Histoire Il y cent ans, l’Empire ottoman s’alliait avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie L ’augmentation Tout le monde sait comment la Première Guerre mondiale a commencé par l’assassinat, à Sarajevo, de François Ferdinand, archiduc héritier d’Autriche. Mais peu de monde sait comment l’Empire ottoman est devenu l’allié de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. La poudrière des Balkans L’Autriche profite de l’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs et de l’affaiblissement concomitant de l’Empire ottoman, pour annexer la Bosnie et l’Herzégovine. La Serbie voit s’effondrer son rêve d’une grande Serbie. La rivalité austro-russe est alors ravivée, car la Russie soutient une entité slave forte dans les Balkans. Le renouveau du militarisme est le fait marquant de l’année 1912. L’Allemagne renforce la « Triplice » (groupement entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie ; la Roumanie y est associée secrètement). Pour y faire face, des alliances se confirment entre la France et l’Angleterre (l’entente cordiale), et entre l’Angleterre et la Russie, constituant ensemble les pays de « l’Entente ». En France, des campagnes nationalistes reprennent le thème de la « Revanche » depuis la défaite de Napoléon III en 1870 et la perte de l’AlsaceLorraine. en Turquie, le baron de Wangenheim, et Enver pacha. Le 10 août, en fin d’après-midi, les navires allemands se présentent devant Tchanak, recevant un accueil amical des Turcs. Ainsi, malgré la possession de forces supérieures, les Alliés n’ont pas pu s’opposer à l’entrée du Goeben et du Breslau dans les eaux de Constantinople. Les conséquences politiques de ce coup de force de l’amiral Souchon seront capitales, car cette action va décider la Turquie à entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne. C’est l’amiral Souchon qui s’y emploie très habilement auprès des germanophiles Enver pacha et Talaat pacha. Ainsi, le 16 août, les deux navires de guerre allemands hissent le pavillon turc, car le gouvernement turc fait connaître qu’il vient de les acheter à l’Allemagne, en remplacement des deux cuirassés Osmaniech et Reshadieh en phase de terminaison dans les chantiers anglais, réquisitionnés le 1er août par le gouvernement anglais. Les deux bâtiments allemands, tout en conservant leurs équipages, vont prendre des tenues turques : le Goeben prend alors le nom de Sultan Selim et le Breslau celui de Medili. . Copyright : Georges Kévorkian L’Empire ottoman en 1914 Rappelons que l’Empire ottoman est démembré depuis 1878, forcé d’accorder la liberté à la Serbie et à la Roumanie, l’autonomie à la Bulgarie, et d’attribuer les provinces de Kars et d’Ardahan à la Russie. En outre, en 1912, la Tripolitaine et les îles du Dodécanèse ont été conquises par l’Italie. De plus, la Crête, la Macédoine et l’Épire ont été rattachées à la Grèce en 1913. Devant les soubresauts guerriers de juillet-août 1914, affaibli par les guerres balkaniques de 1912-1913, l’Empire ottoman affiche une neutralité. En mars 1914, Ahmed Djemal pacha, promu général de division en décembre de l’année précédente, est promu ministre de la Marine. Il le demeurera jusqu’en octobre 1918, en compagnie de Talaat pacha, ministre de l’Intérieur depuis juillet 1913, et d’Enver pacha, ministre de la Guerre depuis janvier 1914. Ils forment tous trois le triumvirat dictatorial à la tête de l’empire. Le croiseur de bataille Goeben baptisé Sultan Jawus. Le 4 août 1914, l’amiral Souchon, de la marine impériale allemande à la tête de la division de la Méditerranée constituée par le croiseur léger Breslau et le croiseur de bataille Goeben, reçoit dans la matinée un télégramme de l’État-major allemand donnant ordre à ces deux bâtiments de « gagner immédiatement Constantinople » dans la perspective d’attaquer les ports russes de la mer Noire ; une alliance de l’Allemagne avec la Turquie ayant été conclue sous la forme d’un pacte secret, mis au point, peu de temps auparavant, entre l’ambassadeur d’Allemagne 24 AZAD magazine n° 147 - 3e trimestre 2014 Copyright : Georges Kévorkian Le coup de force du Goeben et du Breslau (août 1914) Le croiseur léger Breslau baptisé Midili. L’accord entre l’Empire ottoman et l’Allemagne se précise : la rénovation de l’armée turque sera confiée au général allemand Otton Liman von Sanders. Histoire Il pense que le mot d’ordre des nationalistes turcs « La Turquie aux Turcs » a sans doute « échauffé les esprits et obscurci les intelligences ». Il impute la responsabilité de ces actes aux « agents subalternes qui, par haine personnelle ou par esprit de lucre, ont exagéré férocement les ordres donnés et travesti les intentions. » Il rejette catégoriquement les accusations selon lesquelles des officiers allemands auraient participé aux persécutions contre les Arméniens. Commentaires : « Les écrits du général Liman von Sanders ont été édités en 1923, à une époque où il n’était pas encore question, tout au moins dans les milieux allemands, de porter un éclairage sur ce « grand crime » (« Medz Yeghern » en Arménien) commis par l’Empire ottoman. Bien que, dès 1916, les terribles événements qui firent des centaines de milliers de morts parmi les populations arméniennes de cet empire, par des actes d’une sauvagerie à peine concevables, étaient connus par les autorités allemandes, même s’ils n’avaient pas été étalés au grand jour. Le général allemand, en reportant toute la responsabilité sur les « fonctionnaires subalternes » réagit en tant qu’officier général qui prend de la hauteur ; et ne veut pas entendre que des Allemands, « parfaitement civilisés » eux, aient pu avoir une part de responsabilité dans ces actes d’une cruauté inqualifiable. » Le général Liman von Sanders. C’est sur la demande, en juin 1913, du baron de Wangenheim, l’ambassadeur d’Allemagne, que l’État-major allemand envoie en Turquie le général Liman von Sanders à la tête d’une mission militaire allemande. Liman von Sanders arrive à Constantinople le 14 décembre 1913 ; il est reçu par Izzet pacha, alors ministre turc de la Guerre. À cette époque, le grand vizir est Saïd Halim. Talaat pacha est ministre de l’Intérieur. Quant à Enver pacha, il n’est encore que colonel et chef d’État-major d’un corps d’armée. Dès son arrivée, Liman von Sanders prend le commandement de la 1ère armée ottomane, ce qui irrite les ambassadeurs de Grande-Bretagne, de Russie et de France. L’amiral anglais Limpus, depuis deux ans, à la tête de la marine turque, est alors remplacé à la mi-août 1914 par l’amiral allemand Souchon, auréolé par son coup de force. Quant au général français Baumann, depuis déjà deux ans, à la tête de la gendarmerie turque, dépendant du ministère de l’Intérieur, il doit également quitter son poste avant l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés des puissances centrales. Liman von Sanders, peu après son arrivée, est nommé maréchal ottoman et simultanément inspecteur général de l’armée turque, alors qu’Izzet pacha, qui doit démissionner, est remplacé par Enver pacha promu général et chef d’État-major de l’armée ottomane. Le témoignage de Liman von Sanders sur l’extermination des Arméniens Dans son témoignage écrit, Liman von Sanders s’attarde sur le drame vécu par les Arméniens : « Il est hors de doute que les expulsions furent accompagnées d’excès terribles et vraiment condamnables. » Il en a recherché les causes. Copyright : Librairie de l’université de l’Arizona La mission militaire du général allemand Liman von Sanders Un « instructeur » allemand de l’armée turque, coiffé… du fez. Mais pouvait-il imaginer qu’un quart de siècle plus tard, l’Allemagne nazie, appliquant les méthodes analogues à celles de leurs amis, les Turcs, serait responsable d’un deuxième génocide, le plus abominable que la terre aura connu ? Et que dire de la phrase authentique (communément citée par les historiens) prononcée par Hitler, à la veille de l’entrée en guerre de l’Allemagne en 1939 : « Mais qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? » ■ Georges Kévorkian, président de Menez Ararat Georges Kévorkian, auteur de l’ouvrage La France chassée de l’Empire ottoman – 1918/1923 – Une guerre oubliée (Éditions L’Harmattan). AZAD magazine n° 147 - 3e trimestre 2014 25