À Jean-Paul. Introduction « Il était révolutionnaire avant tout. » (Engels) I l n’y avait que onze personnes à l’enterrement de Karl Marx le 17 mars 1883 au Highgate cemetery. Nous ne pouvons savoir ce qu’aurait été la postérité de son œuvre sans la prise du Palais d’Hiver en octobre 1917 : l’auteur du Manifeste communiste serait-il aujourd’hui plus connu que Saint-Simon ou Proudhon ? Après la chute du mur de Berlin, vaut-il encore la peine de lire Marx ? La réponse semble négative. Malgré son génie, ses analyses sont celles d’un homme du XIXe siècle, plusieurs de ses prophéties furent infirmées, du moins jusqu’à maintenant, et l’on sait ce qu’il advint du socialisme « réellement existant ». Néanmoins, nos économies ne sont-elles pas capitalistes, bien que sous des formes différentes ? Les prédictions de la marchandisation de la société et de la mondialisation du marché ont-elles été réfutées ? Les classes sociales ont-elles définitivement disparu ? Des milliers de pages ont été consacrées à Marx, dont trois « Repères » aux Éditions La Découverte [Balibar, 2001 ; Durand, 1995 ; Salama et Tran, 1992]*. Quel est donc le statut de cette « Introduction » ? Elle a été écrite pour inviter à lire (ou relire) Marx, à une époque où l’on a trop tendance à penser en deçà plutôt qu’au-delà, avec le souci d’éliminer tous les écrans qui s’interposaient naguère entre le lecteur et les textes originaux * Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage. 4 INTRODUCTION À MARX Quelles lectures ? Après une première édition de l’œuvre sous l’égide du parti social-démocrate allemand, à l’initiative de Bernstein et Mehring, citée comme MEW (Marx-Engels Werke), puis une deuxième entreprise par Riazanov jusqu’à son élimination, poursuivie sous l’égide de l’institut Lénine au début des années 1930, qui prit le nom de MEGA (Marx-Engels GesamtAusgabe), et prolongée à partir des années 1960 (deuxième MEGA), la fondation internationale Marx-Engels, créée à Amsterdam en 1990, prévoit d’achever la MEGA en cent quarante volumes. Sur ces cent quarante volumes, moins de cinquante sont parus aujourd’hui… Nous nous référerons le plus souvent aux quatre tomes publiés dans la bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Maximilien Rubel : les deux premiers, publiés respectivement en 1965 et 1968, sont intitulés Économie I et Économie II ; le troisième est intitulé Philosophie (1982) et le quatrième Politique I (1994). Une notation telle que [III, p. 383] renverra à la page 383 du tome III de l’édition Rubel. Celle-ci étant parfois contestée, le recours aux autres traductions, en particulier celle des Éditions sociales, demeure utile. Parmi les innombrables interprétations de Marx, certaines sont antagonistes, souvent pour des raisons politiques et idéologiques, mais aussi parce que des contradictions existent dans les textes (entre liberté et déterminisme, entre action collective et lois de l’histoire, entre le discours positif et la dimension normative, etc.). Il est toujours possible de justifier une lecture par un choix judicieux des citations. Et ce qui nous paraît aujourd’hui toujours fécond ne correspond pas nécessairement à ce que Marx luimême considérait comme son apport principal. Dès lors, on se trouve confronté à une alternative. Soit l’on prétend s’en tenir à des critères objectifs pour cerner le « marxisme de Marx » [Aron, 2002], car ces critères (pour une anthologie, voir Papaioannou [1972]). Parmi ces écrans, il y a les innombrables réinterprétations, ou reconstructions : humaniste, structuraliste, marxiste orthodoxe, marxiste hétérodoxe, analytique, libertaire, etc. Renonçant à multiplier les développements annexes (pour une histoire du marxisme, voir Kolakowski [1987]), laissant volontiers la police des idées aux gardiens vieillissants du dogme, nous avons choisi d’en revenir à Marx lui-même, en prenant comme fil directeur sa vie (pour une biographie, voir Wheen [2003] et Bensaïd [2001]), qui mêle l’action et la pensée. Car ce qui ressort en premier lieu, au-delà d’une énergie incroyable, animée par l’espoir d’une émancipation radicale de tout ce qui asservit les hommes, c’est le mouvement. Un mouvement incessant d’acquisition de connaissances encyclopédiques, de critique de ces connaissances, d’avancées théoriques, de remises en question, dans un INTRODUCTION existent : certains textes ont été publiés de son vivant, d’autres non, souvent parce qu’il ne les jugeait pas dignes de l’être ou parce qu’ils étaient encore à l’état de brouillons ; parmi les textes publiés, certains le furent pendant la période au cours de laquelle Marx cherchait sa voie, comme il l’a affirmé lui-même ensuite, alors que d’autres n’ont pas été remis en question. Soit l’on assume le fait qu’une lecture rétrospective est toujours une interprétation orientée par le contexte sociohistorique dans lequel on l’effectue : l’histoire ne s’est pas arrêtée après la mort de Marx, le monde a changé et l’on s’intéresse alors à ce qui conserve du sens pour nous. Les arguments en faveur de la première perspective, qui privilégie la lecture du Capital, ne manquent pas. Marx a consacré trente ans de sa vie à une analyse, qu’il voulait scientifique, de l’économie capitaliste : parce que l’économie est le fondement de toute société, parce que le capitalisme est le mode de production 5 contemporain dont les contradictions, puis la crise inéluctable annoncent le communisme. Nous avons toutefois préféré la seconde perspective, qui ne censure aucun texte a priori et ne traite pas l’œuvre comme un système clos, achevé, sans failles. Elle nous paraît plus proche de la trajectoire de Marx, de sa méthode, de l’esprit dans lequel il travaillait. Plus respectueuse aussi du lecteur, que nous laissons libre de choisir entre le jeune et le vieux, entre le savant et le politique, entre le philosophe et l’homme d’action, ou de ne choisir aucun d’eux, car Marx fut tout cela à la fois. Elle conduit à adopter un plan partiellement chronologique, la distinction entre la philosophie, la sociologie historique ou l’économie n’étant justifiée que par l’orientation dominante de chaque période (et non pour des raisons analytiques, comme, par exemple, chez Schumpeter [1942]) car le découpage disciplinaire est, dans le cas de cet auteur, une façon de manquer l’essentiel. tourbillon toujours relancé par la confrontation à la réalité historique et à l’expérience de longues périodes d’engagement politique. Son œuvre n’est pas le catéchisme figé auquel les petits prophètes d’une nouvelle religion séculière l’ont réduite. Elle demeure inachevée, disséminée en une multitude de cahiers, de brouillons, pour la plupart non publiés du vivant de l’auteur. C’est pourquoi nous ne prétendrons pas dévoiler l’identité immuable du « vrai » Marx. Nous pensons que le lecteur attend autre chose : que nous lui donnions des clés d’accès à toutes les facettes de cette œuvre, à sa richesse comme à ses faiblesses et ses contradictions. À lui ensuite d’effectuer sa propre sélection critique, car Marx n’appartient pas à ses exégètes mais à tous ceux qui veulent « comprendre le monde pour le transformer ».