la réunion durant le front populaire

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LA RÉUNION DURANT LE FRONT POPULAIRE
Didier Rouaux
Professeur en khâgne au lycée Leconte de Lisle,
Saint-Denis-de-La Réunion.
La période du Front populaire est chargée de représentations pour les Français
de métropole. Qui ne se souvient des « acquis sociaux » de l’accord Matignon, des
quarante heures, des congés payés ? La mémoire des grèves de juin 1936 est encore
bien présente chez les salariés de notre pays et les grèves de 1936 sont devenues un
mythe collectif : la joie du « peuple de gauche » le 10 mai 1981 dans les rues des villes
de France en est l’un des derniers échos : d’ailleurs l’écharpe rouge et le chapeau de
François Mitterrand sur ses affiches de 1981 (La force tranquille) n’avaient-ils pas
pour fonction de réactiver le souvenir de Léon Blum, auquel le candidat du Parti
socialiste aimait à être comparé ?
Pourtant, à La Réunion, cette période semble n’avoir guère laissé de traces dans
la mémoire collective. La Réunion était, certes, depuis longtemps française en 1936, et
ses habitants disposaient des droits civiques depuis 1848, mais on préfère se souvenir,
pour le XXème siècle, de la départementalisation de 1946, comme si l’histoire de La
Réunion contemporaine avait commencé après la Seconde Guerre mondiale. C’est que
la mémoire est reconstruction permanente, production de mythes fondateurs, et qu’elle
est volontiers sélective : ainsi 1946 a occulté 1936, car 1946 c’est la loi de
départementalisation proposée par les deux députés communistes Raymond Vergès et
Léon de Lépervanche, c’est aussi un Conseil général dominé par le Parti communiste
(encore « français » à l’époque), un parti qui fait ainsi irruption dans le paysage
politique réunionnais, et dont les combats successifs ont contribué rétrospectivement à
magnifier cette période. Mais tout n’a pas commencé en 1946 : les années 1936 à 1938
sont marquées à La Réunion par de grandes grèves et par l’organisation des premiers
partis de la gauche réunionnaise faisant référence au socialisme, et surtout par la
relance par le gouvernement Blum de l’assimilation de la colonie à la République : la
départementalisation a été largement engagée durant le Front populaire.
Cette période est également marquée par un déchaînement de violences
électorales, en particulier à l’occasion des élections législatives d’avril 1936 qui font
onze morts lors d’affrontements entre les partisans de René Payet, candidat populiste,
et les forces de l’ordre. Le Parti ouvrier et paysan de René Payet est une force politique
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atypique, populiste assez proche par son idéologie des Croix de Feu mais aussi du
mouvement des Francs Créoles du XIXème siècle.
Du point de vue de la périodisation, on peut opposer l’avant 3 mai 1936, jour du
second tour des élections en métropole, et l’après 3 mai. Avant le 3 mai la vie politique
réunionnaise est dominée par des enjeux strictement locaux et les élections du 26 avril,
qui sont marquées par un bain de sang voient l’affrontement des élus sortants, Lucien
Gasparin et Auguste Brunet, républicains modérés, et de René Payet, candidat
populiste, soutenu par l’Eglise et dont les méthodes musclées évoquent celles des
ligues… Durant cette période il n’est nulle part question à La Réunion du Front
populaire, qui semble une affaire strictement métropolitaine. A partir du 3 mai, au
contraire, la vie politique locale est de plus en plus marquée par le rythme du
changement impulsé par la Métropole. Le nouveau gouverneur, nommé par le cabinet
Blum a pour mission d’accélérer l’assimilation de La Réunion à la communauté
nationale, tandis qu’à l’exemple des ouvriers de France, les salariés du CPR, puis les
dockers, les fonctionnaires et bientôt les ouvriers des usines sucrières multiplient les
grèves, s’organisent en syndicats, relayés par la constitution de partis politiques se
réclamant du mouvement ouvrier tels la SFIO ou le cercle communiste de Léon de
Lépervanche.
Quel est le contexte social et politique de La Réunion durant les années trente ?
Quelle est la signification des violences électorales du 26 avril 1936 ? Enfin comment
la politique nouvelle animée par le gouvernement Blum et son représentant ici, le
gouverneur Truitard s’articulent-elle avec l’affirmation du mouvement syndical et du
socialisme réunionnais ?
Rappelons d’abord qu’en France, le Front populaire se présente devant les
électeurs en avril 1936 comme une coalition de défense républicaine, un rassemblement
populaire contre la menace fasciste incarnée par les ligues d’anciens combattants qui
ont participé à la manifestation du 6 février 1934 place de la Concorde. Cette coalition
est en réalité la résultante de trois projets politiques divergents sur le fond, mais
provisoirement convergents. Les radicaux veulent rester au pouvoir, ils choisissent
cette fois une solution de cartel des gauches au détriment de la concentration. Les
socialistes souscrivent à une solution de défense républicaine, mais n’excluent pas
d’exercer le pouvoir. Enfin, les communistes obéissent fondamentalement à des
considérations dictées par la politique étrangère soviétique. La Réunion semble
toutefois bien loin du débat politique français : d’ailleurs ni les socialistes ni les
communistes n’y sont représentés officiellement
Quelle est la situation de la Réunion dans l’Empire français ?
A l'heure où la France célèbre avec faste « la plus grande France » lors de
l'exposition coloniale internationale de Paris, qui s'ouvre à Vincennes le 6 mai 1931, La
Réunion fait paradoxalement figure de colonie oubliée : paradoxalement, car la
Réunion, française depuis la seconde moitié du XVIIème siècle, est l'une des plus
anciennes colonies, l'une des « quatre vieilles », avec la Martinique, la Guadeloupe et la
Guyane. Mais la Réunion est marginalisée par sa petite taille et son insularité. Depuis
le renouveau colonial français des années 1880, la France s'est surtout livrée à une
colonisation continentale : elle s'est essentiellement intéressée aux grands espaces, à
l'Indochine, à Madagascar et aux vastes horizons africains. La Réunion, trop insulaire,
trop exiguë, trop maritime rappelle sans doute trop la colonisation « mercantiliste » de
l'ancien régime et les déboires des tentatives maritimes de la France sous la monarchie
ou l'empire.
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Les élites réunionnaises souffrent évidemment de ce désintérêt de la « MèrePatrie » à l'égard d'une colonie qui fût durant tout le XIXème siècle une « colonie
colonisatrice », le pivot d'une présence française dans l'océan Indien alors
essentiellement maritime ! Cette amertume des élites créoles à l'égard d'une France qui
les délaisse, on la retrouve sous la plume des écrivains Marius et Ary Leblond à travers
l'idéalisation de l’« île enchantée » et de la « race créole » qui en raison de sa
« fécondité » a tant donné à l'œuvre coloniale et mériterait donc « la sollicitude
maternelle de la métropole »1. Curieusement dans ce plaidoyer pour l'île Bourbon ce
n'est pas tant la modernité, pourtant bien présente dans la colonie au travers des usines
sucrières, du chemin de fer ou du port de la Pointe des Galets, qui est évoquée, mais
plutôt la « beauté » de l’île jardin, de ses belles cases et de ses varangues où il fait bon
vivre, le raffinement de ses mœurs dont témoignent les poètes et les écrivains, Leconte
de Lisle et les Leblond. A travers ces thèmes du mythe créole, c’est le passé de l’île qui
est exalté, non sa modernité. Ce rejet de la modernité qui s'exprime à travers
l'idéalisation d'un âge d’or créole correspondant à la société de plantation s'explique par
la peur du progrès: car l'usine sucrière ou plus encore le chemin de fer sont les vecteurs
d'un progrès social que redoutent au fond les élites blanches dans la mesure où il est
porteur de promotion sociale des descendants d'esclaves ou d'engagés et de métissage.
Or, pour les auteurs du « Miracle de la Race », le métissage est corrupteur et avec lui
sans doute le progrès social inévitablement lié à l'industrialisation. Dans la nostalgie
passéiste des Leblond se lit le regret d'une époque où La Réunion était un élément
important de l'Empire et mais aussi la peur du progrès. Cette peur révèle d'ailleurs les
contradictions de l'élite sociale réunionnaise : elle rejette la modernité alors qu'elle en
vit puisque la prospérité de l'île est justement due à la puissance de l'économie sucrière,
elle sollicite l'appui de la métropole tout en récusant la modernité sociale qui est le
produit de cette métropole à l'image de l'impôt sur le revenu ou la loi des huit heures
adoptés après 1918 en France mais rejetés à Bourbon au nom des spécificités
coloniales. La période du Front populaire va rendre cette contradiction explosive.
En effet, la réalité économique et sociale de l'île de La Réunion dans l'entredeux-guerres est loin de correspondre à l'image nostalgique diffusée par les Leblond :
La Réunion n'est pas un Eden tropical où la francité la plus raffinée se marie
harmonieusement à une nature exubérante. L'utopie du jardin « qui envoya ses enfants
coloniser l'Inde, l'île de France, les Seychelles, Nossi-Bé, Madagascar »2 cède la place
à la réalité d'une colonie à économie prospère et population pauvre, où le progrès
économique (mais aussi social depuis 1848) transforme la société de plantation, même
si les rythmes de l'un et de l'autre ne coïncident pas nécessairement.
Après des décennies de stagnation, la croissance économique repart durant la Grande
Guerre : 33 000 tonnes de sucre en 1914, 91 023 tonnes en 1935. Par ailleurs le régime
de protection et de contingentement des sucres, mis en place par la France en 1934 dans
le cadre de la lutte contre la déflation mondiale, permet de soutenir les cours et assure
aux usiniers un prix garanti. En dépit de ces progrès, la situation de la majorité de la
population reste misérable : pour le mois de février 1936, la mortalité infantile
des 0 à 2 ans s'établit à 204 enfants pour un total des naissances du mois
de 703 : autrement dit, près du tiers des enfants meurt à la naissance ou avant deux ans,
chiffre comparable à ceux du XVIIIème siècle en France.
1
Marius et Ary Leblond, L’île enchantée, La Réunion, cité par E. Maestri, Les îles du sud-ouest de l’océan
Indien et la France de 1815 à nos jours, L’Harmattan, 1994
2
Marius et Ary Leblond, L’île enchantée, opus cité.
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La Réunion offre donc en 1936 sur le plan économique et social une image
contrastée, réunissant nombre des symptômes de ce que économistes appelleront dans
l'après-guerre le « sous développement ». Mais si l’on compare La Réunion au reste de
l'Empire français la comparaison est flatteuse, car La Réunion exporte plus en 1926 que
l'immense Afrique Equatoriale Française ou que le Cameroun, son commerce extérieur
représente 29% du commerce extérieur de Madagascar et il est de surcroît très
légèrement excédentaire. Par ailleurs, avec 127 km de voies ferrées pour 2 500 km², La
Réunion soutient plus qu'honorablement la comparaison avec la Côte d'Ivoire (572 km²
pour 322 500 km²). La Réunion apparaît donc comme une colonie riche, l'une des plus
développées de l'Empire, un débouché significatif pour l'économe métropolitaine,
puisqu'elle importe autant de produits de la métropole que la vaste AEF ou le
Cameroun, territoire où l'immense majorité de la population vit encore en
autosubsistance. L'entreprise publique du C.P.R. (Chemin de fer et Port de La Réunion)
qui, comme son nom l'indique, gère l'unique ligne de chemin de fer et les installations
du port de la Pointe des Galets, exprime la modernité de la colonie par rapport à la
plupart des territoires africains de l'Empire : le C.P.R. emploie 937 employés en janvier
19363, soit près de deux pour cent de la population active.
Sur le plan social, là encore la comparaison entre La Réunion et l'Empire est
largement en faveur de cette dernière. Mais justement, ce n'est pas à l'Empire que les
Réunionnais aiment à être comparés mais à la métropole : l'origine française d'une forte
proportion des habitants, l’abolition de 1848, qui s'accompagne de l'accès à la citoyenneté
pour les affranchis, la participation de milliers de Réunionnais à la Grande Guerre ont
ancré l'idée que La Réunion est une autre France, lointaine et insulaire, souvent négligée
par la métropole mais qui a vocation à s'en rapprocher, à y être tôt ou tard assimilée. Or si
l'horizon de La Réunion est de se rapprocher de la métropole, la comparaison avec celleci induit l'idée d'un considérable retard, comme le montre par exemple le rapport annuel
du directeur du service de l'instruction publique, Hippolyte Foucque, daté de janvier
19364. Le rapport note l'existence de quatorze classes de plus de quatre-vingt élèves et de
neuf classes de plus de cent élèves. En outre le rapporteur estime que « dix mille enfants
d'âge scolaire ne reçoivent aucune instruction ». Cet absentéisme considérable s'explique
par des causes « spéciales à la colonie », en particulier le paludisme qui fait que « nos
élèves, débilisés et anémiés offrent aux diverses maladies un terrain tout préparé ». Le
rapport souligne enfin les difficultés de l'enseignement du français qui « reste toujours la
tâche la plus ardue » comme le montre les rédactions du brevet ou du concours
d'admission au Cours Normal d'instituteurs : celles-ci, « faibles quant au fond et à la
composition, sont souvent incorrectes, viciées de créolismes » en raison, entre autres, de
« l'usage constant au sein des familles et entre camarades du patois local ». La situation
de l'enseignement secondaire est cependant plus révélatrice encore du retard de cette
société coloniale même si là aussi la tendance est à une amélioration notable : 523 élèves
au Lycée Leconte de Lisle (contre seulement 363 dix ans auparavant) auxquels il
convient d'ajouter ceux du cours secondaire féminin Juliette Dodu qui vient d'ouvrir et
compte 337 élèves, ceux du Cours Normal qui compte 142 élèves instituteurs et ceux de
l'enseignement primaire supérieur (942 élèves). En somme la tonalité générale du rapport
montre que c'est bien davantage à la France que La Réunion se compare et non aux
colonies plus récentes du second Empire français. Et du point de vue de la comparaison
avec la métropole, l'ampleur de la tâche à accomplir en vue du rattrapage est
considérable.
3
4
Archives Départementales de la Réunion, 1M131e
Id.
36
La vie politique de la colonie est dominée par une étroite caste de notables
républicains laïques depuis le début du siècle. Depuis 1906, ce courant organisé dans le
Comité républicain a progressivement évincé avant 1914 les notables catholiques
conservateurs représentés par les grandes familles de Villèle, de Chateauvieux ou de
K/Véguen. Les notables républicains sont entre autres Auguste Brunet député depuis 1924,
Lucien Gasparin, député depuis 1906, George Athénas, plus connu sous son nom de plume,
Marius Leblond, qui représente le Comité républicain à Paris, le sénateur Léonus Bénard.
Elus à l'origine sur un discours de gauche, les députés radicaux Brunet et Gasparin
apparaissent dans les années trente comme des candidats de consensus, qui se présentent
davantage comme les défenseurs du « Pays », de cette « petite Patrie » qu'est La Réunion.
S'ils mettent encore en avant la défense des « petits » ou dans le cas de Lucien Gasparin sa
qualité d'homme de couleur, ils prêchent avant tout le rassemblement des Réunionnais
derrière les hommes d'expérience qu'ils sont. Enfin, grâce au soutien de la majorité des
notables et notamment des maires, ils sont régulièrement réélus. Bien loin des passions qui
au même moment déchirent la métropole notamment depuis le 6 février 1934, la campagne
électorale de 1936 à La Réunion s'annonce pacifique, et tout le monde s'attend une fois de
plus, en 1936, à la réélection des deux députés sortants. Le 14 janvier 1936 Le Peuple écrit :
« Nous avons deux députés éprouvés, de solides républicains, des hommes intelligents, des
citoyens clairvoyants, des défenseurs dévoués de nos intérêts collectifs. Tous deux seront
réélus…Les élections se passeront dans le calme. La colonie donnera à la Métropole le
spectacle de son union »5. Certes ce journal qui exprime bien le point de vue des notables
républicains s'inquiète de la montée en puissance du Front populaire en métropole, mais les
passions métropolitaines semblent bien loin et nul ne doute qu'à Bourbon le rassemblement
derrière les élus du pays prévaudra, car « pour nous, ici, quelque sympathie, quelque
passion que l'on éprouve à suivre la politique intérieure et extérieure de la France, il existe
des nécessités géographiques, économiques et historiques qui imposent à la vieille colonie
que nous sommes, petite et si loin de la métropole, un particularisme essentiel. Il ne peut y
avoir ici qu'un parti : le Parti de La Réunion »6
Aussi est-ce avec stupeur que Le Peuple constate la candidature d'un homme
nouveau, René Payet, usinier à Sainte-Suzanne où il dirige l'établissement de Quartier
Français. René Payet est le fils d’un commerçant de la Mare-à-Vieille-Place, dans le
cirque de Salazie. Son père, Ivrin Payet, est devenu, à force de travail et d’épargne, un
gros propriétaire foncier. Ancien combattant de la Grande Guerre, René Payet effectue
des études d’ingénieur (il est diplômé de l’Ecole Centrale), et devient en 1926 directeur
de l’usine de Quartier Français, dont sa famille est propriétaire. Cet usinier mène depuis
septembre 1935 une violente campagne contre le contingentement des sucres mis en
place pour soutenir les cours l'année précédente. Le contingentement est manifestement
favorable à la filière sucrière dans son ensemble. Cela n'empêche pas René Payet de
mener une violente campagne de dénigrement des usiniers. A partir de cette date René
Payet s'engage dans l'action politique : en février 1936 il lance un journal, Servir, dans
lequel il dénonce les « Gros ». Dans ce journal, une rubrique, « la voix des esclaves »
martèle l'idée que rien n'a changé à La Réunion depuis le temps de l'esclavage, que les
Gros Blancs oppriment toujours le peuple créole et que celui-ci doit s'unir derrière son
guide, René Payet, le nouveau Sarda Garriga, pour se libérer de ses chaînes.
5
6
Archives Départementales de La Réunion (ADR), 1 PER 81/38, Le Peuple, 14/01/1936
ADR, 1 PER 81/38, Le Peuple, 24/01/1936
37
« Il faut que nous formions une même famille, la famille créole de Bourbon. Si
nous n'arrivons pas à nous unir (…) c'est l'asservissement de notre race par les
étrangers »7.
A partir de mars 1936, René Payet multiplie les réunions : sa candidature
officielle n'est toutefois connue qu'à la fin du mois d'avril, à quelques jours à peine du
premier tour des élections et cette nouvelle est accueillie avec consternation par les
partisans des députés sortants : « Incroyable! Les députés sortants auront des
concurrents le 26 prochain… Mais nous sommes sans inquiétude (les Réunionnais)
voteront pour Gasparin, leur vieux député, l'enfant du peuple créole dont ils sont sûrs,
le doyen de la représentation nationale dont il sont fiers »8. A l'heure où la métropole
s'apprête à accomplir un véritable choix de société, La Réunion semble n'avoir d'yeux
que pour l'opposition d'un homme nouveau, défenseur autoproclamé du petit peuple
créole, et des vieux notables, défenseurs tout aussi autoproclamés des intérêts du Pays.
Les élections législatives d’avril 1936 à La Réunion
Les derniers jours de la campagne voient se multiplier les incidents violents.
Ainsi, le jeudi 23 avril, deux cars transportant des partisans de Gasparin qui se rendaient à
une réunion électorale à Champ-Borne sont « arrêtés renversés et démolis par des
hommes sortis de l’usine de Quartier Français »9. Mais c’est le jour des élections que le
paroxysme de la violence est atteint. A Sainte-Suzanne, dès 10 heures, plus de six cents
personnes favorables à René Payet stationnent devant la mairie. Le bureau n’est protégé
que par quatre gendarmes… Les gendarmes font fermer les grilles tandis que les
manifestants commencent à lancer des galets. Le gendarme Godin fait alors les
sommations d’usage, tire un coup de carabine en l’air puis, des coups de feu étant tirés du
dehors sur la mairie, il commande de faire feu depuis le premier étage : trois hommes
sont tués et une douzaine blessés (dont deux décéderont par la suite). Parmi les blessés
figure Jocin Payet, frère de René Payet. Le gendarme Godin qui a reconnu être l’auteur
des coups de feu fait ensuite l’objet d’une instruction judiciaire pour homicide.
Les affrontements sont tout aussi violents dans l’Ouest. A la Chaloupe SaintLeu le bureau est attaqué vers 14 heures : à la suite du refus de laisser voter un électeur
« ni inscrit, ni muni de sa carte électorale » ; quinze personnes tentent de pénétrer dans
le bureau de vote et sont repoussées par les deux gendarmes de permanence. C’est alors
un siège en règle qui commence : « quatre portes et une fenêtre s’ouvrent sous la
violence des coups. Les galets se croisaient dans la salle de vote »10. Les deux
gendarmes sont blessés, c’est alors qu’ils tirent au mousqueton, occasionnant la mort
de trois personnes. Le maréchal des logis Bourgognon relate ainsi ces tragiques
événements : « A un moment j’entendis crier à plusieurs reprises : " allez roder fusils !
allez roder fusils !". Jugeant notre situation très critique j’ordonnai de charger les
mousquetons et j’ouvris le feu. Un des énergumènes (sic) tomba, ceux qui étaient avec
lui s’enfuirent (…). Un groupe très mordant se tenait au coin de la boutique Ah Thy. Je
fis une nouvelle victime d’un coup de mousqueton ». A la suite de ces affrontements le
maréchal des logis chef Bourgognon, qui a commandé le feu fait l’objet d’une
instruction pour homicide volontaire. Le bilan officiel de cette journée, marquée par de
très violents affrontements entre les partisans de René Payet et les forces de l’ordre
commandées par le capitaine Vérines, est de onze morts. Sur le plan politique, les deux
7
Servir, 21/03/1936
ADR 1PER 81/38, Le Peuple , 20/04/1936
9
ADR 1PER 81/38, Le Peuple, 24/04/1936
10
ADR 3 M 98, rapport du maréchal des logis chef Bourgognon, 27/04/1936
8
38
députés sortants sont réélus, à la grande satisfaction des notables républicains, mais à la
colère des partisans de René Payet.
Ces événements posent plusieurs questions. D’abord comment expliquer un
bilan aussi lourd ? Ensuite quels étaient les objectifs de René Payet et d’Albert
Lougnon ? Enfin pourquoi le discours populiste de René Payet a-t-il mobilisé autant
d’hommes prêts à en découdre ?
Aujourd’hui, c’est en termes de carence du maintien de l’ordre que l’on
analyserait un tel bain de sang. Mais le Gouverneur de La Réunion était à l’époque très
faiblement doté en forces de l’ordre : il ne disposait que de quatre-vingt gendarmes, soit
un effectif nettement insuffisant pour faire face dans de bonnes conditions à des foules
d’assaillants qui se comptent en centaines dans plusieurs communes. Les gendarmes ont à
l’évidence été débordés et, leurs rapports le montrent, ont dans bien des cas perdu leur
sang froid face à des manifestants particulièrement vindicatifs. Notons également que la
conception du maintien de l’ordre dans les années trente n’est pas celle d’aujourd’hui.
Dans cette société française des années trente, la vie n’a pas le même prix que dans la
nôtre : c’est une société où l’on meurt plus jeune, une société qui vient de connaître la
Grande Guerre, et dans laquelle « l’ombre portée de la guerre », selon l’expression de
Jean-Jacques Becker, relativise le prix de la vie humaine. La vie des hommes pèse moins
lourd que ces symboles sacrés de la République que sont « l’Urne », les bureaux de vote,
la mairie, la Loi à qui « force doit rester ».
En somme, nul ne parle de « bavure policière », ce qui aurait sans doute été le
cas aujourd’hui : qui accepterait que de nos jours on garantisse le bon exercice d’une
consultation électorale dans un département de 200 000 habitants au prix de onze
morts ? Par contre, deux thèses s’affrontent quant à l’origine des troubles : celle des
partisans de René Payet, pour qui l’Etat a fait tirer sur le peuple sans défense, et celle
des notables de gauche, pour qui des démagogues, des populistes dirions-nous
aujourd’hui, ont soulevé des âmes frustes par leurs promesses inconsidérées et par un
discours de guerre civile. Pour les notables et pour la presse de gauche, René Payet est
assimilé au colonel de La Roque et à ses Croix de Feu. Pour René Payet et ses
partisans, le responsable du bain de sang, c’est évidemment l’Etat. Ce point de vue est
fort bien illustré par un poème publié par Servir le 27 avril 1937
C’est à Sainte-Suzanne un dimanche d’avril
Qu’on vit se rassembler tout un peuple viril
De braves électeurs qui s’en allaient au vote,
Qui dans un guet-apens de soldats côte à côte
Tombèrent en plein jour la face aux mousquetons
Que l’on tirait sur eux comme sur des cartons.
Sous la balle ennemie la mort était certaine
Ils tombaient sous les coups auprès d’une fontaine
Au devant de l’Eglise (sic), au pied du monument
Elevé à leurs fils tombés en plein tourment
Lorsque l’Europe en feu se disputait la guerre.
On peut noter deux éléments intéressants dans ce poème. D’abord René Payet
avance la thèse du complot d’un Etat au service des « Césars » : le « peuple viril » est
agressé par surprise par un Etat dont le seul but est de protéger les « gros ». Ensuite, il
développe le thème du double sacrilège commis par l’Etat : les victimes sont abattues
« auprès d’une fontaine » symbole d’innocence qui marque la pureté des intentions des
39
manifestants, mais il y a plus grave dans cette Réunion profondément pratiquante, ils
tombent au devant de l’église , et aux pieds du monument aux morts de la Grande
Guerre : c’est non seulement Dieu que l’Etat insulte par ce crime, mais encore le souvenir
sacré des héros des tranchées, c’est donc la France elle-même qui est outragée. En
somme, l’Etat a fait tirer sur les anciens combattants, comme lors de l’émeute du 6 février
1934, place de la Concorde. Au fond, pour René Payet, ce qui fonde la culpabilité de
l’Etat, ce n’est pas tant l’usage de la violence, c’est d’abord son illégitimité. La violence,
René Payet et les siens en font largement usage, sur le plan symbolique et sur le plan des
faits. Mais la violence de l’Etat est illégitime parce qu’elle s’exerce contre les
« Libérateurs de Bourbon » c’est-à-dire contre lui-même et ses partisans.
Avant de passer à l’examen des objectifs poursuivis par René Payet, il convient
de s’interroger sur la popularité de René Payet dans la population : pourquoi ces appels
à la violence rencontrent-ils un tel écho dans une partie de la population ? On doit en
premier lieu observer la récurrence des violences électorales depuis le XIXème siècle :
cette violence apparaît comme un exutoire aux frustrations sociales, une sorte de
carnaval électoral, un rite d’inversion. La vie politique dans la colonie s’apparente
plutôt à un jeu d’intérêts personnels, une lutte de clans. Mais parce qu’il n’y a pas
d’élections sans électeurs, la population est nécessairement impliquée dans ce jeu. La
population de La Réunion est en majorité composée de citoyens pauvres, peu instruits
et pour tout dire largement étrangers à une culture démocratique importée de France :
or ils sont les acteurs incontournables de toute consultation électorale et les candidats
doivent donc les persuader de voter pour eux et ont eu pour ce faire recours à des
procédés clientélistes ainsi qu’à l’intimidation des électeurs de leurs adversaires. Mais
en même temps, ces rites électoraux, avec leurs cortèges de réunions où les esprits
s’échauffent, où les candidats distribuent du rhum, offrent un espace d’expression à la
foule des anonymes, non pas pour s’exprimer par un vote dont l’enjeu est obscur, mais
pour se défouler. La campagne électorale est le seul moment où les « gros »
s’intéressent à eux . C’est le seul moment où ils peuvent en découdre avec ces
symboles de l’autorité que sont les gendarmes, les bâtiments municipaux. Il y a dans
ces émotions populaires à la fois un anarchisme latent qui s’exprime, dans le défi aux
symboles de l’autorité publique, une frustration sociale, celle du peuple des « petits »
contre les « gros » qui les gouvernent et un rite d’inversion : un jour tous les ans ou
tous les deux ou trois ans, à l’occasion d’une consultation électorale, l’homme
anonyme peut ridiculiser certains de ceux auxquels il doit obéir tout au long de l’année,
gendarmes ou notables. L’élection est donc peut-être surtout pour les hommes de cette
époque un défoulement, une « kermesse » ou une « sarabande » comme l’avaient à leur
manière pressenti les Leblond qui estiment que pour le peuple, « les élections devaient
être avant tout l’occasion de faire la fête »11. Dans cette perspective, il n’est pas
étonnant que les appels à la violence d’un René Payet rencontrent un large écho. René
Payet a pour lui le charisme, le courage du meneur d’hommes. Par son origine
relativement modeste, par son tempérament hâbleur, voire violent, il peut susciter
l’adhésion des « petits » qui s’identifient à lui malgré sa fortune ; il dispose de ce que
les politologues d’aujourd’hui appellent la « capacité d’incarnation ». René Payet peut
incarner une autre variante, populiste celle-là, du « mythe créole » : il ne s’agit plus du
mythe créole des élites, celui d’une société raffinée, productrice de lettrés (de Leconte
de Lisle aux Leblond et à Maurice Bédier), mais d’une « utopie créole », celle d’un
petit peuple où descendants d’esclaves, d’engagés et de petits blancs partagent la même
11
Marius et Ary Leblond, Sarabande, roman de mœurs électorales, 1904, réédité en 1934 sous le titre La
kermesse noire, Paris, Editions de France.
40
pauvreté, la même manière de vivre et une certaine manière de réagir, faite
d’indignation contre l’injustice, mais aussi de violence… Comment ce peuple ne seraitil pas tenté de s’identifier à un homme qui parle leur langue, partage leur violence
verbale voire physique quand il le faut, en défiant « la loi » ?
L’autre question qui découle de l’analyse de cette journée électorale est dès lors
la suivante : quels étaient les objectifs de René Payet ? S’agissait-il de viser un mandat
parlementaire donc de remporter cette élection ? Ou René Payet poursuivait-il d’autres
objectifs, et lesquels ?
Lougnon et Payet ne cherchaient pas réellement à conquérir un siège à
l’assemblée nationale. Leur entrée en campagne est tardive : les candidatures ne sont
déposées qu’au denier moment, le 18 avril, soit moins d’une semaine avant le scrutin.
Mieux, la candidature d’Albert Lougnon est invalidée, sans doute parce qu’il l’a voulu :
Lougnon dépose en effet sa candidature à la mairie de Saint-Paul au lieu de la remettre
au gouverneur, une telle erreur s’explique difficilement de la part d’un homme qui a
déjà été deux fois candidat… L’objectif de René Payet n’est pas d’obtenir un siège de
député à Paris. René Payet cherche seulement à accroître son influence à La Réunion, à
régler des comptes avec des notables qui ne l’ont pas reconnu comme l’un des leurs. La
journée électorale du 26 avril n’est qu’un test pour mesurer son influence, en prouvant
sa capacité à mobiliser des masses d’hommes dans le cadre d’actions violentes, bref sa
capacité de nuisance. La fonction de cette journée électorale est pour René Payet de
faire une démonstration de force. Le choix de la violence a été fait par René Payet à la
fois pour prouver sa capacité à tenir la rue, à exercer le pouvoir de la rue, et pour
souder ses partisans par le sang versé des martyrs de la cause.
La période du Front populaire : le temps du changement,
de mai 1936 à la fin de l’année 1937
Dès le 5 mai 1936, Le Peuple, peu suspect de sympathie pour Léon Blum, titre
« Les socialistes au pouvoir ». Mais cette victoire inattendue de la gauche inquiète Le
Peuple, car les socialistes l’emportent pour la première fois sur les radicaux :
« Préparons-nous à voir les socialistes appliquer leur programme : gare à la Banque de
France, gare au franc français ! »12. Mais pour d’autres le résultat des élections
nationales ouvre une période d’espoir. C’est ainsi qu’on assiste également à la formation,
paradoxalement après la période électorale, d’un comité du rassemblement populaire.
C’est l’objet de la réunion qui se tient le 9 août 1936 dans la salle des fêtes de la mairie de
Saint-Denis. Le bureau qui préside la séance est composé de notables : le maire de SaintDenis, Jean Chatel, le procureur Doley le président de la Ligue des Droits de l’Homme,
Ludovic Revest, franc maçon et le docteur Raymond Vergès, lui-même « officier
orateur » à la Loge de l’Amitié. On assiste aussi à la formation des premières sections
réunionnaises de la SFIO : on y rencontre des magistrats, tels le substitut Doley, Lamine
Gueye magistrat d’origine sénégalaise, des instituteurs tel Agénor Dutremblay à SaintBenoît. Ces militants jouent aussi un rôle important dans l’organisation du mouvement
syndical : protégés par leur statut de fonctionnaires, profitant d’un contexte politique
favorable, avec l’action du gouvernement Blum et l’arrivée à La Réunion d’un nouveau
gouverneur aux idées progressistes, Léon Truitard, ils animent des réunions aux quatre
coins de l’île pour tenter d’organiser les travailleurs.
Le courant communiste s’affirme également à la faveur de la nouvelle situation
politique : autour de Léon de Lépervanche, un cadre de l’administration du CPR, un
12
ADR, 1 PER 81/38, Le Peuple, 5/05/1936.
41
cercle marxiste se constitue au Port, auquel appartient aussi Gaston Roufli, le secrétaire
de la Fédération Réunionnaise du Travail : ce courant est essentiellement implanté au
CPR, administration publique qui gère le chemin de fer et le port de la Pointe des
Galets. Mais tous ces militants sortent du même creuset : la Ligue des Droits de
l’Homme : la section de Saint-Denis de la Ligue compte 251 adhérents au début de
l’année 1938, dont 22% d’employés du CPR (22%), 13% de fonctionnaires de
l’Instruction Publique, soit 13%, des employés du service de santé (dont le directeur, le
docteur Raymond Vergès), au total 155 fonctionnaires sur 251, soit 61 % : on le voit le
secteur public est très largement dominant dans ce vivier des forces de gauche.. Les
militants communistes tels Gaston Roufli ou Léon de Lépervanche y voisinent avec les
socialistes tels Agénor Dutremblay, ou Simon Lucas, des radicaux tel Ludovic Revest
et des personnalités officiellement sans parti tel le docteur Raymond Vergès.
L’autre fait marquant des mois qui suivent la victoire de la coalition de gauche
en métropole, c’est la nomination par le nouveau ministre socialiste des colonies,
Marius Moutet, d’un gouverneur aux idées proches de celles des hommes du ministère
Blum, Léon Truitard. En effet les socialistes voient dans la colonisation un processus
de diffusion de l’idéal de progrès incarné par la France républicaine. Pour un socialiste
comme Marius Moutet, la colonisation française permet la diffusion du « modèle
républicain ». Ce modèle républicain repose sur l’égalité des droits, c’est-à-dire
l’égalité de tous devant la loi, le développement de l’instruction, donc de l’école
républicaine, permettant la promotion des meilleurs. S’y ajoute la réduction des
inégalités sociales par l’extension des droits des travailleurs et la hausse des bas
salaires. Dans cette perspective, l’assimilation constitue l’horizon de la colonisation,
notamment pour les « vieilles colonies » qui ont déjà, grâce aux républicains de 1848,
franchi un pas décisif dans cette voie en obtenant pour leurs habitants la citoyenneté
française. Il s’agit donc d’y étendre les nouvelles mesures du Front populaire sur les
salaires ou la semaine des quarante heures, les congés payés ou encore la loi sur
l’extension à 14 ans de l’obligation scolaire. C’est la mission confiée au nouveau
gouverneur, Léon Truitard.
Le 29 mai 1936, le gouverneur Choteau décède des suites d’une maladie. Le
nouveau ministre des colonies nomme son remplaçant, Léon Hippolyte Truitard, qui
arrive en août à La Réunion. A la lecture de l’abondante correspondance entre le
Gouverneur de La Réunion et son ministre, il est clair que Léon Truitard est en phase
avec les nouveaux objectifs de la politique coloniale de la République, comme en
témoigne cette lettre-avion du 9 septembre 1936 : « La colonie de la Réunion, de par son
organisation administrative, de par sa mentalité, de par son genre de vie est, pourrait-on
dire, plus un département français éloigné qu’une colonie proprement dite »13.
Le nouveau gouverneur s’attelle rapidement à la tâche. Le 14 décembre 1936,
trois décrets du ministère étendent à La Réunion les dispositions des lois du 20 et 21
juin 1936 relatives aux congés payés, aux contrats collectifs et à la semaine de quarante
heures. Mais dans l’entre-deux-guerres l’immense majorité des travailleurs est
constituée des travailleurs de la terre, petits propriétaires, colons et surtout de ce
prolétariat agricole des travailleurs journaliers : ceux-ci vivent à l’époque dans une
grande misère et leur survie dépend étroitement du salaire perçu durant la période de la
coupe des cannes. Dès le lendemain de l’installation du gouvernement Blum, le
ministre des colonies a institué des « commissions consultatives du travail et de
l’agriculture » composées du Procureur de la République, de l’inspecteur du travail, de
13
ADR, 1 M 133e, lettre avion du gouverneur au ministre des colonies, 9/09/1936
42
quatre délégués du syndicat des fabricants de sucre et de quatre délégués du syndicat
des ouvriers agricoles (le « syndicat des haleurs de pioche »). Conscient que la question
des salaires est pour ce prolétariat agricole d’une importance cruciale, le gouverneur
Truitard envoie une circulaire aux directeurs des usines leur rappelant les décisions de
la commission qui avait fixé pour la récolte à 4 F le prix de la tonne de canne coupée et
laissée sur place. L’action du gouverneur en matière de salaire minimum ne se limite
d’ailleurs pas à l’envoi de circulaires : par télégramme chiffré il confie au capitaine
Vérines commandant le détachement de gendarmerie la mission de faire procéder par
tous les chefs de brigade à « une enquête discrète afin d’établir si les prix convenus par
la commission consultative du travail étaient réellement payés aux journaliers et
tâcherons ». Selon les renseignements collectés par la capitaine Vérines les prix sont
partout inférieurs au barème établi par la commission. Le gouverneur a bien compris
l’enjeu de la question sociale dans l’île : la grande misère des travailleurs ruraux en fait
une masse de manœuvre facilement influençable par des tribuns ambitieux, et la
solution du problème social passe à la fois par l’élévation des conditions de vie des
travailleurs et par des réformes de structure.
Le gouverneur est bientôt aidé dans sa tâche par l’envoi d’une mission de
l’inspection générale des colonies. L’objectif de cette mission est en particulier
d’évaluer le coût de la vie, qui entre dans le calcul du supplément colonial que touchent
les fonctionnaires et les ouvriers du CPR, d’évaluer le système éducatif mais aussi le
système fiscal, qui à La Réunion ignore encore l’impôt sur le revenu. Cette mission
aboutit à trois rapports rendus entre avril et mai 1937, dont les conclusions plaident en
faveur de la hausse des salaires, d’un effort budgétaire accru de la colonie (donc du
conseil général, qui vote le budget) mais aussi pour d’importantes réformes de
structure. Le rapport sur la fiscalité préconise quant à lui une réforme profonde du
système qui, rappelons-le, ignore l’impôt sur le revenu. Dans sa conclusion, l’auteur
condamne sans appel les privilèges fiscaux dont jouissent les classes aisées de la
colonie :
« Le système fiscal de la Réunion est en retard d’une vingtaine d’années sur le
système des impôts en métropole. Il est inique et antidémocratique au premier
chef. Un tel système n’est pas admissible à La Réunion, vieille colonie assimilée
à un département métropolitain »14 .
On le voit à la lecture de ce rapport, La Réunion est perçue non comme une
colonie d’exploitation, destinée à enrichir sa métropole, mais bien déjà comme un
territoire français à part entière, « assimilé à un département » qui doit donc bénéficier
au plus tôt de l’intégralité de la loi républicaine.
Comment les intentions réformatrices du gouvernement et de son
représentant se sont-elles traduites dans les faits ?
« Dès mon arrivée à la Réunion, le problème social, s’est posé à moi avec une
réalité et une acuité immédiates » écrit le gouverneur Truitard. En effet, stimulés par
les conséquences des grèves de juin 1936, marquées par la signature de l’accord
Matignon, les travailleurs du secteur public multiplient les grèves : celles-ci concernent
principalement ce poumon de l’île qu’est le CPR, administration publique gérant les
docks et le chemin de fer. Les nouvelles de métropole arrivent en effet avec les bateaux
des Messageries Maritimes et nombre de marins sont syndiqués à la CGT et le climat
de lutte sociale qui a marqué le printemps 1936 se transmet à La Réunion.
14
ADR 57 M 10, rapport de l’inspecteur général des colonies Lassale-Serre, 7/06/1937.
43
La première grève éclate au Port dès le 31 août 1936 : les dockers réclament une
augmentation substantielle de 10 F par jour, ainsi que la journée de huit heures. Le
gouverneur se rend en personne sur les lieux, rencontre les représentants des dockers.
Considérant qu’il est « du devoir de l’administration de donner l’exemple », il décide
en Conseil privé le 3 septembre d’appliquer au personnel du CPR la journée de huit
heures. Un autre mouvement spontané éclate le 8 décembre au CPR, en raison de la
décision du directeur du CPR de licencier 6 auxiliaires dont les services n'étaient plus
nécessaires. Le gouverneur, là encore, intervient directement : il donne « l’ordre » au
directeur du CPR de reporter cette décision. On le voit, pour la première fois l’Etat joue
un rôle de médiateur dans les conflits du travail. Ce rôle d’arbitre est ici le même que
celui joué par le gouvernement Blum lors de l’accord Matignon. A La Réunion, comme
en métropole, les ouvriers ont senti que si tout n’était peut-être pas possible, du moins
quelque chose avait changé substantiellement, qu’une opportunité se présentait, avec la
présence à Paris d’un gouvernement se réclamant des ouvriers, et la présence à La
Réunion, d’un gouverneur représentant ce gouvernement : au fond le « nouveau Sarda
Garriga », n’est-ce pas plutôt Léon-Hyppolite Truitard, l’envoyé de Léon Blum, et non
l’usinier René Payet ? C’est peut-être ainsi qu’il faut interpréter les acclamations qui
saluent la présence du gouverneur lorsqu’il se rend devant les ouvriers, au Port, pour
renouer les fils du dialogue social.
En définitive, à la fin de l’année 1936, alors que l’ensemble des mesures sociales
du Front populaire viennent d’être étendues par décret du 14 décembre 1936 à la colonie,
le gouverneur bénéficie d’un véritable état de grâce dans le mouvement syndical. La
journée du 11 novembre 1936 témoigne de cette ambiance : pour la première fois, un
rassemblement syndical de grande ampleur se tient à Saint-Denis, réunissant plus de 2
000 travailleurs, dont beaucoup venus du Port par train spécial. A la suite du succès de
cette journée, le gouverneur remarque que « il demeure du côté des masses ouvrières un
sentiment de fierté pour avoir ainsi réalisé une manifestation impressionnante par sa
tenue comme par son ordre et du côté des esprits incurablement réactionnaires une sorte
de dépit de la réussite inespérée de ladite manifestation. »15
L’état de grâce entre le gouverneur et le mouvement syndical ne va pourtant pas
résister à l’épreuve du pouvoir : pris en tenaille entre l’inertie des notables, l’activisme
du parti de René Payet qui entretient une agitation politique et sociale endémique sur
fond de consultations électorales permanentes et la radicalisation du syndicalisme de
gauche de la FRT, l’action réformatrice du gouverneur Truitard est de plus en plus mal
perçue. L’année 1937 est marquée par la montée en puissance du mouvement ouvrier
organisé. Cette montée en puissance s’effectue à partir d’un centre, Le Port, où le
mouvement syndical s’était déjà préalablement développé autour de l’Amicale des
employés du CPR dont certains dirigeants tels Lépervanche ou Roufli sont proches du
parti communiste. Le syndicat (FRT) et les partis de gauche se structurent à partir du
réseau des employés de la fonction publique et du CPR. L’expression proprement
politique de la gauche marxiste est encore embryonnaire, même si comme on l’a vu,
plusieurs sections de la SFIO se sont constituées. En particulier, le Parti communiste
n’a pas d’existence officielle, peut-être pour des raisons liées à la volonté de la
direction du PCF de ne pas gêner ses alliés du parti socialiste et du parti radical sur le
plan de la politique coloniale. Le courant communiste est cependant bien présent :
l’année 1937 voit pour la première fois des élus se réclamant du communisme entrer au
conseil municipal du Port, puis au conseil général après les élections d’octobre 1937.
15
ADR, 1 M 133e, lettre du gouverneur au ministre des colonies, 24/12/1936.
44
Cependant, c’est plutôt sous le drapeau du mouvement syndical, celui de la FRT/CGT,
que le socialisme et le communisme progressent à La Réunion.
Les élections municipales du Port constituent la première apparition publique du
courant communiste. Le décès inopiné du maire René Michel en février 1937 amène le
gouverneur à convoquer des élections municipales partielles pour le dimanche 20 juin.
Assez curieusement, une seule liste se présente, composée de trois candidats se
présentant comme communistes : MM. de Lépervanche, Roufli et Malet, alors que la
quasi-totalité des candidats déjà élus sont radicaux-socialistes. Ce fait, et la tonalité de
la campagne durant laquelle les trois candidats communistes combattent « avec
acharnement », les conseillers élus, montrent bien qu’au Port la FRT et plus
particulièrement sa direction communiste a su créer un rapport de force favorable en
faisant jouer le pouvoir de la rue, puisqu’elle dissuade les élus sortants de susciter des
candidatures. Faute d’opposants, les candidats communistes remportent donc aisément
cette élection. Mais les élus communistes veulent pousser leur avantage : ils estiment
que le conseil n’est plus représentatif de la population, puisqu’ils ont obtenu les
suffrages des deux tiers des électeurs inscrits et de la quasi-totalité de ceux qui se sont
rendus aux urnes. Ils décident dès lors de multiplier les pressions pour obtenir la
démission du conseil municipal. Le 27 juin, d’ailleurs le conseil ne peut se réunir, la
mairie étant bloquée par quatre ou cinq cents manifestants, et le gouverneur jugeant
inopportun d’envoyer les douze gendarmes dont il dispose sur place contre une telle
foule. Analysant ce qui s’apparente à une stratégie de rupture, alliant pression de la rue
et déni de la légitimité des institutions, le gouverneur Truitard écrit : « J’acquis
l’impression que le chef du parti communiste réunionnais, en entretenant cette
ambiance de coup de main, agissait plus en vertu d’un programme bien prémédité que
poussé par un élan spontané de défense des libertés républicaines »16.
Ces événements du Port sont riches de signification à de nombreux égards.
D’abord, ils montrent que le courant communiste est déjà structuré dans l’île et bien
influent au Port. Certes, le Parti Communiste Français n’est pas présent en tant que tel,
mais c’est bien sous l’étiquette communiste que se présentent les candidats
Lépervanche, Roufli et Malet. Comment d’ailleurs s’en étonner, à l’heure où en
métropole le PCF est en train de se transformer en parti ouvrier de masse ? A la faveur
de la victoire du Front populaire la greffe communiste est en train de prendre sur le
jeune mouvement ouvrier réunionnais. C’est la double opportunité historique offerte au
communisme à La Réunion par le Front populaire : en associant le communisme aux
autres partis de gauche, le Front populaire le rend politiquement acceptable pour les
gens de gauche, tandis que la multiplication des grèves lui fournit une audience tout en
permettant aux militants communistes tels Léon de Lépervanche ou Gaston Roufli de
démontrer leurs capacités à organiser les masses, à mener les luttes contre les patrons
ou l’administration.
Enfin les événements du Port correspondent à une rupture manifeste entre le
gouverneur Truitard et ceux qu’il appelle « les extrémistes ». Un abîme de méfiance ne
va cesser de se creuser entre lui et certains responsables de la FRT, dont justement
Léon de Lépervanche qu’il ne considère plus dès lors que comme « un tribun populaire
au petit pied ». Le gouverneur Truitard, en bon républicain, reproche à de Lépervanche
de bafouer les institutions et de placer la légitimité des « masses », ou du moins la
conception qu’il s’en fait, au-dessus des lois : pour le gouverneur, Léon de
Lépervanche serait plus proche des méthodes d’un « tribun » comme René Payet, que
16
ADR, 1 M 134e, lettre avion du gouverneur au ministre du 21/07/1937.
45
de la conception qu’il se fait de l’exercice de la démocratie. Le premier succès obtenu
au Port par des candidats se réclamant du mouvement ouvrier est amplifié quelques
mois plus tard à l’occasion des élections cantonales du 10 octobre 1937. La campagne
est marquée par un jeu complexe entre trois forces politiques : le parti de René Payet, la
nouvelle gauche qui se réclame du socialisme et s’appuie sur le syndicat FRT, et les
notables traditionnels.
C’est dans ce contexte qu’à Saint-Paul Lépervanche et les communistes, après
avoir refusé de faire liste commune avec les modérés, s’allient avec la liste présentée
par René Payet et Albert Lougnon pour former une liste dite « travailleurs de la terre et
cheminots » ! Comment expliquer une alliance aussi paradoxale, entre des militants
syndicaux qui dénoncent dans le Parti Ouvrier Paysan de René Payet une organisation
« fasciste » et les candidats du POP ? On peut voir dans cette alliance une manœuvre
visant à tenter de se rapprocher de l’électorat populaire capté jusque là par le POP dans
les campagnes, ou tout simplement le constat qu’au-delà des divergences de fond il
existe de profondes convergences entre communistes et militants du POP au niveau du
discours avec la dénonciation des « gros » qui oppriment les « petits », ou au niveau
des méthodes avec le recours systématique à la pression des « masses », au pouvoir de
la rue, dirions-nous aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ce rapprochement en annonce
d’autres : nombre de sympathisants du René Payet des années 1936/37 se retrouveront
plus tard, après la guerre, aux côtés des communistes. Et ceux ci, lors de la faillite de
l’usine de Quartier Français en 1955 soutiendront René Payet en lançant une vaste
campagne de souscription pour « sauver » l’usine de Quartier Français.
René Payet de son côté est candidat à Saint-Louis dans le fief du sénateur Léonus
Bénard : il mène justement une campagne très active au cours de laquelle il dénonce les
« capitalistes » de la liste Bénard. René Payet reprend bien sûr ses thèmes habituels de
campagne, le salaire familial pour tous, qui est une revendication majeure du POP,
d’autant plus populaire que les fonctionnaires et agents du CPR y ont déjà droit. René
Payet plaide également pour le « vote familial », considérant qu’un chef de famille
devrait avoir autant de voix qu’il a d’enfants. Mais René Payet, lors de ses réunions, fait
aussi montre de son charisme : véritable tribun, s’adressant aux hommes dans un langage
simple et imagé, il fait appel à leur virilité, les exhorte par de mâles paroles à se tenir
prêts au combat contre « César » : « Le créole a du sang dans les veines, et faites voir
dimanche que vous avez quelque chose qui pend »17, dit-il à La Rivière Saint-Louis ; à
Cilaos il demande au public pour quelle raison cinquante tirailleurs sénégalais étaient
arrivés dernièrement de Madagascar : un homme lui répond « pour baise à toi » ; sur
cette réponse, il explique aux électeurs « que les soldats étaient arrivés pour les tuer s’ils
votaient pour lui et ajoute : chers amis mettez la mairie à feu et à sang si dimanche MM.
Arnauld et Payet ne sont pas élus, c’est votre devoir »18.
Contrairement aux élections du 26 avril 1936 qui avaient donné lieu à des
affrontements meurtriers dans toute l’île, la journée du 10 octobre se déroule dans le calme,
sauf dans le Sud et en particulier à Saint-Louis, où dès le matin René Payet mobilise ses
partisans et fait le tour des bureaux de vote pour dénoncer la fraude à laquelle se livreraient les
partisans de la liste Bénard. A dix heures René Payet est à la Rivière Saint-Louis où, selon un
télégramme du chef de poste de gendarmerie, il « pénètre dans le bureau de vote, outrage le
Président, le menace d’un bâton, ses électeurs surexcités interdisant aux partisans Bénard de
voter ». A Saint-Louis, l’hôtel de ville est attaqué par les partisans de René Payet prétextant
17
18
ADR, 2 111-63-1, rapport du gendarme Dupuis, commandant le poste de Cilaos, 2/10/1937
Id.
46
que l’on y fraude : vers midi, trois cents partisans de René Payet s’apprêtent à donner l’assaut
à la mairie. Pris de panique, certains militaires tirent en l’air. Un deuxième assaut se prépare
vers 13 heures 30, à la suite de l’arrivée de nouveaux manifestants dirigés par René Payet en
personne, juché sur une automobile. En définitive si René Payet conforte ses positions dans
l’Est au détriment des notables traditionnels, il échoue à Saint Louis face à Léonus Bénard.
L’autre résultat notable de la consultation est la victoire à Saint-Paul de la liste ouvrière
montée par Lépervanche et Roufli, qui a in extremis rompu avec René Payet. « Pour la
première fois, des représentants de la classe ouvrière allaient siéger à la haute Assemblée » :
en saluant ainsi l’entrée de militants syndicaux au conseil général, le gouverneur Truitard
montre sa satisfaction. Pour lui, l’arrivée de ces nouveaux élus, plus représentatifs de la
population réunionnaise, signifie l’espoir d’une accélération des réformes. Si l’année 1937
semble donc s’achever sur l’espoir d’une accélération du changement social, les événements
de l’année 1938 ont toutefois montré que cette convergence entre le gouvernement local et la
nouvelle gauche réunionnaise était bien fragile.
A l’été 1938 la grève générale lancée imprudemment par la FRT aboutit à une
défaite pour le mouvement syndical, face à un monde rural largement dominé par les
usiniers, ou par René Payet, qui est d’ailleurs l’un d’entre eux. Les planteurs se sont en
effet mobilisés contre les ouvriers des sucreries en grève, allant jusqu’à évacuer manu
militari les usines occupées. Le risque d’affrontements violents entre planteurs et
ouvriers du CPR a d’ailleurs amené la FRT à suspendre son mot d’ordre de grève.
C’est donc sur un sentiment d’échec que s’achève l’année 1938, pour le mouvement
ouvrier affaibli par l’échec de la grève, comme d’ailleurs pour le gouverneur Truitard
qui constate à la veille de son départ que deux années d’essor du mouvement syndical
ont été remises en cause par ce qu’il appelle l’activisme irresponsable de ses dirigeants.
L’alliance entre une administration réformatrice et le mouvement syndical se brise
aussi du fait de la dureté des temps, car en métropole, à partir d’avril 1938 et de
l’investiture du radical Daladier, la priorité n’est plus aux réformes sociales, mais à la
préparation d’une guerre de plus en plus probable.
Conclusion
Comme on a pu le voir, la période du Front populaire constitue un temps fort dans
la dynamique de rattrapage et d’assimilation qui conduit à la départementalisation de
l’après-guerre. La volonté d’intégration croissante à la Mère Patrie est portée à la fois par
l’action réformatrice du gouvernement et de son représentant dans la colonie et par la
constitution d’un mouvement syndical se réclamant de l’assimilation… Mais l’année
1938 s’achève sur un recul du mouvement ouvrier : l’élection des six conseillers
généraux syndicalistes du Port est annulée par le conseil d’Etat et, à la suite des nouvelles
élections du dimanche 13 novembre 1938, la liste de gauche de Léonce Salez est battue
par celle du directeur de l’usine électrique de Saint-Denis, L. Rambaud.
Cette période a cependant joué un rôle matriciel dans l’émergence de la gauche
réunionnaise contemporaine. A La Réunion, le mouvement socialiste comme le parti
communiste naissent du Front populaire et pour ainsi dire côte à côte : fortement lié au
secteur public et notamment à l’enseignement public, le socialisme à La Réunion se
développe d’emblée dans la classe moyenne salariée, et non comme en métropole au
XIXème siècle dans la classe ouvrière. Son essor doit beaucoup à l’arrivée de socialistes
à la tête de l’Etat en mai 1936. Les origines du communisme réunionnais sont autres :
le creuset du communisme réunionnais est la ville du Port et le CPR où s’effectue la
rencontre entre d’une part des cadres syndicaux, d’origine bourgeoise ou petite
bourgeoise (R. Vergès, L. de Lépervanche) dont l’adhésion au Parti communiste est
47
difficile à dater avec précision mais remonte sans doute aux années trente, et d’autre
part une base ouvrière peu politisée puisqu’il n’y avait pas de mouvement ouvrier préexistant. Mais à partir de cette période primordiale, le parti communiste s’est nourri à
une double source : celle du communisme français, marqué à l’époque par la référence
aux valeurs républicaines depuis le choix de la stratégie de front populaire, mais aussi
celle du populisme de René Payet, sorte de rémanence de l’héritage des Francs Créoles,
mouvement de planteurs blancs datant de la première moitié du XIXème siècle, hostile à
l’abolition de l’esclavage et aux velléités réformatrices de la Monarchie de Juillet.
Cette convergence a priori paradoxale entre un homme de droite catholique et anticommuniste, proche des Croix de Feu, et le communisme réunionnais s’est manifestée
dès 1937, avec l’éphémère liste commune « travailleurs de la terre et cheminots » et
réapparaît dans les années cinquante lorsque la fédération locale du PCF a pris la
défense de l’usinier de Quartier Français. Le mouvement communiste s’est approprié la
fonction tribunitienne, protestataire, qu’avait en son temps incarnée René Payet, celle
de la défense des « petits créoles » contre les « gros zozos ». L’étude des trajectoires de
ces militants de base ou de ces sympathisants communistes qui sont venus à la
politique à travers l’action du mouvement de René Payet, le Parti Ouvrier Paysan ou le
« syndicat des haleurs de pioche », puis qui ont rejoint le parti communiste dans
l’après-guerre, constituerait à notre avis une direction de recherche féconde pour qui
s’intéresse aux origines du communisme réunionnais.
L’analyse de la nature du mouvement de René Payet reste également à faire. Car
si à bien des égards le POP évoque le Parti Social Français du colonel de La Rocque, ce
mouvement est en réalité très différent : il n’est nullement lié aux anciens combattants,
il n’est pas le produit de « l’esprit des tranchées ». Le mouvement de René Payet peut
apparaître d’une part comme un mouvement rural, mais aussi une sorte d’écho, dans La
Réunion des années trente du mouvement des Francs Créoles de la première moitié du
XIXème siècle. On retrouve en effet dans le POP le même enracinement rural, y compris
dans le cirque de Salazie, berceau de la famille de René Payet et aussi au XIXème du
mouvement Francs Créoles, la même affirmation du caractère créole du mouvement, la
même dénonciation des gros (et notamment des gros usiniers et des banques) qui
étranglent les petits propriétaires et les colons, même méfiance à l’égard du progrès
venu de l’extérieur : tout comme les Francs Créoles refusaient l’abolition de
l’esclavage, qui signifiait pour eux la ruine des petits et moyens propriétaires, René
Payet dénonce le Front populaire qui ruine La Réunion. Les formes mêmes de l’action
du POP, à la limite de la légalité, voire illégales face à un Etat dénoncé comme
illégitime évoquent aussi cet héritage. Mais bien sûr, à l’héritage des Francs Créoles se
combine l’influence du contexte européen des années trente : l’antiparlementarisme,
l’anticapitalisme, le culte du chef, l’apologie de la violence légitime des masses. Ces
éléments sont présents sous des formes diverses aussi bien dans les mouvements
fascistes, les ligues d’extrême droite, que chez les communistes. Le mouvement de
René Payet apparaît en somme comme une synthèse entre l’héritage des Francs Créoles
et le populisme des années tente, une synthèse largement marquée par la personnalité
de son chef qui a pu s’ériger en tribun d’une partie de la population réunionnaise parce
qu’il en exprimait aussi en partie les aspirations tout en défendant ses propres intérêts
patrimoniaux.
Cette communication est le résumé d’un mémoire de DEA soutenu à
l’Université de La Réunion en septembre 2000 sous la direction du professeur Yvan
Combeau par Didier Rouaux, professeur en khâgne au lycée Leconte de Lisle, Saint
Denis de La Réunion.
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