Le Monde, 30.06.2015

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Avignon : Lars Eidinger, l’homme qui joue
LE MONDE | 30.06.2015 à 15h17 • Mis à jour le 30.06.2015 à
19h47 | Par Brigitte Salino (Berlin, envoyée spéciale)
Imaginez la scène. Un soir, Lars Eidinger joue le rôle-titre d’Hamlet, à la Schaubühne
de Berlin, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier. Au cours de la
représentation, trois jeunes filles se lèvent. Lars Eidinger les voit, il s’arrête de jouer
et leur demande pourquoi elles s’en vont. « Weil’s scheisse ist ! » (« Parce que c’est
de la merde ! »), répond l’une d’elles en partant. Lars Eidinger quitte le plateau en
courant, et il suit les jeunes filles dans le foyer.
Il veut leur parler, comprendre ce qui ne leur plaît pas. Pendant ce temps, les
spectateurs attendent. Privés d’Hamlet. Quand il revient, Lars Eidinger leur raconte
ce qui s’est passé. Et il reprend son rôle. Si vous ne connaissez pas cet acteur, vous
êtes en droit de vous demander ce qui lui passe par la tête. Si vous l’avez vu sur
scène, vous n’êtes pas surpris, parce que vous le savez capable de tout : c’est
l’Homo ludens par excellence, l’homme qui joue. Il en donne la preuve, de manière
phénoménale, dans Richard III, une autre pièce de Shakespeare mise en scène par
Thomas Ostermeier, qui vient à Avignon après sa création à Berlin, et risque bien de
couronner Lars Eidinger roi des acteurs du Festival.
Le voilà tel qu’en lui-même, un soir de juin, à Berlin. 1,90 mètre, regard bleu,
dialogue franc. Nous sommes dans son bel appartement du quartier de
Charlottenburg, non loin de la Schaubühne. Il est tard. Lars Eidinger rentre d’une
journée de tournage, la dernière avec Adèle Haenel, avec qui il vit une histoire
d’amour dans le film de Chris Kraus, Die Blumen von Gestern (Les Fleurs d’antan).
Tous les deux sont des chercheurs qui travaillent sur la Shoah. Le grand-père de l’un
était nazi, la grand-mère de l’autre juive. Leurs biographies se croisent, entre hier et
aujourd’hui.
Cette année, Lars Eidinger tourne aussi avec le réalisateur russe Alexeï Outchitel. Il
joue Nicolas II, le dernier des Romanov, pris dans une histoire d’amour avec la
ballerine Mathilde Kschessinska. Dès qu’il aura fini d’être Richard III à Avignon,
l’acteur partira pour Moscou et, de roi, deviendra tsar.
« Moi, je cherche chaque personnage en moi-même. Tous sont en moi, tous parlent
de moi, et, parlant de moi, ils parlent aux spectateurs, qui me voient et que je vois »
Tout cela n’aurait rien d’extraordinaire si Lars Eidinger ne continuait pas, à côté du
cinéma, à jouer autant au théâtre. Cette saison, il est à l’affiche de six spectacles de
la Schaubühne : Démons, de Lars Noren, Hedda Gabler, d’Ibsen, Je préfère que
Goya me prive de sommeil plutôt que n’importe quel trou du cul, un monologue que
lui a écrit Rodrigo Garcia, et il tient les rôles-titres de Tartuffe, Hamlet et Richard III.
Comment fait-il ? « Ce n’est pas difficile parce que je suis entraîné et que j’ai une
manière particulière de concevoir le jeu, qu’il me tient à coeur de faire comprendre,
répond-il. Beaucoup d’acteurs disent qu’ils s’approprient un personnage. Moi, je
cherche chaque personnage en moi-même. Tous sont en moi, tous parlent de moi,
et, parlant de moi, ils parlent aux spectateurs, qui me voient et que je vois. C’est un
dialogue, pour moi, le théâtre, et c’est pour cela que je m’adresse directement à la
salle, parfois. »
« Je me considère comme un marionnettiste qui manipule ses personnages, poursuit
Lars Eidinger. Quand je joue, j’ai une conscience assez complexe des choses : je
peux penser à la fois au personnage, à mes partenaires, à ma femme, à ma fille.
Cette concentration profonde me donne une sorte de surconscience.
Dans une situation tragique, je peux très bien pleurer, vraiment, et en même temps,
à un autre niveau, me réjouir d’y parvenir en tant qu’acteur. Cela peut paraître
contradictoire, mais ça ne l’est pas.
Brecht dit que nos contradictions sont notre espoir. » Cette façon de jouer, Lars
Eidinger l’a acquise avec le temps. A ses débuts, il était tout autre, mais déjà à part.
Une autre scène que celle d’Hamlet en témoigne : celle qui a valu à l’acteur d’entrer
à la Schaubühne de Berlin.
C’était à la fin des années 1990, quand il était étudiant à l’Académie d’art dramatique
Ernst- Busch de Berlin, la plus prestigieuse école de théâtre d’Allemagne. Un jour, au
cours d’un exercice, Lars Eidinger doit réciter le monologue de Franz Moor, dans Les
Brigands, de Schiller. Il s’assied sur une chaise, et, pendant une minute, il suce un
bonbon, sans dire un mot. C’est long, une minute de silence. Quand elle s’achève,
Lars Eidinger dit la première phrase : « Das dauert mir zu lange » (« Il me prend trop
de temps »). Tobias Veit et Jens Hillje, deux proches collaborateurs
de Thomas Ostermeier, qui vient d’être nommé directeur de la Schaubühne, sont
enthousiasmés. Ils veulent que Lars Eidinger intègre la troupe. Mais Thomas
Ostermeier, devant qui Lars Eidinger répète l’exercice, n’est pas convaincu. Il
engage quand même l’acteur, qui, pendant deux ans, passe beaucoup de temps à la
cantine du théâtre, piaffant que son directeur s’intéresse à lui et lui donne autre
chose que de tout petits rôles.
Ainsi en fut-il, au début. C’était Lars Eidinger qui voulait Thomas Ostermeier. Et
quand il veut quelque chose, il ne lâche pas. Il était déjà comme ça enfant. Quand il
courait, pendant les cours de sport, on lui avait appris qu’il fallait réserver ses efforts
pour le dernier tour de piste. Lui commençait bien avant à courir à fond. Et il gagnait.
Il ne dérogeait pas de l’objectif qui est toujours le sien : être le premier, le meilleur.
Aujourd’hui, il n’hésite pas à affirmer, dans les interviews, son ambition de devenir le
plus grand acteur de sa génération. Voire de l’être. Evidemment, il se fait traiter de
vaniteux, narcissique, orgueilleux. Il s’en défend très tranquillement : « J’aime bien
mon image, elle ne me pose pas de problème. Je préfère être vu comme ça que
comme le petit gentil que tout le monde aime. Le malentendu vient du fait que je suis
très sincère, direct, et que la plupart des gens ne le sont pas. Cet orgueil, cette
vanité, c’est ce qui fait avancer dans la vie. Sinon, on pourrait tous se mettre dans un
sac, et ne plus bouger. Tout le monde veut être le meilleur. Simplement, il y a des
gens qui remarquent assez vite qu’ils ne sont pas doués, et ils laissent de côté leur
vanité. Moi, j’ai senti tôt que j’avais un grand potentiel, et j’ai déployé beaucoup de
force pour arriver à ce que je voulais. »
Lars Eidinger est né le 21 janvier 1976 à Berlin, où il a grandi, dans le quartier de
Tempelhof, côté ouest de la ville. Un père ingénieur, une mère puéricultrice, un frère
de quatre ans plus jeune. Beaucoup de sport, foot et tennis. Un don pour faire le
clown qui fait rire les autres et le rend heureux. Lars Eidinger commence à
faire du théâtre dès l’école, sans savoir que c’est un métier qui s’apprend. Il entend
parler de la Ernst-Busch, qu’il intègre en 1995.
Il arrive avec ses tenues de rollerman amateur de hip-hop, qui détonnent avec les
tenues grises de ses camarades de l’ex-Est. Tout en étudiant, il décroche ses
premiers engagements au Deutsches Theater, un des grands théâtres de Berlin, où
Thomas Ostermeier fait ses débuts de metteur en scène. Pas dans la grande salle. Il
tient à travailler dans des baraques de chantier installées devant le théâtre, appelées
La Baraque. Lars Eidinger va voir tous les spectacles. C’est là qu’il veut jouer. Quand
le Deutsches Theater lui propose de l’engager, il refuse. Déjà, il a la nostalgie du
futur. Il ira à la Schaubühne.
Quinze ans plus tard, c’est une star. Thomas Ostermeier dit l’avoir peu fait jouer au
début parce que lui-même arrivait à la Schaubühne avec ses amis comédiens, qu’il
avait alors un acteurfétiche, et qu’il fallait trouver un équilibre dans la troupe. Tout
change quand le metteur en scène voit Lars Eidinger dans Malcolm, un rôle
secondaire de Macbeth, de Shakespeare, mis en scène par Christina Paulhofer, en
2002. « Là, je me suis rendu compte qu’il avait quelque chose de fascinant »,
explique-t-il. Ainsi se noue une relation artistique unique, dont les spectateurs
d’Avignon ont suivi les étapes, en voyant Nora, d’après Ibsen, en 2002, Woyzzeck,
de Büchner, en 2003, et cet Hamlet, créé en 2008 dans la Cour d’honneur, qui est
devenu un phénomène. Il tourne dans le monde entier, et continue à être au
répertoire de la Schaubühne, où il se joue à guichets fermés. A Avignon, c’était un
spectacle. A Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies.
Thomas Ostermeier raconte en s’amusant qu’une spectatrice s’est fait tatouer le
visage de Lars Eidinger en Hamlet. Les journaux allemands écrivent que le metteur
en scène serait jaloux du succès de son acteur, qui l’a parfois horripilé en
monologuant plus que de raison face au public. « C’est vrai, reconnaît Thomas
Ostermeier. Mais maintenant je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est
devenu Hamlet. Un mythe s’est créé autour du spectacle. Les jeunes viennent voir
Lars Eidinger parce qu’ils aiment sa franchise. Ils fêtent sa mégalomanie, qui
représente quelque chose de courageux pour une génération dépourvue de courage,
et ils retrouvent en lui un esprit berlinois d’aujourd’hui, à la fois cosmopolite,
métrosexuel, désireux d’échapper à la normalité. »
« Ce succès me rend très heureux, dit Lars Eidinger. Je peux mobiliser beaucoup
d’énergie parce que je reçois beaucoup en retour. Quand j’arrive à la Schaubühne,
trois heures avant de jouer, je vois des files d’attente. » Il montre une photo, prise
avec son téléphone portable. Et puis, certains soirs, après les spectacles, ses
admirateurs peuvent aussi voir leur idole « en vrai » : Lars Eidinger se produit en DJ,
dans des nuits qu’il appelle Autistic Disco.
« Il y a dans son jeu une intelligence qui le rend extraordinairement moderne. Il me
rappelle Mathieu Amalric »
Olivier Assayas, réalisateur
Entracte dans la rencontre. Quelques jours après l’entretien, Olivier Assayas, qui a
dirigé Lars Eidinger dans son film Sils Maria, parle de l’acteur. Il évoque son
physique doux, presque enfantin, allié à une grande autorité. « Il y a dans son jeu
une intelligence qui le rend extraordinairement moderne. Il me rappelle Mathieu
Amalric : au cinéma, on ne le voit pas comme un acteur, mais comme une évidence.
Il tournera probablement dans mon prochain film. » Adèle Haenel, interrogée elle
aussi par téléphone, confirme à sa façon : « Il n’est pas engoncé dans la lourdeur
des choses : il vit le sentiment du futur. Ça, je ne l’avais jamais vu avant lui. J’en suis
encore à mes débuts, mais je n’ai pas fait beaucoup de rencontres de cette intensitélà. C’est bête à dire, mais Lars Eidinger est un acteur de génie. »
Retour à Berlin.
Lars Eidinger évoque Alle Anderen, le film de Maren Ade qui lui a apporté le succès
au cinéma, en 2009, et a contribué, avec Hamlet, à ce qu’on le reconnaisse dans la
rue. La nuit avance dans l’appartement de Charlottenburg. Reste une question :
pourquoi Richard III ? « Parce que je veux le comprendre. Voir ce qu’il y a derrière
l’image du méchant absolu qui lui est accolée. Je n’aime pas le noir et blanc. Le gris
est plus intéressant. » Edna, la fille de Lars Eidinger, vient s’asseoir sur les genoux
de son papa. Il est temps de conclure. « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que
les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle
seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal,
incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui
pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu. On m’accuse de
vouloir être tout-puissant.
Mais la toute-puissance, pour moi, c’est une sorte d’amour infini. »
Il ne viendrait pas à l’idée de contredire Lars Eidinger. Pas parce qu’il est tard. Mais
parce qu’il y a dans son regard bleu une teinte tendre et voilée, comme une lointaine
mélancolie.
(Traduction de lʼallemand par Valérie Bonfils.)
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