Philippe Guisgand, Centre d'Etude des Arts Contemporains, Lille 3. 31/10/11 A propos de corporéité M’affichant comme chercheurs en danse, je place au centre de mes démarches le concept de corporéité. La danse semble être inter-sensorielle en elle-même : elle est tout autant visuelle, sonore que kinesthésique ou tactile. Elle le demeure à travers ses explorations du monde et il faut donc renoncer à voir le corps comme une entité homogène, stable et objective. L’activité chorégraphique – comme toutes les autres productions artistiques de représentation par le corps – n’émane donc pas d’un corps-sujet homogène et constamment identique à lui-même. Bien que cette réalité d’un corps stable et connu précisément existe – puisqu’elle fonde des sciences telles que l’anatomie –, elle ne suffit pas à circonscrire le concept de corps dès lors que l’on parle de danse. La danse est une forme de déconstruction de ce que nous croyons savoir sur le corps, c’est un processus de dévoilement où le corps se révèle sensible (plutôt qu’objectif et homogène), précisément parce qu’il est vécu comme instable et aléatoire. C’est un « réseau matériel et énergétique mobile, instable, de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées.1 » Pour Michel Bernard, la corporéité est le processus de structuration-déstructuration-restructuration permanent dans lequel le corps est entraîné, et qui empêche de le saisir de manière figée. Il est également clair que théorie et pratique sont indissociablement liées. Si les connaissances sont tirées de l’expérience, il ne faut pas mésestimer, en art, la portée de l’imaginaire, du non rationnel, de la métaphore ou de l’approche créative. Partant, les connaissances – c'est-à-dire « une manière […] claire et distincte »2 d’appréhender les choses, reposant sur la mise en relation d’un sujet, d’un objet et d’une structure qui les relie – ne peuvent toutes être issues du seul registre rationnel qui s’appuie sur l’observation, la spéculation ou la logique. C’est pourquoi la pratique ne saurait apparaître dans la recherche comme un simple pendant concret ou séduisant. Au contraire, la réalisation artistique met à l’épreuve la pensée qui s’interroge sur cette dimension corporelle de l’activité humaine ; en retour peuvent aussi naître, issus des démarches créatrices, des questionnements nouveaux ou actualisés. Le passage d’un champ à l’autre a profondément renforcé ma conviction de la 1 2 Michel Bernard, « De la corporéité comme anticorps », op. cit., p. 20. Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, ed. Million, coll. « Krisis », 1989, p. 28. 1 Philippe Guisgand, Centre d'Etude des Arts Contemporains, Lille 3. 31/10/11 nécessité d’un travail où « le corps, en tant que dimension essentielle et précieuse de notre humanité, devrait être reconnu comme un sujet crucial pour les sciences humaines […].3 » C’est donc par le double jeu de la confusion et du décollement que seront abordées ces recherches : confusion d’un corps source d’informations et véritable “base de données” de nos explorations du monde ; décollement nécessaire de l’objet et de sa conscience pour enclencher un acte réflexif. Confusion et décollement esquissent ainsi un effacement des frontières classiques entre pratique et théorie, actes et pensées, recherche artistique et recherche universitaire. 3 Richard Shusterman, « Penser en corps. Eduquer les Sciences humaines : un appel pour la soma-esthétique », in Barbara Formis (ed.), Penser en corps. Soma-esthétique, art et philosophie, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Art en bref », 2009, p. 42. 2