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BIG SHOOT
Texte de Koff i Kwahulé
M ise en scène Alexandre Zeff
Avec Jean-Baptiste Anoumon et Thomas Durand
La Loge Paris – Janvier 2016
« Afr icultures.com »
Un Big show à l a L oge
Pour ce Big Shoot de l’auteur franco-ivoirien Koffi Kwahulé qu’il vient de créer dans le petit
théâtre de la Loge, Alexa n dre Zef f a choisi de conv o quer le show, le big sho w
même, avec un ta n dem d’acteurs ma g n if iques et u n vérita b le J azz Ba n d. Il
explore toutes les facettes de cette étrange pièce qui met en scène un reality show mortel.
Jean-Baptiste Anoumon, dans le rôle de Monsieur, le bourreau, arrive en prédicateur allumé,
comme en transe, un de ces prédicateurs à l’américaine et le « flow » d’injures qui ouvre la
pièce se transforme en gospel épileptique. Le plateau subit sous nos yeux toutes les
métamorphoses : tour de magie, grand messe, rituel d’exorcisme, numéro de cirque, scène de
crime d’un serial killer… grâce au jeu des comédiens et à l’inventivité d’un dispositif
scénographique, conçu par Benjamin Gabrié et Anaïs Morisset, qui se fait autant plateau de
télévision que scène de music hall : une simple boîte transparente, poussiéreuse et lumineuse
aux reflets miroitants. Et nous voilà soudain comme transportés à Las Vegas, tandis que
violence, beauté et métaphysique sont au rendez-vous de ce grand numéro de mise à mort,
performance aussi mystique que déjantée…
Mais surtout l a l a n g ue-jazz de Kof f i Kwa hu lé est sub l imée par le J azz Ba n d qu i
en extrait tou te l a sève musica le, tout en accompagnant le jeu et le groove des acteurs
musiciens.
Jean-Baptiste
An ou m on
hab ite
l’espace
mag istra lement
en
prestidigitateur de haut vol et se laisse aussi habiter par le texte dont il saisit avec jouissance
la saveur charnelle. Quel plaisir de voir cet immense comédien donner toute la mesure de son
registre dans un rôle taillé pour lui, tandis que Tho m as D ur a n d son partena ire, l u i
a ussi, « sort tou tes ses tripes » de cl ow n triste da ns le rôle de Sta n et convoque
une figure de Deburau contemporain revisitant l’art du mime à la manière d’un Jean-Louis
Barrault. C’est u n b on heur de voir ces deux incroy a b les acteurs en véritab les
a thlètes du jeu sur le rin g m a g ique du théâtre livrer comb a t avec le Mister
J azz b a n d et don ner l a réplique à l a g u itare de Fran k Perro l le, à l a b asse de
Gil les N orma n d, à l a b a tterie de L ou is Jef fr o y.
La pièce traite en définitive des affres de la création, de cette lutte à mort de l’artiste avec
lui-même, avec l’inspiration, la muse et les chemins qu’elle lui indique et qu’il se doit
d’explorer, de contester, de subvertir. L a f orce de l a m ise en scène d’ Alexan dre Zef f,
c’est qu’il parvient à f a ire retentir l a dimensio n poétique du texte com me sa
dimensio n rythmique et musica le, celle du duo improbable entre deux jazzmen, celle d’un
dialogue imaginaire entre l’utopie mystique de Coltrane et la virulence démentielle de Monk.
« La pièce de Kwahulé est tout entière musique » explique Alexandre Zeff. « Sons « sales »,
langues « étrangères », typographies, didascalies, tressage des voix, gestuelle des personnages
qui donne lieu à un lyrisme visuel, tout contribue à la fabrique d’un son et d’un rythme, d’une
musique : le jazz de Koffi Kwahulé ».
La mise en scène n’a pas peur de nous ramener également sur le terrain des exhibitions du
monde médiatique que représentent les reality show sans évacuer la réflexion sur le théâtre et
le jeu, comme le signale le fauteuil Voltaire de velours rouge qui trône sur le plateau en guise
de chaise électrique ou de siège de torture. Monsieur et Stan sont deux gladiateurs des jeux du
cirque médiatique, deux acteurs dans une cage transparente et réfléchissante, un aquarium de
magicien, une malle mystérieuse de prestidigitateur, un ring, une cabine téléphonique de show
surprise à la japonaise.
En même temps, on ne perd jamais de vue la dimension philosophique du dialogue, la variation
ludique sur la dialectique hégélienne : le maître et l’esclave, l’Auguste et le clown blanc, Footit
et Chocolat, Pozzo et Lucky d’En attendant Godot de Beckett. Alexandre Zeff qui voit dans Big
Shoot « l’allégorie apocalyptique d’un monde sans valeurs ni repères » joue de toutes les
ruptures et de cette instabilité du dialogue qui saute en somme d’un registre à l’autre comme
une radio qui capte plusieurs stations et restitue ainsi toute l’ambiguïté du texte. Il ne renonce
à aucune piste, tire tous les fils et nous plante avec le sourire devant l’écheveau tragique et
inextricable de notre condition humaine. « Je n’y comprends plus rien » dit Stan. « Ah, parce
que tu crois que j’y comprends quelque chose… » répond Monsieur.
Sy lvie Cha l a ye
« H ier au théâtre »
Alexandre Zeff déteste les zones de confort. Après s’être frotté avec audace et style à Je suis le
vent et Le 20 Novembre, le jeune metteur en scène récidive dans son déchiffrage du théâtre
contemporain avec Big Shoot de Koffi Kwahulé. L a petite sa l le de La L o ge swin g ue et
tremble d’ef fr oi f ace a u duel co m ico-cruel du b o urreau et de sa victime da ns
u n m o n de en crise. Da ns u n esprit ja zzy respectan t à merveil le l’écriture
kw a hu l ien ne, Zef f sou l ig ne l a p ortée divertissa nte de l a so u f fr a nce érigée en
jeu b o u f f on et dém onia que.
Dans la pénombre, un homme est assis en tailleur. Prisonnier d’une cage transparente, il
compte les heures avant le rebours fatal. Dernier survivant d’une cité fantôme, Stan s’est
volontairement offert en pâture pour rassasier l’avidité voyeuriste d’une foule en manque de
sensations fortes. Son juge, le dirigeant de la ville, trône à jardin dans un beau fauteuil
pourpre. Il s’engage par un contrat tacite avec son ultime victime à proposer un show du
tonnerre de Dieu pour contenter les manants. Dans ce perturbant face-à-face, les rôles
semblent distribués à l’avance mais la dialectique du maître et de l’esclave renverse
progressivement la vapeur…
Big Brother jazzy
Comme toujours chez Koffi Kwahulé, l’ordure côtoie le sacré ; la musique nourrit l’écriture. Big
Shoot ne déroge pas à la règle puisque le dramaturge ivoirien s’inspire clairement des
programmes de télé-réalité tapageurs pour enclencher ses réflexions sur la société du
spectacle debordienne. Zeff n’hésite d’ailleurs pas à amplifier le mouvement à travers une
scénographie comme souvent impressionnante (fait d’autant plus remarquable qu’on se situe
dans un espace minuscule). Ici, le duo évolue dans un carré saturé de néons colorés à ses
extrémités ; trois jazzmen accompagnent cette joute oratoire avec beaucoup de classe et
d’aplomb et les insultes répondent poétiquement au rythme détendu et nerveux du swing.
Montée d’adrénaline engendrée par la dope, blessure par balle, référence au cinéma, orgasme :
la polysémie de Big Shoot déploie en éventail deux constantes, à savoir la violence et le
plaisir. Une imbrication fondue et totale signifiée par le rituel SM auquel se livrent les deux
personnages. La relation complexe les unissant, entre interdépendance et rejet, fascine. Zeff a
su choisir des comédiens investis, complémentaires et démentiels. On retrouve Thomas Durand,
un fidèle, dans le rôle de Stan, le bouc-émissaire volontaire. Assumant sans complexe une
partition qui peut sembler ingrate au premier abord, le comédien au physique de grand dadais
adolescent commence par plier sous la torture avec un malaise gauche grandissant. Clown
malgré lui dans son insignifiance excentrique (il adore tricoter et se débrouille bien en
anglais), il change la donne en dévoilant les fissures d’un être fou, aux allures de Joker
malsain. À ses côtés, Jean-Baptiste Anoumon exulte en démiurge excessif et taquin, séducteur
monstrueux. Enveloppé dans sa longue cape façon Matrix, il mène la danse tel un gourou
possédé.
Avec Big Shoot, Alexandre Zeff dessine donc avec force le parcours de deux solitudes qui se
rencontrent et tentent de s’apprivoiser dans un show spectaculaire voué au néant. Comment
créer du beau à partir de la violence ? Comment le pouvoir de la fiction peut suspendre
temporairement le couperet de la mort ? Voilà deux questions que pose Kwahulé dans ce court
dialogue auxquelles Zeff parvient à répondre grâce au talent de deux comédiens
intrinsèquement unis, comme le yin et le yang. L’écrin resserré de La Loge permet de faire
exploser avec plus de retentissement la bombe orale de ce shoot final. ♥ ♥ ♥ ♥
Tho m as N g oh on g
(https://hierautheatre.wordpress.com/2016/01/13/le-swing-explosif-dalexandre-zeff/)
« La Galerie du théâtre »
Le dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé a rédigé sa pièce Big Shoot en 2000, comme on pose une
question dérangeante. La question du rapport que chaque civilisation entretient face à la
violence, comme nécessité constructrice. Prenons pour point de départ l’histoire de Caïn et Abel
: le bâtisseur tua son frère de ses propres mains avant de partir en exil et fonder Hénoch, la
première ville. Chaque société prend sa source dans la violence et dans le sang.
Ainsi, Big Shoot nous propose comme un écho au mythe intemporel le contexte d’une émission
TV. « Monsieur » le présentateur-bourreau reçoit des invités, toujours volontaires, pour les tuer
en direct d’une balle dans la nuque. La perspective de ce spectacle de mort excite tant « la
Cité » que les hommes viennent de très loin, à pieds et du bout du monde, pour assister à cette
performance exceptionnelle. Aujourd’hui Monsieur affronte son dernier invité, « Stan » comme
il décide de le nommer, pour prononcer son jugement face aux caméras et à la foule présente.
Et si possible réaliser le big shoot, le shoot ultime, sacrifice qui mettra fin aux souffrances
d’une humanité en perte.
Le plateau est plongé dans une pénombre et un brouillard compacts, à peine rehaussés de
quelques inquiétantes lumières. Au centre, une cage aux parois transparentes dans laquelle se
tient Stan, accroupi et parfaitement immobile tel le cobaye en attente. En fond de scène, trois
musiciens se tiennent prêts à jouer les airs de jazz qui rythmeront et ponctueront la pièce.
D’ailleurs, la musique commence. Monsieur, démiurge tout puissant du show entre en scène et
ses mots claquent comme des gifles à nos visages. Homme noir vêtu de noir sous son long
manteau noir, il exhale déjà le danger et la terreur. Le petit blondinet recroquevillé dans sa
cage, revêtu d’une simple chemise blanche, fait bien pâle figure à côté.
Et l’émission se met en branle. Monsieur va tour à tour questionner, frapper, amadouer, insulter
ou féliciter Stan, dont la mission semble être de nous raconter un souvenir, à nous qui sommes
devenus, déjà désignés par Monsieur, les spectateurs avides de l’exhibition à venir. Et Stan
commence à décrire une scène, à tâtons, incertain quant à ses souvenirs. Monsieur s’insurge,
éructe, à chaque faux pas de mémoire. Mais est-ce un faux pas, qu’est-ce que Stan est censé
dire véritablement, y a-t-il vraiment un récit ou Monsieur se doit-il seulement de terroriser
pour le show ? Peu importe finalement, l’essentiel étant ce constant jeu d’équilibre et de
pouvoir entre le bourreau et sa victime. De cette sorte, le spectacle avance en dents de scie,
cassant perpétuellement son rythme, faisant revirer intentions et positions de domination ; au
risque d’entrer dans un système qui pourrait devenir lassant.
Mais ce qui fonctionne c’est que l’on s’épuise, le spectateur s’épuise, la pièce nous demande
énormément d’énergie comme elle nous éprouve, comme notre irréfrénable empathie nous
éprouve ; comme les comédiens épro uvés do n nen t vérita b lement d’eux-mêmes,
physiquement. Ils f on t preuve d’u ne précision de jeu, ta n t da ns les m ouvements
du corps et les m oments da nsés, que da ns les m ots, secs ou m iel, qu’ ils
égrènent et f o n t son ner. Ils jouent da ns l a tensio n, l’ a gressivité, l a fr o ideur de
l a vio le nce con tenue, l a peur.
Car Big Shoot est un spectacle de la perversion. L’attitude du bourreau qui amadoue pour
mieux battre est profondément perverse, perverse au sens sexuel même, comme il nous évoque
les sodomies cruelles effectuées sur les anciens candidats. Mais au fil de la pièce, celui qui
passait pour victime se révèle différent de ce que nous croyions, quelque chose dans le regard
qui le rend malsain et trouble, nous disant que peut-être il y a de bonnes raisons de l’abattre.
Et en effet le candidat suicidaire prend parfois le pas sur son adversaire, jusqu’à devenir le
parfait complice de ce jeu de mort et de dupe. La pièce elle-même est perverse, qui joue avec
nous et nous fait languir. Mais finalement, la perversité ultime s’avère être celle du spectateur,
plus que celle d’aucun autre : car c’est pour nous que cette pièce est jouée, si elle a lieu c’est
qu’il y a de la demande, et la salle est véritablement emplie aux quatre coins de ces
spectateurs « venus à pieds du bout du monde », comme le dit Monsieur. Monsieur, qui s’est
mis à pointer des calibres contre des nuques suicidaires parce qu’on le lui a demandé, que l’on
est venu à lui, sa drôle de volonté de fer se muant alors asservissement. Rares sont les
bourreaux aimés ; mais tout aussi rares sont les bourreaux qui aiment leur travail. Et nous,
spectateurs de l’émission fictive mais surtout spectateurs de la pièce, nous qui en avions lu le
résumé et sommes venus en connaissance de cause, nous sommes les ultimes pervers de cette
pièce démoniaque.
Ici Big Shoot s’apparente à un phénomène bien antérieur à la télévision : les jeux du cirque de
la Rome Antique, et plus particulièrement les combats de gladiateurs. Affrontements brutaux et
cruels, encouragés et soutenus par une foule fascinée – mais qui n’aboutissaient pas
nécessairement à la mort, contrairement à ce que se figure l’imaginaire collectif – leur succès
était de taille. Menés au départ comme des rituels funéraires et religieux, les combats perdirent
peu à peu de leur sacré pour finalement devenir un jeu profane, un divertissement sportif et
spectaculaire. Big Shoot rassemble ces deux aspects, la venue à l’émission se transformant en
un pèlerinage morbide autour du monde tandis qu’il s’agit d’un jeu de mort en direct,
divertissement TV à grande échelle.
Il est intéressant de noter que ce passage de rituel sacré à divertissement profane opéré par les
combats de gladiateurs, ressemble à s’y méprendre à l’histoire du théâtre. En effet, circonscrite
à des périodes précises de seulement quelques jours par an, ce que nous nommons naissance
du théâtre en Grèce Antique consistait alors en de grandes fêtes cosmiques, telles les Dionysies.
La forme de ces représentations fédératrices et populaires évoluant et s’affinant peu à peu,
celle-ci commencèrent à prendre de l’ampleur pour devenir l’ancêtre du spectacle de
divertissement que nous connaissons aujourd’hui (parfois payant, mais encore souvent gratuit
lors de cette époque où le théâtre avait pour autre fonction l’éducation du peuple). Et comme
ce fut le cas pour les gladiateurs, la mutation du théâtre en divertissement mena à la
professionnalisation des comédiens (qui étaient jusqu’alors de simples bénévoles, amateurs
talentueux). André Degaine, dans son volumineux ouvrage Histoire du théâtre dessinée1, situe la
professionnalisation des comédiens à l’époque de la Renaissance.
Et ce que la professionnalisation amène, c’est la nécessité de jouer – ou de combattre – pour
vivre, pour gagner son salaire. Et c’est ce qui rejoint Monsieur, et Stan : ils vivent l’émission
comme un job. Monsieur ne lui dira-t-il pas « y a pas à dire, t’es un vrai pro » ? Tous deux ont
une mission à remplir, aboutir au dénouement final tant attendu, et contenter un public avide.
Ainsi, le drame qui se joue devant nous n’est peut-être qu’une mascarade, qu’un jeu de rôles
bien définis (d’ailleurs « Stan » n’est qu’un personnage, parlant de lui-même à la troisième
personne : Stan dit, Stan voit, Stan fait). Et il importe peu, finalement, que l’affrontement soit
vrai ou non : comme Barthes analysait les combats de catch excitant les foules, ici « ce que le
public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même »2. Peu importe que
Monsieur veuille réellement s’en prendre à Stan ou qu’ils soient deux complices dans une
parodie de sensationnel ; peu importe que Stan meure parce qu’il est nécrophile, pauvre type
asocial ou pour rien du tout, tant qu’il meure pour nos péchés à tous.
Et l’on parvient à ce que Pacôme Thiellement désigne, dans sa conférence Andy Yoga menée
courant 2015 au Centre Pompidou, par « l’idée de la montée aux extrêmes dans la
représentation publique »3. Cette idée, on l’a vu, ne date pas d’hier. Mais celle qui l’a poussée à
son paroxysme, et de manière irrémédiable, est probablement Christine Chubbuck. Cette
présentatrice TV américaine s’est donné la mort en direct à la télévision, le 15 juillet 1974,
d’une balle dans la tête. Réponse à toutes les horreurs que les chaînes se complaisent à
diffuser en boucle. La réalité rejoint la fiction, la réalité a même dépassé la fiction ce jour-là.
1
2
3
André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Éditions A-G Nizet, 1992
Roland Barthes, « Le monde où l’on catche » in Mythologies, Éditions du Seuil, 1957
Pacôme Thiellement, Andy Yoga, pour Andy Kaufman et contre tous les autre
Difficile dès lors de monter encore en puissance. Comment déterminer qu’un shoot sera le shoot
ultime ? Cela rejoint encore les snuff movies, ces films présentant meurtres, viols et tortures
assénés réellement (en théorie) pour les besoins de l’image. Et ces vidéos virales qui circulent
sur le net, où l’on peut visionner les massacres commis par des tueurs en série, ou lors
d’attentats. Tout cela se nourrit à la même source : la fascination que peuvent exercer ces
images sur un spectateur en demande, l’attraction-répulsion se dégageant du morbide.
Tant d’exemples déjà de cette cruauté mise en vitrine par l’humanité, générée par notre besoin
d’expulser angoisses, frustrations et colère refoulées. Le big shoot devient une fête comme
Carnaval était une fête : fête de la transgression, du défoulement, de l’éprouvement des
passions contenues au quotidien. Seulement ici, au lieu d’éprouver pour soi en son corps même,
au lieu d’incarner la transgression, l’individu demande à un autre de transgresser pour lui : il
le fait si bien. Ainsi Big Shoot rejoint cette tradition de la violence déléguée à un autre : la
violence à la demande.
Big Shoot questionne notre rapport au spectaculaire, à la représentation en ce qu’elle a de
sensationnel : pourquoi allons-nous au spectacle, que cherchons-nous à en tirer, et jusqu’à
quel point allons-nous continuer à regarder ce que l’on nous sert comme une ordure délectable
? La question se perd, la réponse n’a jamais eu lieu, inutile de chercher de quelconques
explications du côté de la sociologie, du côté fragmenté de nos petites vies actuelles : comme
on l’a vu, l’expression de la violence et la marque qu’elle imprime en chacun de nous sont
antérieures à toute notion télévisuelle, à toute notion de modernité même ; elle se perd dans le
fondement des plus anciennes sociétés. Peut-être les raisons ont-elles évolué avec le temps,
peut-être différentes sont les excuses que nous pouvons apposer au sang, mais toujours
l’essence reste la même, toujours il y aura un shoot.
Big Shoot ne nous fournit pas de réponse, ses maigres propositions (la vanité, l’anonymat
peut-être ?) n’étant que prétextes à mener la ronde. Big Shoot ne répond pas, il tente
l’exorcisme. Il tente d’exorciser la question de l’image-ordure. Le shoot fait d’ailleurs référence
aussi bien au tir d’un flingue qu’à l’image, au tournage de cinéma. Et c’est ainsi que le final de
la pièce évoquera un dispositif cinématographique, dans lequel Monsieur qui précédemment se
mettait en scène prend la place du spectateur dans une salle obscure. En fin de compte, qui a
regardé qui ?
L isa D u m as
(http://www.la-galerie-du-spectacle.fr/big-shoot-de-l-camara-oscura/)
« Le So uffleur – Étud i ants aux théâtres »
Je déteste l’écriture de Koffi Kwahulé.
Voilà, le couperet est tombé et je m’en excuse d’avance.
Comme le dit un dicton que l’on entend que dans les milieux artistiques : « Avec lui, soit on
adore, soit on déteste. Il n’y a pas de juste milieu ». Or, ce spectacle joué par la compagnie
Camara Oscura m’a prouvé le contraire. Cette mise en scène a été mon juste milieu, mon
exception qui confirme la règle.
Sur la petite scène du théâtre de la Loge trône une immense cage en verre. En son centre, un
homme assis en tailleur semble se livrer à un exercice de méditation. Actualité oblige, certains
y verraient un univers à la Star Wars. Tout du moins futuriste. L’attente se fait, longue et
patiente, le temps qu’un à un les spectateurs s’assoient pour qu’enfin le show commence.
« Big shoot » va être de bout en bout un étrange reality show à l’américaine dans lequel le
public aura son rôle à jouer : celui si dérangeant de voyeur avide du sacrifice d’un homme.
Ici, la compagnie Camara Oscura retourne à l’essence même de l’écriture de Koffi Kwahulé : le
jazz. « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » écrit Kwahulé.
Tel un musicien, il écrit ses pièces comme il composerait une chanson : d’une traite, que
complètent de petits ajustements. Le rythme pulse comme un beat de batterie, où les ralentis
ne sont qu’un martèlement sourd avant la reprise du crescendo. La musique envahit l’espace
scénique grâce aux trois musiciens en arrière-scène. Divin en bourreau amoureux de musique
américaine, Jean-Baptiste Anoumon donne à son personnage une crédibilité effrayante. D’un air
de musique à un autre, il influe rythme, son, paroles : il devient le véritable chef d’orchestre de
la séance de torture qui se déroule sous nos yeux.
À chaque émission, ce présentateur tortionnaire, auto-proclamé artiste, abat un candidat d’une
balle à l’arrière du crâne. Les spectateurs, eux, viennent de loin pour assister à ce sacrifice.
Mais aujourd’hui, Stan, cadavre en puissance, est le dernier survivant de la cité. Cette dernière
exécution sera donc le « Big Shoot », l’œuvre d’art grandiose d’un présentateur aussi
excentrique qu’un artiste, aussi sanguinaire qu’un bourreau. Stan n’est d’ailleurs pas le vrai
nom de la victime, mais celui du cochon du présentateur qui renomme ainsi tous ses candidats.
Effacement de la singularité, transformation des faits, torture gratuite, frapper et menacer
jusqu’à ce que l’esprit cède : la cité est contaminée par la soif de sang et la quête de pouvoir.
Car toute la première partie de la pièce se joue de cela : que reproche-t-on à Stan ? Il semble
avoir tué une femme pour un collier de perles ? Simple d’esprit, il serait mis sur le banc des
accusés sans réelle preuve, la torture venant suppléer l’enquête. Les pistes sont brouillées, le
spectateur s’interroge : y a-t-il culpabilité ? Très vite, les incohérences se font jour, grâce
auxquelles Stan reprend le dessus sur son bourreau. Victime pré-déterminée de la rage des
hommes, pourquoi jouer le jeu ? Dans cette relation presque charnelle entre le bourreau et sa
victime, Stan donne du fil à retordre.
Cette
mise
en
scène
est
une
véritab le
réussite
en
terme
d’a l lég or ie
a poc a ly ptique. Les deux acteurs, appu yés par l a synchro n isa tion m usica le
par f a ite du Mister Jazz Ban d, n o us pl o n ge nt da ns u n décor d’horreur. L a
vio lence est a ussi crue que sensuel le, tel le un sein m a ternel m or du jusqu’ a u
san g.
Am a n dine Pil a u dea u
(http://www.lesouffleur.net/12870/big-shoot/)
« LES 5 PIÈCES »
N o tre avis : Une réussite
Une mise à mort aux allures de real ity show , dans un face-à-face troublant de réalisme.
Sur un plateau à peine éclairé, deux hommes se font face. On comprend rapidement qu'il s'agit
d'un homme et de son bourreau, mais cela ne s'arrête pas là : il s'agit d'un bourreau devenu
esthète de la mise à mort, érigeant l'exécution au rang de véritable oeuvre d'art. La foule
afflue des quatre coins du monde pour venir assister au "spectacle", auquel les victimes se
prêtent avec un plaisir pervers et autodestructeur. La société en est arrivée à un tel point
d'ennui que rien ne semble freiner sa recherche d'intensité. L'homme qui est en face de lui n'est
pas n'importe lequel, puisque cette fois il s'agit du dernier. Commence alors une torture
physique et psychologique extrêmement subtile, au cours de laquelle les rôles vont
progressivement s'inverser, nous maintenant jusqu'à la dernière seconde dans un état de
tension presque insoutenable.
L a scén o gra phie n ous pl on ge im médiatement da ns l ' u n ivers des comédiens, to us
deux excel lents da ns leurs rôles respectifs. F u mée, l um ière rou ge, person n a ges
enfermés da ns u ne cage de verre, do n t le bourreau s'échappe par f o is p o ur
déamb u ler au m il ieu du pub l ic : l ' immersion est to ta le, et le jeu
incroy ab lement b ien m a îtrisé. Rien n 'est gra tu it, n i l ' hu m o ur, éminemmen t
cynique, ni l a n u dité, ce qui est l oin d' être to u jo urs le cas. On ressort de ce
spectacle tr oub lé, ma is défin itivement con qu is.
A l icia D orey
(http://www.les5pieces.com/critiques/big-shoot-koffi-kwhahule-la-loge-alexandre-zeff)
« Ho t tello theatre »
« Je n’écris pas sur les Blancs, ou les Algériens ou les Chinois, j’écris sur le frottement de tous
ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un
dramaturge ivoirien. »
Koffi Kwahulé est un comédien, metteur en scène, dramaturge et romancier ivoirien dont
l’écriture est influencée par le jazz – une musicalité verbale faite de ruptures, de
superpositions, de silences, d’improvisations – et une vision politico-sociale de critique
subversive et ironique, la matière même d’une belle satire sur nos temps présents. Le verbe brut
et heurté – insultes et injures – provoque l’interlocuteur comme le spectateur, le malmène et le
met à mal, des apostrophes à la Jean Genet. Cette langue dont l’agressivité fuse, s’insinue dans
une musique free jazz, ses saccades, ses emportements et ses tensions. Big Shoot de Koffi
Kwahulé est l’allégorie apocalyptique d’un monde sans valeurs, voué à la violence et à la
crudité animale à travers l’attachement féroce de deux hommes qui s’affrontent, l’un le maître
et l’autre l’esclave, l’un le dominateur et l’autre le dominé.
La pièce présente un Reality Show à l’américaine – micros HF de rigueur – où l’enjeu est de
faire de sa propre mort un spectacle et du tableau de cette exécution une œuvre d’art : « Je
suis un artiste », répète étrangement Monsieur, le présentateur et le bourreau de ce jeu morbide
face à son interlocuteur Stan, une bête de foire exposée dans une cabine transparente en plexi.
L’animateur tortionnaire abat à chaque nouvelle émission un candidat d’une balle dans la tête,
sous le regard complaisant de voyeurs nombreux, premier degré et relai d’une mise en abyme
de théâtre dans le théâtre pour le public second de spectateurs interdits. Le rituel de mise à
mort mettra fin peut-être aux tortures et violences en question. « Big Shoot » signifie le piège,
le guet-apens, la proie tragique d’un prédateur fou, la mise à mort avec arme à feu, une prise
de ligne de coke, une relation sexuelle fugace, une séance de photos de mode ou un tournage
de film. Temps speed et stress, urgence et souffle coupé. Cette confrontation duelle et cassante
évoque en même temps le mythe d’Abel et de Caïn, le couple originel qui entraîne la
malédiction humaine dont l’un tue l’autre, un frère qu’il ne veut pas en vie, ni rival ni
concurrent. La civilisation s’inscrit antiquement à l’orée d’un fratricide, une violence innée,
instinctive et résurgente. Monsieur fait mine d’accueillir Stan, lui invente un crime odieux, lui
fait subir un interrogatoire, l’insulte et l’outrage, non seulement verbalement mais encore
physiquement, simulant l’imminence et l’effroi redouté d’un viol. Réduit, « Big Shot » suggère
encore la suffisance de celui qui sur-joue pour un spectacle mortifère car « la vie n’est qu’un
brouillon de la mort. »
À côté du trio Mister Jazz Band pour l’ambiance – Franck Perrolle à la guitare, Gilles Normand
à la basse et Louis Geffroy à la batterie -, Jean-Baptiste Anoumon qui joue aussi du saxo
incarne « paradoxalement » le bourreau extraverti, grand comédien de couleur bien balancé
tandis que Thomas Durand interprète la victime blanche repliée, l’esclave humilié et empêché,
avant de se ressaisir et révéler ce en quoi il croit. L a m ise en scène cou pée a u cordeau,
étincela n te et sensatio n ne l le, ne cesse d’in terro ger cette pro f o n de vio lence
inco n to ur n a b le ta pie chez les êtres.
Véro n ique H otte
(https://hottellotheatre.wordpress.com/2016/01/13/big-shoot-de-koffi-kwahule-mise-enscene-de-alexandre-zeff/)
« Théatres.com »
La compagnie La Camara Oscura nous a présenté récemment au Théâtre La Loge une création
singulière, Big Shoot, créée à partir d’un texte de Koffi Kwahulé. On retrouve toute la singularité
de ce grand auteur qui marque de son empreinte un texte aux résonances jazzy. Un texte dont
la musicalité fait écho à Coltrane et Monk dont les influences sont décisives dans ce spectacle
aux multiples facettes.
Ce spectacle qui s’apparente aux jeux modernes du cirque nous convie à une réflexion sociétale
sur un monde où l’anonymat rime avec vide existentiel. Vivre une notoriété même éphémère
constitue alors une nécessité impérieuse dont les plus fragiles en sont les adeptes et les
victimes. Koffi Kwahulé surfe sur une ambiguïté en nous présentant un show musical où le
sexe et la violence sont donnés en pâture à un public de plus en plus exigeant. C’est
précisément dans l’incongruité de cette histoire que le Jazz trouve toute sa place. Une musique
où Coltrane et Monk s’expriment à travers une musicalité plus complexe à saisir.
Ce show musical synonyme de mise à mort consentie et voulue par un élu se transforme en
une farce féroce et tragique destinée à une foule avide d’émotions fortes. Un spectacle qui
repousse les limites le plus loin possible afin de capter un auditoire acquis à sa cause.
A lexan dre Zef f, fidèle a u texte et à l a pensée de Ko f f i Kwa hu lé, retrace avec
précisio n u n avenir qu i f a it fr o id da ns le dos et do n t n o us en percevons les
prémices da ns n otre qu o tidien. Les comédiens Jean-Ba ptiste An o u m o n et
Tho m as D ur a n d assurent u ne ma g n if ique perf or m a nce en tena n t a dmirab lemen t
le pr o pos da ns l a pensée de l’ a u teur.
L a urent Schteiner
(http://www.théatres.com/articles/theatre-big-shoot-de-koffi-kwahule/)
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