Université Lille III – Pôle Arts UE 8. Théorie de l’art L 2 / semestre 4 La Folie créatrice: art, pathologie, philosophie Florian Gaité / [email protected] Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Introduction Si la folie et la créativité ont des liens de connivence, peut-on isoler des formes ou des pratiques comme étant spécifiques aux artistes ayant des troubles mentaux? Art des fous ou art psychopathologie = Dubuffet refuse l’expression: « Il n'y a pas plus d'art des fous que d'art des dyspeptiques ou des malades du genou. » Il propose en 1945 l’expression « art brut », soit un art qui n’est pas contaminé par « l’asphyxiante culture » (Dubuffet) = un art spontané, sans projet intellectuel, ni culturel. On l’appellera aussi, d’une manière plus large, « l’art singulier ». Attention : différent de l’art naïf (autodidactes qui ne respectent pas normes académiques) ou de l’art populaire. — L’« art brut » va de pair avec une certaine valorisation de la folie ou du primitivisme Valeur critique : « Une production d'art qui ne met pas gravement la culture en procès, qui n'en suggère pas avec force l'inanité, l'insanité, ne nous est d'aucun secours » - Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, 1968 — les troubles mentaux liés aux pathologies mais aussi l’enfermement produisent les conditions d’une créativité singulière, qui s’exprime sans filtre. Pour ces raisons, les traitements médicamenteux sont perçus comme des inhibiteurs de créativité. Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques L’art psychopathologique Littérature, pensée > Ecrits précurseurs : Cesare Lombroso (De l’art des fous, 1880), Max Simon (Les Écrits et les dessins des aliénés, 1888), Rogues de Fursac (Les Écrits et les dessins dans les maladies mentales et nerveuses, 1905) et Marcel Réjà (L'Art malade : dessins de fous, 1901). + dans une moindre mesure, Esquirol. > 1910s: Max Ernst, André Breton, Paul Klee s’intéresse à cet art alternatif > Karl Jaspers, Psychopathologie générale, 1913 (il analyse le cas « des êtres doués d’un talent créateur exceptionnel et atteints de schizophrénie »). > Hans Prinzhorn, Bildenerei der Geisterkranken (Expressions de la folie), 1922 (ouvrage de référence dans son domaine) > Walter Morgenthaler, A Psychiatric Patient as Artist, 1921 (sur Adolf Wölfli) > André Breton, L’art des fous (1948) Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques L’art psychopathologique Institutionnalisation > 1901: première exposition d’oeuvres d’aliénés en 1900 à Londres > 1905: ouverture par Auguste marie, médecin chef de l’asile de Villejuif: Musée de la folie > 1948-1951 : création par Dubuffet de la Compagnie de l’art brut avec André Breton, Jean Paulhan, Charles Raton, Henri-Pierre Roché, Michel Tapié ou Slavko Kopac. > Grande exposition inaugurale : L'exposition internationale d'art psychopathologique au congrès mondial de psychiatrie de Paris, 1950 mais expos régulièrement depuis (ex depuis 1993: la Outsider art fait à New-York). > 1981: ouverture de la Maison des Artistes de Gugging (près de Vienne, Autriche) par le docteur Navratil > Les collections: L’art brut réuni par Dubuffet, collection exposée à Lausanne (Collection de l'Art Brut) // collection d’art brut du LaM (Villeneuve d’Ascq, ouverture en 2010), Musée de la Halle-Saint-Pierre, galerie Christian Berst ou les fonds de la Salpétrière à Paris, collection Prinzhorn etc… > le « Migraine-Art » autour d’Oliver Sacks > le « Do While Studio » de Jennifer Hall consacré à la performance et à l’épilepsie Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques L’art psychopathologique Oeuvres: Adolf Wölfli Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques L’art psychopathologique Oeuvres: Adolf Wölfli Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques L’art psychopathologique Oeuvres: Louis Soutter Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Les apports de la théorie de la forme (Gestaltheorie) La théorie Gestalpsychologie est une théorie psychologique développée en Allemagne, active entre 1870s et 1920s, qui a fortement influencé l’esthétique de l’époque, popularisée par von Ehrenfels = une théorie de la perception: elle pose que l’expérience première de la conscience est la forme percevante qui permet d’unifier en une image. Gestalt: entre image et force (cf Kant versus Goethe) Postulat 1 : Le propre de l’homme réside dans un désir d’expression, de créer est d’engendrer des formes. « Les mouvements expressifs ont la propriété d’incarner le psychisme, en telle sorte qu’il nous est donné sans médiation dans un vécu participatif ». (Prinzhorn) Postulat 2 : C’est le processus qui compte et non l’objet créé: « Nous cherchons le sens de chaque forme formée dans l’acte de formation lui-même ». Postulat 3: L’art doit viser l’archaïque: le primum movens de l’activité artistique = trace, ébauche, esquisse comme premières manifestations de la vie psychique, expression en train de naître, d’où retour au « primitivisme », moment antéreprésentatif, antédiscursif de l’esprit. Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Les apports de la théorie de la forme (Gestaltheorie) Les implications Art brut et psychopatologique n’ont rien à voir avec thérapie : les amateurs des premiers s’intéressent aux productions, tandis qu’en art-thérapie, c’est la relation entre l’auteur et l’objet créé qui importe. — En revanche, théories de la forme a fondé pratiques thérapeutiques: thérapie des formes = apporte un soin en intervenant sur la formation de ces formes (gestaltung) — Attention: L’expression = décharge émotionnelle et cathartique, énergétique, défendue comme psychothérapie. Or si l’expression soulage (soin, accompagnement), la création transforme (vers guérison). La thérapie de la forme ne relève ni de la pathographie freudienne (tel que développé dans « Le Souvenir d’enfance de Léonard » ou « Le Moïse de Michel-Ange »), ni de la psychopathologie de l’expression Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Art et thérapie? Définitions Projet global: il hérite de pensées philosophiques, artistiques, médicales (neuroscientifiques) et psychologiques, le projet d’une pratique conjonctive inédite. Minoritaire dans les années 1980, il est aujourd’hui en pleine extension ; investissant les hôpitaux, les espaces de rééducation, les centres d’accueil de jour et les cabinets d’analyse. L’art-thérapie n’est en effet pas un simple décryptage psychologique de l’expression artistique, mais s’intéresse au « devenir des formes crées »: « Le processus de transformation en art-thérapie passe par ce mouvement de la personne qui se recrée dans une sorte de théâtre défini par les concrétions (les productions artistiques à partir de lui-même) qu’il met, le tout aboutissant à une correspondance plus grande entre la réalité et ce parcours relativement plaisant dans les projections imaginaires, entre sa vie et ce qui s’en est figuré et transformé dans l’espace symbolique mis en place par l’art-thérapie ». (Jean-Pierre Klein) L’art-thérapie peut donc agir sur les facultés sensori-motrices, celles de communication, de sociabilité et d’expression, l’image de soi et l’imagination en confrontant le patient à soi, par le biais de la notion d’auteur, médiatisée par des œuvres artefactuelles. Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Art et thérapie? Trois formes On peut en distinguer trois formes selon la pathologie sur laquelle elle agit. L’une est psychanalytique, elle aborde les faits créatifs comme des symboles permettant l’expression du patient. Une seconde est rattachée aux thérapies cognitivo-comportementales, elle tente de rétablir le lien du patient au monde en rééduquant ses schémas d’échec dans des situations de vie ciblées. Une dernière enfin est strictement artistique, elle cherche à canaliser le potentiel vital de l’acte créatif pour procurer un bien-être, redonner confiance en l’action ou agir sur l’estime de soi. Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Art et thérapie? Berna Huebner, Eric Ellena, Je me souviens mieux quand je peins (documentaire, 2009) Art brut, psychopathologique et approches thérapeutiques Art et thérapie? Un protocole: l’oeuvre plastique, médiatrice de la réparation Fernando Bayro-Corrochano souligne l’importance de ces « objets plastiques » dans l’art-thérapie conçue comme « extension » de la psychanalyse. Elle met en place des dispositifs d’analyse ou des protocoles d’agissement au sein desquels le sujet exprime son inconscient, et modèle les formes qui habitent sa psyché. Elle est un puissant outil pour dépasser les résistances, les tensions psychiques qui pétrifient, figent, cristallisent. = La stratégie thérapeutique consiste à établir une équivalence entre l’objet modelé à l’extérieur et un objet interne (la représentation psychique). ex: arachnées de Bourgeois Limites: force est toutefois de constater combien les pratiques artistiques n’ont rien de comparable avec les pratiques institutionnalisées du monde l’art : dessin, poterie, coloriage de mandala…