La fin du travail et la mondialisation

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La fin du travail
et la
mondialisation
Idéologie et réalité sociale
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Bruno Péquignot
.
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait dé tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.<
Dernières parutions
François NOUDELMANN, Sartre: l'incarnation imaginaire, 1996.
Jacques SCHLANGER, Un art, des idées, 1996.
Ami BOUGANIM, La rime et le rite. Essai sur le prêche philosophique, 1996.
Denis COLLIN, La théorie de la connaissance chez Marx, 1996.
Frédéric GUERRIN, Pierre MONTEBELLO, L'art, une théologie moderne, 1997.
Régine PIETRA, Lesfemmes philosophes de l'Antiquité gréco-romaine,
1997.
Françoise D'EAUBONNE, Féminin et philosophie (une allergie historique), 1997.
Michel LEFEUVRE, Les échelons de l'être. De la molécule à l'esprit,
1997.
Muhammad GHAZZÂLI, De la perfection. 1997.
Francis IMBERT, Contradiction et altération chez J.-J. Rousseau, 1997.
Jacques GLEYSE, L'instrumentalisation du corps. Une archéologie de
la rationalisation instrumentale du corps, de l'Âge classique à l'époque
hypermoderne, 1997.
Ephrem-Isa YOUSIF, Les philosophes et traducteurs syriaques, 1997.
Collectif, publié avec le concour de l'Université de Paris X, Objet des
sciences sociales et normes de scientificité, 1997.
Véronique FABBRI et Jean-Louis VIEILLARD-BARON (sous la direction de), L'Esthétique de Hegel, 1997.
Eftichios BITSAKlS, Le nouveau réalisme scientifique. Recherche Philosophiques en Microphysique, 1997.
Vincent TEIXEIRA, Georges Bataille, la part de l'art. La peinture du
non-savoir, 1997.
Tony ANDRÉANI, Menahem ROSEN (sous la direction de), Structure,
système, champ et théories du sujet, 1997.
@ L'Harmattan, 1997
ISBN: 2-7384-5912-9
Denis COLLIN
La fin du travail
et la
mondialisation
Idéologie et réalité sociale
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
L'Harmattan
Inc.
55. rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
Introduction
Ni rire, ni pleurer, comprendre.
(Spinoza)
État d'urgence
Le succès de L 'horreur économique de Viviane Forrester, publié en
1996, et vendu à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, est un
signe révélateur de notre situation intellectuelle et politique. Révélateur
des sentiments réels d'une large ftaction de la population qui, depuis
longtemps, ne trouve plus aucune expression dans les grands moyens
d'infonnation, ni dans la plupart des organisations sociales ou politiques traditionnelles, ni même, si j'excepte un certain cinéma
britannique et quelques autres rares manifestations, dans les œuvres
artistiques. Mais aussi révélateur, en creux, de l'indigence et de la
futilité spirituelle de ces cohortes de spécialistes des sciences humaines, philosophes, essayistes, experts, analystes, dirigeants politiques
qui renoncent à toute fonction critique pour se complaire le plus souvent dans ce rôle que Nizan définit d'une fonnule lapidaire, « les
chiens de garde ».
Viviane Forrester a eu le mérite de dire au plus grand nombre ce
qu'on ne lisait plus que dans quelques revues confidentielles ou dans le
Monde Diplomatique. Elle a dénoncé avec talent la « novlangue» de
l'idéologie contemporaine, celle qui, comme dans le 1984 de Georges
Orwell, ne-cesse de nous répéter que « la liberté, c'est l'esclavage» ou
encore (vieux thème des économistes anciens) que la richesse des nations nécessite la pauvreté des peuples: aujourd'hui, « plan social»
pour licenciements massifs, « fracture sociale» pour ne plus avoir à
prononcer les mots d'injustice sociale ou d'inégalité et pour masquer
l'égoïsme galopant des classes dominantes, « nécessaire adaptation de
notre économie aux impératifs de la concurrence internationale» pour
dire la cupidité et la soif inextinguible de profits; à quoi 0Ii peut ajouter « complexité» pour dire que le bon peuple n'y comprend rien, qu'il
n'a pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas et doit laisser les experts
expertiser en paix. Dernière figure du discours des puissants - ce qui
s'appelle, au sens premier de l'expression, la langue de bois - la
transformation des lois sociales et historiques, des lois humaines, en
lois naturelles contre lesquelles nous ne pourrions rien: les marchés
décident que « x », les marchés pensent que « x», les lois économiques
conduisent à ce que « x », comme si les marchés étaient des puissances
naturelles comme l'orage et le tremblement de terre, comme si les lois
de l'économie n'étaient pas autre chose que les règles (humaines) selon
lesquelles sont répartis les produits de l'activité humaine.
Je n'avais pas vraiment envie de critiquer L 'horreur économique.
Viviane Forrester a été beaucoup prise à partie par les « experts» de la
science économique libérale. On lui a reproché de ne pas garder le ton
qui sied à une conversation entre gens du monde et, par ses imprécations, de faire le lit d'un certain populisme. Selon le vieux principe des
ennemis de mes ennemis, je n'étais guère porté à joindre ma voix à ce
concert de critiques. Par ailleurs, évoquer la faiblesse de certaines des
analyses proposées, relever les préjugés courants sur la fin de la
« centralité du travail », s'interroger sur l'absence radicale de perspective, cela paraissait une critique si extérieure à l'intention et à la
problématique d'un auteur qui a d'abord voulu mettre en cause du
point de vue moral une réalité inacceptable et un discours dominant
qui mêle la mauvaise foi la plus extrême à l'abjection - qu'on songe à
l'expression « dégraissage» utilisée couramment pour qualifier les
suppressions d'emplois et les licenciements.
Pourtant, si on ne veut pas laisser le terrain de la critique à la phalange sacrée des défenseurs
de sa Majesté le Capital
-
qui n'est plus
connu que sous son pseudonyme de « marché» - il faudrait examiner
sans complaisance les faiblesses du livre de Forrester et essayer
d'éclaircir les nombreux malentendus qui risquent d'en vider la portée
salutaire. Car il ne s'agit pas seulement des positions particulières
6
défendues dans cet ouvrage mais plus généralement d'un certain nom~
bre de thèmes, communs à plusieurs courants politiques ou d'idées
qu'on trouve aussi bien dans la gauche radicale que chez les socialistes
libérauxl. Cet ensemble de thèmes ou, risquons le mot, cette idéologie,
qui dans sa structure n'est pas sans rappeler le « socialisme vrai» des
années 18402, donne un éclairage de la réalité de notre époque qui
entre en résonance avec les préoccupations et les angoisses d'une large
partie de la population mais ne le fait qu'en s'appuyant sur représenta~
tions dominantes, c'est-à-dire en s'appuyant sur des notions non
critiquées et sur une grande confusion théorique.
Ainsi, l'idée de la « fm du travail », qui constitue la problématique
centrale du livre de Viviane Forrester, est un exemple caractéristique
de cette confusion théorique: elle fait communier dans un même élan
les partisans du droit à la paresse et ceux d'un libéralisme de gauche
de plus en plus difficile à distinguer du libéralisme tout court. En effet,
pour toute une fraction de la gauche, la question du droit au travail est
aujourd'hui une question obsolète qui doit être remplacée par la reven~
dication de la gestion sociale de la fin de l'emploi; si on est du côté de
la gauche libérale, on invoquera le temps libre choisi, les diverses
formes d'aménagement du temps de travail et le revenu minimum
(comme dans le cas du RMI français). Si on est plutôt du côté de la
gauche radicale (du côté d'André Gorz par exemple) on verra dans le
développement de la société du non-travail les prémices de l'éman~
cipation humaine. On pourra trouver toutes les positions intermédiai~
res, comme celles de Jacques Robin ou René Passet, qui font une large
place aux idées abondancistes3 rénovées et proposent de rompre définitivement le lien entre travail et revenu. Ce qui est commun à toutes
ces positions, si variées, si intelligentes, si séduisantes, c'est qu'elles
font passer sous la table la revendication centrale des chômeurs: avoir
un « vrai boulot », un « bon job », c'est-à-dire un travail salarié, bén~
ficiant des garanties courantes qu'offrent les conventions collectives
IL' expression peut sembler curieuse, puisque la classification traditionnelle oppose socia.
lisme et libéralisme. Cependant, du point de vue de l'histoire des idées politique, le
ralliement des socialistes au libéralisme, pris au sens large, constitue bien le fait majeur de la
fin de ce siècle.
2
Le courant que Marx épingla sous le nom de « socialisme vrai» rassemblait toutes les
variétés de socialisme moralisateur et sentimental. Voir L 'historiographie
du socialisme
vrai (contre 2Karl Grün) et La critique moralisante et la morale critique, deux textes
publiés par Marx en 1847.
3
Voir infta. sur ce courant dont le représentant était Jacques Duboin, auteur de La grande
révolution qui vient (1934) et En route vers l'abondance (1935).
7
dans les pays développés. Toutesles théories de la fin du travail doivent tenter de les convaincre d'abandonner cette revendication
archaïquel et irréaliste au profit d'inventions adaptées à la société dite
« postindustrielle».
.
La question de la mondialisàtion est un autre des poncifs idéologiques qu'on retrouve à l'arrière-plan du livre de Forrester. C'est même
le contrepoint indispensable de l'idéologie de la fin du travail. Les
jugements de valeur y peuvent varier du tout au tout; il Y a des condamnations radicales de la mondialisation, des apologies tout aussi
inconditionnelles de ce monde de plus en plus mondial, des revendications d'une bonne mondialisation, se tenant à mi-chemin du
libéralisme sauvage et du nationalisme archaïque. Mais la réalité objective de ce phénomène reste toujours hors du champ de la discussion.
Qu'est-ce, au juste, que la mondialisation? Est-ce autre chose que la
division mondiale du travail - celle dont Ricardo faisait l'analyse au
début du 1ge siècle avec la théorie des avantages comparatifs? Est-ce
autre chose que ce que les auteurs socialistes de la fin du siècle dernier
et du début de ce siècle analysaient sous le nom d'impérialisme? La
mondialisation apparaît comme une espèce d'auberge espagnole, où
chacun peut trouver ce qu'il a apporté lui-même, et non une ca:actérisation précise d'un phénomène social bien déterminé. Or cette idée de
mondialisation joue un rôle stratégique: la mondialisation de
l'économie interdirait aux nations d'avoir recours aux anciennes solutions de relance keynésienne de l'économie et de stimulation de la
demande pour garantir le plein emploi: non seulement, il serait absurde de lutter pour l'emploi (puisque la dynamique interne de nos
sociétés expulserait le travail de sa position centrale) mais, de surcroît,
cette lutte est impossible pour des raisons extérieures. Fin du travail et
mondialisation apparaissent ainsi étroitement liés dans une configuration idéologique commune, qui ne laisse plus d'autre choix que de
trouver les mots qui nous permettront de nous adapter à la soi-disant
nouvelle réalité.
Au cynisme froid des théoriciens libéraux (ou plutôt néolibéraux,
car il faudra distinguer la tradition libérale classique du ISe, Smith ou
Turgot, de ceux qui arborent ce label aujourd'hui) et conservateurs,
1
La question
révolution de
à comprendre
d'être exploité
s
du droit au travail était la question centrale du mouvement ouvrier pendant la
1848. Les intellectuels anarchistes ou serni-anarchistes ont eu beaucoup de mal
pourquoi les ouvriers parisiens se soot fait trouer la peau pour avoir le droit
12 heures par jour...
répondent les condamnations morales et l'indignation humaniste. Les
élans du cœur sont indispensables. Mais la gravité de notre situation
présente exige bien plus que la faiblesse des bons sentiments. Elle
exige d'aller jusqu'à la racine des choses, de renouer avec la rigueur
théorique de la critique. La critique est, dans son sens étymologique, le
crible auquel il faut passer nos connaissances pour déterminer, parmi
toutes celles que nous tenons « en notre créance », pour parler comme
Descartes, celles qu'on peut conserver et celles qu'il faut rejeter sans
pitié. Dans le sens que lui donne Kant, la critique permet de déterminer à quelles conditions un certain mode de connaissance est possible
et quelles en sont les limites. C'est dans ces deux sens que le travail
critique s'impose: il s'agit de passer au crible un certain nombre de
discours, d'écrits, de propositions. Mais il s'agit aussi de savoir ce
qu'il est possible de dire raisonnablement et ce qui n'est que la manifestation des prétentions exorbitantes d'une certaine science
économique. Le discours moral de la compassion, aussi utile soit-il
parfoisl, ne saurait ainsi remplacer la critique de l'économie politique,
discipline que Marx pratiqua avec le génie qu'on lui connaît et qui fut
souvent remplacée, ensuite, par une économie marxiste problématique
sur le plan théorique et trop souvent catastrophique sur le plan pratique. Marx établit en effet, dès ses premiers pas dans ce qui sera sa
construction théorique propre, que les catégories de l'économie ne sont
rien d'autre que l'expression théorique des rapports sociaux. Par conséquent, le travail critique consiste d'abord à déceler dans les rapports
entre les « choses» économiques les relations que les individus et les
groupes sociaux nouent entre eux, ou encore à passer du monde de
l'apparence économique, où les choses semblent douées d'une vie
propre, à la détermination des rapports réels entre les hommes dans la
vie sociale, c'est-à-dire à la politique.
Financiarisation, mondialisation, globalisation, tous ces termes
barbares de la langue de bois économiste ne sont rien d'autre que
l'affirmation des prétentions à l'objectivité et à la légitimité d'un mode
d'organisation sociale présenté comme conforme à la nature. Ce consI
Encore que les dernières années de pleurnicheries publicitaires « droi~l'hommistes
»,
« humanitaires », caritatives et moralisatrices, aient fuit apprécier toute la force de la pensée
de Spinoza qui tient que « la pitié dans l'homme qui vit sous la conduite de la raison, est, par
soi, mauvaise et inutile. » (Ethique, 4< partie, proposition 50) En effet, celui qui agit sous
l'effet de la pitié « souvent fuit quelque chose dont ensuite il se repent » et parce que « nous
ne fuisons, par affect, rien que nous sachions avec certitude être bon» (scolie).
9
tat ne nous dispense pas, cependant, de mettre à jour les réalités que
ces discours, tout à la fois, révèlent et masquent, d'en exhiber la logique et les contradictions. Pour autant, on ne peut se contenter
d'opposer une description à prétention objective à une autre description
à prétention objective. En effet, les affaires humaines diffèrent des
événements naturels en ce que nous avons fait celles-là et non point
ceux-ci, pour reprendre une distinction de Giambattista Vico. Ce qui
fait que notre connaissance des affaires humaines ne ressortit pas uniquement aux descriptions causales de l'enchaînement des faits - des
lois sociales semblables aux lois naturelles et s'imposant avec le même
type de nécessité - mais aussi aux prescriptions, c'est-à-dire aux buts
que nous fixons à notre existence humaine et qui servent de règles à la
volonté. Ce qui nous renvoie à des présuppositions de nature philosophique, étant entendu que la philosophie n'est pas une pure
spéculation, détachée des préoccupations de la vie immédiate, mais
peut et doit avoir une portée pratique, comme cela a toujours été le cas
dans notre histoire - qu'on songe, par exemple, au rôle des philosophes dans la préparation intellectuelle de la grande révolution
française.
Le problème
de l'idéologie
De tout cela, il sera question dans les pages qui suivent, avec
l'ambition d'insérer la réflexion philosophique et théorique dans le
cadre plus général d'une discussion qui doit se développer sur les voies
et les moyens qui permettront de redonner vie à la perspective d'une
transformation sociale, dont la nécessité est patente pour qui refuse les
discours lénifiants de la «pensée unique». Ce qu'il s'agit de faire,
c'est tout simplement une analyse de l'idéologie dominante. Je devrais
savoir, on le répète assez, qu'avec la « fin de l'histoire» est arrivée la
fin des «grandes idéologies». Telle est la dernière figure de
l'idéologie qui se dénie elle-même, manifestation évidente de ce que ce
vieux concept marxien reste tout à fait pertinent pour comprendre
notre réalité intellectuelle. En questionnant les discours sur le travail,
la mondialisation, etc., ce sont nos représentations courantes qu'il
s'agit de démonter. Ces représentations tendent, de manière plus ou
moins cohérente, à former une totalité, un système de rationalisation
qui nous donne l'impression d'avoir un minimum de prise sur nos
conditions de vie. En somme, ces représentations, bien qu'elles n'aient
pas été construites de manière systématique, finissent par former une
sorte de conception du monde, qui ne s'assume jamais comme telle. À
JO
un moment donné, bien sûr, il Ya plusieurs conceptions du monde; les
mêmes représentations sociales peuvent entrer comme des composantes de conceptions différentes; il peut y. avoir concurrence entre ces
conceptions. Mais il y en a généralement une qui est dominante et
s'impose à la majorité des acteurs sociaux, à leur insu le plus souvent.
C'est ce que Marx appelait « idéologie dominante », qui, dit-il, n'est
jamais que l'idéologie de la classe dominante, bien qu'il soit nécessaire, pour qu'elle soit vraiment idéologie dominante, qu'elle soit aussi
l'idéologie des dominés; ce qui pose de nouveaux problèmes.
On se gardera de confondre ces idéologies avec les grands systèmes
philosophiques. Libéralisme, socialisme, anarchisme, et tous les autres
mots en « ismes» ne désignent pas des idéologies, mais des thèses plus ou moins liées en systèmes - qui se présentent comme telles et se
soumettent à l'avance à la discussion, alors que, par définition,
l'idéologie n'est jamais soumise à la discussion, puisqu'elle est ce qui
va de soil, C'est d'ailleurs parce qu'elle n'est pas formalisée comme le
sont les grands systèmes philosophiques, que l'idéologie est beaucoup
plus puissante, précisément parce qu'elle se dénie elle-même comme
conception particulière du monde et se présente avec toutes les apparences et du bon sens ordinaire et de l'objectivité scientifique.
Si le sens courant du mot idéologie, son sens idéologique pourraiton dire, désigne les systèmes de valeurs et les constructions normatives
du social, par opposition à la science économique dont se prétendent
porteurs les théoriciens néolibéraux, le problème de l'idéologie, tel que
Marx l'a posé, renvoie plutôt à nos modes de connaissance immédiate
de la réalité sociale. La réalité sociale ne se donne pas directement
comme semble se donner - et, d'une certaine manière, se donne directement notre connaissance empirique immédiate des choses naturelles, puisque la réalité sociale n'est pas l'objet d'une intuition
sensible. La connaissance de la réalité sociale suppose une théorie qui
doit être construite, produite par l'activité scientifique. Ainsi, attaquant
les économistes qui jouent avec les illustrations statistiques, Marx
écrit: « Au lieu de faire la preuve de leurs théories à partir des faits
économiques, ils démontrent leur impuissance devant les faits, leur
intention de jouer avec les faits, et cette manière de jeu révèle plutôt la
I
L'idéologie
premier
genre,
c'est un peu l'opinion
la connaissance
(la doxa) selon Platon ou encore la connaissance
par ouï-dire
du
chez Spinoza.
11
genèse de leurs abstractions théoriques. »1 Les statistiques ne disent
rien sauf à être considérées dans le cadre d'une théorie qui, tout à la
fois, fait leur sens et se valide en leur donnant sens.
L'idéologie n'est pas, comme le pensait un certain marxisme vulgaire, la propagande organisée par les classes dominantes, ou du moins
elle n'y est pas réductible - même si, pour une part, les membres des
classes dominantes agissent tout à fait consciemment pour faire en
sorte que leur vision du monde devienne la vision dominante. L'idéologie est créée spontanément dans la pratique car elle a son origine
dans les conditions les plus fondamentales de la vie humaine et elle
marque donc fatalement toutes les formes de la conscience et du discours. Comment naît l'idéologie, comment se développe-t-elle?
Comment les formes de l'idéologie se rattachent-elles au monde réel?
Et donc comment le dévoilement de la vérité est-il possible, si toute
notre pensée est déterminée par des conditions de vie qui la font apparaître sous les masques de l'illusion? Ce sont des questions que j'ai déjà
abordées à partir de la lecture de Marx2.
La difficulté tient à ce que les « choses sociales)} nous semblent ce
qui est le mieux connu; elles semblent tomber sous le sens de la manière la plus directe. En ce qu'elles tombent sous le sens, les «choses
sociales» s'apparentent aux «choses physiques». Mais, comme le dit
Marx, même les choses physiques ne se donnent pas directement à
nous. C'est l'excitation subjective du nerf optique qui se présente
comme la forme sensible d'une chose extérieure à l'oeil. Autrement dit
cette transformation de ce qui est subjectif en une « chose)} apparaissant comme objective est l'essence même de la connaissance; nous
sommes condamnés à concevoir l'impression subjective comme la
représentation de quelque chose d'objectif mais nous ne pouvons pas
directement avoir accès à la chose elle-même telle qu'elle existe en
dehors de nous. Marx assure que la conception, valable pour les
« choses physiques» ne l'est plus dès qu'on aborde les choses sociales.
Car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail
n'ont absolument rien à faire avec leur forme physique. )}3Si la forme
valeur n'a rien à voir avec la forme physique des marchandises, elle ne
fait donc pas partie du monde extérieur à la conscience, elle se situe
I
Marx: Principes d'une critique de l'économie politique;
Oeuvres 2, édition de la
Pléiade/Gallimard,
sous la direction de Maximilien Rubel, page 190. Sauf mention contraire,
je cite toujours Marx dans cette édition.
2 voir Denis Collin, La théorie de la connaissance chez Marx, L 'Hannattan, 1996
3Marx, Le capital, livre I, Sect. I, Chap. 4 ; Œuvres 1, page 606
12
entièrement dans l'activité de la conscience plus ou moins rationnelle.
« Là, les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants,
doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et
entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans
le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché
aux produits du travail dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » I Cette théorie
du fétichisme permet de comprendre la production des représentations
de la vie sociale, qui dominent les pratiques humaines, et nous donne
le moyen de procéder à l'indispensable critique de l'idéologie.
Car la critique de l'idéologie ne peut pas se contenter de dénoncer
les idées fausses; elle doit comprendre les mécanismes de leur production et de leur efficacité. Spinoza affirmait que « Rien de ce qu'a de
positif une idée fausse ne peut être supprimée par la présence du vrai
en tant que vrai »2. On peut bien savoir que le bâton qu'on voit brisé
parce qu'il est plongé dans l'eau n'est pas véritablement brisé, on peut
bien expliquer par les lois élémentaires de l'optique ce phénomène, on
n'en continuera pas moins à voir le bâton brisé. Si on pense que
l'idéologie, loin d'être simplement un ensemble d'idées fausses ou de
mensonges, recèle une certaine positivité parce qu'elle est nécessairement produite dans le cours de la vie sociale, on comprend alors
pourquoi nous sommes si naturellement dominés par nos propres représentations et pourquoi même ceux qui se dressent contre des
rapports sociaux si inacceptables, si contraires à nos sentiments moraux les plus profonds, même ceux-là, donc, semblent comme
condamnés à reproduire les figures de l'idéologie. Au delà des critiques que je puis adresser à tel ou tel auteur, à telle ou telle thèse, c'est
cette question qui, je l'espère, apparaîtra comme un des enjeux essentiels de ce travail.
libid.
2 Spinoza, Ethique,
4" partie, proposition
1 ; trad. Bernard Pautrat (Seuil, 1988)
13
Philosophie et critique du travail
L'idée de la fin du travail est à la model, Il suffirait sans doute de
renvoyer au mythe l'idée de fin elle-même, au même titre que celle
d'origine, pour s'en méfier et s'en défaire. Nous avons eu droit à la fin
de l'histoire, à la fin de la philosophie, à la fm de l'art, etc.. Et pourtant, il faut bien que toutes ces choses finies continuent leur chemin.
Depuis que Hegel a achevé la philosophie, on a continué de philosopher. Depuis que certains bons esprits ont cru qu'on pouvait proclamer
la fm de l'histoire et le triomphe définitif du capitalisme, l'histoire
s'est enrichie de son lot de guerres, de massacres, de révolutions et de
contre-révolutions. Tous ceux dont l'ego est un peu trop surdimensionné ont tendance à proclamer la fin de quelque chose. Même le grand
Hegel ne pouvait imaginer que la philosophie apporterait encore quelque chose après que lui, fonctionnaire de l'esprit universel, eût mis un
point final à cette Encyclopédie des Sciences Philosophiques censée
récapituler le savoir philosophique de toute l'histoire humaine et exprimer dans sa réalité effective l'esprit absolu. Proclamer « la fin de
I
Il suffit de citer quelques titres parus au cours des dernières années pour s'en persuader:
Jacques Robin, Quand le travail quitte la société industrielle (Edition GRIT, 1994) où
l'auteur poursuit les réflexions qu'il a engagées depuis longtemps, notamment avec Changer
d'ère (Seuil 1989); Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition
(Aubier, 1995); Jeremy Rifkin, La fin du travail (trad. Française La Découverte, 1996,
avec une préfàce de Michel Rocard sur le sujet). Pour une bonne revue de la littérature sur ce
thème, voir Le Marxisme aujourd'hui, n"26, octobre 1996.
X», c'est se rendre maître de ce X, sur un mode quelque peu magique,
mais satisfaisant pour l'imagination. Proclamer la fin du travail, "C'est
la manière la plus radicale de régler la question de l'emploi et de
l'effi'ayant développement du chômage, tout simplement en supprimant
idéalement le problème lui-même.
Cette idée de « fin du travail» parcourt d'un bout à l'autre l'essai
de Viviane Forrester, L 'horreur économique. Un passage parmi
d'autres: dénonçant les exercices convenus dans lesquels les gouvernements annoncent des mesures de lutte contre le chômage, Viviane
Forrester y voit des « rituels auxquels chacun prétend croire afm de
mieux se persuader (mais de p)us en plus difficilement) qu'il ne s'agit
que d'une période de crise, et non d'une mutation, d'un nouveau mode
de civilisation déjà organisé, et dont les logiques supposent l'éviction
de l'emploi, l'extinction de la vie salariée, la marginalisation de la
plupart des hommes. »1 Viviane Forrester s'inscrit ici dans un courant
intellectuel aujourd'hui assez répandu. Jacques Robin parle de
l'extension du « désemploi» et affirme que « l'intensité des conflits et
des débats en cours met en évidence que le travail dans son acception
courante est de moins en moins la valeur essentielle de la société. »2
De son côté, si elle refuse les faux débats sur la centralité ou la non
centralité du travail ou sur la « disparition du travait,3 Dominique
Méda écrit un ouvrage, au titre moins prudent, dans lequel elle propose
de rompre avec l'idée « humaniste» ou le « raisonnement humaniste
et productiviste »4 selon lequel le travail est le centre de la vie humaine
et ce par quoi l'homme peut s'exprimer; il faudrait « désenchanter le
travail »5 et en finir avec l'idée fausse que le chômage est un mal d'une
extrême gravité; il serait préférable de comprendre que le chômage
I
V. Forrester: L 'horreur économique, Fayard 1996, pages 152/153
2 Jacques Robin: Repenser les activités humaines à l'échelle de la vie; Le Monde diplomatique, mars 1997
3
Dominique Méda : La fin de la valeur « travail» ? in Le travail, quel avenir?, FolioGallimard, 1997
4 Dominique Méda: Le travail, une valeur en voie de disparition, op. cit. pages 165/166.
Bien que je sois en désaccord avec plusieurs des thèses développées dans ce livre, je dois
cependant marquer mon accord avec le refus exprimé par l'auteur d'une philosophie
« aujourd'hui enfermée dans la contemplation et l'élaboration toujours recommencée de son
histoire» et la nécessité par conséquent de redonner tout son sens « l'analyse critique et
réflexive développée par la philosophie », « plus que jamais nécessaire à notre temps. » (page
9). Cela suppose que soit redonnée sa place à la philosophie politique au sens large et qu'on
ne suive pas toujours les modes qui réduisent la philosophie à la morale du catéchisme à
peine revu par Kant.
S
ibid. page 292
16
nous oblige à nous « interroger sur les fins de nos sociétés» et « mettre
de l'ordre dans ces représentations» erronées qui font du travail un
instrument de libération ou la base du lien sociall.
Mais l'idée de la fin du travail est fort imprécise: ainsi, Viviane
Forrester hésite à plusieurs reprises entre « fm du travail» ou « fin de
l'emploi» et sur ce plan ne diffère guère des auteurs cités plus haut qui
eux aussi multiplient les développements pour tenter de distinguer
travail, activité et emploi, sans jamais parvenir à vraiment avancer
dans la clarification conceptuelle. Chez V. Forrester, comme chez tous
les auteurs de ce courant, l'idée centrale est au fond la suivante:
« l'horreur économique» dans laquelle vivent des dizaines de millions
de personnes dans les pays capitalistes avancés tiendrait à ce qu'on
continue de tenir le travail pour la valeur essentielle alors qu'on sait
qu'il n'y a plus de travail. La civilisation occidentale repose sur le
travail or, « ce travail, tenu pour notre moteur naturel, pour la règle du
jeu convenant à notre passage en ces lieux étranges d'où nous avons
chacun à disparaître, n'est plus aujourd'hui qu'une entité dénuée de
substance. »2 A de nombreuses reprises Viviane Forrester affinne que
le travail n'est plus qu'un mot « vidé de sens» dont le caractère sacré
cependaot a pour fonction de préserver une organisation sociale et
économique obsolète.
Or, bien que cette question constitue le véritable centre de la réflexion de l'auteur, elle ne fait jamais vraiment l'objet d'une
élucidation systématique. On proclame la fin de quelque chose dont on
ignore profondément la nature. Dans tous ces raisonnements modernes
qui annoncent la fin de la « centralité du travail », selon l'expression
barbare d'un ancien Premier Ministre français (Michel Rocard) qui a
repris les thèses de Jeremy Rifkin, il n'y a pas de définition théorique
du travail. Ce mot est pourtant typiquement polysémique et cette polysémie ne cesse de rendre confuse et même inextricable toute discussion
sérieuse sur le sujet.
Le mot travail regroupe schématiquement:
(1) le travail en général comme nécessité pour l'homme de produire et
reproduire les conditions matérielles de sa propre vie;
I
2
Dominique Méda : Le travail, une valeur en voie de disparition, op. cil. page 137
V. Forrester:
op. cil. pages 9/10
17
(2) les conditions spécifiques sociales et historiques du travail, c'est-àdire les formes particulières qu'il a prises jusqu'à nos jours, esclavage,
servitude, travail indépendant, travail salarié, etc. ;
(3) toute forme d'activité en général, par exemple le travail de l'artiste,
de l'intellectuel, du sportif.
Le travail en général
Le travail est d'abord la vieille malédiction biblique, celle qui condamne Adam - et sa descendance avec lui - à gagner sa vie à la sueur
de son &ont : « Parce que vous avez écouté la voix de votre femme, et
que vous avez mangé du fruit de l'arbre dont je vous ai défendu de
manger, la terre sera maudite à cause de ce que vous avez fait, et vous
n'en tirerez de quoi vous nourrir pendant toute votre vie qu'avec beaucoup de travail.» 1 Cette malédiction n'est pas uniquement une
invention religieuse, un produit idéologique judéo-chrétien ou je ne
sais quoi encore. La nécessité du travail n'est pas autre chose que la
nécessité qui gouverne les rapports entre l'homme et la nature, ce que
Marx appelait le « métabolisme de l'homme et de la nature.» Sauf à
imaginer le retour à la fiction de l'état nature, d'un homme qui trouverait immédiatement les moyens de sa subsistance dans une nature
généreuse, cette dépendance de l'homme à l'égard de son milieu est
impossible à supprimer. Les spécialistes du virtuel, les fanatiques des
nouvelles technologies de l'information et de la communication peuvent bien disserter sur la dématérialisation du travail ou annoncer sa
fin pure et simple, l'homme ne pourra pas vivre de nourritures virtuelles, ni se vêtir virtuellement. Ce corps à corps de l'homme avec la
nature est éternel, ou, au moins, aussi éternel que l'espèce humaine,
qui sera toujours cette espèce amphibie, ce mélange de corps et d'esprit
dont parlait Kant.
C'est pourquoi on peut se demander ce que peuvent vouloir dire des
affirmations comme celle-ci: « Nous appartenons depuis peu de temps
(moins de deux siècles) à des sociétés fondées sur le travail» ?2 Que
les sociétés esclavagistes ou féodales aient fait du mépris du travail une
I
2
Genèse, III, 17, trad. Lemaître de Sacy.
Dominique Méda : Le travail, une valeur en voie de disparition,
18
op. cit. page 8
valeur essentielle n'empêchait pas le travail d'être le fondement de
toute vie sociale: le patricien romain, le citoyen libre athénien ou le
chevalier du Moyen Âge ne construisaient pas eux-mêmes les monuments qui les ont immortalisés, mais ce qui nous reste d'eux, c'est
uniquemenf le produit du travail de ces millions d'esclaves à qui toute
existence humaine était déniée. Le travail est donc bien une catégorie
« éternelle» et non une « invention récente» qu'On pourrait faire
remonter à Smith dans La Richesse des nations ou à Mandeville dans
La fable des abeilles, ainsi que semble le croire D. Méda.
Marx, présenté tantôt comme un utopiste de la fin du travail, tantôt
comme un intégriste de la production matérielle en tant que réalisation
de la liberté humaine, ne nourrissait aucune illusion à ce sujet. « Tout
comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer
avec la nature pour satisfaire. ses besoins, conserver et reproduire sa
vie; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de la
société et sous tous les types de la production. » I En effet, la caractéristique spécifique de 1'homme, ce qui définit, si on veut, sa nature,
c'est précisément qu'il ne peut vivre qu'en produisant lui-même les
conditions de sa propre vie.
On peut faire remarquer que les animaux, la plupart du temps, sont
contraints eux aussi de modifier leur milieu naturel: les oiseaux doivent faire des nids, de nombreux mammiferes construisent des terriers,
des barrages, etc.. Il y a entre ces animaux laborieux et l'homme
(1'homo faber) une différence essentielle, qualitative et non seulement
une différence de degré. Car si l'homme est incontestablement moins
bien pourvu naturellement que le plus frêle des animaux, on pourrait
imaginer qu'arrivé à un certain stade de développement de sa civilisation matérielle, il ait réussi à trouver un équilibre avec son milieu,
ayant enfin réussi à compenser ses faiblesses naturelles avec les prolongements artificiels de ses membres que sont les outils de son
invention. Or ce n'est pas le cas: la vie historique de l'humanité est
celle d'une spirale toujours en mouvement, de ce que Hegel a nommé
« système des besoinS». L'homme par le travail trouve le moyen de
satisfaire ses besoins, mais ce travail et cette satisfaction font naître de
nouveaux besoins. Mais ce processus est, pour Hegel, celui de la formation de l'homme, il est un travail de l'esprit. En effet, l'homme ne
peut rester enfermé dans un cercle limité de besoins, à l'instar des
I
Karl Marx : Le Capital, Livre III, Conclusion.
Oeuvres 2 page 1487 [souligné par nous]
19
animaux; ses besoins sont toujours des besoins particularisés et même,
dit Hegel, abstraits et ils sont satisfaits par des moyens eux-mêmes
particularisés. Notre besoin, ce n'est pas immédiatement et uniquement manger, par exemple. C'est construire un piège, fabriquer une
sagaie et un propulseur pour chasser ou fabriquer des tables de cuisson,
des réfrigérateurs pour nous permettre de déguster des plats raffinés.
Donc les besoins humains, dans le procès même qui les satisfait, se
démultiplient. Et la satisfaction obtenue elle-même doit être dépassée.
Ainsi, pour Hegel, ce n'est pas tant le besoin comme manque qui
doit être satisfait que « l'opinion ». Je n'ai pas vraiment besoin d'une
automobile ou d'un poste de télévision Ge ne mourrais pas de n'en
point avoir), mais j'ai l'idée de que ce serait une bonne chose. Les
besoins sont déjà entrés dans la sphère de la culture. « Les moyens de
satisfaire les besoins suivent le même mouvement. Ce mouvement est
illimité. « Ce que les Anglais désignent par "conformtable" est quelque chose d'absolument inépuisable qui se poursuit à l'infini, étant
donné que chaque confort atteint finit à son tour par faire la preuve de
son inconfort, si bien que ces inventions n'ont pas de fin. C'est pourquoi un besoin est produit non pas tant par ceux qui l'éprouvent de
manière immédiate, que, bien plutôt, par les gens qui cherchent à réaliser un gain en le faisant naître. » I Ainsi, la civilisation humaine
s'identifie-t-elle avec la création de cet «homme riche en besoins»
dont parlait Marx.
Pourquoi en est-il ainsi? Les religions monothéistes en donnent
une explication: Adam et Eve avaient tout pour être heureux et ils ont
tout perdu pour une malheureuse pomme. Les philosophes ont scruté
cet étrange désir illimité qui pousse 1'homme à n'être jamais content
de son sort, à toujours vouloir autre chose, à ne jamais accepter la
mesure qui est la sienne, alors qu'il dispose d'une raison qui devrait lui
enseigner les vertus de cette «juste mesure» qui obsédait les Grecs.
L'anthropologie nous donnerait peut-être d'autres explications.
L'adaptation au milieu naturel n'est pas, chez l'homme, le résultat de
mutations génétiques aléatoires, mais d'une action raisonnée et transmise par l'éducation aux petits d'homme; ce qui rend possible
l'accumulation des inventions introduites par chaque génération et, en
même temps, la création de nouveaux déséquilibres. Si la vie est, en
général, destruction créatrice, la vie humaine n'a pas seulement ce
caractère cyclique: les capacités particulières de notre cerveau nous
I
Hegel: Grundlinien
20
der Philosophie
des Rechts ; additif au ~ 191
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