Affaires d`humains, de lune, de grenouilles…

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Geneviève Thibert
Affaires d’humains, de
lune, de grenouilles…
Nouvelles
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Gémissements d’une robe
Ceci est un appel au secours !
Depuis une décennie j’étouffe, repliée sur moi-même
au fond d’une armoire.
Si ma matière synthétique me préserve des mites, elle
n’éloigne pas le cafard.
Un cafard monstre me ronge ; être ainsi reléguée dans
le noir, alors que j’ai tant brillé – dans tous les sens du
terme – c’est dur !
Celle qui me portait et moi-même, nous nous
mettions mutuellement en valeur et dans les endroits où
nous allions nous ne passions pas inaperçues !
Quelle complicité entre nous deux ! Les danseurs
avant de la presser contre eux, me serraient moi ! me
complimentaient autant qu’elle…
Nous faisions corps toutes deux.
Si j’avais des rivales je restais sa préférée, c’est moi
qu’elle revêtait pour les endroits les plus fastueux.
Je paye maintenant ce favoritisme. Toutes mes
« collègues » mènent une seconde vie, car on les a données
ou vendues. Moi elle me garde jalousement, pour mon plus
grand malheur !
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À chaque printemps, elle fait le ménage dans ses
rayonnages d’habits J’espère chaque année qu’on va me
sortir de là. Elle me tient un instant contre elle, le regard
rêveur puis je retourne croupir dans les ténèbres.
À quoi ça te sert de me garder, tu sais très bien que je
ne peux plus te servir ! tu as trop changé ! tu ne
redeviendras jamais comme avant, ne rêve pas !!
En revanche, moi, je suis restée la même !
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Chère Rosette
En dépit de son maigre salaire et deux enfants à élever
seule, ma mère, parvenait à épargner, peu mais assez
régulièrement.
Elle ne plaçait pas ses économies en banques, elle
achetait des pièces d’or : Napoléon, Souverain etc, qu’elle
dissimulait, selon l’adage : « Ne pas mettre tous ses œufs
dans le même panier » dans divers endroits : pots de
plantes, paquets en carton de riz, lentilles ou sac de
serviettes hygiéniques… Elle nous confiait où se trouvait
notre trésor mais comme elle changeait souvent de
cachettes nous n’en étions pas toujours informés.
Un jour, subitement, elle ressentit de violentes
douleurs au ventre et fut immédiatement hospitalisée.
Notre tante et notre oncle qui habitaient près de chez nous,
eurent la bonté, malgré la charge de leurs trois enfants en
bas âge, de nous héberger le temps que dura la maladie de
maman.
Ils récupérèrent dans notre placard les aliments qui
risquaient de se gâter : fruits, légumes, fromages et un peu
de charcuterie.
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Le dimanche, mon oncle avait coutume de préparer
lui-même le repas de midi.
Tandis que cuisaient les légumes il entreprit, pour le
plat de cochonnailles prévu, de couper la rosette qui venait
de chez nous. Il trancha quelques rondelles puis le couteau
buta sur une matière dure. Il cisailla en appuyant plus fort.
La lame ne s’enfonça pas plus d’un millimètre mais un trait
brillant, doré apparut, s’allongeant et s’élargissant au fur et
à mesure du va-et-vient du canif.
« Ça alors ! s’exclama mon oncle, la bague du
charcutier ! »
Il déchiqueta la rosette et en retira… une pièce d’or !
Devant sa stupéfaction, nous lui fournîmes alors les
explications !
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Un casse-pieds délibéré
– Aux cinquante ans de Robert ! claironne son épouse
Danielle en levant son verre, aussitôt imitée par toute la
tablée : leurs six enfants âgés de huit à vingt ans, et les
invités dont les amis, puis la mère du héros du jour et sa
sœur Gisèle. Le quinquagénaire se penche vers cette
dernière, et faisant mine de râler :
– On a bien peur que je l’oublie mon demi-siècle ! On
l’a déjà fêté la semaine dernière !
Les convives commencent à manger.
– Passe-moi le sel ! commande Robert à son fils de
douze ans assis en face de lui, et se tournant vers sa femme,
gronde :
– Mais bon sang, Dany, tu ne peux pas saler à la
cuisson !
Les interpellés ne répondent pas, ils sont habitués aux
continuelles rouspétances du chef de famille !
Peu après, sa fille Marie, la benjamine, demande
poliment, elle, un morceau de pain. Le père lui en coupe
une tranche mais la gamine devant tendre exagérément le
bras pour s’en saisir, lance un merci d’un ton sec.
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– Merci qui ? tonne le paternel ? Merci mon chien ?!
« Il exagère pense Gisèle ! C’est la cinquantaine qui le
met dans cet état ! S’il se comporte ainsi tout au long du
repas bonjour l’ambiance ! »
Craintes justifiées ! Robert va ronchonner jusqu’à la
fin du déjeuner et à peine le dernier plat desservi :
« Et le café ? On n’a pas droit au café aujourd’hui ?
Faut que j’aille le boire au bar du coin ? »
L’aînée se lève en haussant les épaules, va à la cuisine,
en ramène un pot et remplit les tasses placées par la cadette
tandis que le maître de céans quitte lourdement la table
pour s’installer dans son fauteuil d’où il ordonne :
« Apportez ma tasse là ! »
Et il allume un cigare… l’air satisfait.
La plus grande de ses filles s’exécute, excédée mais
toujours sans rétorquer !
– Tu me l’as sucré au moins ? bougonne Robert.
– Ben oui !
– Combien de morceaux ?
– Un comme d’habitude !
– Va m’en chercher un autre, j’en prends deux à partir
de maintenant !
Elle tourne les talons sans se presser… et lui tend le
sucrier !
Il touille, jubilant à part lui, avale une gorgée puis
hurle :
– Il est tout froid ! C’est même pas possible dans cette
maison d’avoir un café correct !
La jeune fille va donc faire réchauffer le petit noir de
monsieur, rageant, mais lui ramène.
Le râleur le goûte et explose :
– Vous le faites exprès ! Cette fois il est brûlant ! Suis
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sûr qu’il a bouilli ! j’ vais pas attendre qu’il refroidisse,
hein, depuis le temps que j’attends ce café, Bon Dieu ! Puis
hélant un de ses fils :
« Tiens, toi ! ajoute-moi une goutte d’eau, ça
t’occupera ! »
« Il va se calmer là, songe Gisèle » quand elle l’entend
s’exclamer :
– J’avais dit une goutte, pas deux ! Imbuvable !
Gardez-la votre lavasse, votre pisse d’âne, et il repose sans
douceur sa tasse sur la table basse, puis un sourire en coin
se tourne vers sa sœur proche de lui qui le regarde sidérée
et lui glisse :
– Sur mes vieux jours, je voudrais trop les
enquiquiner, comme dans le film Tatie Danielle… et je
m’exerce !
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