Cybergéo 141 Internet fin geographie

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Cybergeo : European Journal
of Geography
Débats, Internet et la géographie
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Frédéric Lasserre
Internet : La fin de la géographie ?
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Référence électronique
Frédéric Lasserre, « Internet : La fin de la géographie ? », Cybergeo : European Journal of Geography [En
ligne], Débats, Internet et la géographie, document 141, mis en ligne le 31 octobre 2000. URL : http://
cybergeo.revues.org/4467
DOI : en cours d'attribution
Éditeur : CNRS-UMR Géographie-cités 8504
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Document accessible en ligne sur :
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Document généré automatiquement le 18 novembre 2011.
© CNRS-UMR Géographie-cités 8504
Internet : La fin de la géographie ?
Frédéric Lasserre
Internet : La fin de la géographie ?
Introduction
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«Le commerce électronique libère chaque entreprise de ses chaînes géographiques. Plus jamais
la géographie ne limitera-t-elle les aspirations d’une société ou l’ampleur de son marché.
Que vous soyez en Albanie ou en Zambie, Amazon.com est à un clic de distance», pouvaiton lire en décembre 1998 dans Fortune Magazine1. En fait, de nombreux commentateurs se
contentent de reprendre, pour annoncer la fin de la géographie – comme on annonçait, il y a
peu encore, la fin de l’histoire, chimère issue de la fin de la Guerre froide et de la chute du mur
de Berlin – les slogans issus de leur enthousiasme face à une technologie qui certes transforme
radicalement la façon de penser l’espace. Nombre d’analystes se sont ainsi fait l’écho, souvent
peu critique, d’idées un peu simples et à la mode, comme Jean-Marie Guéhenno, qui observe
que «la géographie compte moins»2, d’un débat dont témoignent des ouvrages comme Global
Financial Integration : the end of geography3, des articles dont «The E-corporation : The End
of Geography»4, ou encore des travaux du politologue Bertrand Badie, La fin des territoires5,
sans comprendre que celui-ci n’a jamais prétendu que la géographie et l’espace ne comptaient
plus. Se laissant abuser par un titre volontairement provocateur, ils n’ont pas saisi que le
message de Badie, c’est la fin de la structure des relations internationales centrées sur le
territoire de l’État, système dans lequel la souveraineté de ce dernier sur son espace demeurait
incontestable et fondamentale. Chaque État régulait souverainement le fonctionnement de sa
dynamique socio-économique à l’intérieur de ses frontières. C’est ce système qui ne fonctionne
plus avec la mondialisation, selon Badie :
«La modernisation, c’est l’essor du transnational, cette formidable ascension des réseaux
transnationaux qui irriguent la scène mondiale en contournant les États-nations, en cisaillant leur
souveraineté, en ignorant leur bornage, en transcendant leurs particularités. Que ce soient des flux
de nature économique, financière, commerciale, que ce soient des flux mafieux, des flux liés à tous
les usages délinquants de la violence, qu’il s’agisse encore de flux culturels, de flux migratoires
ou de certaines formes de structuration de ces flux migratoires, et de la déterritorialisation qui
en dérive, notre scène mondiale se mondialise précisément parce qu’elle est irriguée par tout un
ensemble de relations qui tiennent leur force, qui tirent leur avantage de leur ignorance du territoire
stato-national..»6
2
Bref, nulle disparition de la dynamique géopolitique, ni de la spatialité des phénomènes
sociaux, politiques et économiques : le système-monde se transforme, voilà tout, même si cette
transformation est d’importance. Le savoir et l’information sont diffusés très rapidement si
l’on dispose de l’infrastructure pour y accéder ; c’est cette diffusion qui permet de repenser
les structures de production et de consommation.
L’illusion de la nouvelle économie
3
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Le monde change profondément avec ce que l’on appelle désormais la globalisation et
l’avènement d’internet, qui permet de transmettre rapidement et presque gratuitement une très
grande variété d’informations. Pourtant, il faut garder à l’esprit que l’image de cette révolution
de la nouvelle économie et de la civilisation du global repose sur une illusion : celle de la
globalisation effective et intégrale du monde. Paul Virilio cite Ernst Jünger qui affirmait, pour
commenter l’abolition des distances et la libre circulation de l’information, que «le moindre
recoin se trouve tiré de l’ombre par une lumière crue 7". Il néglige pourtant cette évidence que
les médias, largement dominés par les entreprises occidentales, diffusent l’information qu’ils
pensent vendable et sont loin de couvrir adéquatement la totalité des événements du monde.
Autre illusion : internet donne accès à l’information pour tous. Or, internet est un phénomène
excessivement urbain et de pays développé, et encore observe-t-on des différences notables,
même parmi les pays de l’OCDE : le taux de branchement à internet était à la fin de 1999 de
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39% au Canada, de 34% aux Etats-Unis, de 29% au Royaume-Uni, mais de 14% en France et
de 5% en Italie8. Combien d’internautes accèdent-ils à l’information mondiale et font-ils leurs
emplettes sur le web en Zambie, en Albanie, au Congo, au Laos ? Le futur est déjà là, mais
il est simplement mal réparti, pourrait-on dire : la plus formidable technologie de diffusion
de l’information ne masque pas le fait que sans infrastructures, il n’est point de technologie
moderne.
En fait, les discours emplis d’hyperboles enthousiastes, le succès médiatique de cette idée de
globalisation totale du monde, reposent sur des postulats pour le moins contestables : ainsi
Louise Guay, p-dg de Public Technologies Multimédia, estime que cette époque de la nouvelle
économie, reposant sur le savoir, internet et les applications informatiques diversifiées, verra
la création de richesses infinies9 Dans les années 20, peu avant la Grande Dépression, le
président américain, Edgar Hoover, avait eu cette célèbre phrase : «Nous avons vaincu les
maux traditionnels de l'humanité et éradiqué la crise économique et la pauvreté"10. Un discours
qui évoque étrangement celui que tiennent les prophètes de la nouvelle économie...
C’est oublier les coûts très importants impliqués dans la mise en place de tous les systèmes
qui permettent le commerce électronique, la création et la maintenance d’un site internet,
et qui contribuent à faire que, pour connues et à la mode qu’elles soient, les entreprises
comme Amazon.com ne font pas ou peu de profits. Aux États-Unis, moins d’un tiers des sites
commerciaux sur internet déclaraient obtenir des résultats intéressants en 199811. Amazon.com,
libraire spécialisé dans le commerce électronique, récemment sacré archétype de l’entreprise
du XXIe siècle, s’est même vue contrainte d’ouvrir... de très classiques librairies aux ÉtatsUnis, car les clients, même intéressés par le cybercommerce, préfèrent parfois toucher,
regarder, parcourir l’objet physique plutôt que d’en contempler une image sur un écran avant
de procéder à un achat.
Plus étonnant encore : le cours des actions des sociétés de commerce électronique grimpe alors
qu’elles réalisent peu de profits, voire des pertes importantes, comme iVillage (-28 millions $
au dernier trimestre 199912), ou Priceline.com (-102 millions $). Pour ce même trimestre,
Yahoo affichait des résultats de 15 millions $ (rendement annualisé du capital : 0,06 %). Le
paradoxe s’explique en partie par le pari sur le long terme des investisseurs : ils interprètent les
pertes comme des investissements de recherche et de diversification, ce qui devrait permettre
d’assurer des profits à long terme. À long terme peut-être, mais pour l’heure les «richesses
infinies» ne sont pas au rendez-vous. C’est l’engouement des investisseurs boursiers qui, en
plaçant beaucoup de capitaux chez ces entreprises liées à l’internet, leur assure ainsi une très
forte capitalisation, et permet à ces compagnies de survivre et d’éponger leurs pertes. Ainsi,
la capitalisation boursière d’Amazon.com s’élevait à 21,1 milliards $ au 31 janvier 2000,
celle de Yahoo !.com à 92,6 milliards. Cet engouement se perpétuera-t-il longtemps ? Le titre
d’Amazon.com a chuté de 58% entre décembre 1999 et la mi-avril 2000. Et, le 15 mai 2000, la
chute du Nasdaq atteignait 35% depuis le sommet du 10 mars. Correction passagère ou brutal
retour à la réalité après des mois d’euphorie ?
La Poste ancre le passé dans la modernité
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Dans l’optique de la fin prochaine de la géographie, les chantres de la nouvelle économie
ont également prédit à brève échéance la mort des systèmes postaux, une industrie de
services traditionnelle à l’activité enracinée dans la spatialité, puisqu’il s’agit pour elle
de distribuer des produits physiques sur la surface de son territoire par des moyens de
transport classiques. La Poste serait ainsi achevée dans son lent déclin par l’avènement du
courrier et du commerce électroniques. Les sociétés postales incarneraient en effet l’image
de l’ancienne économie : elles sont basées sur un service, la distribution physique de colis
et de lettres, dont la nature n’a guère changé avec le temps, selon des méthodes qui auraient
peu évolué. Les postes représentent l’archétype de l’entreprise de transport qui lutte contre
l’espace, mais dont la valeur du produit final se trouverait considérablement réduite par
l’avènement des technologies modernes qui gomment les distances, les nouvelles technologies
de l’information. Or, il n’en est rien, et les sociétés postales sont aujourd’hui au cœur d’une
bataille pour la maîtrise des flux logistiques.
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De même, le cours des actions des intégrateurs, des compagnies aériennes spécialisées dans
le fret aérien rapide de porte à porte comme Federal Express, UPS, Emery Worldwide ou
DHL, ne cesse de globalement grimper en Bourse. Dans le monde, les activités de logistique
industrielle et commerciale se chiffraient, en 1995, à 1 800 milliards $, à 1 950 milliards en
1999, et devraient représenter un volume d’affaires de 3 400 milliards $ en 201013. Un des
facteurs de localisation des usines de composants de micro-électronique est la proximité d’un
aéroport de forte capacité non-engorgé, car les clients de ces sociétés exigent d’être livrés très
rapidement14.
Les réseaux virtuels n’ont pas éliminé les réseaux réels : ainsi donc, même à l’aube annoncée
d’une nouvelle ère économique, les activités traditionnelles de transport, qui s’incarnent dans
la spatialité, la territorialité des activités humaines, ont encore un bel avenir devant elles.
Plus globalement, les entreprises raisonnent encore, même à l’échelle du monde, de façon
géographique.
L’économie-monde est encore un ensemble de lieux
«Les gens qui disent que le travail localisé est mort travaillent dans une industrie
définie par un lieu : la Silicon Valley. Ceci veut dire que l’espace compte encore.
C’est l’un des facteurs de changement les plus importants.»
Jim Keane, Vice-président, Stratégie et R&D, Steelcase
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Les pôles économiques sont localisés
Il serait ainsi très prématuré de conclure à la disqualification de toute conception de stratégies
économiques incarnées dans un territoire. Tout d’abord, l’espace des États compte moins
certes, mais il compte encore : les lois qui régissent le droit des affaires, l’intervention de
l’État dans l’économie, la compétitivité de ses facteurs de production, quand bien même ils
seraient modulés par des conventions ou des traités internationaux, n’en constituent pas moins
des éléments qui différencient chaque espace économique.
D’autre part, l’effacement relatif des frontières économiques a souligné une recomposition de
la hiérarchie internationale des espaces productifs. Cette hiérarchie n’intègre plus seulement
des États, mais permet désormais de percevoir des différences régionales à l’intérieur de
ceux-ci, bref de souligner, de discriminer de nouveaux pôles de croissance qui n’étaient pas
identifiés séparément de leur État auparavant. Ainsi, le produit de la région métropolitaine de
Tokyo correspond à deux fois celui du Brésil, et celui de Chicago équivaut à celui du Mexique,
alors que celui de bon nombre d’États du centre des États-Unis, a contrario, «pèse» beaucoup
moins lourd en regard des économies d’autres pays15.
Cet effacement des frontières a permis de souligner la permanence de régions qui tirent la
croissance, et de régions qui stagnent. Loin de s’approcher ainsi de l’utopie que prévoit la
théorie économique générale, soit un espace isomorphe, dans lequel l’information circule
parfaitement librement, où la population réagit de façon identique en fonction de ses
seuls intérêts économiques, l’espace ne s’est pas homogénéisé avec la globalisation :
au contraire, pourrait-on dire, l’échelle de discrimination des espaces économiques s’est
agrandie, ce qui veut dire que de plus petits et plus nombreux espaces ont émergé pour
constituer la trame du système économique mondial. Les régions sont devenues des sources
d’avantages concurrentiels, et les acteurs économiques régionaux interviennent tout autant
que les décideurs étatiques dans la promotion de leur espace régional, contribuant ainsi à
la diversification des politiques économiques, sociales et culturelles, et donc à la texture
de chaque économie régionale. Les pôles économiques, loin de se fondre dans un espace
économique mondial unifié, se sont au contraire spécialisés : la chimie en Allemagne,
l’aéronautique et les logiciels aux États-Unis, les composants électroniques à Taiwan, les
chantiers navals à Singapour, l’automobile au Japon, les télécommunications au Québec.
La croissance de la valeur des produits à haute technologie dans les économies contemporaines
renforce l’importance du choix éclairé du lieu de production. En effet, la dimension du
coût de la main d’œuvre dans ces industries de pointe est un facteur nettement moins
pertinent que dans d’autres secteurs manufacturiers. L’expansion des industries de haute
technologie favorise, au contraire, la polarisation de l’économie mondiale autour de certaines
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Internet : La fin de la géographie ?
villes, plutôt que de diffuser leurs activités économiques partout sur la planète. Tout
d’abord, l’innovation technologique procède souvent d’interactions entre les clients et leurs
fournisseurs, et les grandes villes, de par le bassin de compétences et d’entreprises qu’elles
recèlent, constituent des matrices privilégiées pour l’émergence et la mise en œuvre de tels
effets relationnels16. Ensuite, la mise en œuvre efficace de cette dynamique d’interaction entre
clients et fournisseurs passe par l’innovation et la rapide transmission du savoir, activités qui
impliquent la présence d’universités, de centres de recherche et d’une tradition de relations
entre ceux-ci et le secteur industriel. Enfin, les entreprises de haute technologie ont besoin de
prestataires de services, dont les employés, les bureaux sont localisés le plus souvent dans les
grandes villes.
Des critères de localisation variables
15
Certes, selon les facteurs de localisation pertinents pour chaque entreprise, les régions du
monde qu’elle peut y discerner, qu’elles chevauchent des États où s’y inscrivent, permettront
de différencier ou non les espaces des divers continents. Ainsi, si la maîtrise des coûts
de production est le facteur prépondérant dans tel ou tel secteur manufacturier, de vastes
espaces homogènes vont s’offrir à l’investisseur potentiel, que ne différencieront que des
gradients et des seuils de coûts. Mais dès que d’autres facteurs viennent nuancer les besoins
des industriels, comme par exemple des temps de livraison aux clients réduits, une grande
qualité et fiabilité de la main d’œuvre, une structure fiscale réduisant les coûts de recherchedéveloppement ou de l’investissement productif, ou encore – ne le nions pas – une certaine
aversion pour le fait syndical, alors les espaces potentiels pour un investissement se réduisent
et se différencient radicalement aux yeux des décideurs : les espaces mondiaux ne sont
absolument pas substituables entre eux. Ainsi, Rank Xerox a-t-elle choisi Grenoble comme site
d’implantation de son centre de recherche européen, car parmi les critères figurait la proximité
d’établissements scientifiques renommés et dynamiques ; de même, Motorola et Ericsson ontils choisi tous deux d’implanter leur centre nord-américain de recherche et de développement
de logiciels à Montréal, malgré l’apparent obstacle linguistique, du fait de l’excellence des
centres scientifiques locaux et d’une politique fiscale québécoise très avantageuse en matière
de recherche.
Attirer des investisseurs passe par la promotion du territoire
16
Les entreprises n’hésitent pas à se délocaliser pour conquérir de nouveaux marchés ou pour
bénéficier de coûts de production plus avantageux : c’est cela aussi, la globalisation, qui
fait dire à certains que les territoires ne comptent plus, puisque les biens, les capitaux et les
entreprises peuvent se déplacer aisément à la surface du globe. Pourtant, ces biens partent
d’un certain point pour se rendre à un autre selon des schémas bien précis, soit les structures
du commerce mondial, dont la géographie change en fonction de la richesse relative des
pays ; les capitaux vont se placer dans des places financières à travers le monde, aujourd’hui
Tokyo, New York, Londres, demain Paris, Francfort, Kuala Lumpur, mais qui ne sont pas
n’importe quelle ville, et dont la hiérarchie change peu à peu mais non pas à la vitesse de
l’information sur le réseau. Enfin, les entreprises qui investissent ailleurs qu’en leur pays
d’origine ne choisissent pas leur nouveau site d’implantation au hasard. La multiplication
des agences gouvernementales ou para-gouvernementales de promotion de l’investissement,
comme InvestinFrance Agency, Invest in Belgium, Industrial Development Agency Ireland,
Flanders Foreign Investment Office, Investissement Québec, Netherlands Foreign Investment
Agency ; ou encore de promotion de l’investissement dans des secteurs très ciblés comme
la logistique industrielle, avec le HIDC, Holland International Distribution Council ; ou de
revues et sites internet destinés à éclairer l’investisseur potentiel sur les meilleurs choix de sites
de développement, comme Area Development, Business & Facilities Magazine, Corporate
Location, Global Sites & Logistics, Global Business, ProfitLocation.com, Site Selection ou
Plant Sites & Parks (PS&P), traduisent la très sérieuse réflexion d’ordre géographique et
économique qui préside à tout investissement majeur, et la très forte concurrence que se livrent
les promoteurs de chacun des espaces potentiels d’implantation : quels sont les avantages
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fiscaux de chacun des territoires que l’entreprise met en compétition, dans quelle mesure
lui permettent-ils de s’approcher de ses objectifs stratégiques, quelle est la structure de leur
marché, de leur infrastructure de transport et de communications, leur densité de diplômés
compétents et de centres de recherche de pointe, leur niveau d’emploi, leur offre de services
logistiques ? Autant de facteurs pour lesquels les réponses seront différentes et nuancées
selon les régions ciblées, et qui rendent impossible toute assimilation de la planète à un vaste
espace isomorphe, offrant des caractéristiques similaires en tous points. Mais autant de facteurs
aussi que cherchent à souligner ces promoteurs économiques pour attirer les entreprises et les
investisseurs étrangers : il n’est pas une brochure de promotion qui ne vante l’exceptionnelle
localisation, la très grande qualité des infrastructures, la proximité des marchés de sa région.
Le HIDC ne s’en prive pas pour promouvoir les Pays-Bas comme site d’implantation idéal
de centres de distribution européens pour les entreprises asiatiques et nord-américaines : il
souligne ainsi qu’en 1997, 57 % des centres de distribution (CD) européens d’entreprises
américaines s’y sont établis, 52 % des CD européens d’entreprises japonaises, 71% des CD
européens d’entreprises taiwanaises.
Centres de distribution européens, pays d’implantation
Source : HIDC, 1997.
18
La rapidité de la croissance de la part de marché hollandaise, et la position dominante que les
Pays-Bas ont ainsi acquise ne sont pas dus au hasard : elles reflètent certes une mutation de
la conception de la distribution dans laquelle un centre de distribution centralisé se substitue
désormais à une multitude de centres nationaux ; elles sont également l’indice d’une forte
promotion axée sur la mise en valeur des atouts géographiques des Pays-Bas, au sens large,
dans les choix des décideurs : proximité des marchés, excellente desserte portuaire, excellentes
infrastructures de transport routières, ferroviaires et fluviales ; main d’œuvre compétente ;
avantages fiscaux et douaniers.
Le territoire présente encore des avantages et des contraintes
incontournables
19
Les avantages liés au territoire ne laissent pas de surprendre parfois. Les effets de proximité,
un phénomène classique en géographie économique, se manifestent encore de nos jours, en
témoignent les villes industrielles du nord du Mexique, les maquiladoras, qui se développent
à la frontière américaine en manufacturant, à des prix de revient bien moindre, des produits
destinés au marché américain. C’est ce même effet de proximité, à une autre échelle, qui a
incité les manufacturiers asiatiques de composants électroniques à déménager une partie de
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leur capacité de production au Mexique et en Europe centrale, afin de desservir efficacement
les marchés européen et américain.
Même dans le domaine de l’informatique et de l’internet, les secteurs phares de la nouvelle
économie et les symboles de la très théorique abolition de l’espace, la géographie compte
encore. En effet, il est certes possible d’accéder à un site internet de partout dans le monde
pourvu que l’on dispose d’une connexion à internet et d’un réseau d’approvisionnement en
électricité fiable (c’est loin d’être le cas partout dans le monde). Mais le serveur, l’ordinateur
qui fournit les informations aux internautes, est bien physique et localisé. Les entreprises
ne choisissent pas de l’établir n’importe où, car il faut concevoir la structure du site et le
remettre régulièrement à jour, bref l’entretenir, faute de quoi son contenu devient rapidement
périmé. Si cette tâche est à la portée des plus grandes sociétés, pour beaucoup d’entre elles,
cette activité passe par des firmes prestataires de services informatiques, qui se livrent une
forte concurrence. Une entreprise implantée en Pennsylvanie peut fort bien choisir d’implanter
son serveur au Texas, voire à l’étranger, si les avantages de coûts et la qualité des services
rendus lui semblent pertinents. Ainsi, un nombre croissant d’entreprise impartissent, c’est
à dire externalisent certaines de leurs activités informatiques comme la comptabilité ou la
vérification des données informatisées à des sociétés de service indiennes, car l’Inde mise
beaucoup sur ce créneau : le secteur du logiciel y connaît une expansion de 50 à 60% par
année17 et les informaticiens indiens sont fort réputés à l’étranger. Swissair sous-traite la
gestion de ses données informatiques à des entreprises situées à Mumbai (Bombay), et General
Electric Capital sous-contracte auprès de sociétés de service indiennes.
La révolution des affaires électroniques : le monde au bout
du clavier ?
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Il serait erroné de sous-estimer la portée de ce l’on appelle la révolution de l’information.
Le marché de la transmission de données double tous les 4 mois ; 50% des transmissions
de données voyagent sur protocole IP (Internet protocol). D’ici 5 ans, 90% du trafic de
transmission de données devrait être sur IP18. Des magnats de la presse écrite se lancent à
corps perdu dans le développement de leurs affaires sur internet. Ainsi, le 15 février 2000, le
géant canadien de la presse, Kenneth Thomson, a annoncé la vente de ses 130 journaux – à
l'exception du quotidien torontois The Globe and Mail - afin de rediriger tous ses efforts sur
l'internet. Pourtant, le groupe semblait en bonne santé : les publications de Thomson, d'une
valeur estimée à 884 millions $, ont réalisé l'an dernier 150 millions $ de bénéfices. Du fait de
l’engouement des investisseurs boursiers pour tout ce qui a trait à l’internet, le titre Thomson
a bondi dès l'annonce de la vente.
Aux réserves mentionnées précédemment près, internet et le développement des technologies
de l’information, qui tendent à faire converger la téléphonie, la télévision, l’ordinateur
personnel, la diffusion de l’information et internet, contribueront durablement à changer les
styles de consommation et, surtout, les méthodes de production et de distribution dans les
pays développés. Ces méthodes verront la distance s’effacer dans l’échange d’informations
cruciales pour le développement de nouveaux produits et la planification de la production,
tandis que la façon des consommateurs de choisir et de procéder à leurs achats va se modifier
également, réduisant – les plus convaincus diraient éliminant – la pertinence des boutiques et
des magasins physiques. Mais la révolution des technologies de l’information va au-delà des
relations entre firmes et consommateurs : elle transforme radicalement les relations entre les
entreprises elles-mêmes, et notamment entre les fournisseurs et leur client, car par l’internet
se développent des méthodes d’organisation de la production plus efficaces certes, mais aussi
plus contraignantes.
L’essor du commerce électronique
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Le commerce électronique, par exemple, permet à tout un chacun d’effectuer les achats de son
choix à partir de chez lui ou de n’importe quel autre endroit, à condition que ce lieu dispose
d’une connexion internet. Livres, disques, épicerie, voitures, matériel électronique, actions,
produits agroalimentaires, chimiques ou pharmaceutiques, actions, tout se vend désormais
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sur le réseau. Il est désormais possible à chacun d’investir, depuis chez soi, dans les places
financières de son choix, New York, Paris, Tokyo, Londres ou Kuala Lumpur. Cet accès plus
facile aux marchés boursiers, qui permet aux petits investisseurs de se passer des services
des courtiers, parfois à leurs dépens, a contribué à accroître le volume des transactions
quotidiennes sur les places boursières et à renforcer l’ampleur des fluctuations des actions.
Aux États-Unis, 17 millions de consommateurs ont effectué des achats sur internet en 1998,
et 39 millions en 1999. En 1997, ces consommateurs américains avaient dépensé 230 $ en
moyenne sur des sites commerciaux, mais 1 200 $ en 1999. Cette même année, près de 48%
des consommateurs y avaient dépensé pour plus de 500 $, contre 13% en 199719. La firme de
recherche International Data Corp. (IDC) estimait en mai 1998 que le commerce électronique,
qui se chiffrait à 8 milliards $ en 1997 et à 13 milliards en 199820, devrait atteindre 333 milliards
$ en 2002 : le chiffre est peut-être optimiste au vu de la rentabilité des sites commerciaux.
D’autres estimations avancent des chiffres plus modestes, comme 41 milliards $ en 2003
selon James Kelly, le président d’UPS, très importante compagnie de fret aérien express, ou
143 milliards, soit 5% des ventes de détail, selon Forrester Research21. Ces prévisions laissent
cependant entrevoir une expansion importante de ce mode de distribution. Surtout, tous les
analystes s’accordent pour estimer que les transactions effectuées directement entre entreprises
par le biais d’internet verront leur valeur augmenter nettement plus vite que les ventes au
consommateurs : pour Forrester Research, ce créneau de transactions de firme à firme serait
de 1 300 milliards $, de 1 012 milliards selon eStats en 200322. Pour surévaluée que puisse
être cette estimation, elle donne malgré tout la mesure du potentiel de développement de ce
mode de transaction.
Le succès du commerce électronique est suffisant pour permettre à une société comme Dell,
fabricant d’ordinateurs, de vendre essentiellement par internet et par centre d’appels. Avec
ce système d’intégration des commandes passées par les consommateurs, où qu’ils soient, les
fonctions du marketing des entreprises semblent s’affranchir effectivement de la distance qui
les sépare du consommateur : ce dernier peut effectuer son choix et se décider, sans se déplacer,
souvent dans sa langue pour les sites commerciaux les plus avancés, pour un produit selon une
procédure standardisée ; sa commande sera reçue par le centre de distribution dans les minutes,
les heures qui suivent au plus tard. Des marchés qui n’auraient été accessibles que moyennant
l’installation d’une coûteuse structure de distribution (publicité, entrepôt, magasin, accords de
distribution) peuvent désormais être ouverts grâce à internet.
Les systèmes de gestion industrielle en ligne
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Cependant, la valeur du commerce électronique de détail, communément appelé «firme à
consommateur» (business to consumer, B2C) ne représente qu’une fraction du potentiel
que constitue l’internet pour l’entreprise. En effet, le B2C n’est jamais que la présentation
informatisée d’un catalogue et d’un bon de commande. Le marché du commerce «firme à
firme» ou interentreprise (business to business, B2B) est environ 5 fois plus important que
celui du B2C.
Le fabricant japonais d’optique Canon a indiqué en février 2000 qu’il espérait économiser 90
millions $ par an en achetant ses composants et matières premières en ligne. Canon compte
systématiser ainsi les procédures d’achat auprès de ses 1 300 fournisseurs en passant 95%
de ses commandes par internet, et réduire le temps moyen de livraison, réduisant les stocks
et rationalisant d’autant les achats qui s’élèvent à près de 11,5 milliards $ par an. British
Petroleum Amoco (BP Amoco) a précisé en janvier 2000 que son système d’achat par internet
devrait lui permettre d’économiser environ 200 millions $ par an.
De nombreux fabricants d’acier se sont regroupés pour former Metalsite, un marché en ligne
où les utilisateurs enregistrés peuvent vendre ou acheter du métal à des prix fixes ou aux
enchères en direct ; GeoCommerce Inc. une société de Toronto, a récemment lancé deux sites
commerciaux, MineOnline.com et GeophysicsOnline.com, destinés à fournir des services aux
entreprises du secteur minier et de l’exploration. Ces sites donnent accès à un marché en ligne
pour se procurer ou vendre de l’équipement, des données géophysiques et géologiques, de
l’information sur les projets à travers le monde.
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Ainsi, le commerce électronique (E-commerce) ne constitue qu’une partie des «affaires
électroniques» (E-business) : ce dernier ensemble comprend plusieurs applications, dont la
gestion des relations avec les clients (Customer Relations Management, CRM), qui englobe le
B2C dans le cas d’une entreprise qui vend aux consommateurs, mais aussi l’informatisation
et la mise en ligne de son service après-vente et de son centre d’appel ; ce dernier, qui peut
être localisé à un endroit fort différent du site de production et même du site de l’entrepôt de
distribution, centralise les appels des clients potentiels afin de traiter commandes, plaintes,
demandes d’information ou de réparation, etc… De plus en plus, la fonction de centre
d’appel est reliée au site commercial de l’entreprise sur internet : un hyperlien sur le site
permet d’activer une fonction qui lance un appel téléphonique auprès du centre d’appel, une
technologie simplifiée par la convergence de l’internet, de l’ordinateur et de la téléphonie : on
parle de centres d’appel à capacité internet, web-enabled call centers. Un client de Singapour,
visitant un site commercial installé et entretenu à Dallas, peut activer un centre d’appel à
Toronto et placer une commande qui sera traitée par un centre de distribution à Manille, sans
même qu’il ne s’en rende compte. Le marché de la conception et de la mise en ligne de systèmes
de CRM devrait s’élever à près de 16,8 milliards $ en 200323.
Internet permet de s’affranchir partiellement des contraintes physiques de l’informatique :
il fallait encore, jusqu’à peu, travailler là où se trouvaient les ordinateurs et les connexions
internet, acheter les logiciels, dépendre des prestataires de services informatiques de
l’entreprise ou d’une société locale. Désormais, de plus en plus d’entreprises ont recours
à la fourniture de services et de fonctions informatiques (Application Service Provider,
ASP). Sur n’importe quel terminal, il suffit de se brancher sur le site d’un fournisseur
de services informatiques, d’y ouvrir un compte dans lequel on a spécifié les besoins en
logiciels (traitement de texte, chiffrier, graphisme, logiciels spécialisés…) et de payer au temps
d’utilisation : le prestataire est propriétaire des logiciels, l’entreprise ne fait que louer du temps
d’utilisation et y accéder par l’intermédiaire d’un terminal, un simple écran muni d’un clavier
qui peut se trouver n’importe où, même sur un ordinateur portable puisque la technologie de la
téléphonie permet désormais d’accéder au réseau par l’intermédiaire d’un téléphone cellulaire.
Autre développement que permet la technologie d’internet : la généralisation des systèmes
de planification des ressources de l’entreprise (Enterprise Resource Planning, ERP).
Ces systèmes informatisent l’ensemble de la gestion de la chaîne de la valeur, depuis
l’approvisionnement et la production, soit la gestion de la clientèle, la prise de commande, le
E-commerce, l’approvisionnement (E-procurement), la production intégrée (la GMI, gestion
manufacturière intégrée) et le suivi de production des sous-traitants, jusqu’à la gestion
financière et des ressources humaines. Ils permettent, à l’interne, de relier électroniquement
le centre de recherche et développement d’une firme, sa direction financière, sa direction
marketing, mais aussi ses fournisseurs et ses distributeurs. L’idée de base de ce système est que
les données de chaque service sont utiles pour toutes les autres : il faut donc rendre l’entreprise
transparente. Une fois mis en place, l’ERP permet au département comptable d’envoyer une
facture dès que l’agent d’entrepôt signale, électroniquement, qu’un colis est parti, de quelque
entrepôt qu’il s’agisse, et d’expédier un chèque dès qu’une usine, où qu’elle soit, accuse
réception d’une commande. Les documents intermédiaires sur support papier disparaissent au
profit de l’intégration des données sous forme électronique24.
De même, le développement d’un nouveau modèle de produit, dont les paramètres de
coûts sont immédiatement connus des services financiers de l’entreprise, induit des besoins
nouveaux auprès des fournisseurs, qui sont ainsi informés des nouvelles spécifications
techniques, délais, procédures de livraison pour tenter de rester au plus près de la méthode de
production en juste à temps. Le système ERP permet certes de renforcer considérablement la
collaboration avec les partenaires et les fournisseurs, mais se révèle également extrêmement
contraignant pour les fournisseurs dès que l’entreprise cliente dispose d’un poids économique
important, car ils sont tenus de se plier aux exigences de fabrication de nouveaux produits très
rapidement puisqu’ils obtiennent l’information dans des délais fort courts et que le système
implique une parfaite transparence des capacités d’honorer les prévisions de production et de
distribution.
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Internet : La fin de la géographie ?
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L’exemple de l’automobile
Depuis le début des années 1990, au lieu de percevoir la logistique et la distribution comme
des coûts inévitables et à comprimer au maximum, l’industrie a commencé à réaliser que ces
fonctions peuvent contribuer à grandement diminuer le niveau des stocks, à réduire le coût
de la distribution tout en ajoutant une valeur accrue au produit et en améliorant le service à
la clientèle.
Par le passé, les livraisons de pièces entrant dans la fabrication des véhicules pouvaient être
effectuées de façon apparemment aléatoire du point de vue du manufacturier : les délais et
l’ordre de livraison des différents éléments d’une commande étaient davantage reliés aux
besoins des fournisseurs que des manufacturiers ; cette situation contribuait à la création de
stocks, car il était impossible de garantir, auprès des ingénieurs de la production, la livraison
des intrants de façon séquentielle au moment nécessaire au cours du processus de fabrication.
Comme dans bien d’autres industries manufacturières, c’est la prise de conscience qu’une
rationalisation des livraisons des fournisseurs constituait une condition nécessaire à
l’implantation d’un système de production en juste à temps (JAT), procédé selon lequel
chaque élément intervenant au cours du processus de fabrication n’est livré à l’entreprise qu’au
moment où l’on en a besoin, ce qui suppose de bien décomposer et maîtriser les processus
de fabrication afin d’anticiper sur les quantités à commander et le moment de passer ladite
commande. Venant compliquer la gestion de ce procédé industriel, l’évolution des goûts des
consommateurs s’oriente vers plus de diversité, vers une prime accordée à la possibilité de
choisir plus d’options. Les ingénieurs de production doivent donc gérer un nombre plus grand
de pièces et d’éléments qui entrent dans les processus de fabrication de produits dont le cycle
de vie commercial se réduit.
Devant la complexité qu’induit une telle évolution, la maîtrise des procédés de fabrication
interne ne suffisait évidemment pas : il fallait que les fournisseurs soient à même de garantir la
livraison du nombre exact de pièces commandées, au moment et au lieu spécifiés ; de plus en
plus, les manufacturiers, en particulier dans le secteur de l’automobile, demandent à certains
de leurs fournisseurs d’effectuer des opérations de pré-assemblage afin de se départir d’une
partie de la gestion des processus de montage et des flux d’intrants25. Le besoin d’un système
global de gestion de l’ensemble des commandes des intrants procède donc de ce changement
dans la planification des processus de production industrielle.
Les trois principaux constructeurs d’automobiles américains, Ford, General Motors et
DaimlerChrysler ont annoncé, fin février 2000, leur intention de fusionner leurs systèmes
d’ERP26. Leurs fournisseurs leur avaient demandé de ne pas leur imposer trois normes de
communication différentes, ce qui a été entendu ; mais l’intégration et la centralisation de ces
systèmes de planification, de coopération et d’achat et de gestion de la distribution produira,
à court terme, une forte contrainte sur les fournisseurs qui se verront obligés de se plier
aux exigences de leurs clients géants. Déjà, Ford achète les matières premières de certains
de ses fournisseurs, tant l’intégration de leurs activités est grande. Le poids des achats des
manufacturiers se voit ainsi renforcé par l’intégration de toutes les données qui modulent
la marche d’une entreprise : certains fournisseurs deviendront ainsi des quasi-filiales, trop
dépendantes de leurs clients pour leur refuser quoi que ce soit, sans que cette prise de contrôle
effective ne devienne formelle par le rachat du capital. Pour les entreprises qui feraient défaut,
la sanction aurait des effets dévastateurs : tout le système du référencement des fournisseurs
est également traité en fonction des réponses aux demandes expédiées par ERP. Il est donc
difficile à ces entreprises, sous peine de voir de gros marchés leur échapper, de refuser de
s’intégrer dans ces «communautés de la chaîne de valeur»27.
Ainsi, dans le cas de BP Amoco, le nombre de fournisseurs, évalué à environ 100 000 en
1999, devrait subir une réduction drastique avec la mise en place du système d’achat en ligne.
Déjà, le contrat de BP Amoco avec MCI WorldCom, aux États-Unis, pour mettre en place
une structure mondiale de E-business, permet de substituer ce seul fournisseur important à
près d’un millier de fournisseurs d’accès internet et de services de communication28. D’autres
alliances stratégiques ont été opérées afin de centraliser le commerce entre entreprises : Casino
et Auchan ; Danone, Nestlé et Henkel ; Carrefour et Sears notamment…
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Le rôle stratégique de la gestion logistique
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L’émergence des centres de distribution continentaux
Il était courant que les entreprises organisent directement la distribution de leurs produits : on
parlait alors d’exportation directe. Ce système est encore possible lorsque l’on parle de faibles
volumes ou d’une gamme de produits peu étendue. Le système des entrepôts nationaux ou
régionaux permettait au manufacturier de diriger ses produits vers des points de distribution qui
se chargeraient de la redistribution dans les sous-ensembles d’un vaste marché. Il y gagnait en
simplicité, puisque la gestion de la distribution locale était attribuée aux centres de distribution,
et en coûts, puisqu’il n’était plus nécessaire de livrer tous les biens vendus directement depuis
les usines. Il est cependant apparu que des économies d’échelle et une simplification des
opérations d’expédition et de réexpédition à partir des ports d’entrée pouvaient être réalisées en
exportant l’ensemble des produits par l’intermédiaire d’une porte d’entrée unique, ou gateway,
qui fournit l’ensemble des services de transport pour le traitement des marchandises exportées
et leur réexpédition vers les entrepôts nationaux.
La révolution du commerce électronique s’intègre, tout en les renforçant, dans les mutations
qui s’opèrent dans le secteur de la distribution : les manufacturiers ont de moins en
moins recours à des entrepôts et des centres de distribution nationaux, et préfèrent souvent
regrouper leurs plates-formes de distribution en un seul grand centre de distribution à vocation
continentale (Schéma 1). Cette évolution vers une centralisation accrue semble à contrecourant de la mondialisation, mais le paradoxe n’est qu’apparent : l’adaptation aux divers
marchés desservis par le grand centre de distribution s’effectue en son sein : étiquetage,
emballage, assemblage de divers composants, voire colorisation sont des opérations dites
à valeur ajoutée que les manufacturiers confient de façon croissante à leurs centres de
distribution, que ceux-ci leur appartiennent ou que leurs activités soient imparties, c’est à dire
externalisées et confiées à un prestataire de services logistiques.
Cette fusion des activités d’adaptation au marché, ainsi sous-traitées au centre de distribution,
et des activités de mise en marché, permet d’obtenir des économies d’échelle considérables
en supprimant les structures de distribution qui fonctionnaient en parallèle dans les divers
marchés desservis. En revanche, elle accroît sensiblement la complexité de la gestion, car il
faut, pour qu’un tel type de centre de distribution soit rentable,
• que les stocks soient réduits au minimum tout en ne rompant pas la chaîne
d’approvisionnement des clients,
• que les commandes d’un marché global désormais plus vaste soient traitées sans erreur
et tout aussi rapidement, sinon plus rapidement qu’auparavant, compte tenu des attentes
croissantes des clients en la matière,
• que l’adaptation des produits aux marchés continue de satisfaire une demande en
constante évolution, une tâche complexe du fait de la réduction des cycles de vie des
produits manufacturés,
• que l’organisation des transports de tels centres soit rationnalisée, car la centralisation
des nombreux centres précédents en un seul accroît considérablement les distances
cumulées à parcourir et le nombre de rotations d’envois à gérer.
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De fait, compte tenu de cette complexité accrue, le choix du site d’un centre de distribution
à vocation continentale est un choix stratégique qui conditionne beaucoup plus le succès de
l’entreprise que la sélection de nombreux centres nationaux ou régionaux. Or, les paramètres
de ces choix sont, là encore, très géographiques :
quels transporteurs desservent les sites potentiels ?
quelles sont leurs fréquences, leur fiabilité ?
quelles sont les infrastructures de transport à proximité ?
à quelle distance des marchés de destination se trouve-t-on ?
quelle est la qualité et la fiabilité de la chaîne intermodale ?
quelle est la diversité de l’offre de transport sur place ? L’entreprise peut-elle faire livrer
rapidement et à bas coût une commande urgente ?
• y a-t-il des sociétés de services logistiques à qui l’on pourrait impartir tout ou partie de
la chaîne de distribution ?
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• quelle est la disponibilité des terrains pour construire ou louer un entrepôt ?
• quelle est la réglementation douanière dans cet État ?
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Pour simplifier la tâche de gestion que supposent ces énormes centres de distribution, les
entreprises ont recours à l’informatique, et notamment aux services internet, qui permettent
de relier les différents clients, les usines, les services de gestion du centre de distribution et les
prestataires de services de distribution : là encore, internet favorise une reconfiguration des
activités économiques qui est loin de gommer la pertinence d’un raisonnement géographique
au sein des entreprises.
Internet et les systèmes d’entreprises informatisés sont ainsi des outils de maîtrise de la chaîne
logistique ; il serait erroné de croire qu’il ne font que pallier l’accroissement de la complexité
d’une distribution et de procédés de fabrication. Ils constituent de véritables atouts pour
permettre à l’entreprise de se différencier tant sur le plan de la nature du produit que des coûts.
Ainsi, les modèles 1998 Camry de Toyota et Taurus de Ford sont à la fois mieux équipés et
moins chers à produire que ceux de 1997. Volkswagen s’efforce de profiter des avantages
que représente l’intégration de gestion de l’ensemble de la chaîne de valeur pour produire
et livrer des modèles uniques, certes basés sur une cellule commune mais bardés d’options
personnalisées, en moins de deux semaines.
La centralisation de la gestion logistique
La complexité de la gestion de ces systèmes de production et de distribution conduit un
certain nombre de sociétés à se spécialiser dans les services d’approvisionnement séquentiel
et de pré-assemblage. Systèmes Automobiles Mackie sert ainsi de lien entre les fabricants de
pièces d’origine et les manufacturiers du secteur automobile : son rôle consiste à livrer les
modules d’assemblage, pré-montés, en juste à temps dans un ordre précis selon les besoins
du constructeur. La société compte 21 usines dans six pays, emploie 2 400 employés et gère
450 000 commandes par jour. L’usine de Sainte-Thérèse, au Québec, fournit General Motors
(GM) qui dispose d’un centre de production non loin. Près de 1 000 composants différents
sont conservés en stock, mais ceux-ci ont une rotation moyenne de 2 jours. Des systèmes
informatisés en ligne relient les centraux de GM, de Mackie et des fournisseurs, et permettent
de gérer ces stocks en fonction des besoins du client et de la production des fournisseurs de
pièces. Selon la provenance, en effet, la livraison d’une pièce peut prendre entre quatre heures
et une semaine, si elle vient d’Australie par exemple. Il est donc primordial de connaître les
quantités encore en stock, les quantités qui vont être livrées prochainement, et celles qui vont
être employées dans l’assemblage des modules en fonction des commandes de GM. Mackie
gère plus de 35 000 pièces pour GM, son principal client. Quotidiennement, l’usine de SainteThérèse effectue une quarantaine de livraisons, dont 99% arrivent dans les temps impartis :
ni en retard, ni trop tôt sans quoi les pièces livrées ne peuvent être reçues et encombrent les
ateliers29.
Le système ERP offre à l’entreprise productrice une meilleure flexibilité. Si les consommateurs
changent leurs goûts et commandent en plus forte proportion tel produit avec telle option, il
fallait auparavant plusieurs jours avant que l’information ne soit répercutée à la production,
puis au service des achats. Désormais, c’est en deçà de 24 heures que le mécanisme d’achat
des pièces nécessaires pour honorer ces commandes particulières est réglé. De même, les
distributeurs pourront savoir très rapidement en combien de temps le nouveau produit pourra
être fabriqué et livré, dès que les fournisseurs auront signifié l’enregistrement des nouveaux
besoins et indiqué leur capacité de livraison.
Certaines entreprises ont même choisi de capitaliser sur la souplesse que leur permettait l’ERP
pour profiter de l’expansion du commerce électronique. Dell Computer, on l’a vu, est un
fabricant d’ordinateurs qui vend principalement par internet et par téléphone. Qui plus est, il
offre expressément la possibilité à ses clients de moduler leur ordinateur selon leurs goûts,
tel écran avec telle carte graphique, tel processeur, tel lecteur de disque laser, etc… Le cassetête logistique que pourrait représenter la gestion de toutes ces commandes personnalisées est
résolu par le système de centralisation des commandes et de répartition de l’information. Dès
qu’une commande entre dans l’ordinateur, les intrants sont identifiés auprès d’un logiciel de
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Internet : La fin de la géographie ?
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consolidation qui passera des commandes électroniques auprès de chacun des fournisseurs dès
que le volume prévisible, en fonction des tendances du marché des clients de Dell, le laisse
supposer. Les commandes des clients sont suivies électroniquement de leur arrivée dans les
ordinateurs de Dell jusqu’à la livraison, et le système permet au client de retracer le degré
d’avancement de sa commande particulière. Dell pouvait livrer un ordinateur en 5 jours en
1999 à un client canadien, contre 10 jours au début de 1998, grâce à cette intégration de
l’information et à sa diffusion efficace vers chacun des intervenants. En cas d’urgence, il est
même possible de demander la livraison d’un PC personnalisé pour le lendemain. Le service
après-vente fonctionne de la même façon, sur une base informatisée de commande et de suivi
de son traitement30. Les ventes de Dell par internet s’élevaient à environ 35 millions $ par jour
en 1999, soit 20% de son chiffre d’affaires, en croissance très rapide : les ventes par internet
ne représentaient que 7 % du total en 1998.
À en croire la plupart des cabinets d’étude et de planification, c’est l’essor du commerce
électronique B2B qu va tirer la croissance de ces applications. En refondant les systèmes
de gestion industrielle, en changeant profondément les relations à l’intérieur des divisions
d’une entreprise et entre l’entreprise, ses clients et ses fournisseurs, les systèmes de commerce
électronique vont révolutionner la gestion des affaires.
Le poids de l’espace : le transport demeure une activité
incontournable
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La logistique est le processus de planification, de mise en œuvre et de contrôle du flux de
l’ensemble des produits nécessaires à la production, des produits intermédiaires, des produits
finis, des services et de l’information pertinente à chacune de ces étapes, quelle que soient
l’origine et la destination de ces produits et services, dans l’optique de la satisfaction des
demandes du client.
Longtemps considérée comme une contrainte, et donc confiée aux soins des départements
finance des entreprises, la logistique se révèle une dimension de l’activité de l’entreprise
qui est loin d’être surannée, bien au contraire : les entreprises se rendent compte, avec
l’introduction, depuis bientôt 20 ans, de techniques de gestion industrielle plus sophistiquées,
qu’elle peut être un atout. Avec l’essor du commerce électronique et des outils d’intégration
des activités de l’entreprise et de liaison avec les clients et les fournisseurs, elle devient une
branche primordiale des services de l’entreprise. C’est pour l’avoir oublié que de nombreuses
entreprises de commerce électronique ont connu des échecs retentissants, incapables de gérer
l’acheminement physique des biens vendus de leur lieu de production, jusqu’au client final, en
passant par un centre de distribution, handicap rédhibitoire que ne venait nullement atténuer
la perfection de leur logiciel de vente en ligne. Au contraire : la facilité des transactions
électroniques renforce le désir des clients, qu’il s’agisse des consommateurs ou des entreprises,
d’être livrés rapidement et de façon fiable, à l’instar de la quasi-immédiateté des transactions
électroniques. À ce titre, l’émergence de la nouvelle économie ne gommera pas la géographie,
elle ne fera que poser en des termes plus crus la nécessité de maîtriser l’espace et de transporter
les biens d’un point à l’autre du globe.
La rapidité et la facilité de la transmission des informations est donc loin d’impliquer, il s’en
faut, la fin de l’incarnation de l’homme et de ses activités dans l’espace. La rapidité du temps
de réponse exigé que de l’intégration d’un nombre bien supérieur de variables qu’autrefois,
renforce l’intérêt des manufacturiers pour l’impartition de tout ou partie de la gestion de la
logistique, selon les capacités de l’entreprise et ses objectifs, à des firmes spécialisées en
transport et en logistique.
La forte expansion que celles-ci connaissent ces dernières années témoigne des mutations des
procédures industrielles et commerciales actuellement en cours, d’une part, qui induisent à
leur tour de profonds changements dans la logique du transport : il ne s’agit plus simplement
d’assurer l’acheminement d’un lot de produits d’un point A vers un point B : il faut
désormais assurer les délais de transport et intégrer le déplacement physique des biens
à une problématique beaucoup plus vaste, à savoir assurer le bon fonctionnement d’une
chaîne logistique à valeur ajoutée dont les enchaînements ne peuvent être perturbés sans
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Internet : La fin de la géographie ?
remettre en cause le système de production de l’entreprise. D’autre part, et c’est là un point
fondamental, ces mutations dans les procédés industriels et commerciaux, on l’a vu, attestent
de la permanence de la contrainte spatiale, contrainte qui peut être tournée à l’avantage de
certaines entreprises prestataires de services de transport, on le verra par la suite.
Schéma 1 : l’évolution des structures des chaînes de distribution
La nouvelle logistique industrielle et commerciale
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L’impact du juste à temps
En fin d’après-midi, chaque jour à Guadalajara, au sud-ouest du Mexique, une intense activité
règne sur l’aéroport. Des camions s’activent autour des rampes de chargement des avions.
Une fois chargés, les avions de FedEx, UPS, DHL et Emery Worldwide décollent pour livrer
rapidement leurs marchandises. Dans un parc industriel non loin, NatSteel Electronics, une
entreprise de Singapour, fabrique des composants pour les iMac : la globalisation des marchés,
qui, il y a peu encore, était synonyme de décollage industriel de l’Asie et de délocalisation des
industries vers ses rives, oblige maintenant ses fleurons industriels à se redéployer ailleurs : les
manufacturiers, en particulier dans le domaine de l’électronique, demandent de plus en plus à
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leurs fournisseurs de leur livrer leurs produits rapidement et de façon régulière, afin de réduire
les stocks et d’assurer une plus grande flexibilité de la production. Il n’est donc plus possible
de tout produire à partir de l’Asie, désormais trop loin de ses clients dans un monde dont on
dit pourtant qu’il est plus petit...
Il y a quelques années encore, les avantages d’une main d’œuvre peu chère et une structure de
production où prévalaient des cycles de commande plus longs permettaient aux producteurs
asiatiques d’électronique de produire des pièces et des composants pour leurs clients, puis
d’absorber les coûts de transport jusqu’en Europe et en Amérique du Nord sans que la
chaîne de la valeur soit perturbée. Mais ces clients, les grands fabricants d’ordinateurs et de
matériel de télécommunication, veulent de plus en plus réduire leurs stocks et adapter leurs
méthodes de production au juste à temps (JAT). La part des commandes à livrer pour le
lendemain croissait régulièrement ; les usines asiatiques étaient trop éloignées pour pouvoir
livrer aussi rapidement, même par avion, à des coûts intéressants et, surtout, de façon fiable,
des commandes dont la composition pouvait varier grandement d’un jour à l’autre.
Produire plus, livrer par bateau à des centres de distribution plus près des clients n’était pas
possible non plus : cette solution ne permettait pas de répondre rapidement à de brusques
changements dans les commandes des clients, d’une part. D’autre part, de nombreux fabricants
d’électronique, dont NatSteel, ne facturent les clients que lorsque la marchandise a été
livrée : livrer ainsi par bateau en transitant par des centres de distribution impliquait un stock
important, de l’ordre de 2 à 3 semaines de production, ce qui représentait une charge trop
importante.
La solution : délocaliser les usines pour les rapprocher de leurs marchés. NatSteel a implanté
un site de production au Mexique pour le marché nord-américain, et en Hongrie pour l’Europe.
Ces nouvelles localisations satisfont les nouvelles exigences des clients en matière de délais et
de fiabilité de la chaîne logistique, tout en conservant des coûts de terrain et de main d’œuvre
acceptables31. Autre avantage : la proximité permet à ces manufacturiers de composants
d’obtenir des contrats d’assemblage plus développés. De plus en plus, les fabricants de matériel
électronique cherchent à se concentrer sur le développement, la conception et la mise en
marché ; ils délèguent volontiers des segments plus importants de la production proprement
dite. Les contraintes de temps demeurant les mêmes, l’avantage de la localisation s’en voit
accru.
La reconversion des sociétés postales
L’obligation de se faire livrer les biens de consommation par un système de messagerie,
postal ou autre, est inhérent au commerce électronique, puisque celui-ci élimine physiquement
le magasin de détail. L’expansion des achats électroniques induit donc une très forte
augmentation du volume des colis en circulation.
C’est cette conjoncture qui a permis aux systèmes postaux de se reconvertir et de compenser
ainsi la baisse du trafic des lettres personnelles, grugé par la télécopie, et surtout par le courriel.
En effet, depuis 1995, les Postes canadiennes connaissent une érosion de 1 à 2 % par année du
volume de lettres, soit environ 700 millions d’envois, vraisemblablement en raison de l’essor
du courriel (mél en France) et de la standardisation des méthodes de paiement sur internet. Mais
les achats en ligne sur le réseau, en hausse constante, fournissent un nouveau créneau d’affaires
aux postes, car ce sont elles qui livrent les colis commandés via ce symbole de la nouvelle
économie de l’information. Le marché de la livraison de colis représenterait 3,5 milliards $
en 2000 au Canada, dont 20% proviendraient de livraison de commerçant à consommateur,
une proportion en augmentation rapide : les ventes en ligne devraient doubler au cours de l’an
2000 pour atteindre 2 milliards C$32. Les Postes canadiennes prévoient une augmentation de
28% de leur chiffre d’affaires dans ce créneau de la livraison de colis de 1998 à 200433. , qui a
largement permis de compenser le graduel déclin de l’acheminement de lettres personnelles,
puisque le nombre d’envois traités, lettres et colis, a augmenté de 4,3% en 1999. On avait
déjà prédit la mort des postes à l’avènement du téléphone, puis du télécopieur...34 L’achat,
en 1993, de Purolator, intégrateur opérant essentiellement sur le marché nord-américain, a
été une chance inespérée pour la Société canadienne des Postes : effectué avant l’expansion
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fulgurante d’internet, donc avant que le commerce électronique ne connaisse l’ascension que
l’on connaît aujourd’hui, la valeur de l’entreprise a considérablement augmenté depuis qu’elle
coopère avec le service postal pour assurer à ce dernier une part importante des livraisons de
colis. Purolator traite 500 000 envois quotidiennement, 125 millions par année ; son chiffre
d’affaires s’élevait en 1998 à 621 millions $, une expansion moyenne de 10,3 % par an depuis
1995.
Indice de la reconversion des entreprises postales dans la logistique : les grandes opérations de
rachat, total ou partiel, d’intégrateurs par ces entreprises. L’objectif était d’enrayer le déclin
des activités traditionnelles des administrations postales grâce au marché de la livraison rapide
de courrier (messageries), d’une part, et de prendre une part du marché croissant de la livraison
des colis que permettrait d’engendrer le commerce électronique.
Ainsi, grâce à un investissement de 1,9 milliard $, la poste néerlandaise (KPN) a fait
l’acquisition de l’intégrateur australien TNT Express en décembre 1996, pour former TPG,
TNT Post Groep, en avril 1998. Même s’il réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires en
Europe, TPG ambitionne de devenir le premier opérateur postal du monde. L’entreprise a opté
pour une stratégie de croissance externe, et rachète de nombreuses sociétés complémentaires.
En octobre 1998, TNT France a repris le transporteur Broos-Fouya. En décembre 1998, TPG a
racheté Jet Services, société de messagerie française, pour 305 millions d’euros, soit un an de
ventes de l’entreprise, une forte somme qui s’explique par le souci des sociétés postales de se
porter acquéreur de messageries. En février 1999, TPG a fait l’acquisition de Technologistica,
spécialiste italien de la logistique, présent en Allemagne, en France, et Autriche, en Suède et
au Bénélux, au coût de 96,3 millions $35. En trois ans, les ventes de TPG ont augmenté de 21%
et son profit de 41%, s’établissant à 396 millions $ en 1998. Les revenus de TPG provenaient
alors à 47% du courrier, à 39% de la livraison express, et à 14% des activités logistiques36.
Se présentant comme «l’entreprise postale la plus importante d’Europe» et affichant des
ambitions semblables à celles de TPG, Deutsche Post AG a pris le contrôle de l’expéditeur
suisse Danzas en 1998, a fait l’acquisition de 50 % du britannique Securicor Distribution,
a acheté 25 % du capital de DHL, et s’est allié avec UPS. En 1999, Deutsche Post AG
était devenu le premier prestataire de services logistiques en Europe, avec des ventes de
13,9 milliards $, devant le groupe Maersk-Moeller-Sea Land (5,9 milliards $) et l’alliance
SNCF-Géodis (5,3 milliards $)37.
L’expansion du commerce électronique
L’achat en ligne suppose la livraison physique du produit ; or, les consommateurs achètent
de plus en plus en ligne et souhaitent se faire livrer rapidement. Selon un sondage réalisé en
1998, 81 % des consommateurs américains, lorsqu’ils effectuent une commande via internet,
veulent que le produit leur soit livré en moins d’une semaine, traitement de la commande
compris ; 30 % exigent une livraison en moins de 3 jours38. On est loin des services de vente
par correspondance d’il y a quelques années à peine, qui demandaient de compter de deux
à trois semaines pour la livraison... qui plus est, les consommateurs mettent une très forte
pression pour que les frais de livraison soient réduits au maximum. De nombreux sites de
cybercommerce offrent ainsi la distribution gratuitement si le total des commandes dépasse
un certain montant – 25 C$, soit 105 FF chez Archambault.ca, librairie en ligne au Canada ;
250 FF chez Bol.fr, un vis-à-vis français. UPS se taillait, aux États-Unis, la part du lion de ce
marché de la livraison des achats en ligne, 55 % des consommateurs déclarant préférer son
service, contre 32 % pour la poste et 10 % pour FedEx, une répartition qui résulte de la très forte
concurrence que se livrent les deux intégrateurs sur ce segment en très forte croissance. Pour le
seul marché américain, le commerce électronique a été à l’origine de 650 000 envois par jour
en 1999, soit 20% du total des colis expédiés ; le marché devrait croître jusqu’à entre 3,5 et
4,2 millions d’envois en 2003, ce qui représenterait ainsi la moitié du marché de l’expédition
de colis39.
L’essor du commerce électronique a modifié les procédures chez les intégrateurs également :
outre la très grande souplesse d’emploi qu’ils ont été obligés d’introduire pour effectuer les
envois de leurs clients rapidement et de façon fiable, il a fallu comprimer les coûts face
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à l’augmentation du nombre des envois et à la baisse des volumes unitaires : l’expansion
des livraisons aux particuliers implique la diminution relative de la part des expéditions
industrielles, aux volumes plus importants. Sans les logiciels de traitement des informations
par internet, FedEx estime qu’il lui faudrait 20 000 employés de plus ; cette importance cruciale
du réseau électronique, qui permet à chaque client de passer une commande et de suivre
ses envois, explique pourquoi FedEx investit près d’1,5 milliard $ par an dans ses systèmes
informatiques et ses logiciels de commerce électronique40. Marc Duale, directeur général de
DHL Asie-Pacifique, confiait récemment que DHL avait énormément misé sur l’expansion
du commerce électronique, tant pour rationaliser et moderniser ses activités qu’en y voyant
un futur marché à exploiter : «le commerce électronique permet d’automatiser le processus
d’achat, simplifie la structure de distribution, réduit la durée du cycle de livraison, bref, il est
à l’origine de formidables occasions d’améliorer la satisfaction des clients et la structure des
coûts, tout en engendrant des revenus supplémentaires.»41
La transformation des systèmes de logistique industrielle et l’essor du commerce électronique
ont un impact profond sur les sociétés de transport et de logistique. Les envois massifs
d’un fabricant vers un centre de distribution verront leur part progressivement réduite au
profit d’un nombre croissant de petits envois expédiés directement aux clients, qu’il s’agisse
de consommateurs ou d’entreprises. L’augmentation apparente du coût du transport est
compensée par l’élimination des coûts associés aux intermédiaires et aux stocks, qu’il s’agisse
de produits finis ou d’intrants. Mais la complexité croissante de la gestion de tels systèmes
logistiques renforce la tendance à l’impartition, ou externalisation, des services de la gestion de
la chaîne logistique : l’entreprise manufacturière se concentre sur ce qui constitue réellement
son métier, son savoir-faire de base, et sous-traite tout ou partie des aspects logistiques à
une entreprise tierce, un third-party logistics (TPL ou 3PL) dans le jargon anglo-saxon, dont
la responsabilité sera de concevoir, de programmer et de mener à bien les opérations de
l’ensemble de la chaîne logistique qui lui est confiée. Un sondage mené en 1999 montre
qu’aux États-Unis, près de 68% des entreprises emploient ou envisagent d’avoir recours à un
prestataire de services logistiques42.
C’est pour saisir ce marché de l’impartition que les intégrateurs comme FedEx et UPS ont
acquis des entreprises spécialisées en logistique industrielle, afin d’offrir ce type de service.
Les intégrateurs ne sont d’ailleurs pas les seules entreprises de transport à se diversifier en
se portant acquéreur d’entreprises de transport complémentaires ou de sociétés de services
logistiques : des entreprises de camionnage, de chemins de fer, de transport maritime en font
autant. Cette évolution reflète la forte prime qui est accordée au transporteur qui peut proposer
une solution de transport globale à son client, qui peut intégrer la plus grande partie de la
chaîne de transport, et non se contenter de livrer un conteneur d’une ville à une autre.
Ainsi, UPS Logistics Group, filiale d’UPS, a racheté, en décembre 1999, l’entreprise de
logistique française Finon Sofecome, et FDX, la compagnie mère de FedEx, a racheté Caliber
Logistics, une société spécialisée en logistique industrielle. En octobre 1999, FDX et KPMG
ont annoncé la formation d’une alliance stratégique aux termes de laquelle les deux sociétés
collaboreront dans le conseil en chaîne logistique intégrée, la planification des opérations
de logistique industrielle et commerciale, et les activités opérationnelles de logistique et de
livraison.
Les intégrateurs ne sont pas les seules entreprises de transport et de logistique à chercher à
acquérir des entreprises complémentaires ou à s’allier avec elles ; ainsi, la Société Nationale
des Chemins de Fer Belges (SNCB) a-t-elle acquis le Groupe Dubois, via sa filiale ABX
Logistics, et la Deutsche Post a conclu un accord avec le transporteur routier français Arcatime
Transports en octobre 199943, tandis que Geodis, prestataire de services logistiques, a acheté 60
% du Sernam et coopère désormais activement avec la SNCF44. En février 2000, le transporteur
aérien canadien Royal, par sa division Royal Cargo, s’alliait avec le prestataire de services de
messageries Loomis Courier45. Les chemins de fer du Canadien National (CN) se sont associé
au transporteur Clarke pour fonder une coentreprise, Clarke Logistics, appelée à proposer aux
entreprises des services de transport intégrés à travers toute l’Amérique du Nord46.
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Les services logistiques en forte expansion
La logique industrielle qui préside à ces alliances entre des transporteurs, des fournisseurs
de services logistiques et des transitaires est de simplifier les démarches de manufacturiers
lorsqu’ils entreprennent de moderniser la gestion de leur chaîne de valeur : ne recourir qu’à un
seul interlocuteur pour la conception, la mise en œuvre et la gestion des opérations, permet au
manufacturier d’imaginer plus facilement la refonte des objectifs qu’il assigne à sa logistique,
d’envisager plus sereinement l’impartition de tout ou partie de celle-ci, et de développer, en
liaison avec son partenaire logistique, des solutions plus adaptées à ses besoins particuliers.
De grandes entreprises ont déjà choisi d’impartir totalement leur logistique à des intégrateurs.
National Semiconductor Corp. (NatSemi) a confié à FedEx la gestion de son entreposage et
de sa distribution. Aujourd’hui, toute la production de NatSemi, réalisée dans trois usines
de NatSemi et par trois sous-traitants, est acheminée par FedEx dans un de ses entrepôts
de Singapour avant d’être redistribuée. Lorsque NatSemi reçoit des commandes, elles sont
traitées sur son ordinateur de Santa Clara, en Californie, lequel répercute quotidiennement les
instructions nécessaires auprès du siège de FedEx à Memphis, qui en informe l’entrepôt de
Singapour, tout ceci par voie électronique. NatSemi se contente de recevoir la commande et
se concentre sur la production, laissant toute la logistique et la livraison à FedEx. De plus,
NatSemi a profité de cette impartition pour se défaire de sept entrepôts en Asie, en Europe
et aux États-Unis. Pour l’entreprise, les avantages ont été convaincants : le délai global de
livraison au client est passé de 4 semaines à 7 jours, et le coût de la distribution est passé de
2,9% des ventes à 1,2 %47.
Pour la logistique de ses pièces, Dell Computers fait affaire avec FedEx et UPS. En France,
Renault et TNT se sont approchés pour signer un contrat de 2 ans aux termes duquel TNT
s’engage à gérer le Centre de Préparation Logistique de l’usine de Douai, qui a pour mission
de prendre livraison des pièces des fournisseurs, de les préparer et de les livrer en temps utile
aux chaînes de montage. TNT réalise déjà près de 1,8 milliard $, sur un total de 10,8 milliards,
dans le domaine de la logistique automobile au Canada, aux États-Unis, en Amérique latine,
au Royaume-Uni et en Allemagne notamment48.
Les entreprises qui opèrent déjà à l’échelle mondiale partent avec un avantage certain dans
la concurrence qui s’effectue sur ce marché encore en définition. Un avantage concurrentiel
majeur sera la capacité de gérer le volume croissant des mouvements suscités par les activités
de l’entreprise, achats et livraisons, autour de ses usines et/ou de ses centres de distribution.
La société responsable de la logistique doit donc parfaitement gérer ses systèmes de transport
afin de livrer dans les délais impartis à l’endroit déterminé : plus que jamais, c’est la maîtrise
de l’espace et des réseaux qui importe, qui détermine le succès de ces sociétés et, partant, de
leurs clients.
Vers une explosion du marché du fret aérien ?
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De 1989 à 1999, le volume du trafic mondial en tonnes kilomètres (tk) est passé de 70 milliards
à 130 milliards, soit une croissance annuelle moyenne de l’ordre de 6,4%. La capacité moyenne
d’un avion cargo a diminué pendant la même période, passant de 54 à 45 tonnes, ce qui
implique de plus petits avions, mais plus nombreux pour répondre à une demande logistique
de rapidité de livraison croissante. En 1995, les sept principaux intégrateurs et opérateurs toutcargo (FedEx, UPS, Cargolux, etc…) ont transporté 14,9 milliards tk, une hausse annuelle
moyenne de 11,4 % depuis 198049.
Que l’on s’entende bien : le trafic aérien n’est pas à la veille de se substituer aux
moyens de transports de masse que sont les chemins de fer, le secteur fluvio-maritime et
même le camionnage. En 1998, le trafic mondial du fret ferroviaire s’élevait à plus de
5 385 milliards tk50. Les compagnies maritimes ont transporté, quant à elles, 5 070 millions
de tonnes (Mt) de marchandises en 1998, une légère baisse par rapport à 1997 (-0,7%)
mais essentiellement imputable à la diminution des trafics de vracs secs de valeur moindre,
notamment des céréales (-6,5%) et du minerai de fer (-2,3%). Le trafic conteneurisé a chuté
en Asie-Pacifique avec la crise, mais sa progression s’est poursuivie ailleurs, et c’est ce trafic
conteneurisé qui constitue la richesse du commerce maritime. Les flux de biens échangés à
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travers le monde ont crû de 10,7 % en 1997, de 3,9% en 1998, et une forte proportion est
transportée par navire. L’expansion du commerce international implique le développement
des systèmes de transport : de 1990 à 1997, le fret maritime global, y compris les pondéreux,
a augmenté de 28,4%, soit 3,6% par an51. Parmi tous les modes de transport, l’aérien ne
constitue encore qu’un appoint pour les trafics de forte valeur. Sa généralisation à tous les
types d’expéditions pourrait être plus lente que prévu avec la hausse du prix des carburants.
L’aérien constitue un appoint pour l’ensemble des biens échangés en volume, mais un appoint
crucial, essentiel pour les productions et les services à forte valeur ajoutée. Indice de cette
évolution : aux États-Unis, la plate-forme de transport qui traitait la plus grande valeur de
marchandises n’était plus un port, mais l’aéroport de JFK à New York, alors même que le
trafic de cet aéroport (1,7 Mt) n’a rien de comparable avec les volumes du port de Long Beach
(57,3 Mt en 1998) :
Principales portes d’entrée aux États-Unis, selon la valeur des marchandises traitées
Source : Bureau des Statistiques de Transport, 1999.
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L’IATA (International Air Transport Association) prévoit une croissance mondiale du fret
aérien pour la période 1997-2001 de 6,5% par an. La part de marché de l’aérien dans le
transport de biens aux États-Unis a doublé de 1985 à 1996, passant de 0,17 % à 0,34 % des
tonnes kilomètres52.
Les constructeurs aériens ne s’y trompent pas : ils misent sur une croissance moyenne du trafic
cargo aérien de 6,9 % par an jusqu’en 201853. La direction ASEAN de DHL a estimé à 18%
par an, pour la période 2000-2005, la croissance du marché du fret aérien express en Asie54.
La Federal Aviation Administration (FAA), organisme américain de gestion des normes du
monde aérien aux États-Unis, a estimé que la tendance actuelle à la croissance du trafic devrait
se maintenir pour encore 12 ans55.
Conséquence de cette forte demande pour le transport de marchandises par avion : les contrats
de conversion d’appareils passagers en avions tout-cargo se multiplient. Environ 1 500 avions
cargo sont exploités à l’heure actuelle ; Boeing prévoit qu’ils seront 3 036 en 2018, Airbus
3 422 et Air Cargo Management Group 3 750 en 202056.
Le fret aérien était, jusqu’à récemment, essentiellement transporté par les compagnies
aériennes régulières dans les vols passagers. L’augmentation du trafic et l’importance donnée
au délai de livraison ont contribué à susciter l’essor de divisions spécialisées dans le fret
aérien au sein des compagnies aériennes, ce qui alimente le marché des avions cargo.
En effet, pour les compagnies aériennes qui ne misent pas spécifiquement sur le fret, le
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transport des marchandises est relativement secondaire : chez ces transporteurs de fret en
soute (belly carriers), le cargo représente au mieux 5 à 6% du chiffre d’affaires. La logique
des gestionnaires est de maximiser le taux d’occupation des sièges, d’assurer le transport des
bagages des voyageurs et la ponctualité du vol : le cargo est transporté lorsque la place est
disponible. Il est dès lors clair que des vols réguliers en tout cargo seront privilégiés par les
expéditeurs ou les manufacturiers qui comptent sur une livraison rapide et ponctuelle.
Parmi les compagnies aériennes qui misent sur le fret au point d’y consacrer des
investissements majeurs, mentionnons Air France Cargo (11 avions cargo et un chiffre
d’affaires de 1,25 milliard $ en 1998), Lufthansa Cargo (CA de 1,95 milliard $ en 1998) qui a
acheté 9 MD-11F en 1998 ; Japan Air Lines, qui exploite 8 B747F par sa division JAL Super
Logistics ; South African Airways avec 5 avions cargo.
L’essor du trafic a également permis le développement de nombreux transporteurs tout
cargo, dont, par exemple, (chiffre d’affaires de 1998) : Kitty Hawk (55 avions, CA de
715 millions $), Cargolux, (12 B747-400F, 578,4 millions $), Arrow Air (15 avions, 87,5
millions $), Evergreen International Airlines (21 avions, 268 millions $), Polar Air Cargo
(19 B747-400F), Air Foyle et Heavylift57, Gemini Air Cargo (12 avions).
Un indice de la transformation des modes d’expédition transparaît avec la baisse des envois
par camion en lots brisés, c’est à dire qui ne remplissent pas complètement un camion et pour
lesquels le camionneur doit consolider des envois, ce qui coûte plus cher (less than truckload,
ou LTL). En 1998 aux États-Unis, le trafic LTL a chuté de 1,7 %, malgré la hausse généralisée
de tous les autres modes d’expédition ; ce sont les messageries de surface (+4%) et surtout le
fret aérien (+8,1 %) qui en ont profité58.
Ce contexte général d’expansion du fret aérien se traduit dans le trafic des principaux
aéroports. Fait intéressant : tous les aéroports ne croissent pas, il s’en faut : on assiste à une
reconfiguration de la répartition géographique des plates-formes d’activités liées au fret aérien,
car les stratégies des transporteurs évoluent, et certains aéroports réalisent des investissements
majeurs pour se doter de plates-formes logistiques importantes, comme l’aéroport de Charles
de Gaulle à Paris, qui a connu une très forte croissance en 1999, au détriment d’ailleurs d’Orly.
Principaux aéroports de fret (fret et poste, en milliers de tonnes)
Source : Conseil International des Aéroports, août 1999, juillet 2000.
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Le XXIe siècle sera celui des intégrateurs
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La logistique devenant un élément crucial tant pour la fiabilité de la chaîne de production que
pour la mise en marché, les manufacturiers ont souhaité simplifier et renforcer la fluidité de
leurs systèmes de transport et de distribution, tout en accroissant le rythme de la rotation de
stocks que l’on cherchait à réduire, et en sous-traitant une part croissante des activités liées
à la gestion logistique.
Le système classique de l’expédition supposait, en général, trois intermédiaires entre le
fournisseur et le client, voire plus pour les expéditions internationales. Le système que
proposent les intégrateurs, les compagnies de logistique de porte à porte, qu’il s’agisse des
entreprises (spécialité de FedEx) ou des particuliers (spécialité d’UPS), réduit le nombre
de ces intermédiaires de transport et de services à un seul, d’où leur nom d’intégrateurs :
ces sociétés, non seulement intègrent plusieurs modes de transport (aérien, surface), mais
assurent également les services d’expédition, de dédouanement, bref assurent une prise en
charge complète des marchandises depuis le fournisseur jusqu’au client. C’est cet attrait d’un
service intégré qui a contribué au déclin du transport par camion en LTL aux États-Unis.
Cette intégration, bien sûr, a un coût, mais le surcoût par rapport aux chaînes de transport
classiques est surtout manifeste pour les livraisons express ; pour les livraisons moins urgentes,
la différence devient une vraie menace, non seulement à cause du service mieux intégré,
mais aussi parce que la différence de tarif devient faible (à modes de transport comparables,
bien sûr). C’est cette évolution des besoins des entreprises qui renforce l’attrait, pour les
expéditeurs, de s’allier avec des transporteurs, afin de mieux intégrer les systèmes d’expédition
et de rapprocher les services qu’ils proposent de ceux des intégrateurs.
Organisation des transports : les différentes chaînes des prestataires
de service
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Fournisseur
Client
Il y a quelques années encore, il était impensable que des aéroports américains comme
Memphis, Dayton ou Louisville figurent parmi les 10 principales plates-formes de fret en
Amérique du Nord. Grâce à l’expansion rapide de FedEx, de UPS, d’Emery Worldwide,
Memphis était le premier aéroport cargo aux États-Unis en 1998 avec 2,37 millions de tonnes
(Mt), Louisville se retrouvait au 6e rang avec 1,4 Mt et Dayton 10e avec 893 200 tonnes. Dans
un rapport publié en 1998, le gouvernement américain notait que la généralisation du système
de gestion de production en juste à temps et le développement du commerce électronique
favorisaient le camionnage et, surtout, le fret aérien, le secteur des transports qui connaît
la croissance la plus rapide59. L’expansion des intégrateurs semble promise : en 1997, ils
détenaient 5% du marché du fret aérien (en volume), et de nombreux spécialistes estiment que
leur part de marché devrait monter à 35 à 40 % en 202060.
La croissance des intégrateurs révèle un autre aspect de la pertinence incontournable de la
gestion de l’espace, même à l’heure du commerce électronique. Les clients de n’importe où
dans le monde, pourvu qu’ils aient accès au réseau internet, peuvent acheter les livres de
la librairie Amazon.com ou les produits de chez Wal-Mart ; mais il faudra leur livrer cette
marchandise, et de plus en plus vite, comme si la rapidité qu’impliquait les transactions
électroniques devait avoir son contrepoint immédiat dans la livraison physique. Un véritable
ballet d’avions, de machines de lecture optique à infrarouge, de camions va assurer le transport
d’un nombre de lettres urgentes et de colis en forte croissance, de façon de plus en plus fiable
et rapide : il en va de la crédibilité du transporteur.
Ainsi, sur la plaque tournante principale de FedEx, à Memphis, au Tennessee, cent quarante
avions de la compagnie se posent chaque nuit entre 23 heures et 4 heures du matin. A certains
moments de la nuit, un avion atterrit toutes les 45 secondes. Il faut 20 minutes en moyenne
pour vider un Fokker 27 ou un Boeing 747. Un premier tri s’opère en fonction du volume de
l’envoi. Chacun est identifié par une étiquette munie d’un code-barre : il est lu, ce qui donne des
informations concernant son origine, sa destination, sa classification douanière, son contenu,
la rapidité de traitement demandée, puis est orienté en conséquence par l’un des innombrables
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tapis roulants qui sillonnent le centre de tri. Parallèlement, la lecture du code est enregistrée
par l’ordinateur central de FedEx, qui pourra ainsi signaler au client, lorsqu’il se renseignera
via son terminal sur le site internet de FedEx, que le colis a transité par le centre de tri et a
été orienté vers le segment de transport suivant... Le colis est ensuite acheminé vers un nouvel
avion ou vers la distribution terrestre. Tous les intégrateurs ont, à des degrés divers, adopté
cette organisation. Elle permet de transporter très rapidement des biens parfois surprenants,
comme le beaujolais nouveau : en 1998, 240 000 bouteilles ont ainsi transité en une nuit de
Lyon à Tokyo pour être au Japon pour le lancement du vin ; en 1999, ce sont 465 600 bouteilles
qui ont été transportées dans la nuit du 12 au 13 novembre à l’aide de quatre MD-11 d’une
capacité de 83 tonnes et de deux DC-10 de capacité de 65 tonnes61.
Les intégrateurs ont connu un rapide développement ; certains, tous des américains, sont
devenus de très grosses entreprises aériennes. Il faut dire que le marché américain représentait
plus de 40% du marché du fret aérien en 1998.
• BAX Global a réalisé, en 1999, un CA de 2,1 milliards $.
• Emery Worldwide, centré sur Dayton (Ohio), exploite plus de 90 B727 et DC-8. Emery
a vendu pour plus de 2,4 milliards $ de services en 1998.
• DHL Worldwide Express, dont le centre principal («hub») se trouve à Cincinnati
(Kentucky). DHL dispose d’une flotte de 252 avions, a acheté 7 Airbus A-300 en
novembre 1998 et a annoncé son intention, en octobre 1999, d’acquérir 44 nouveaux
appareils B-757 pour remplacer sa flotte de B-727, au coût de 1,5 milliard $.
• UPS (United Parcel Services) trie 12,9 millions d’envois par jour à travers le monde,
pour un CA de 27,1 milliards $ en 1999 (+ 9,1% sur 1998) et des profits de 883 millions $.
UPS exploite 526 avions.
• FedEx gère 3,2 millions d’envois et 100 millions de transactions électroniques par
jour. Son seul hub de Memphis trie plus d’un million de colis et d’enveloppes
quotidiennement. Les ventes de FedEx s’élevaient à 16,8 milliards $ en 1999 (+5,7%),
pour un bénéfice de 631 millions $. FedEx compte 648 avions. Vingt-huit MD-11 et
8 DC-10 ont été commandés en 1999.
• Airborne Express a établi son hub à Wilmington (Ohio). La compagnie exploite
190 avions et a réalisé un CA de 3,1 milliards $ en 1999 (+ 2,1%).
• TPG, à côté de ces géants américains, fait bonne figure avec 40 avions et 7,9 milliards
$ de CA en 1998.
L’émergence de nouveau aéroports : l’importance de la localisation
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Cette reconfiguration de l’industrie du transport, qui met l’accent sur la logistique industrielle
et commerciale en flux tendus et la distribution rapide, permet à des aéroports, récemment
encore délaissés par le rétrécissement du monde que permettait l’avènement du long-courrier,
ou à cause du besoin de concentration des vols en tournantes proches des bassins de population
pour réaliser des économies d’échelle, de se retrouver à l’avant-scène des sites intéressants
pour le secteur du transport de fret aérien. La reconfiguration du transport de fret aérien qui
résulte de cette évolution suscite aussi l’émergence de grandes compagnies cargo (intégrateurs,
mais aussi transporteurs réguliers comme Cargolux, Air France, Lufthansa ou Polar Air
Cargo), joueurs majeurs que les aéroports courtisent pour qu’ils s’établissent chez eux.
Ce ne sont pas nécessairement les aéroports des plus grosses villes qui bénéficient le
plus de cette forte croissance du fret aérien et de la concurrence qu’elle suscite : d’autres
facteurs, comme la congestion de l’aéroport qui nuit considérablement à la ponctualité des
avions, et donc à un service logistique en flux tendus ; la fermeture au trafic la nuit ;
l’équipement technique de l’aéroport qui permet les mouvements tous temps ; le coût des
droits d’atterrissage ; la disponibilité de terrain pour construire des entrepôts ; la fréquence
des mauvaises conditions météorologiques (orages violents, tornades, tempêtes de neige) qui
ralentissent les vols ou imposent la fermeture de l’aéroport ; les coûts d’exploitation (taxes,
coûts de la main d’œuvre, de construction, d’entretien, des services) ; l’accessibilité des
entrepôts et de l’aéroport, et sa connexion au réseau de transport local, qui permet de relier
la plate-forme aéroportuaire à un centre de distribution et aux marchés de l’entreprise. Dans
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cette concurrence, de petits aéroports peuvent constituer des alternatives tout à fait crédibles
pour constituer des plaques tournantes ou des escales intéressantes.
Ces petits aéroports étaient souvent considérés avec condescendance. En réalité, tant que
l’essentiel du trafic cargo était transporté par les compagnies aériennes de passagers et leurs
éventuelles filiales cargo, il leur était plus coûteux d’ouvrir des services à un autre aéroport,
surtout si le volume ne le justifiait pas, alors que toutes les infrastructures de manutention et
de réexpédition des marchandises était déjà présentes à l’aéroport principal.
C’est l’essor des intégrateurs et des compagnies cargo indépendantes qui a permis aux
aéroports secondaires de se développer, changeant ainsi la carte du fret aérien en Europe
comme en Amérique du Nord. Des aéroports comme East Midlands, Liège, Ostende,
Châteauroux, Prestwick, Hahn ont ainsi misé sur leur vocation de plate-forme logistique.
East Midlands a vu son trafic croître très rapidement après que DHL et UPS eurent choisi
de s’installer dans cet aéroport aux faibles droits d’atterrissage, à la congestion nulle et
au potentiel de développement intéressant. DHL a signé un accord de société mixte avec
l’opérateur de l’aéroport, National Express, pour y construire un nouveau centre de tri, un
investissement de 110 millions $. Cargo Air Lines a débuté l’exploitation de ses lignes à partir
de Liège en 1996, mais a connu sa plus rapide expansion à partir de mars 1998, lorsque TNT
Express Worldwide, filiale du groupe TPG, a décidé d’y implanter son hub européen, avec 32
vols par jour. De 353 tonnes en 1994, le trafic est passé à 207 629 tonnes en 1999.
L’aéroport international de Prestwick, en Écosse, n’est même plus le principal aéroport de
Glasgow. Ouvert en 1935, il était l’un des premiers points de chute, avec les aérodromes en
Irlande, pour les vols transatlantiques en provenance d’Amérique du Nord : il était devenu
le principal aéroport écossais et une escale technique majeure pour de nombreux vols vers le
reste de l’Europe. L’allongement du rayon d’action des avions l’a rendu obsolète. Mais, depuis
quelques mois, Prestwick est redevenu un aéroport très actif parce que quelques intégrateurs
et compagnies de fret aérien l’ont choisi, comme centre important ou même simplement
comme escale tactique. Prestwick accueille chaque semaine 23 747F et 8 MD-11 cargo
d’entreprises comme FedEx, Cargolux, SwissGlobalCargo, l’entreprise mixte de Panalpina et
de Swisscargo, Lufthansa, Air France et Polar Air Cargo.
Un certain nombre d’avantages plaidaient en faveur d’une reconversion de Prestwick en un
aéroport de fret. Tout d’abord, FedEx s’est rendu compte dès 1989 que le trafic à destination
du Royaume-Uni en provenance d’Amérique du Nord passait directement au-dessus de la
région, pour être déchargé à Bruxelles, puis réexpédié par camion ou avion courrier de plus
faible capacité. Prestwick est, en effet, situé juste au-dessous d’un des principaux couloirs
aériens transatlantiques. Ensuite, les pistes de l’aéroport de Glasgow sont trop courtes pour
accueillir des 747 chargés à pleine capacité, alors que celles de Prestwick, longues de 2 959 m,
peuvent recevoir de tels appareils ; le faible trafic garantissait l’absence de congestion. Enfin,
la géographie industrielle de la région favorisait Prestwick : de nombreuses entreprises en
technologies de l’information (Compaq, Cisco Systems, Mitel, Honeywell, Motorola, National
Semiconductors, Newbridge…) sont concentrées dans ce que l’on appelle la Silicon Glen, un
couloir industriel entre Glasgow et Édimbourg. La Silicon Glen produit 28 % des ordinateurs
PC européens, 65 % des guichets automatiques européens, 29 % des ordinateurs portables et
7% des semi-conducteurs européens. On a vu précédemment que ce secteur privilégiait le juste
à temps et la fiabilité d’une chaîne logistique tendue au maximum. Qui plus est, Prestwick est
l’aéroport cargo pour gros porteurs le plus proche d’Aberdeen, cœur de l’industrie pétrolière
britannique de la mer du Nord. Enfin, une usine de moteurs d’avions de Rolls-Royce se trouve
à proximité. Or, ces trois secteurs industriels engendrent beaucoup de trafic cargo aérien.
Le gouvernement britannique a fourni une aide majeure au développement de Prestwick en
accordant la cinquième liberté à FedEx, UPS, Cargolux et Polar Air Cargo à partir de cette
plate-forme62. Ainsi, Cargolux peut prendre des marchandises, en faisant escale à Prestwick,
pour les transporter vers le Mexique, les États-Unis ou Taipei. UPS, FedEx et Polar Air Cargo
desservent également, à partir des États-Unis mais en faisant escale à Prestwick, Bruxelles,
Amsterdam, Francfort, Cologne, Istanbul, Beyrouth, Damas, Amman, Dubai et Mumbai.
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Certes, pour Cargolux, Lufthansa ou Polar Air Cargo, Prestwick est seulement un arrêt
intermédiaire entre deux marchés importants, le cœur de l’Europe et les États-Unis, qui
leur permet de développer à moindre coût un marché secondaire, le nord du Royaume-Uni.
SwissGlobalCargo est beaucoup plus enthousiaste à propos de l’aéroport, ce qui explique les
6 vols hebdomadaires que la société y consacre par l’intermédiaire de son affréteur Air Atlas.
Et, quelle que soit la stratégie des intégrateurs et des transporteurs à l’égard de Prestwick, il
n’en demeure pas moins que l’aéroport, en l’espace de quelques années, a su reconstruire une
crédibilité et une importance qui semblaient définitivement évanouies.
En Californie, SwissGlobalCargo a également choisi de développer un aéroport jusqu’alors
endormi. Victorville est une ancienne base de l’armée de l’air américaine, à deux heures de
route au nord-est de Los Angeles : elle est devenue le centre de tri des vols en provenance
d’Asie pour la compagnie. Pourquoi ? Les coûts y sont très réduits par rapport à Los Angeles,
la marchandise est libérée rapidement car l’aéroport n’est pas congestionné, il s’en faut, et peut
être facilement transportée dans la région sans avoir à transiter par les autoroutes encombrées
de la grande région urbaine. Cette question de la congestion est au cœur des stratégies des
transporteurs ; l’Association des Gouvernements de Californie du Sud a révélé, dans une
étude conduite en 1998, que les aéroports de la région de Los Angeles (LAX) devraient
traiter environ 8,9 Mt de fret en 2020, soit environ trois fois le trafic actuel. Certes, l’aéroport
international de Los Angeles, déjà point d’attache de la plupart des transporteurs, se trouve près
des marchés, et les plans de développement prévoient des travaux majeurs d’agrandissement ;
mais ceux-ci seront très coûteux et ne pourront porter la capacité totale de l’aéroport que de
2 Mt, à l’heure actuelle, à 4,2 Mt : la différence devra nécessairement être absorbée par un
ou deux autres aéroports. La congestion qui risque de s’aggraver avec la croissance du trafic
pourrait bien pousser certains transporteurs déjà établis à LAX à déménager l’ensemble de
leurs activités cargo dans un autre aéroport de la région. Il en est de même à Memphis, le pôle
principal de FedEx, où la congestion croissante amène l’entreprise à envisager la constitution
de hubs secondaires, voire d’un transfert d’une partie des activités dans un second hub.
Une concurrence féroce se développe entre Victorville, déjà choisie par SwissGlobalCargo, et
les aéroports d’Ontario, de Riverside et de San Bernardino, qui tous essaient de promouvoir
leurs installations aéroportuaires. Ontario a enregistré un trafic de 442 600 t en 1999, en hausse
de 7,8%. C’est la localisation que l’on met de l’avant, et les avantages associés : coûts, facilité
d’accès et de redistribution, proximité des marchés, encombrement, disponibilité des terrains
pour des entrepôts...63
En France, les nouveaux aéroports tout cargo de Châteauroux et de Vatry (Europort), en
Champagne, mettent de l’avant les mêmes qualités : aéroport non congestionné, sans couvrefeu, tout temps, disposant de longues pistes pour de gros porteurs, avec des droits d’atterrissage
réduits, des installations intermodales modernes et performantes.
Conclusion
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103
Les mutations que supposent la graduelle mise en place des systèmes informatisés
d’entreprises, notamment l’ERP, affectent considérablement la manière de gérer l’entreprise,
et notamment la production : en circulant plus vite et, normalement, de façon plus efficace,
les gestionnaires peuvent optimiser leurs chaînes de valeur, réduire leurs stocks, pallier
le raccourcissement des cycles de vie des produits, planifier les innovations en liaison
avec les fournisseurs, adapter sans coûts excessifs les produits aux goûts particuliers des
consommateurs, gérer la distribution aux différents marchés.
L’avènement du commerce électronique va de pair avec le développement de ces systèmes
d’entreprises. Il permet de faciliter les échanges entre les entreprises, d’une part, et entre les
entreprises et les consommateurs, d’autre part. Mais le système de vente et de transactions que
suppose l’internet implique un formidable accroissement des besoins en transport pour livrer
les marchandises commandées, des besoins en transport rapide qui plus est, car non seulement
les entreprises veulent œuvrer en juste à temps, mais les consommateurs, à l’image du faible
temps que prennent désormais les transactions commerciales électroniques, s’attendent à une
livraison rapide et peu chère des produits.
Cybergeo : European Journal of Geography
24
Internet : La fin de la géographie ?
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107
De fait, loin d’être moins important, le transport voit son rôle économique et commercial
renforcé. Les chaînes logistiques se simplifient sans doute avec la réduction du nombre de
joueurs au profit des intégrateurs ou des transporteurs alliés à des expéditeurs et des sociétés de
logistique, mais elles se doivent d’atteindre une efficacité irréprochable sous peine de perdre
leurs clients. Dans cette optique, le choix de chaque segment des itinéraires est important,
le choix des différents nœuds est crucial : on choisit tel aéroport pour implanter un centre
de distribution ou une unité de production, parce qu’il est peu congestionné ou près des
marchés ou parce qu’il offre des entrepôts à proximité de l’autoroute ; une compagnie aérienne
desservira telle ville et non telle autre parce qu’elle s’intègre dans son réseau, parce qu’elle
permet de désengorger tel autre aéroport ou parce que le marché qu’elle peut y développer est
prometteur ; on choisit tel ou tel intégrateur parce qu’il garantit un service logistique fiable
compte tenu des impératifs de production et de mise en marché. Le prestataire de service
logistique se doit de penser la raison du site de chacun de ses points de service et de l’itinéraire
de ses routes, tout comme le manufacturier doit désormais penser la localisation de ses centres
de distribution et de production non plus seulement en simples termes de coûts de production,
mais aussi en termes de flexibilité de la distribution et de l’approvisionnement.
Ainsi donc, le raisonnement géographique, dans sa dimension du transport et des choix de
localisation, est encore parfaitement pertinent dans les décisions de stratégie d’entreprise. Il
reste capital même si, bien sûr, il se déploie dans un monde différent. Les objectifs des services
logistiques ne sont plus ceux d’il y a un siècle : il ne s’agit plus d’assurer l’acheminement d’un
produit, mais de le faire dans les temps impartis et avec les spécifications apportées par le client
à l’emballage et au conditionnement du produit. La demande change, suivant les évolutions
technologiques. Les acteurs se transforment en conséquence, mais toujours pour répondre à
une demande bien précise : transporter des biens à la surface de la terre.
Proclamer la fin de la géographie, c’est comme proclamer la fin de l’histoire : c’est appliquer
des manières d’analyser, de voir, de comprendre le monde mal adaptées à des réalités
nouvelles64. Le monde a changé, l’information circule beaucoup plus vite, et des systèmes
informatiques d’aide à la prise de décision permettent d’intégrer les activités de centres de
production situés à des milliers de kilomètres les uns des autres. Mais pour avoir changé, le
monde n’en est pas d’une autre nature.
Que dire de l’importance des stratégies des compagnies pétrolières en Asie centrale dans
la situation géopolitique de la région, en Afghanistan notamment ? Que dire des politiques
d’aménagement qu’élaborent les pouvoirs publics, notamment pour l’attribution des sites
des centres commerciaux en zone urbaine ou péri-urbaine, ou pour le tracé d’une autoroute
que tout le monde veut près de chez soi mais pas dans sa cour, sinon qu’il s’agit là de
questions éminemment géopolitiques puisqu’il s’agit de rendre des arbitrages politiques entre
les valeurs d’usage du territoire et de définir les moyens de l’aménager, en fonction des intérêts
contradictoires d’acteurs divers, entreprises, électeurs de communes aux poids politiques
différenciés, maires, associations, État… Que dire des stratégies de contrôle des territoires de
production, des routes d’acheminement et des zones de vente déployées par les cartels de la
drogue, qui s’apparentent autant à des stratégies commerciales et financières qu’aux stratégies
de conquête et de contrôle déployées par les États ? Enfin, que dire de ce trait particulier du
langage économique et commercial, dont on a relevé depuis longtemps le caractère militaire :
il s’agit de «conquérir des marchés», de «maintenir ses positions», de «s’implanter» et de
«maintenir une tête de pont», de concevoir une «offensive commerciale», de «résister à
l’assaut» des produits concurrents… «La géoéconomie confirme la permanence du facteur
géographique», résume Moreau Defarges65.
Notes
1 Gary Hamel et Jeff Sampler, «The E-corporation ; The End of Geography», Fortune Magazine,7
décembre 1998.
2 Jean-Marie Guéhenno, L’avenir de la liberté, Flammarion, Paris, 1999, 4e de couverture.
3 Global Financial Integration : the end of geography, de Richard O’Brien, Chatham House, 1992.
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Internet : La fin de la géographie ?
4 Gary Hamel et Jeff Sampler, Fortune Magazine, op.cit.
5 Bertrand Badie, La fin des territoires, Fayard, Paris, 1995.
6 Bertrand Badie, «La fin des territoires Westphaliens», allocution prononcée lors du colloque Le
territoire, lien ou frontière ?, Paris, 2-4 octobre 1995.
7 Paul Virilio, «Fin de l’histoire, ou Fin de la Géographie ? Un monde surexposé», Le Monde
Diplomatique, août 1997.
8 Ernst & Young, Global Online Retailing, janvier 2000 :11.
9 Entrevue avec Mme Louise Guay, 13 octobre 1999.
10 Alain Plessis, historien, Université de Paris-Sorbonne. Libération, 14 avril 2000.
11 Lionel Thoumyre, «Mise en scène des nouveaux moyens de paiement sur internet», novembre 1998,
www.mmedium.com/dossiers/juriscom/paiement.html
12 Sauf indication contraire, l’unité monétaire dans cet article est le dollar américain.
13 Investissement Québec ; Cass Logistics ; Gestion Logistique, octobre 1999.
14 Far Eastern Economic Review, 11 novembre 1999.
15 Georges Benko, «La mondialisation de l’économie n’est pas synonyme d’abolition des territoires»,
in Le nouvel État du monde, 80 idées-forces pour entrer dans le XXIe siècle, La Découverte, Paris,
1999 :128.
16 Pierre Veltz, «L’économie mondiale, une économie d’archipel», in Mondialisation :au-delà des
mythes, La Découverte, Paris, 1997 :64.
17 Business Week, 31 janvier 2000.
18 Selon Nortel Networks.
19 Ernst & Young, Global Online Retailing, janvier 2000 :5.
20 Boston Consulting Group (BCG).
21 Business 2.0, décembre 1999.
22 Brian Gibson, Craig Gustin, Stephen Rutner, «Optimizing the Supply Chain through the use of
E-commerce : the use of Logistics Information Systems», Actes du congrès, Council of Logistics
Management, Toronto, octobre 1999 ; Libération, 23 mars 2000.
23 MapWorld Magazine, hiver 2000.
24 CIO Enterprise Magazine, 15 mai 1999.
25 Gestion Logistique, janvier 2000.
26 AutoXchange, pour Ford, fonctionnait sous Oracle ; TradeXchange, pour GM, sous MarketSite de
CommerceOne ; DaimlerChrysler n’avait pas encore finalisé son système en ligne. Fin mars, le groupe
Nissan-Renault affirmait vouloir se joindre au système en ligne, et Toyota y songeait sérieusement.Les
Affaires, 25 mars 2000, InternetWeek, 25 février 2000.
27 Logistics, février 2000.
28 Financial Times, 24 février 2000.
29 Gestion Logistique, janvier 2000.
30 Canadian Transportation & Logistics, novembre 1999.
31 Far Eastern Economic Review, 11 novembre 1999.
32 La Presse, 29 février 2000.
33 Les bénéfices de la Société canadienne des Postes sont ainsi passés de 4,1 millions $ en 1998 à 40
millions $ en 1999, pour un chiffre d’affaires de 3,7 milliards $.
34 Rapport annuel 1999, Société canadienne des Postes ; La Presse, 29 février 2000.
35 Le MOCI n°1381, 18 mars 1999 :44-46 ; Stratégie Logistique, mars 1999.
36 Air Cargo World, 1er juin 1999.
37 Université de Nuremberg, citée par Logistics, mars 2000.
38 Air Cargo World, 1er mars 2000.
39 Forrester Research Inc., cité par Business 2.0, décembre 1999, et Business Week, 31 janvier 2000.
40 Internet Week, 25 octobre 1999.
41 Communiqué de presse, DHL, 27 février 2000.
42 Ce taux monte à 75,9% pour les entreprises de produits de consommation courante, et à 82,2%
pour les entreprises d’informatique. Les services les plus couramment impartis sont le transport vers
les marchés (62,9%), l’entreposage (62,8%), la facturation (53,2%), l’approvisionnement (48,9%), et
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Internet : La fin de la géographie ?
la consolidation des envois et la distribution (38,2%). Third Party Logistics Services : Views from the
Customers. Université du Tennesse, Exel Logistics, Ernst & Young, 1999 :6-7.
43 Transport et Technologies, octobre 1999, novembre 1999.
44 Stratégie Logistique, décembre 1999.
45 Gestion Logistique, mars 2000.
46 Le Devoir, 7 janvier 2000.
47 Information Week, 27 octobre 1997.
48 Stratégie Logistique, novembre 1999.
49 Airports International, janvier 2000.
50 UIC, 1999.
51 Images économiques du monde 1999, Paris, 2000.
52 Département du Transport, Washington.
53 Une autre étude, portant sur la période 1997-2017, prévoyait une croissance du trafic cargo de 6,5 %
par an. Air Transport World, septembre 1999.
54 Communiqué de presse, DHL, 23 août 1999.
55 Trade Compass Gateway, janvier 2000.
56 AirCargo World, 1er novembre 1999.
57 Compagnies britanniques spécialisées dans le transport du fret très lourd et/ou très volumineux, qui
exploitent des flottes d’Antonov-124 très gros porteurs, capables de transporter jusqu’à 120 tonnes (des
locomotives par exemple).
58 Air Cargo World, octobre 1999.
59 Département du Transport, US Freight : Economy in Motion 1998, Washington, DC.
60 Gestion Logistique, août 1998.
61 Transport et Technologies, décembre 1999.
62 Air Cargo World, 3 janvier 2000.
63 Air Cargo World, 2 décembre 1999.
64 Denis Retaillé, Le monde du géographe, Presses de Sciences-po, Paris, 1997 :71.
65 Philippe Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, Points-Seuil, Paris, 1994 :181.
Pour citer cet article
Référence électronique
Frédéric Lasserre, « Internet : La fin de la géographie ? », Cybergeo : European Journal of
Geography [En ligne], Débats, Internet et la géographie, document 141, mis en ligne le 31 octobre
2000. URL : http://cybergeo.revues.org/4467
À propos de l’auteur
Frédéric Lasserre
Chercheur associé
Chaire Téléglobe Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, UQÀM, Montréal
[email protected]
Droits d’auteur
© CNRS-UMR Géographie-cités 8504
Résumé / Abstract
L´avènement de la «nouvelle économie», incarnée par l’essor d’internet, marquerait la
disparition progressive de l’importance de l’espace et de la géographie. Les distances seraient
abolies, les marchés désormais à un clic de distance. Le commerce électronique et l’avènement
des systèmes électroniques intégrés de gestion seraient les canaux par lesquels les entreprises
Cybergeo : European Journal of Geography
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Internet : La fin de la géographie ?
s’affranchiraient de l’espace. En réalité, il est certain que l’internet et les nouveaux systèmes
de gestion modifient le rapport des entreprises avec leur espace et leurs marchés, mais ils ne
les bouleversent pas : les choix de localisation des entreprises demeurent des raisonnement
géographiques. La nécessité de transporter vite et efficacement, renforcée par l’avènement du
commerce électronique, consacre cette activité enracinée dans l’effort de maîtrise de l’espace ;
elle se traduit par l’essor des transporteurs aériens dans le domaine logistique.
Mots clés : territoire, géographie industrielle, localisation, transport, transport aérien, logistique, internet
Internet : The End of Geography ?
The advent of the «new economy», embodied by the expansion of the internet, would be
the signal of the end of geography and space. Distances are reportedly abolished as markets
are from now on at a klick away. E-trade and the advent of Enterprise Ressource Planning
(ERP) systems would provide firms with the tools they can use to free themselves of space.
In fact, the internet and ERP for sure change the relationship between firms and their space
and their markets, but they do not disrupt them : location choices are still geographic. The
need to transport faster and efficiently, brought about by the expansion of E-trade, establishes
transportation as the effort of mastering space. It translates into the fast expansion of cargo
airliners in logistics.
Keywords : territory, industrial geography, location, transportation, air transportation, logistic, internet
Cybergeo : European Journal of Geography
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