LA RÉUNION DURANT LE FRONT POPULAIRE Didier Rouaux Professeur en khâgne au lycée Leconte de Lisle, Saint-Denis-de-La Réunion. La période du Front populaire est chargée de représentations pour les Français de métropole. Qui ne se souvient des « acquis sociaux » de l’accord Matignon, des quarante heures, des congés payés ? La mémoire des grèves de juin 1936 est encore bien présente chez les salariés de notre pays et les grèves de 1936 sont devenues un mythe collectif : la joie du « peuple de gauche » le 10 mai 1981 dans les rues des villes de France en est l’un des derniers échos : d’ailleurs l’écharpe rouge et le chapeau de François Mitterrand sur ses affiches de 1981 (La force tranquille) n’avaient-ils pas pour fonction de réactiver le souvenir de Léon Blum, auquel le candidat du Parti socialiste aimait à être comparé ? Pourtant, à La Réunion, cette période semble n’avoir guère laissé de traces dans la mémoire collective. La Réunion était, certes, depuis longtemps française en 1936, et ses habitants disposaient des droits civiques depuis 1848, mais on préfère se souvenir, pour le XXème siècle, de la départementalisation de 1946, comme si l’histoire de La Réunion contemporaine avait commencé après la Seconde Guerre mondiale. C’est que la mémoire est reconstruction permanente, production de mythes fondateurs, et qu’elle est volontiers sélective : ainsi 1946 a occulté 1936, car 1946 c’est la loi de départementalisation proposée par les deux députés communistes Raymond Vergès et Léon de Lépervanche, c’est aussi un Conseil général dominé par le Parti communiste (encore « français » à l’époque), un parti qui fait ainsi irruption dans le paysage politique réunionnais, et dont les combats successifs ont contribué rétrospectivement à magnifier cette période. Mais tout n’a pas commencé en 1946 : les années 1936 à 1938 sont marquées à La Réunion par de grandes grèves et par l’organisation des premiers partis de la gauche réunionnaise faisant référence au socialisme, et surtout par la relance par le gouvernement Blum de l’assimilation de la colonie à la République : la départementalisation a été largement engagée durant le Front populaire. Cette période est également marquée par un déchaînement de violences électorales, en particulier à l’occasion des élections législatives d’avril 1936 qui font onze morts lors d’affrontements entre les partisans de René Payet, candidat populiste, et les forces de l’ordre. Le Parti ouvrier et paysan de René Payet est une force politique 33 atypique, populiste assez proche par son idéologie des Croix de Feu mais aussi du mouvement des Francs Créoles du XIXème siècle. Du point de vue de la périodisation, on peut opposer l’avant 3 mai 1936, jour du second tour des élections en métropole, et l’après 3 mai. Avant le 3 mai la vie politique réunionnaise est dominée par des enjeux strictement locaux et les élections du 26 avril, qui sont marquées par un bain de sang voient l’affrontement des élus sortants, Lucien Gasparin et Auguste Brunet, républicains modérés, et de René Payet, candidat populiste, soutenu par l’Eglise et dont les méthodes musclées évoquent celles des ligues… Durant cette période il n’est nulle part question à La Réunion du Front populaire, qui semble une affaire strictement métropolitaine. A partir du 3 mai, au contraire, la vie politique locale est de plus en plus marquée par le rythme du changement impulsé par la Métropole. Le nouveau gouverneur, nommé par le cabinet Blum a pour mission d’accélérer l’assimilation de La Réunion à la communauté nationale, tandis qu’à l’exemple des ouvriers de France, les salariés du CPR, puis les dockers, les fonctionnaires et bientôt les ouvriers des usines sucrières multiplient les grèves, s’organisent en syndicats, relayés par la constitution de partis politiques se réclamant du mouvement ouvrier tels la SFIO ou le cercle communiste de Léon de Lépervanche. Quel est le contexte social et politique de La Réunion durant les années trente ? Quelle est la signification des violences électorales du 26 avril 1936 ? Enfin comment la politique nouvelle animée par le gouvernement Blum et son représentant ici, le gouverneur Truitard s’articulent-elle avec l’affirmation du mouvement syndical et du socialisme réunionnais ? Rappelons d’abord qu’en France, le Front populaire se présente devant les électeurs en avril 1936 comme une coalition de défense républicaine, un rassemblement populaire contre la menace fasciste incarnée par les ligues d’anciens combattants qui ont participé à la manifestation du 6 février 1934 place de la Concorde. Cette coalition est en réalité la résultante de trois projets politiques divergents sur le fond, mais provisoirement convergents. Les radicaux veulent rester au pouvoir, ils choisissent cette fois une solution de cartel des gauches au détriment de la concentration. Les socialistes souscrivent à une solution de défense républicaine, mais n’excluent pas d’exercer le pouvoir. Enfin, les communistes obéissent fondamentalement à des considérations dictées par la politique étrangère soviétique. La Réunion semble toutefois bien loin du débat politique français : d’ailleurs ni les socialistes ni les communistes n’y sont représentés officiellement Quelle est la situation de la Réunion dans l’Empire français ? A l'heure où la France célèbre avec faste « la plus grande France » lors de l'exposition coloniale internationale de Paris, qui s'ouvre à Vincennes le 6 mai 1931, La Réunion fait paradoxalement figure de colonie oubliée : paradoxalement, car la Réunion, française depuis la seconde moitié du XVIIème siècle, est l'une des plus anciennes colonies, l'une des « quatre vieilles », avec la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Mais la Réunion est marginalisée par sa petite taille et son insularité. Depuis le renouveau colonial français des années 1880, la France s'est surtout livrée à une colonisation continentale : elle s'est essentiellement intéressée aux grands espaces, à l'Indochine, à Madagascar et aux vastes horizons africains. La Réunion, trop insulaire, trop exiguë, trop maritime rappelle sans doute trop la colonisation « mercantiliste » de l'ancien régime et les déboires des tentatives maritimes de la France sous la monarchie ou l'empire. 34 Les élites réunionnaises souffrent évidemment de ce désintérêt de la « MèrePatrie » à l'égard d'une colonie qui fût durant tout le XIXème siècle une « colonie colonisatrice », le pivot d'une présence française dans l'océan Indien alors essentiellement maritime ! Cette amertume des élites créoles à l'égard d'une France qui les délaisse, on la retrouve sous la plume des écrivains Marius et Ary Leblond à travers l'idéalisation de l’« île enchantée » et de la « race créole » qui en raison de sa « fécondité » a tant donné à l'œuvre coloniale et mériterait donc « la sollicitude maternelle de la métropole »1. Curieusement dans ce plaidoyer pour l'île Bourbon ce n'est pas tant la modernité, pourtant bien présente dans la colonie au travers des usines sucrières, du chemin de fer ou du port de la Pointe des Galets, qui est évoquée, mais plutôt la « beauté » de l’île jardin, de ses belles cases et de ses varangues où il fait bon vivre, le raffinement de ses mœurs dont témoignent les poètes et les écrivains, Leconte de Lisle et les Leblond. A travers ces thèmes du mythe créole, c’est le passé de l’île qui est exalté, non sa modernité. Ce rejet de la modernité qui s'exprime à travers l'idéalisation d'un âge d’or créole correspondant à la société de plantation s'explique par la peur du progrès: car l'usine sucrière ou plus encore le chemin de fer sont les vecteurs d'un progrès social que redoutent au fond les élites blanches dans la mesure où il est porteur de promotion sociale des descendants d'esclaves ou d'engagés et de métissage. Or, pour les auteurs du « Miracle de la Race », le métissage est corrupteur et avec lui sans doute le progrès social inévitablement lié à l'industrialisation. Dans la nostalgie passéiste des Leblond se lit le regret d'une époque où La Réunion était un élément important de l'Empire et mais aussi la peur du progrès. Cette peur révèle d'ailleurs les contradictions de l'élite sociale réunionnaise : elle rejette la modernité alors qu'elle en vit puisque la prospérité de l'île est justement due à la puissance de l'économie sucrière, elle sollicite l'appui de la métropole tout en récusant la modernité sociale qui est le produit de cette métropole à l'image de l'impôt sur le revenu ou la loi des huit heures adoptés après 1918 en France mais rejetés à Bourbon au nom des spécificités coloniales. La période du Front populaire va rendre cette contradiction explosive. En effet, la réalité économique et sociale de l'île de La Réunion dans l'entredeux-guerres est loin de correspondre à l'image nostalgique diffusée par les Leblond : La Réunion n'est pas un Eden tropical où la francité la plus raffinée se marie harmonieusement à une nature exubérante. L'utopie du jardin « qui envoya ses enfants coloniser l'Inde, l'île de France, les Seychelles, Nossi-Bé, Madagascar »2 cède la place à la réalité d'une colonie à économie prospère et population pauvre, où le progrès économique (mais aussi social depuis 1848) transforme la société de plantation, même si les rythmes de l'un et de l'autre ne coïncident pas nécessairement. Après des décennies de stagnation, la croissance économique repart durant la Grande Guerre : 33 000 tonnes de sucre en 1914, 91 023 tonnes en 1935. Par ailleurs le régime de protection et de contingentement des sucres, mis en place par la France en 1934 dans le cadre de la lutte contre la déflation mondiale, permet de soutenir les cours et assure aux usiniers un prix garanti. En dépit de ces progrès, la situation de la majorité de la population reste misérable : pour le mois de février 1936, la mortalité infantile des 0 à 2 ans s'établit à 204 enfants pour un total des naissances du mois de 703 : autrement dit, près du tiers des enfants meurt à la naissance ou avant deux ans, chiffre comparable à ceux du XVIIIème siècle en France. 1 Marius et Ary Leblond, L’île enchantée, La Réunion, cité par E. Maestri, Les îles du sud-ouest de l’océan Indien et la France de 1815 à nos jours, L’Harmattan, 1994 2 Marius et Ary Leblond, L’île enchantée, opus cité. 35 La Réunion offre donc en 1936 sur le plan économique et social une image contrastée, réunissant nombre des symptômes de ce que économistes appelleront dans l'après-guerre le « sous développement ». Mais si l’on compare La Réunion au reste de l'Empire français la comparaison est flatteuse, car La Réunion exporte plus en 1926 que l'immense Afrique Equatoriale Française ou que le Cameroun, son commerce extérieur représente 29% du commerce extérieur de Madagascar et il est de surcroît très légèrement excédentaire. Par ailleurs, avec 127 km de voies ferrées pour 2 500 km², La Réunion soutient plus qu'honorablement la comparaison avec la Côte d'Ivoire (572 km² pour 322 500 km²). La Réunion apparaît donc comme une colonie riche, l'une des plus développées de l'Empire, un débouché significatif pour l'économe métropolitaine, puisqu'elle importe autant de produits de la métropole que la vaste AEF ou le Cameroun, territoire où l'immense majorité de la population vit encore en autosubsistance. L'entreprise publique du C.P.R. (Chemin de fer et Port de La Réunion) qui, comme son nom l'indique, gère l'unique ligne de chemin de fer et les installations du port de la Pointe des Galets, exprime la modernité de la colonie par rapport à la plupart des territoires africains de l'Empire : le C.P.R. emploie 937 employés en janvier 19363, soit près de deux pour cent de la population active. Sur le plan social, là encore la comparaison entre La Réunion et l'Empire est largement en faveur de cette dernière. Mais justement, ce n'est pas à l'Empire que les Réunionnais aiment à être comparés mais à la métropole : l'origine française d'une forte proportion des habitants, l’abolition de 1848, qui s'accompagne de l'accès à la citoyenneté pour les affranchis, la participation de milliers de Réunionnais à la Grande Guerre ont ancré l'idée que La Réunion est une autre France, lointaine et insulaire, souvent négligée par la métropole mais qui a vocation à s'en rapprocher, à y être tôt ou tard assimilée. Or si l'horizon de La Réunion est de se rapprocher de la métropole, la comparaison avec celleci induit l'idée d'un considérable retard, comme le montre par exemple le rapport annuel du directeur du service de l'instruction publique, Hippolyte Foucque, daté de janvier 19364. Le rapport note l'existence de quatorze classes de plus de quatre-vingt élèves et de neuf classes de plus de cent élèves. En outre le rapporteur estime que « dix mille enfants d'âge scolaire ne reçoivent aucune instruction ». Cet absentéisme considérable s'explique par des causes « spéciales à la colonie », en particulier le paludisme qui fait que « nos élèves, débilisés et anémiés offrent aux diverses maladies un terrain tout préparé ». Le rapport souligne enfin les difficultés de l'enseignement du français qui « reste toujours la tâche la plus ardue » comme le montre les rédactions du brevet ou du concours d'admission au Cours Normal d'instituteurs : celles-ci, « faibles quant au fond et à la composition, sont souvent incorrectes, viciées de créolismes » en raison, entre autres, de « l'usage constant au sein des familles et entre camarades du patois local ». La situation de l'enseignement secondaire est cependant plus révélatrice encore du retard de cette société coloniale même si là aussi la tendance est à une amélioration notable : 523 élèves au Lycée Leconte de Lisle (contre seulement 363 dix ans auparavant) auxquels il convient d'ajouter ceux du cours secondaire féminin Juliette Dodu qui vient d'ouvrir et compte 337 élèves, ceux du Cours Normal qui compte 142 élèves instituteurs et ceux de l'enseignement primaire supérieur (942 élèves). En somme la tonalité générale du rapport montre que c'est bien davantage à la France que La Réunion se compare et non aux colonies plus récentes du second Empire français. Et du point de vue de la comparaison avec la métropole, l'ampleur de la tâche à accomplir en vue du rattrapage est considérable. 3 4 Archives Départementales de la Réunion, 1M131e Id. 36 La vie politique de la colonie est dominée par une étroite caste de notables républicains laïques depuis le début du siècle. Depuis 1906, ce courant organisé dans le Comité républicain a progressivement évincé avant 1914 les notables catholiques conservateurs représentés par les grandes familles de Villèle, de Chateauvieux ou de K/Véguen. Les notables républicains sont entre autres Auguste Brunet député depuis 1924, Lucien Gasparin, député depuis 1906, George Athénas, plus connu sous son nom de plume, Marius Leblond, qui représente le Comité républicain à Paris, le sénateur Léonus Bénard. Elus à l'origine sur un discours de gauche, les députés radicaux Brunet et Gasparin apparaissent dans les années trente comme des candidats de consensus, qui se présentent davantage comme les défenseurs du « Pays », de cette « petite Patrie » qu'est La Réunion. S'ils mettent encore en avant la défense des « petits » ou dans le cas de Lucien Gasparin sa qualité d'homme de couleur, ils prêchent avant tout le rassemblement des Réunionnais derrière les hommes d'expérience qu'ils sont. Enfin, grâce au soutien de la majorité des notables et notamment des maires, ils sont régulièrement réélus. Bien loin des passions qui au même moment déchirent la métropole notamment depuis le 6 février 1934, la campagne électorale de 1936 à La Réunion s'annonce pacifique, et tout le monde s'attend une fois de plus, en 1936, à la réélection des deux députés sortants. Le 14 janvier 1936 Le Peuple écrit : « Nous avons deux députés éprouvés, de solides républicains, des hommes intelligents, des citoyens clairvoyants, des défenseurs dévoués de nos intérêts collectifs. Tous deux seront réélus…Les élections se passeront dans le calme. La colonie donnera à la Métropole le spectacle de son union »5. Certes ce journal qui exprime bien le point de vue des notables républicains s'inquiète de la montée en puissance du Front populaire en métropole, mais les passions métropolitaines semblent bien loin et nul ne doute qu'à Bourbon le rassemblement derrière les élus du pays prévaudra, car « pour nous, ici, quelque sympathie, quelque passion que l'on éprouve à suivre la politique intérieure et extérieure de la France, il existe des nécessités géographiques, économiques et historiques qui imposent à la vieille colonie que nous sommes, petite et si loin de la métropole, un particularisme essentiel. Il ne peut y avoir ici qu'un parti : le Parti de La Réunion »6 Aussi est-ce avec stupeur que Le Peuple constate la candidature d'un homme nouveau, René Payet, usinier à Sainte-Suzanne où il dirige l'établissement de Quartier Français. René Payet est le fils d’un commerçant de la Mare-à-Vieille-Place, dans le cirque de Salazie. Son père, Ivrin Payet, est devenu, à force de travail et d’épargne, un gros propriétaire foncier. Ancien combattant de la Grande Guerre, René Payet effectue des études d’ingénieur (il est diplômé de l’Ecole Centrale), et devient en 1926 directeur de l’usine de Quartier Français, dont sa famille est propriétaire. Cet usinier mène depuis septembre 1935 une violente campagne contre le contingentement des sucres mis en place pour soutenir les cours l'année précédente. Le contingentement est manifestement favorable à la filière sucrière dans son ensemble. Cela n'empêche pas René Payet de mener une violente campagne de dénigrement des usiniers. A partir de cette date René Payet s'engage dans l'action politique : en février 1936 il lance un journal, Servir, dans lequel il dénonce les « Gros ». Dans ce journal, une rubrique, « la voix des esclaves » martèle l'idée que rien n'a changé à La Réunion depuis le temps de l'esclavage, que les Gros Blancs oppriment toujours le peuple créole et que celui-ci doit s'unir derrière son guide, René Payet, le nouveau Sarda Garriga, pour se libérer de ses chaînes. 5 6 Archives Départementales de La Réunion (ADR), 1 PER 81/38, Le Peuple, 14/01/1936 ADR, 1 PER 81/38, Le Peuple, 24/01/1936 37 « Il faut que nous formions une même famille, la famille créole de Bourbon. Si nous n'arrivons pas à nous unir (…) c'est l'asservissement de notre race par les étrangers »7. A partir de mars 1936, René Payet multiplie les réunions : sa candidature officielle n'est toutefois connue qu'à la fin du mois d'avril, à quelques jours à peine du premier tour des élections et cette nouvelle est accueillie avec consternation par les partisans des députés sortants : « Incroyable! Les députés sortants auront des concurrents le 26 prochain… Mais nous sommes sans inquiétude (les Réunionnais) voteront pour Gasparin, leur vieux député, l'enfant du peuple créole dont ils sont sûrs, le doyen de la représentation nationale dont il sont fiers »8. A l'heure où la métropole s'apprête à accomplir un véritable choix de société, La Réunion semble n'avoir d'yeux que pour l'opposition d'un homme nouveau, défenseur autoproclamé du petit peuple créole, et des vieux notables, défenseurs tout aussi autoproclamés des intérêts du Pays. Les élections législatives d’avril 1936 à La Réunion Les derniers jours de la campagne voient se multiplier les incidents violents. Ainsi, le jeudi 23 avril, deux cars transportant des partisans de Gasparin qui se rendaient à une réunion électorale à Champ-Borne sont « arrêtés renversés et démolis par des hommes sortis de l’usine de Quartier Français »9. Mais c’est le jour des élections que le paroxysme de la violence est atteint. A Sainte-Suzanne, dès 10 heures, plus de six cents personnes favorables à René Payet stationnent devant la mairie. Le bureau n’est protégé que par quatre gendarmes… Les gendarmes font fermer les grilles tandis que les manifestants commencent à lancer des galets. Le gendarme Godin fait alors les sommations d’usage, tire un coup de carabine en l’air puis, des coups de feu étant tirés du dehors sur la mairie, il commande de faire feu depuis le premier étage : trois hommes sont tués et une douzaine blessés (dont deux décéderont par la suite). Parmi les blessés figure Jocin Payet, frère de René Payet. Le gendarme Godin qui a reconnu être l’auteur des coups de feu fait ensuite l’objet d’une instruction judiciaire pour homicide. Les affrontements sont tout aussi violents dans l’Ouest. A la Chaloupe SaintLeu le bureau est attaqué vers 14 heures : à la suite du refus de laisser voter un électeur « ni inscrit, ni muni de sa carte électorale » ; quinze personnes tentent de pénétrer dans le bureau de vote et sont repoussées par les deux gendarmes de permanence. C’est alors un siège en règle qui commence : « quatre portes et une fenêtre s’ouvrent sous la violence des coups. Les galets se croisaient dans la salle de vote »10. Les deux gendarmes sont blessés, c’est alors qu’ils tirent au mousqueton, occasionnant la mort de trois personnes. Le maréchal des logis Bourgognon relate ainsi ces tragiques événements : « A un moment j’entendis crier à plusieurs reprises : " allez roder fusils ! allez roder fusils !". Jugeant notre situation très critique j’ordonnai de charger les mousquetons et j’ouvris le feu. Un des énergumènes (sic) tomba, ceux qui étaient avec lui s’enfuirent (…). Un groupe très mordant se tenait au coin de la boutique Ah Thy. Je fis une nouvelle victime d’un coup de mousqueton ». A la suite de ces affrontements le maréchal des logis chef Bourgognon, qui a commandé le feu fait l’objet d’une instruction pour homicide volontaire. Le bilan officiel de cette journée, marquée par de très violents affrontements entre les partisans de René Payet et les forces de l’ordre commandées par le capitaine Vérines, est de onze morts. Sur le plan politique, les deux 7 Servir, 21/03/1936 ADR 1PER 81/38, Le Peuple , 20/04/1936 9 ADR 1PER 81/38, Le Peuple, 24/04/1936 10 ADR 3 M 98, rapport du maréchal des logis chef Bourgognon, 27/04/1936 8 38 députés sortants sont réélus, à la grande satisfaction des notables républicains, mais à la colère des partisans de René Payet. Ces événements posent plusieurs questions. D’abord comment expliquer un bilan aussi lourd ? Ensuite quels étaient les objectifs de René Payet et d’Albert Lougnon ? Enfin pourquoi le discours populiste de René Payet a-t-il mobilisé autant d’hommes prêts à en découdre ? Aujourd’hui, c’est en termes de carence du maintien de l’ordre que l’on analyserait un tel bain de sang. Mais le Gouverneur de La Réunion était à l’époque très faiblement doté en forces de l’ordre : il ne disposait que de quatre-vingt gendarmes, soit un effectif nettement insuffisant pour faire face dans de bonnes conditions à des foules d’assaillants qui se comptent en centaines dans plusieurs communes. Les gendarmes ont à l’évidence été débordés et, leurs rapports le montrent, ont dans bien des cas perdu leur sang froid face à des manifestants particulièrement vindicatifs. Notons également que la conception du maintien de l’ordre dans les années trente n’est pas celle d’aujourd’hui. Dans cette société française des années trente, la vie n’a pas le même prix que dans la nôtre : c’est une société où l’on meurt plus jeune, une société qui vient de connaître la Grande Guerre, et dans laquelle « l’ombre portée de la guerre », selon l’expression de Jean-Jacques Becker, relativise le prix de la vie humaine. La vie des hommes pèse moins lourd que ces symboles sacrés de la République que sont « l’Urne », les bureaux de vote, la mairie, la Loi à qui « force doit rester ». En somme, nul ne parle de « bavure policière », ce qui aurait sans doute été le cas aujourd’hui : qui accepterait que de nos jours on garantisse le bon exercice d’une consultation électorale dans un département de 200 000 habitants au prix de onze morts ? Par contre, deux thèses s’affrontent quant à l’origine des troubles : celle des partisans de René Payet, pour qui l’Etat a fait tirer sur le peuple sans défense, et celle des notables de gauche, pour qui des démagogues, des populistes dirions-nous aujourd’hui, ont soulevé des âmes frustes par leurs promesses inconsidérées et par un discours de guerre civile. Pour les notables et pour la presse de gauche, René Payet est assimilé au colonel de La Roque et à ses Croix de Feu. Pour René Payet et ses partisans, le responsable du bain de sang, c’est évidemment l’Etat. Ce point de vue est fort bien illustré par un poème publié par Servir le 27 avril 1937 C’est à Sainte-Suzanne un dimanche d’avril Qu’on vit se rassembler tout un peuple viril De braves électeurs qui s’en allaient au vote, Qui dans un guet-apens de soldats côte à côte Tombèrent en plein jour la face aux mousquetons Que l’on tirait sur eux comme sur des cartons. Sous la balle ennemie la mort était certaine Ils tombaient sous les coups auprès d’une fontaine Au devant de l’Eglise (sic), au pied du monument Elevé à leurs fils tombés en plein tourment Lorsque l’Europe en feu se disputait la guerre. On peut noter deux éléments intéressants dans ce poème. D’abord René Payet avance la thèse du complot d’un Etat au service des « Césars » : le « peuple viril » est agressé par surprise par un Etat dont le seul but est de protéger les « gros ». Ensuite, il développe le thème du double sacrilège commis par l’Etat : les victimes sont abattues « auprès d’une fontaine » symbole d’innocence qui marque la pureté des intentions des 39 manifestants, mais il y a plus grave dans cette Réunion profondément pratiquante, ils tombent au devant de l’église , et aux pieds du monument aux morts de la Grande Guerre : c’est non seulement Dieu que l’Etat insulte par ce crime, mais encore le souvenir sacré des héros des tranchées, c’est donc la France elle-même qui est outragée. En somme, l’Etat a fait tirer sur les anciens combattants, comme lors de l’émeute du 6 février 1934, place de la Concorde. Au fond, pour René Payet, ce qui fonde la culpabilité de l’Etat, ce n’est pas tant l’usage de la violence, c’est d’abord son illégitimité. La violence, René Payet et les siens en font largement usage, sur le plan symbolique et sur le plan des faits. Mais la violence de l’Etat est illégitime parce qu’elle s’exerce contre les « Libérateurs de Bourbon » c’est-à-dire contre lui-même et ses partisans. Avant de passer à l’examen des objectifs poursuivis par René Payet, il convient de s’interroger sur la popularité de René Payet dans la population : pourquoi ces appels à la violence rencontrent-ils un tel écho dans une partie de la population ? On doit en premier lieu observer la récurrence des violences électorales depuis le XIXème siècle : cette violence apparaît comme un exutoire aux frustrations sociales, une sorte de carnaval électoral, un rite d’inversion. La vie politique dans la colonie s’apparente plutôt à un jeu d’intérêts personnels, une lutte de clans. Mais parce qu’il n’y a pas d’élections sans électeurs, la population est nécessairement impliquée dans ce jeu. La population de La Réunion est en majorité composée de citoyens pauvres, peu instruits et pour tout dire largement étrangers à une culture démocratique importée de France : or ils sont les acteurs incontournables de toute consultation électorale et les candidats doivent donc les persuader de voter pour eux et ont eu pour ce faire recours à des procédés clientélistes ainsi qu’à l’intimidation des électeurs de leurs adversaires. Mais en même temps, ces rites électoraux, avec leurs cortèges de réunions où les esprits s’échauffent, où les candidats distribuent du rhum, offrent un espace d’expression à la foule des anonymes, non pas pour s’exprimer par un vote dont l’enjeu est obscur, mais pour se défouler. La campagne électorale est le seul moment où les « gros » s’intéressent à eux . C’est le seul moment où ils peuvent en découdre avec ces symboles de l’autorité que sont les gendarmes, les bâtiments municipaux. Il y a dans ces émotions populaires à la fois un anarchisme latent qui s’exprime, dans le défi aux symboles de l’autorité publique, une frustration sociale, celle du peuple des « petits » contre les « gros » qui les gouvernent et un rite d’inversion : un jour tous les ans ou tous les deux ou trois ans, à l’occasion d’une consultation électorale, l’homme anonyme peut ridiculiser certains de ceux auxquels il doit obéir tout au long de l’année, gendarmes ou notables. L’élection est donc peut-être surtout pour les hommes de cette époque un défoulement, une « kermesse » ou une « sarabande » comme l’avaient à leur manière pressenti les Leblond qui estiment que pour le peuple, « les élections devaient être avant tout l’occasion de faire la fête »11. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les appels à la violence d’un René Payet rencontrent un large écho. René Payet a pour lui le charisme, le courage du meneur d’hommes. Par son origine relativement modeste, par son tempérament hâbleur, voire violent, il peut susciter l’adhésion des « petits » qui s’identifient à lui malgré sa fortune ; il dispose de ce que les politologues d’aujourd’hui appellent la « capacité d’incarnation ». René Payet peut incarner une autre variante, populiste celle-là, du « mythe créole » : il ne s’agit plus du mythe créole des élites, celui d’une société raffinée, productrice de lettrés (de Leconte de Lisle aux Leblond et à Maurice Bédier), mais d’une « utopie créole », celle d’un petit peuple où descendants d’esclaves, d’engagés et de petits blancs partagent la même 11 Marius et Ary Leblond, Sarabande, roman de mœurs électorales, 1904, réédité en 1934 sous le titre La kermesse noire, Paris, Editions de France. 40 pauvreté, la même manière de vivre et une certaine manière de réagir, faite d’indignation contre l’injustice, mais aussi de violence… Comment ce peuple ne seraitil pas tenté de s’identifier à un homme qui parle leur langue, partage leur violence verbale voire physique quand il le faut, en défiant « la loi » ? L’autre question qui découle de l’analyse de cette journée électorale est dès lors la suivante : quels étaient les objectifs de René Payet ? S’agissait-il de viser un mandat parlementaire donc de remporter cette élection ? Ou René Payet poursuivait-il d’autres objectifs, et lesquels ? Lougnon et Payet ne cherchaient pas réellement à conquérir un siège à l’assemblée nationale. Leur entrée en campagne est tardive : les candidatures ne sont déposées qu’au denier moment, le 18 avril, soit moins d’une semaine avant le scrutin. Mieux, la candidature d’Albert Lougnon est invalidée, sans doute parce qu’il l’a voulu : Lougnon dépose en effet sa candidature à la mairie de Saint-Paul au lieu de la remettre au gouverneur, une telle erreur s’explique difficilement de la part d’un homme qui a déjà été deux fois candidat… L’objectif de René Payet n’est pas d’obtenir un siège de député à Paris. René Payet cherche seulement à accroître son influence à La Réunion, à régler des comptes avec des notables qui ne l’ont pas reconnu comme l’un des leurs. La journée électorale du 26 avril n’est qu’un test pour mesurer son influence, en prouvant sa capacité à mobiliser des masses d’hommes dans le cadre d’actions violentes, bref sa capacité de nuisance. La fonction de cette journée électorale est pour René Payet de faire une démonstration de force. Le choix de la violence a été fait par René Payet à la fois pour prouver sa capacité à tenir la rue, à exercer le pouvoir de la rue, et pour souder ses partisans par le sang versé des martyrs de la cause. La période du Front populaire : le temps du changement, de mai 1936 à la fin de l’année 1937 Dès le 5 mai 1936, Le Peuple, peu suspect de sympathie pour Léon Blum, titre « Les socialistes au pouvoir ». Mais cette victoire inattendue de la gauche inquiète Le Peuple, car les socialistes l’emportent pour la première fois sur les radicaux : « Préparons-nous à voir les socialistes appliquer leur programme : gare à la Banque de France, gare au franc français ! »12. Mais pour d’autres le résultat des élections nationales ouvre une période d’espoir. C’est ainsi qu’on assiste également à la formation, paradoxalement après la période électorale, d’un comité du rassemblement populaire. C’est l’objet de la réunion qui se tient le 9 août 1936 dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Denis. Le bureau qui préside la séance est composé de notables : le maire de SaintDenis, Jean Chatel, le procureur Doley le président de la Ligue des Droits de l’Homme, Ludovic Revest, franc maçon et le docteur Raymond Vergès, lui-même « officier orateur » à la Loge de l’Amitié. On assiste aussi à la formation des premières sections réunionnaises de la SFIO : on y rencontre des magistrats, tels le substitut Doley, Lamine Gueye magistrat d’origine sénégalaise, des instituteurs tel Agénor Dutremblay à SaintBenoît. Ces militants jouent aussi un rôle important dans l’organisation du mouvement syndical : protégés par leur statut de fonctionnaires, profitant d’un contexte politique favorable, avec l’action du gouvernement Blum et l’arrivée à La Réunion d’un nouveau gouverneur aux idées progressistes, Léon Truitard, ils animent des réunions aux quatre coins de l’île pour tenter d’organiser les travailleurs. Le courant communiste s’affirme également à la faveur de la nouvelle situation politique : autour de Léon de Lépervanche, un cadre de l’administration du CPR, un 12 ADR, 1 PER 81/38, Le Peuple, 5/05/1936. 41 cercle marxiste se constitue au Port, auquel appartient aussi Gaston Roufli, le secrétaire de la Fédération Réunionnaise du Travail : ce courant est essentiellement implanté au CPR, administration publique qui gère le chemin de fer et le port de la Pointe des Galets. Mais tous ces militants sortent du même creuset : la Ligue des Droits de l’Homme : la section de Saint-Denis de la Ligue compte 251 adhérents au début de l’année 1938, dont 22% d’employés du CPR (22%), 13% de fonctionnaires de l’Instruction Publique, soit 13%, des employés du service de santé (dont le directeur, le docteur Raymond Vergès), au total 155 fonctionnaires sur 251, soit 61 % : on le voit le secteur public est très largement dominant dans ce vivier des forces de gauche.. Les militants communistes tels Gaston Roufli ou Léon de Lépervanche y voisinent avec les socialistes tels Agénor Dutremblay, ou Simon Lucas, des radicaux tel Ludovic Revest et des personnalités officiellement sans parti tel le docteur Raymond Vergès. L’autre fait marquant des mois qui suivent la victoire de la coalition de gauche en métropole, c’est la nomination par le nouveau ministre socialiste des colonies, Marius Moutet, d’un gouverneur aux idées proches de celles des hommes du ministère Blum, Léon Truitard. En effet les socialistes voient dans la colonisation un processus de diffusion de l’idéal de progrès incarné par la France républicaine. Pour un socialiste comme Marius Moutet, la colonisation française permet la diffusion du « modèle républicain ». Ce modèle républicain repose sur l’égalité des droits, c’est-à-dire l’égalité de tous devant la loi, le développement de l’instruction, donc de l’école républicaine, permettant la promotion des meilleurs. S’y ajoute la réduction des inégalités sociales par l’extension des droits des travailleurs et la hausse des bas salaires. Dans cette perspective, l’assimilation constitue l’horizon de la colonisation, notamment pour les « vieilles colonies » qui ont déjà, grâce aux républicains de 1848, franchi un pas décisif dans cette voie en obtenant pour leurs habitants la citoyenneté française. Il s’agit donc d’y étendre les nouvelles mesures du Front populaire sur les salaires ou la semaine des quarante heures, les congés payés ou encore la loi sur l’extension à 14 ans de l’obligation scolaire. C’est la mission confiée au nouveau gouverneur, Léon Truitard. Le 29 mai 1936, le gouverneur Choteau décède des suites d’une maladie. Le nouveau ministre des colonies nomme son remplaçant, Léon Hippolyte Truitard, qui arrive en août à La Réunion. A la lecture de l’abondante correspondance entre le Gouverneur de La Réunion et son ministre, il est clair que Léon Truitard est en phase avec les nouveaux objectifs de la politique coloniale de la République, comme en témoigne cette lettre-avion du 9 septembre 1936 : « La colonie de la Réunion, de par son organisation administrative, de par sa mentalité, de par son genre de vie est, pourrait-on dire, plus un département français éloigné qu’une colonie proprement dite »13. Le nouveau gouverneur s’attelle rapidement à la tâche. Le 14 décembre 1936, trois décrets du ministère étendent à La Réunion les dispositions des lois du 20 et 21 juin 1936 relatives aux congés payés, aux contrats collectifs et à la semaine de quarante heures. Mais dans l’entre-deux-guerres l’immense majorité des travailleurs est constituée des travailleurs de la terre, petits propriétaires, colons et surtout de ce prolétariat agricole des travailleurs journaliers : ceux-ci vivent à l’époque dans une grande misère et leur survie dépend étroitement du salaire perçu durant la période de la coupe des cannes. Dès le lendemain de l’installation du gouvernement Blum, le ministre des colonies a institué des « commissions consultatives du travail et de l’agriculture » composées du Procureur de la République, de l’inspecteur du travail, de 13 ADR, 1 M 133e, lettre avion du gouverneur au ministre des colonies, 9/09/1936 42 quatre délégués du syndicat des fabricants de sucre et de quatre délégués du syndicat des ouvriers agricoles (le « syndicat des haleurs de pioche »). Conscient que la question des salaires est pour ce prolétariat agricole d’une importance cruciale, le gouverneur Truitard envoie une circulaire aux directeurs des usines leur rappelant les décisions de la commission qui avait fixé pour la récolte à 4 F le prix de la tonne de canne coupée et laissée sur place. L’action du gouverneur en matière de salaire minimum ne se limite d’ailleurs pas à l’envoi de circulaires : par télégramme chiffré il confie au capitaine Vérines commandant le détachement de gendarmerie la mission de faire procéder par tous les chefs de brigade à « une enquête discrète afin d’établir si les prix convenus par la commission consultative du travail étaient réellement payés aux journaliers et tâcherons ». Selon les renseignements collectés par la capitaine Vérines les prix sont partout inférieurs au barème établi par la commission. Le gouverneur a bien compris l’enjeu de la question sociale dans l’île : la grande misère des travailleurs ruraux en fait une masse de manœuvre facilement influençable par des tribuns ambitieux, et la solution du problème social passe à la fois par l’élévation des conditions de vie des travailleurs et par des réformes de structure. Le gouverneur est bientôt aidé dans sa tâche par l’envoi d’une mission de l’inspection générale des colonies. L’objectif de cette mission est en particulier d’évaluer le coût de la vie, qui entre dans le calcul du supplément colonial que touchent les fonctionnaires et les ouvriers du CPR, d’évaluer le système éducatif mais aussi le système fiscal, qui à La Réunion ignore encore l’impôt sur le revenu. Cette mission aboutit à trois rapports rendus entre avril et mai 1937, dont les conclusions plaident en faveur de la hausse des salaires, d’un effort budgétaire accru de la colonie (donc du conseil général, qui vote le budget) mais aussi pour d’importantes réformes de structure. Le rapport sur la fiscalité préconise quant à lui une réforme profonde du système qui, rappelons-le, ignore l’impôt sur le revenu. Dans sa conclusion, l’auteur condamne sans appel les privilèges fiscaux dont jouissent les classes aisées de la colonie : « Le système fiscal de la Réunion est en retard d’une vingtaine d’années sur le système des impôts en métropole. Il est inique et antidémocratique au premier chef. Un tel système n’est pas admissible à La Réunion, vieille colonie assimilée à un département métropolitain »14 . On le voit à la lecture de ce rapport, La Réunion est perçue non comme une colonie d’exploitation, destinée à enrichir sa métropole, mais bien déjà comme un territoire français à part entière, « assimilé à un département » qui doit donc bénéficier au plus tôt de l’intégralité de la loi républicaine. Comment les intentions réformatrices du gouvernement et de son représentant se sont-elles traduites dans les faits ? « Dès mon arrivée à la Réunion, le problème social, s’est posé à moi avec une réalité et une acuité immédiates » écrit le gouverneur Truitard. En effet, stimulés par les conséquences des grèves de juin 1936, marquées par la signature de l’accord Matignon, les travailleurs du secteur public multiplient les grèves : celles-ci concernent principalement ce poumon de l’île qu’est le CPR, administration publique gérant les docks et le chemin de fer. Les nouvelles de métropole arrivent en effet avec les bateaux des Messageries Maritimes et nombre de marins sont syndiqués à la CGT et le climat de lutte sociale qui a marqué le printemps 1936 se transmet à La Réunion. 14 ADR 57 M 10, rapport de l’inspecteur général des colonies Lassale-Serre, 7/06/1937. 43 La première grève éclate au Port dès le 31 août 1936 : les dockers réclament une augmentation substantielle de 10 F par jour, ainsi que la journée de huit heures. Le gouverneur se rend en personne sur les lieux, rencontre les représentants des dockers. Considérant qu’il est « du devoir de l’administration de donner l’exemple », il décide en Conseil privé le 3 septembre d’appliquer au personnel du CPR la journée de huit heures. Un autre mouvement spontané éclate le 8 décembre au CPR, en raison de la décision du directeur du CPR de licencier 6 auxiliaires dont les services n'étaient plus nécessaires. Le gouverneur, là encore, intervient directement : il donne « l’ordre » au directeur du CPR de reporter cette décision. On le voit, pour la première fois l’Etat joue un rôle de médiateur dans les conflits du travail. Ce rôle d’arbitre est ici le même que celui joué par le gouvernement Blum lors de l’accord Matignon. A La Réunion, comme en métropole, les ouvriers ont senti que si tout n’était peut-être pas possible, du moins quelque chose avait changé substantiellement, qu’une opportunité se présentait, avec la présence à Paris d’un gouvernement se réclamant des ouvriers, et la présence à La Réunion, d’un gouverneur représentant ce gouvernement : au fond le « nouveau Sarda Garriga », n’est-ce pas plutôt Léon-Hyppolite Truitard, l’envoyé de Léon Blum, et non l’usinier René Payet ? C’est peut-être ainsi qu’il faut interpréter les acclamations qui saluent la présence du gouverneur lorsqu’il se rend devant les ouvriers, au Port, pour renouer les fils du dialogue social. En définitive, à la fin de l’année 1936, alors que l’ensemble des mesures sociales du Front populaire viennent d’être étendues par décret du 14 décembre 1936 à la colonie, le gouverneur bénéficie d’un véritable état de grâce dans le mouvement syndical. La journée du 11 novembre 1936 témoigne de cette ambiance : pour la première fois, un rassemblement syndical de grande ampleur se tient à Saint-Denis, réunissant plus de 2 000 travailleurs, dont beaucoup venus du Port par train spécial. A la suite du succès de cette journée, le gouverneur remarque que « il demeure du côté des masses ouvrières un sentiment de fierté pour avoir ainsi réalisé une manifestation impressionnante par sa tenue comme par son ordre et du côté des esprits incurablement réactionnaires une sorte de dépit de la réussite inespérée de ladite manifestation. »15 L’état de grâce entre le gouverneur et le mouvement syndical ne va pourtant pas résister à l’épreuve du pouvoir : pris en tenaille entre l’inertie des notables, l’activisme du parti de René Payet qui entretient une agitation politique et sociale endémique sur fond de consultations électorales permanentes et la radicalisation du syndicalisme de gauche de la FRT, l’action réformatrice du gouverneur Truitard est de plus en plus mal perçue. L’année 1937 est marquée par la montée en puissance du mouvement ouvrier organisé. Cette montée en puissance s’effectue à partir d’un centre, Le Port, où le mouvement syndical s’était déjà préalablement développé autour de l’Amicale des employés du CPR dont certains dirigeants tels Lépervanche ou Roufli sont proches du parti communiste. Le syndicat (FRT) et les partis de gauche se structurent à partir du réseau des employés de la fonction publique et du CPR. L’expression proprement politique de la gauche marxiste est encore embryonnaire, même si comme on l’a vu, plusieurs sections de la SFIO se sont constituées. En particulier, le Parti communiste n’a pas d’existence officielle, peut-être pour des raisons liées à la volonté de la direction du PCF de ne pas gêner ses alliés du parti socialiste et du parti radical sur le plan de la politique coloniale. Le courant communiste est cependant bien présent : l’année 1937 voit pour la première fois des élus se réclamant du communisme entrer au conseil municipal du Port, puis au conseil général après les élections d’octobre 1937. 15 ADR, 1 M 133e, lettre du gouverneur au ministre des colonies, 24/12/1936. 44 Cependant, c’est plutôt sous le drapeau du mouvement syndical, celui de la FRT/CGT, que le socialisme et le communisme progressent à La Réunion. Les élections municipales du Port constituent la première apparition publique du courant communiste. Le décès inopiné du maire René Michel en février 1937 amène le gouverneur à convoquer des élections municipales partielles pour le dimanche 20 juin. Assez curieusement, une seule liste se présente, composée de trois candidats se présentant comme communistes : MM. de Lépervanche, Roufli et Malet, alors que la quasi-totalité des candidats déjà élus sont radicaux-socialistes. Ce fait, et la tonalité de la campagne durant laquelle les trois candidats communistes combattent « avec acharnement », les conseillers élus, montrent bien qu’au Port la FRT et plus particulièrement sa direction communiste a su créer un rapport de force favorable en faisant jouer le pouvoir de la rue, puisqu’elle dissuade les élus sortants de susciter des candidatures. Faute d’opposants, les candidats communistes remportent donc aisément cette élection. Mais les élus communistes veulent pousser leur avantage : ils estiment que le conseil n’est plus représentatif de la population, puisqu’ils ont obtenu les suffrages des deux tiers des électeurs inscrits et de la quasi-totalité de ceux qui se sont rendus aux urnes. Ils décident dès lors de multiplier les pressions pour obtenir la démission du conseil municipal. Le 27 juin, d’ailleurs le conseil ne peut se réunir, la mairie étant bloquée par quatre ou cinq cents manifestants, et le gouverneur jugeant inopportun d’envoyer les douze gendarmes dont il dispose sur place contre une telle foule. Analysant ce qui s’apparente à une stratégie de rupture, alliant pression de la rue et déni de la légitimité des institutions, le gouverneur Truitard écrit : « J’acquis l’impression que le chef du parti communiste réunionnais, en entretenant cette ambiance de coup de main, agissait plus en vertu d’un programme bien prémédité que poussé par un élan spontané de défense des libertés républicaines »16. Ces événements du Port sont riches de signification à de nombreux égards. D’abord, ils montrent que le courant communiste est déjà structuré dans l’île et bien influent au Port. Certes, le Parti Communiste Français n’est pas présent en tant que tel, mais c’est bien sous l’étiquette communiste que se présentent les candidats Lépervanche, Roufli et Malet. Comment d’ailleurs s’en étonner, à l’heure où en métropole le PCF est en train de se transformer en parti ouvrier de masse ? A la faveur de la victoire du Front populaire la greffe communiste est en train de prendre sur le jeune mouvement ouvrier réunionnais. C’est la double opportunité historique offerte au communisme à La Réunion par le Front populaire : en associant le communisme aux autres partis de gauche, le Front populaire le rend politiquement acceptable pour les gens de gauche, tandis que la multiplication des grèves lui fournit une audience tout en permettant aux militants communistes tels Léon de Lépervanche ou Gaston Roufli de démontrer leurs capacités à organiser les masses, à mener les luttes contre les patrons ou l’administration. Enfin les événements du Port correspondent à une rupture manifeste entre le gouverneur Truitard et ceux qu’il appelle « les extrémistes ». Un abîme de méfiance ne va cesser de se creuser entre lui et certains responsables de la FRT, dont justement Léon de Lépervanche qu’il ne considère plus dès lors que comme « un tribun populaire au petit pied ». Le gouverneur Truitard, en bon républicain, reproche à de Lépervanche de bafouer les institutions et de placer la légitimité des « masses », ou du moins la conception qu’il s’en fait, au-dessus des lois : pour le gouverneur, Léon de Lépervanche serait plus proche des méthodes d’un « tribun » comme René Payet, que 16 ADR, 1 M 134e, lettre avion du gouverneur au ministre du 21/07/1937. 45 de la conception qu’il se fait de l’exercice de la démocratie. Le premier succès obtenu au Port par des candidats se réclamant du mouvement ouvrier est amplifié quelques mois plus tard à l’occasion des élections cantonales du 10 octobre 1937. La campagne est marquée par un jeu complexe entre trois forces politiques : le parti de René Payet, la nouvelle gauche qui se réclame du socialisme et s’appuie sur le syndicat FRT, et les notables traditionnels. C’est dans ce contexte qu’à Saint-Paul Lépervanche et les communistes, après avoir refusé de faire liste commune avec les modérés, s’allient avec la liste présentée par René Payet et Albert Lougnon pour former une liste dite « travailleurs de la terre et cheminots » ! Comment expliquer une alliance aussi paradoxale, entre des militants syndicaux qui dénoncent dans le Parti Ouvrier Paysan de René Payet une organisation « fasciste » et les candidats du POP ? On peut voir dans cette alliance une manœuvre visant à tenter de se rapprocher de l’électorat populaire capté jusque là par le POP dans les campagnes, ou tout simplement le constat qu’au-delà des divergences de fond il existe de profondes convergences entre communistes et militants du POP au niveau du discours avec la dénonciation des « gros » qui oppriment les « petits », ou au niveau des méthodes avec le recours systématique à la pression des « masses », au pouvoir de la rue, dirions-nous aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ce rapprochement en annonce d’autres : nombre de sympathisants du René Payet des années 1936/37 se retrouveront plus tard, après la guerre, aux côtés des communistes. Et ceux ci, lors de la faillite de l’usine de Quartier Français en 1955 soutiendront René Payet en lançant une vaste campagne de souscription pour « sauver » l’usine de Quartier Français. René Payet de son côté est candidat à Saint-Louis dans le fief du sénateur Léonus Bénard : il mène justement une campagne très active au cours de laquelle il dénonce les « capitalistes » de la liste Bénard. René Payet reprend bien sûr ses thèmes habituels de campagne, le salaire familial pour tous, qui est une revendication majeure du POP, d’autant plus populaire que les fonctionnaires et agents du CPR y ont déjà droit. René Payet plaide également pour le « vote familial », considérant qu’un chef de famille devrait avoir autant de voix qu’il a d’enfants. Mais René Payet, lors de ses réunions, fait aussi montre de son charisme : véritable tribun, s’adressant aux hommes dans un langage simple et imagé, il fait appel à leur virilité, les exhorte par de mâles paroles à se tenir prêts au combat contre « César » : « Le créole a du sang dans les veines, et faites voir dimanche que vous avez quelque chose qui pend »17, dit-il à La Rivière Saint-Louis ; à Cilaos il demande au public pour quelle raison cinquante tirailleurs sénégalais étaient arrivés dernièrement de Madagascar : un homme lui répond « pour baise à toi » ; sur cette réponse, il explique aux électeurs « que les soldats étaient arrivés pour les tuer s’ils votaient pour lui et ajoute : chers amis mettez la mairie à feu et à sang si dimanche MM. Arnauld et Payet ne sont pas élus, c’est votre devoir »18. Contrairement aux élections du 26 avril 1936 qui avaient donné lieu à des affrontements meurtriers dans toute l’île, la journée du 10 octobre se déroule dans le calme, sauf dans le Sud et en particulier à Saint-Louis, où dès le matin René Payet mobilise ses partisans et fait le tour des bureaux de vote pour dénoncer la fraude à laquelle se livreraient les partisans de la liste Bénard. A dix heures René Payet est à la Rivière Saint-Louis où, selon un télégramme du chef de poste de gendarmerie, il « pénètre dans le bureau de vote, outrage le Président, le menace d’un bâton, ses électeurs surexcités interdisant aux partisans Bénard de voter ». A Saint-Louis, l’hôtel de ville est attaqué par les partisans de René Payet prétextant 17 18 ADR, 2 111-63-1, rapport du gendarme Dupuis, commandant le poste de Cilaos, 2/10/1937 Id. 46 que l’on y fraude : vers midi, trois cents partisans de René Payet s’apprêtent à donner l’assaut à la mairie. Pris de panique, certains militaires tirent en l’air. Un deuxième assaut se prépare vers 13 heures 30, à la suite de l’arrivée de nouveaux manifestants dirigés par René Payet en personne, juché sur une automobile. En définitive si René Payet conforte ses positions dans l’Est au détriment des notables traditionnels, il échoue à Saint Louis face à Léonus Bénard. L’autre résultat notable de la consultation est la victoire à Saint-Paul de la liste ouvrière montée par Lépervanche et Roufli, qui a in extremis rompu avec René Payet. « Pour la première fois, des représentants de la classe ouvrière allaient siéger à la haute Assemblée » : en saluant ainsi l’entrée de militants syndicaux au conseil général, le gouverneur Truitard montre sa satisfaction. Pour lui, l’arrivée de ces nouveaux élus, plus représentatifs de la population réunionnaise, signifie l’espoir d’une accélération des réformes. Si l’année 1937 semble donc s’achever sur l’espoir d’une accélération du changement social, les événements de l’année 1938 ont toutefois montré que cette convergence entre le gouvernement local et la nouvelle gauche réunionnaise était bien fragile. A l’été 1938 la grève générale lancée imprudemment par la FRT aboutit à une défaite pour le mouvement syndical, face à un monde rural largement dominé par les usiniers, ou par René Payet, qui est d’ailleurs l’un d’entre eux. Les planteurs se sont en effet mobilisés contre les ouvriers des sucreries en grève, allant jusqu’à évacuer manu militari les usines occupées. Le risque d’affrontements violents entre planteurs et ouvriers du CPR a d’ailleurs amené la FRT à suspendre son mot d’ordre de grève. C’est donc sur un sentiment d’échec que s’achève l’année 1938, pour le mouvement ouvrier affaibli par l’échec de la grève, comme d’ailleurs pour le gouverneur Truitard qui constate à la veille de son départ que deux années d’essor du mouvement syndical ont été remises en cause par ce qu’il appelle l’activisme irresponsable de ses dirigeants. L’alliance entre une administration réformatrice et le mouvement syndical se brise aussi du fait de la dureté des temps, car en métropole, à partir d’avril 1938 et de l’investiture du radical Daladier, la priorité n’est plus aux réformes sociales, mais à la préparation d’une guerre de plus en plus probable. Conclusion Comme on a pu le voir, la période du Front populaire constitue un temps fort dans la dynamique de rattrapage et d’assimilation qui conduit à la départementalisation de l’après-guerre. La volonté d’intégration croissante à la Mère Patrie est portée à la fois par l’action réformatrice du gouvernement et de son représentant dans la colonie et par la constitution d’un mouvement syndical se réclamant de l’assimilation… Mais l’année 1938 s’achève sur un recul du mouvement ouvrier : l’élection des six conseillers généraux syndicalistes du Port est annulée par le conseil d’Etat et, à la suite des nouvelles élections du dimanche 13 novembre 1938, la liste de gauche de Léonce Salez est battue par celle du directeur de l’usine électrique de Saint-Denis, L. Rambaud. Cette période a cependant joué un rôle matriciel dans l’émergence de la gauche réunionnaise contemporaine. A La Réunion, le mouvement socialiste comme le parti communiste naissent du Front populaire et pour ainsi dire côte à côte : fortement lié au secteur public et notamment à l’enseignement public, le socialisme à La Réunion se développe d’emblée dans la classe moyenne salariée, et non comme en métropole au XIXème siècle dans la classe ouvrière. Son essor doit beaucoup à l’arrivée de socialistes à la tête de l’Etat en mai 1936. Les origines du communisme réunionnais sont autres : le creuset du communisme réunionnais est la ville du Port et le CPR où s’effectue la rencontre entre d’une part des cadres syndicaux, d’origine bourgeoise ou petite bourgeoise (R. Vergès, L. de Lépervanche) dont l’adhésion au Parti communiste est 47 difficile à dater avec précision mais remonte sans doute aux années trente, et d’autre part une base ouvrière peu politisée puisqu’il n’y avait pas de mouvement ouvrier préexistant. Mais à partir de cette période primordiale, le parti communiste s’est nourri à une double source : celle du communisme français, marqué à l’époque par la référence aux valeurs républicaines depuis le choix de la stratégie de front populaire, mais aussi celle du populisme de René Payet, sorte de rémanence de l’héritage des Francs Créoles, mouvement de planteurs blancs datant de la première moitié du XIXème siècle, hostile à l’abolition de l’esclavage et aux velléités réformatrices de la Monarchie de Juillet. Cette convergence a priori paradoxale entre un homme de droite catholique et anticommuniste, proche des Croix de Feu, et le communisme réunionnais s’est manifestée dès 1937, avec l’éphémère liste commune « travailleurs de la terre et cheminots » et réapparaît dans les années cinquante lorsque la fédération locale du PCF a pris la défense de l’usinier de Quartier Français. Le mouvement communiste s’est approprié la fonction tribunitienne, protestataire, qu’avait en son temps incarnée René Payet, celle de la défense des « petits créoles » contre les « gros zozos ». L’étude des trajectoires de ces militants de base ou de ces sympathisants communistes qui sont venus à la politique à travers l’action du mouvement de René Payet, le Parti Ouvrier Paysan ou le « syndicat des haleurs de pioche », puis qui ont rejoint le parti communiste dans l’après-guerre, constituerait à notre avis une direction de recherche féconde pour qui s’intéresse aux origines du communisme réunionnais. L’analyse de la nature du mouvement de René Payet reste également à faire. Car si à bien des égards le POP évoque le Parti Social Français du colonel de La Rocque, ce mouvement est en réalité très différent : il n’est nullement lié aux anciens combattants, il n’est pas le produit de « l’esprit des tranchées ». Le mouvement de René Payet peut apparaître d’une part comme un mouvement rural, mais aussi une sorte d’écho, dans La Réunion des années trente du mouvement des Francs Créoles de la première moitié du XIXème siècle. On retrouve en effet dans le POP le même enracinement rural, y compris dans le cirque de Salazie, berceau de la famille de René Payet et aussi au XIXème du mouvement Francs Créoles, la même affirmation du caractère créole du mouvement, la même dénonciation des gros (et notamment des gros usiniers et des banques) qui étranglent les petits propriétaires et les colons, même méfiance à l’égard du progrès venu de l’extérieur : tout comme les Francs Créoles refusaient l’abolition de l’esclavage, qui signifiait pour eux la ruine des petits et moyens propriétaires, René Payet dénonce le Front populaire qui ruine La Réunion. Les formes mêmes de l’action du POP, à la limite de la légalité, voire illégales face à un Etat dénoncé comme illégitime évoquent aussi cet héritage. Mais bien sûr, à l’héritage des Francs Créoles se combine l’influence du contexte européen des années trente : l’antiparlementarisme, l’anticapitalisme, le culte du chef, l’apologie de la violence légitime des masses. Ces éléments sont présents sous des formes diverses aussi bien dans les mouvements fascistes, les ligues d’extrême droite, que chez les communistes. Le mouvement de René Payet apparaît en somme comme une synthèse entre l’héritage des Francs Créoles et le populisme des années tente, une synthèse largement marquée par la personnalité de son chef qui a pu s’ériger en tribun d’une partie de la population réunionnaise parce qu’il en exprimait aussi en partie les aspirations tout en défendant ses propres intérêts patrimoniaux. Cette communication est le résumé d’un mémoire de DEA soutenu à l’Université de La Réunion en septembre 2000 sous la direction du professeur Yvan Combeau par Didier Rouaux, professeur en khâgne au lycée Leconte de Lisle, Saint Denis de La Réunion. 48