Subjectivité, socialité, spatialité : Le corps, cet impensé de la géographie sociale Subjectivity, sociality, spatiality: The Body in Social Geography Guy Di Méo Professeur à l’Université de Bordeaux ADES UMR 5185 du CNRS Résumé : Cet article argumente en faveur de la prise en compte du corps humain comme objet géographique. Il constate que le corps reste, à ce jour et à quelques exceptions près, plus nombreuses depuis le début des années 2000, un impensé de la géographie sociale française, à la différence de ce que l’on observe dans les écrits géographiques en langue anglaise. C’est-à-dire une réalité toujours présente dans son propos, mais jamais explicitée ni évoquée dans les problématiques, théories et méthodes que construisent ou utilisent les géographes. L’auteur replace ici le corps dans une conception personnelle de la géographie sociale. Il en fait le point de rencontre des rapports du social, du spatial et du sujet. Le corps est envisagé sous cinq angles qui en éclairent l’intérêt géographique. Il est d’abord conçu comme un espace générateur d’espaces, puis comme un organisme vivant, objet et sujet d’une écologie humaine. L’accent est mis ensuite sur sa fonction de médium des interactions et de la communication des individus dans l’espace social. Les deux dernières parties portent sur son rôle identitaire : d’abord observé en regard de l’image de soi qu’il contribue à produire et du point de vue de la distinction sociale ; puis analysé en tant qu’incorporation du social, du sexe et du genre, mais aussi des attaches territoriales (embodiment). Mots-clés : communication, corps, écologie humaine, espace géographique, incorporation, identité, individu, interaction symbolique, société, sujet, territoire. Abstract: This article argues that the human body should be considered as a geographical object. The body is still largely unthought-of in the field of French social geography -very different state in the English language one-, even if more and more exceptions can be found, particularly since the beginning of the 2000s. Though it is always present, it never appears clearly in the problems, theories, and methods used or constructed by geographers. The author of this article replaces the body in a personal conception of social geography. According to him, the body constitutes the place in which the relations between subject, space, and social facts intersect. The body is considered in five different ways that shed light on its geographical interest. First, it is seen as a space generating spaces, then as a living organism that is both the object and the subject of a human ecology. The article also lays stress on its function as medium allowing individuals to interact and to communicate within social space. The last two parts are devoted to the role the body plays regarding questions of identity: first, it is studied in relation to the self-image it contributes to produce and in relation to the point of view of social distinction; then it is studied as an incorporation of social, sex, gender and territorial dimensions (embodiment). Keywords: body, communication, geographical space, human ecology, identity, embodiment, individual, society, subject, symbolical interaction, territory. *Mes remerciements vont à Marie-José Claverie, pour ses recherches documentaires et pour ses traductions. 1 La géographie sociale (Di Méo, 1998 ; Di Méo, Buléon, 2005) s’efforce de comprendre la nature des rapports qui se nouent entre les êtres humains, sujets conscientisés, individus organisés en sociétés, personnes socialement qualifiées et l’espace géographique. Attentive aux jeux de co-construction qui se développent entre rapports sociaux et spatiaux, entre individus et groupes d’une part, espaces géographiques d’autre part (jeux producteurs de lieux et de territoires), elle tient le plus grand compte des processus de territorialisation et de mobilité qui configurent de tels rapports. Cette démarche accorde un fort crédit à la structuration sociale de l’espace géographique. Elle fait tout autant cas de la compétence et de la mémoire de chaque sujet socialisé, percevant et se représentant, par son expérience personnelle, les situations de son existence, mais agissant aussi au gré des interactions multiples qui accompagnent, au quotidien, ses pratiques de l’espace. À partir de ce canevas, je voudrais mettre l’accent, ici, sur un continuum majeur, que je n’hésite pas à qualifier de fondateur de toute géographie sociale. Il s’agit du continuum, ou succession quasi-insensible d’états de l’être humain passant par les figures enchaînées, voire confondues du sujet (conscience), de l’individu, de la personne, de l’acteur, du groupe social (communauté, classe, caste…). Continuum que l’on pourrait d’ailleurs étendre, en se référant aux phénomènes de co-construction plus haut pointés, aux lieux, territoires et réseaux spatialisés fonctionnant comme autant de scènes vivantes, constitutives d’une activité sociale qui, en même temps, les produit. Ce continuum, comme les éléments ou états qui le composent est, bien entendu, une représentation. On peut le rattacher à une interprétation spinozienne de la réalité s’opposant au dualisme cartésien. Le monisme de Baruch Spinoza rétablit en effet une sorte d’unité de l’humain et de l’espace, de l’idéel et du matériel, en leur donnant le statut d’une « substance infinie » et unique, à la fois matière et esprit dont les attributs tangibles seraient la pensée et l’étendue. Ces deux dernières se manifesteraient à notre perception, à nos sens, par les esprits et les corps confondus, spatialisés ; ceux des humains, des animaux, sans parler, dans leur plus simple matérialité (jamais unique), de tous les objets qui se situent dans le rapport géographique. Cette conception offrirait la caractéristique de ne pas séparer substantiellement les corps des esprits et, par conséquent, de confondre la matérialité géographique des premiers avec l’idéalité et l’abstraction des seconds. Elle conférerait ainsi aux consciences une sorte de surface ou de consistance géographique (corporelle, incorporée), une appartenance légitime à l’étendue, redonnant au corps toute sa puissance, aussi bien ontologique que géographique, ontique. Je peux représenter ce continuum par un triangle équilatéral dont les sommets seraient, pôles extrêmes, le sujet humain dans toute sa profondeur, intime et secrète, ses groupes sociaux constitués et l’espace à la fois nature et produit par l’action de tous (figure 1). La base du triangle figurerait le passage en continu du sujet au groupe, par les étapes fictives de l’individu, de la personne et de l’acteur. Le côté groupes sociaux/espace serait, de la même façon, jalonné par les stades du lieu et du territoire. Quant au côté sujet/espace, il égrainerait les moments tantôt phénoménologiques de la « géographicité », tantôt plus structuraux de la spatialité ; voire des séquences participant de ces deux ordres de la connaissance et de l’expérience sensible, comme dans le cas de la territorialité. Dans cette optique, je pose comme postulat (en m’inspirant de Spinoza) que d’un point de vue anthropologique et géographique, on ne saurait réduire un tel continuum à de seuls états de consciences, à des flux sociaux ou à des jeux abstraits de représentations, comme déconnectés de toute matérialité. Pas plus d’ailleurs qu’on ne saurait le ramener à une pure 2 réalité objective, matérielle et distancée du sujet humain qui la vit ou qui l’observe. C’est à ce niveau que le corps humain1 (bien sûr conscientisé, socialisé, sexué/genré, ethnique, particularisé -handicaps, âge, etc.- et spatialisé) doit faire son entrée sur la scène sociale et géographique, en tant qu’interface active, que protagoniste à part entière des procès et systèmes spatiaux. La figure 2 traduit de quelle façon le corps occupe des positions articulaires sur chacun des trois côtés stratégiques du triangle de la géographie sociale. Si l’on projette fictivement le « sujet » (pure conscience) sur le côté opposé du triangle (groupes sociaux/espace), son installation dans le continuum social/spatial passe inévitablement par le principe d’incorporation spatiale du social subjectivé. Le corps (C1), en tant qu’expression concrète du sujet, témoigne simultanément, sur cet axe, de ses autres natures : sociale et spatiale. La projection similaire du « social » (appartenance sociale à des groupes) sur le côté sujet/espace du triangle, engendre une nouvelle manifestation du corps (C2) ; ce dernier apportant la consistance sociale du sujet spatialisé ou se spatialisant. Enfin, dernier effet de projection, celle du sommet « espace » sur le continuum (base du triangle) sujet/social (C3). Dans ce cas, l’irruption de la matérialité du corps confère une forme spatiale aux figures abstraites, mais de plus en plus sociales de l’individu, de la personne, de l’acteur… Pour se résumer, si l’on projette, comme je viens de le faire, chaque sommet du triangle équilatéral sur son côté opposé, le point de concours des hauteurs/bissectrices ainsi tracées (orthocentre) est occupé par le corps (C). Ses trois formes (espèces) -subjective (C1), sociale (C2) et spatiale (C3)- se déclinent alors par sa projection sur chacun des trois côtés du triangle. Ceux, respectivement, des rencontres du social et du spatial (C1), du sujet (subjectif) et du spatial (C2), du sujet et du social (C3). Compris de la sorte comme une articulation subjectivée et substantielle du social et du spatial (ou si l’on veut, en se plaçant à un niveau plus abstrait, de l’idéel et du matériel), le corps (C) affiche des postures, des comportements, des pratiques, des consommations, des habillages et des ornementations. Il se déplace selon des parcours et des cheminements. Tous ces éléments contribuent à la production permanente et normative (co-construction consubstantielle en fait) de l’espace géographique, de ses lieux et de ses territoires. Le corps devient dès lors le point focal d’une rencontre inéluctable, permanente, entre une conscience (sujet) qu’il inclut et qui l’inclut, des normes sociales que véhiculent les habitus au travers de l’hexis corporelle, l’espace enfin qui forme, au même titre que la pensée, sa substance. 1 Réalité finalement beaucoup plus fluide qu’objet matériel aux limites indiscutables, le corps ne se définit pas aisément. La manière dont le cerne E. Grosz (1992) est, sans doute, parce que large et globale, l’une des plus satisfaisantes. Pour E. Grosz: “human body coincides with the shape and space of a psyche, a body whose epidermic surface bounds a psychical unity, a body which thereby defines the limits of experience and subjectivity”. La question des appartenances de sexe et de genre souligne combien les frontières et les fonctions symboliques identitaires du corps humain sont plus indécises et complexes qu’il n’y paraît a priori. L’expérience des bisexuels, transsexuels et autres transgenres montre, d’une part, que le sexe (ou plutôt les préférences sexuelles et choix de sexualité) n’est (ne sont) pas uniquement une donnée biologique absolue, et, d’autre part, que le lien univoque entre sexe (soi-disant biologique) et genre (socio-culturel) ne revêt aucun caractère automatique. Ainsi, l’athlète sud-africaine, championne du monde du 800 mètres en 2009 à Berlin, Caster Semenya, se considère sincèrement comme une femme, depuis sa naissance (genre), dans un corps sexuellement imprécis et indécis : femelle, mâle, hermaphrodite ? Son cas et bien d’autres remettent en question nombre de dualismes classiques, conférant, au sein de leur combinaison binaire, un effet déterminant du premier terme sur le second : du sexe sur le genre, de l’esprit sur le corps, de la nature sur la culture, de l’essentialisme sur le constructivisme, etc. (cf. J. Halberstram, 2005 ; J. D. Hester, 2004 ; C. Shilling, 1993 ; V. Kirby, 1992 ; M. Gatens, 1991 ; J. Butler, 1990…). Parmi ces auteurs, Chris Shilling adopte un point de vue dialectique tout à fait convaincant. Elle argue que le corps ne peut se réduire ni à une stricte réalité biologique, ni à une construction sociale indépendante de la nature, mais correspond à une interaction dynamique constante de ces deux ordres du réel. Un rapport dialectique similaire pourrait expliquer les relations sexe/genre, tous deux incorporés (embodiment) par les individus. 3 Dès lors, c’est par la médiation de ce corps conscientisé, socialisé (la sexuation et le genre participant de ces composantes) et spatialisé, dans le mouvement de son vécu, que des mots (géographiques) comme environnement, nature, paysage, lieu et territoire (et bien d’autres : vivre ensemble, qualité de vie et bien-être, etc.) prennent sens. Dans ces pages, je mettrai l’accent sur ces spatialités du corps. C’est alors qu’une question devient obsédante : comment expliquer cette absence ou, pour le moins, cette discrétion du corps, en France, dans le propos géographique savant ? L’idée d’un impensé de la réflexion géographique, au sens d’une réalité omniprésente et néanmoins négligée -pour des raisons idéologiques ? Pour des causes de partage disciplinaire ?- par la recherche et ses modèles théoriques (affirmation que je serai amené à nuancer quelque peu), vient alors à l’esprit. Cet effacement du corps de l’univers conceptuel de la géographie, n’est-ce pas, finalement, la rançon de ce qu’elle doit, en tant que discipline scientifique construite, à la modernité du XIXe et du premier XXe siècle ? Comme l’explique David Le Breton (1990) : « La définition moderne du corps implique que l’homme soit coupé du cosmos, coupé des autres, coupé de lui-même (en tant que conscience). Le corps est le résidu de ces trois retraits ». Ainsi (dé)spatialisé, (dé)socialisé, (dé)subjectivisé par la modernité (j’y reviendrai), rejeté dans l’ordre du biologique, le corps pouvait-il émerger en géographie, dans la tradition pesante du positivisme qui fonda les sciences modernes et leurs spécificités, leurs partages disciplinaires ? (cf. Figure 3). Notons par ailleurs que l’une des conséquences de cette réduction biologique du corps fut sa séparation radicale de l’esprit (L. Johnson, 1989). Comme l’ont bien montré les géographes féministes anglophones, cette division fut exploitée par l’idéologie patriarcale, hégémonique en Occident, afin de masculiniser à outrance l’esprit, la pensée, la raison et leur potentiel (philosophiquement élaboré en valeur universelle) d’autonomie humaine, de transcendance, d’objectivité (Gatens, 1988). Le corps, frappé du sceau de la féminité, fut affligé pour sa part de tous les stigmates de l’impureté, mais aussi de cette capacité émotive, passionnelle (jusqu’à l’hystérie) et néanmoins passive dont on affuble couramment et négativement le genre féminin (Grosz, 1989 ; Kirby, 1992 ; Rose, 1993). Autoproclamé rationnel et universel, esprit dégagé des entraves du corps, le genre masculin incorporait alors son exclusive compétence à produire les savoirs savants (Le Doeuff, 1987) et, concomitamment, à exercer un pouvoir sans partage sur la société. Baignés et nourris de ces pseudos évidences, les habitus féminins ont fini par en partager l’illusion. Quant aux géographes du XIXe et du XXe siècle, ne devaient-ils pas répondre à d’autres urgences, bien plus criantes que celle du corps, dans leur effort de fondation disciplinaire ? Sur le plan scientifique, le corps n’avait-il pas été abandonné à la biologie et à la médecine, voire à l’anthropologie, d’abord morphologique, puis sociale et culturelle ? Sans accuser les anciens, cet article s’efforce simplement de mettre l’accent sur la richesse d’un recours au corps pour qui veut promouvoir une géographie sociale et culturelle holiste, globale, intégrant la structuration du monde et l’expérience vécue, forcément corporelle, des humains. La géographie n’est certes pas mieux armée ou plus légitime que l’anthropologie pour traiter du corps. Parce que l’anthropologie jouit d’une longue et féconde expérience en la matière, le géographe a besoin de s’inspirer de ses méthodes pour forger les modalités de sa propre approche scientifique du corps. Mais il ne saurait faire l’économie de celle-ci s’il souhaite proposer une science vivante et compréhensive des rapports humains et sociaux à l’espace géographique. Une autre idée pourrait également expliquer ce silence du corps en géographie. C’est que le corps forme le creuset des routines, des habitudes, de tous ces rituels apparemment insignifiants du quotidien. Dans ces conditions, le corps ne figure-t-il pas une sorte 4 « d’évidence oubliée », une réalité naturelle/naturalisée, allant de soi, ne méritant guère d’attention particulière de la part des géographes ? Comme l’écrit David Le Breton (1990) : « Le corps est le présent – absent, à la fois pivot de l’insertion de l’homme dans le tissu du monde et support sine qua non de toutes les pratiques sociales. Il n’existe à la conscience du sujet que dans les seuls moments où il cesse de remplir ses fonctions habituelles, lorsque la routine de la vie quotidienne disparaît ou lorsque se rompt le silence des organes ». Pour être juste, il convient toutefois de signaler que si le poids de la routine, du banal, du quotidien qui l’accable, discrédite la scientificité du corps, d’autres facteurs jouent en sens contraire. C’est en particulier le cas du retour en force de l’individu sous toutes ses facettes (homme, femme, enfant, gay, lesbienne, queer, transgenre et transsexuel, handicapé, membre d’une minorité ethnique ou religieuse, avec telle ou telle couleur de la peau, etc.), du sujet, de l’acteur et de l’intime (Sennett, 1979), dans la vie sociale comme dans les sciences qui l’étudient. Ces réalités et ces aspirations ne militent-elles pas, de nos jours, en faveur de l’introduction des corps différenciés dans le propos comme dans les méthodes de la géographie sociale et humaniste ? Dans ce texte, je partirai du principe selon lequel le corps intervient au moins à quatre niveaux dans la production sociale des espaces géographiques. Primo (1), en tant qu’élément constitutif à part entière de tels espaces, mais aussi en tant que force génératrice de leur production et de leurs dynamiques. Secundo (2), en tant qu’organisme vivant parmi tant d’autres, peuplant la terre et constituant avec elle un système d’échanges (écosystème). Tertio (3), en tant que source et médium de connaissance (sensible et intellectuelle), de perception et de représentation, de communication et d’interaction sociale, de savoir. Ce dernier registre annonce et prépare, quarto, la fonction identitaire du corps humain. Je l’examinerai ici sous deux angles. D’abord (4), en tant que productrice d’image de soi et de distinction sociale, ensuite (5) dans ses extensions spatiales. 1- Le corps : un espace générateur d’espaces Le corps est un élément constitutif à part entière de l’espace physique, de même que celui-ci le constitue. Le corps est également un générateur de l’espace social : que serait une description et, a fortiori, une analyse/explication de l’espace géographique qui négligerait les corps qui l’occupent, le (re)produisent et en dessinent les principales dynamiques ? 1.1- La réalité spatiale et paysagère des corps Des géographes comme Jean Brunhes l’avaient bien compris (édition 1934) : « Ici et là, pardessus tout, ce sont des masses ou des groupes plus ou moins denses d’êtres humains. Ces êtres humains, en eux-mêmes et par eux-mêmes, sont des faits de surface et partant des faits géographiques. Ils vivent sur la terre. Ils sont soumis aux conditions atmosphériques et terrestres. Ils appartiennent à certains climats, à certaines altitudes, à certaines zones. En outre, ils vivent sur la terre : c’est en se subordonnant eux-mêmes aux faits naturels qu’ils assurent à leur corps l’entretien indispensable et à leurs facultés le développement et l’épanouissement. Dans la géographie biologique, les êtres humains occupent une place incomparable, une place unique. Ils méritent de la part des géographes une attention singulière et exceptionnelle (…) par la réalité du revêtement que leurs corps vivants forment en tels ou tels points de l’écorce terrestre ». L’être humain, s’avère donc un « fait de surface » (dimension horizontale, celle du plan ou de la carte), un « revêtement (…) de l’écorce terrestre » par son corps. Plus encore, peut-être, le corps est une composante paysagère (verticale) active de l’espace géographique. En témoignent éloquemment deux choses. D’abord notre expérience quotidienne, celle des parcours que nous effectuons dans les rues, celle de notre fréquentation des plages, des sentiers de montagne ou de la forêt. Le partage des lieux de travail, du logement, de la 5 maison, du village, du quartier, des systèmes de transport s’inscrit aussi dans cette première catégorie d’expériences pratiques. Outre que ces dernières, indissociablement sociales et spatiales, transitent par notre corps (outil sensoriel et spatialité active), celui-ci fonde les notions mêmes de rue, de plage, de maison, édifiées pour son usage et à sa mesure. Au point que ces espaces se configurent par rapport au corps, sa station debout ou son déplacement, sa vision panoramique qui fonde, je le répète, le paysage. Ensuite, notre expérience artistique découvre la double dimension d’un corps géographique, à la fois élément (horizontal) de la surface terrestre et producteur de verticalité paysagère. Ainsi, dans « les patineurs », dans « jeux d’enfants » et bien d’autres tableaux, Breughel brosse des paysages géographiques, ceux de la campagne et de la ville. Cependant, loin de les élaborer en fonction du seul jeu d’une nature mise en perspective, plus ou moins transformée par l’homme, il les soumet totalement à l’emprise des corps : ceux des patineurs et des enfants joueurs. Autre exemple, celui de « La pradera de San Isidro », où Goya peint une vue de Madrid depuis la rive du Manzanares opposée à celle de la ville. Ce qui frappe au premier plan du tableau, jusqu’à sa ligne médiane que dessine la rivière, ce sont les corps innombrables de petits personnages en parade, en promenade ou folâtrant. Ils investissent, humanisent et produisent ce paysage de Madrid, au même titre que la rivière, le bâtiment du Palais Royal, les espaces de verdure, le ciel... Mais il y a plus. Les anthropologues et les sociologues ont mis l’accent sur une attitude et une cinétique particulière du corps dans l’espace géographique : la marche à pied. Nombre de leurs travaux considèrent en effet la marche comme une manière d’imposer le corps, de lui conférer une place éminente dans le jeu/spectacle de l’espace. Pierre Sansot (1996) signale justement que « la ville (espace) se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants ». Or, observe-t-il, « marcher engage le corps ». À vrai dire, sans mépriser la marche, d’autres postures du corps s’inscrivent, de façon (peut-être ?) encore plus singulière et frappante, dans l’espace géographique. Ainsi en est-il des positions du corps assis à la terrasse d’un café, du corps faisant le pied de grue dans l’attente d’un rendez-vous, du corps couché du SDF sur la bouche d’air du métro… Si les corps ont, par leur posture, la capacité de (re)produire l’espace géographique au quotidien, c’est peut-être parce que les uns (corps) et l’autre (espace) participent d’une même nature et se construisent l’un l’autre, l’un à travers l’autre, au quotidien (Nast & Pile, 1998). 1.2- Corps et espace : une même substance, une co-construction De fait, corps et espaces n’ont pas de statut ontologique en dehors des actes performatifs, inscrits dans des rapports de pouvoir, qui matérialisent leur double réalité. Ainsi, rappellent H. Nast et S. Pile (1998), « nous vivons nos vies à travers les lieux et les (nos) corps », compris comme des matières conjointes, simultanément réelles, concrètes, imaginaires, politiques et symboliques. Cette dimension politique de la co-construction corps/espace ressort bien du constat que les corps imprégnés de leurs caractéristiques diverses (sociales, ethniques, sexuelles, de genre et d’âge…), selon le principe de l’embodiment des chercheurs anglophones (L. Johnson, 1989), ne sont pas forcément bienvenus en tout lieu. Doreen Massey (1994) s’est penchée sur les inégalités sociales liées (en particulier) à la race et au genre, en relation avec des pratiques spatiales mettant en scène les corps des femmes et des noirs. Elle utilise à ce propos la notion de « space invaders » pour exprimer le malaise produit par une présence féminine dans certains espaces ordinairement et uniquement fréquentés par les hommes. Nirmal Puwar (2004) parle alors de « bodies out of place ». Ces exemples suggèrent que les corps sont liés entre eux par d’innombrables rapports de pouvoir qui prennent consistance et se réalisent à travers l’espace. Toutes ces relations de pouvoir s’organisent différemment en fonction des variables de race, de 6 sexe, de genre, d’âge, de classe, etc., qui imbibent les corps comme les espaces. Ainsi les géographes de langue anglaise invitent le chercheur, soucieux de dévoiler le sens social et politique de tout espace, à tenir compte de ces jeux de variables incorporées par les individus. La référence à ces travaux nous conduit à remarquer que le corps fut loin d’être absent de la recherche géographique (je reviendrai sur ce point). Cependant, comme le signale R. Longhurst (1995), ce corps pris en compte par la géographie fut longtemps le corps « as Geography’s Other » ; comme si l’identification de soi ou du même (les deux termes classiques de l’identité) imposait à chaque locuteur de poser l’existence d’un autre (Other) radicalement différent de lui, si possible chargé du poids d’un cortège d’attributs péjoratifs : le sauvage, le noir, la femme… Face au mâle blanc occidental dominateur, s’identifiant à l’humain universel doué de raison. Si le corps se spatialise, l’espace, lui, acquiert une corporéité. Il se façonne à la mesure des corps qui l’habitent. « L’espace acquiert une corporéité » (Fournand, 2008) parce que le corps reste pour l’être humain la mesure phénoménologique et pratique de toute chose. Maurice Merleau-Ponty (1949-1987) a justement enseigné que notre corps constitue le point d’ancrage de notre expérience du monde. En tant qu’espace expressif originaire et réceptacle de toutes les sensations, il est à la source de notre perception, de notre prise d’information sur le monde. De façon plus concrète, la personne à mobilité réduite ramène la rue à ses espaces accessibles, aux obstacles qui la parsèment et se dressent en barrières infranchissables (marches, trottoirs, etc.) pour son corps prisonnier d’un fauteuil roulant. Prenons ici l’exemple de la rue et considérons de quelle façon les corps qu’elle canalise la façonnent à leur tour. La rue est une scène d’interaction, un contexte comportemental d’ambiance pour les corps. La structuration, le contenu, l’atmosphère et la forme des rues instaurent un cadre d’action pour les citadins. Ce cadre leur suggère des trajets et dresse des limites à leurs cheminements, à l’engagement de leurs corps dans l’espace. Ce cadre ou (mieux) contexte des lieux instaure une sorte de liberté surveillée des corps et des vécus individuels. Avec Rachel Thomas (2005), on peut retenir la notion de « milieu ambiant » pour exprimer la manière dont la structuration sociale des rues propose des cadres d’expression aux corps citadins. Comme l’écrit R. Thomas, « l’environnement sensible de l’espace public urbain possède un efficace moteur » : il encadre le déplacement des corps, facilite leur orientation dans l’espace. Pour autant, on ne saurait imaginer les attitudes corporelles d’un citadin strictement conditionnées par les contextes de son vécu, par des réactions behaviouristes aux excitations sensorielles du corps. Comme le remarque J.-F. Augoyard (1979), « tout cheminement, tout habiter se donnent non seulement comme structures, mais aussi comme configurations, c’està-dire (…) comme recréation de l’espace par le sentir et la motricité », tous deux éminemment corporels. Il « existe bien une relation de codétermination entre l’ambiance des lieux et la conduite du passant » (Le Breton, 2000), les postures de son corps, sa gestuelle. Par ailleurs, nous savons que le corps, lui-même, est un espace. Il est doté d’une spatialité. Cette dernière lui donne place et l’inscrit, de fait, au cœur du propos géographique. L’espace interdit au corps toute ubiquité (un même corps en plusieurs places) et toute confusion (plusieurs corps en une même place ; sauf pour l’expérience féminine de la grossesse). Dans ces conditions, on peut faire l’hypothèse d’une co-construction du corps et de ses espaces, des espaces. Il peut résulter de ces logiques de co-construction des corps et des espaces, ce qu’Anne Fournand appelle un phénomène de « corpospatialité ». Celle-ci se confond avec un « espacetemps dans lequel le corps et l’espace environnant ne sont plus délimités, où les limites du corps sont repoussées » (Fournand, 2008), comme pour une femme enceinte dans la salle d’accouchement d’une maternité. 7 2- Le corps : organisme vivant et sujet/objet d’une écologie humaine D’un point de vue géographique, le corps peut également être considéré en tant qu’organisme vivant, peuplant la terre avec d’autres entités biotiques et participant, avec elles, à des écosystèmes complexes. C’est ce qu’avaient retenu nombre de géographes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Pour eux, l’adaptation des corps humains à leurs milieux de vie, leur approvisionnement nécessaire en denrées alimentaires, les problèmes liés à la santé et à la maladie, relevaient d’une sorte d’écologie humaine. L’anthropologie contemporaine a revisité ces questions en insistant sur leur dimension culturelle. 2.1- Les besoins alimentaires du corps : nature et culture À la fin du premier tiers du XXe siècle, Jean Brunhes (édition 1934) estimait que « les hommes, par leurs besoins alimentaires (ceux de leur corps), modifient la géographie de façon ininterrompue ». De fait, l’occupation agricole du sol traduit dans l’espace, en fonction de réalités sociales et d’interprétations culturelles diverses, les besoins alimentaires du corps. En fait, bien d’autres nécessités des corps, physiques et culturelles, telles que se vêtir, s’abriter, circuler, produire et se reproduire, se posent aussi en tant que principes de modification permanente et remarquable de l’espace géographique. Quoi qu’il en soit, la question de la nourriture et des besoins élémentaires de l’être humain introduit un rapport puissant entre celui-ci et son espace géographique (la terre nourricière et pourvoyeuse de ressources vitales), rapport géré par la médiation du corps. Ce rapport ne relève pas uniquement d’un principe naturaliste et matériel (réponse aux besoins énergétiques et nutritionnels du corps) ou strictement géographique (la production alimentaire mobilise l’espace géographique et le modifie). On sait qu’il revêt aussi des dimensions symboliques, idéologiques et politiques fondamentales (L. Giard, P. Mayol, 1980). Dans sa dimension politique, la nourriture des corps concerne à la fois le pouvoir social, au sens large, et le pouvoir familial. Au sein de la famille, la préparation de la nourriture et des repas quotidiens ne constitue-t-elle pas une forme d’exercice du pouvoir de la mère/épouse sur ses enfants et sur son mari ? En imposant ses recettes et les plats qu’elle juge bons pour ses enfants, elle affirme une autorité symbolique sur le ménage. Il arrive d’ailleurs que des membres de la famille la lui contestent. Parfois, les enfants refusent obstinément les mets qu’elle cuisine, s’opposant ainsi à ce pouvoir. Il peut s’agir, dans les cas opposés et pourtant assez similaires sur le plan symbolique de l’anorexie et de la boulimie, d’un refus par l’enfant de son propre corps sexué, voire, avec la puberté, du refus de s’installer dans une catégorie de genre. À vrai dire, les correspondances entre sexe et nourriture sont nombreuses. Notons enfin que cette valeur symbolique des aliments dans leur rapport au corps s’accompagne désormais d’une dimension nouvelle, éminemment géographique pour le coup. Il s’agit d’une représentation qualitative des produits alimentaires que leurs consommateurs souhaitent sains et savoureux, exempts de contaminations chimiques, non modifiés génétiquement, produits selon les règles strictes d’une agriculture épargnant l’environnement. Ce que je retiens ici, c’est que ce nouveau rapport anthropologique à l’alimentation nous renvoie beaucoup plus que jadis à l’espace géographique de sa production et de sa distribution (recherche de circuits courts, économes en énergie). Jusqu’alors, la géographie ne s’introduisait dans ce rapport anthropologique que par l’intermédiaire des représentations du terroir. Maintenant, ce n’est plus seulement celui-ci qui entre dans l’assiette nourricière, c’est aussi la totalité de l’espace géographique qui s’y installe. Les exigences que le consommateur tente d’imposer (encore timidement) à la production agricole nous renvoient de facto à ses espaces géographiques. Le consommateur veut connaître l’origine des produits qu’il achète. Il 8 veut suivre leur itinéraire commercial. La territorialisation devient, dès lors, un gage de responsabilisation du producteur, un moyen de contrôle possible de son travail et de sa manière de produire, donc de la qualité déduite des denrées qu’il livre sur le marché. Ainsi l’anthropologie de l’assiette rejoint l’espace géographique de sa production, sa globalisation/mondialisation et la conscience des risques sanitaires qui l’accompagne. La liaison entre les deux s’opère par la médiation nécessaire du corps. Mais, plus encore, l’angoisse de consommer une alimentation malsaine, accélérant la dégradation du corps, rejoint l’angoisse d’une planète courant à sa perte du fait de pratiques environnementales prédatrices. Ainsi le corps périssable, condamné à la mort et à la putréfaction, communie avec une terre toute aussi mortelle que lui. 2.2- Adaptation du corps au milieu géographique et santé Lucien Febvre (1922) estimait que la problématique centrale de la géographie concerne la question des « rapports du sol et des sociétés humaines ». Cette idée ancienne remonterait au Traité des airs, des eaux et des lieux d’Hippocrate (Ve siècle av. J.-C.) ; texte qui fonde le principe de la détermination des sociétés par leur milieu géographique (sol et climat). Au milieu du XVIIe siècle, Étienne Bonnot de Condillac avait émis l’idée que le corps subit les influences physiques de son milieu de vie (lumière, température, etc.) et que les sensations qu’il en retire expliquent nombre de ses comportements sociaux. Il jetait de la sorte un pont entre les déterminations du milieu s’exerçant sur le corps humain et les attitudes sociales que celui-ci exprime. Cet héritage déterministe resta très longtemps vivant dans les savoirs géographiques, d’Hérodote à Humboldt, Ritter et Ratzel (XIXe siècle), en passant par Aristote, Lucrèce, Montesquieu et bien d’autres penseurs. Pour Lucien Febvre, il convient de voir dans ces conceptions la manifestation d’une certaine confusion entre considérations géographiques savantes et vieilles croyances astrologiques. Au début du XXe siècle, le géographe Paul Vidal de la Blache ne rechignait pas non plus à traiter de «l’influence souveraine des milieux » (1921) sur les corps et sur les sociétés. Il affirmait, par exemple, que « le climat sec resserre les tissus de la peau, précipite la circulation du sang ». Il en déduisait que « le sang, plus pauvre en eau, agit vivement sur le système nerveux et en exalte la fonction ». De telles considérations sur l’effet physiologique du climat ont été reprises, dans la première moitié du XXe siècle, par nombre d’auteurs proches de la géographie académique. Loin de ces points de vue très déterministes, Max Sorre argumentait en 1947 en faveur du développement d’une nouvelle discipline : « l’écologie humaine ». Il prétendait que « la première tâche de la géographie humaine consiste dans l’étude de l’homme, considéré comme un organisme vivant (un corps) soumis à des conditions déterminées d’existence et réagissant aux excitations reçues du milieu naturel ». Dans cette relation systémique (écologique) des corps à l’espace terrestre, Sorre retenait comme « problème central de l’écologie humaine, celui de l’alimentation » dont les effets sur les modifications des espaces géographiques sont, comme le notait déjà Jean Brunhes (1934), considérables. Il mettait également l’accent, au cœur de ce principe écologique, sur la notion, essentielle à ses yeux, de « complexe pathogène » qui « comprend, avec l’homme et l’agent causal de la maladie, ses vecteurs et tous les êtres qui conditionnent ou compromettent leur existence ». Dans cette logique, Sorre considérait « le milieu vivant comme un facteur de limitation pour l’homme et son activité » ; l’homme entendu comme corps biologique et social. Les idées de Max Sorre gardent une incontestable actualité. Du fait des mobilités accrues, il conviendrait pourtant de doter aujourd’hui le « complexe pathogène » d’une plus grande labilité spatiale. Sa dimension sociale et culturelle mériterait aussi d’être approfondie. Mais ce n’est là que nuances, comme le rappelle Antonio Guerci : « Le corps humain, dans 9 ses fonctions vitales, dans ses rapports à la santé et à la maladie, s’inscrit dans une perspective écologique et systémique qui l’établit en composante essentielle des milieux géographiques » (Boëtsch, Hervé et Rozenberg, 2007). 3- Le corps : médium d’interaction et de communication dans l’espace Dans les domaines de la connaissance (sensible et intellectuelle), de la perception et des représentations, de la communication et des rapports sociaux, du savoir en général, le corps médiatise toutes les formes d’interaction. Pour cela, il instrumentalise et opérationnalise l’espace dont il est pétri. En fait, il ne s’agit pas de son seul espace constitutif. Il s’agit aussi de ces scènes spatiales (extensions du corps ?) où il s’immisce et se fond ; lesquelles campent, au quotidien et en tout lieu, son milieu de vie. 3.1- Le corps, émetteur et outil de communication On sait qu’il existe un ou plutôt des langages corporels autorisant la manifestation/diffusion de passions, de sentiments, d’émotions et d’intentions diverses. Par-delà la diversité des cultures, ces langages revêtent une dimension universelle ; ceci du fait que chacun de nous paraît en mesure de décoder un minimum de significations intimes, repérées dans la gestuelle corporelle de tout individu partageant sa propre culture. Cependant, il convient de prendre garde. Cette réduction de l’intime aux expressions du corps, ce transfert du sens au signe, de l’intention au geste ne va pas de soi. D’une part, chacun ne possède pas forcément les clés culturelles permettant de déchiffrer la gestuelle, les postures du corps d’un autre, de l’autre. D’autre part, Bernard Andrieu (2007) remarque que «cette réduction de l’intériorité dans l’externalité suppose que, de la surface extérieure du corps, la signification soit captive malgré le contrôle volontaire du sujet ». Ce qui revient à affirmer que « l’involontaire du corps voudrait dire la vérité du sujet, malgré lui ». Il faut donc distinguer « l’intention corporelle » venant de « l’inconscient cérébral », de « l’intention corporelle consciente ». Retenons que c’est sans doute le jeu entre ces deux types d’intentions (volontaires et involontaires) qui traduit, corporellement, la réalité du sujet intime ; mais un sujet déjà imprégné de culture et « d’hexis corporelle ». Dernier terme que P. Bourdieu (2002) définit comme un « signum social » (bien sûr sexué et « genré ») inscrit sur et dans le corps. Notons aussi que le psychologue Henri Wallon (1942) voyait dans les mouvements du corps bien autre chose qu’un « simple mécanisme d’exécution ». Pour lui, ces expressions corporelles « rendent possible, par degrés, des façons de s’adapter et de réagir qui les dépassent ». Et « le corps peut conduire à la conscience avant d’en être l’objet (…) Il y a une intelligence du mouvement en dehors du trajet classique subordonnant le moteur à l’idée ». Il décelait ainsi des « ressources de sens où elles ne semblaient pas exister : dans le corps ». Pour saisir les signes des langages corporels émis par les autres, il convient aussi que mon corps dispose de capteurs sensibles et de transmetteurs de ces informations vers le cerveau. On sait le rôle de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, du goût et du toucher, éminemment corporel, en la matière. Tenir compte des évitements qui figurent comme des négatifs du toucher dans la communication corporelle, nous conduit à envisager ici la question de l’interactionnisme symbolique et de la place que cette théorie réserve au corps spatialisé. 3.2- Le corps et l’interaction symbolique David Le Breton (1990) nous engage sur cette voie lorsqu’il écrit que : « le corps est au cœur de l’interaction individuelle et collective, au cœur du symbolisme social, un analyseur d’une grande portée pour une meilleure saisie du présent ». Dans ses ouvrages, Erving Goffman (1973, 1974) décrit les différentes postures que les corps expriment au gré de la vie sociale. Pour cet auteur, dans toutes les situations qui les mettent en face à face avec les autres, les individus établissent une interaction, un rapport très 10 sommaire de prise en considération. Ils s’entourent pour cela de précautions. Ils s’arrangent pour que cette relation s’apparente soit à un évitement préservant le territoire (espace proche) d’autrui, soit à un contact ritualisé et policé, obéissant à des règles sociales très strictes. Pour Goffman, ces rites, loin d’être sacrés, relèvent de la plus grande banalité. Il « emploie le terme rituel parce qu’il s’agit d’actes dont le composant symbolique sert à montrer combien la personne agissante est digne de respect, ou combien elle estime que les autres en sont dignes » (Marcellini, Miliani, 1999). De tels rites accompagnent donc les interactions qui se déroulent sur la scène du social. Cette scène goffmanienne, ce sont les unités d’interaction sociale au quotidien (individus s’évitant ou se rencontrant) révélant l’ordre normatif dans lequel elles évoluent. L’importance du respect de soi et du respect de l’autre est telle que, pour chaque protagoniste, le moindre stigmate physique (handicap, tenue vestimentaire, couleur de peau, vieillesse, etc.) provoque un malaise relationnel. Ainsi, de l’apparence même du corps dépend la possibilité et l’efficacité sociale de l’interaction. Comme l’observent Anne Marcellini et Mahmoud Miliani (1999), par sa méthode, « Goffman s’émancipe de tout relativisme culturel, en remarquant que les organisations rituelles varient, certes, d’un groupe culturel à un autre, mais que le rituel, voire le principe ritualiste lui-même, comme dispositif de socialisation et de figuration, au sens théâtral du terme, est partout observable ». Je regrette pourtant que les scènes de l’interaction, chez Goffman, fassent aussi peu cas de leur contexte géographique, alors que nous avons pu mesurer, plus haut, combien le corps, lui-même, s’en imprègne. Notons à ce propos que Julia Cream s’efforçait, dès 1994, de reconfigurer les « contours du corps » à la lumière de variables géographiques comme les territoires communautaires ou les discours sur l’espace. 4- Le corps identitaire (1) : image de soi et distinction sociale Savoir, perception et représentation peuvent s’entendre, pour chacun, en regard de son propre corps comme de celui des autres. On comprendra que ces images de soi et des autres, impliquant le corps, participent grandement à l’identification individuelle comme à la production des modèles de distinction sociale et spatiale. 4.1- Un corps pour soi, « immanent au sujet » et identitaire Pour chacun, « le corps est de fait immanent au sujet » (B. Andrieu, 2006), il se confond avec lui, avec son identité. Il y a identification concomitante du sujet et de son corps. Longtemps pourtant, avant que ne se dessine la modernité, le sujet aurait oublié ou occulté son corps (figure 3). Que ce corps soit interprété comme la mauvaise part de l’humain, perçue et subie comme une fatalité, entachée du péché originel. Que ce corps se confonde avec le cosmos, la nature, la communauté et, du coup, s’évade de son enveloppe sensible. Le corps d’aujourd’hui n’est pas, non plus, celui de la modernité qui émergea aux temps de la Renaissance. Cette première modernité (XVIe – XVIIe siècle) l’avait érigé en « élément isolable de l’homme auquel il prête son visage » (D. Le Breton, 1990). Une telle relégation du corps à l’écart de l’esprit, de la société, mais aussi de l’espace terrestre et du cosmos n’a certainement pas contribué, comme je le signalais déjà dans l’introduction de cet article, à lui conférer une place et un rôle dans la géographie savante qui naquit à la fin du XIXe siècle. Cette dernière se replia surtout sur l’étude de la nature et des effets spatiaux de l’action des collectivités humaines. Plus tard elle s’orienta vers l’analyse des rapports qui se tissent entre les lieux. Aujourd’hui, en des temps que l’on peut, très grossièrement, qualifier de postmodernes, de (sur)modernes ou d’hypermodernes selon les auteurs, la situation s’inverse. Le corps constitue, de plus en plus, le « seul lieu identitaire du sujet » (B.Andrieu, 2006). Quand ils le peuvent, quand ils en ont les moyens économiques ou techniques, les individus 11 travaillent à le rendre de plus en plus attrayant, performant, satisfaisant ou simplement original. Ils l’inventent ou le réinventent dans le souci de s’identifier. Cette construction identitaire, édifiée autour du corps, peut être qualifiée « d’identité hybride » ; à la carte en quelque sorte. Elle se bâtit à l’aide d’éléments et de patrimoines héréditaires, en référence aussi à diverses appartenances : territoriale (locale, régionale, nationale, mondiale…), religieuse et ethnique, sociale et de genre (caractères sociaux féminins ou masculins, associés ou non au sexe biologique, voire à une préférence sexuelle). Elle inclut également des jeux de postures particulières et d’apparences fabriquées : piercings, tatouages, prothèses et implants… Bref, une personnalisation de la matière corporelle, de la chair. Cette identification devient parfois, pour chacun, une « fabrication imaginaire du soi », un « mode de subjectivation par lequel le sujet se met en culture en construisant une matière corporelle » (Andrieu, 2008), compatible à l’image qu’il se fait de lui-même, plus qu’aux normes sociales en vigueur… Sous-culture particulière mise à part. Ainsi, le corps contemporain, hybride et transformé, tendrait à épouser les représentations que s’en fait son propre sujet. Riche de nouveaux savoirs sur lui-même, instruit de techniques mises à sa portée, l’être humain qui en a les moyens procède à l’invention (réinvention) de son propre corps. Ce dernier, naguère simple objet, « serait désormais sujet, reflet de soi, l’individu devenant maître de son image corporelle, véritable support identitaire » (Mottot, 2008). Le corps, ainsi modelé, se transforme en outil d’identification, on l’a vu, mais aussi en instrument de conquête et d’ascension sociale dans la lutte pour les places (Lussault, 2007), sur l’échiquier social et géographique. 4.2- Corps, constructions sociales et premières ébauches de structures territoriales Le corps des autres nous apprend beaucoup sur leur condition sociale. C’est que, comme l’observe Georges Vigarello (2004) : « Le corps est le premier lieu où la main de l’adulte marque l’enfant. Il est le premier espace où s’imposent les limites sociales et psychologiques données à la conduite. Il est l’emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons ». La rectitude du corps, au premier rang de ses postures sociales (à la ville et au champ, au travail ou dans les loisirs), fournit, sur ce point, une indication majeure. Longtemps (toujours ?) signe de distinction sociale, « la verticalité qui est le premier critère d’humanité s’obtient et se conserve par des manières de se tenir (debout, assis, accroupi ou allongé) qui sont produites par un modelage social où interfèrent le physiologique, le sacré et le psychologique. Rêve de rectitude, morale et dorsale, constamment retravaillé par la quête de la souplesse » (Histoire du corps, tome I). La rectitude du corps s’établit en véritable symbolique de l’humain : être debout, vertical, indique le refus de l’animalité et traduit une intention de domination. On sait que la prestance et la rigueur du maintien incorporent et attestent l’appartenance à une classe supérieure. Ajoutons, du point de vue de la géographie, que la droiture du corps fonde aussi une troisième dimension de l’espace : celle de la hauteur, du paysage qui s’élève du sol, qui s’évade de la carte et du plan. Il n’existe pas de paysage sans élévation. Parallèlement, c’est bien par l’éducation en général, celle du corps en particulier, dans ses formes les plus matérielles et les plus spatialisées (celles de l’école, du gymnase, du stade, du terrain de manœuvre, etc.), que passa la diffusion du nouvel ordre social : celui de l’État et de la nation, nantis de leur territoire, organisé et borné. Ainsi les rangs, le dispositif quadrillé des gymnastes dans la salle de gymnastique, celui des équipes sportives sur le terrain du stade, dessinent l’image métaphorique d’une société et d’un territoire bien ordonnés, organisés dans l’ordre et dans l’efficacité, avec des individus droits, patriotes, forts et disciplinés. C’est ce que pensait Michel Foucault (1975), pour qui « le grand livre de l’homme - machine aurait été rédigé, simultanément, sur deux registres : celui anatomo-métaphysique dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué ; celui technico- 12 politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers, et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps ». Observant la rupture avec cette modernité, Jean Baudrillard (1966) a bien noté que, de nos jours, le corps épouse le monde technique hypermoderne où « le problème du réglage et de l’adaptation (des systèmes) efface quasiment celui de la dépense (de force et d’énergie) ». Pour Baudrillard, désormais, « dans une multiplication de rétroactions, machines et corps échangent leurs modèles ». Le corps est entré dans l’âge cybernétique et informatique, il participe de l’hyperespace. Il s’inscrit en parallèle dans une logique d’individuation qui l’amène à se singulariser par des pratiques (sportives en particulier) et des expressions moins institutionnalisées que naguère, plus libres et plus ouvertes, accomplies dans le cadre d’espaces (privés ou publics) moins normés. Pour Georges Vigarello (2004), cette évolution ne manque pas de conséquences géographiques : « L’espace est parcouru différemment. La cartographie qui arrêtait un réseau de tracés suivi par les mouvements, infléchit ses intérêts premiers vers un réseau de signaux attendus ». C’est donc bien de la fin annoncée du paradigme topographique et du territoire classique, avec ses lieux contigus et son espace continu qu’il s’agit. Tous deux tendent à s’effacer devant les réseaux topologiques et des territoires de plus en plus idéalisés et virtuels. La mobilité ébranle, sans le discréditer ni le détruire, mais en le transformant profondément, le vieil ancrage territorial. 5- Le corps identitaire (2) : du sujet social à son incorporation territoriale Par-delà sa rectitude ou son effacement, d’autres postures du corps nous renseignent, de manière plus théorique, sur la manière dont s’incorpore dans cette chair humaine subjectivée les marques des appartenances sociales, culturelles et ethniques, de sexe et de genre, mais aussi spatiales ou géographiques de chaque individu. Les géographes français ont, au total, médiocrement contribué à cette recherche sur les territorialités incorporées. 5.1- Hexis et inscription corporelle des territoires Pour Pierre Bourdieu (1980) : « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations ». L’intériorisation objective des conditions concrètes d’existence dont témoigne, pour chacun, l’habitus, fournit une matrice incorporée de perception, de jugement et d’action. Cette matrice donne forme, également, aux sensations corporelles et aux affects des individus. Pierre Bourdieu appelle « hexis corporelle » cette sorte de dimension intime de l’habitus dont le corps lui-même, par ses postures habituelles, par sa structuration/construction même, porte témoignage. J’ajouterai que l’espace social (non celui de Bourdieu, mais celui des géographes) entre dans la constitution structurelle du corps et contribue à son hexis. Le rapprochement de deux textes (l’un d’un géographe ou assimilé, l’autre de Bourdieu) illustre ce phénomène d’incorporation de son espace social par l’individu. -Texte 1 : (Henri Prat, 1949, L’Homme et le sol, Paris, Gallimard, Coll. Géographie Humaine). « Le paysan endurci dès l’enfance, supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême vieillesse (…) Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses mouvements. Le paysan ne court jamais, ne 13 précipite jamais son geste. C’est que le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes vifs. Allez donc courir avec des sabots alourdis de plusieurs livres de glaise. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges, épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur ». Jamais, à ma connaissance, la littérature géographique n’est allée aussi loin en matière d’expression (avant la lettre) de l’hexis corporelle. Renée Rochefort, elle-même, l’une des fondatrices de la géographie sociale française, dans sa célèbre thèse sur Le travail en Sicile (1961), n’en dit pas autant sur l’incorporation des espaces sociaux. Certes, son texte montre la lenteur des corps, leur faible implication dans un travail aux limites mal définies. Il évoque leur fatigue, leur écrasement, tant par les effets du climat que par ceux de la structure sociale qui définit la nature et les conditions du travail. Mais l’expression de l’hexis corporelle n’atteint pas, dans sa thèse, l’acuité (un peu forcée ?) qui ressort du texte de Prat. -Texte II : (Pierre Bourdieu, 2002, Le bal des célibataires, Paris, Éditions du Seuil). À la différence de Prat, P. Bourdieu n’objective pas l’hexis corporelle du paysan béarnais de l’après-guerre. Il la présente comme l’observation critique et caustique des citadins qui mettent l’accent sur « la lenteur et la lourdeur de sa démarche ». Pour eux, dit Bourdieu, « l’homme de la brane (champs, campagne) c’est celui qui, lors même qu’il foule le goudron de la carrère (route), marche toujours sur un sol inégal, difficile et boueux ; celui qui traîne de gros sabots ou des bottes pesantes, lors même qu’il a mis ses souliers du dimanche ; celui qui va toujours à grands pas lents, comme lorsqu’il marche, l’aiguillon sur l’épaule, en se retournant de loin en loin pour appeler les bœufs qui le suivent. Sans doute, ne s’agit-il pas d’une véritable description anthropologique -ajoute Bourdieu- ; mais d’une part, l’ethnographie spontanée du citadin appréhende les techniques du corps comme un élément d’un système et postule implicitement l’existence d’une corrélation au niveau du sens, entre la lourdeur de la démarche, la mauvaise coupe du vêtement ou la maladresse de l’expression ; et d’autre part, elle indique que c’est sans doute au niveau des rythmes que l’on trouverait le principe unificateur du système des attitudes corporelles caractéristiques du paysan ». Il n’empêche que l’hexis corporelle (objectivée chez Prat, ramenée au regard du bourgeois chez Bourdieu) parle sans conteste de l’espace social du géographe. C’est une avancée en regard de la manière dont Hume, dans son Traité de la nature humaine (livre II), considérait la socialisation du corps humain : « La peau, les pores, les muscles et les nerfs d’un journalier diffèrent de ceux d’un homme de qualité ; de même ses sentiments, ses actions et ses manières. Les différentes conditions de vie influencent toute la structure, externe et interne ». Norbert Elias (1977) avait étudié de la même façon la question de l’incorporation des contraintes et des normes sociales, sans faire plus de place à leur dimension spatiale. 5.2- Le maigre apport des géographes français à la connaissance des rapports corps/espace Il faut bien admettre que, dans l’ensemble, les géographes français se sont assez peu essayés à cette géographie par les corps. Leur approche du corps s’est plutôt orientée dans deux autres directions que l’on retrouve dans la collection consacrée à la Géographie Humaine, fondée et dirigée chez Gallimard (NRF), dès les années 1930, par l’élève de Jean Brunhes : Pierre Deffontaines. L’une de ces directions relève de l’anthropologie physique ou de l’anthropobiologie. Elle fut surtout empruntée par des anthropologues appelés à contribuer à la collection. Ainsi, Ernst Manker, auteur de l’ouvrage Les Lapons des montagnes suédoises (1954), présente leur corps de la façon suivante, strictement morphologique : « petite taille, jambe relativement courtes, crâne brachycéphale, visage large à pommettes saillantes, mâchoire inférieure très étroite, amincie, menton pointu et profil du nez concave, partie inférieure de la face nettement 14 triangulaire. Chez les Lapons, la couleur de la peau est claire avec une nuance brune, les yeux bruns, les cheveux foncés et raides, la barbe peu fournie. Le repli mongoloïde des paupières ne fait pas tout à fait défaut mais est rarement très marqué. Le menton est le plus souvent proéminent et rappelle celui de certains peuples de l’intérieur de l’Asie ». Rien dans cette description qui n’évoque l’incorporation d’une condition sociale ou même de traits culturels. Il s’agit uniquement de notations spécifiques à caractère morphologique et biologique. Lorsque les géographes du siècle passé se livraient à de semblables descriptions, il n’était pas rare que leur démarche, d’abord inspirée par l’anthropologie biologique, sombrât rapidement dans l’évocation du pittoresque et de l’exotique : une manière de définir « l’Autre Géographique », colonisé et dominé, « The Body as Geography’s Other » (Rose, 1993 ; Longhurst, 2001 ; Staszak, 2008). Même Jean Brunhes n’échappait pas toujours à ce travers lorsqu’il décrivait, par exemple, le corps des Laotiens de Napé (1934). L’autre manière des géographes de traiter du corps tenait plus de l’héritage déterministe de la géographie que de sa constitution sociale ou anthropologique. J’ai abordé plus haut cette question. Mais ne nous y trompons pas, au total, dans la plupart des ouvrages de géographie, d’hier ou d’aujourd’hui, publiés en France, il n’est à peu près jamais question du corps. Le corps est bien l’impensé de la géographie française, sociale ou non. En revanche, dans les pays de langue anglaise, comme le constate S. J. Callard (1998) : « le corps devient une préoccupation de la littérature géographique, une figure centrale autour de laquelle se construit la réflexion théorique, l’analyse sociale et celle du discours politique ». Les géographes de l’aire anglophone, qui s’intéressent de la sorte au corps, sont ceux qui ont successivement assimilé et intégré, dans leurs démarches de recherche, les feminist studies (Rose, 1993), puis les gender studies (Vaiou, 1992 ; Mac Dowell, 1992), les gay and lesbian studies (Bell, 1991 ; Cant, 1997), enfin les queers studies (Bell & Valentine, 1995 ; Halberstam, 2005 ; Gorman-Murray, 2007). La géographie sociale et culturelle de langue française gagnerait à s’inspirer des problématiques et des méthodes de ces chercheurs. Dans cette perspective, je ne retiendrai ici que le concept opératoire d’incorporation (embodiment). Liz Bondi et Joyce Davidson (2005) le présentent de la sorte : « Some important studies in cultural geography have argued that people and places are embodied (…) Radically intertwined with each other ». Cette incorporation peut, en fait, se lire sur plusieurs niveaux combinés : celui des corps et de l’espace comme dans cette citation, mais aussi celui des corps et de toutes leurs caractéristiques physiques (handicaps), sociales, culturelles et ethniques, raciales, démographiques (âge, sexe), de genre… À titre d’exemple, je reprendrai sommairement l’étude des migrations queers entre campagne et ville, menée par Andrew Gorman-Murray (2007). Dans son article, l’auteur considère cette migration comme une « quête identitaire queer incarnée ou incorporée (embodiment) », menant à une « sortie du placard », au sens d’une évasion d’un ghetto étouffant, dressant un obstacle au libre choix de sa sexualité, de son expression corporelle, bref de son identité. Dans cette étude, le concept d’embodiment fournit une bonne expression du caractère intentionnel et performatif (en terme de décision de migrer notamment) que revêt, pour le queer désirant ardemment vivre sa vie, le mélange, l’amalgame de matérialité, de représentations mentales et de valeurs qui le propulsent littéralement hors du « placard ». Dans ce type d’étude, le corps apparaît donc, de façon particulièrement expressive et compréhensive, comme une sorte d’amalgame complexe (esprit, matière biologique, espace et lieux, culture, sexe, genre et identité, caractéristiques physiques et morales…) doué d’une puissante intentionnalité et, avant tout, vécu en toute légitimité existentielle. Cette géographie du corps est aussi, à ce titre, une géographie militante. Comme l’écrit R. Longhurst (2001), oser parler en géographie des matérialités lourdes de la 15 chair et des fluides corporels, c’est, d’une certaine façon, un acte politique. C’est lutter contre toutes les expressions hégémoniques, contre les silences du corps qui masquent la domination (politique) d’un pseudo universalisme de l’esprit niant toute corporalité spécifique et triviale. Inscrire ce corps dans un espace géographique qui l’entrelace, lui donne sens et envie, c’est lui conférer, n’en doutons pas, une densité encore plus forte. Conclusion : La prise en compte que l’on entrevoit si féconde du corps dans le propos, les objets, les méthodes et les univers théoriques de la géographie sociale, reste donc encore à promouvoir en France. Pourtant, le corps est bien un élément constitutif, mais aussi générateur des espaces et des systèmes spatiaux. Le corps est bien un organisme vivant parmi les autres, peuplant la terre et constituant, en symbiose avec elle, un système d’échanges. Le corps est à la fois source et médium de connaissance (sensible et intellectuelle), de perception et de représentation, de communication et d’interaction sociale, de savoir sur l’espace et par l’espace. Le corps est identitaire. Il enregistre, il incorpore des données spatiales, territoriales, au même titre qu’il parle du sujet, de ses particularités, de ses appartenances sociales, ethniques, sexuelles, d’âge et de genre (embodiment)… Il a fallu attendre des temps très contemporains et l’arrivée d’une nouvelle génération de géographes, dans les années 2000, pour que le corps fasse enfin son entrée (encore timide) dans la géographie française et francophone, avec Jean-François Staszak, Béatrice Collignon, Francine Barthe-Deloizy, Claire Hancock, Djémila Zeneidi, Mélina Germes, Jean-Pierre Augustin, Yves Raibaud, Anne Fournand et bien d’autres… Un corps désormais sexué et « genré ». Il était temps que les processus de spatialisation du corps et de corporisation de l’espace, quand il ne s’agit pas, parfois, d’une (con) fusion des corps et des espaces (ou « corpospatialité », selon la formule d’Anne Fournand), attirent enfin l’attention des géographes. Ces implications du corps dans l’espace et de l’espace dans les corps, la rencontre empathique, indifférente ou conflictuelle des corps dans les espaces du quotidien ne constituent-elles pas les clés de la lecture et de la compréhension de l’espace social, particulièrement de celui des villes ? C’est la question que je pose ici, en vue de recherches futures. Les chercheurs anglo-saxons l’ont bien compris quand ils parlent des « frontières fluides du corps » (Longhurst, 2001), incluant parfois le genre comme facteur supplémentaire de ces incertitudes (Massey, 1994 ; Ainley, 1998). UMR 5185 ADES CNRS - Université de Bordeaux, Maison des Suds, 12, esplanade des Antilles, 33607 PESSAC Cedex [email protected] Références bibliographiques : Amphoux P., Marcher en ville, Les Annales de la recherche urbaine, n° 97, 2004, p. 137-140. Ainley R.,1998, New Fronters of Space, Bodies and Gender, London & New York, Routledge. Amadieu J.-F., 2002, Le poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Odile Jacob. Andrieu B., 2008, Devenir hybride, Nancy, PUN. Andrieu B., (Dir.), 2006, Le dictionnaire du corps, Paris, CNRS EDITIONS. 16 Andrieu B., 2005, À la recherche du corps, Nancy, PUN. Arendt H., 1958, 1983, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy. -Aubert de la Rüe E., 1940, L’homme et le vent, Paris, NRF Gallimard. -Augoyard J.-F., 1979, Pas à pas. Essai sur le cheminement en milieu urbain, Paris, Éditions du Seuil. -Barthe-Deloizy F., 2003, Géographie de la nudité. Être nu quelque part, Paris, Éd. Bréal. -Baudrillard J., 1966, Le système des objets, Paris, NRF Gallimard. -Bayard C., Epistémologie du corps et postmodernité, Sociologie et société, vol. XXIV, n° 1, p. 19-32. -Bell D., 1991, Insignificant others: lesbian and gay geographies, Area, 23, p. 323-329. -Bell D. & Valentine G., 1995, Queer country: rural lesbian and gay lives, Journal of Rural Studies, 11, p. 113-122. -Bernar M., 1985, L’Expressivité du corps : recherche sur les fondements de la théâtralité, Paris, Chiron. -Blache J., 1933, L’homme et la montagne, Paris, NRF Gallimard. -Boëtsch G., Hervé C., Rozenberg J.-J., (Dir.), 2007, Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé, Paris, Editions de Boeck. -Boltanski L., Les usages sociaux du corps, Annales ESC, n°1, 1971, p. 205-233. -Bondi L. & Davidson J., 2005, Situating Gender, in Nelson L. & Seager J. (Eds), A Companion to Feminist Geography, Malden MA, Blackwell, p. 15-31. -Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, Paris, Les éditions de minuit. -Bourdieu P., 2002, Le bal des célibataires, Paris, Éditions du Seuil. -Brunhes J., 1934, La géographie humaine, 3 volumes, Paris, Librairie Félix Alcan. -Butler J., 1990, Gender Trouble: feminism and the subversion of identity, New York, Routledge. -Butler J., 1993, Bodies That Matter: on the discursive limits of sex, New York & London, Routledge. -Callard S. J., 1998, The body in theory, Environment and Planning D: Society and Space, 16, p. 387-400. -Cant B. (Ed.), 1997, Invented Identities? Lesbians and Gays Talk About Migration, London, Cassel. -Chelkoff G., Thibaud J.-P., L’espace public, modes sensibles, Les Annales de la recherché urbaine, n°57-58, 1992, p. 7-16. -Ciosi-Houcke L. et Pierre M., 2003, Le corps sans dessus dessous. Regards des sciences sociales sur le corps, Paris, L’Harmattan. -Courtine J.-J., Corbin A., Vigarello G., (Dir.), 2006, Histoire du corps, 3 vol., Paris, Seuil. -Cream J., 1994, Out of place, paper presented to the Association of American Geographers ninetieth Annual Meeting, 29 March-2 April, San Francisco. -Deffontaines P., 1933, L’homme et la forêt, Paris, NRF Gallimard. -Di Méo G., 1998, Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan. -Di Méo G., Buléon P., 2005, L’espace social, Paris, Éditions Armand Colin. -Duncan N. (Ed.), 1996, BodySpace, London, Routledge. -Duret P., Roussel P., 2003, Le corps et ses sociologues, Paris, coll. « 128 », Nathan. -Elias N., 1977, La civilisation des mœurs, Paris, Hachette, Collection Pluriel. -Eydoux H.-P., 1943, L’homme et le Sahara, Paris, NRF Gallimard. -Fassin D., Memmi D., (Dir.), 2004, Le gouvernement des corps, Paris, EHESS. -Febvre L., 1922, (édit. 1970), La terre et l’évolution humaine, Paris, Éditions Albin Michel. -Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard. -Fournand A., 2008, Expériences du corps, expérience de l’espace. Une géographie de la maternité et de l’enfantement, Université de Genève, Thèse de géographie. 17 -Galinon-Melenec B., Martin-Juchat F., (Dir.), 2007, Le corps communicant, Paris, L’Harmattan. -Gatens M., 1988, Towards a feminist philosophy of the body, in B. Caine E., Grosz E. & De Lepervanche M. (Eds), Crossing Boundaries: feminisms and critiques of knowledges, Sydney, Allen & Unwin. -Gatens M., 1991, A critique of the sex/gender distinction, in Gunew S., A Reader in Feminist Knowledges, New York & London, Routledge. -Giard L., Mayol P., 1980, Habiter, cuisiner, l’invention du quotidien (2), Paris, Coll. 10 18, Union générale d’éditions. -Gibson J.-J., 1986, The ecological approach to visual perception, London, LEA. -Goffman E., 1973, La Mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public, Paris, Éditions de Minuit. -Goffman E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit. -Gorman-Murray A., 2007, Rethinking queer migration through the body, Social & Cultural Geography, vol. 8, n° 1, p. 105-121. -Grosz E., 1989, Sexual Subversions: three French feminists, Sydney, Allen & Unwin. -Grosz E., 1992, Bodies and knowledges: feminism and the crisis of Reason, in L. Alcoff & E. Potter (Eds) Feminist Epistemologies, New York, Routledge. -Halberstam J., 2005, In a Queer Time and Place: Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York, New York University Press. -Hester J. D., 2004, Intersexes and the end of gender: corporeal ethics and postgender bodies, Journal of Gender Studies, vol. 13, n° 3, p. 215-225. -Johnson L., 1989, Embodying geography: some implications of considering the sexed body in space, New Zealand Geographical Society Proceedings of the Fifteenth New Zealand Geography Conference, Dunedin, August, p. 134-138. -Juvin H., 2005, L’avènement du corps, Paris, Gallimard. -Kenworthy Teater E., (Edit.), 1999, Embodied geographies – Spaces, bodies and rites of passage, London & New York, Routledge. -Kirby V., 1992, Addressing essentialism differently… some thoughts on the corporeal, Occasional Paper Series, 4 (University of Waikato, Department of Women’s Studies). -Lasch C., 1981, Le complexe de Narcisse, la nouvelle sensibilité, Paris, Laffont. -Le Breton D., 1990, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF. -Le Breton D., 1999, L’adieu au corps, Paris, Métaillé. -Le Breton D., 2000, Marche urbaine, In Éloge de la marche, Paris, Éditions Métaillé, p. 121146. -Le Doeuff M., 1987, Women in philosophy, in Moi T. (Ed.), French Feminist Thougt: A Reader, Oxford, Blackwell. -Lee J., Watson R., Regards et habitudes des passants, Les Annales de la recherche urbaine, n°57-58, 1992, p. 101-109. -Lipovetski G., 1985, La société du vide, Paris, Gallimard. -Lipovetski G., Charles S., 2004, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset. -Longhurst R., 1995, The body and geography, Gender, Place & Culture: A journal of Feminist Geography, vol. 2, Issue 1, 9 p. -Longhurst R., 1995, (Dis)embodied geographies, Progress in Human Geography, 21, 4, p. 486-501. -Longhurst R., 2001, Bodies: exploring fluid boundaries, London & New York, Routledge. -Longhurst R., 2005, The Body, in Atkinson D., Jackson P. A., Sibley D. & Washbourne N., Cultural Geography, I.-B. Tauris, p. 91-96. -Lussault M., 2007, L’homme spatial, Paris, Le Seuil. 18 -Mac Dowell L., 1992, Doing gender: feminism, feminists and research methods in human geography, Transactions of the Institute of British Geographers, 17, p. 399-416. -Manker E., 1954, Les Lapons de montagnes suédoises, Paris, NRF Gallimard. -Marcellini A., Miliani M., Lecture de Goffman. L’homme comme objet rituel, Corps et Culture, n° 4, 1999, http://corpsetculture.revues.org/document641.html -Martin-Juchat F., Penser le corps affectif comme un media, Corps, n° 4, mars 2008, p. 85-92. -Marzano M., (Dir.), 2007, Dictionnaire du corps, Paris, PUF. -Massey D., 1994, Space, place and gender, Oxford, Blackwell Publishers. -Mauss M., 1950, Les techniques du corps, In Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. 365-386. -Merleau-Ponty M., 1949-1987, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard. -Moles A., Rohmer E., 1982, Labyrinthes du vécu : l’espace matière et action, Paris, Librairie des Méridiens. -Mottot F., Narcisse aliéné, Sciences Humaines, n° 195, 2008, p. 37-39. -Nast H. J., Pile S. (Ed.), 1998, Places through the body, London & New York, Routledge. -Paquot T., 2006, Des corps urbains. Sensibilité entre béton et bitume, Paris, Éditions Autrement. -Pile S., 1996, The body and the city, London, Routledge. -Prat H., 1949, L’homme et le sol, Paris, NRF Gallimard. -Puwar N., 2004, Space Invaders: Race, Gender and Bodies Out of Place, London, Berg. -Queval I., 2008, Le corps aujourd’hui, Paris, Folio Essais. -Reclus E., édit. 1990, L’homme et la terre, Histoire contemporaine, 2 volumes, Paris, Fayard. -Rochefort R., 1961, Le travail en Sicile, Paris, Presses universitaires de France. -Rorvic D., 1973, Quand l’homme devient machine, Paris, Albin Michel. -Rose G., 1993, Feminism and Geography: the limits of geographical knowledge, Cambridge, Polity Press. -Rose G., 1995, Geography of gender, cartographies and corporealities, Progress in Human Geography, 19, 4, p. 544-548. -Sansot P., Marcher dans la ville, In Sansot P., Poétique de la ville, Paris, Armand Colin. -Sennett R., 1979, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil. -Shilling C., 1993, The Body and Social Theory, London, Sage. -Sorre M., 1947, Les fondements de la géographie humaine, 3 tomes, 4 volumes, Paris, Librairie Armand Colin. -Staszak J.-F., (dir.), Espaces domestiques, Annales de Géographie, 2001, n° 620. -Staszak J.-F., Danse exotique, danse érotique, Annales de Géographie, n° 660-661, 2008, p.129-158. -Stoller R., 1968, Sex and Gender, London, Hogarth. -Teather E. (Ed.), 1999, Embodied Geographies: spaces, bodies and rites of passage, London, Routledge. -Thomas R., 2005, Les trajectoires de l’accessibilité, Paris, Éditions « À la croisée ». -Thomas R., La marche en ville. Une histoire de sens, Espace géographique 2007/1, Tome 36, p. 15-26. -Revue Urbanisme, Dossier : « Corps à corps avec la ville », n° 325, 2002, p.31-70. -Vaiou D., 1992, Gender divisions in urban space: beyond the rigidity of dualist classifications, Antipode, 24, p. 247-262. -Vidal de la Blache, 1922, Principes de géographie humaine, Paris, Librairie Armand Colin. -Vigarello G., 2004, Le corps redressé, Paris, Armand Colin. -Zeneidi-Henry D., 2002, Les SDF et la ville, géographie du savoir survivre, Paris, Éd. Bréal. 19 20