysique du beau inspirée par le PseudoDenys. 725 Eco (U.), Art et beauté dans l’esthétique médiévale, op. cit., p. 7. 726 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 300. 727 Maritain (J.), Sept leçons sur l'être, op. cit., p. 597. 728 Froger (J. F.) et Lutz (R.), Structure de la connaissance, éditions DésIris, 2003, chap. I. Pour qu’il y ait un nombre, il faut reconnaître la quiddité des choses, puis reconnaître l’unité de la chose en tant qu’objet, enfin reconnaître qu’il y en a plusieurs. Le nombre ne se manifeste pas par quelque objet que ce soit, mais comme relation entre les objets. 143 consistance pour la pensée, une intelligibilité telle ou telle qui est lui-même; une chose est vraie c’est-à-dire consonante à ce qu’elle dit ainsi d’elle même à la pensée, à ce qu’elle annonce d’intelligibilité –, pour autant qu’elle est. Ce qui se révèle alors c’est l’ordre d’un certain je dois être consubstantiel au je suis : tout être doit être, et est, pour autant qu’il est , consonant à l’expression que se ferait de lui-même une connaissance parfaite »729. Voilà qui organise les rapports de la vérité et de l’expression de la vérité, ou de la justesse, qui en est l’un des visages. Un visage expressif qui fait apparaître une deuxième catégorie : celle de la consonance ou structure harmonique. Enfin, vient le bien, dernier dans l’ordre logique, premier dans l’ordre ontologique : « Le bien est l’être en tant même que faisant face à l’amour, au vouloir, et c’est là encore une nouvelle épiphanie de l’être.(…). Ainsi chacun de ces transcendantaux est l’être lui-même pris sous un certain aspect, ils ne lui ajoutent rien de réel (…), ils sont comme un redoublement de l’être pour et dans notre esprit, il n’y a pas de distinction réelle entre l’être et l’un, entre l’être et le vrai, entre l’être et le bon. Ce sont des notions « convertibles », il n’y a qu’une distinction de raison, mais fondée dans le réel, il n’y a qu’une distinction virtuelle entre ces diverses inépuisabilités intelligibles »730. Les transcendantaux sont des sources d’intelligibilité concomittantes à l’être. Avec le bon, c’est l’idée de « poids ontologique » qui apparaît avec une nouvelle donnée : la liberté humaine. Quant au beau, il n’est pas d’emblée perçu comme un transcendantal dans l’histoire de ces propriétés de l’être. Mikel Dufrenne refuse au vrai comme au beau le statut de transcendantal : « Ce que fait l’art ce sont des objets beaux et non de la beauté, de même que la science énonce des propositions vraies et non la vérité. Ce qui signifie qu’elle est un concept et non un transcendantal »731. On ne sait pas ce qu’il en est du bien. Sans doute est-il lui aussi un concept. En termes strictement métaphysiques le problème se posait pour les Scolastiques de la façon suivante : « La beauté est-elle ou non une propriété de l’être? En d’autres termes: tout être est-il beau en tant qu’être? »732. En termes élargis, parce que la Scolastique conçoit la nature comme le reflet de la transcendance, parce qu’elle s’efforce de garantir la positivité de la création tout entière, jusque dans ses apparentes zones d’ombre, il lui faut pour cela élaborer des instruments permettant d’opérer cette revalorisation de l’univers. Le problème philosophique est simple: « (...) si l’on parvient à établir que l’unité, la vérité, la bonté ne constituent pas des valeurs qui seraient l’objet d’une actualisation sporadique et accidentelle, mais qu’elles sont inhérentes à l’être en tant qu’attributs co-extensibles, il s’ensuivra sur un plan métaphysique que toute chose existante est vraie, une et bonne »733. Et ultérieurement, belle ! C’est « la notion de propriétés transcendantales comme conditiones concomitantes de l’être ». Et si le beau représente une propriété constante de l’existant, la beauté du cosmos s’avèrera fondée sur la certitude métaphysique et non sur un simple sentiment poétique d’admiration. La beauté de l’univers sera alors garantie bien au-delà de quelque enthousiasme lyrique. Ou l’enthousiasme lyrique pourra alors s’analyser comme un effet de ce qui est vu, authentiquement, comme existant réellement dans l’univers. Tel est l’enjeu brièvement synthétisé de ce qu’on appellera les transcendantaux, et de celui que pose le Beau. L’existence d’une distinction des transcendantaux conduira à déterminer les conditions spécifiques de la qualification du beau, et donc les dispositions régissant l’autonomie de la valeur esthétique. 2 L’UN : LE PROTOTRANSCENDANTAL C’est à Platon qu’on fait remonter la notion de transcendantal. Dans La République, le Bien est appelé l’étant le plus lumineux. Platon souligne encore autre chose : dans Le Sophiste sont introduits « les plus grands genres », à savoir les prédicats qui peuvent être dits de toute chose. La théorie de ces plus grands concepts marque une étape importante dans l’évolution de la doctrine des transcendantaux 729 730 Sept leçons sur l’être, op. cit., p. 597-598. Ibid. 731 Dufrenne (M.), Le poétique, p. 172. Pouillon (N.), « La Beauté, propriété transcendantale chez les scolastiques », art.. cit., p. 263. 733 Eco (U.), Art et beauté dans l’esthétique médiévale, op. cit., p. 41. 732 144 car elle affirme l’existence de propriétés attribuables à toute chose734. Leo J. Elders remonte audelà de Platon : jusqu’à Parménide très exactement dont le poème doctrinal constituerait une première tentative de théorie des propriétés de l’être735. Parménide a eu le premier semble-t-il dans l’histoire de la philosophie occidentale, la perception de l’être pour lui-même. Platon l’appelle à cause de cela le père de la philosophie. Mais il a appliqué à la notion le cadre de l’univocité – et non de l’analogie –. Parménide, qui vint de l’école de Pythagore enseigne l’unité absolue de l’être; il affirme deux choses : d’une part que l’étant et la pensée sont identiques et d’autre part que l’étant est identique à lui-même, un et immuable. Ce n’est qu’un siècle plus tard que Platon affrontera la question. Quand il commence à parler de l’un, ce terme est couramment employé pour référer à la fois à l’Un comme nombre et à la totalité de la réalité. Il montre que l’étant a des propriétés : il l’appelle unité et dans son dialogue Le Parménide, il indique que l’unité est la propriété la plus profonde de l’étant. Si l’on admet cette genèse, le premier transcendantal c’est l’un. André de Muralt reprend la thèse platonicienne. Evoquant l’œuvre de Parménide dont il a cité le fragment, il n’hésite pas à dire que « la métaphysique vient de naître »736. « Sans trop se préoccuper des difficultés de l’entreprise, le divin Parménide d’un coup de génie en a saisi l’objet propre : ce qui est et déterminé les propriétés : l’unité, la vérité, la perfection, c’est-à-dire la bonté, ainsi que les premiers principes d’intelligibilité : ce qui est est, ce qui est n’est pas ce qui n’est pas, il n’est pas de moyen terme entre ce qui est et ce qui n’est pas »737. La métaphysique du poème de Parménide se présente donc comme la première métaphysique de l’Un. Mais si ce qui est est dit être un, vrai, parfait et bon, ils ne sont cependant pas des prédicats transcendantaux, ils sont dits substantiellement de ce qui est : « c’est pourquoi il faut dire purement et simplement, absolument que l’être est Un. (…). Ce n’est pas un hasard par conséquent si la grande tradition néoplatonicienne prend sa source dans la méditation du dialogue platonicien du Parménide »738. La tradition néo-platonicienne, qui affirme la priorité absolue de l’Un sur l’être, est restée vivante dans les écrits de Proclus et du Pseudo-Denys ainsi que dans la philosophie arabe. Dans sa Métaphysique Avicenne récapitule le sens de l’Un739. Cette division fut reprise et complétée par les scolastiques, en particulier par Philippe le Chancelier. Ils s’inspirent alors principalement d’Aristote et de saint Augustin, qui appropriait l’Un au Père, le Verbe étant plus approprié à l’Intelligence et à la création. Comme le dit Maritain, « si le Verbe est l’art, l’esprit est la Poésie ». On y sent bien l’influence de Plotin, mais il n’y a chez Plotin que des rapports de génération et d’émanation. L’idée de la transcendance radicale du créateur face à sa création si caractéristique de la métaphysique chrétienne implique une coupure ontologique. L’âme augustinienne reçoit du Verbe sa vraie nature. L’illumination suppose la création. L’âme plotinienne revient vers sa propre lumière et son propre principe, tandis que l’âme augustinienne s’élève progressivement vers la cause transcendante de sa vérité. Elle est enseignée par trois modes : le Verbe, le monde qui contient les raisons causales et séminales que le Verbe y a mises et par lesquelles il a été créé, et le travail discriminatif du disciple. C’est pourquoi saint Augustin restaure l’unité, l’harmonie et le nombre comme la source de toute beauté. Le cosmos d’Augustin est un cosmos rempli de l’image divine, et un Dieu rempli d’images cosmiques qui sont ses Idées. Mais il y a comme un placage du plotinisme sur la Bible qui rend l’entreprise d’interprétation extrêmement difficile et hasardeuse. Le problème du rapport d’une multiplicité d’êtres, qui ne sont pas des dieux, à l’Être seul qui est Dieu ne correspond pas au problème plotinien. La question qui préoccupait Augustin touchait à ce qui distingue l’être du devenir. Car tout devenir implique la présence du néant au cœur de ce qui devient, au lieu que l’être exclut radicalement toute contamination. Pour Augustin, ce point décide de tout740. Y compris de l’esthétique. Le premier traité des propriétés transcendantales, à l’origine de tous les autres traités est le Summa de bono de Philippe le Chancelier741. Il ne traite pas spécialement de l’être, mais présupposant 734 Elders (L. J.), La métaphysique de Saint Thomas d'Aquin, op. cit., p. 66. Elders (L. J.), « Les propriétés de l'étant, aperçu de l'histoire du traité des termes transcendantaux jusqu'à saint Thomas d'Aquin », op. cit., p. 64-77. 736 Muralt (A. de), Néoplatonisme et aristotélisme dans la philosophie médiévale, Paris, librairie philosophique Jacques Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1995. 737 Idem, p.10. 738 Idem, 17. 739 Elders (L. J.), op. cit., p. 103. 740 Gilson (E.), Philosophie et incarnation selon saint Augustin, Montréal, 1947, p. 28. 741 Pour tout ce qui relève de cette question, le lecteur se reportera à l’article de N. Pouillon, « Le premier traité 735 145 l’ontologie d’Aristote, il y étudie les trois propriétés de l’être. Il les énumère toujours dans un ordre devenu classique chez les Scolastiques unité, vérité, bonté ordre que reprend Maritain. Il traite ces trois propriétés en s’attachant d’abord à la bonté, pour la simple raison qu’il envisage tout à la lumière du bien. « Selon le Chancelier, la solution des problèmes spéculatifs ne peut se tirer que de l’universalité des principes, c’est-à-dire des notions premières et fondamentales. (…). Or, ce qu’il y a de plus universel, c’est l’être, l’un, le vrai et le bien. Car l’être a trois propriétés qui l’accompagnent, conditiones concomitantes, dit-il, reprenant le vocabulaire d’Avicenne742. Ce n’est pas seulement le vocabulaire d’Avicenne qu’il reprendra mais également l’apport des commentateurs arabes du Stagirite dont Averroès qui avaient élaboré la distinction nuancée de l’identité et de l’indivision de l’acte et de la puissance. D’une manière générale, le Stagirite et ses commentateurs n’admettent nettement le caractère transcendantal que de l’unité743. Dans sa métaphysique Aristote traite longuement de l’un et de ses rapports avec l’être ; également transcendantaux, ils sont inséparables. Ces propriétés sont d’abord l’unité, puis la vérité et en troisième lieu, la bonté744. Dans cette triade, la beauté ne trouve encore aucune place, pas plus que les transcendantaux res et aliquid que Roland de Crémone mentionne déjà avant 1232. Et que Thomas reprendra. Qu’estce qui caractérise cette première Summa de Bono ? Elle repose entièrement sur l’idée de la transcendantalité du bien. C’est là la première idée du traité : l’union du bien et de l’être. C’est que les ouvrages classiques sur l’être, la Métaphysique d’Aristote et celles de ses disciples arabes liaient à l’être une seule propriété transcendantale: l’unité. Philippe va incorporer cette idée à son traité. Les Arabes avaient précisé les rapports de l‘unité avec l’être: « idem in subjecto, differunt ratione ». Le Chancelier ne s’intéressait qu’à la bonté, mais il a pris soin cependant de présenter cinq définitions de la vérité, (dont quatre sont mentionnées par Albert le Grand qui donnera un aperçu systématique des quatre définitions classiques de la vérité, selon saint Augustin, Saint Anselme et Saint Hilaire) 745. Il a appliqué cette distinction aux rapports du bien avec l’être et seulement implicitement aux autres propriétés746. Car le Chancelier envisage tout à la lumière du bien. Comment expliquer ce fait, alors que ses sources insistent sur l’unité et ne connaissent pas encore le bien ou le vrai comme transcendantaux. Par ailleurs, pourquoi Philippe ne voit-il partout que le bien transcendantal? La réponse proposée est principalement liée aux contingences historiques. Philippe né entre 1160 et 1185 est contemporain de l’hérésie des Albigeois. Pourchassé pendant l’Antiquité, le pessimisme manichéen subsistait par îlots dans les Balkans d’où au XIIe siècle, il s’infiltra en Aquitaine où il connut les succès que nous savons. Vers 1200, l’Eglise du midi de la France avait presque péri 747. De 1208 à 1228, ce fut la croisade qui précipita les armées de France sur le midi et enfin en 1229, la paix était proclamée à Paris. Depuis 1218, Philippe était le chef de l’Université établie dans cette capitale du pays meurtri. La Summa de Bono peut donc se concevoir c’est l’option de Dom Pouillon comme un vaste exposé de la philosophie et de la théologie catholique dans lequel le bien se retrouve partout, avec l’ordre naturel des trois espèces du bien : le bien ontologique, le bien moral et le bien surnaturel. Une autre division avait également cours dans les milieux théologiques: bonum modi, speciei et ordinis. Saint Augustin parle longuement des trois éléments constitutifs du bien 748. Tout est considéré à la lumière du bien. L’aspect transcendantal du vrai est affirmé à plusieurs reprises mais la preuve qu’il en donne est peu explicite. Nous avons donc trois propriétés de l’être: l’unité, la bonté, la vérité. Ce n’est que progressivement que le Beau a été implicitement intégré comme un transcendantal. Pour Umberto des propriétés transcendantales», in Revue néoscolastique de psychologie, n° 42, 1939, p. 40 - 77. C’est avec le prologue et les douze premières questions de sa Somme restée inachevée à sa mort le 23 décembre 1236 que le Chancelier créait le tout premier traité des propriétés transcendantales. L’édition critique de l’auteur s’appuie sur six manuscrits: Padoue Antonienne 156; Douai 434, t.I, f. 4 ra et 44 rb,vb; Paris, Nat. Lat. 3146, et 16387; Bruges Ville 236; Vatican lat. 7669 et s’appuie sur les variantes des cinq autres manuscrits connus. Philippe plagie la Summa Duacensis dont on garde quelques fragments dans Douai Ville 434, comme l'a montré P. Glorieux, dans Recherches théologiques, 12, 1940, p. 104-135. Les parties connues de la Somme de Douai n'étaient pas encore exhumées à la date où l'article fut écrit. 742 Pouillon (N.), « Le premier traité des propriétés transcendantales » , art. cit., p. 51-55. 743 Ibid. 744 Idem, p. 43. 745 Elders (L. J.), op. cit., p. 116-117. 746 Pouillon (N.), « Le premier traité des propriétés transcendantales », art. cit., p. 76. 747 Guiraud (J.), Histoire de l'Inquisition dans le midi de la France, Cathares et Vaudois, Paris, 1935, p. 164, cité par Dom Pouillon, art. cit. p. 74. 748 Pouillon (N.), art. cit., p. 49. 146 Eco, cette intégration se réalise progressivement de Hilduin à Jean Sarazin selon diverses manières749. Comment expliquer cette difficulté à intégrer le beau comme transcendantal alors que la tradition platonicienne n’en ignorait pas l’importance ? La seule explication par la prééminence accordée à l’ontologie platonicienne ne suffit pas. Une autre raison doit être mentionnée. C’est que l’homme médiéval distingue avec peine le beau et le bon, héritage stoïcien: « (…) [il]éprouve la plus grande difficulté à voir les deux valeurs séparées ; (...) l’un des plus gros problèmes des Scolastiques a bien été celui de l’intégration progressive au niveau métaphysique du beau aux autres valeurs »750, précisément à cause de l’indissociabilité des deux propriétés que sont le beau et le bon. Augustin assimilait lui aussi l’honestum à la beauté intelligible. La question n’est pas si oiseuse. Entre la forme ontologique des choses, leur espèce logique, leur apparence esthétique, l’esprit cherche spontanément à établir des liens et des relations. 3 LE BEAU : « BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN ? » La question de l’intégration du beau apparaît avec Jean de la Rochelle qui dépend lui-même de saint Augustin qui fait sentir son influence dans l’esthétique des proportions et de Guillaume d’Auvergne qui affirme que ce qui est bon est également beau. Le traité des propriétés transcendantales de l’être du chancelier Philippe comportait trois propriétés. Jean de la Rochelle le reprend, l’enrichit et y introduit une question nouvelle concernant le beau et le bon. Avec lui Considerans, moine franciscain dont on ne connaît rien, introduira la beauté dans ce cercle. Tous deux en affirment l’extension universelle, en quoi ils innovent. La définition dite stoïcienne congruentia partium cum quadam suavitate coloris apparaît chez Jean de la Rochelle, saint Bonaventure, Robert Grosseteste et Albert le Grand. Elle reprend l’idée selon laquelle la beauté comprend un élément matériel, la proportion et un élément formel, la claritas. Albert la transmettra à deux de ses élèves, saint Thomas et Ulrich de Strasbourg751. C’est saint Thomas qui lui donnera sa forme la plus aboutie, et Maritain s’en souviendra lorsqu’il développera l’idée de la structure spirituelle de l’œuvre en prenant appui sur ces trois éléments de la beauté. Nous le verrons au chapitre suivant. Vraisemblablement à cause d’une division particulière du bien venue de saint Augustin et qui avait cours dans les milieux théologiques: « bonum modi, speciei et ordinis », Guillaume d’Auxerre s’y attarda longuement752. C’est ce que Edgar de Bruyne appelle l’ « esthétique sapientiale ». On trouve de longues discussions dans sa Somme sur la triade « mesure, forme et ordre », et sur celle de « nombre, poids et mesure », dont il est question dans le livre de la Sagesse753. A son tour, Philippe reprendra ces questions en s’inspirant de Guillaume, puis d’autres puiseront à la même source, notamment Albert le Grand. Le chancelier combine les deux triades: le nombre, c’est la forme, le poids, c’est l’ordre, la mesure, c’est le mode. A la forme, il rattache le bien ontologique, à la mesure, le bien moral et à l’ordre, le bien surnaturel. C’est l’opuscule de saint Bonaventure qui constitue un pas décisif. Le docteur Séraphique énumère les quatre fondements de l’être – unum, verum, bonum et pulchrum –, avant d’exposer les raisons de leur convertibilité et de leur distinction. Une solution audacieuse est apportée à ce problème. C’est la première fois qu’apparaît la beauté assortie du statut de transcendantal. Dans les œuvres imprimées du docteur Séraphique on ne trouve pas de traité sur les propriétés de l’être mais le père Henquinet a prouvé que le manuscrit d’Assise Bibli. Comm. 186 conserve un brouillon autographe du saint dans lequel on rencontre un traité sur les propriétés transcendantales de l’être. Quoi qu’il en soit de l’existence ou pas d’un traité de saint Bonaventure sur les propriétés transcendantales, il admet quatre propriétés: l’unité, la vérité, la bonté et la beauté. Chacune de ces propriétés se rapporte à une cause différente: l’unité concerne la cause efficiente, le vrai la cause formelle, le bien la cause finale. Le beau, quant à lui, concerne toutes les causes – et non pas uniquement la cause formelle comme chez saint Thomas. Le grand mérite du docteur séraphique est d’avoir résolument franchi le pas et d’affirmer nettement quatre propriétés transcendantales, en ajoutant la beauté aux trois autres. De ce texte viendrait selon Eco, la définition du beau comme 749 Eco (U.), Art et beauté dans l’esthétique médiévale, op. cit., chap. 3, « Le beau transcendantal ». Eco, op. cit., p. 34. 751 Pouillon (N.), « La beauté chez les scolastiques», art.. cit., p. 311. 752 Idem, « Le premier traité des propriétés transcendantales », art. cit., p. 49. 753 Tout a été fait selon nombre, poids et mesure. 750 147 « splendeur des transcendantaux assemblés », élaborée par « certains interprètes de la Scolastique »754. Le reproche est voilé mais réel de ne pas faire état du texte de Bonaventure. Il est probable que Maritain en ignorait l’existence. Il fait œuvre de philosophe, non d’historien de la philosophie. D’après Edgar de Bruyne le caractère métaphysique de l’esthétique s’impose avec une clarté plus grande encore chez Albert le Grand et son disciple Ulrich de Strasbourg. Saint Albert le Grand fit avancer l’étude des transcendantaux. Quatre ans après la mort de Philippe, vers 1240, Albert le Grand reprendra ce titre pour un ouvrage dans lequel il utilise abondamment celui du Chancelier. Il réfléchira sur l’un et sur le vrai, mais seulement par rapport au bien. En comparant la bonté à l’étant dans son traité de Bono (datant d’environ 1240), il propose des arguments en faveur de leur convertibilité. En voici l’essentiel : « si l’étant est ce qui est premier en toute chose, la bonté vient en second. On peut ramener la bonté au concept de l’étant en tant que l’étant est dirigé vers une fin. Mais si l’on considère la bonté dans la Cause Première et l’étant dans les choses créées, l’étant est postérieur à la bonté. Cependant, dans les choses desquelles les deux sont dits, les termes sont convertibles. Il n’y a rien qui ne soit bon, ne serait-ce qu’imparfaitement »755. C’est accorder à la bonté une sorte de primat métaphysique parmi les transcendantaux. Influence inconsciente sans doute du stoïcisme. Encore que la référence à l’ordre universel est grecque et non stoïcienne. Il n’y a de rapport moral que d’homme à homme dans la pensée stoïcienne qui a pensé sa relation avec autrui avant de penser sa relation avec l’univers756. Le sommet du XIIIe siècle est saint Thomas d’Aquin. Elève d’Albert le Grand à Paris, de 1245 à 1248, puis à Cologne de 1248 à 1252, saint Thomas y assista aux cours où Albert commentait les Noms divins du Pseudo-Denys. Thomas considérait le beau comme un transcendantal. Au départ, il est albertiste: si le beau nous attire, c’est parce qu’il est bon. Dans l’étude de cette doctrine thomiste des transcendantaux, on se heurte à une difficulté particulière. Le texte de Veritate permet de déduire cinq transcendantaux: la chose, quelque chose757, l’unité, la vérité et la bonté; ce texte « dont la clarté et la profondeur restent jusqu’ici inégalées, présente une analyse systématique des transcendantaux. Ce passage se trouve dans l’un de ses premiers écrits Les questions disputées sur la Vérité, q.1, a.1 »758, mais ce texte ne parle pas de la beauté. Il considère tout d’abord l’étant en lui-même, puis l’étant en tant que comparé aux autres étants et à l’esprit humain. Cette relation de l’étant à l’intellect et à la volonté est exposée clairement pour la première fois. Ailleurs, saint Thomas parle surtout de l’unité, de la vérité et de la bonté sans mentionner « chose » et « quelque chose ». Saint Thomas reprendra l’ensemble des éléments concernant les transcendantaux pour l’intégrer dans sa synthèse puissante. Il va y associer en outre les facultés pour construire une psychologie caractérisée par le statut éminent des facultés supérieures, l’entendement cherchant le vrai tandis que la volonté est associée au bon. Alors qu’il propose une déduction purement métaphysique des propriétés de l’étant, Duns Scot les situe plutôt dans une optique théologique. Pour Scot, (comme pour saint Thomas) ce ne sont plus des entia rationis, des êtres de raison qui n’existent pas en tant que tels dans la réalité, ce sont des intentions premières et pas secondes. Est transcendantal tout ce qui n’est contenu dans aucun genre particulier. Comme Albert le Grand, Thomas affirme la portée transcendantale du beau. C’est lui qui va contribuer à passer du concept de lumière physique à celui de l’illumination de la forme ontologique, à l’intégrer dans la métaphysique. Plus encore, c’est lui qui lui donnera sa formulation décisive selon laquelle la forme du beau jaillit de l’unité claire et brillante de l’idée resplendissant sur la matière métaphysique. Dans son commentaire sur les Noms divins que l’on date de 1261, le docteur angélique 754 Eco (U.), op. cit., p. 49. Ces interprètes sont Maritain et Marc. Elders (L. J.), op. cit., p. 72-73. 756 Croissant (J.), « La moralité comme trait distinctif de l’homme dans un texte de Cicéron », Etudes de philosophie ancienne, in Cahiers de philosophie ancienne, n° 4, Ousia, 1986, p. 283 sq.. L’auteur y commente le grand exposé de la morale stoïcienne au quel Cicéron consacre le livre III du De finibus, ainsi qu’au livre III, où il se livre à la critique de l’hédonisme épicurien. Elle souligne justement que la référence à l’ordre universel et la perspective de la sagesse sont grecques et que la question du fondement de la moralité se pose en termes dissymétriques. Avons-nous affaire à une raison qui informe le réel ou qui est informée par lui ? 757 L’Aliquid. Pour ce transcendantal ignoré, le lecteur peut se reporter à l’article de H. R. Schmitz : « Un transcendantal méconnu », Cahiers Jacques Maritain, n° 2, avril 1981, p. 21-51. 758 Elders (L. J.), La métaphysique de Saint Thomas d'Aquin, Saint Thomas d'Aquin et les transcendantaux, chap. II, les propriétés de l'étant, in Paris, Vrin. Dom Pouillon ajoute également la question 21, La beauté chez les Scolastiques, op. cit., p. 305. En ce qui concerne l’unité, saint Thomas distinguera l’unité pure et simple et l’unité d’ordre au Livre IV du De contra gentiles. 755 148 qui jusqu’alors ne voyait que trois propriétés transcendantales comme Albert, comme lui encore traite la beauté comme les autres propriétés. Avec Denys et après Albert le Grand, il voit la notion de la beauté dans la consonantia (ou proportio) et la claritas, c’est-à-dire la proportion et l’éclat. C’est une esthétique marquée au sceau d’un rigoureux objectivisme. Mais il ajoute l’idée nouvelle que la beauté inclut un rapport à la connaissance. L’esthétique thomiste s’édifie sur le rapport entre le sujet et l’objet sans pour autant être subjective pour deux raisons. D’abord parce que l’intellect est engagé dans la perception esthétique comme Maritain a insisté sur la question. Ensuite, parce qu’il y a dans l’objet des raisons objectives pour que nous en jouissions en le contemplant. « Une forme n’est pas belle parce que nous l’aimons mais nous l’aimons parce qu’elle est belle. Notre volonté en effet n’est pas créatrice des choses et de leurs qualités, comme la volonté de Dieu, qui rend beau tout ce qu’elle aime, elle est au contraire déterminée par les qualités des formes et les aime parce qu’elle y trouve de la beauté »759. Saint Thomas avait donc saisi ce double aspect du beau, métaphysique et subjectif (ou perceptif). Pour qu’il y ait du beau, il faut que l’objet soit présent à la conscience, mais il faut aussi que cet objet soit beau. Le beau n’est pas un état de la conscience, il a un fondement objectif. Il reviendra souvent sur les idées d’éclat et de beauté, l’étant qui est beau se montrant à l’homme dans une clarté rayonnante. L’ordre et la clarté, constituants de la beauté jaillissent de la forme essentielle des choses. La forme est donc le fondement ultime de toute beauté; elle est elle-même belle. Le beau est relié au vrai parce qu’il est ordonné aux facultés appétitives; il est relié au bien parce qu’il satisfait l’appétit : « le beau est par conséquent cette propriété des étants qui surgit d’une association du vrai et du bien. Ceci explique pourquoi saint Thomas ne le mentionne pas comme un transcendantal spécial. Etant une synthèse du vrai et du bien, il est l’objet de la connaissance de l’homme, qui atteindra sa perfection dans la béatitude de la vision de Dieu »760. Il est relié aussi à l’un, par la notion de perfection ou d’intégrité. Mais Thomas développe peu cet aspect. La Somme Théologique, « saison de plus grande maturité» pour reprendre la formule d’Umberto Eco, marque une évolution décisive. A cela plusieurs raisons. La première est la rencontre du robuste bon sens de Thomas avec l’héritage intellectuel du temps. Le Cosmos de Robert Grosseteste était une explosion énorme d’énergie lumineuse se solidifiant en des rapports mathématiques, et le monde de Denys était une source inépuisable de beautés; mais le cosmos de Thomas d’Aquin n’était pas celui de Denys. « L’univers de Thomas d’Aquin est une hiérarchie de réalités existentielles dont chacune a une valeur participée mais possédée en propre, concrétisée dans des limites déterminées et stables»761. Et c’est la raison pour laquelle le philosophe d’Aquin aborde ce thème, dans la Somme, sur un ton réservé : il y avait lieu de ramener à un peu de mesure »762. C’est la première raison. Il y en a une autre. «Au sein de ce cosmos denysien, (…) l’homme risquait de ne pas trouver sa place: de demeurer aveuglé, anéanti. Et alors, à partir de la Somme, on voit s’introduire dans la thématique thomiste des considérations d’ordre psychologique susceptibles de modifier l’aspect de la question. On voit s’introduire ce qu’il est convenu d’indiquer comme une exigence psychologique et subjective ; non pas comme quelque chose d’accessoire mais de coessentiel»763. Le beau n’est pas désiré parce qu’il est vrai mais parce qu’il est apprécié. La conscience esthétique s’achève sur un acte de jouissance. Il y a donc deux aspects dans le sentiment du beau : l’un est intellectuel, l’autre affectif. Mais ils sont unis. « Dans la première partie de sa Somme théologique, (1267-1268), saint Thomas examine de nouveau les trois propriétés transcendantales de l’être. Il ne parle de la beauté que tout à fait incidemment, dans la réponse à une objection (I, 5, 4, 1m): fondés tous deux sur une même réalité, la forme, beau et bien sont identiques dans les êtres »764. Mais si le bien concerne la tendance et la cause finale, la beauté concerne la connaissance. Par là, le Docteur Angélique indique l’aspect subjectif de la beauté, son rapport avec la connaissance. Vue du côté du sujet, elle inclut et la connaissance et le plaisir esthétique. Pour le dire autrement, la volonté ne 759 In div. Nom, 398 399, cité par Edgar de Bruyne, op. cit., tome 2, p. 282. Elders (L. J.), op.cit., p. 166. 761 Eco (E.), Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, op. cit., p. 60. 762 Idem, p. 61. 763 Ibid. 764 Pouillon N.), «La beauté, propriété transcendantale chez les Scolastiques », art. cit., p. 308. 760 149 peut porter que ce sur quoi l’intelligence a jeté quelque lumière. Mais l’intelligence consomme quelque amour du fait qu’elle est mise en acte par un désir antécédent qui meut la volonté et non l’intelligence. La cause objective en est la proportion selon saint Thomas. Avant lui, l’aspect subjectif de la beauté a très peu attiré l’attention, hormis Guillaume d’Auvergne765. Mais celui-ci ne connaît que le point de vue de la connaissance que nous avons du beau et surtout le plaisir qu'elle provoque en nous. Saint Thomas, tout en maintenant la part objective du beau insiste fort sur son aspect subjectif, en rapport avec la connaissance et le plaisir esthétique. Il a fait la synthèse des points de vue sur la beauté. Il a mis en relief l’autonomie très particulière de l’art : « sans se limiter à son aspect formel d’art, le docteur angélique montre aussi son exercice dans sa relation à telle ou telle matière, dans sa relation à l’univers physique et plus profondément dans sa relation avec la personne humaine. Mais il développe peu cet aspect plus psychologique »766. On ne peut concevoir le vrai chez saint Thomas que si l’on garde à l’idée la structure de l’esprit humain telle qu’il la conçoit. L’opération de l’esprit est de connaître ce qui est. La doctrine des transcendantaux s’appuie sur une certaine idée de la structuration de l’âme humaine et l’idée d’un accord entre les étants. Or « c’est l’âme qui est en un certain sens, toute chose comme il est dit au Livre III du De Anima. Il y a dans l’âme une faculté cognitive et une faculté appétitive. L’accord de l’étant avec la faculté appétitive s’exprime par le mot bon; l’accord de l’étant avec l’intellect s’exprime par le mot vrai »767. Cette relation de l’étant à l’intellect et à la volonté a été indiquée par Albert le Grand, mais elle est exposée clairement par Thomas d’Aquin qui lui accorde une importance suprême : « les choses sont d’une telle nature qu’elles ont une convenance avec l’esprit humain; l’esprit pour sa part est ordonné aux choses; les choses ne sont pas opaques, dénuées de sens, neutres, mauvaises ou hostiles, mais riches en contenu, accessibles, bonnes et accueillantes »768. En ce qui concerne le beau et le bon, ils sont pour lui la même chose dans le sujet mais ils diffèrent dans leur contenu conceptuel769. Il est propre au bien de rassasier notre désir quand nous l’atteignons, tandis qu’il est propre au beau de nous satisfaire quand il est connu. Le beau ajoute par conséquent quelque chose au bien, à savoir le fait d’être ordonné à la connaissance. On définit donc le bien comme ce qui comble notre appétit tandis que l’on définit le beau comme ce dont la connaissance nous réjouit. L’accomplissement du désir humain de connaissance se trouve dans l’intellect lui-même, puisque le savoir constitue le contenu intelligible des choses dans la personne qui connaît. Cela est différent en ce qui concerne la volonté, faculté du désir et de l’amour qui est attirée vers ce qui se trouve en dehors d’elle-même, à savoir aux choses représentées dans le savoir humain. La vérité est donc tout d’abord dans l’intellect, en tant que l’intellect est en accord avec ce qui est connu. Tout ce qui existe peut être connu de nous jusqu’à un certain point. En tant qu’ordonné à la volonté, l’étant est appelé bon; en tant qu’ordonné à l’intellect, il est appelé vrai. Pour saint Thomas, le transcendantal vrai est lié sans plus et immédiatement à l’étant alors que le transcendantal bon est consécutif à l’étant en tant que celui-ci est parfait. Le transcendantal vrai réfère à la connaissance, la propriété de l’étant qu’est sa bonté réfère à l’appétit. De Bruyne est tenté de dire, à l’encontre de l’interprétation de Maritain, que l’acte de la connaissance peut produire le sentiment du beau. Sur ce point, il exagère l’opposition qui existe entre Albert le Grand et Thomas d’Aquin. Or, celui-ci distingue avec soin les différentes joies psychiques, morales, esthétiques, extérieures, et d’autre part les plaisirs corporels. Ceux-ci ne sont pas étrangers à l’esthétique, et même la beauté sexuelle s’y rattache770. 4 MARITAIN ET LES TRANSCENDANTAUX : POESIE ET BEAUTE Maritain intègre tous ces aspects sans s’y arrêter ni même les développer. « L’homme est un animal qui se nourrit de transcendantaux » écrit-il dans Antimoderne. Quant à la beauté, il l’inclut dans sa table des transcendantaux et à priori, il est dans la plus stricte orthodoxie : « Au point de vue plus doctrinal, M. Jacques Maritain tient le beau pour transcendantal, au même titre que le vrai et le 765 Ibid. Philipe (M. D.), « L’esthétique de Jacques Maritain », Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome XLI, 1957, p. 246. 767 Elders ( L. J.), La métaphysique de saint Thomas, op. cit., p. 75. 768 Ibid. 769 Reprenant par là l’apport des commentateurs arabes. 770 Lemoine (M.), op. cit., p. 658. 766 150 bien »771. Dans Art et Scolastique, il aborde la question de façon charmante, dans une note détaillée d’une invraisemblable longueur, évoquée au chapitre I. Il y expose ses arguments en faveur de la transcendantalité du Beau, arguments étayés par des textes thomistes. Mais c’est dans le chapitre V de l’Intuition créatrice qu’il expose les problématiques liées à la beauté d’abord, puis à la beauté dans ses rapports avec la poésie. On trouve un résumé doctrinal de la notion de beauté chez saint Thomas, l’élucidation des rapports de la poésie et la beauté et surtout la définition célèbre qui a fait réagir U. Eco. La première question qu’il évoque, pose et résout, c’est celle du statut de la beauté. On peut d’après lui déduire du Théétète et du Banquet que la beauté fait partie des transcendantaux, tandis qu’Aristote l’omet dans son énumération. Ainsi ont fait, après lui, les listes traditionnelles dans les écoles médiévales, mais il ne fait pas de doute pour lui que la beauté fait partie de transcendantaux et que saint Thomas l’incluait dans la liste772. Il lance alors une définition qu’U. Eco a jugée des plus importantes et qui alors avait suscité parmi les thomistes un grand succès : elle est la splendor formae :« la splendeur de la forme, disons la splendeur des secrets de l’être rayonnant dans l’intelligence »773. Et il ajoute la formule qui a eu tant de succès et qui a donné de l’urticaire à U. Eco : « On peut dire que la beauté est la splendeur de tous les transcendantaux réunis »774. Elles sont toutes deux importantes car elles trahissent le statut de la beauté dans la philosophie de Maritain : splendeur des transcendantaux réunis, elles les intègrent en elles. En tant que rayonnement des secrets de l’être, en tant qu’elle traduit cette « radioactivité », elle traduit son lien avec l’être. Or, l’être est un surtranscendantal. Objet pour l’art, signe pour la beauté : ce qui impliquerait que l’antinomie entre l’objet et le signe est structurelle. Le caractère transcendantal de la beauté est un signe de son intrinsèque spiritualité, et donc de la spiritualité de l’art. « C’est là un signe de sa propre spiritualité et de l’indestructible parenté que la beauté, même la beauté esthétique, entretient avec le royaume de l’intelligence, auquel elle appartient et où elle s’enracine »775. Selon Eco, cette définition (la seconde) offre des particularités curieuses : elle n’a pas de précédents repérables chez Thomas d’Aquin ni chez les néo-thomistes. Eternel reproche de ne pas suivre saint Thomas. Jamais effectivement n’a été mise en œuvre une distinction qui, au lieu de mettre en place le Beau à côté des autres transcendantaux, l’ait considéré comme le resplendissement émanant de tous. Mais de fait, c’est vers Albert le Grand qu’il faut se tourner. Le resplendissement métaphysique de la beauté est comme le corrélatif de la forme. En fait, Albert le Grand en formule la première approximation: « la splendeur de la forme substantielle ou accidentelle sur des parties matérielles qui sont proportionnées ou délimitées »776. Pour lui, « cette proportion des parties constitue l’élément matériel de la beauté, alors que la splendeur en est la composante formelle »777. Il fonde la problématique du beau sur une conception aristotélique de la forme, mais il ignore la dialectique du contemplant au contemplé. Et il ignore aussi que dans cette dialectique, si l’être est nécessairement intelligible en soi, il ne l’est que « possiblement » pour nous et toujours dans la contingence matérielle. Les Scolastiques distinguaient en effet trois catégories de l’être. L’être nécessaire, l’être possible et l’être contingent. Quant au néant, ils n’ont pas vu qu’il appartient aussi à l’être. Le néant n’a en effet aucune existence sinon logique. Mais cette inexistence est capitale pour comprendre une structure d’ensemble et les relations qu’entretiennent les quatre catégories778. La définition de Maritain confère au beau et très clairement un statut qui est au-delà des autres transcendantaux. Elle en fait un « hypertranscendantal » ou surtranscendantal. U. Eco ne discute pas seulement la définition de Maritain concernant d’une part le beau , il lui reproche d’avoir fait de la visio esthétique de Thomas une intuition. Sa critique se fonde principalement sur l’aspect perceptif du schème d’analyse. Cette visio esthétique est certes de nature intellectuelle et à ce titre le même processus s’applique à elle. On l’a vu dans cette parenté spirituelle entre l’intuition de l’être et l’intuition poétique – et sans doute la poésie moderne perçoit mieux que jamais cette essentielle proximité de l’être et de la poésie –. Le paradoxe que souligne Maritain et qu’il va développer dans 771 Pouillon (N.), « La beauté, propriété transcendantale », art. cit., p. 264. Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 300, note de bas de page. Art et Scolastique, note 66. 773 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 299. 774 Idem, p. 300. 775 Idem, p. 304. 776 La splendeur de la forme (splendor formae) qui est le terme à l’origine de la première définition de Maritain, n’est pas identifié. On l’attribue à Albert ou à Thomas. 777 Elders (L. J.), op. cit., p. 162. 778 Sur ces questions, le lecteur se reportera à l’ouvrage de Jean-François Froger et Robert Lutz, Structure de la connaissance, op. cit. 772 151 l’Intuition créatrice est le suivant. C’est à travers les sens que l’intellect sera mis en contact avec le beau, car les sens sont seuls à posséder cette intuitivité requise par la perception du beau. Mais dans cette opération l’intellect ne fournit pas d’effort abstractif. Il n’abstrait pas de sensible, il ne laisse pas le discursus rationnel faute de quoi il perd le contact avec cette joie esthétique qui ressemble par certains côtés à la fruitio de l’absolu de l’expérience mystique. La joie esthétique est précisément ce repos de l’intelligence qui « boit la clarté de l’être » et s’en délecte. La contemplation esthétique est à la fois intellectuelle et pourtant l’appréhension de l’intelligible se produit sans abstraction. La question que se pose Eco est la suivante: existe t-il chez saint Thomas un « sens intelligencié », ce sens que Maritain postule ou qu’il a « inventé »? Chez Thomas il y a une intuition liée à un contact immédiat du sens avec telle nature sensible de l’objet et il y un contact entre l’intellect et ce qui lui est procuré par les sens qui aboutit à une opération abstractive et grâce auquel la species intelligible s’y trouve imprimée, inscrite dans l’intellect possible pour s’y transformer en concept : verbum cordis. Le sens apporte la connaissance intuitive du sensible, l’intellect la connaissance de l’universel : la visio, une vision immédiate et directe de la species de l’objet. Pour Eco l’intuition de Maritain est une notion moderne qui demeure étrangère à la construction thomiste. Accepter le fait que le Beau soit une fulguration de l’intelligence sur une matière intelligemment disposée impliquerait un rejet de la connaissance intellectuelle abstractive. Saisir l’intelligible au sein du sensible sans aucun effort abstractif est une opération qui selon lui n’existe pas chez Thomas. Ou plutôt, oui, elle existe mais chez les Anges. L’angélologie fait partie du thomisme, et de la philosophie, ce n’est pas seulement une question de la théologie779. L’ordre de créatures en qui se trouve réalisé le plus haut degré de perfection créé est celui des purs esprits, auxquels on donne communément le nom d’anges. L’origine première de la connaissance est la même pour les anges et pour les hommes. Dans les deux cas, ce sont des illuminations divines qui viennent éclairer les créatures. Mais la nature de l’être conféré aux anges entraînant un mode de connaissance original, ils perçoivent ces illuminations différemment. De plus, tandis que les hommes extraient du sensible l’intelligible qu’il recèle, les anges le perçoivent directement dans sa pureté intelligible. Seuls ils ont une vision intuitive des essences. Ils ne reçoivent rien des choses que pourtant ils connaissent, contrairement à nous qui recevons des choses ils tiennent de Dieu toute leur connaissance, grâce aux idées infuses, species innatae, tandis que nous tenons nos connaissances des sens et de la species impressa. Rien de semblable à l’abstraction par laquelle l’homme découvre l’intelligible enfoui dans le sensible. Par eux, intelligences naturellement pleines d’essences intelligibles, la connaissance descend progressivement de Dieu, source de toute lumière aux hommes que nous voyons quêter et recueillir l’intelligible multiplié dans le sensible, jusqu’à ce que son rayon vienne enfin s’emprisonner dans la matière sous forme de finalité. La species angélique est une participation dérivée de Dieu dans les purs esprits depuis l’instant de leur création, au contraire des species abstraites. Elles font savoir à l’intellect de l’ange à la fois sur l’essentialité comme sur l’existentialité de la chose connue, jusqu’au singulier lui-même et au contingent lui-même, embrassés ou subsumés dans l’universalité propre à chacune d’elles780. Saint Thomas soutient que les anges ont des communications entre eux, – les intelligences supérieures illuminent les intelligences inférieures – et ils illuminent l’intelligence humaine. C’est la grande question de l’illumination angélique. La seule explication satisfaisante – élaborée tardivement par Maritain, au soir de sa vie – est la suivante. Si lié qu’il soit par la matière – dont il reçoit tout –, l’homme est ouvert par le haut à l’action exercée par un esprit. Alors, sous la motion divine, « l’ange imprime dans le supraconscient de l’esprit une détermination intelligentielle qui sans être une species impressa à la manière de celles qui nous viennent par les sens, se trouve elle aussi reçue sous une action du dehors »781. L’ange doit cependant proportionner sa conception à l’esprit humain, infiniment moins puissant. Il la jusqu’à en faire une simple étincelle d’intelligibilité en acte, une appréhension intuitive informulée fécondant l’intelligence. Dans cette perspective, la théorie de l’inspiration peut se décrire comme suit : l’ange exerce cette fois sous la motion divine une action sur un autre esprit – humain – dans l’ordre de la causalité efficiente, et ce germe fécondant l’intelligence s’imprime dans le supra-conscient de 779 Gilson (E.), Le thomisme, chap. II. Thomas d’Aquin Somme Théologique, Prima pars, volume 4, les Anges, Q. 50 à 64, traduit par Ch. V. Héris et H. Coquelle, 1953. 780 Maritain (J.), Approches sans entraves, op. cit., chap. XIII, §III, « Les anges et l’ordre de l’univers », pp. 880 sq.. Mais aussi La philosophie bergsonienne, p. 245. 781 Maritain (J.), Approches sans entraves, op. cit,. p. 888. 152 l’esprit humain, d’où il passe dans la conscience sous forme de verbe mental – un énoncé conceptuel – exprimant cette intuition ou inspiration. « Une « idée » qui dérivant d’une connaissance par instinct ou connaturalité supra-consciente et jaillissant à l’improviste dans la conscience pour éclairer l’esprit et y lever un voile, – c’està-dire, d’une part, du côté de l’objet, quelque chose de présenté à la conscience dans une species imaginative ou conceptuelle, d’autre part, du côté du sujet, un lumen qui fait saisir à l’intellect la vérité de ce qui lui est ainsi montré, tout cela en un éclair –, c’est ce qu’on appelle en général une inspiration, qu’elle naisse naturellement en nous comme en d’innombrables cas (et pas seulement chez les poètes) ou qu’elle vienne d’en haut comme dans le cas qui nous occupe à présent »782. Le lumen se conçoit alors comme la lumière toute naturelle de l’intuitivité de l’esprit. L’éclair jailli dans le supraconscient provient alors d’une connaissance par connaturalité trop haute et trop pure pour être consciemment saisie. Il descend ensuite dans la conscience, où la connaissance prendra forme en idées ou en images, puis en paroles. Ou bien dans l’œuvre. 5 LA QUESTION DES SENS : BEAUTE ESTHETIQUE ET BEAUTE TRANSCENDANTALE La beauté est donc transcendantale et même surtranscendantale. Soit. Il faut alors affronter deux problèmes. Le premier est lié à la présence des sens dans la perception esthétique. Le second en découle, c’est la question du laid. Le premier problème n’a pas échappé aux grands aïeuls. Mais ils l’englobent dans une perspective plus large. Pour Socrate, il n’y a que deux grandes orientations possibles, il les expose dans le Philèbe : le plaisir ou la sagesse, celle-ci vient faire obstacle à l’infini de celui-là. Le dialogue entre Socrate et Philèbe porte sur la question de savoir pour lequel des deux opter. En ayant la joie proclame Philèbe, j’aurais tout. « Voire » répond Socrate le daïmon sur l’épaule et sa maïeutique à l’appui. Il n’est pas anodin de signaler que la divinité qui d’après Philèbe s’appelle Aphrodite a pour nom secret : plaisir 783. Pour les Scolastiques, solidaires des options de la basse Antiquité, la beauté consiste en connaissance intuitive et en délectation, elle est source de joie. Pour saint Thomas, la beauté est ce qui plaît et l’acte intellectif s’accomplit dans un acte de jouissance. Première difficulté : comment jouir sans convoitise ? Nous connaissons par les sens nécessairement impliqués dans la perception de la beauté, qui est la beauté la plus naturellement proportionné à l’esprit humain – car le sens dit Thomas est une sorte de logos. En tant que tel, il implique un principe structurant et ordonnateur, voire proportionnant. Jusqu’à Umberto Eco, on n’a pas prêté, semble-t-il, une grande attention à la dimension affective de l’activité esthétique chez saint Thomas d’Aquin. Sans doute parce que, si l’on suit la distinction de Maritain, par sensibilité saint Thomas est du côté de l’objet, plus que du côté des « confortations subjectives ». Pourtant, Thomas d’Aquin distingue avec soin les différentes joies psychiques, morales, esthétiques, extérieures, et d’autre part, les plaisirs corporels. C’est parce que les hommes du Moyen Age éprouvent avec une intensité très grande les sollicitations des plaisirs de la vie sensible que l’ascétisme est la réponse à cette tension entre une réactivité accrue aux choses terrestres et l’orientation vers le surnaturel. Le plaisir désintéressé veut dire un plaisir qui est une fin en soi, et qui n’est pas associé à l’assouvissement de besoins animaux ni à quelque préoccupation de type utilitariste. Ceux-ci ne sont pas étrangers à l’esthétique, et même la beauté sexuelle s’y rattache. C’est en débattant au sujet de la tempérance que Thomas d’Aquin aborde le problème784. L’œuvre d’art produite en vue du seul plaisir n’est pas condamnable. Le jeu donne à l’âme le repos dont elle a besoin. On peut en user moyennant les convenances dictées par la raison et par la vertu de tempérance. Thomas approuve Aristote qui estime que le défaut de jeu est un vice. Maritain reconnaît aux Surréalistes d’avoir été les prophètes d’un phénomène moderne : la répudiation de la beauté. Ils l’ont congédié pour l’amour de la connaissance magique tandis que le monde 782 Idem, p. 889. Platon, Philèbe, in O.C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, volume II, p. 550. 784 Pour la question de la possibilité d’un plaisir esthétique, le lecteur se reportera à l’ouvrage d’U. Eco, p. 30 sq, Le problème esthétique dans la culture médiévale, op. cit.. Saint Thomas consacre deux volumes de la Somme à cette vertu essentielle dans l’économie de l’âme. Sagesse, justice, tempérance et courage sont les quatre vertus consacrées par la tradition. La sagesse va se spécifier en prudence, dont on a vu toute la place dans l’économie générale de l’Agir. 783 153 moderne, avec infiniment plus de succès, congédie la beauté au profit des travaux forcés. C’est au nom de la beauté qu’il se livre à une critique féroce du monde moderne : « L’une des orientations vicieuses qui avilissent notre civilisation industrielle est une sorte d’ascétisme au service de l’utile, une sorte de mortification impie qui ne tend à aucune vie supérieure. Les hommes sont encore capables d’excitation et de délassement, mais ils sont presque complètement privés de tout plaisir et repos de l’âme – vie qui paraîtrait insensée même aux grands matérialistes de l’Antiquité »785. On ne peut vivre sans délectation, Il ne reste alors pour ressource aux sens privés de ces jouissances qui leur sont nécessaires – et qui sont nécessaires à l’esprit – que les arts et le plaisir qui satisfont la curiosité brute, l’appétit brutal, la curiosité morbide. Alcool, drogues, et jusqu’au culte de la Vénus charnelle apparaissent à Maritain comme autant de plaisirs compensatoires de ce sens frustré qu’est le sens de la beauté, à la fois intellect et sensibilité. La nature singulière du plaisir esthétique se traduit aussi dans les sens engagés. Tandis que chez les animaux, le plaisir procuré par chaque sens implique un rapport nécessaire avec le toucher (et par conséquent avec les besoins naturels), il n’y a que chez l’homme qu’existe la possibilité d’un plaisir tout à fait distinct de la satisfaction tactile : et c’est le plaisir esthétique. Ce plaisir pose bien entendu un ensemble de questions redoutables. Le principe qui gouverne la vie sensitive, la vie de l’appétit sensible, c’est l’amour. Saint Augustin, fin psychologue, mettait l’amour à la racine de toutes les passions. Saint Thomas distingue l’affectivité réglée selon la raison – l’amour qui porte vers une chose en vertu du fait qu’elle nous convient – et l’affectivité réglée selon la passion sensible – l’amour sensitif, nécessairement réglé par une affection –. C’est l’appétit sensitif qui explique qu’il y a dans l’homme une espèce d’amour qui est d’ordre purement animal, amour exclusivement charnel et intimement lié aux sens voire exclusivement gouverné par l’attrait des sens. Parce que, de par sa nature même, le beau est délectable, il meut le désir et produit l’amour. C’est pourquoi c’est à Vénus que revient la victoire, pour le malheur des Troyens. Si la beauté d’Hélène est l’origine terrestre de la Guerre de Troie, l’origine divine en est « l’étourderie trifonctionnelle » du prince berger sommé de choisir entre les trois déesses. En choisissant Vénus, Pâris signifie par là combien la beauté est prise dans les sens, et les liens secrets qui unissent le plaisir esthétique et la volupté. Il signifie qu’il est esclave de l’appétit dans le choix qu’il fait et qui coûtera bien cher aux siens. Comme le note Georges Dumézil : « Homère (…) a connu le jugement de Paris et les conduites qu’il attribue aux trois déesses dans la colère d’Achille prouvent qu’il en comprenait les conséquences démesurées » 786. La femme se présente ainsi comme le lieu naturel de la beauté, voire de la volupté. La notion de beauté n’est pas significative chez Aristote, elle n’apparaît que dans la distinction des arts de l’utile et des arts du beau. Dans le premier cas, l’art est ordonné aux exigences de la vie matérielle de l’homme, dans le second, il est ordonné à la beauté. Aristote autant que Platon prend en compte le plaisir que procurent les œuvres d’art, mais il n’en tire pas les mêmes conséquences politiques. Il distingue en particulier le plaisir esthétique du plaisir sensuel. Distinction que Cicéron analysera également. Et que saint Thomas reprendra. Ernst Gombrich la décrit avec beaucoup de finesse. Dans un passage connu787, Cicéron décrit les limites de l’attrait sensuel à partir de l’analyse des frontières entre le dégoût et le goût. « Ce qu’analyse Cicéron c’est précisément la relation complexe entre la satisfaction immédiate et le plaisir esthétique. Il y a des impressions qui apportent une satisfaction immédiate aux sens, par exemple ce qui est doux, ce qui brille ou bien les formes les plus simples du rythme musical. Mais c’est aussi un fait psychologique que cette satisfaction immédiate et le plaisir esthétique peuvent conduire tout ensemble au dégoût »788. 785 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 337. Dumézil (G.), Eribon (D.), Entretiens avec Georges Dumézil, Paris, Folio, Essais, Gallimard, 1987, p. 165. 787 De l’orateur, livre III, xxix, Les Belles-Lettres, p. 96-99. « Il est difficile en effet de dire quelle est précisément la raison pour laquelle les objets qui donnent le plus de plaisir à nos sens, et au premier contact les touchent les plus profondément, sont également ceux dont nous nous écartons par une sorte de dégoût dû à la satiété. Combien les tableaux des peintres contemporains, grâce à la beauté et à la variété des couleurs, sont-ils pour la plupart, plus fleuris que les tableaux des maîtres anciens ! Pourtant, même s’ils nous ont séduits au premier coup d’œil, ils cessent assez vite de nous donner du plaisir, alors que devant les tableaux des maîtres anciens, nous sommes retenus par leur caractère brut et archaïque. (…). Il est possible de faire le même constat pour tous les autres sens ». Gombrich (E.H)., Eribon (D.), Ce que l’image nous dit, Entretiens sur l’art et sur la science, Paris, éd. Adam Biro, 1991, p. 173-174. La traduction est de Didier Eribon, moins pompeuse que celle de l’édition des Belles-Lettres. 788 Ibid. 786 154 La physiologie du goût conduit inévitablement à la question du laid, à ce qui offusque le goût. Au point de vue de Sirius, on peut douter qu’il y ait une quelconque perception de la beauté. Au regard de Dieu, tout ce qui existe est beau dans la mesure où tout ce qui existe participe à l’être. Ce que Dieu contemple, c’est la beauté transcendantale qui imprègne tout existant. Ce n’est pas la beauté que nos sens perçoivent. Le beau est ce qui, étant vu, plaît. Le laid est ce qui étant vu, déplaît. Comment résoudre le problème, c’est-à-dire inclure le laid – et tout ce qui se décline autour du laid dans le champ de l’art –. La question du sens en esthétique pose la question du laid et le pose avec une force d’autant plus extrême qu’elle ne se débarrasse pas facilement de ses enjeux éthiques, sans doute parce que « c’est la vie cachée de l’homme avec ses passions ses péchés et ses vices, pris à l’état latent dépourvu de tout masque et de tout travestissement, et montré par l’artiste dans sa vérité hideuse, sans souci de sublimation »789. « Il y a quelque chose à dire sur la laideur dans l’art » disait A. Malraux790. Il faut pour Maritain, introduire une autre idée et contre-distinguer l’idée de beauté esthétique et de beauté transcendantale. L’une est la beauté comme faisant face au seul intellect, l’autre est la beauté comme faisant face à l’intellect et au sens agissant ensemble dans un acte unique791. Les catégories du Laid, du Monstrueux, du Révoltant, du Répugnant, de l’Ignoble, de l’Immonde, de l’Abject, et bien sur, de l’Obscène sont des catégories de l’existence comme l’a souligné justement Jean-Paul Sartre… Pour rendre compte de la division instinctive des choses en catégorie du beau et du laid l’intelligence a deux choix : nier cette distinction et les choses ne peuvent plus s’analyser selon cette catégorisation « instinctive », – ce qui semble être le choix contemporain – chercher ou construire de nouvelles catégories qui rendent compte des choses en dehors de la perception du beau et du laid. Pris dans cette contradiction, l’art comme la philosophie entreprend de résoudre ce dilemme et de surmonter cette division invincible entre beauté et laideur, en résorbant la laideur dans une espèce de la beauté, et en nous transportant au-delà du beau (esthétique) et du laid 792. Cet effort, il revient à Baudelaire de l’avoir théorisé, et d’avoir tenté de le résoudre. En distinguant la beauté esthétique de la beauté transcendantale, et en faisant de la première une province de la beauté esthétique où les sens et la perception sensible jouent un rôle essentiel, et dans laquelle par suite toutes choses ne sont pas belles, les scolastiques trouvent une résolution à la question. La beauté esthétique est non pas toute la beauté mais une détermination de la beauté transcendantale. Sans doute bien des choses sont laides ou répugnantes et nuisibles à l’homme. Mais toutes ne le sont pas… Si elles sont laides, répugnantes ou nauséeuses, c’est qu’elles choquent la proportion interne ou l’harmonie du sens lui-même. La beauté spirituelle consiste dans le fait que le discours et l’agissement humain sont proportionnés en fonction d’un resplendissement de la raison. L’agissement intempérant n’indique plus un organisme structuré et où il s’affirme dans son déploiement comme norme valable pour un tout. C’est ainsi qu’éthique et esthétique consonent et que le lien essentiel qu’au niveau métaphysique, les Scolastiques – mais avant eux les Stoïciens, avaient établi – se projette dans la champ de la vie humaine, dans ses figures renversées, dans ses carences aussi. Mais c’est en vertu de son caractère transcendantal que la beauté nous attire vers les sources de l’être, dans leur essentialité comme dans leur existentialité. La matière visible transmet d’innombrables messages susceptibles d’être saisis dans et par cet éveil de la subjectivité créatrice, « selon n’importe quelle direction dans laquelle un acte de communication spirituelle avec les Choses peut être accompli ». Mais ces messages multiples ne « sont exprimables qu’en refondant ces Choses dans une nouvelle structure visible 793» : l’œuvre . Ces deux étranges compagnons que sont l’art et la poésie, « tendent à un absolu » qui est « la beauté à atteindre dans une œuvre »794 . « Il y a dans l’activité créatrice un conflit, une guerre qui semble insurmontable : l’art est en guerre avec la beauté, la beauté en guerre avec l’homme. L’art veut fabriquer un objet, la beauté veut que par cet objet fait de matériaux sensibles passe infiniment plus que lui, rayons invisibles 789 Lydie Krestovsky, Le laid dans l’art à travers les âges, Paris, Seuil, 1947, p. 40. Malraux résout très différemment la question du statut du Beau. Il formule la genèse du beau idéal comme le fruit d’une esthétique qui exigeait pourtant moins la peinture de beaux objets que celle d’objets imaginaires qui devenus réels, auraient été beaux. D’où le beau idéal » (ou beau rationnel). Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 21. 791 Maritain (J.) L’Intuition créatrice, op. cit., p. 302. 792 Idem, p. 303-304. 793 Idem, p. 141. 794 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 149. 790 155 de l’être. L’objet est une fin pour l’art, il est un signe pour la beauté (…); la beauté révèle dans l’objet l’abîme de l’être »795. Il reste à voir par quels moyens conceptuels, on peut rendre compte de la beauté dans l’œuvre. 795 « Sur la musique d’Arthur Lourié », op. cit., p. 1060. 156 CHAPITRE II – LA STRUCTURE SPIRITUELLE DE L’ŒUVRE Système esthétique, cosmos, plérôme, ou fractale 1 LA GENESE DE L’ŒUVRE : LES TERNAIRES Les esthéticiens se partagent entre trois attitudes : la contemplation muette, la description positive, l’explication métaphysique. Le Moyen Age éprouvait pour la troisième attitude une évidente prédilection. Mais il ignorait pas pour autant la contemplation muette. Bien au contraire, il la nommait : fruition. Sans doute, comme le formule fort joliment Gérard Genette, « Mille tonnerres » est-il le jugement le plus approprié pour un chef d’œuvre796. Mais on s’attend généralement à un peu plus d’imagination de la part de la critique d’art quitte à lui pardonner son exégèse souvent bavarde : des éléments fondés en sensibilité par exemple pour un jugement appréciatif, à défaut d’une théorie générale de l’art que plus personne aujourd’hui ne se risquerait à entreprendre. Dans l’esthétique médiévale, la beauté du monde sensible se manifeste sous trois aspects qui se combinent davantage qu’ils ne se superposent : les formes sensibles telles qu’elles se présentent à notre perception ou à la conceptualisation scientifique ; le monde spirituel exprimé dans l’allégorisme de la nature, ou dans l’âme se révélant à elle-même. Maritain renouvelle profondément ce schéma en intégrant dans la perception esthétique et à la racine de l’acte créateur les formes sensibles et l’âme, qui composent une unité substantielle et une sorte de nouveau « logos ». La beauté du monde sensible ne se manifeste pas sous le double aspect des formes sensibles et des concepts, (soit notions mathématiques du nombre et de la proportion, soit idées philosophiques d’essence et de cause, soit notions bibliques de « nombre, poids et mesure ») : elle est d’emblée perçue comme force intégrante, énergie et lumière. Ce que fait l’artiste doit ressembler à « quelqu’un des sens cachés dont Dieu voit briller l’iris sur le cou des créatures, – et par là même ressemblera aussi à l’esprit créé qui a discerné à sa façon cette couleur invisible »797. L’œuvre est le reflet, l’épiphanie d’une unité indissoluble de la subjectivité créatrice et de la connaissance capturée et en quelque sorte « enfermée » dans l’œuvre, et qui en devient le secret scellé, mais secret animé, secret qui s’avoue en se murmurant. Le mystère de l’œuvre est un surintelligible. En projetant tout un ensemble de notions systématisées dans une vision de l’œuvre, Maritain élabore ainsi une esthétique qui rappelle l’esthétique des Chartrains et qui à n’en pas douter eût fait bondir l’orthodoxie thomiste si elle en avait eu connaissance. Elle a manifestement fermé les yeux sur tant d’originale ferveur. L’œuvre, pour Maritain, avant d’être forme, avant d’être objet, avant d’être signe, (et il y a antinomie entre l’objet et le signe) l’œuvre est une structure. C’est dans la vision d’un ordre au-delà du créable que Maritain fonde la structure spirituelle de l’œuvre : « Il est un ordre spirituel, métaphysique, d’au-delà de la nature sensible, où vit non seulement le métaphysicien mais le poète, et qui est au- dessus de toute la machine et de toutes les lois de l’univers des corps »798. L’intuition créatrice ou poétique est la clé de l’œuvre. Cette vie que l’œuvre porte en elle-même est la vie même de l’intuition créatrice, de ce « don qu’elle apporte du ciel de l’âme » et qui aura fructifié dans l’œuvre. Ce passage dans l’œuvre, et de diverses manières, « selon que les virtualités contenues en elle viendront à s’actualiser en se réfléchissant dans l’univers mental du poète aux prises avec la matière »799 voilà ce dont il va essayer de rendre compte en faisant appel à deux choses : l’essentielle analogicité de l’être et tous les outils conceptuels dont il disposait, pourvu qu’ils aient quelque pertinence. A l’analyse des sources spirituelles en l’homme – le mystère de l’intuition créatrice –, fait pendant l’analyse des sources spirituelles de l’œuvre que Maritain entreprend au chapitre IX de l’Intuition créatrice. Par sources spirituelles, il entend deux choses : le lieu où s’origine l’œuvre dans l’esprit du poète – ce supraconscient de l’esprit – et les constitutifs de sa structure poétique. Certes, il ne cache 796 Figures V, Paris, éd. Du Seuil, « coll. Poétique », 2002, p. 55. Et bien sûr toute autre exclamation jugée suffisamment expressive. 797 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 699. 798 Maritain (J.), Les Degrés du savoir, op. cit., p. 722. Les deux ordres de l’être et de l’esprit sont différents. 799 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 228. 157 pas « le caractère approximatif et exploratoire des vues avancées »800. C’est effectivement la partie de son esthétique la plus obscure et la plus aventureuse où il s’agit moins de rendre compte de l’effet de l’œuvre que de ce qui authentifie cette énigmatique puissance obscurément à l’œuvre dans le créateur : « cette vie étrange que l’œuvre porte en elle-même »801 et que Malraux voulait analyser. Le système esthétique esquissé par Maritain rappelle non pas saint Thomas mais Albert le Grand. Comme dans le système esthétique de saint Albert, la structure spirituelle de l’œuvre se construit en concepts de plus en plus compliqués pour s’achever en une philosophie de la vie créatrice de l’esprit. Il faut, pour expliquer un être selon Albert, d’abord un certain nombre de principes constitutifs, ensuite une inclination de ces principes à l’existence, enfin un accord de ces principes. Toute chose dit Albert, est d’abord en elle-même, elle se déploie ensuite en activité vers le dehors ; elle s’intègre enfin à la vie spirituelle de l’homme. L’esthétique d’Albert le Grand se fonde sur un ensemble de ternaires802 : une notion en appelle une autre et toutes deux se retrouvent dans une synthèse qui sert de base à une nouvelle triade où le même rythme se développe. A plusieurs étapes de cette ascension apparaissent des conceptions esthétiques qui deviennent explicites dans les ternaires suprêmes. Maritain y ajoute ceci que les ternaires fonctionnent selon l’essentielle analogicité de l’être. Il ne cherche pas à concilier les transcendantaux : la beauté de l’œuvre est une beauté immanente à l’œuvre fondée sur des rapports créés par la vie même de l’œuvre. Beauté et poésie – et la poésie est la vie secrète de l’œuvre – entretiennent des liens privilégiés. Elles sont dans une « relation de coégalité et de connaturalité qui les réfère au transcendantal qui est leur corrélatif et leur fin au-delà de toute fin »803. L’œuvre n’a nul besoin de sa manifester comme bonne, ni de se présenter comme une synthèse du vrai et du bien. Parce qu’il est un surtranscendantal, comme l’être, le beau dans l’esthétique de Maritain a une autonomie réelle contrairement à l’esthétique médiévale, autonomie par rapport au bien, donc par rapport à la sphère de la morale, autonomie par rapport au vrai, grâce au sens poétique antérieur au sens logique ou intelligible. La première idée fondatrice c’est que le développement de l’intuition créatrice correspond à trois états différents en raison des sphères spirituelles où elle agit. Voilà le premier ternaire… L’intuition créatrice a un monde propre : c’est celui de la nuit créatrice de la vie inconsciente, « l’abîme de l’invisible engendrant ». Intuition qui est le germe d’une connaissance, qui est une expérience, sans frontières intelligibles et qui s’étend en quelque sorte à l’infini. Dans ce premier état, elle se trouve à l’état pur, originel, dans son état de don natif, encore toute imprégnée de cette subjectivité qui est comme une « prégnance ». Considérée en elle-même l’intuition créatrice correspond au sens poétique. Au fur et à mesure que s’intensifie l’exercice de l’activité opérative – de la vertu d’art – l’intuition poétique avance dans le monde de la vision matutinale de l’intellect ou du logos naissant, inchoatif. Il y aurait ainsi dans l’œuvre – analogiquement à la loi de passage de régime magique au régime solaire, deux états différents. Dans ce régime de la vision matutinale, c’est le moment de l’émotion-créatrice. Puis, elle passe progressivement à une autre régime, où elle n’est plus dans son état connaturel, mais dans un état étranger, particulier à l’œuvre comme mentalement conçue, à l’œuvre comme pensée. Il semble qu’elle soit là dans l’état d’Idée créatrice. « L’idée créatrice est une forme intellectuelle, une matrice spirituelle, qui contient implicitement, dans son unité complexe la chose qui va être amenée à l’existence, pour la première fois peut-être »804. C’est le deuxième état de l’intuition poétique. Avant qu’elle ne pénètre dans la sphère de la vision de l’intellect à la lumière du jour, ou de logos fermé, dans la sphère spécifique de la vertu d’art. Là, elle est en l’état de l’œuvre en train de se faire. L’œuvre correspond ainsi aux trois stades de l’objet : le premier est celui de la formation, – l’intuition – le second en tant qu’il atteint sa structure, – l’idée formatrice – et le troisième en tant qu’il atteint l’épanouissement de l’être dans ses propriétés transcendantales, là où il peut resplendir et manifester la forme. Il y a deux « poussées créatrices », la poussée germinale, intérieure, la musique « des pulsions intuitives », et la seconde phase de l’expression, lorsque la raison conceptuelle fait valoir ses droits contre la raison d’avant la raison. La deuxième idée centrale est celle des trois valeurs intentionnelles de l’intuition créatrice ou de trois signes distincts qui signifient sa présence et qui témoignent visiblement d’un travail authentiquement créateur. Voilà le second ternaire. Trois valeurs intentionnelles seraient ainsi engendrées successivement par l’intuition créatrice : la mélodie ou sens poétique, l’action ou le thème 800 Idem, p. 224. Suares (G.), Entretiens, Malraux, celui qui vient, Paris Stock, 1974, p. 68. 802 De Bruyne (E.), op. cit., volume 2, pp. 485 sq. 803 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 333. On peut se demander s’il en est de même pour l’un et pour l’ordre. 804 Idem, p. 127. 801 158 qui en est la signification ou la projection, le nombre ou la structure harmonique. Elles sont l’analogué dans l’acte créateur de la procession divine. Elles sont actualisées ensemble dans toute œuvre d’art animée par un souffle assez puissant de poésie. Ces trois valeurs intentionnelles concernent tous les arts mais c’est dans la poésie d’expression verbale qu’elles trouvent leur expression la plus typique. Avec un goût des correspondances certain, mais qui demande de ne pas être figé, Maritain construit ainsi progressivement une sorte de « table des catégories ». A ces trois valeurs, il associe les trois composantes de la beauté chez saint Thomas : la clarté, l’intégrité et la consonance805. « L’analyse des sources spirituelles intérieures et des éléments qui constituent sa structure spirituelle permettrait de mettre en lumière l’analogie entre ces trois valeurs épiphaniques et les trois composantes de la beauté dégagées par Saint Thomas: le rayonnement ou clarté, l’intégrité dans l’action et la consonance dans le nombre ou la structure harmonique »806. Chacune de ces catégories ouvre une perspective. Intégrité, parce que l’intellect se plait dans la plénitude de l’être ; proportion ou consonance, parce que l’intellect se plaît dans l’ordre et l’unité ; rayonnement ou clarté parce que l’intellect se plaît dans la lumière ou dans ce qui, émanant des choses, fait que l’intelligence voit. L’Un, l’être et la lumière en tant qu’elle est source de l’acte intellectif, voilà encore un ternaire. La tradition esthétique médiévale développe une série807 de thèmes tels que la conception mathématique du beau – qui donne lieu à une esthétique de la proportion –-, une esthétique métaphysique de la lumière, une étude psychologique du phénomène visuel, et une idée de la forme comme splendeur et comme source de jouissance. Il faut donc analyser le lien entre le sens poétique et le rayonnement ou clarté, l’action et le thème avec l’intégrité et le nombre avec la structure harmonique, autrement dit la consonantia ou proportio. C’est en effet l’un des aspects les mieux connus et les plus célébres de l’esthétique thomiste que la définition des trois critères formels du beau : proportio, integritas et claritas. Les problématiques du Beau comme transcendantal les ont fait apparaître plus haut. Leur histoire est aussi complexe que celle des transcendantaux. Au début réticent à forger sur ce sujet des catégories particulières, le Moyen Age les a fait dériver de la triade dite « sapientiale » et rendue familière par Augustin, constituée par le modus, la species et l’ordo tenus pour des attributs du Bien, parfois du Beau, et critères de perfection. Triade qui interprétait le « numerus-mensura-pondus du Livre de la Sagesse ; « Toutes choses ont été faites dans le nombre, la mesure et le poids ». Saint Augustin greffe sur ces idées, soit modus, species, ordo, soit substantia, species, ratio, soit quod constat, quod congruit, quod discernit, soit verum, pulchrum, bonum. Pour Albert le Grand, toute forme se présente dans la perspective de la conscience humaine. Pour qu’une forme apparaisse comme objet à la conscience humaine, il faut qu’elle ait sa consistance propre, « quod constat », ensuite qu’elle soit adaptée aux facultés de l’homme, « quod congruit », enfin qu’elle apparaisse à l’intellect qui la discerne « quod discernit ». La forme postule ces trois conditions : à travers la mesure elle se détermine dans ses principes matériels et efficients, à travers le nombre (le dosage de ses éléments constitutifs) elle s’inscrit dans une espèce particulière, enfin par le biais d’une inclination elle opère selon qu’elle est disposée en vue d’une fin qui lui est propre. Ces trois critères se ramènent à différentes modalités de la proportion. Parvenue à un certain stade de maturation, et poussée sans doute par la réflexion sur les transcendantaux, la Scolastique ressentit la nécessité de mettre de l’ordre dans ces catégories. Albert le Grand réussit le tour de force étonnant d’une esthétique des ternaires ascendants. Thomas, fidèle à l’enseignement d’Albert le Grand, fait allusion à trois caractères de la beauté : la proportio, la claritas (qui remplace la suavitas augustinienne), la consonancia ou harmonie808. Les textes sont dans la Somme théologique. Des allusions à la claritas et la proportio figurent à maintes reprises dans la première et la deuxième partie de la Somme que Thomas reprend du Pseudo-Denys, mais que celui-ci mentionne dans une perspective plus cosmique. Mais on ne relève qu’un seul texte où il nous est proposé une désignation organique de la tirade. Voici l’énoncé de ce passage isolé par l’usage et la tradition et que Maritain ne pouvait pas ignorer: « La beauté requiert trois propriétés. En premier lieu, l’intégrité autrement dit l’achèvement : en effet les choses qui sont incomplètes sont, de ce fait, fort laides. Ensuite une proportio 805 Idem, p. 555. Ibid. Chez Saint Thomas, ce sont les trois éléments de la forme. 807 Plutôt que « succession » de thèmes comme le stipule U. Eco. 808 L’essentiel sur le sujet apparaît dans le chapitre X, tome 2, Edgar De Bruyne et U. Eco, chap. IV, le problème esthétique chez saint Thomas d’Aquin.. 806 159 convenable, autrement dit une harmonie (des parties entre elles). Et enfin, un éclat, en sorte qu’on déclare belles les choses qui possèdent une couleur qui resplendit »809. Thomas s’éloigne d’Albert. Il ne s’agit pas pour lui d’un moment dans la vie de la forme, mais de trois constitutifs transcendantaux qui régissent comme organiquement la forme comme telle, de l’intérieur, selon des lois métaphysiques. Maritain en ce sens reste thomiste. Il s’agit pour lui aussi de trouver le fondement objectif de la beauté dans le tissu formel de l’objet. Les trois principes sont juxtaposés, chacun de ces trois concepts est lié organiquement au concept de « forme », mais le principe unificateur est double, il est attribué d’une part à la forme, de l’autre, à l’attitude esthétique du sujet. On retrouve dans l’intuition l’idée d’un principe unificateur qui trouve son origine à la fois dans le créateur et dans la forme engendrée, à la mesure de la puissance créatrice de celui qui engendre. Et il s’agit d’engendrer dans la beauté, c’est-à-dire selon des lois métaphysiques que l’œuvre ne peut pas ne pas refléter. Dans son analyse des sources spirituelles intérieures Maritain postule une sorte d’essentielle analogicité de trois valeurs épiphaniques : la mélodie intérieure est associée à la clarté, le thème et l’action à l’intégrité (liée chez saint Thomas à la perfection), le nombre ou la structure harmonique fait apparaître principalement la proportion810. Il y a dans l’œuvre une double génération : le sens génère l’action qui à son tour génère le nombre. Ce progressif désengagement de la nuit créatrice peut ne pas s’effectuer sans troubles pour l’artiste, ni sans dangers pour l’œuvre qui connaît le danger de déprimer, d’errer. Dans la structure spirituelle du poème, à cause du passage d’une sphère à l’autre, et au fait que dans ce passage, le poème échappe à l’emprise de l’émotion poétique, il peut se diviser. C’est ainsi qu’il peut arriver aussi que l’action d’un poème trahisse son sens poétique. 2 SENS ET CLARITAS Le tout premier signe de l’intuition créatrice – qui ressortit à ce premier état, l’état germinatif pourrait-on dire – est une sorte de chant informulé qui se compose au fond de l’âme. Cette musique inaudible est l’expression germinale de l’intuition. Il s’agit du sens poétique : « Le sens poétique est au poème ce que l’âme est à l’homme : c’est l’intuition poétique elle-même communiquée à l’œuvre dans sa native, pure et immédiate efficacité »811. Le sens poétique est l’expression immédiate de l’intuition créatrice encore baignée « dans l’expression intuitive de la subjectivité »812. C’est aussi, si l’on s’en souvient l’un des trois élans de la quête poétique, dans sa ligne pure. Il est l’analogué dans l’œuvre de cette subjectivité à laquelle l’homme est inévitablement éveillé lorsqu’il s’éveille à l’intuition de l’être, et qui se traduit par la « conscience du déroulement des états de conscience, des opérations, rêveries, souvenirs, actes, conscience sous-tendue elle-même par une connaissance virtuelle et ineffable, existentielle et vitale de la totalité immanente à chacune de ses parties, et baignant dans la lumière diffuse, la fraîcheur unique et l’espèce de connivence maternelle qui émane de la subjectivité, non pas connue, mais sentie comme une nuit enveloppante et propice »813. L’intuition poétique a ceci de commun avec l’intuition de l’être que l’expérience de cette subjectivité créatrice fécondée – presque obombrée – n’est pas atteignable et exprimable par l’introspection. Pour le musicien, elle vient à la conscience comme enveloppée dans la musicalité de l’expérience créatrice. Pour le peintre, elle est absorbée par les yeux814. Le sens poétique s’imprime dans la même sorte de nuit enveloppante que celle où tous nos actes sont immergés, dans cette atmosphère maternelle, émanant de la subjectivité et qui signe en nous la présence d’une nuit primévale décrite plus haut. Mais il est aussi la « communicabilité intuitive du poème et son pouvoir d’enchanter l’intellect ». Le sens, comme la mélodie est une sorte de « chose en soi ». 809 Eco (U), Le problème esthétique chez saint Thomas d’Aquin,, op. cit., p. 82. « Ad pulchritudinem tria requiruntur. Primo quidem integritas, sive perfectio: quae enim diminuta sunt, hoc imso turpia sunt », Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 39, a. 8. 810 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 555. 811 Idem, p. 423. 812 Idem, p. 379. 813 Court traité, op. cit., p. 73. 814 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 414. 160 Les trois épiphanies de l’intuition créatrice, ces trois valeurs ne sont pas des transcendantaux. Ils sont bien plutôt comme trois mouvements qui produisent musique et lumière, portent l’œuvre à son accomplissement structurel et enfin s’épanouissent en « grandeur ». « Le poète essaie de donner forme à une expérience où ses émotions, son savoir, ses souvenirs, ses observations, ses rêves et ses pensées se combinent selon des proportions changeantes qui entraînent des différences de tension et de densité selon le déroulement de l’œuvre. Une telle poésie suppose que l’homme ne se divise pas en fragments étiquetables ; on n’y trouvera pas de pages où il calcule et d’autres où il chante : la pensée se fait chantante, l’inspiration hésite et médite »815. C’est dans le sens poétique que réside la valeur intentionnelle fondamentale du poème. Il en est la forme, tandis que l’action et le nombre en sont des propriétés, c’est-à-dire qu’il constitue avec le poème une unité vitale. Il renvoie au transcendantal « un ». De même que l’un en tant que structure serait le sceau du créé dans la subsistence, le sens poétique est comme « le sceau ontologique de l’unité »816. Il est même la mélodie secrète du poème. Le poème offre immédiatement après la musique la plus grande possibilité de magie à cause de la suprématie en lui du sens poétique sur le sens intelligible. Il n’a pas pour but (contrairement à un texte d’information) de signifier un ensemble déterminé de choses mais bien au-delà de ces choses, c’est l’éclair de réalité capturée dans le mystère du monde qui est la vraie signification du poème, et dont le sens poétique exprime la musique secrète. Même si quelque signification intelligible fait partie de lui, il n’est que par le sens poétique : il est à lui seul un univers se suffisant, sans nul besoin de signifier autre chose que lui. « L’âme doit se laisser enfermer les yeux bandés, pour recevoir comme par la peau, comme par toute la surface du corps des effluves de nuit qui pénètrent jusqu’au cœur sans qu’on sache comment »817. Maritain associe le sens poétique à la claritas ou rayonnement. (Paradoxe étonnant si on se souvient que c’est le moment où l’œuvre est encore plongée dans la nuit de la subjectivité). Si la première propriété est si importante, c’est qu’analogiquement elle renvoie à l’être. L’œuvre agit selon ce qu’elle est, et ce qu’elle est est donné dans le sens poétique, le reste vient comme par surcroît, ou plus exactement, en découle. L’œuvre agit selon ce qu’elle est, c’est-à-dire selon l’intuition créatrice : « poussière d’orgueil et gloire de Dieu – et en vertu duquel le poème entier existe »818. Son essence est dans le sens poétique – immanent à l’intuition créatrice –, et l’essence est un mystère plus grand et plus sacré que l’action dont le premier précepte est de faire comme on est. La clarté revêt comme la proportion une variété de significations de nature à laisser perplexe. Le Moyen Age s’oppose en cela au dogme du néo-classicisme que formule Winckelmann dans son Histoire de l’art chez les Anciens et qui restera la conviction jusqu’à Ingres : « la couleur contribue à la beauté, mais elle ne la constitue pas : elle la relève seulement et en fait valoir les formes ». Rien de comparable pour les Scolastiques. Le Beau, c’est l’harmonie, la lumière et l’ordre. A une esthétique plutôt musicale issue d’Augustin qui réfracte Pythagore, Platon, les Stoïciens et Cicéron, Thomas fait succéder une esthétique de l’idée générique, qui n’est pas l’illumination augustinienne. Elle se développe dans un moment où l’on attache une grande importance à la lumière, importance qui se manifeste sous trois formes principales : une forme littéraire, une forme mystique et une forme physique819. On a vu combien Maritain dès Art et Scolastique insistait sur cet élément de rayonnement issu de la métaphysique d’Augustin : le Verbe est le soleil de justice, qui illumine tout homme. La doctrine de la lumière suit au Moyen Age deux lignes essentielles : une ontologie de la forme – celle d’Albert le Grand et celle de Thomas d’Aquin – une cosmologie physico-esthétique. U. Eco rappelle combien l’esprit mesuré de Thomas d’Aquin répugnait à cette orgie de beauté et ce ruissellement cosmique propre au cosmos denysien. Pour lui, ces deux propriétés sont des bases d’identification de l’objet esthétique. Pour Maritain, la claritas est splendeur ontologique avant de s’exprimer sous forme de clarté conceptuelle, elle se traduit sous la notion de « lumen » et elle ne ressort alors qu’au seul intellect. On se souvient en particulier de la définition qu’a donné Maritain de la beauté, comme « splendeur des transcendantaux ». En fait, dans sa définition de la beauté comme splendeur de la forme, ce n’est pas de saint Thomas mais d’Albert le Grand dont Maritain s’inspire. C’est avec Albert le Grand que le caractère métaphysique de l’esthétique s’impose avec une clarté encore plus grande. Selon Edgar de Bruyne « c’est peut-être ce que le Moyen Age a réussi de plus parfait en 815 Jaccottet (P.), op. cit., p. 163, (citant Jean Tortel). Maritain (J.), Les Degrés du savoir, op. cit., p. 680. 817 Situation de la poésie, op. cit. p. 847. 818 Idem, p. 547. 819 De Bruyne (E.), op. cit., chap. I, tome II, L’esthétique de la lumière, p. 3-29. 816 161 esthétique »820. Jusqu’alors « (…) il s’agissait de transposer en métaphysique la notion de proportion quantitative: ici l’on passera du concept de lumière physique à celui de l’illumination de la forme ontologique »821. Dans cette définition qui vient d’Albert (le beau est le resplendissement de la forme substantielle ou actuelle sur les parties de la matière parfaitement proportionnées ou déterminées) »822. Ce sont la proportio et la claritas qui donnent essentiellement le concept de forme. L’integritas semble un principe redondant. La notion de beauté est présentée sous l’aspect d’une multiplicité ordonnée au sein de laquelle resplendit le projet ordonnateur, l’idée active, la forme agrégeante. C’est cette lumière qui est à l’origine de la perception particulière mise en évidence. C’est à propos du mystère de la Trinité que Thomas énonce ces critères qui sont comme autant de voies d’approche des formes en tant qu’elles constituent un tout. « La claritas désigne, semble-t-il, le moment où la chose est perçue dans la plus profonde et complète unité de sa substance, dans son espèce et dans le rapport de celle-ci avec la beauté idéale de l’espèce, puis avec la source de toute beauté, la divinité du Fils. La claritas est le rayonnement de la forme concrète et individuelle, mais se rapportant à la norme de l’espèce telle qu’elle est rétablie dans la perfection de la grâce. Dans l’homme, la beauté du corps témoigne, s’il est bien constitué pour l’integritas et la débita proportio. Mais la claritas, perceptible déjà dans le corps, touche au rayonnement des vertus et au resplendissement de l’âme faite à l’image et à la ressemblance de Dieu »823. Dans l’œuvre, ce resplendissement de l’œuvre est la clarté de l’âme de l’œuvre faite à l’image et à la ressemblance de l’artiste. On conçoit aisément dans cette perspective le primat accordé à la claritas qui est une intelligibilité en soi. Sur ce fondement s’explique la notion d’intuition esthétique fondée sur une perception immédiate, que récusait U. Eco, mais qui correspond bien pourtant à la lumière. L’intelligence boit la beauté de l’être, ce rayon spirituel, qui produit un effet immédiat. La source de l’esthétique de la lumière est triple. D’abord la source grecque qui remonte à Platon, admirateur du bien, soleil des Idées. Le néo-platonisme va rendre témoignage à cette esthétique de la lumière. La seconde source est latine : elle dérive surtout de saint Augustin. Dieu est la lumière, le Verbe « lumen de lumine », illumine tout homme venant en ce monde. La beauté appartient en propre au Verbe, parce qu’il possède vraiment et parfaitement la nature du Père qui est la perfection, qui suppose l’intégrité. Il en est l’image expresse et par conséquent réalise la proportion et l’harmonie suprême entre les deux termes, enfin, il est la lumière resplendissante de l’intellect et on a vu l’importance accordée à l’Intellect illuminateur. Thomas s’accorde là avec Bonaventure, le Fils est beau car il réalise l’égalité dans le nombre. En ce qui concerne le Verbe il y a un rapport entre Beauté, Egalité, Sagesse, Art. La troisième source est judéo-arabe. La doctrine de la lumière est principalement métaphysique chez Thomas d’Aquin. La lumière se dit « lux » quand on la considère en elle-même. Sa qualité propre c’est d’être lucide, « Esse lucidum ». Elle se dit « lumen » et elle possède l’ « Esse luminosum » quand on la considère illuminant les milieux transparents, enfin elle se dit « splendeur ou couleur », quand elle se heurte à un corps optique qui la termine ou la réfléchit. Au sens strict la splendeur est attribuée surtout aux corps lumineux qui par elle deviennent visibles824. La claritas a au moins quatre niveaux ontologiques : comme lumière et couleur physique (le lumen se distingue du « splendor » qui la réfléchit tandis que le lumen la qualifie), comme lumen manifestans rationnel, comme resplendissement d’une gloire terrestre, comme gloire céleste puisqu’elle manifeste le corps des transfigurés. On distingue alors trois types de lumière. Les Scolastiques ont ainsi apprécié à leur manière l’essentielle solidarité entre l’espace et la lumière, entre la couleur et la lumière (qui apporte avec elle la notion d’intensité). En associant le rayonnement ou clarté au sens poétique ou mélodie intérieure, Maritain confère à la lumière une éminente dignité. Mais il est cohérent. C’est par la lumière qu’est fondée la perception esthétique comme une intuition. Sans la lumière, la proportio imposerait à la raison l’analyse du rapport des parties. La proportion parce qu’elle implique la multiplicité des rapports implique une dimension quantitative. La lumière offre ainsi une solution au conflit entre le principe quantitatif assumé par la proportion et le principe qualitatif assumé par la clarté. 820 De Bruyne (E.), L’esthétique du Moyen Age, tome 2, op. cit. p. 452. Ibid. 822 Cité par De Bruyne, op. cit., p. 450. 823 Besançon (A.), op. cit., p. 221. 824 De Bruyne (E.), « L’esthétique de la lumière »,tome 2, p. 27. 821 162 3 ACTION ET INTEGRITAS La seconde épiphanie de la poésie est l’action. Son effet propre est de transporter la connaissance poétique de son état originel – infus – à un état où elle est désengagée de la nuit créatrice. Ce qui correspond sans doute à ces passages que la tradition a appelé inspiration. On peut supposer que le mouvement, la poussée ne se fait pas sans quelques troubles ou sans quelques manifestations dans l’esprit du poète. L’action émane de l’intuition créatrice – de la Muse dans le langage du mythe. Elle est un acte second par lequel le poème surabonde dans un verbe intérieur à l’œuvre qui est comme l’analogué du verbe mental. Comme tout objet, l’œuvre est douée de cette propriété qu’est l’action. Or, les philosophes distinguent entre deux types d’action : immanente et transitive. La première est celle par laquelle une chose en modifie une autre, la seconde, celle par laquelle un agent vivant parfait son être propre. C’est celle-ci qui est la plus parfaite. L’action immanente produit un certain fruit à l’intérieur de l’agent. C’est évidemment analogiquement que ces catégories s’appliquent à l’œuvre. De la même manière qu’il existe une action transitive et une action immanente, le poème a une sorte d’action transitive qui est extrinsèque et additionnelle – son pouvoir d’agir sur le lecteur, pouvoir très largement décrit en littérature – et une sorte « d’action immanente » qui est intrinsèque et essentielle et qui fait partie de sa substance même. L’action immanente du poème est un élan ou mouvement qui se développe en lui et par lequel il s’affirme de lui-même à l’intérieur de lui-même. Dans ce mouvement, il profère quelque chose qui est un ultime fruit d’intelligibilité, ce que Maritain appelle le « thème », et qui semble analogiquement le verbe intérieur. Il est dans le poème l’élément le plus proche de l’intellectualité rationnelle et à ce titre il témoigne de tout le bagage intellectuel du poète, de son univers de connaissance. Il faut en dire quelques mots. Ce qui importe dans ce bagage, ce sont certaines « certitudes existentielles » qui portent sur la plupart des dimensions de la vie humaine : « la certitude du mystère irréfragable de l’existence et de l’exigence d’intelligibilité enveloppée dans les choses ; une certitude de l’intériorité de l’être humain, et de son importance ; la certitude qu’entre l’homme et le monde existe une parenté plus profonde que toutes les relations matérielles ; la certitude que l’impact de la liberté de l’homme sur sa destinée donne à sa vie un mouvement orienté »825. Elles sont les pré-requis pour une grande poésie, le sol naturel, le terreau de la grande poésie. Là où elles sont ressenties apparaît ce qu’on appelle le lyrisme. Elles sont là – colonnes dans quelle immensité – chez Hugo et c’est sans doute ce qui fait pardonner toutes les faiblesses de sa poésie. Elles sont là, mais dans quel désert, chez Baudelaire. Elles sont là, mais dévoyées chez les Surréalistes. Un univers de pensée désintégré ne donnera jamais de grande poésie. Il faut un univers de pensée solide et puissant pour qu’un cosmos entier passe dans la nuit créatrice et en ressorte. L’étroitesse et l’avarice font vivre l’âme humaine dans le froid et le givre. Une foncière générosité est le climat naturel d’un créateur. Il peut arriver bien que l’action d’un poème trahisse le sens poétique. Une mauvaise tragédie n’a qu’une intrigue, pas d’action. « Le miracle de Sophocle, de Shakespeare et de Racine, c’est que le drame par la vertu du sens poétique, rayonne d’une telle communicativité, est tellement chargé de connaissance poétique, existe d’une manière si libre et autonome, que l’action, bien qu’elle anime le tout paraît le pur mouvement, rendu visible, du chant intérieur de l’œuvre, par lequel passe l’âme du poète »826. Mais le sens poétique a le pas sur l’action et le thème qui ne sont que les compléments ou les reflets du sens poétique. Ils sont au poème considéré ce que le nombre et la consonance sont à la forme, des attributs et ils ont leur origine dans l’intuition créatrice. Si le « thème » ne passe pas par l’émotion créatrice, l’idée ne donne rien. L’action est donc associée au drame, une des trois formes typiques de la poésie d’expression verbale dégagées par Maritain, mais elle n’est nullement le privilège du théâtre. Nul n’ignore l’importance pour la tragédie de l’unité d’action, enseignée par la Poétique d’Aristote, mais le théâtre ou le drame se caractérisent avant tout par l’action intérieure au drame lui-même. Le drame n’existe qu’en agissant. Il ne s’agit pas tant de la forme qui extériorise l’action sous notre regard que de la forme qui est comme l’architecture intime de cette action. Par l’action, l’œuvre reçoit son essence poétique en terme de mouvement et « l’intuition poétique passe dans l’œuvre par l’instrumentalité de l’action et du théme»827. Dans le poème, l’effet propre de 825 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 570. Idem, p. 553. 827 Idem, p. 550. 826 163 l’action est de transporter la connaissance poétique de son propre état – éminemment subjectif – à un état plus objectif et plus universel d’où l’œuvre va tirer toute sa valeur, au point qu’on a pu considérer cette universalité de l’œuvre comme le critère classique du chef-d’œuvre, celui qui résiste au temps. Le thème ou signification de l’action se décrit comme une objectivation du contenu de l’émotion créatrice. Il n’a pas de pouvoir créateur propre mais reçoit son propre pouvoir unifiant du pouvoir créateur de l’intuition créatrice. Certains critiques le décrivent très bien. Evoquant l’œuvre de Claudel, Jaccottet décrit de manière assez frappante cette étrange réalité : « Dans cette masse en travail et silencieuse remonte avec lenteur quelque chose que j’hésite à appeler des souvenirs, mot trop romanesque, trop vite plaintif, plutôt des « mémoires » si on pouvait parler ainsi sans évoquer des histoires de ruelle ; disons peut-être en continuant à bafouiller, des moments de la vie qui auraient été mangés, qui seraient en lui vraiment comme des aliments digérés, assimilés et métamorphosés en sons et parole »828. Chaque étape représente bien sur un danger pour l’œuvre. Si profonde que soit l’intuition créatrice, lorsqu’elle sort de la nuit, de son état originel, elle perd sa propre nature, sans tout à fait gagner sa nature définitive. C’est pourquoi la vertu d’art est si nécessaire, car c’est elle qui est décisive dans ce processus d’objectivation. Elle est aussi tout le bagage du poète. L’action et le thème ne sont que les compléments du sens poétique. L’accord qui importe est celui qui existe entre l’action et le sens poétique. C’est de cette proportion que dérive le nombre. L’intégrité ou perfection ressortit au thème ou à l’action. Comment l’expliquer ? Des trois « déesses », c’est la moins loquace : « La perfection se définit en fonction de trois causes. Il faut qu’un être soit déterminé par une certaine forme, ensuite qu’il agisse suivant cette forme puisque le déploiement de son activité et la production d’effets semblables à lui est le premier achèvement de son être ; enfin que son opération atteigne le terme auquel elle est adaptée »829. Or, pour atteindre le terme, il faut porter tous les matériaux de l’œuvre à incandescence, à une sorte de fusion avec la subjectivité. « Tout doit passer dans cette nuit créatrice »830. Ce sont toutes les énergies de l’âme qui sont ainsi mobilisées dans ce passage du sens à l’action. Le bagage intellectuel n’est que la causalité matérielle. Il n’assume pas un rôle formel, la causalité formelle ne provient pas de l’action. L’œuvre est déterminée par le sens poétique qui est lié à la forme, elle se développe selon le mouvement qui lui est propre, elle « agit », et enfin elle atteint le terme auquel elle est adaptée. Et dans l’œuvre, c’est déjà par la structure que cette perfection est rendue visible, c’est-à-dire le deuxième état. Il y a un don immédiat d’expression, dont on peut apercevoir sinon la totalité du spectre du moins une partie de ses possibles dans les écrivains et poètes : le modèle de légèreté de Colette, – le mot s’élève entre la chose et elle, et le mot est plus beau que l’objet, son style tourné vers lui-même s’enivre de son chant – la désinvolture insolente d’un Nimier ou d’un Blondin, celle, lucide d’un Roger Vaillant, l’heureuse fantaisie de Claude Roy, le bon sens ironique de Jean Dutourd, la verve corrosive violente de Bazin à Céline831. Il ne se confond pas avec la notion d’action mais il est ce à quoi on reconnaît une certaine efficacité qui y renvoie. De même, la poésie de Charles Péguy « plie sous la charge de la chronique et du didactisme : poids contre nature qu’elle n’a pas le génie de transformer en force motrice »832. L’intuition créatrice n’est pas assez puissante pour élever les matériaux jusqu’à ce feu spirituel seul susceptible de les refondre en une nouvelle structure. Ce n’est pas un poids contre nature, c’est un poids resté dans l’ordre de la nature. Le style participe de cette action. L’intégrité est une catégorie étonnante dans ce système esthétique qui conçoit l’œuvre comme un cosmos – elle est, elle signifie et elle se signifie, – gouvernée par des lois purement génératrices ( et non régulatrices), voire comme un plérôme. Elle renvoie à la nuit créatrice, c’est-à-dire au supraconscient de l’esprit où le poète conçoit l’œuvre. Il n’est pas téméraire de supposer comme le fait Maritain que certaines vocations poétiques – c’est le cas de Dante pour lui, mais cela semble vrai d’Hölderlin et de Nerval avec des destins différents – naisse d’une première blessure de la sensibilité et de l’amour. Il y a, qui chemine de concert avec l’intégrité, une innocence créatrice qui est le reflet psychologique de cette catégorie métaphysique, mais qui est de nature ontologique et non morale et 828 Jaccottet (P.), op. cit., p. 11. Bruyne (E. de), op. cit. p. 300. 830 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 551. 831 Picon (G.), Panorama de la nouvelle littérature française, Gallimard, Tel, 1976, p. 57. 832 Idem, p. 55. 829 164 qui « a essentiellement affaire avec l’intuition du poète, non avec ses amours »833. Ainsi Nerval, Hölderlin, et les grands lyriques ont fait surgir une poésie intimement liée à une expérience de l’amour. Etrange pouvoir que cette nuit créatrice, sorte de paradis terrestre sur lequel le vieux péché n’a pas de prise, figurée comme des eaux profondes où tout ce qui entre est ipso facto déshumanisé et changé en entités minérales, et reçoit une nouvelle nature : une nature poétique. Seules la poésie et la beauté sont essentielles dans cette matrice purificatrice, dans ce chaudron du Gundestrup. Si corrompu que soit le poète, les choses ainsi passées dans ces eaux de la nuit créatrice verront leurs poisons humains se dissoudre. S’il existe un dessein humain particulier, il risque de venir gâter l’œuvre en s’introduisant dans la sphère artistique même et agir comme une règle à la création, ce qu’elle ne saurait souffrir sans dommage. « L’œuvre en elle-même ne doit être faite et construite qu’en ordre à l’intuition créatrice en laquelle elle s’origine, et aux règles de fabrication qu’elle appelle »834. La source bien entendu doit être purifiée, – Maritain insistera longuement sur cette question, plus tard, dans le dernier ouvrage d’esthétique – pour jaillir des profondeurs de la substance humaine, aussi sauvage et irrépressible que toute autre source, mais sans boue. Il faut pour cela que son art soit assez fort, pour ne rien perdre de sa pureté créatrice, et ne brûler que pour le bien de l’œuvre, sans connivence, et sans fléchir ou dévier sous poids des richesses qui remplissent son cœur. 4 LE MUSEE IMAGINAIRE DE JACQUES MARITAIN L’Intuition créatrice a été illustrée et d’une double manière : par des illustrations picturales et par des illustrations littéraires. Il ne s’agit pas d’un « apparat d’autorités et de témoignages » mais « d’un assortiment d’images significatives, non pour l’œil mais pour l’esprit »835. Rien de comparable aux épopées visuelles des Voix du silence, au demeurant d’une immense puissance suggestive. Malraux a compris et transmis aussi l’idée, moins par son œuvre de ministre que par son éloquence prophétique, que le fondement de la conception moderne de l’art est le musée, c’est-à-dire un espace où les œuvres ne sont rien d’autre qu’art, et officiellement désignée comme œuvres à admirer836. Le musée est injonctif. Ce qui contribue d’ailleurs à leur épargner de présenter un caractère esthétique. La vocation du musée d’art contemporain est de favoriser l’effet de pure présence de l’œuvre d’art. L’essentiel de la réflexion philosophique contemporaine sur l’art vise à en dévoiler les mécanismes. Maritain ne souffre nullement du syndrome du « Musée imaginaire», cette puissante invention qui garde encore toute sa force idéologique. Le fondement de sa conception de l’art est lié à son anthropologie, non aux institutions devenues les gardiennes – et les geôlières parfois – de l’art. Il le ramène d’ailleurs par là à de plus justes mesures. Et puis, il n’y a pas chez Maritain l’idée de style comme quintessence nouvelle. Le style d’ailleurs ne le préoccupe pas. Si l’intuition créatrice est là, le style sera bon. L’œuvre d’art n’est pas non plus une forme qui se signifie. Et pour des raisons philosophiques qu’il faut tâcher d’élucider. Les choses sont le fondement de la connaissance, sont conditions d’intelligibilité. Mais elles ne valent que si elles signifient. L’être en tant qu’être est une chose, mais l’être se donne à intelliger, il est donc source de sens. Il y a de fait deux conditions d’intelligibilité : les choses en tant que choses, et les choses en tant que signes. Le signe, analysé par Maritain dans l’esquisse d’une théorie du signe jetée dans Signe et symbole, est lié à toute connaissance, et la naissance de l’idée et donc de la vie intellectuelle dans l’homme est liée à la découverte de la valeur de signification d’un signe. Là est la racine de la double composante – cognitrice et affective de l’intuition créatrice. La découverte de cette valeur de signe peut prendre une intensité aussi étincelante que celle de l’intuition de l’être. La réalité sensible désignée par le langage doit être signifiante : on va de ce qui est par nature gorgé de significations, la réalité sensible, à une autre réalité, une réalité ultérieure, que l’on veut désigner, suggérer, enseigner. Cette forme, cet intelligible ne paraît pas spontanément à la perception, il est comme l’autre face du réel, cachée, voilée qui se révèle à l’homme selon certaines conditions subjectives. On peut bien s’arrêter au monde des 833 Maritain (J.), L’Intuition créatrice, op. cit., p. 560. La responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 172. 835 L’Intuition créatrice, op. cit, p. 106. Seule l’édition originale de 1966 présente les oeuvres picturales. Rien à voir, cela va de soi avec les grandes épopées visuelles des Voix du silence. Il est parfois lyrique, jamais grandiloquent. 836 Le Musée imaginaire s’ouvre par des lignes sans ambiguïté sur la place centrale qu’occupe le Musée dans cette esthétique. 834 165 signes et aux relations qu’on y entrevoit. Les Anciens distinguaient le signe naturel et le signe conventionnel : question qui a préoccupé les poètes et les préoccupe encore, en dépit de la résolution donnée par Saussure à travers l’arbitraire du signe. C’est que la relation du signe à la chose signifiée requiert un fondement. Ce fondement, c’est l’idée de causalité à laquelle Thomas référait tous les transcendantaux. Si la fumée est un signe du feu, c’est parce qu’elle en est l’effet. Le signe manifeste la chose, il réfère donc à la chose. S’il ne manifeste pas le sens, il est comme un appel vers lui, et cet appel prend valeur d’infini chez l’artiste ou peut s’infinitiser selon une loi d’immortelle mémoire. La naissance de l’idée, et donc de la vie intellectuelle en nous, est liée à la valeur de signification d’un signe. Il est impossible de dire sous quelle forme l’être humain a commencé à parler. Ce qui définit le langage n’est pas l’usage de la parole articulée, ni même de signes conventionnels, c’est l’usage d’un signe quelconque comme enveloppant la connaissance ou la conscience de la relation de signification, et par conséquent un infini potentiel. C’est à ce titre qu’on peut dire que tout est langage. Parce que les sens externes usent de signes et que l’usage du signe n’implique pas forcément discours, il y a une certaine présence – dite présence de cognoscibilité – du signifié dans le signe. Elle fonctionne comme un « transcendantal sensible ». Ainsi en est-il de la charge de signification dont les statues des dieux regorgeaient. Si le dieu n’existait pas, les forces cosmiques, psychiques, attraits, passions qui prenaient en lui figure et l’idée que les contemporains se faisaient de lui était présent dans la statue, mais in alio esse. Car elle avait précisément pour fonction de le communiquer. Dans nos musées, cette « charge païenne » quoique endormie est toujours présente. « Qu’un accident se produise, la rencontre d’une âme elle-même sensibilisée par quelque charge inconsciente : le contact sera mis, elle pourra se réveiller et blesser cette âme inoubliablement »837. Le 13 août 1790, raconte Octavio Paz dans Rire et pénitence, alors qu’ils exécutaient des travaux municipaux et creusaient le sol de la grand-place de Mexico, des ouvriers mirent au jour une statue colossale. Il s’agissait d’une sculpture figurant la déesse Coatlicue, « celle qui porte une jupe de serpents ». C’est un bloc de pierre à la forme vaguement humaine et couvert d’attributs terrifiants que l’on avait coutume d’enduire de sang et de parfumer à l’encens de copal dans le grand temple de Tenochtitlan. Le vice-roi Revillagigedo ordonna sur-le-champ qu’elle fut portée à l’Université royale et pontificale du Mexique comme un « monument de l’antiquité américaine ». Des années auparavant, Charles III avait fait don à l’Université d’une collection de copies en plâtre d’œuvres gréco-romaines, et la Coatlicue prit place parmi celles-ci. Pas pour longtemps : au bout de quelques mois, les docteurs de l’Université décidèrent de la réenterrer à l’endroit même où on l’avait trouvée. Non seulement l’image aztèque ne pouvait qu’aviver chez les Indiens le souvenir de leurs anciennes croyances, mais sa présence dans les cloîtres constituait une offense à l’idée même de beauté. Néanmoins l’érudit Antonio de Léon y Gama eut le temps de faire une description de la statue et d’une autre pièce qu’on avait découverte à ses côtés : le Calendrier aztèque. Les notes de l’érudit ne furent publiées qu’en 1804, à Rome. La même année, durant son séjour au Mexique, le baron Alexandre Von Humboldt les a très probablement lues dans cette traduction italienne. Et c’est alors qu’il demanda, ainsi que le rapporte l’historien Ignacio Bernal, qu’on lui laisse examiner la statue. Les autorités acceptèrent, firent exhumer la sculpture et, une fois que le savant allemand eut satisfait sa curiosité, l’enterrèrent à nouveau. La Grande Coatlicue ne fut définitivement exhumée qu’après l’Indépendance. Dès la fin du XVIIIe siècle, elle quitte la sphère magnétique du surnaturel, cessant d’être une présence surnaturelle, un « terrible mystère » pour pénétrer dans les corridors de la spéculation artistique et anthropologique. Elle se transmue alors en simple épisode de l’histoire des religions. En quittant le temple pour le musée, elle change de nature. Mais sa mise à jour répète sur le mode mineur ce que dût éprouver la conscience européenne confrontée à la découverte de l’Amérique838. Il y a ainsi au fondement même du signe, structurellement, une déviance possible vers la magie. Au lieu de tendre vers un objet à produire, la poésie peut tendre vers une fin de connaissance absolue, de domination illusoire, de signe sacramentel doué d’un pouvoir de transformation de l’être. Mais la question du signe pose également la question d’un « englobant » de tous les signes, et donc de tous les arts qui les produisent ces signes spécifiques qui sont des œuvres. Si l’amitié et la communauté d’efforts manifestée chez les artistes – Apollinaire en est emblématique mais elles se sont développées surtout depuis le romantisme – sont souhaitables, elles peuvent cependant nuire aux uns et aux autres. Peintres et poètes courent alors le risque de méconnaître ce qu’il y a de spécifique dans leurs propres voies d’approches. Peinture et musique : on a cherché les correspondances structurelles entre les arts, c’est-à-dire qu’on s’est mis à la recherche 837 838 Signe et symbole, in Quatre essais, op. cit., p. 106. Paz (O.), Rire et pénitence, art et histoire, Gallimard, NRF, 1983 pour la traduction française, pp. 163 sq., 166 d’une sorte de « grammaire générative » de l’œuvre. Mais s’il y a une musicalité intrinsèque au langage, le son ne porte pas de signification, contrairement aux mots. De même pour les lignes et les couleurs. Le système de signes propre à l’artiste conditionne inévitablement son mode de signification. Il n’y a pas en musique de niveau d’articulation qui corresponde au vocabulaire. On peut, bien sûr, trouver des paradigmes communs. En analysant la doctrine musicale d’un théoricien de la musique peu connu, Chabanon, C. Lévy-Strauss souligne un fait notable concernant les rapports entre l’harmonie et la mélodie. En quoi différent-elles ? La mélodie se définit comme une suite successive de sons qui n’admettent qu’un seul arrangement. L’harmonie est le dépôt et le répertoire des sons que la mélodie peut employer. Distinction qui correspond pour lui à celle que font les linguistes modernes entre chaîne syntagmatique et ensemble paradigmatique. Quand Chabanon écrit que la mélodie est la succession et la simultanéité l’harmonie, il anticipe et formule dans les mêmes termes la relation, fondamentale dans l’analyse du langage, que Saussure établira entre « axe des successivités » et « axe des simultanéités »839. Mais si la structure est analogue, les modes d’accès de la peinture, de la musique et de la poésie, relèvent de mode d’accès différent. Il n’y a pas chez Maritain de recherche d’une matrice propre à tous les arts. 5 LA PROPORTION, LE NOMBRE, LA STRUCTURE HARMONIQUE La beauté ne désigne pas une sorte particulière de beauté, la plus voyante, faite d’une espèce de régularité, d’équilibre et de fraîcheur qui conviendrait d’ailleurs aussi bien à Mariette qu’à un bouquet de tulipes. Le joli, l’élégant, le gracieux sont pour Maritain, à peine des critères esthétiques. C’est Diderot qui rédige l’article sur le Beau dans le premier volume de l’Encyclopédie. Il y répète selon Claude Lévy-Strauss une vieille idée philosophique : le Beau consiste en la perception de rapports. La Scolastique ne prétend pas résoudre autre chose que cette question en inventant la catégorie esthétique de la proportion840, appelée dans le système esthétique de Maritain, structure harmonique. C’est l’idée selon laquelle le beau exige la proportion de certaines choses entre elles, soit de parties sensibles, soit de principes métaphysiques, soit de facultés spirituelles, soit d’actions morales. La beauté est alors l’éclat objectif de la forme indivisible ; la surabondance de la lumière formelle, la libéralité sans bornes de l’idée imprégnant toutes les harmonies et leur conférant un sens. Le terme de Maritain renvoie aux esthétiques conjointes de la proportion liée à la musique et aux mathématiques. L’esthétique de la proportion, notion esthétique la plus répandue, trouve son point de départ dans les théorisations musicales de l’Antiquité tardive et du Moyen Age. L’origine en remonte aux présocratiques. A travers Pythagore, Platon, Aristote, cette conception essentiellement quantitative est devenue progressivement une sorte de « dogme » de l’esthétique médiévale. « L’explication de la beauté par les rapports vient des études mathématiques et musicales des pythagoriciens ; elle est devenue le bien commun de tous les philosophes grecs (…) »841. Au point de passage de l’Antiquité aux temps nouveaux, on trouve saint Augustin qui fait sienne cette conception. Il fait tout naître de la raison : les arts, et la beauté. D’abord elle forme la grammaire, et avec elle tout fait mémorable étant confié à l’écriture, l’histoire. Méditant les ressources qui s’offraient à elle, elle créa la dialectique, puis la rhétorique, car il faut émouvoir les hommes. Elle désira alors la beauté mais contrariée par les sens, elle distingua trois sortes de sons, puis les rythmes, qu’elle appela nombre. Ainsi donne t-elle naissance aux poètes et elle vit qu’ils gouvernaient les sons, les mots, et les choses. Elle vit que les nombres règnent et dans le rythme et dans la mélodie et qu’ils sont divins et éternels. Parce que les sons perçus par les sens reculent dans le passé et s’impriment dans la mémoire, les poètes ont imaginé que les Muses sont filles de Jupiter éternel et de Mémoire. Et on a appelé musique l’art qui participe à la fois des sens et de l’intellect. La raison créa alors la géométrie, puis l’astrologie, avant de découvrir qu’elle est elle-même le nombre par lequel tout est compté et mesuré. Il faut donc connaître la puissance des nombres, et celle de l’un, évidente dans le rôle de la raison qui est de distinguer et d’unir. Dès que l’âme est ordonnée par les arts, elle osera alors regarder Dieu, et découvrira la beauté par l’imitation de laquelle toutes choses sont belles. A ce moment, elle connaîtra l’ordre du monde intelligible842. Ce que Goethe appelait « Les Mères », ces matrices du monde, source de bien des idées 839 Lévi-Strauss (C.), Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, chap. XII. Lévi-Strauss (C.), op. cit., chap. XII. 841 Svoboda (K.), L’esthétique de saint Augustin, Brno, 1933, p. 36. 842 Idem, p. 26. 840 167 gnostiques, semble déjà dans les grandes intuitions contemplatives de saint Augustin, encore toute imprégnée d’images. Puissante genèse d’inspiration platonicienne mais propre à Augustin. Elles seront prolongées par l’école de Chartre : la rigidité des déductions mathématiques tempérée par un sentiment organique de la nature. Maritain ne s’y est pas trompé : la portée métaphysique de la « proportion », c’est le nombre. Il ressortit à l’esthétique pythagoricienne des proportions, principe métaphysique (et non descriptif) qui ratifie la parenté numérique entre tous les existants. C’est avec Boèce que l’esthétique de la proportion est incorporée au Moyen Age avec toute la puissance d’un dogme. Il insiste sur les lois du nombre qui gouvernent la nature et l’art. Son influence fait de Pythagore le premier inventeur de la musique. Il s’aperçoit un jour que les marteaux d’un forgeron, en battant l’enclume, produisent des sons différents et se rend compte que les rapports de la gamme ainsi obtenue sont proportionnels au poids des marteaux. Le nombre gouverne en conséquence l’univers sonore. Il l’appelle consonance. La réaction esthétique en présence du son est fondée elle aussi sur un principe de proportionnalité. Il fonde ainsi la doctrine de la proportion cosmique. C’est avec Boèce que l’on rencontre la première manifestation médiévale d’une esthétique pythagoricienne des proportions. Dans cette perspective, le nombre est un principe organique non une règle mathématique abstraite. La proportio est une norme visant à des activités pratiques, héritage stoïcien. L’esthétique de la proportion a revêtu par la suite des formes de plus en plus compliquées, jusqu’à devenir une norme de plus en plus technique, ou un critère formatif. Lorsque le beau aura acquis le statut de transcendantal, la proportion considérée comme son attribut participera de sa transcendantalité. Mais elle demeure une esthétique quantitative, et donc se montre incapable d’assumer la dimension proprement qualitative que le Moyen Age manifeste en présence de la lumière et de la couleur. C’est le rapport de l’un et du multiple que pose l’esthétique de la proportion. Il fait moins jouer le transcendantal beau, que celui de l’un. La multiplicité proportionnée ressortit en quelque manière à la perfection indivisible de l’un, et donc à la perfection et à l’unité que saint Augustin s’est donné pour but d’établir. Chez Maritain, il s’agit d’un ordre supérieur, de l’animation vitale contrôlée d’une multiplicité dynamique, qui s’ordonne en vertu de lois secrètes en une unité. Il l’appelle le nombre ou expansion harmonique du poème. Nombreux sont les Scolastiques qui ont insisté sur l’aspect psychologique de la proportio. Mais Thomas distingue la proportion psychologique qui semblerait plutôt destinée à permettre l’opération esthétique, tandis que la proportion ontologique fonderait les raisons du plaisir esthétique. Le fait de porter ses regards sur une chose afin de la voir dans ses connexions formelles implique une spécification de l’attention cognitive, et par là même une manière de se proportionner à la chose en tant que forme ; la proportion permet l’opération esthétique et du même coup la fonde. « Dans tous les cas, la proportion apparaît comme basée sur la vie de la forme entendue comme une unité dynamique et non comme une cristallisation statique d’une perfectio inerte. Unité dynamique parce qu’association de forces vives qui ne s’annulent pas, qui ne se gèlent pas en cours d’association mais qui donnent vitalité à une activité efficace, en vertu de l’énergie particulière à chacune, qui demeure vivace et agissante »843. La proportio présuppose le sens, et présuppose l’action, comme le troisième état présuppose le passage par les deux états précédents. Alors ni le sens poétique, ni même l’action – si foncière que soit leur importance dans l’ordre des valeurs intentionnelles – émanant de l’intuition créatrice ne suffisent à faire exister l’œuvre : il y faut la vertu de cette épiphanie finale : le nombre ou l’expansion harmonique. Il se décrit comme « [le] concours vital du multiple, [l’] ordre vital amenant à une complexe unité orchestrale des parties qui luttent pour affirmer leurs propres revendications individuelles »844. Le nombre est la propriété la plus perceptible au sens, et à ce titre, l’œuvre possède une sorte de musique extérieure, qui s’oppose à la musique purement intérieure, « internelle » dira Maritain. C’est par le nombre que les qualités de l’œuvre, son impact sur les sens, sa charge poétique sont pénétrées par les « secrètes mesures de la raison et de la logique »845. Comme en musique, c’est l’harmonie – accords et arpèges – qui envoie à la consonance extatique (là tout n’est qu’ordre et beauté) qui fait tressaillir, et parfois défaillir (luxe, calme et volupté). Mais si essentiel qu’il soit, le nombre « n’est qu’une sorte de reflet du sens poétique et de l’action dans la vivante mathématique des apparences sensibles »846. Il peut arriver bien que l’action d’un poème trahisse le sens poétique. Une 843 Eco (U.), Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, op. cit., p. 111. Maritain (J.) L’Intuition créatrice, op. cit., p. 548. 845 Idem, p. 349. 846 Ibid. 844 168 mauvaise tragédie n’a qu’une intrigue, pas d’action. « Le miracle de Sophocle, de Shakespeare et de Racine, c’est que le drame rayonne de telle sorte que l’action paraît le pur mouvement, rendu visible, du chant intérieur de l’œuvre »847. Chez chacun de ces dramaturges, il existerait une sorte de violence convulsive que l’œuvre semble toujours digérer au fur et à mesure qu’elle déroule son vœu mélodique. La proportion en tant que constitutive du Beau possède-t-elle la même portée transcendantale que le Beau lui-même? Il est malaisé de le soutenir comme semble le croire U. Eco. Chez saint Thomas elle se conçoit d’abord dans le cadre d’un double rapport : entre matière et forme, – qui régit également l’œuvre d’art – et un rapport métaphysiquement plus profond et sur le plan de l’esthétique totalement impalpable : celui de l’essence à l’existence, « un genre de proportion qui, plutôt que de s’offrir à la vision esthétique, en représente le fondement même par le fait qu’il confère un caractère concret à la chose ». Les autres formes de proportion en découlent comme autant d’effets de l’ordre du phénomène de cette proportion métaphysique. Cela suffit pour nous à reconnaître qu’il n’y pas simple perception de rapports, ce qui est vrai de n’importe quel objet. Dans un bel objet, ces rapports sont eux-mêmes en rapports, ce qui lui confère une plus grande densité, et sans doute, ce rayonnement. D’autant que ces rapports « immanents » à l’objet esthétique et multipliés au sein de l’art l’élèvent à une plus grande puissance et le détachent de la réalité. Il fait jouer de nouveaux rapports, en son sein, en un système de relations. De là procède sans doute l’erreur des tenants du classicisme. Ils ont vu dans l’ordre une portée transcendantale, une norme transcendantale. En tant qu’il touche à l’un, il touche à l’ordre transcendantal, mais il n’est pas un bien absolu. Il n’est pas une norme transcendantale. Comment peut-on le reconnaître ? La proportion détient-elle en elle -même une capacité expressive qui lui permette de se déclarer ? Y a t-il une manière spécifique que la proportion posséderait de s’offrir au sujet contemplant ? L’ordre pour accéder à la qualité esthétique doit–il être doté d’une force d’autoexpression capable de le rendre perceptible et reconnaissable comme tel ? Vient-elle de l’aptitude du sujet qui contemple ou est-elle une propriété ontologique de la forme ? La proportion est bien plutôt une matrice transcendantale qui peut se réaliser sous les aspects les plus nouveaux et les plus inattendus. Il suffit que soit conçue une forme nouvelle pour que le rapport entre elle et la matière prenne corps selon une mesure totalement neuve. La loi au fond est simple : « Il n’y pas de règles pour l’ordre »848. L’ordre est non pas un modèle à égaler mais une exigence à satisfaire. Ainsi, l’œuvre est une forme, un objet, elle est un signe, et elle est une structure manifestée à travers ces trois valeurs intentionnelles qui sont comme trois mouvements qui produisent musique et lumière, portent l’œuvre à son accomplissement structurel et enfin s’épanouissent en « grandeur », conception synchronique et diachronique de l’unité organique. C’est à la proportio et au nombre que ressortit le roman. 847 848 Ibid. Eco (U.), op. cit., p. 113. 169 LE SYSTEME DES TERNAIRES VALEURS EPIPHANIQUES SENS ACTION - THEME NOMBRE CATEGORIES THOMISTES CLARTE PERFECTION - INTEGRITE PROPORTION (CONSONANCE) GENRE POEME DRAME ROMAN ANALOGUE ETRE ACTION ACTION ETAT DE L’ŒUVRE NUIT LOGOS INCHOATIF LOGOS SOLAIRE ORIGINELLE Forme CHAPITRE III - LE ROMAN, L’ESPACE ET LE NOMBRE Une esthétique de la littérature 1 LE TERNAIRE DES GENRES, LE ROMAN ET LE NOMBRE Dans l’histoire des théories des genres littéraires, le romantisme de Iéna est surtout connu pour cette triade dialectique de l’épopée, du lyrisme et du drame, conceptualisation devenue un lieu commun des études littéraires occidentales. Bien que l’idée ne soit pas une invention romantique, la triade l’a emportée parce que vraisemblablement elle est la plus proche de la réalité littéraire, la plus apte à en rendre compte (elle renvoie à une différenciation en Chant, en Drame et en Roman, l’épopée relevant à la fois du roman et du poème). On a parlé de son « effacement récent » qui serait plus lié à un désintérêt croissant pour le problème générique comme tel qu’à une attitude critique concernant les 170 présupposés de la théorie triadique849. Le désintérêt semble davantage lié à un brouillage des limites et des frontières entre les genres qu’au désintérêt pour un problème dont le succès a été étroitement lié à la formidable efficacité du formalisme – ou à l’ascendant qu’il a exercé sur les esprits. Le genre est une catégorie intermédiaire qui se prête admirablement aux théories formalistes. Mais dans un univers littéraire où le récit – quand récit il y a encore – se fait poétique, où le drame a pris l’acception restreinte qu’Hugo lui a donné dans sa préface célèbre, et où le roman connaît une crise dont le Nouveau Roman n’a jamais permis de prendre la vraie mesure, la notion de genre ne peut sortir indemne. Quant à la poésie, elle a découvert, sous l’influence d’Heidegger sans doute, la relation entre le langage et l’être et « on se demande parfois si cette découverte de la relation du langage et de l’être n’enivre pas dangereusement l’esprit des poètes »850. Qu’on se rassure, ils en ont connu de bien pires et il n’y a aucune raison de douter qu’ils ne dégrisent pas. Il y a quelques années, Tzvetan Todorov (re)posait la question d’une esthétique de la littérature. On écrit soit sur la littérature, soit sur une œuvre, dit-il, ce qui est vrai. On écrivait aussi sur les écrivains, mais la question de l’homme et de l’œuvre est devenue elle aussi une de ces questions fossiles, héritage d’une ère dépassée. Pour Todorov, la critique cherche donc à prescrire un genre, et toutes les œuvres qui s’y conforment sont bonnes. Le genre donne une norme, un « canon » tout simplement, ce qui n’est pas absurde. La tendance actuelle chercherait selon lui un intermédiaire entre la notion trop générale de littérature et ces objets particuliers que sont les œuvres. « Le retard vient sans doute, poursuit–il, de ce que la typologie implique et est impliquée par la théorie générale du texte ; or cette dernière est encore loin d’avoir atteint l’age de la maturité : tant qu’on ne saura pas décrire la structure de l’œuvre, il faudra se garder de comparer des éléments qu’on sait mesurer, tel le mètre. Malgré toute l’actualité d’une recherche sur les genres (comme l’avait remarqué Thibaudet, c’est du problème des universaux qu’il s’agit), on ne peut la conduire indépendamment de celle concernant la théorie du discours : seule la critique du classicisme pouvait se permettre de déduire les genres à partir des schémas logiques abstraits »851. C’est effectivement toute la question difficile d’une véritable esthétique de la littérature – et non pas une théorie littéraire – qui est posée par la structure de l’œuvre. Elle est actuellement définie par son degré d’appartenance à un genre, ou au contraire par son refus – révolte, déviance, subversion, mélange hasardeux ou explosif, exploitation. Maritain la pose tout autrement avec d’autres outils et avec pour horizon les controverses de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas à l’école d’Iéna qu’il emprunte son dernier ternaire bien qu’il en soit proche. Roman, Drame et Chant, c’est en vertu d’une différenciation nécessaire que la poésie d’expression verbale (par opposition à la poésie d’expression plastique ou musicale) se manifeste dans ces trois formes : poésie du Poème ou du Chant, poésie du Théâtre et poésie du Roman, art poétique, art dramatique et art du roman. Chacune des trois épiphanies que sont le sens poétique, l’action et le nombre ressortissent à une forme typique de la poésie d’expression verbale. Ainsi, le sens poétique ressortit à la poésie, l’action au drame et le nombre au roman. Maritain spécifie ainsi son projet esthétique et l’oriente vers une esthétique de la littérature. « Le poème fait comme il est »852, ce qui correspond à son statut spécifique, « le drame est en se faisant »853, ce qui correspond à l’action, et « le roman est (et agit) en remplissant l’espace »854. C’est au roman – ou au conte, c’est -à-dire à ce qui ressortit au récit – qu’est associé plus spécifiquement le nombre. Cette propriété en question concerne l’arrangement des parties, la proportion, la correspondance qui règne entre elles et leur influence mutuelle. La loi du roman, la « sagesse du roman », Maritain l’appelle le « nombre », il constitue « une sorte de reflet externe du sens poétique et de l’action dans la vivante et fertile mathématique ». Deux choses principalement organisent le « nombre » : l’agencement dramatique et les personnages. Le roman remplit l’espace poétique de parties en mutuelle tension qui sont des personnages humains, des agents libres, gouvernés par des passions, des ambitions confrontés à des obstacles, ou des circonstances favorables à l’accomplissement de leurs désirs (du moins dans le roman balzacien). C’est dire qu’il assume en lui les deux épiphanies antérieures. Pas de nombre sans sens poétique et sans action (laquelle elle-même 849 Schaeffer (J.M.), op. cit., p. 164. Jaccottet (P.), op. cit., p. 288 citant M. Deguy. 851 Todorov (T.), « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose, coll. Points, éd. Du Seuil, 1978, p. 910. 852 Maritain (J.) L’Intuition créatrice, p. 379. 853 Ibid. 854 Idem., p. 381. 850 171 génère un thème, mais dont l’accord foncier est avec le sens poétique). « L’âme ou l’entéléchie du roman est l’expansion harmonique de tout ce qui compose un ensemble unifié d’agents, de passions, d’événements et de destinées humaines »855. Le refus de développer n’est qu’une forme particulière du refus d’exprimer, une crainte d’être dupe du pathos. La concision, le décousu et la redite sont les trois conséquences immédiates du refus de développer. La prodigieuse expansion du roman semble confirmer ce rapport avec le nombre : romans de la dure pitié, polyphonique, roman picaresque, désinvolte, lyrique, mystique, toutes les histoires du roman moderne ont fort à faire pour trouver un système de classement performant. Tous les grands romanciers dit Maritain, sont des poètes. Malraux l’exprime lui aussi en des termes un peu vigoureux mais charmants : « Le poète, à partir du moment où il met dans le mille, et où l’auditeur et le lecteur commence à avoir les poils du bras qui se redressent n’est-ce-pas, il sait très bien qu’une certaine communion s’est établie. Or, ce que je cherche, c’est cette communion, et je suis persuadé que le romancier a les moyens de l’obtenir. C’est à la technique que je pense, il va de soi qu’il y a un moment où l’objet du poème est de faire décoller. Au contraire, il ne va pas de soi que l’objet du romancier soit tel ; l’objet du romancier, même des gens qui ne sont pas primaires, ils auraient tout de même un peu le sentiment qu’il y a eu une certaine prise sur la vie (…) Il y a un certain mystère de la vie qui a une puissance poétique à mes yeux »856 Parce que les parties de l’œuvre sont ainsi des personnages en mutuel conflit, sur les profondeurs internes desquels l’intérêt est concentré, l’espace poétique devient un monde au sein duquel le nombre devient l’ordre vital faisant concourir la plus grande diversité à l’unité d’un énigmatique dessein. Il y a peu de grands romanciers pour Maritain, précisément parce qu’il faut que le roman soit aussi poésie : « Il y en a peu. Pour qu’un roman soit poésie, il faut une intuition créatrice exceptionnellement puissante, capable de porter son influx jusqu’aux recès intérieurs des autres soi humains qui vivent dans l’œuvre. Cela n’est possible que parce que l’intuition créatrice d’un grand romancier (...) implique cette connaissance (...) qui le fait pénétrer ses personnages et prévoir leurs actions par le médium de ses propres inclinations, et qui s’étend tout au long du développement des caractères et de la production de l’œuvre, en telle manière que le roman est fait par le poète et par ses créatures »857. Aucun poème ne peut être poème, chant et action en même temps. Le récit cache-t-il ces puissances du langage qui rendent l’événement sensible au cœur, elles n’en sont que plus redoutables. Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Goethe, Pouchkine sont de grands romanciers. Non par l’ampleur de leur œuvre, mais à cause du don poétique « si puissant en eux qu’il embrase et porte à l’état de fusion les matériaux les plus résistants : les connaissances claires et précises, les nécessités les plus prosaïques de la langue. Tout brûle chez ces « ravisseurs de feu », et tout prend la forme que veut le bon plaisir de la Poésie »858. Rien à voir avec les techniques du poète qui tente de redonner aux mots un lustre que leur emploi quotidien tend à effacer. « Boulgakov par exemple oppose la platitude des paroles au fantastique de la situation »859. Le roman apparaît chez les grands romanciers comme un fruit du lent processus de révélation du Soi. Comment raconter une histoire dès lors qu’on la fait d’abord éclater en représentations diverses ? Comment peindre des drames qui naissent des rivalités et des aventures quand toute l’attention se porte sur les abîmes du moi ? On le peut. Même quand tout l’intérêt du roman est concentré sur un seul personnage – comme dans les romans de Green ou de Bernanos – sa figure prend un tel relief, et le mouvement de sa vie intérieure un tel relief, qu’il semble remplir toute l’étendue de la terre. L’expansion harmonique est « tout ce qui compose un ensemble unifié d’agents, de passions, d’événements et de destinées humaines »860. L’univers de Marcel Proust – « récupérateur infatigable de la moindre sensation » – semble répondre à cette expansion du nombre, expansion indéfinie, dans une intuition créatrice capable de tout porter à incandescence : celle de la mémoire et de la durée. Dans cette « somme de la sensibilité contemporaine » qu’est La Recherche, « monument absurde dans un univers dérisoire »861 pour Malraux, Marcel Proust peuple un monde : 855 Idem, p. 593. Stéphane (R.), op. cit., p. 65. 857 L’Intuition créatrice,, p. 385. 858 Maritain (R.), Sens et non-sens en poésie, op. cit., p. 672. 859 Micha (R.), « M. Boulgakov ou la Russie éternelle», Critique, n° 260, févr. 1969, p. 18. 860 L’Intuition créatrice, p. 593. 861 Allusion faite en 1945 à R. Stéphane, Entretiens avec Malraux, p. 65. 856 172 « un univers d’êtres innombrables, à tous les degrés de l’existence sociale, sentimentale, sexuelle ; mais aussi il captait des jours, des instants, un tournant de route à un certain moment et, dans cette chambre presque sordide, retrouvait soudain et fixait comme un papillon vivant, le parfum d’une baie d’aubépines »862. Comme l’a vu Mauriac, et avec beaucoup d’acuité, le monde sensible contre lequel il était sans défense s’est engouffré en lui, et sans doute avec une violence inouïe, et sa mémoire l’a fait resurgir. « Tous ses personnages ont été comme immergés dans cet univers intérieur et en ont subi des altérations dues à ce besoin physiologique » 863 de la mémoire ; qui est son intuition créatrice864. Il y a deux tendances dans le roman qui relèvent de cette essentielle dichotomie entre le monde et le soi. Il y a les romanciers qui cherchent à sortir un monde d’eux-mêmes, et ceux qui cherchent à faire entendre leur accent. Il y a des romans de romanciers et des romans d’écrivains. Proust a fait sortir un monde et entendre son accent. Mauriac romancier s’efface pourtant devant le moraliste et l’œuvre qu’il admire comme romancier comme la « somme de la sensibilité contemporaine » scandalise le moraliste, car elle est l’œuvre littéraire sous sa forme la plus redoutable, qui n’a d’autre fin qu’ellemême, et dont l’analyse pulvérise, et détruit la personne humaine865. Elle rejoint en cela l’œuvre de Kafka qui n’est qu’une mystérieuse incantation ou un effort magique et désespéré pour créer l’œuvre avec ce qui détruit l’homme. Dans le premier cas (Balzac) il y a le primat du nombre, dans le second, l’œuvre fait entendre encore le sens intelligible, la mélodie secrète. Toutes les « épopées humanitaires » ont cette capacité d’expansion infinie du nombre, mais elles n’ont pas forcément la même puissance de l’intuition poétique. Elles dégénèrent alors en épique et didactique. Il y a chez Balzac une intuition poétique puissante servie par une prodigieuse capacité non pas à se documenter comme plus tard Zola, mais à réintrojecter son expérience dans son œuvre, et à les fusionner ensemble dans son intuition créatrice. Si le nombre apparaît de manière éminente dans le roman, il a pour condition et origine une proportion plus profonde et plus primordiale, cachée dans la structure spirituelle de l’œuvre. De même que la raison est un nombre, l’œuvre est un nombre. Il connaît la même tendance que toute œuvre, le passage de l’objectif au subjectif, le genre devient alors expression pure, il tend au lyrisme, à l’essai. Il ne cherche plus à reproduire la vie mais à la mettre en problème. Réfléchir sur la métamorphose que subit le roman consisterait à saisir l’origine de la progressive disparition de son agencement dramatique : c’est-à-dire de ce qui permet l’action et le thème. La connaissance morale implique l’ordre de la liberté, aussi, le roman pose de tout autres questions. Celle en particulier de l’entremêlement de l’éthique et de l’esthétique. Il pose donc la question de la morale et donc de la liberté. 2 LA CRISE DU ROMAN ET LA FIN DE L’OMNISCIENCE Chaque époque se fait de la création romanesque une image particulière, en rapport avec l’horizon philosophique et épistémologique qui est le sien. Or, si le romantisme semble le courant qui marque la poésie, le classicisme le courant qui marque le Drame, c’est le Naturalisme qui a marqué l’évolution du roman. Taine avait donné la formule du positivisme en matière littéraire. Comte enseignait que la psychologie est un chapitre de la physiologie. La théorie du roman chez Zola n’avait jamais été qu’une application de ces idées. Science et histoire, dans l’esprit d’A. France, cela signifiait philosophie de l’histoire. Quelle méprise ! Les romanciers du naturalisme entreprirent une enquête sur l’homme. Mais une compilation de matériaux, si savante soit-elle ne fait pas une connaissance, il y faut autre chose. Il n’y a pas si longtemps, le roman apparaissait à Michel Butor « comme le domaine phénoménologique par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît »866. Alors qu’il enseignait en Amérique, las de s’entendre toujours interroger sur Emile Zola, qu’il n’avait jamais lu, il se décida à 862 Mauriac (F.), Du côté de chez Proust, La Table ronde, 1947, in Œuvres autobiographiques, Paris Gallimard, Pléiade, 1990, p. 283. 863 Idem, p. 282. 864 Peu importe que la maladie mentale vienne. 865 Mauriac (F.), op. cit., p. 273-317. 866 Butor (M.), Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1995, p. 9. 173 lire tout le cycle des Rougon-Macquart et découvrit quelque chose de bien différent de ce qu’il croyait : une fabuleuse généalogie mythologique et cosmogonique, qu’il décrivit dans un essai867. L’entre-deux-guerres avait hérité du symbolisme et du bergsonisme un culte du monde intérieur qui la détournait de concevoir le roman comme une œuvre d’observation et d’enquête sociale, ce qui constituait le projet naturaliste. Mais tout imbue du moi qu’elle était, elle avait gardé la nostalgie de ce grand roman du XIXe siècle, plein d’aventures psychologiques et dramatiques, tout peuplé de personnages – types ou caractères qu’importe – et marqué par une profusion de rebondissements. Concilier le moi et le monde, la pensée et le réel, l’ambition du roman était grande alors. Le roman alors est un reflet du monde. Il donne à voir. Et le personnage faisait la vie du roman, traversant la vie au galop ou la savourant dans la moiteur des chambres, d’une démarche aérienne, fiévreuse ou alourdie, en fuite ou en quête, il donne l’image de la vie, ou de l’aventure, ou du non-sens, mais ils sont aussi parfois le double de l’auteur. Ils ont une double relation, dans le roman dont ils contribuent à assurer l’organisation et « l’expansion harmonique » et avec le romancier. Et puis, la suspicion s’installe, sur le personnage mais aussi sur les pouvoirs du roman. Dans l’entre-deux-guerres, le contact avec l’absolu est définitivement perdu et le roman en témoigne. Mais c’est dès a le Naturalisme que les jeux sont faits et c’est l’idée même de « dessein » qui se voit compromise. Il gouverne le roman pourtant dès qu’il atteint une certaine ampleur. Il est d’ailleurs moins dans la beauté de la phrase que dans le mouvement de la page, et il a besoin d’un large espace pour se révéler. Le héros balzacien est un être agissant qui porte en lui le reflet de la volonté créatrice. Pour Zola, ce qui donne l’unité de la force dramatique, c’est la puissante nécessité, c’est la force obscure qui condamne les êtres et qui a une force unitive. Le Naturalisme pose dans toute son amplitude deux problèmes philosophiques : les rapports de l’art et de la science et les rapports de l’art et de la connaissance humaine. Au moment où la question de la représentation est à son apogée, Zola s’en empare et en fait son bien. Maritain n’évoque pas le Naturalisme et on peut s’en étonner. C’est qu’un homme qui avoue avoir détesté enfant l’idée de ressembler au buste de son grand-père à cause du pressentiment d’une sorte d’élément fatal, et de ce qu’il y avait de violence et d’amertume, mêlé à beaucoup de grandeur et de générosité, dans ma lignée héréditaire »868 ne pouvait pas aimer l’idée d’un roman fondée sur l’idée de l’hérédité et d’une causalité purement animale, négation même du spirituel. L’idée même de roman documentaire est la négation de l’intuition créatrice, d’une forme animatrice. S’il est si difficile à Maritain de rendre compte du naturalisme c’est sans doute à cause de la manière dont l’art du roman s’est introduit dans la vie humaine, c’est-à-dire dans le domaine même de la moralité. La thèse du naturalisme est fondée sur la loi de l’hérédité. L’univers de Zola est l’univers de la nécessité. Or, la thèse de Maritain sur la nature du roman est au fond classique : la littérature est dans la ligne de la destinée humaine c’est pour quoi « le roman pose de tout autres questions (...). Pour lui, la « connaissance de l’homme » est, si je puis dire, une tâche professionnelle, (...) chez Mauriac comme chez Malraux, chez Green lui-même, c’est d’une connaissance morale qu’il s’agit plus que d’une connaissance poétique »869. Mais cette connaissance que le romancier a de l’humanité est une connaissance qui ne se ramène pas à la simple psychologie : « A ce point du vue nous croyons qu’on se trompe lorsqu’on rattache à la science spéculative de l’être humain, à la psychologie, l’effort d’approfondissement et de découverte poursuivi par de grands intuitifs, de Montaigne à Pascal à Nietzsche, de Shakespeare à Racine et à Baudelaire, de Swift ou Meredith à Balzac et Dostoïevski ; ces puissants observateurs de l’homme ne sont pas de purs observateurs, ce ne sont pas des "psychologues" : ce sont proprement des moralistes, non pas de philosophes mais des praticiens de la science des meurs. Sans doute n’est-ce pas à cette science intégralement prise, jusque dans la formulation de ses règles et de ses préceptes, c’est au matériel expérimental de cette science (et quelquefois avec de fortes déficiences du côté des vérités régulatrices de celle-ci) qu’ils s’appliquent avant tout. Mais c’est bien le dynamisme de l’être humain qu’ils étudient, l’usage lui-même du libre arbitre, et donc la situation de l’homme par rapport à ses fins, en sorte que l’exactitude et la profondeur de leurs vues ne dépendent pas seulement de l’acuité de leur regard mais aussi de leur idée du bien et du mal, et des dispositions de leur propre cœur à l’égard du souverain bien »870. 867 Calvino (I.), Pourquoi lire les Classiques, Paris, Seuil, 1993, p. 7-8. Carnet de notes, op. cit., p. 130. 869 Frontières de la poésie, op. cit., p. 784. 870 Les Degrés du savoir, op. cit., p. 829. 868 174 C’est au matériel expérimental de cette science qu’ils s’appliquent avant tout, mais c’est le dynamisme de l’être humain qu’ils étudient, l’usage lui-même du libre arbitre. « La raison n’aborde jamais les choses sans mettre en œuvre quelque capital humain »871. C’est le savoir pratiquement pratique de l’action humaine et non de la psychologie. C’est pourquoi la grandeur de l’œuvre, qui dépend de l’accord du romancier avec le monde, avec un univers humain lui-même parcouru tout entier par une puissante inspiration dépend aussi de l’expérience de l’homme dont elle est toujours tributaire. La connaissance du romancier est à la fois morale, poétique, mystique et enfin elle est connaissance expérimentale du mal ou du péché. Il prend des formes clairement identifiées selon les auteurs : chez Tolstoï, le mal c’est la chair, tandis que chez Dostoïevski, c’est l’esprit, l’orgueil. Cervantès quant à lui est le plus grand poète de la connaissance imaginaire de l’homme. La plupart des critiques qui se sont penchés sur le roman et ses spécificités ont perçu cette force propre au roman, presque immanente à lui et devant laquelle le romancier lui-même doit s’incliner. Force propre à la fois à ses créatures, comme aussi aux potentialités du roman. Il n’est le porte-parole de personne, pas même de ses idées. Milan Kundera fait par exemple remarquer que lorsque Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique apparaissait justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente. Peut-on dire que Tolstoï ait changé entre temps ses idées morales ? Sans doute non, mais pendant l’écriture, il écoutait une autre voix : « la sagesse du roman »872. La loi du roman ne peut que battre en brèche les certitudes du romancier. Ce n’est pas seulement une affaire de morale. Pour croire aux personnages, pour faire croire à ses personnages, il faut le sentiment qu’au-delà de la connaissance que nous en avons, ils nous échappent. Le romancier doit considérer le personnage dans son individualité concrète, et sans l’animosité qui nous dresse dans la vie face à ceux que nous tenons pour des ennemis. Maritain va rappeler là encore cette connaissance d’un genre singulier, qui caractérise le lien du romancier avec ses personnages. Il les connaît par la connaissance par connaturalité. « Le romancier ou l’auteur dramatique connaît ses personnages par le moyen de cette sorte de connaissance qu’on appelle connaissance par inclination ou connaturalité, par les passions mêmes, les inclinations ou les instincts qu’il partage avec ses personnages, même s’il les hait de cette haine lucide qui fait qu’un homme connaît son ennemi comme lui-même. En d’autres termes, ses personnages sont des aspects virtuels ou des développements possibles de luimême (...). C’est pourquoi le romancier est capable de prévoir ce que font ses personnages »873. Il n’est pas de personnage, dans le roman, si caricatural, si odieux soit-il à qui le romancier n’accorde une part d’humanité qui nous le rende sinon sympathique, du moins compréhensible. 3 ETHIQUE ET ESTHETIQUE : LE ROMANCIER ET LA COMMUNAUTE Une esthétique de la création aurait à expliquer « que le génie puisse habiter des personnalités que la psychologie autorise à dire médiocres, elle aurait à justifier l’esprit de souffler où il veut »874 tandis qu’une esthétique du spectateur s’épargne bien des fatigues et bien des déceptions en particulier celle « d’apprendre que Gauguin était un ivrogne, que Schumann est mort fou, que Rimbaud a abandonné la poésie pour gagner de l’argent, et que Claudel ne comprend plus rien à son œuvre. (…) C’est le consentement et la ferveur du public qui sauvent Van Gogh d’être seulement un schizophrène, Verlaine un ivrogne, Proust un inverti honteux et Genet un voyou »875. Cette question n’a pas échappé à Maritain, qui l’évoque sous une forme très proche, Shelley à l’appui, non sans alerter sur le caractère oratoire de cette formulation, mais peu importe : « Admettons qu’Homère a été un ivrogne, que Virgile a été un vil flatteur, qu’Horace a été un poltron, que le Tasse a été un fou, que Lord Bacon a été un concussionnaire, que Raphaël a été un libertin, que Spencer a été un poète lauréat. (…) si leurs péchés étaient comme l’écarlate, 871 Antimoderne, Editions de la Revue des Jeunes, 1922, in O.C., volume II, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1987, p. 1047. 872 Kundera (M.), L’art du roman, cité par H. Goddard, Céline scandale, Paris, Folio, Gallimard, 1994, p. 126. 873 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 221. 874 Dufrenne (M.), Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, Epiméthée, 1953, p. 3. 875 Ibid. 175 ils sont maintenant blancs comme neige, ils ont été lavés dans le sang médiateur et rédempteur, le Temps »876. C’est là « l’éternelle question des rapports de la littérature et de la morale »877. L’art doit-il s’introduire dans la moralité ? De quelle manière, dans quelles limites ? C’est la responsabilité de l’artiste qui est posée et selon deux lignes de perspectives. La première est la responsabilité de l’artiste dans son rapport avec lui –même. La seconde dans son lien avec la communauté : « ce qu’on dit prête t-il à conséquence ? », selon la formule de Gide. La première responsabilité de l’artiste se trouve-t-elle envers son âme ou envers son œuvre ? La réponse de Maritain est sans ambiguïté : elle est envers son œuvre parce que « à proportion qu’il s’approche de son type pur et réalise sa loi la plus foncière, c’est bien soi-même et sa propre essence, et sa propre intelligence de soi-même que l’artiste exprime dans son ouvrage ; voilà la substance cachée de son intuition créatrice »878. Parce qu’il sert un absolu, l’artiste ne peut consentir à aucune division : « Un brin de ciel abrité dans l’obscur de son esprit – j’entends l’intuition créatrice ou intuition poétique est la règle première à laquelle son entière fidélité, obéissance et attention doivent être commises »879. Par cette intuition, toutes les choses de la nature peuvent envahir l’âme du poète et être maîtrisées par l’innocence créatrice. C’est le miracle de la poésie. Le Bien, ou le Désirable, pris dans toute son ampleur appartient à l’ordre des transcendantaux. C’est, au même titre que l’Être, un transcendantal. Tout ce qui existe est bon dans la mesure où il est. Mais la valeur morale et la valeur esthétique relèvent de deux sphères différentes. Entre l’Art et la Moralité, on l’a vu, il existe un état de tension, voire un conflit. L’Art est une puissance de l’homme non une idée séparée. Quand l’Art opère, c’est un homme particulier qui opère par son art. L’artiste vit des sens et des délices du sens intelligencié, il est sensibilisé au monde et à tous les vagabondages de la beauté, c’est par l’émotion que le monde pénètre en lui. Le romancier quant à lui, est sensible d’abord aux êtres, à l’homme, avant d’être sensible à la beauté de la création. Aucun mur de séparation n’isole la vertu d’art de l’univers intérieur du désir et de l’amour qui habitent l’être humain. Mais l’art exige que rien ne vienne régler l’œuvre que la vertu d’art. C’est avant tout quand on en vient aux romanciers que l’exigence de purification, et de purification de la source est imprescriptible. Car l’écrivain œuvre avec des mots et remue l’imagination. Il agit sur le système rationnel et émotionnel de notions et de croyances, d’images, de passions et d’instincts dont dépend la vie morale de l’homme. Sa responsabilité est donc à ce titre plus grande sur les autres hommes que le reste des artistes. C’est pourquoi il est regrettable pour un écrivain de devenir un écrivain national. L’autre problème qui se pose est celui de la liberté de l’artiste : c’est la querelle éternelle entre les intérêts moraux de la communauté et les intérêts esthétiques de l’artiste. Ils sont alors trois instances au sein de la communauté : la communauté, l’Etat et la critique. La communauté dispose de moyens pour faire face aux dégâts possibles provenant de la liberté d’expression. C’est l’éducation qui équipe l’esprit de pouvoirs vitaux de résistance, de critique et de discrimination. Ensuite, la pression de la conscience commune et de l’opinion publique émanant de l’ethos national quand il est solidement établi. Enfin, la pression de larges groupes de citoyens mettant en garde contre un livre ou un film. Quant à l’Etat, c’est trop pour lui de juger si une œuvre d’art présente un caractère d’immoralité (il condamnerait Baudelaire ou Joyce, et il y a peu l’Islam a condamné les Versets de Satan, grande œuvre peut-être mais en contradiction avec la tradition de l’Islam). Il reste que la critique à ce titre a une double fonction, juger l’œuvre du point de vue de l’art et des valeurs esthétiques et dégager les implications humaines contenues dans l’œuvre880. Le deuxième problème que pose les rapports de l’éthique et de l’esthétique renvoie cette fois non plus au bien de la communauté mais au bien de l’artiste lui-même. Peu importe que l’artiste se damne pourvu que son œuvre enrichisse le patrimoine de l’humanité. Pour un penseur chrétien, voilà une formule qui lui ferait encourir les foudres. Ici, ce qui compte, ce n’est pas la pureté de l’œuvre, la pureté des sources, mais la profondeur de l’intuition créatrice. Si écarlates qu’aient pu être les péchés du poète, si odieux qu’il ait pu être, nous l’aimons : « nous l’aimons parce qu’il a été un poète, et nous lui sommes reconnaissants, non en raison de notre amour de la beauté, mais aussi en raison de notre qualité d’êtres humains qui ont 876 The Great Critics, p. 501, cité dans La responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 201. Godard (H.), Céline scandale, op. cit., p. 147. 878 Maritain (J.), Frontières de la poésie, op. cit., p. 794. 879 La Responsabilité de l’artiste, op. cit. p. 141. 880 Idem, pp. 198 sq. 877 176 souci du mystère de leur destinée ; et il est blanc comme neige à nos yeux – dans son œuvre. En tous cas, nous n’avons pas à le juger »881. S’il façonne un bon morceau d’orfèvrerie, qu’importe les crimes qu’il peut commettre ? Qu’importe dira Maritain que l’artiste brûle en enfer, pourvu qu’il cuise un beau vitrail. Et pourtant, il reste que « Tout roman est un miroir promené devant les futuribles et devant les lois du gouvernement divin, et le romancier qui ne croit pas aux valeurs morales détruit en lui la matière même de son art »882. C’est Céline qui a posé à neuf dans toute son acuité cette question de la littérature et la morale. Maritain n’en souffle mot dans la Responsabilité de l’artiste. On ne saurait s’en étonner. En 1938, Gide publie dans la NRF d’avril un texte sur Céline à l’occasion de la parution de Bagatelles pour un massacre. Il provoque une violente réaction de la part de Maritain. André Gide prend – ou feint de prendre – l’ouvrage de Céline pour un canular. Pour lui il en va avec Bagatelle comme pour Voyage au bout de la nuit : « il empile "haut comme un sixième" des blagues pathétiques et sans importance, comme l’on espère bien qu’il continuera de faire dans les livres suivants »883. Pour Gide, Céline « est un créateur et à ce titre il a tous les droits. Il parle des Juifs, dans Bagatelles, tout comme il parlait, dans Mort à crédit, « des asticots que sa force créatrice venait à créer »884. La réponse du philosophe est cinglante, mais on est en 1938, et Raïssa est d’origine juive. Aprés avoir rappelé que la question juive telle qu’il l’aborde n’est nullement confessionnelle, mais raciale, il en souligne la portée et rappelle son intention : la poser de telle sorte que le sens authentique de la notion fasse s’évanouir le mythe « du grand dolichocéphale blond aux yeux bleus en lequel se reconnaissent aujourd’hui tant de Germains bruns aux yeux noirs, et auquel ils dédient dans leur sanctuaire intérieur une piété totémique »885. La conclusion est tranchante : « On ne peut pas aujourd’hui (et a t-on pu jamais le faire ?) parler de la question juive avec frivolité, ou en suivant complaisamment son humeur et ses ressentiments, ou avec l’euphorique truculence qu’un faiseur de bagatelles met à décrire ses asticots »886 . Mais quoi qu’il en soit de l’épisode, la question philosophique des rapports entre l’éthique et l’esthétique est posée et résolue dans la Responsabilité de l’artiste, et elle l’est en faveur de la liberté de l’artiste. Henri Goddard fait remarquer très justement que nous sommes plus habitués à trouver de la valeur esthétique là où il y a de la valeur morale. Peut-on supposer deux ordres de rayonnement différents, et que les considérations morales puissent absorber par leur rayonnement les qualités d’ordre esthétiques ? Claudel parle en théologien et non en écrivain lorsqu’il dit que « le mal ne compose pas »887. Le mal compose et fort bien même. Maritain ne dit rien d’autre. Une œuvre peut atteindre sa cohérence propre quelle que soit l’expérience humaine à partir de laquelle elle se construit. Il n’est pas certain cependant que l’exaltation du bien génère un plus grand plaisir esthétique. Au contraire, l’alliance de ces deux rayonnements, celui des considérations morales et celui du plaisir esthétique est souvent difficile et on peut supposer qu’il compose un nouveau sens, lorsqu’il y a réussite. Et que sans doute cette réussite est fort rare. Là encore, Baudelaire est un phare pour avoir posé les seules distinctions qui garantissent l’autonomie de la sphère esthétique. Henri Goddard rappelle qu’il « est notre phare » pour l’avoir dit le premier avec netteté : « De la même manière que dans le monde de l’action, nous avons à nous en tenir à ce que nous croyons juste, et dans le monde de la connaissance, à ce que nous croyons vrai, nous ne ferions que nous appauvrir si dans l’ordre de la création artistique nous n’admettions que les œuvres qui se conforment pleinement aux valeurs des autres ordres »888. Pourtant la question morale n’est pas sans fondement. Maritain ne défend en aucune façon la doctrine gidienne, tout au contraire. La question pour lui n’est pas de savoir si un romancier peut peindre ou non tel ou tel aspect du mal, mais à quelle hauteur il se tient pour faire cette peinture et si son cœur et son art sont assez purs, assez forts pour le faire sans connivence. 881 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 204. Maritain (J.), Oeuvres et chroniques, Le Roseau d’or sixième numéro de chroniques, Librairie Plon, Paris, 1928, p. 47. 883 Gide (A.), « Les Juifs, Céline et Maritain », in L’impossible antisémitisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 161. Avec une préface essai de Pierre Vidal-Naquet. 884 L’impossible antisémitisme, « Les Juifs, Céline et Maritain », p. 159. 885 Maritain (J.,), « Réponse à André Gide sur les Juifs », op. cit., p 166. 886 Idem, p. 168-169. 887 Cité par H. Goddard, in Céline scandale, Paris, Gallimard, p. 150. 888 Idem, p. 153. 882 177 « Un acte humain que n’affecte aucune valeur morale, que la distinction du bien et du mal n’effleure même pas et qu’aucune mesure humaine ou divine ne vient toucher, sinon le nombre du sens, cela est pur. Un crime, un vice, un mensonge, une souillure, la méchanceté, le blasphème, cela est pur, si c’est intact, bien fait, si nul repli de la raison ne le juge et n’interrompt son mouvement »889. Ou tout simplement s’il est esthétique. « Le comble de l’impureté dès lors, c’est la pudeur. Vêtir en soi l’animalité d’humanité les sens de raison et de sagesse, c’est duplicité, hypocrisie. Les plantes, dit Aristote, vivent dans un sommeil perpétuel ; parce qu’elles n’ont qu’une âme végétative, tout leur but est dans la fleur. Elles ont la bouche dans la terre, et c’est leur corolle hermaphrodite qu’elles exposent aux oiseaux du ciel, sans le moindre refoulement »890. Comme la littérature d’aujourd’hui… 4 LA CONNAISSANCE DU ROMANCIER Dans les années trente, la relation du romancier à ses personnages est encore sujette à controverses. Charles du Bos ouvre le bal avec un ouvrage sur Mauriac et soutient que le « romancier comme tel [est] inféodé au drame humain »891. Dès 1933, précédant Sartre, Marcel Arland avait écrit : « M. Mauriac exerce sur ses personnages une amoureuse tyrannie ». En 1939, Sartre, encore peu connu, dans un article sur La fin de la nuit attaque Mauriac et lui reproche précisément de ne pas montrer des êtres libres, disponibles. C’est que c’est la conception même de la liberté » qui est en jeu. Pour Sartre romancier comme pour Mauriac, le roman consiste à témoigner d’une vision pour l’un religieuse, pour l’autre philosophique. La liberté des êtres selon Sartre est d’être à la merci des événements et des hasards. A ce titre, Mauriac ne serait pas un vrai romancier parce qu’il montre des êtres qui sont comme des marionnettes dont le romancier tire les ficelles. Or, Mauriac n’ rien de cette difficulté : « Il s’agit de laisser à nos héros l’illogisme, l’indétermination, la complexité des êtres vivants. (…) Je ne suis content de mon travail que lorsque ma créature me résiste, lorsqu’elle se cabre devant les actions que j’avais résolu de lui faire commettre»892. Maritain avait parlé à propos du romancier, d’observateur et de la chose observée. Mauriac protestait, voyant là un rapprochement coupable entre le romancier et l’homme de laboratoire. Maritain en était resté pour lui aux vieilles conceptions du naturalisme. « Cette connivence, ajoutait Mauriac, du romancier avec son sujet, contre laquelle il nous met en garde, est la condition même de notre art, car le romancier, le vrai, n’est pas un observateur mais un créateur. Il n’observe pas la vie, il crée la vie… Il ne s’agit pas de prendre de la hauteur, il faut au contraire, s’identifier, pousser la connivence jusqu’à devenir elle-même »893. Une telle conception posait inévitablement encore une fois la question du mal. Maritain ne la fuit pas, encore une fois. Est-il possible d’user d’une telle connaissance, en particulier dans l’intimité totale qu’implique la création, « sans entrer dans une sorte de complicité ou de connivence avec les êtres imaginaires en question, et sans subir en soi une répercussion de leurs maux ou de leur enfer894 »? S’il est vrai que « rien ne peut faire que le péché ne soit l’élément de l’homme de lettres et les passions le pain et le vin dont il se délecte »895, l’écrivain est-il condamné à cette seule connaissance ? Mauriac soutenait que décrire ces passions sans connivence « comme nous y invite Jacques Maritain » était sans doute à la portée du philosophe et de l’artiste. Il y a certes, répond Maritain, union intentionnelle entre l’auteur et ses personnages, mais sans influence réelle. « L’espèce de mimique intérieure de ses personnages qui est propre à un écrivain ne tend par elle-même qu’à r l’intuition créatrice. Si profonde que puisse être cette mimique intérieure, 889 Jacques Maritain, Frontières de la poésie, op. cit., p. 733. Ibid. 891 Du Bos (C.), François Mauriac et le problème du romancier catholique, Paris, Corrêa, 1933. p. 18. 892 Cité par José Cabanis, Mauriac, le roman et Dieu, Paris, Gallimard, 1991, p. 100-101. 893 Raymond (M.), La crise du roman, Des lendemains du Naturalisme aux années 20, José Corti, 1966, p. 118. 894 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 221. 895 Mauriac (F.), Le Figaro, 13 mars 1938, cité par H. Bars, préface à Une grande amitié, Correspondance entre Jacques Maritain et Julien Green, op. cit., p. 19. 890 178 elle demeure par nature l’instrument de cette connaissance immatérielle, elle ne comporte ou n’entraîne de soi aucune complicité ou connivence insidieuse, aucune participation ou délectation du cœur à la dépravation des créatures imaginaires qui sont les enfants de l’esprit de l’auteur »896. Comme toute connaissance en général, celle que le romancier a de son personnage est intentionnelle, c’est-à-dire qu’ « elle fait que la chose connue est présente dans le connaissant immatériellement, sans qu’il y ait dans la réalité aucun mélange de l’être de l’un avec l’être de l’autre »897. Aussi, quel que soit son degré d’intimité avec son personnage, l’écrivain n’est pas son personnage, sauf à ce qu’une certaine limite soit franchie et détruite. Alors, il peut arriver que l’union intentionnelle vire à quelque autre union, par influence réelle, avec ou sans l’assentiment de l’auteur. Le personnage contamine alors l’auteur et éveille en lui dans l’existence réelle, dans sa chair même parfois, le même feu dont il brûle, la même passion dont il est dévoré. Il subit alors dans son être propre et d’une manière dont nous ne savons sans doute pas grand chose, la prise du personnage qu’il a fait surgir de son imagination et de son esprit, non plus comme personnage mais dans ce qui ronge ou ravage et parfois même brise l’être. L’écrivain est brisé du mal même qui dévaste son personnage. Comment cela peut-il s’expliquer ? C’est que la situation du romancier à l’égard de son œuvre est très particulière pour Maritain. « Il est une sorte de dieu embrouillé dans les faiblesses de l’homme. Il a affaire à un monde de personnages qu’il crée mais qui sont parfois plus forts que lui, et qu’il connaît à travers lui-même mais dont la liberté est une liberté imaginaire »898. Il est l’auteur du mal commis par ses créatures, et ce mal imaginaire est dans une sorte d’intimité avec le mal réel de notre monde réel – car souvent il s’en inspire et le rappelle étrangement – il est une image et un signe de ce mal réel, un signe opératif qui peut, si l’occasion surgit, remuer dans l’existence effective cela même qu’il représente. Mais « tout cela n’est qu’accident et ne relève le plus souvent que des tentations liées à l’exercice de toute activité professionnelle»899. Tout cela fait partie de ce qu’aujourd’hui on appellerait les risques du métier. Plus généralement, il arrive que l’écrivain se prenne d’amour pour ses personnages jusqu’à les aimer parfois, comme Claudel, d’un amour rédempteur900. L’attitude la pire d’un écrivain à l’égard de ses personnages est caractérisée par celle que décrit Pierre-Henri Simon à propos d’Anatole France : « (…) en fait, aucun romancier ne fut moins créateur, étant, à l’égard de ses personnages dans l’état d’esprit le plus mauvais qui soit : celui de l’artiste qui se moque »901. Maritain ne pardonnait pas à Maurras son admiration pour A. France. On le comprend. La générosité foncière de l’être requiert de soi l’abondance et la magnanimité comme le climat normal et connaturel de l’artiste. C’est parce que le romancier connaît son personnage comme sujet et non comme objet qu’il est capable non d’identification mais d’une sorte de projection imaginative. Il le connaît dans cette présence du tout à chacune de ses opérations, dans cette complexité existentielle de circonstances extérieures, de données de nature – ou présentées comme telles dans l’univers fictionnel – de contraintes intérieures, de choix de liberté, d’attraits, de faiblesses, de vertus, de vices, d’amours et de douleurs, dans cette atmosphère de vitalité immanente aux actes des personnages qui seule leur donne sens et qui imprègne alors le roman, qui en est ce qu’on appelle l’atmosphère. La connaissance du sujet en tant qu’objet fait que son existence baigne dans l’injustice suprême qu’il ne peut être fait justice à son être, pas même par le lecteur. Et pour le personnage les deux seules sources qui jaillissent alors sont la convoitise de la mort et l’expérience de la solitude espérée. C’est la Thérèse Desqueyroux de Mauriac qui montre ce mystère. Lorsque l’écrivain ne peut plus connaître à découvert en même temps que les blessures et le mal secret, la secrète beauté de cette nature donnée, les moindres étincelles de bien exercé, toute la peine et tous les mouvements traînés de l’utérus au sépulcre, il n’y a plus rien que de destructeur que ses actes, ils apparaissent comme des reliques et passent à l’état d’objets, séparés des sources vives de la subjectivité recréée par la puissance du génie poétique. Ils se jettent alors sur le personnage comme des morts, et sur le lecteur. Ce qui n’a rien à voir avec l’omniscience telle que la critique l’a traduit généralement. L’autre danger que court le romancier est le pendant du précédent : il peut céder à des exhortations morales 896 La Responsabilité de l’artiste, op. cit., p. 221. Idem, p. 227. 898 Idem, p. 218. 899 Idem, p. 228. 900 Claudel priait pour ses personnages. 901 Simon (P.H.), « Anatole France en purgatoire », La Vie intellectuelle, tome XLII n° 1, 25 mai 1956, p. 151. Thibaudet écrivait à son propos: « Ce roi de l’art rayonne dans un ciel froid ». 897 179 malavisées et trahir sa vérité singulière à lui, et sa conscience artistique, qui diffère de sa conscience morale. Il briserait alors en lui un « ressort sacré » de la conscience humaine et blesserait alors la conscience morale elle-même. Et c’est encore un autre danger que court l’écrivain catholique: « Il y a d’une part, le danger de céder tellement à l’ensorcellement de l’art ou du savoir humain qu’on en vienne à manquer aux exigences de la vérité suprême. Et il y a, d’autre part, le danger de se servir de la Vérité divine, (…) pour compenser les défaillances possibles de notre fidélité aux exigences de l’art ou du savoir humain. Je ne crois pas qu’il existe d’autres moyens pour surmonter ces risques qu’une bonne dose d’humilité (..)902. L’écrivain se trouve face à un double abîme. D’un côté, parce que libre, comme tout homme il doit faire usage de sa liberté et peut laisser son œuvre envahir sa vie et son âme au point de lui aliéner sa liberté, blessant ainsi la conscience morale. L’écrivain peut tenter de suppléer à une défaillance de son inspiration en se plongeant dans des abîmes nouveaux d’où il espère tirer la substance nouvelle de son œuvre. Là encore, ce n’est qu’accidentel. De soi, l’écrivain n’a nul besoin de se baigner dans les péchés des hommes et de courir a toutes sortes d’expériences personnelles pour pouvoir en parler efficacement ou valablement. Il lui suffit de « regarder dans son propre univers intérieur de tendances réprimées et les monstres cachés dans son propre cœur. L’introspection, plus que l’expérience du péché (pauvre expérience et toujours limitée) est le meilleur maître pour enseigner la géographie du mal »903. L’autre danger que court le romancier est le pendant du précédent : il peut céder à des exhortations morales malavisées et trahir sa vérité singulière à lui, et sa conscience artistique, qui diffère de sa conscience morale. Il briserait alors en lui un « ressort sacré » de la conscience humaine et blesserait alors la conscience morale elle-même. Il peut aussi chercher à changer l’horreur en splendeur. Et en ce cas, affronte plusieurs difficultés. D’abord avec son art : si les modèles littéraires sont trop présents, l’échec est patent et la métamorphose échoue. L’horreur alors peut refluer sur le roman (ou le poème), essayant d’entrer toute brute dans d’autres mots ou vers, qui la refusent. Alors, elle peut, en dernier recours, force libérée qui cherche une issus, refluer sur le poète lui-même. Et le détruire. De là provient le statut singulier de la littérature dans l’esthétique de Maritain. Le roman moderne comme art affirme « la volonté lyrique et patiente de rendre émouvant le mystère du réel, sans jamais lui imposer les recettes et les conventions du réel »904. C’est en quoi il affirme davantage sa tendance à la subjectivité créatrice, obnubilée un temps par la passion du réel héritage du naturalisme. L’âge réflexe de la poésie, commencé avec le Romantisme et qui a porté à son terme le processus de révélation du Soi créateur est une bénédiction pour autant qu’il se produit dans la ligne authentique de la poésie. Mais il devient une malédiction quand il passe à la ligne de l’individualité humaine. Alors l’égoïsme de l’homme pénètre dans la sphère même de l’acte poétique et non seulement la gâte, mais se nourrit de lui. Une telle croissance contre nature devient sans bornes. Pire, en ce qui concerne l’acte créateur, l’artiste ne manifeste plus que lui-même et le monde dans l’œuvre, il se décharge en elle, il épanche ses propres complexes et ses propres poisons dans le lecteur pour tâcher de faire ainsi une sorte de cure psychanalytique aux dépens de l’une et de l’autre. Ce culte du moi est selon Maritain une déviation qui est l’une des mésaventures habituelles de l’histoire humaine. La littérature n’est plus alors qu’une « sophistique de l’art » elle est comparée à la vieille sophistique haïe de Platon et ne regroupe plus que les contrefaçons de beauté qui font mentir l’œuvre chaque fois que l’artiste se préfère lui-même à son œuvre905. Déviée de sa ligne typique et de son aspiration à la libération du Soi créateur, la poésie s’est développée selon la ligne de l’individualité matérielle de l’homme et du moi centré sur lui –même. L’égoïsme humain pénètre alors dans la sphère même de l’acte poétique et le blesse lui-même. Et cela est vrai aussi pour le roman. La connaissance de soi-même en tant qu’elle est une pure analyse psychologique de phénomènes plus ou moins superficiels, un vagabondage à travers les images et les souvenirs, n’est, quelle que puis être sa valeur qu’un vagabondage égotiste. Mais quand elle devient ontologique, la connaissance du moi est transfigurée, impliquant alors l’intuition de l’être et la découverte de l’abîme actuel de la subjectivité. Qu’elle se produise dans le déchirement comme pour Proust ou Green, qu’importe. Ils n’ont pas fait de l’angoisse une catégorie artistique ou esthétique. Ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas la matière dont on fait la poésie. Elle n’entre pas dans sa composition, elle est le lot de la subjectivité. Elle est dans le poète et l’artiste, non dans sa poésie. Si 902 Le philosophe dans la cité, Paris, Alsatia, 1960, in O.C. volume XI, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1991, p. 100. 903 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 221. 904 Albères (R.M.), Histoire du roman moderne, Paris, Albin Michel, 1962, p. 139. 905 Frontières de la poésie, op. cit., p. 699-700. 180 elle passe dans sa poésie, c’est que sa poésie a été infectée par son moi, et c’est aussi que son moi a trouvé ce moyen pour se mettre à l’aise ; excogiter l’angoisse est plus confortable que de la souffrir. Mais elle peut être une forme de l’expérience spirituelle du poète. 5 LA MAGIE DE L’ŒUVRE Déjà, quelque trente années auparavant dans La clef des chants, Jacques Maritain proposait une esquisse des quatre lignes selon lesquelles l’émotion esthétique peut surgir de l’œuvre. Il ne s’agit pas d’un quelconque classement desséchant mais d’essayer de reconnaître des « familles d’esprits », un peu comme Focillon a cherché les familles des visionnaires. Mais pour cela il faut chercher plusieurs principes de discrimination. Maritain en voit deux. Toute œuvre d’art est faite de corps d’âme et d’esprit. Voilà le premier. Le corps est le langage de l’œuvre, son discours, l’ensemble de ses moyens techniques. Ses procédés plus ou moins visibles pourrait-on dire. (Trop visibles, les procé mettent le corps en avant. Voici Victor Hugo. Cachés tout en se montrant sans se montrer, voici Philippe Jaccottet). Les sources font partie de ce corps de l’œuvre. Cachés, ils sont comme un vêtement qui recouvre le corps. Dans l’œuvre, l’âme est l’idée factive, le « verbum cordis » de l’artiste. Elle naît de l’abondance du cœur. Il y a dans l’idée créatrice un mouvement essentiel qui est une croissance. De même que dans son idée créatrice, Dieu connaît éternellement toute chose, l’artiste connaît son œuvre. Mais cette connaissance n’est achevée que lorsque l’œuvre est achevée. Dieu connaît ainsi les choses dans l’intuition infiniment transcendante de lui par lui qui est la forme créatrice des choses. Il connaît les possibles et il connaît tous les néants dont la créature va être à la racine. « Il va de soi que le corps est l’instrument de l’âme »906, on reconnaît l’analogué de la théorie thomiste selon laquelle l’âme est la forme du corps. L’esprit est la poésie. Il y a magie dans l’œuvre « lorsque l’esprit est transcendant à l’âme, en quelque sorte séparé d’elle, (…) et que l’âme et le corps se trouvent pour ainsi dire annihilés », c’est-à-dire deviennent ensemble, l’âme comme le corps de l’œuvre, pur instrument d’un esprit étranger, signe par où passe une causalité supérieure, sacrement d’une poésie séparée qui se joue de l’art »907. Ainsi peut s’expliquer le sentiment de radicale altérité. Sur cette base, se dégagent trois lignes d’être, trois lignes d’émotion donc et des familles : une œuvre peut être belle par le corps, par l’âme ou par l’esprit, c’est-à-dire la poésie, et enfin par la grâce, qui n’est plus précisément la beauté. Et qui n’est peut-être que la visibilité de la beauté animée par la poésie. Dans cette ligne, c’est la magie de l’œuvre qui importe. C’est à Plotin qu’il faut demander des leçons ici bien qu’il prétende conduire à la contemplation mystique par des voies suspectes. La magie est un don supérieur à l’art. Sans doute Maritain pensait alors à ce magicien qu’était Cocteau. Qui la cherche la reçoit comme quelque chose du ciel ou de l’enfer, qui la cherche altère son art, fabrique de la fausse-monnaie : la fausse-monnaie de l’absolu. C’est la musique qui a le plus d’affinité avec la magie. Le musicien comme le peintre est moins porté que le poète à scruter et à formuler sa propre expérience intérieure : elle demeure dans une large mesure cachée dans le préconscient de l’esprit. C’est la mélodie qui porte l’inspiration, c’est-à-dire l’intuition poétique, elle est inaccessible à la logique de la conscience contrairement au rythme et à l’harmonie. Il peut exister une mélodie angélique mais pas de rythme angélique, la mélodie est comme le sens poétique une sorte de chose en soi. Elle ne conduit à aucune action, elle ne sert à rien. Avec la mélodie on ne peut rien faire. Elle est la pure et directe expression de l’expérience poétique du compositeur. Et la mélodie est toujours bonne, parce qu’elle est le véhicule le plus immédiat du sens poétique. C’est parce que la musique est éminemment favorisée sous le rapport de la magie qu’elle a exercé un tel ascendant sur les poètes qui aspiraient espérément à agir sur les choses et à les transformer, et à dominer la réalité par le pouvoir des mots. La magie est comme un livre surplus. « L’esprit étranger », – le duende – ce qui anime l’œuvre n’est rien d’autre pour Maritain qu’une inépuisable émotion intuitive, diffuse, qui n’a pas été saisie et qui passe alors dans l’œuvre ainsi investie de magie. C’est la musique qui lui offre la saisie la plus immédiate de cet aspect de l’œuvre. Le lien privilégié que la musique et la poésie entretiennent n’a pas échappé à cet autre vagabond de la 906 907 Frontières de la poésie, op. cit., p. 804. Ibid. 181 philosophie qu’est Jankélévitch. Il met le dernier mot de la musique dans « l’opération impalpable du Charme et dans l’innocence d’un acte poétique qui a le Temps pour seule dimension »908. Avec Debussy, ce fut une première délivrance : « on tordait le cou à l’éloquence, à la prétention d’envoûter, à la mystagogie ; la force et l’humilité créatrices retrouvaient les conditions propres à l’art, ouvraient les fontaines de l’intelligence ouvrière, cassaient les règles d’école, rendaient à l’œuvre sa vérité de fruit spirituellement mûri pour la délectation »909. Transcendance de la poésie chez Stravinsky contre refus de la magie chez Satie. Wladimir Jankélévitch a lui-aussi consacré à la musique de Satie dont la musique « chemine nu-pieds »910 des pages pleines d’intérêt. Il a perçu lui aussi cette application du musicien « à ridiculiser ses propres inspirations » et à le faire d’autant plus « qu’elles sont plus charmantes et plus délicieusement mélodiques »911. Il ne détruit d’ailleurs pas n’importe quoi : « L’application que Satie apporte à détruire de ses propres mains l’émotion poétique sans cesse renaissante est un symptôme qui ne trompe pas »912. Puisque l’émotion est liée à la magie. Il sabote l’inspiration mélodique elle-même. Moins grande apparemment selon Maritain que l’œuvre d’un Debussy, la leçon de Satie va plus loin, elle est celle d’un « Socrate malicieusement éveilleur de vertu », et qui a nettoyé la musique de toutes les prétentions et de toute pédanterie. Il n’y a pas de magie chez Beethoven mais un esprit et une âme confondus qui se donnent sans compter. Magie encore chez Schubert, Chopin, Moussorgski. Enfin, magie chez Lourié, magie qui s’élève – comme chez Rouault- des ombres de l’humain traversées par la pitié qui tout assume, et d’une sorte de catastrophe de l’être. Âpre solitaire brûlé d’ardeur et de foi, Manuel de Falla a fait jaillir du rocher une source éternelle. Il faudrait regarder l’œuvre des espagnols à la lumière du duende de Lorca. Enfin, il y a la magie sacrée, tout à fait blanche, qui a sa source dans les désirs inénarrables du Saint Esprit et qu’on trouve dans le chant grégorien. « Poésie est ontologie » se plaisait à rappeler Maritain. Une musique ontologique est une musique érotique : « elle tient sa substance de l’éros immanent à l’être, de la pesanteur du ir et du regret dont gémit toute chose créée »913 et de son aspiration à être délivrée. Parce qu’il est lui aussi esprit dans la chair, l’art souffre du tourment de la liberté. Il est appelé à cette délivrance. Quelle que soit sa technique, tout grand poète témoigne d’un double conflit insurmontable et cependant surmonté : « C’est à l’univers du non-moi que la beauté veut ainsi soumettre l’art, pour qu’il exprime et signifie les profondeurs du ce qui est, des mystères du créé et de l’incréé devant lesquels la personne humaine est située ; mais c’est mon univers à moi, dit la personne humaine, c’est le mystère de ma liberté créatrice que l’art doit signifier »914. La création se noue à des niveaux différents dans la substance spirituelle de l’âme, chacun en cela avoue ce qu’il est, et en cela l’œuvre avoue toujours. Elle porte les tares de l’ouvrier et les tares de l’homme. Beauté n’est pas perfection. L’œuvre aspire à la beauté mais elle manquerait quelque chose si elle atteignait à la perfection. Car la beauté est le signe d’un manque, et la perfection impliquerait simplement qu’il manquerait un manque. Une chose finie totalement parfaite est infidèle à la nature transcendantale de la beauté. Car « rien n’est plus précieux qu’une certaine faiblesse sacrée et que cette sorte d’imperfection par laquelle l’infini blesse le fini »915. 908 Jankélévitch (W.), La musique et l’ineffable, Paris, Armand Colin, 1961, p. 6. Maritain (J.), La clef des chants, op. cit., p. 799. 910 Jankélévitch (W.), op. cit., p. 38. 911 Idem, p. 58. 912 Idem, p. 57. 913 Maritain (J.), La clef des chants, op. cit., p. 802. 914 « Sur la musique d’Arthur Lourié », op. cit., p. 1060. 915 L’Intuition créatrice, op. cit., p. 306. 909 182 CONCLUSION Thibaudet assurait qu’il y a un mur entre le pays des dialecticiens et le vallon des Muses. Maritain aurait simplement répondu qu’ « il n’est pas difficile à une philosophie d’être dramatique, elle n’a qu’à se laisser à son poids d’humain ». Il n’y a pas douze façons d’aller d’un trapèze à un autre sans se tuer, il n’y en a qu’une et il ne faut pas la manquer. Ainsi va Jacques Maritain pendant l’entredeux-guerres, de l’art à la poésie, de la poésie à la raison, de l’art à la beauté. Pendant ce moment d’équilibre qui maintint à la poésie un répit de liberté alors que « vacillaient les structures du monde et que sur lui pesait le pressentiment du malheur », il dresse les grandes lignes d’une esthétique d’une ampleur peu commune : un chemin de « poésie et de raison ». Savoir si la leçon qu’il proposait hier est recevable aujourd’hui comme se le demandait Luc Estang? Si par psychologie de l’art on entend « l’étude des états de conscience et des phénomènes inconscients, corrélatifs à la création et à la contemplation de l’œuvre d’art »916, alors il a bien écrit une psychologie de l’art. Une de plus peutêtre. Elles ne font pas défaut et seraient même plutôt en surnombre « mais leur lecteur éprouve bien vite le sentiment de se trouver en présence d’une véritable cacophonie : ni l’approche historiciste, ni l’approche psychologique de l’art, ni même les approches formalistes contemporaines ne constituent une véritable histoire de la création »917. Si on admet qu’une poétique a pour effet de faire comprendre ce qui unit Mallarmé et Rimbaud, Balzac et Stendhal, Claudel et Giraudoux ou ce qui les distingue, comme le dit Jean-Yves Tadié, Maritain a bien écrit une Poétique, connaturalisée à sa psychologie, élaborée sur les rivages de la sagesse augustinienne et avec les outils conceptuels de la science de saint Thomas. A égale distance de l’érudition d’un historicisme myope et de l’invasion des monstres hégéliens méthodiquement occupés à s’incarner dans l’histoire en une marche ternaire et solennelle, elle réussit à articuler à propos de l’œuvre et des styles entendus comme « attitudes typiques face à la beauté » l’analyse technique la plus rigoureuse et celle du sens intérieur qui en est l’âme et la mélodie. Elle débouche sur la plus enveloppante des psychologies de l’art. Qu’en reste t-il aujourd’hui ? Six ouvrages d’esthétique et une œuvre oubliée ou méconnue. L’appareil thomiste trompe le monde comme le dit joliment Cocteau. Maritain s’en fiche, il lève la bannière étoilée du soleil de la raison sur fond de nuit obscure, la nuit translumineuse où l’œuvre germe, se conçoit, et se déploie jusqu’à la visibilité terminale, jusqu’à révéler la « splendeur des transcendantaux réunis ». Il en est épris, de raison, autant qu’il est épris de poésie : L’époque fourmille de niais qui la regardent de haut dit-il. « Il faudrait d’abord mériter le droit de médire d’elle. L’amour va au-delà de la raison ; ce qui reste en deçà est sottise »918. Maritain le dit lui-même et pas à n’importe qui, à Jean Cocteau : « Ma philosophie a sans doute une doctrine de l’art, mais trop abstraite pour quitter le ciel des principes, où il y a tant de demeures »919. Il suffit de quelque effort et nous pouvons encore en distinguer les constellations : art et poésie, ces deux étranges compagnons, raison et poésie, enfin réconciliées, poésie et divination, ces souches jumelles, poésie et beauté enfin, si proches et qui sont comme le « ciel de l’œuvre ». Art et beauté enfin, dont on nous disait la soudure impossible ou qu’ils sont des concepts qui appartiennent au passé . De la cité comme de l’esprit, Platon chassait poètes, rhapsodes et puis la Muse qui les accompagne et qu’il installait, avec sa surnaturelle activité, dans un ailleurs transcendantal où elle menait son train, un peu bruyante parfois, avec ses excentricités, ses élans, ses soupirs, ses transes et ses incandescences, exubérance toute accidentelle au demeurant. Maritain la réintègre, lui creuse un « nid de connaissance », lui donne un lieu, le « ciel de l’âme », et la rebaptise : intuition créatrice. « Tout ce qui tressaille, crée, agite, souffre, fermente et couve dans la Nuit de notre âme inconsciente – tout ce qui s’y manifeste, (…) tout cela monte, avec un accent tout particulier de la nuit inconsciente à la lumière de la vie consciente ; et ce chant, cette merveilleuse confidence de l’Inconscient au conscient »920 916 Zarader (J.P.), La psychologie de l’art, Paris, éd. Vinci, 1958, p. 1. Zarader (J.P.), Malraux ou la pensée de l’art, Paris, Vinci, 1996, p. 15. 918 Frontières de la poésie, op. cit., p. 712. 919 Lettre à Jean Cocteau. 920 Carus (G.), Psyché, Pforzeim, 1846, p. 263-264, trad. française, L’âme romantique et le rêve, Cahiers du Sud, 1937, volume 1er, p. 252, cité par J. Maritain, l’Intuition créatrice, op. cit., p. 475. 917 183 il ne l’appelle pas « sentiment » comme Carus, mais « intuition poétique ». Elle est émotion, intuition, idée factive, elle est lumière et énergie, dynamo mystérieuse et logos intérieur de l’œuvre, elle est la secrète instance du désir et la raison d’avant la raison, et elle va, comme la beauté, toute droite, dans l’œuvre qu’elle anime en déployant ses ailes selon ordre, poids et mesure, nombre, musique et proportion, rythme, loi et ordonnance, jusqu’à la splendeur finale où la règle est de n’avoir pas de règle. Il rappelle que la poésie, cette grande amoureuse, pénètre toujours plus profondément son propre mystère, éblouie, surprise, et bouleversante. Là où elle affronte la réconciliation des suprêmes énergies de l’intelligence, qui sont tout naturellement féroces comme tout appétit de l’absolu, toujours elle sera tentée par les pouvoirs magiques ; là où elle affronte la métaphysique et la théologie, souvent elle préfèrera les illusions de la puissance à la saveur de la contemplation. Mais elle n’est pas métaphysique, elle n’est pas magie, moins encore mystique. Elle est poésie, et son éminente dignité est dans sa ligne typique. Sans elle, il n’est d’art qu’académique, il n’est de beauté qu’abstraite ou figée, il n’est d’être que l’objet vu dans la pure lumière du métaphysicien ou de chose que dans la froide matérialité de l’utile. Elle peuple à elle seule tout le créé. Elle est expérience, elle est connaissance, et elle est aussi naturelle à l’esprit de l’homme que le retour de l’oiseau à son nid : « c’est l’univers qui, avec l’esprit, fait retour au nid mystérieux de l’âme »921. Maritain n’était pas un poète. Il n’a écrit que deux pauvres pastiches sans grand éclat, à l’âge où tous les jeunes gens un peu sensibles ou presque écrivent. La poésie, il l’avait épousée: la solitude de Raïssa « était celle d’un poète aux doigts incroyablement sensibles et délicats »922. Il dit avec elle, parfois pour elle, son attente d’une poésie libre, une poésie de matin de Pâques, libre comme les corps glorieux, immatérielle aussi comme eux et qu’on puisse toucher des doigts ailés de l’esprit souverain. A tous, il dit la grandeur de la création artistique, dans l’homme, celui qui crée, celui qui contemple, dans l’histoire, creusée par le mystère de la poésie et de la raison enfin réconciliées. A ceux qui sont sensibles à l’art, il dit : « D’abord, comprenez la création artistique. Et comprenez-la dans son ordre et dans sa singularité. Comprenez qu’il y a une essentielle différence entre la fabrication utilitaire, quelle qu’elle soit, et la création dans l’ordre du beau : l’une est un besoin vital, elle ressortit à l’activité transitive, et son œuvre de soi est périssable, l’autre procède de l’esprit qui désire, de l’esprit qui désire contre la chair. Celle-ci est l’expression dans une matière transfigurée d’une activité de l’esprit en source, elle aspire à rassasier notre faim d’infini »923. Et parfois, elle y parvient… Il dit, et parfois avec emportement à ceux qui récriminent, qui protestent, qui aiment le vieux et non l’antique, qui ont un « horizon d’attente » et qu’à ce titre, l’artiste ne peut que décevoir : « Comprenez l’artiste. Si depuis un siècle, musique ou théâtre, lettres ou arts plastiques ne font plus aussi ressemblants qu’autrefois, sont moins anecdotiques, n’en soyez pas fâchés, ne l’attribuez pas trop vite à l’impuissance ou à la mystification, à la gaucherie ou à l’impréparation, ne vous hâtez pas de crier à l’ignorance du métier. Si la subjectivité de l’artiste se montre mieux à travers les œuvres, si pour cela même elle en bannit plus qu’autrefois une certaine imitation ou ressemblance matérielle »924, si parfois même elle semble détruire ou blasphémer, comprenez que c’est l’aboutissement d’une nécessité intime qui travaille l’art depuis toujours et cet artiste là en particulier ». Inlassablement, il plaide pour l’artiste et il plaide aussi pour l’œuvre. Il dit : « Acceptez que cela vous parle, écoutez ce que cela vous dit, laissez-vous faire par l’œuvre. Consentez à être perméables à ce mystérieux élément poétique d’aujourd’hui qui est commun aux œuvres de tous les temps, et qui précisément parce qu’il est poétique ne saurait être perçu sinon comme réfracté par les facultés pratiques ou discursives. Mettez à sa place la création artistique, reconnaissez-en la dignité, acceptez-la, ne l’empêchez pas d’être ce qu’elle est ». A ceux des créateurs qu’il a aimés, il apporte le témoignage d’une vibrante reconnaissance pour cette « joie amie » qu’ils ont donnée et envoyée ainsi dans le monde: Chagall, la poésie de l’âme juive, sa gravité, l’ardeur féconde et l’allégresse à disperser des formes colorées dans l’illusion d’un cœur qui ne se livre aux choses que dans la mesure où il peut en jouer ; Cocteau, une grâce d’ange aux ailes pleines de malice ; Rouault, la vision d’« une humanité saisie à fond dans sa misère, pénétrée par un 921 Idem, p. 256. Idem, p. 219. 923 Calmel (M. T.), « Frontières de la poésie », Revue thomiste, LVIe année, tome XLVIII, n° 1-2, 1948, p. 123. 924 Idem, p. 125. 922 184 regard d’une pureté absolue »925 ; Pierre Reverdy dont Raïssa aimait la poésie parce qu’il connaissait « l’or de la mémoire » et le « délire aux doigts de cristal ». Aux créateurs, il apporte un autre message. Il dit d’abord: « Comprenez votre création. Ne faites de littérature de peinture ou de musique que dans la mesure où vous avez quelque chose à dire. La source de l’œuvre ne saurait être que cachée ou personnelle, car elle plonge dans les abîmes de l’être. N’essayez pas plus d’arracher votre art à ce sol humain, intelligible et discursif »926, ce terreau nécessaire dont il a besoin pour vivre et pour créer qu’il ne faut le ramener aux conditions dans lesquelles il naît, aux conditions contre lesquelles il doit lutter. L’artsociologique est une imposture, l’art pur une chimère. Et si vous n’êtes pas certain d’être assez fort, si vous sentez la connivence avec quelque mal, attendez, d’être assez fort. Patientez . Il dit enfin, il dit surtout : Comprenez ce qu’est la création, ayez le souci des Anges… « Vous parlez d’eux dans tous vos livres, leur nom fait des taches de bleu sur toutes sortes d’objets, vous devinez leur force, leur immensité, leur élégance et leur danger »927. Sachez que toutes les beautés périssables, les trésors du temps, la poignante beauté d’un geste d’une seconde, – la main de Raïssa sur un cercueil – tout cela se conserve dans la mémoire des Anges. Comme le poète choisit ses mots et les accorde bien plus qu’il ne les combine, elle choisit, elle oublie. Ce qu’elle veut, ce qui n’est pas digne : elle transfigure. Ils se raconteront le temps, notre pauvre temps. Ils ont la mémoire de l’Eternité, l’histoire rédîmée. Voilà le suprême analogué de l’art poétique. Quelle que soit l’esthétique que vous choisissez, celle de la corde raide ou de l’enchantement, lutte héroïque ou voie extravagante, quel que soit l’esprit qui guide et imprègne votre plume ou votre art, muse un peu grasse aux charmes gréco-romains, Esprit venu de l’Orient du ciel, Djinn ou duende tragique, farfadet espiègle ou Ange du détail, faites une œuvre à votre image, où survive votre cœur et où puisse se réfugier le nôtre. Un objet qui fasse la joie de l’esprit, connaturalisé à l’intime de vous, où brille quelque reflet de la grande nuit étoilée de l’être et peut-être aussi du grand firmament des Pacifiques. Et lorsqu’il a dit tout cela, il rappelle que la liberté d’une vierge obéissant aux lois des dieux est plus belle que celle du poète et du philosophe et que de tous les chefs-d’œuvre mis ensemble, on ne saurait tirer un mouvement de charité. 925 Noaille-Rouault (G.), « Maritain, Rouault et nous », Cahiers Jacques Maritain, n° 4-5, Le centenaire du philosophe, nov. 1982, p. 83. 926 Calmel (M. T.), op cit., p. 126. 927 Réponse à Jean Cocteau, in O.C. vol. III, op. cit., p. 697. 185 BIBLIOGRAPHIE ŒUVRES DE JACQUES MARITAIN L’édition des Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain est publiée par le Cercle d’Etudes Jacques et Raïssa Maritain aux éditions universitaires Fribourg Suisse et Saint-Paul, Paris. Elle est établie par Jean-Marie Allion, Maurice Hany, Dominique et René Mougel, Michel Nurdin et Heinz R. Schmitz. Les treize premiers volumes sont consacrés aux œuvres de Jacques Maritain, les volumes XIV et XV sont consacrés à Raïssa Maritain. Art et scolastique, Paris, Art catholique, 1920, in Œuvres complètes, volume I, 1986. Le rôle de l’Allemagne dans la philosophie moderne, Annexe, in Œuvres complètes, volume I, Fribourg, 1986. Série de vingt-deux leçons données à l’Institut Catholique de Paris, au cours de l’année 1914-1915. La philosophie bergsonienne, Marcel Rivière et Cie, 1914, in Œuvres complètes, volume I, 1986. Eléments de philosophie, Paris, Pierre Téqui, 1920, in Œuvres complètes, volume II, 1987. Antimoderne, Paris, Editions de la Revue des Jeunes, 1922, in Œuvres complètes, volume II, 1987. Trois réformateurs, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1925, in Œuvres complètes, volume III, 1984. Réflexions sur l’intelligence, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1924, in Œuvres complètes, volume III, 1982. Réponse à Jean Cocteau, Paris, Librairie Stock, 1926, in Œuvres complètes, volume III, 1984. Les degrés du savoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1932, in Œuvres complètes, volume IV, 1982. 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La présence un peu encombrante de grand-père ministre est attestée par Maritain lui-même qui l’évoque dans la préface à son Carnet de notes : « Enfant je détestais l’idée de ressembler, comme les amis de la famille se plaisaient à le faire gentiment remarquer, au buste de mon grand-père qui ornait la cheminée du salon de ma mère. Ce n’était pas seulement orgueil, ni révolte de n’être pas « seulement moi-même». J’avais le pressentiment d’une sorte d’élément fatal, et de ce qu’il y avait de violence et d’amertume, mêlé à beaucoup de grandeur et de générosité, dans ma lignée héréditaire »929. Bien que né d’un père catholique, il fut baptisé par un pasteur protestant. Comme le remarque Pierre Vidal-Naquet dans sa préface- essai Maritain et les Juifs « le protestantisme, qu’il soit inné ou acquis, était alors la religion de la République». Mais ce converti connu pour son prosélytisme devint vite athée. Voici comment, dans un texte intitulé Profession de foi, il résume aussi simplement que possible l’expérience intellectuelle acquise. Il s’agit de la traduction en français, en 1941, d’un essai publié d’abord en anglais à la demande de son éditeur, essai intitulé I believe : « J’ai été instruit pendant mon enfance, dans le « protestantisme libéral ». Ensuite j’ai connu les divers aspects de la pensée laïque. La philosophie scientiste et phénoméniste de mes maîtres de la Sorbonne avait fini par me faire désespérer de la raison. Un moment j’avais cru que je pourrais trouver la certitude intégrale dans les sciences, Félix le Dantec pensait que ma fiancée et moi deviendrions les disciples de son matérialisme biologique (…). Avant d’être pris par saint Thomas d’Aquin, les grandes influences que j’ai subies sont celles de Charles Péguy, de Bergson, de Léon Bloy (…). C’est a ma conversion au catholicisme que je connus saint Thomas. Moi qui avais voyagé avec tant de passion parmi toutes les doctrines des philosophes modernes, et n’y ai trouvé que déception et grandioses incertitudes, j’éprouvai alors comme une illumination de la raison ; ma vocation philosophique m’avait été rendue en plénitude. Malheur à moi si je ne thomistise pas, écrivais-je dans un de mes premiers livres. Et depuis trente ans de travaux et de combats, j’ai cheminé dans la même voie (…) » 930. Il passe ainsi par l’état d’esprit de l’idéaliste libre-penseur, du converti inexpérimenté puis du chrétien conscient des difficultés et de l’ampleur de la tâche. Dreyfusard ardent, il est très lié Ernest Psichari, (le petit fils d’Ernest Renan). Amitié exemplaire. Ils font connaissance l’un de l’autre vers 1897 ou 1890. Maritain est son aîné d’un an et ils ne sont pas dans la même classe mais ils se retrouvent sans cesse. Tous deux rivalisaient d’ardeur dans un socialisme vague et généreux typique des intellectuels d’alors qui nourrissaient de douces illusions sur l’efficacité des Universités populaires pour la moralisation du peuple. Maritain et son ami vivaient parmi les idées les plus avancées et s’ils se distinguaient c’est par un idéalisme plus présomptueux que militant. 928 Sachs (M.), le Sabbat, souvenirs d’une jeunesse orageuse, Paris, Gallimard, 1960, p. 102. Voir l’article de Sylvain Guéna, « Sachs et les Maritain », in Cahiers Jacques Maritain, n° 48, juin 2004, Poésie, raison, philosophie, p. 68 à 71. 929 Maritain (J.), Carnet de notes, op. cit., p. 130. 930 Maritain, (J.), « Profession de foi », in Le Philosophe dans la Cité, chap. II, op. cit., Texte français publié pour la première fois par les Editions de la Maison Française, Inc., 610 Fifth Avenue, New York, 1941, volume XI, 1991, p. 29. 204 « Dans ce mouvement qui vers 1995 et 1900 portait toute la jeunesse intellectuelle vers le peuple, Psichari et Maritain étaient des plus ardents, des plus généreux, de ceux qui se passionnaient de justice et brûlaient de se donner. Leur enthousiasme d’enfant se traduisait quelquefois par une singulière logique. Ce n’était plus assez de s’en aller tous les soirs, le dîner à peine fini, à l’Université populaire, avec un pantalon de velours et une ceinture rouge « pour faire comme les ouvriers » ; une injustice aussi criante que d’accepter de se faire servir n’était plus supportable : aussi Ernest et Jacques bondissaient à la cuisine et rapportaient les plats, à l’effarement de la vieille bonne qui avait bien de la peine à ne pas se fâcher et qui grognait». Monsieur Jacques pourrait au moins laisser les gens tranquilles ! Le voilà qui dérange toute ma vaisselle ! «931. Il rencontre au cours d’une pétition, une jeune fille d’origine russe : Raïssa Oumançoff. Dans Les grandes Amitiés – ses mémoires –, elle décrit avec la délicatesse qui la caractérise cette première rencontre : « Un jour où, toute mélancolique, je sortais d’un cours de M. Matruchot, professeur de physiologie végétale, je vis venir à moi un jeune homme au doux visage, aux abondants cheveux noirs, à la barbe légère, à l’allure un peu penchée. Il se présenta, me dit qu’il était en train de former un comité d’étudiants pour susciter un mouvement de protestation parmi les écrivains et les universitaires français, contre les mauvais traitements dont les étudiants socialistes russes étaient victimes en leur pays. (…). Et il me demanda mon nom pour ce comité. Telle fut ma première rencontre avec Jacques Maritain »932. Il y a peu de descriptions de Raïssa Maritain. Celle que fait Sachs est fort belle : « Elle était une juive du temps du Christ, mince, aiguë, menue mais flambante, et cette flamme jamais éteinte qui brûle les pages de la Bible, sans qu’elles s’y consument, faisait brûler dans ses yeux châtaigne, un feu orangé. Ce corps assez souffrant avait ramassé toutes ses forces dans l’esprit. Esprit rectiligne, logique, apostolique, dur et puissant, adorant ave violence, R. Oumançoff sortait droite et dépouillée de la Russie qui prépara la Révolution »933. Très jeune Maritain est socialiste de tendance, de cœur. Mais il tiendra dans son Carnet de Notes, en 1954 à préciser sa position sur la question : « Si je ne renie point, loin de là, l’estime et l’amour du peuple ouvrier qui s’étaient développés en moi et que j’ai toujours conservés, j’ai horreur du feu mauvais et des lieux communs de guinguette révolutionnaire dont il se nourrissait alors »934. Nul mieux que Raïssa ne décrit le Maritain des jeunes années déjà très apte « à passionner le débat » et qui s’était mis en tête au grand dam de sa mère de servir lui-même chez lui à table par tolstoïsme. Ils ont à peine vingt ans. Il lui fait connaître E. Psichari. Tous deux s’enthousiasmaient pour Péguy qui selon Raïssa, considérait Jacques comme un successeur éventuel des Cahiers de la Quinzaine. Elle note fort justement que « le conflit entre la Boutique de Péguy et la Sorbonne a été l’un des événements spirituels de la France avant la première guerre mondiale »935. Jacques suit les cours d’Emile Durkheim mais si celui-ci est animé d’une conviction ardente, c’est pour la sociologie. Et c’est la philosophie qui passionne déjà Maritain. Qui sont les « mandarins » d’alors ? Vincent Brochard, aveugle, Gabriel Séailles, Lucien Lévy-Bruhl pour lequel Jacques Maritain conserva le plus de gratitude et avec lequel il devait maintenir des liens. Le rationalisme et le scepticisme sévissent et rien ne les satisfait dans cette Sorbonne spirituellement asphyxiante et intellectuellement desséchante. Au bout de quelques années d’études dans ce climat, au cours d’une promenade mémorable au Jardin des Plantes que Raïssa retrace, tous deux prennent la décision solennelle de regarder en face et jusqu’en leurs dernières conséquences les données de l’univers dont la philosophie du scepticisme et du relativisme était l’unique lumière. Si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide. C’est alors que Péguy lui-même, ennemi juré pourtant de « l’historicisme sorbonnien » qu’il abhorre leur fait traverser la route et les conduit à Henri Bergson, qui enseignait alors au Collège de France et leur redonne de l’air. Le premier, il répondit à leur désir profond de vérité métaphysique. Bergson libéra en eux le sens de l’absolu. Quoique intraitable critique de l’intuition bergsonienne, il n’en rendra pas moins un juste hommage à son ancien professeur et lui reconnaîtra d’abord l’immense 931 Goichon (A. M.), Ernest Psichari, d’après des documents inédits, Paris, Louis Conaurd éditeur, 1925, p. 46. Maritain (R.), Les grandes amitiés, parues d’abord en deux volumes séparés, Les Grandes Amitiés, New York 1941, Les Aventures de la Grâce, 1944, in O.C. volume XIV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1993, p. 662. 933 Sachs (M.), op. cit., p. 109. 934 Carnet de Notes, op. cit., p. 136. 935 Les grandes amitiés, op. cit., p. 678. 932 205 mérite d’avoir lutté seul dans l’Université française pendant longtemps contre le matérialisme soidisant positif et le relativisme kantien et d’avoir tiré certains esprits des fétichismes modernes divers, de la négation systématique et du scepticisme doctoral où l’on « parquait » la jeunesse française. Nul doute qu’en évoquant le tribut de reconnaissance que lui devaient ceux qu’il avait tirés de cet enfer intellectuel, il s’inclue lui-même936. En 1904, fiancés depuis deux ans ils décident de se marier. Au cours d’un séjour à la campagne, Raïssa prend froid. Mal soignée par un médecin incompétent, elle est opérée en catastrophe à la lumière d’une lampe à pétrole par un chirurgien ramené de Paris in extremis par sa sœur. Pendant que celle-ci tient la lampe Jacques Maritain lui tient la tête. Sauvée à la dernière minute, elle subit une convalescence interminable, suivie de rechutes successives et restera tout le reste de sa vie de santé délicate. Guérie, elle épouse Jacques qui prépare alors son agrégation. Raïssa Maritain a raconté en termes inoubliables comment Jacques et elle ont fait la connaissance, en Juin 1905, de Léon Bloy, qu’ils découvrent grâce à un article élogieux de Maeterlinck. Pour tous les deux, cette immense colère dans la pitié, cette révolte dans l’amour représenta une bouffée d’oxygène laissant, « le contre-poison de toutes les fadeurs laïcisées » pour reprendre la formule de Pierre Gardère. Maritain évoque Léon Bloy dans son Carnet de notes où il tire du fatras de ses anciens carnets des notes de jeunesse pour la simple raison « qu’elles donnent une idée de l’état d’une âme qui cherche dans la nuit, et de ce qu’a été le trajet spirituel d’un garçon affamé d’absolu qui jusqu’à sa rencontre avec Léon Bloy se croyait athée ou complètement agnostique »937. Bloy devient leur parrain. Baptisé le 11 juin 1906, à Saint-Jean l’Evangéliste de Montmartre, en même temps que son épouse et que sa belle-sœur Véra, il va désormais s’engager sans retour et engager son honneur de chrétien dans tous les combats philosophiques et politiques qui lui sembleront dignes d’être menés. L’apport de Léon Bloy à la pensée du philosophe qui est son filleul est sans doute de lui avoir donné le sens du tragique comme le souligne avec beaucoup de perspicacité PierreVidal-Naquet. Mais un jeune homme qui, à 16 ans, se roule de désespoir sur le plancher de sa chambre parce qu’à toutes les questions – il n’y avait pas de réponse –, est sans nul doute déjà largement prédisposé au sens du tragique. C’est chez Léon Bloy qu’ils rencontrent Georges Rouault mais aussi Pierre Termier, géologue, profond admirateur de Marcel Bertrand et de Edouard Suess, dont les travaux ont été décisifs dans l’orogenèse des Alpes. A sa mort, Maritain rendra un juste hommage à l’auteur de « A la gloire de la terre ». En 1905, agrégé de philosophie il part avec sa femme à Heidelberg, grâce à une bourse du legs Michonis pour aller étudier les sciences biologiques. L’état de Raïssa s’aggrave. Elle guérit à nouveau, et semble-t-il d’une manière qui relève du miracle. Péguy revient à la foi et sollicite Maritain comme médiateur. Leurs relations connaissent déjà les ombres qui vont les finir par les gâcher. En 1916 Véra vit désormais avec eux. Trahie par sa santé, elle renonce au métier d’infirmière auquel elle se destinait par vocation et se consacre désormais au couple, dont elle sera le gardien, l’intendante, la secrétaire pour Jacques, un « grand Ange auxiliateur ». Ils repartent en 1907 à Heidelberg, la bourse attribuée comportant deux années de séjour. C’est en 1908 qu’ils rentrent en France. Le titre d’agrégé donne à Maritain le droit d’occuper une chaire de philosophie dans un lycée d’Etat, mais il craint que l’anticléricalisme ambiant l’empêche d’enseigner selon ses convictions de chrétien et il renonce à l’Université. Péguy le recommande à un éditeur de Hachette et il reçoit la commande d’un lexique orthographique qui va l’occuper avec sa belle-sœur – qui assure le secrétariat- toute une année. Il devait figurer ensuite dans un singulier volume intitulé Tout-en-Un, que les chineurs chanceux peuvent encore trouver dans les brocantes. Puis vient la commande d’un Dictionnaire de la Vie pratique qu’il accepte intrépidement et auquel il travaille trois années. Comme l’écrit non sans humour Raïssa, « il ne garda le souvenir d’aucune des connaissances pratiques qu’il dut posséder quelques temps car ni le macramé, ni les recettes de cuisine, ni la chasse, ni la pêche, ni le jiu-jitsu n’eurent alors de secrets pour lui ». Psichari entre temps est revenu du Congo et a parlé de Maritain à Henri Massis. Raïssa découvre alors Thomas d’Aquin, avec bonheur, presque ivresse. En Octobre 1909, les Maritain s’installent à Versailles, prés des Rouault. De 1909 à 1913 Jacques Maritain s’adonne ainsi à la rédaction du Dictionnaire de la Vie pratique, activité qui réjouit fort Raïssa qui commente joliment : « En retard, avec ses collaborateurs sur tous les délais qui lui furent successivement consentis, il finit cependant par arriver au bout de ce labeur fastidieux, mais en ayant abandonné en route 936 937 La philosophie bergsonienne, op. cit., p. 189-190. Carnet de notes, op. cit., p. 152. 206 ses droits d’auteur sur la vente d’un chef d’œuvre qu’il lui fut toujours difficile de reconnaître pour sien »938. Il n’est pas invraisemblable de penser que c’est à travers l’activité liée aux Cahiers de la Quinzaine et celle qui suivra pour Hachette Maritain que Maritain ait acquis l’essentiel de sa future compétence de fondateur et de directeur de revue. Parallèlement, il se consacre à l’étude approfondie d’Aristote, de saint Thomas et des scolastiques contemporains et il rédige ses premiers écrits et ses premières conférences : en 1909, « le Néovitalisme en Allemagne et le Darwinisme »939; en 1910, La Science moderne et la Raison formera le premier chapitre d’Antimoderne 940. En 1911, il écrit pour la Revue de philosophie un long article sur L’Evolutionnisme bergsonien. Le texte est repris dans les cinq premiers chapitres de La philosophie bergsonienne941. Puis, dans la Revue thomiste, il publie une étude sur les deux bergsonismes où il distinguait le bergsonisme comme système justifiable d’une âpre critique et le bergsonisme d’intention dont il admirait l’esprit. Ces pages forment les chapitres XIII et XV du même ouvrage. En 1912, Jacques quitte sans regret la maison Hachette pour commencer son cours de philosophie au Collège Stanislas. En avril et mai, il donne une série de conférences sur la Philosophie de M. Bergson et la Philosophie chrétienne à l’Institut catholique de Paris. Elles consacrent en quelque sorte la rupture avec le bergsonisme. En 1913, son premier grand livre paraît : c’est La Philosophie Bergsonnienne, composé des conférences de 1913, et des deux articles, mais l’ensemble revu avec soin. En juin 1914, il est nommé professeur à la faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris. La guerre est proche. Après s’être présenté à un nombre incroyablement élevé de conseils de révision Jacques est reconnu « bon pour le service » en 1917. Il est alors versé dans un régiment d’artillerie cantonné à Versailles, où on le tint en observation pendant quinze jours en lui interdisant tout exercice et toute corvée. Revêtu d’un vieil uniforme rapiécé, à sa première sortie les ouvriers qui cantonnaient se prenaient de pitié pour lui : « Quel sale gouvernement d’habiller un homme comme ça ». C’était sa première expérience de caserne. La consigne était pour lui de ne rien faire, de sorte qu’il jeta là les premières notes d’un livre sur Descartes sur son lit de soldat (vraisemblablement Trois Réformateurs). Peu de temps aprés on le réforma. Lorsqu’il rompt avec Péguy. Jacques accepte la médiation difficile et l’épreuve d’informer Mme Péguy de la conversion de son mari. C’est la sœur de Jacques qui est à l’origine de cette décision mais finalement c’est Jacques qui est chargé de la mission, ce que déplore Raïssa, perspicace et lucide : « C’est dommage. Une femme s’en serait mieux tirée, elle aurait crié avec les femmes, et de tous ces cris, il ne serait rien resté ; aucun résultat sans doute n’aurait été obtenu, du moins rien de grave, rien de blessant n’aurait alourdi la mémoire des unes et des autres. Au lieu de cela la visite qui ne peut que paraître indiscrète, de ce jeune homme qui dit des paroles inoubliables, accepte une discussion théologique et énonce des vérités absolues. Pauvre généreux ambassadeur. Ce n’est pas la dernière fois qu’il aura accepté de jouer ce rôle ingrat pour des causes perdues d’avance »942. Même en faisant la part de l’amour éprouvé pour son mari, l’analyse a quelque chose dont la justesse ne saurait être mise en doute. Mais à l’issue de cette démarche, il en résulta une aggravation de la situation familiale de Péguy et les deux hommes s’éloignèrent l’un de l’autre. A partir de 1910 l’antiintellectualisme de Péguy sera durement jugé par Maritain. En 1912, Péguy édite l’ordination de Julien Benda, que rien selon eux, ne destinait à prendre rang parmi les Cahiers de la Quinzaine. Ils expriment leur étonnement et leur peine. Péguy répond par la fureur. C’est la rupture. Maritain n’aimera jamais – et à juste titre – la rage critique de Benda et la férocité dont il fait preuve qu’il ait raison ou tort. LA MATURATION : DE L’ACTION FRANÇAISE A L’INDEPENDANCE En 1913, Psichari leur présente Henri Massis. Il a conduit avec Gabriel de Tarde en 1912 une enquête au de la jeune élite intellectuelle de France sur ses tendances principales, et publiée dans L’Opinion sous le pseudonyme d’Agathon. Massis était alors encore politiquement libre, indépendant 938 Maritain (R.), Les grandes amitiés, parues d’abord en deux volumes séparés, Les Grandes Amitiés, New York 1941, Les Aventures de la Grâce, 1944, in O.C. volume XIV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1993. 939 Revue de philosophie, octobre 1910, in O.C. volume I, pp. 793 sq. 940 In O.C. volume II, op. cit. pp. 939 sq,, publié ensuite en 1922. 941 In O. C. volume I, op. cit., pp. 99 sq. 942 Les grandes amitiés. 207 de l’Action française. L’enquête avait fait une certaine impression et témoignait de cette indépendance. Evoquant l’homme, Raïssa déplore son évolution ultérieure : « Pourquoi faut-il qu’il ait évolué dans le sens le moins généreux de sa nature, qu’il soit devenu la victime des cœurs durs et des esprits faux qui ont dominé trop longtemps une partie notable de la jeunesse de note pays ? Si Ernest Psichari avait vécu, cela ne serait sans doute pas arrivé. Massis était beaucoup plus prés d’Ernest que de Jacques. Ernest l’aurait sans doute libéré »943. Si on ne peut préjuger des possibles futurs, contingents ou pas, ce qui est , c’est que Maritain n’était pas proche de Massis. C’est l’orientation politique de Massis et son attitude généralement opposée à la sienne dans des questions d’intérêt universel qui ont mis fin à leur amitié. A 1918, Massis lia son activité d’écrivain au groupe de l’Action française et persévéra dans l’attitude politique et intellectuelle des partisans de Maurras. Par le père Clérissac, les Maritain furent informés de l’école de Maurras. Jacques Maritain admettait alors que son bagage d’idées politiques et sociales ou plutôt de tendances ne valait pas grand-chose. Il accepta assez passivement une influence. C’est seulement en 1926-27, lorsque leur responsabilité fut clairement engagée que la rupture éclatante eut lieu. Maritain est désormais connu. Que peut-on lui reprocher ? Il n’a jamais fait partie d’aucune institution ou organisation d’Action française mais on lui reprocha sa négligence, comme sa collaboration de quelques années à La Revue Universelle qui fut dirigée successivement par Jacques Bainville puis par Henri Massis. 1926 est l’année de la dure bataille contre l’emprise logique de Maurras et l’affrontement affectueux avec Cocteau. C’est pour dissiper toute équivoque qu’il entreprit le premier de ses ouvrages de philosophie politique, Primauté du Spirituel, paru en 1927. Il éclaire la dure condamnation de Rome. Ensuite, les raisons de son intérêt de prédilection seront davantage liées aux circonstance historiques tragiques. Primauté du Spirituel obligea plusieurs des émules de Maurras de choisir entre le Politique d’abord de Maurras et l’ouvrage de Jacques. La rencontre avec Pierre Villard devait achever de troubler les esprits quant à l’adhésion réelle de Maritain à l’esprit de l’Action française. De fait, il n’adhéra jamais. En 1917, il reçoit une lettre d’un inconnu qui a suivi quelquesuns des cours sur la Philosophie allemande que Maritain donna alors. Il lui exprime son admiration et ses incertitudes et évoque les trois auteurs auxquels il est redevable, Pascal, Georges Sorel et… Maurras. Jacques reçut ainsi vingt-trois lettres de Pierre Villard, publiés en partie dans le Carnet de notes944. Pierre Villard meurt en 1918 atteint mortellement par un éclat d’obus. Surtout Maritain découvre alors qu’il est un riche héritier et qu’il a manifesté la volonté de lui faire servir la moitié de sa fortune. Il est institué son légataire universel conjointement avec Charles Maurras qui suggère de verser chacun 50.000 francs à la Revue Universelle ce qui permettrait de marquer la double position de la revue : d’une part une tribune pour les idées de l’Action française dans l’ordre politique, d’autre part une tribune pour la pensée chrétienne. Maritain hésite et accepte avant tout en mémoire de Pierre Villard et de la façon dont il a joint les deux œuvres dans sa pensée. Ainsi se trouva accentuée l’espèce d’ « entente cordiale » entre l’Action française et Maritain. Toute coopération positive s’est trouvée limitée à l’entreprise de la Revue Universelle. Mais c’est en 1935 que Maritain définit clairement son attitude politique à l’égard des partis, dans sa Lettre sur l’Indépendance. Il évoque l’expérience qui a motivé la rédaction de cet écrit. Au cours de l’été, mis au courant d’un projet de fondation d’un nouvel hebdomadaire, Vendredi, politiquement orienté à gauche, mais indépendant de tout parti et invité à y collaborer, il a considéré que refuser à une telle invitation aurait été une faute. Il s’en explique : « Non seulement je suis disposé à écrire partout où l’on me laisse librement porter mon témoignage, dans un périodique de droite comme dans un périodique de gauche (puisque tout périodique ayant l’audience d’un grand nombre est fatalement classé ainsi) mais, dans le cas présent, il me plaisait pour une raison spéciale d’écrire ainsi dans un périodique de gauche : parce que le public de gauche est précisément celui qui a le plus rarement l’occasion d’entendre une voix chrétienne, et où les plus forts préjugés – d’origine plus sociale que métaphysique – sont nourris contre le christianisme »945. Or, que s’est-il passé ? On a cru que Maritain « s’enrôlait ». En donnant à Vendredi un article pour le premier numéro, Maritain témoigne ainsi qu’il ne refuse pas la conversation. Mais compte tenu de l’atmosphère insuffisamment purifiée des passions du moment, a une mise au point, il n’a pas renouvelé l’expérience. Quelle est la position de Maritain ? Elle est celle d’un homme qui refuse par 943 Idem. Chapitre IV, op. cit., p. 252 à 292. 945 Lettre sur l’Indépendance, Paris, Desclée de Brouwer, 1936, in Œuvres complètes, volume VI, 1983, p. 266267. 944 208 désir d’indépendance d’adhérer à aucun des partis existants, mais se trouve même, contre chacun d’eux. On mesure mal aujourd’hui le rayonnement qui fut le sien et qui était déjà le sien à l’aube du désastre de 1940. Il bénéficiait d’une immense réputation intellectuelle, morale, et spirituelle. Dans son livre sur Malraux, évoquant l’a guerre, Roger Stéphane écrit : « Freud, Bergson, Maritain, Einstein règnent »946. MARITAIN AUX FRONTIERES DE L’ART ET DE LA POESIE… Dans les années 1910, et pendant quelques années ensuite, Maritain, aux dires même de sa femme n’avait de souci que de métaphysique. Il passait parmi les hommes sans beaucoup les regarder et ne s’intéressait qu’aux objets intelligibles. Il se plaisait à irriter, à déconcerter. S’il respectait les hommes dont il critiquait les idées, ils n’étaient que les véhicules de doctrines abstraites et elles seules valaient la peine de d’être scrutées par l’esprit. C’est par l’art et par la poésie, puis plus tard aux problèmes sociaux et éthiques, que le philosophe devait s’humaniser, entrer dans l’épaisseur des choses humaines et proclamer la nécessité d’un humanisme intégral. L’art et la poésie ont profondément humanisé le philosophe. Très jeune il est déjà doté d’une culture artistique très grande, qu’il fait partager à sa fiancée : il lui fait découvrir la peinture. La première discussion violente entre les deux futurs époux eut lieu à propos d’une question d’art, d’un tableau de Rembrandt appelé la Boucherie, dont le sujet et sa brutalité blessait la sensibilité délicate de la jeune femme. Ainsi ont commencé leurs discussions sur l’art, prolongées par une réflexion de quelque cinquante ans pour lui, et d’une activité poétique pour elle. A vingt ans, il était fou de Baudelaire comme en témoigne deux poèmes retranscrit dans son Carnet de notes947. On discerne mal le lien entre les eux poèmes qu’il présente comme un « mauvais pastiche », ce qui est vrai. Le premier poème rappelle étrangement l’Albatros, – en infiniment plus pathétique et en notoirement moins bon – tandis que le second fait partie de la veine des « vanitas », il est une complainte du temps qui passe, sans grand intérêt poétique comme il le souligne lui-même avec une claire conscience de ses capacités poétiques mais révélateur de l’arrière-fond réel de son état d’esprit d’alors. Un profond sentiment de néant dont Bergson devait le tirer, lui et Raïssa. C’est avec Rouault que Maritain noue d’abord les premières « grandes amitiés ». En 1910, Les œuvres de Rouault font l’objet d’une exposition à la Galerie Druet à Paris. Rouault était alors un solitaire incompris et méconnu des critiques; la nouveauté de sa peinture déconcertait et bouleversait 948. Le peintre demande à Maritain de se charger du texte de présentation. Il écrit sous le pseudonyme de Jacques Favelle et y « relève dans la peinture de Rouault l’aspect du travail manuel amoureux et patient, de la manipulation intelligente tout appliquée à imprimer dans la matière une forme répondant à l’émotion que les choses suscitent chez l’artiste. Il remarque aussi la parenté spirituelle qui lie ce peintre aux artisans des corporations médiévales »949. En 1911, il le rencontre au Musée Moreau. Le peintre lui montre des esquisses étonnantes, rebutantes au premier abord et qu’il ne peut s’empécher d’admirer. Il écrit déjà dans son Carnet de notes que « le seul critérium de l’œuvre d’art, c’est l’autorité avec laquelle elle s’impose, qu’elle plaise ou non, et qui ne dépend que de la profondeur où l’artiste a pu descendre, dans son exploration rigoureusement solitaire du monde sensible »950. Maritain note très vite qu’ à la base de son œuvre picturale, il y a « la profonde et sévère émotion », « son émotion primitive », l’effort de « reproduire le mieux possible la vérité des choses qui l’émeuvent ». Rouault appelait ce principe « la vision »951. Maritain entretiendra également une amitié féconde avec un autre peintre : Gino Severini, dont l’influence apparaît fugitivement dans ce premier ouvrage. « Dans Art et Scolastique, bien avant de connaître personnellement Severini, (…) il avait basé une de ses réflexions sur la perfection sur une peinture futuriste qui l’avait frappé, la « Danseuse obsédante », œuvre de son futur ami »952. Enfin, 946 Stéphane (R.), Malraux, premier dans le siècle, op. cit., p. 30. Idem, p. 143. 948 Sur les rapports Maritain – Rouault voir l’article « Maritain-Rouault » par Nora Possenti Ghiglia, Cahiers Jacques Maritain, n° 12, novembre 1985, p. 5 à 21. 949 Possenti Ghiglia (N.), op. cit., p. 12. 950 Carnet de notes, Vieux souvenirs, (1911), op. cit., p. 215. 951 Maritain (R.), Les grandes amitiés. 952 Sarraute (G.), « Témoignage sur Severini et Maritain », Nova et vetera, LXIIe année, n° 1, janvier-mars 1978, pp. 233-234. 947 209 c’est avec les romanciers comme Mauriac, ou Green dont il resta proche en particulier qu’il réfléchit sur le roman. C’est la maison de Meudon que Maritain put acquérir grâce au legs de P. Villard qui constitue son champ d’activité propre : elle devint le centre de rayonnement spirituel dont il rêvait. Acquise en 1923, elle devait constituer pendant quinze ans un centre de rayonnement spirituel. Pierre Gardère le décrit alors : « Intégral contre tout intégrisme, il avance masqué de lumière et de simplicité. Humour lucide et tendre. A la fois évangélique et socratique :mais les deux ironies, sur des plans pourtant si distincts ne sont elles pas mystérieusement accordées ? tel je le revois dans les libres rencontres de l’époque héroïque, au 10 de la rue du Parc à Meudon. Intime laboratoire. Tous les ferments, toute la phosphorescence secrète du Paris d’après-guerre » ; celle qui ne brille pas comme un feu follet ; celle qui s’intensifie par sa purification. Le surréalisme était né, peu d’années auparavant, antérieurement à tous les manifestes, de la communion des arts la plus indépendante : Apollinaire, Erik Satie, Cocteau, Picasso, Diaghilev. De même le surrationalisme chrétien va rejaillir de ce foyer, à la fois oratoire et carrefour, auberge d’Emmaüs et creuset d’expérience (…). Certains venaient de la profonde Russie, et de l’errance juive, Berdiaeff et Chagall»953. Les années 1923 à 1929 sont liées à ce lieu d’accueil, de réflexion et de rencontres, « le dernier salon de conversion » selon la formule de Maurice Sachs qui l’évoque dans Le Sabbat. Maritain rappellera le regard que Sachs portait sur lui : « Pour moi, est-ce que je suis Jacques ou Paul, ou un lunatique criant sa chanson. Comment savoir. Le pauvre Maurice Sachs disait que je lui avais été sympathique parce que à son avis je ressemblais à Muichkine, l’Idiot de Dostoïevski »954. Il distinguait Satie comme l’un des créateurs les plus authentiques de l’époque. Il l’admirera de loin sans jamais l’aborder, avant qu’à l’instigation d’un jeune poète en 1925, il ne lui rende visite dans sa chambre d’hôpital. A Meudon se retrouvent des hommes de plume, - Jean Cocteau, Emmanuel Mounier, Maurice Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Henri Massis, Henri Ghéon, Julien Green, Bernanos, Mauriac, Pierre Van der Meer, Jacques Madaule, Max Jacob, Pierre Reverdy, des peintres aussi - Rouault, Chagall, Severini, Valentine Reyre, Maurice Denis. Maritain fonde et dirige la collection du Roseau d’or, décriée et même moquée par Thibaudet, au moins pour son titre. C’est l’époque de l’ « escadrille ». Ce sont aussi les années de l’Action française, dont Maritain va progressivement se distancer. L’engagement politique de Maritain a fait couler de l’encre, en particulier son engagement aux côtés de Maurras. Mais il ne deviendra jamais un politique au sens technique du terme. C’est la rencontre avec Cocteau qui est décisive, très éprouvé alors par le deuil de Raymond Radiguet. Antoine Blondin décrit ce jeune homme fauché précocement et qui compta beaucoup pour Cocteau: « Conduit par la main fraternelle de Max Jacob, Raymond Radiguet s’avance. Plutôt malingre, atrocement myope, les cheveux incultes pendant sur le col, il roule d’interminables cigarettes et froisse dans sa poche des poèmes purs, lucides, translucides comme des glaçons. Il a quinze ans et stupéfie l’entourage par sa clairvoyance. C’est encore la guerre et il habite au parc saint Maur, sur le bord de l’eau, aussi l’appelle t-on : le miracle de la Marne ». A quoi il répond : « l’âge n’est rien. C’est l’œuvre de Rimbaud et non son age qui étonne »955. Cocteau en est fou. A partir de ce moment-là « il pourra présenter indifféremment un soutier vêtu d’un bleu de chauffe en train de taper à la machine à écrire et prétendre que c’est un ange, la confection d’une soupe aux choux dans le Berry et affirmer que cette allégorie exprime toute la sorcellerie de l’univers »956. La mort brutale de Radiguet en 1923 le laisse dans une grande détresse. En 1924, Georges Auric le conduit chez « les gens » qu’il connaissait à Meudon. Le marxiste Henri Lefévre, qui déplorait la place importante prise dans la pensée française par Maritain constatait que le philosophe faisait figure de rocher vers lequel on voyait descendre les cargaisons de noyé. Mais c’était le projet de Maritain lorsqu’il reçut le legs inattendu de Pierre Villard. L’amitié entre Cocteau et Maritain fut durable comme l’ont clairement établi Michel Bressolette et Pierre Glaudes957 et comme le révèle une 953 Gardère (P.), « Maritain aux frontières de l’art », op. cit., p. 24. Blanchet (Chap.), Maritain en toute liberté, éd. du Cerf, Paris, 1997. (Les pages choisies de Chap. Blanchet, Cahiers Jacques Maritain, n° 34, p. 56 –57. Cité par René Mougel, Cahiers Jacques Maritain, n° 34, p. 72. 955 Blondin (A.), Certificats d’études, la Table ronde, 1977, p. 95-96. 956 Idem. 957 Jean Cocteau-Jacques Maritain, Correspondance 1923-1963, Gallimard, les Cahiers de la NRF, 1993. 954 210 correspondance de quelques quarante années. Henri Massis décrit ce Cocteau d’alors, qui « donnait Radiguet comme le fils qu’il s’était choisi » et qu’il rencontra chez Maritain dans des circonstances inoubliables. Cocteau était venu dîner pour la première fois. « Tout le repas n’avait été qu’un jeu étourdissant de mots, d’images, un précipité de paroles que Cocteau semblait prodiguer à toute vitesse pour recouvrir son angoisse et la rendre invisible »958. Encore éblouis, ils sont au salon. Entre le père Henrion, dans sa robe blanche avec sur la poitrine le cœur rouge et la croix plantée. Cocteau est bouleversé, se convertit. Les deux lettres entre Maritain et lui ont rendu cette conversion publique. Elle ne fut pas durable mais nous lui devons sans doute la réflexion de Maritain sur les rapports difficiles et parfois mélancoliques que l’art entretient avec la sainteté. Ou n’entretient pas. L’analyse de M. Sachs, sous un air innocent a quelque chose de venimeux : « Je crois qu’il se produisit au sujet de Cocteau mais affectueusement et plaisamment un peu ce qui s’était produit à Montmartre en des esprits plus prévenus. Il fut heureux d’avoir trouvé pour la bonne cause un porte-parole si bien écouté et un peu à la façon dont les Montmartrois avaient cédé pour atteindre le public riche, les catholiques militants s’associèrent avec Cocteau pour atteindre un public jeune. Et je le répète avec insistance, tout cela se faisant de la meilleure foi du monde avec la Foi tout simplement »959. On comptabilise 122 lettres de Jean Cocteau et 32 lettres de Jacques et Raïssa Maritain. Toutes les lettres n’ont pas été retrouvées, une partie d’entre elles ont été éparpillées par M. Sachs. Maritain est célèbre, il a quarante ans, Cocteau en a trente trois. Il est associé au projet de fondation du Roseau d’or, collection dont le prestige fut grand. Il rencontre Sachs, dont la conduite scandaleuse afflige le couple Maritain, puis Jean Desbordes. Il écrit le Livre blanc, sorte d’autobiographie érotique et demande en même temps à Maritain d’écrire une note dans la NRF sur un autre de ses livres, ce qui heurte le philosophe. Cocteau estime que la foi peut s’inscrire dans l’ordre de son désir sans implication dans sa vie et sans écartèlements. Dans le n° 6 des Chroniques du Roseau d’or, Maritain, par un post-scriptum à propos de la préface du poète au livre de Desbordes J’adore, désavoue Cocteau « qui se donne le ridicule de célébrer l’auteur comme un Adam d’avant le mal et de convoquer la jeunesse à une nouvelle religion de l’amour – de la pureté de tout amour. Il dénonce cet hymne à la nature surchargé de religion : « Il s’agit de savoir si l’onanisme et l’amour pédérastique forment une châsse convenable pour les noms de Jésus et de la Vierge et des saints. Il faut avoir perdu la tête pour s’imaginer que je verrais cela sans indignation »960. La querelle ou le malentendu dont les fondements sont éthiques ne s’apaisa qu’en 1931. Frontières de la poésie porte l’empreinte de ces indignations, puis la Responsabilité de l’artiste, et d’une manière générale toute la réflexion de Maritain autour de l’entremêlement mutuel de l’éthique et de l’esthétique. Pourtant le dialogue avec Coteau ne fut ni un duo ni un duel, pas davantage l’image d’Epinal du grand naïf, dupe sainte du gentil pervers. « Polyeucte acrobate éborgnant les idoles au lieu de les abattre »961, Cocteau aurait voulu bondir d’un seul élan jusqu’au terme de sa vision. Mais ce ne fut certainement pas cette « grande duperie » que Sachs a décrite avec une légèreté qui n’est pas exhempte de perfidie, dans cette sorte de confession que constitue le Sabbat. Pas plus que n’est juste sa description des Maritain comme deux naïfs « croyant Rouault, Chagall, Severini et Jean Hugo de grands peintres très complets », croyant même au génie poétique de Cocteau, et s’encombrant d’admirations généreusement accordées même si Sachs ajoute un bémol à tant de dédain : « Disons pour être juste qu’ils n’admirèrent personne qui n’eût quelque don, quelque personnalité. Mais ils admiraient pêle-mêle tout ce qui avait un peu de talent et sans discerner où était le durable, où était l’éphémère ; ce goût des arts se mêlait en eux au goût des artistes »962. Et puis, il y a Claudel bien … Maritain avait écrit : « Tant que les sociétés modernes sécrèteront la misère comme un produit normal de leur fonctionnement, il n’y aura pas de repos pour un chrétien ». Claudel qui comme à l’accoutumée emportait dans ses promenades les grandes vérités et s’en servait tantôt pour interpréter le langage des fleurs tantôt pour assommer quelqu’un se met en devoir de rappeler au philosophe des distinctions thomistes. Le philosophe lui rétorque vertement, et puis la 958 Massis (H.), Au long d’une vie, « Feuillets de journal », p. 249-254. Sachs (M.), op. cit., p. 101. 960 La correspondance Cocteau-Maritain, avec la Lettre à Jean Cocteau, Réponse à Jacques Maritain, (1926) coll. Idées Gallimard, 1993, p. 180, cité par P. M. Emonet, « La correspondance Cocteau - Maritain » in Les Cahiers Jacques Maritain, n° 26, Juin 1993, p. 45. 961 Gardère (P.), op. cit., p. 29. 962 Sachs (M.), Le Sabbat, op. cit., p. 119. 959 211 controverse cessa. Pas du tout comme le pense M. Léturmy parce que la controverse ne les concernait pas, – la misère concernait Maritain, qui fut un homme de cœur – ni parce qu’ils étaient sorti de leur langage, mais parce que la question de la misère est insoluble philosophiquement. Et si quelqu’un s’avisait de la résoudre philosophiquement, les milliers de vies gâchées par la faim, le froid, la pauvreté et le reste briseraient une telle philosophie à supposer qu’elle se transmette. LE THOMISTE Maritain est d’abord un philosophe et un philosophe thomiste, fort de la conviction que la philosophie de saint Thomas avec sa structure incomparablement puissante, est restée pendant des siècles enveloppée dans les formes de la théologie, sans se déployer pour elle-même, selon son essence, et que le temps était venu pour elle de prendre sa forme propre, son organisation interne et son développement autonome en tant même que philosophie. Il est thomiste parce que la philosophie de saint Thomas est la philosophie qui lui semble basée sur des principes métaphysiques vrais. « A la vue de la succession des hypothèses scientifiques, certains esprits s’étonnent qu’on puisse aujourd’hui s’inspirer de principes métaphysiques reconnus par Aristote et Thomas d’Aquin, et enracinés dans le plus antique héritage intellectuel de notre espèce. A cela, je réponds que le téléphone et la radio n’empêchent pas d’avoir toujours deux bras, deux jambes et deux poumons, de tomber amoureux et de chercher le bonheur comme ses lointains ancêtres ; au surplus, la vérité ne reconnaît pas de critères chronologiques, et l’art du philosophe ne se confond pas avec l’art des grandes couturières » 963. Mais s’il devient thomiste, et un thomiste radical, aux yeux de certains il fait pourtant figure d’un intrus dans l’Ecole, ou mieux, d’un naïf, et il le reconnaîtra lui-même. Non sans humour, il évoquait une vieille dame vénérée qui, parlant de lui à un de ses amis disait: « il est catholique vous savez, mais d’une secte particulière, il est aussi thomiste », ce qui l’amenait à définir le thomisme quelques lignes plus loin: « Mon Dieu, le thomisme n’est pas tout à fait une secte comme la Christian Science, c’est simplement la philosophie d’Aristote baptisée par saint Thomas d’Aquin »964. En 1943, il définissait déjà son projet philosophique: « s’attacher aux principes de la raison et aux principes de la foi dans la synthèse la plus stricte pour avoir la vue la plus libre et affronter le plus hardiment les problèmes de notre temps. C’est une bonne manière de mettre tout le monde contre soi, les traditionalistes qui n’aiment pas le nouveau et les novateurs qui n’aiment pas la tradition, les rationalistes que la prière fatigue et les dévots que la science dérange, et même les spécialistes de saint Thomas qui casent le thomisme dans un tiroir de l’histoire du moyen âge et n’entendent pas qu’on le sorte de là. Il y a vingt-cinq ans, sortir le thomisme de son casier historique ou des manuels de séminaire pour en faire une philosophie vivante semblait une entreprise absurde, une entreprise de desperados. Nous avons commencé comme des desperados. C’était l’époque où d’autres desperados se mettaient à l’aventure du communisme et du fascisme. Je veux croire que si notre aventure a mieux tourné, c’est que dès l’origine, elle était dirigée vers la liberté de l’esprit »965. S’il se définissait comme un philosophe en avouant qu’il ne pouvait se définir comme un professeur parce qu’il avait enseigné par nécessité, il se définissait surtout « comme une espèce de romantique de la justice trop prompt à s’imaginer à chaque combat livré, qu’elle et la vérité auront leur jour parmi les hommes. Et aussi peut-être une espèce de sourcier collant son oreille à la terre pour entendre le bruit des sources cachées, et des germinations invisibles. Et aussi, peut-être, comme tout chrétien, en dépit des misères et des défaillances et de toutes les grâces trahies dont je prends conscience au soir de ma vie, un mendiant du ciel déguisé en homme du siècle, une espèce d’agent secret du Roi des Rois dans les territoires du prince de ce monde, prenant ses risques à l’instar du chat de Kipling, qui s’en allait tout seul »966. 963 Profession de foi, op. cit., pp. 29-30. Discours du 9 janvier 1943 recueilli dans Pour la Justice, Editions de la Maison française, New York, 1945, pp. 192-193, cité dans les Cahiers Jacques Maritain, n° 4-5, Le Centenaire du Philosophe, nov. 1982, textes et documents, p. 12-13. 965 Idem. 966 Texte du 1er août 1954 cité par Stanislas Fumet, « Le Carnet de notes de Jacques Maritain », La Table ronde, 964 212 Au soir de sa vie, il ne sera plus qu’un « vieux laïc », un « paysan de la Garonne », analogie pour le paysan du Danube qui est « comme on sait, un homme qui met les pieds dans le plat, ou qui appelle les choses par leur nom »967. Ce qui est déjà beaucoup. Plus tardivement dans sa vie, il écrira encore à son sujet dans la lettre du 27 avril 1968 : « Je me verrais plutôt comme un animal bizarre et paradoxal, à moitié raté, en qui la “vraie philosophie” qu’il chérit a été constamment bousculée par un tas de poussées extérieures qui tiennent sans doute au fait d’être un chrétien en des temps malheureux. (…) Je comprends très bien vos réserves sur cette catégorie des idéosophes que j’ai créée précisément parce qu’elle était abrupte et me coupait décidément de mes chers contemporains. Ici encore le pratique a joué son rôle: entre exaspérer beaucoup de lecteurs (…) et avoir une infime chance de délivrer peut-être quelques esprits par un traitement de choc, il fallait choisir. J’ai choisi non comme un pur philosophe aurait fait mais comme un enragé de vérité que son temps dégoûte, et qui n’a d’espoir qu’en de possibles petits troupeaux »968. C’est dans les années vingt que Maritain commence véritablement son activité de philosophe. Il se révèlera âpre à la vérité, il en a l’instinct, il en proclame le primat – la vérité première servie – il est un polémiqueur redoutable : sa plume est acérée, vive, puissante. Il le dit sans ambages : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n’est presque fait que d’esprits durs au cœur sec et de cœurs doux à l’esprit mou »969. Il n’épargne ni les siens ni les autres. Procédant par rudes distinctions, selon les mœurs des scolastiques – « avant de coudre il faut tailler » –, il sort le thomisme de son casier historique ce qu’aucun philosophe n’est jamais prêt de pardonner, thomistes y compris, thomistes surtout. On le dit néo-thomiste et il s’en défend : il est thomiste. Il va s’amadouer avec le temps et en conviendra lui-même : « A cette époque je m’imaginais que la tâche essentielle de la philosophie était de réfuter l’erreur. J’ai fait du chemin depuis, j’ai compris que la réfutation n’est qu’une besogne secondaire, et le plus souvent vaine et inutile (et qui a souvent nui au thomisme). Il ne faut pas réfuter, mais « éclairer » et aller de l’avant »970. Il va s’y employer. La déshérence actuelle avait commencé de son vivant déjà et il ne l’ignorait pas, elle ne le troublait d’ailleurs pas plus qu’un chrétien n’y est autorisé: « S’il m’est permis de parler ici de ce qui me concerne en particulier, je dirai que l’intelligentsia française (à part un petit groupe d’amis très chers), en regardant depuis pas mal d’années mon travail comme non-existant, m’a rendu un précieux service, dont je lui ai du reste une reconnaissance mitigée car elle ne se proposait pas de me le rendre. (…). J’ai pu découvrir de quelles sympathies merveilleuses est capable, malgré les interdits de l’intelligentsia, ce petit peuple anonyme qui, à force de patience, et d’angoisse aussi fait tout seul son chemin vers la vérité »971. Ou encore la lettre du 10 décembre 1946972, « C’est mon honneur de chrétien que je défends, je trouve qu’il est mal soutenu quand vous supposez à priori que j’ai vraisemblablement du me tromper parce qu’il faudrait “des lumières très spéciales et rares” pour éviter aujourd’hui toute erreur en philosophie politique. Et qui sait après tout si ces lumières m’ont été refusées? Humanum dico, et quasi in insipientia : j’ai servi fidèlement saint Thomas depuis plus de trente ans, et j’ai contribué plus que les zélés publicistes sud-américains qui invectivent contre moi à répandre sa doctrine dans le monde”. Une fois passées les années noires, Maritain lui-même avouera un « assagissement » au moins dans la forme : « Je ne désire plus (comme cela m’est arrivé dans ma jeunesse) irriter le lecteur, ni même mettre son sens de l’humour à l’épreuve, mais le fait est que je déteste un style perpétuellement et uniformément sérieux, qui rappelle ces grandes robes de pédants dont parlait Pascal et dont l’imagination des gens affuble les philosophes. Je prends la vérité au sérieux ; je ne me prends pas au sérieux »973. 1965, n° 213, p. 11., préface au Carnet de notes, op. cit. p. 130. 967 Paysan de la Garonne, op. cit., Avant-propos. 968 Lettre à Henry Bars, Cahiers Jacques Maritain, n° 4-5, op. cit., p. 30. 969 Lettre à Jean Cocteau, cité par Jean Dauzat, Maritain, un maître pour notre temps, Paris, Téqui, 1978, p. 23. 970 Carnet de notes, op. cit., p. 184-185. 971 Préface à La politique selon Jacques Maritain, par Henry Bars, éd. Ouvrières, 1961, pp. 11 – 13. 972 Raison et raisons, op. cit., p. 271, cité dans Cahiers Jacques Maritain, n° 4-5, Le centenaire du philosophe, nov. 1982, p. 14. 973 Réflexions sur l’Amérique, Fayard, 1958, in O. C.,volume IV, 1983, p. 9, cité dans Cahiers Jacques Maritain, 4-5, 1882-1982, Le centenaire du Philosophe, p. 12-13. 213 L’EXIL ET LA GARONNE En 1936 déjà, Maritain intervient en faveur de l’Espagne républicaine. Mauriac pourra dire que Bernanos, Maritain, Bergamin et lui-même avaient sauvé au cours de la guerre d’Espagne, l’honneur de l’Eglise. Bergamin apportera une nuance : « ce que nous avons taché de sauver alors, c’est la vérité du peuple espagnol sacrifié avec la bénédiction épiscopale »974. La défaite le surprend en effet en Juin 40 à New York où il doit donner un enseignement à l’Ecole Libre des Hautes Etudes. En 1942-1943, quatre vingt onze professeurs ont ainsi donné deux mille deux cent leçons et conférences. Parmi eux, Jean Perrin, Henri Focillon, Georges Gourévitch, Claude Lévi-Strauss, Roman Jakobson etc…975. Entre son arrivée à New York, le 15 janvier 1940, et le mois de mai, il donne une trentaine de conférences dans dix villes différentes. Parlant parfaitement l’anglais il était un professeur et un conférencier très apprécié aux Etats-Unis. Quand il arrive aux Etats-Unis, envoyé par les Relations Culturelles en principe pour une série de conférences, la guerre n’était pas encore commencée. Il y restera jusqu’à la fin de 1944. Sa mission aux Etats-Unis est devenue exil : « Le 30 septembre on a appris que la guerre n’éclaterait pas. Nous sommes partis pour New York le lendemain premier octobre »976. Il raconte l’essentiel dans son Carnet de notes : « Nous avions pensé d’abord rentrer en France dans le courant juin. Mais après l’armistice, l’occupation d’une moitié de la France et l’installation du gouvernement de Vichy, nous avons décidé de rester aux Etats Unis où nous pouvions agir, parler et écrire librement (…). Je ne savais pas alors que dès l’arrivée des allemands à Paris, la Gestapo était allée me chercher à l’Institut Catholique, mais je savais bien que la publication de mon livre A travers le désastre, auquel je me suis mis tout de suite, me fermait les portes de mon pays”977. Au moment de la catastrophe française en 1940, pas un instant il ne se laisse duper par le ton moralisateur de Pétain. Là où Mauriac, Claudel, André Gide se laissent séduire un moment, il oppose un refus absolus, le même que Bernanos. Il salue l’Appel du 18 juin bien qu’il n’adhère pas directement à la France libre, qu’il soupçonne d’antisémitisme. Il appuie De Gaulle contre Giraud. Maritain est un converti, un philosophe thomiste, mais il est aussi, il est surtout un « lyrique ». Il rédige A travers le désastre. Les premières pages sont d’un lyrisme poignant : «Hurlez comme les sapins de Zacharie, forêts, fontaines, belles plaines de mon pays »… Il est un lyrique mais il est aussi un homme lucide. Le livre frappe aussi par l’acuité d’une analyse politique qui rejoint celle de Marc Bloch dans L’étrange défaite. Il est d’une âpre sévérité envers la droite vichyssoise, autant qu’envers la gauche. L’antisémitisme de Vichy y est condamné en termes cinglants. La controverse avec Saint-Exupéry témoigne et de son lyrisme et de son radicalisme… D’un côté un homme à la sensibilité écorchée : « Vous représentez, à mes yeux, la droiture, la justice, le désintéressement et la probité. J’ai lu tous vos livres avec une sorte d’amour. (…) Votre personne morale est universellement respectée »978, de l’autre la réponse implacable « d ’un homme de soixante ans qui réfléchit depuis longtemps à l’évolution de la société française et qui porte sur le régime de Vichy un regard lucide, que confirmeront les historiens futurs »979. A la défense du rôle de Vichy « syndic de faillite » dont la France ne pouvait se passer selon Saint Exupéry Maritain oppose une critique cinglante. Dans une page d’une extrême violence il énumère les crimes de Vichy tout en regrettant d’être en désaccord avec un homme estimé. Mais « briser dans les cœurs le sens de la justice n’est pas réconcilier une nation, mais la jeter aux puissances d’avilissement. Si vous voulez réconcilier ceux qui peuvent l’être, ne commencez pas par demander l’apaisement pour ceux dont un peuple entier sait qu’ils l’ont livré aux bêtes ». 974 André Malraux, Guy Suarès, José Bergamin,, Entretiens, Paris Stock, 1974. Mougel (R.), « Les années de New York », Cahiers Jacques Maritain, n° 16-17, Le philosophe dans la guerre 1939-1945, Jacques Maritain-Général de Gaulle, Avril 1988, p. 17. 976 Note de Jacques Maritain, Journal de Raïssa, op. cit., p. 403. 977 Idem, p. 426-427. 978 Saint Exupéry (A.), Lettre à Jacques Maritain, in O.C., Bibliothèque de la Pléiade, volume II, p. 74-75. Pour une exposition des faits et circonstances dans lesquels cette controverse s’est déroulée voir la notice de Françoise Gerbod, dans le volume II des œuvres complètes de Saint Exupéry, p. 1244-1253. 979 Idem, p. 1253. 975 214 Une fois précisée qu’il s’agit de vérité sans acception de personne, l’analyse est d’une lucidité sans l’ombre d’une complaisance : « Admettons aujourd’hui que les persécutions entre les groupes de résistance et les exécutions, les emprisonnements, les camps de concentration; que l’absence de protestation publique en face des assassinats d’otages, et même, dans certains cas, la collaboration des préfets dans l’établissement des listes d’otages; la suppression des libertés de la personne et des libertés ouvrières; la propagande empoisonnée contre l’Angleterre et contre l’espérance de la victoire, et tous les coups obliques portés aux Alliés, fut-ce en faisant tirer des Français contre des Français; la politique de collaboration industrielle avec l’ennemi, la levée de la légion antirusse combattant sous les ordres de Hitler “pour la civilisation”, la déportation organisée des ouvriers français pour le travail forcé en Allemagne; l’inondation de mensonge et d’abjection sous laquelle, sans la résistance de son peuple, la France risquait de perdre son ame; les lois antisémites avec leur cortège de bassesse morale et de cruauté ,les horreurs des camps où, comme l’a dit l’évêque de Toulouse, hommes femmes et enfants sont traités comme du bétail, enfin cette chose qui provoque tout de même l’indignation de Saint-Exupéry, et qui n’avait jamais souillé notre histoire, la violation du droit d’asile, la livraison des réfugiés étrangers et des juifs naturalisés français, des hommes que nous avions accueillis parmi nous et qui sont maintenant donnés à la mort – Dieu juste, des milliers de femmes, d’enfants et de vieillards saisis dans les camps et dans les rues, en zone non occupée comme en zone en zone non occupée comme en zone occupée, pourchassés comme du gibier et envoyés à la boucherie hitlérienne –, admettons que toutes ces hontes aient été exclusivement dues au chantage allemand et à la contrainte allemande, bien qu’elles aient été présentées comme le fruit glorieux d’une politique libre et raisonnée, et bien que les feuilles publiques et les déclarations officielles regorgent de leur apologie. Elles ne font en tout cas que manifester l’étendue de la faute assumée par ceux qui, mettant le sceau à une suite d’erreurs dont ils n’étaient pas seuls responsables, ont enfermé la France dans le piège de l’Armistice ». On ne saurait être plus clair. Le 8 septembre 1942, il lance un appel radiodiffusé sur la déportation des juifs, et il s’y montre une fois de plus sans concessions. Il se fait l’écho de la protestation la plus énergique parmi les évêques de France : celle de Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse qui a « élevé la voix contre la cruauté abominable dont on use contre les juifs dans les camps de concentration, où on traite comme du bétail les enfants, les femmes et les hommes qui ont l’honneur d’appartenir à la race de Jésus-Christ ». C’est au cours de cet exil aux Etats-Unis qu’il s’oriente davantage vers la philosophie politique. De 1940 à 1944, il publie les Droits de l’homme et la loi naturelle, Christianisme et Démocratie, L’éducation à la croisée des chemins, Principe d’une politique humaniste. Après la Libération, Charles de Gaulles veut le nommer ambassadeur de France au Vatican. A son corps défendant, il accepte une mission exceptionnelle de trois ans de 1945 à 1948. Pendant l’après-guerre, le sartrisme recouvre l’avant-scène philosophique. L’existentialisme fait rage, il fait face en publiant le Court traité de l’existence et de l’existant en 1947. En 1947, il accepte une chaire à Princeton et il fera désormais l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis où il connaît encore aujourd’hui un réel rayonnement, autant dans le monde des philosophes que parmi les hommes de lettres. Ces événements biographiques ne sont pas sans incidence sur son œuvre. D’une part, Maritain écrira une partie de ses ouvrages en anglais ; ils seront ensuite traduits dans sa propre langue maternelle, d’autre part, dans son œuvre esthétique, le choix des œuvres et des artistes sera conditionné par les années passées aux EtatsUnis et sa connaissance de la littérature anglo-saxonne lui fournira un matériau varié pour ses analyses des arts verbaux. Avec Yves Simon, il fut d’après Etiemble, l’un des premiers « à affirmer la chute de la bourgeoisie française comme caste privilégiée ». Les années soixante sont difficiles à vivre. Maritain se voit privé de ses attaches les plus proches. Véra meurt le 31 décembre 1959. Puis Raïssa, en 1960. « Et maintenant écrira t-il dans son carnet de notes, je survis à elles deux, comme un mendiant soutenu par elles. Mais la vérité est que je me survis aussi à moi-même »980. A la mort de sa femme, Maritain qui « depuis un certain jour de novembre 1960, ne vit guère qu’à la façon d’un fantôme » rentre en France et va décider de vivre près des Petits Frères de Jésus à Toulouse, pour se préparer à mourir et non pour poursuivre des controverses philosophiques. Il ne cessera cependant pas d’écrire. Parmi les fruits de ses dernières années, il faut compter la traduction du Cantique des Cantiques dernier salut à la poésie à qui il a rendu un juste hommage en élaborant une esthétique qui porte en elles les questions oubliées aujourd’hui. 980 Carnet de notes, op. cit., p. 382. 215 Il eut un jour cet échange : « Vous êtes m’a t-on dit, comme un déchiffreur de magie noire qui nous commanderait de voler avec nos bras. – Non, je vous demande de voler avec vos ailes. – Mais nous n’avons que des bras. – Des bras? Des ailes atrophiées, ce qui est tout autre chose. Elles repousseraient si vous aviez du courage, si vous compreniez qu’on ne s’appuie pas seulement sur la terre, et que l’air n’est pas le vide »981. A t-il vraiment cru qu’il comptait pour du beurre, le vieil homme qui écrit non sans humour qu’il ne voit guère « dans les pays d’Occident que trois révolutionnaires dignes de ce nom : Eduardo Frei au Chili, Paul Alinsky en Amérique, et moi en France, qui compte pour du beurre, puisque ma vocation de philosophe a tout à fait obnubilé mes possibilités d’agitateur »982. Byzance disputait le nombre d’ailes des chérubins : six, assurément. Les deux ailes écarlates de la poésie, celles, d’un vert lumineux de l’intuition créatrice, et les deux ailes blanches de la grâce. La philosophie, c’est bien connu, n’a pas d’ailes. Quant à la beauté, elle boîte. Comme la contemplation. 981 Texte de 1925, Les degrés du savoir, op. cit., p. 6, cité dans les Cahiers Jacques Maritain, 4 – 5, Le Centenaire du Philosophe, p. 22. 982 Le paysan de la Garonne, op. cit., p. 41. 216 APPENDICE 2 LES APPELS DE L’ORIENT : LA QUESTION DE L’ORIENT ET DE L’OCCIDENT UNE GRANDE ENQUETE « SOCIOLOGIQUE » ET LE REFLET D’UNE EPOQUE Le demi-siècle qui s’achève en 1920 est la belle époque de la critique littéraire dans les revues de grande information et dans les quotidiens mais les enquêtes prospèrent. Jules Huret avait ouvert la voie en 1891 avec une Enquête sur l’Evolution littéraire, à l’Echo de Paris, une grande enquête sur le naturalisme. Nombreuses furent celles qui suivirent983. Frédéric Lefèvre lance Une heure avec dans les Nouvelles littéraires. Ces débats qui agitent les esprits sont rendus visibles en 1925 à travers une grande enquête « sociologique » qui est sans doute le phénomène le plus étonnant et le plus révélateur de ce débat. Elle fait l’objet des trois numéros successifs de la revue des Cahiers du mois, sorte d’outil d’animation du débat intellectuel. Pour donner à l’aventure la tournure polémique dont l’époque avait le goût, le numéro est intitulé « Les appels de l’Orient », en écho à la formule de Romain Rolland. Il s’agit d’une grande enquête auprès des intellectuels et des différentes personnalités de l’époque. Un questionnaire984 est soumis à un échantillon conséquent sinon représentatif de personnalités repérées, en vogue, souvent universitaires mais pas uniquement. Il est constitué d’une série de cinq questions dont les quatre premières sont inspirées d’une interview accordée à Frédéric Lefèvre985 par le grand orientaliste René Grousset. La dernière question a été suggérée par la lecture des ouvrages de René Guénon. Brève, l’interview de Paul Claudel est désarmante986. Ses réponses n’ont rien d’inattendu : 1°) Pensez-vous que l’Orient et l’Occident soient complètement impénétrables l’un à l’autre ou tout au moins selon le mot de Maeterlinck , qu’il y ait dans le cerveau humain un lobe occidental et un lobe oriental qui ont toujours éventuellement paralysé leurs efforts ? Nullement, les hommes sont les mêmes partout 2°) Si nous sommes pénétrables à l’influence orientale, quels sont les truchements –germaniques, slaves, asiatiques – par lesquels cette action vous semble devoir s’exercer le plus profondément sur la France ? Aller aux sources. 3°) Etes-vous d’avis avec Henri Massis, que cette influence de l’Orient puisse constituer pour la pensée et les arts français un péril grave et qu’il serait urgent de combattre ? La philosophie qui a ses racines dans la pensée grecque et latine sera toujours essentielle pour nous Ou pensez-vous que la liquidation des influences méditerranéennes soit commencée et que nous puissions, à l’exemple de l’Allemagne demander à « la connaissance de l’Est987» un enrichissement de notre culture générale et un renouvellement de notre sensibilité ? oui 4°) Quel est le domaine – art, lettres, philosophie- dans lequel cette influence vous semble devoir donner des résultats particulièrement féconds ? Les trois domaines (…) 5°) Quels sont à votre sentiment, les valeurs occidentales qui font la supériorité de l’Occident sur l’Orient Uniquement le christianisme ou quelles sont les fausses valeurs qui, à votre avis, rabaissent la civilisation occidentale ?988 P.S. « Les théories de Keyserling et de Spengler, autant que je puis en juger par les analyses que j’ai lues, n’ont que peu de rapports avec la réalité ». 983 Décaudin (M.) et Leuwers (D), Histoire de la Littérature française, de Zola à Apollinaire, GF. Flammarion, Paris 1996, p. 185. 984 Les Cahiers du mois, n° 9 à 11. Ces questions sont présentées à la fin de la revue. 985 En 1917, il avait mené une enquête sur La jeune poésie française. 986 Les Cahiers du mois, p. 294. 987 988 Le terme est de René Grousset. Les Cahiers du mois, n° 9 à 11. p. 294. Ces questions sont présentées à la fin de la revue. 217 On ne peut que saluer le libéralisme intellectuel de la revue : toutes les tendances y sont représentées depuis le christianisme le plus intransigeant jusqu’aux théosophes les plus farfelus et même les francs maçons, depuis les professeurs émérites de l’Institut ou l’Académie jusqu’à deux peintres (Rouault et Aouazou Mammeri, peintre marocain), sans oublier des poètes, des médecins… Les réponses obtenues se présentent soit sous forme de courts articles, – de qualités inégales et de longueur variable – qui font l’objet des n° 9 et 10, soit sous la forme de lettres – de longueur très variables – qui font l’objet du numéro 11. Les réponses, tantôt nuancées, tantôt ardentes, parfois édifiantes, reflètent ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit du temps », parfois aussi un incontestable orgueil européen, tantôt célébré, tantôt dénoncé et condamné. Commençons par nous divertir un peu avec l’édifiante et savoureuse réponse du comte de Keyserling, présenté – avec une courtoisie éminente – comme un « voyageur ». Il s’agit en fait d’un aventurier sans scrupule aux allures de gourou, auteur d’un Journal de voyage d’un philosophe intimement convaincu que ses énergies actives étaient libérées par la ruine du vieux monde. Avec une modestie impériale, il déclarait à Frédéric Lefebvre au cours d’une interview : « Vous connaissez l’idée chrétienne du Logos incarné. C’est ce que je suis, jusqu’à un certain point, devenu moi-même, toutes proportions gardées, et des proportions modestes, bien entendu »989. Dans sa réponse à l’enquête, il précise avec une exquise simplicité que son ouvrage « Philosophie als Kunst répond à toutes les questions » et il se dit « prêt à autoriser à traduire cet essai moyennant le versement immédiat de 200 mark-or ». Poursuivons par les refus, à commencer par le plus éclatant, celui de Romain Rolland, hautain, incisif, tranchant: « Où est Henri Massis, Romain Rolland ne peut être »990. Toujours « au-dessus de la mêlée »… Massis soit dit en passant formule quelques Mises au point où, reprenant ses thèmes favoris il évoque l’asiatisme comme le germanisme, premier message des barbares. Signalons également les réponses de Henri de Montherlant, d’André Maurois, de Jacques de Lacretelle, que la question ne semble guère passionner, pas plus qu’Henri Barbusse qui refuse d’y répondre très nettement. Gus Bofa, quant à lui répond fort gentiment qu’il est « très mal documenté sur ce péril jaune littéraire que vous me signalez ». Parmi les réponses des personnalités marquantes de l’époque citons l’écrivain Henri Brémond, les poètes André Breton, Paul Claudel, l’ethnologue Lucien Lévi-Bruhl, le sinologue Henri Maspéro, l’écrivain catholique Daniel-Rops, l’islamologue Louis Massignon, le linguiste Alfred Meillet, le sinologue Henri Maspéro, l’historien Paul Masson-Oursel, le critique Lugué Poe. On ne peut manquer d’être frappé par la diversité des intellectuels interrogés. Quelques femmes aussi. Mais rares encore. Il y a bien , l’inévitable ironie : « L’énorme Asie nous a donné le petit Hai-Kai ! N’en gonflons pas trop les vertus, mais accordons-lui le mérite de remettre ceux qui l’auraient perdu sur ce chemin traditionnel de notre concision qui mène si bien d’Horace (…) à Paul Valéry »991. Avec un peu plus de sérieux, il faut relever la très intelligente quoique dure réponse du sinologue Henri Maspéro qui précise avec netteté que s’il y a liquidation, c’est celle de l’Orient et en expose la raison: « La raison pour laquelle l’influence occidentale sur l’Orient est bien plus puissante que l’influence orientale sur l’Occident est bien simple: les Occidentaux n’ont pas besoin des Orientaux. Pour les premiers, il y a nécessité vitale à prendre certaines choses des occidentaux, et pour nous ce n’est qu’un dilettantisme d’amateur que d’aller s’amuser à chercher dans un Orient plus ou moins réel des impressions et des sensations nouvelles »992. C’est encore en partie vrai. De son côté, l’orientaliste Sylvain Lévi égratigne au passage le rêve de Romain Rolland dans une réponse mesurée : « De l’Occident à l’Orient, de l’Orient à l’Occident, essayons de nous connaître, tels que nous sommes, loyalement, sans le prestige des sympathies ou des préventions aveugles. Romain Rolland qui peint l’Inde de Gandhi comme Philostrate peignait l’Inde des Gymnosophistes dessert l’Inde qu’il prétend glorifier ; Tagore, qui dénonce à ses compatriotes, à la Chine, au Japon, les fautes et les crimes de l’Occident, et qui oppose en contraste un Orient de fantaisie, fait tort à l’Asie, à l’Europe, et à son propre idéal. Et gardons-nous surtout pour l’amour du ciel et des hommes de vouloir régler les influences au robinet »993. Lorsque, en 1927, Henri Massis publie Défense de l’Occident, on trouve un appendice édifiant de ce même Sylvain Lévy, intitulé « A propos de Rabindranath Tagore. Dans ce bref article publié dans La 989 Cité par Henri Massis, Défense de l’occident, op. cit. p. 37. Les Cahiers du Mois, p. 322. 991 Audisio (G.), « Equilibre », p. 107. 992 Les Cahiers du mois, p. 296. 993 « Distinctions », p. 13. 990 218 revue de Genève, en septembre 1921, l’orientaliste donne quelques notes sur le séjour qu’il fit à Santiniketan, sorte d’ashram où réside le poète entre deux voyages pour répandre sa parole. La position de S. Lévy est on ne peut plus claire lorsqu’il décrit la réaction spontanée de Daniel Halévy au cours d’une conférence de Tagore à Paris. « Il parla dit M. Halévy, il parla de l’esprit de l’Orient qui est tout Esprit. L’esprit, il opposa la Machine et l’Occident, qui est tout Machine. (…) Dans le fond, c’était comme je vous dis, et sa parole était prenante, sa personne était splendide, on l’écoutait avec religion. Pour moi, je m’indignais, je me remémorais nos saints, nos héros, nos citoyens d’Europe ; je pensais à tant d’œuvres, de découvertes, à ces institutions que la volonté a fondées, et je ne voyais pas que nous eussions à nous incliner devant l’Orient mystique, rêveur et pouilleux, toujours inopérant. Quand Tagore eut parlé, ce fut un long murmure d’admiration soumise, d’approbation. Quelqu’un lui répondit pourtant : un de nos excellents universitaires, l’helléniste Maurice Croizet. Il rappela les données élémentaires que Tagore avait négligées (…) ; à savoir que l’Occident avait assuré, dans l’ordre de la politique, la liberté, l’égalité juridique des hommes et qu’il avait déterminé dans l’ordre de la pensée, les méthodes du vrai : le droit et la science, deux titres assez beaux. M. Maurice Croizet convenait d’ailleurs qu’il restait fort à faire ? je crois me souvenir qu’il concluait ainsi : « Nous le savons, rien ne s’achève que par l’amour ». Pour prononcer ce dernier très grand mot dont Tagore avait tant usé, notre helléniste parisien baissa légèrement la voix, comme s’il fut sorti des convenances. Je fus frappé par ce beau trait de décence intellectuelle. L’Oriental se drape dans son mysticisme comme une fastueuse étoffe. L’Occidental en a la pudeur ». Il semble que peu de temps après Tagore reçut en Allemagne un accueil triomphal et qu’enthousiasmé lui-même, il déclarait son admiration pour le peuple allemand, le peuple idéaliste, mur pour une rénovation. L’analyse de Daniel Halévy, manifestement partagée par Sylvain Lévy est sans ambiguïté. L’idéalisme de Tagore recouvre le même désir de vengeance dont l’Allemagne est alors rongée et qui rend naturel qu’elle aille chercher des armes, « des dissolvants spirituels chez les ennemis de l’Occident, les Asiatiques ». Gouhier pose clairement les racines historiques de cette opposition « entre l’Occident jeté en pleine crise par une guerre mondiale et la révolution russe, et l’Orient qui a gardé et accumulé ses trésors de sagesse »994. La réponse de Paul Valéry est sans ambiguïté : « Nous pourrions bien accueillir ce qui nous viendrait de l'Orient, si quelque chose de neuf pouvait en venir, ce dont je doute »995. Plus nuancé, Emile Sénart admet que l’Occident est « impénétrable à l’Orient et que notre culture trouvera dans les apports de l’Orient des ressources nouvelles d’extension et de parure, pas des ferments de renaissance »996. Le philosophe Emile Bréhier attire l’attention avec beaucoup de pertinence sur le fait qu’un élément oriental est incorporé dans la pensée occidentale et que c’est cet élément qui nous rend sympathique la pensée orientale. « Il y a, dans la tradition de pensée occidentale, des éléments orientaux, (…), au Ve siècle, s’introduit en Occident l’œuvre du Pseudo-Denys l’Aréopagite, dont le mystère est issu de celui du Plotin ; au XIIIe siècle, c’est Aristote, mais Aristote interprété par des commentateurs arabes qui lui attribuent une théologie, composé d’extraits de Plotin ; au XVIe siècle Platon n’est compris qu’à travers Plotin. (…). Jusqu’à quel point cet élément oriental a été incorporé dans la pensée occidentale, c’est ce qu’il n’est jamais aisé de voir du premier coup. Mais il semble bien que l’Occidental mis en présence de la pensée orientale doive y retrouver avec sympathie quelque chose de son propre passé, quelque chose à quoi il est plus ou moins secrètement attaché »997. Son analyse est relayée d’une autre manière par Basile Nikitine, sur la Russie : « S’il est possible en ces matières complexes de faire la synthèse des influences qui se sont exercées sur l’Esprit des Européens, il faut dire que la Grèce a ordonné notre raison, Rome organisé la terre, que le christianisme a permis d’adapter à l’usage universel les découvertes de l’individu »998. Et puis mentionnons la réponse directe à Henri Massis que fait Fels, qui semble ne pas douter du robuste bon sens du petit peuple français face aux assauts répétés des Dieux de l’Orient : « A part la 994 Gouhier (E.), « Hellénisme et christianisme », p. 249. « Puissance de choix de l’Europe », p. 17. 996 En ce qui concerne la parure, il est indiscutable que cela est aujourd’hui vérifié. 997 Bréhier (E.), p. 249 – 250. 998 Nikitine (B.) « L’esprit européen et l’esprit oriental », p. 170. 995 219 poignée d’intellectuels détraqués, le pays, le votre et le mien, M.Massis, la France, a bien de temps en temps le nez tourné vers l’est, mais c’est pour regarder si la pluie va tomber, ou si le soleil sur les blés va dorer les blés et la raison999 ». Presque du Colette… Il y a, bien sûr, les jugements sans nuance comme celui de François Fosca : « Pendant les dix siècles qui viennent de s’écouler, l’évolution de l’art occidental a été considérable et continue, tandis que l’art oriental ne se modifiait que fort peu et lentement. Aujourd’hui, cet art oriental est mort »1000. Certains contre-attaquent en assurant que le péril ne vient pas de l’Est mais de l’Ouest. C’est le cas de René Crevel : « Le péril vient d’Amérique avec le goût de la vitesse, des drinks, du gramophone et du monologue intérieur »1001. Mais d’une manière générale, dès qu’il s’agit d’affronter ce qu’on appelle l’Orient, les personnalités compétentes dans le domaine distinguent clairement des zones culturelles différenciées : le Japon, la Chine, le monde Arabe, l’Inde. La Russie est alors considérée comme le lieu privilégié du conflit entre l’Orient et l’Occident comme en témoigne l’article de Basile Nikitine. Si les réponses fournies dans le cadre de ce questionnaire relèvent parfois de pures croyances, certaines sont réfléchies et mesurées. Ce sont celles qui abordent en particulier la question difficile de la « topique des cultures ». Certains y répondent franchement en commençant par clarifier les notions : « Tout d’abord définissons ce que nous entendons par Orient et Occident. Le Japon, la Chine et l’Inde, les pays d’Islam voilà n’est-ce-pas l’ "Orient”, si on l’envisage par opposition à l’ "Occident”, dans lequel on englobe les pays d’Europe et d’Amérique, la Chrétienté en somme. (…) D’autre part, quelle est l’armature de l’Occident? Une tradition, moins ancienne, puisqu’elle a pour point de départ la Grèce »1002. Emile Sénart pose la question : « Les courants de l’histoire et l’avance énorme prise chez nous par les études de la nature et leurs applications pratiques opposent un contraste frappant l’Orient et les peuples d’Occident que rapproche d’ailleurs entre eux la communauté de la tradition chrétienne. Tout de même, comment confondre dans une vue unique l’Inde et la Chine, la Perse et le Japon »1003 ? Gervais Courtellemont présente clairement les données géographiques : « Le Japon, la Chine et l’Inde, les pays de l’Islam, voilà l’Orient. Les pays d’Europe et l’Amérique, voilà l’Occident »1004. On trouve un modèle de persiflage en réponse à Massis de la part Fels, une phrase assassine : « pourquoi être en querelle avec quelque voisin pour l’unique profit de quelques juifs »1005 ? Et il arrive que l’on trouve le terme Aryen sans les italiques d’usage au détour d’une article. L’Orient – du moins l’Orient représenté – n’est-il au fond qu’une fiction commode comme Henri Maspéro semble le dire : « cet Orient (…) n’est je le crains bien, en grande partie, qu’une création de notre imagination qui, de quelques principes religieux et philosophiques, choisis isolément et indûment étendus à toutes sortes de peuples très divers et de quelques observations plus ou moins justes, s’est forgé une chimère assez agréable mais fausse d’un esprit inverse du nôtre »1006. En écho à cette réserve, on trouve aussi le Dr. André Legendre qui avoue franchement que le questionnaire lui apparaît bien loin de la réalité. Mais il est aussi d’autres problèmes que pose l’enquête menée, seul matériau dont nous disposons comme reflet d’une époque. Reflet médiocre, déformé sans nul doute très incomplet mais qui a le mérite de fournir du combustible à notre réflexion. Pour André Breton, « C’est d’Orient que nous vient aujourd’hui la lumière. Il n’y a pas, selon moi, de pénétration dans l’autre sens et il ne saurait y en avoir ». Et la conclusion, tranchante : « la liquidation des influences méditerranéennes est en bonne voie et je ne puis que m’en réjouir »1007. Et puis, la question qui se pose derrière cet amas d’ironie de persiflage mais aussi d’authentique réflexion, est rappelé par F. J. Bonjean, et elle n’est pas vaine : c’est celle qui consiste à établir la supériorité d’un état de civilisation : « Dirons –nous aux émules : avez-vous pour vous le succès ? Jusqu’où s’étend votre empire ? 999 Fels, « La nouvelle croisade », p. 88. Fosca (F.), « L’Orient et les arts plastiques », p. 51. 1001 Crevel (R.), « Le péril ne vient pas de l’Est », p. 83. 1002 Courtellemont (G.), « Orient et Occident », p. 194. 1003 Sénart (E.), « Lettre sur la perméabilité des Civilisations », p. 7. 1004 Ibid.. 1005 Fels, « La nouvelle croisade », op. cit., p. 8. 1006 Maspéro (H.), p. 296. 1007 Breton (A.), p. 251. 1000 220 Ou bien Quel est votre pourcentage d’illettrés ? de prostituées, de morphinomanes, d’opiomanes, d’alcooliques? Ou bien Montrez-nous vos œuvres d’art Ou bien Comment vivent vos sages ? Ou encore Que pensez-vous de Dieu ? Ou plus simplement Comment traitez-vous vos enfants ? vos femmes, vos serviteurs ? vos infirmes ? tous vos faibles »1008 ? » 1008 Bonjean (J. F.), « Vers une carte psychologique du monde », p. 133. 221