dans un monde globalisé

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dossier
Les métamorphoses
de l’ordre juridique national
dans un monde globalisé
Ph. Emmanuelle Marchadour
N
Par Mireille Delmas-Marty
Professeur émérite au Collège de France
Face à une globalisation
qui n’atteint pas
seulement les flux
d’information et
les flux économiques
et financiers, mais
aussi les risques
(environnementaux,
sanitaires, nucléaires
etc.), voire les crimes
(supranationaux,
comme le crime contre
« l’humanité », ou
internationaux, comme
les grands trafics ou
le terrorisme), les États
deviennent de plus en
plus interdépendants. À
l’ordre juridique national
traditionnel, unifié et
hiérarchisé, donc perçu
comme simple, complet
et cohérent, s’ajoutent
désormais des formes
inédites plus complexes.
ées des processus d’internationalisation
des normes, les nouvelles formes de
l’ordre juridique deviennent complexes
car elles sont interactives (au lieu d’être
hiérarchiques) et évolutives (au lieu
d’être stables). Qu’il s’agisse de normes
régionales émises, par exemple en Europe,
par le Conseil de l’Europe ou l’Union
européenne, ou de normes à vocation
mondiale, élaborées, par exemple, par
l’Organisation des Nations Unies (Onu),
l’Organisation internationale du travail (Oit),
ou celle du commerce (OMC), ces nouveaux
« espaces » normatifs, sont moins ordonnés
que les « territoires » nationaux, car ils
relèvent de plusieurs niveaux d’organisation
(nationaux et infra nationaux, mais aussi
inter et supranationaux).
Du simple au complexe
Comparés aux systèmes juridiques
traditionnels, ces espaces normatifs
nouveaux sont à la fois moins complets,
en raison de la subsidiarité de la norme
internationale, et moins cohérents, car
fragmentés selon les secteurs concernés
(droits de l’homme, droit du commerce
mondial, de l’environnement, de la santé,
du travail, droit des investissements, droit
économique, droit de l’Internet…).
On retrouve ici un phénomène que les
théoriciens des ensembles appellent la
« tragédie des 3C » : plus la complexité d’un
ensemble augmente, plus sa complétude
et sa cohérence diminuent. C’est d’autant
plus vrai, pour les ensembles juridiques
nés de la mondialisation, que la complexité
augmente non seulement dans l’espace
mais aussi dans le temps, car les vitesses
d’intégration normative varient parfois, soit
à l’intérieur d’un même espace normatif,
soit d’un espace à l’autre. Le premier
phénomène, de « polychronie », qui permet
d’appliquer les mêmes principes, mais
selon un calendrier différent d’un pays
à l’autre, introduit une souplesse parfois
nécessaire. Ainsi en est-il dans l’Europe dite
« à plusieurs vitesses », où l’intégration est
parfois accélérée, par exemple au sein de
« l’espace Schengen » ou de « la « zone
euro » ; de même au plan mondial avec
l’agenda à plusieurs vitesses de l’OMC pour
les normes du commerce ou du Protocole
de Kyoto et de l’Accord de Paris pour
les normes concernant le dérèglement
climatique.
En revanche la « dyschronie » entraîne
des dysfonctionnements lorsque les
vitesses d’intégration normatives sont
différentes d’un domaine à l’autre. Par
exemple, l’intégration d’un droit mondial du
commerce a été beaucoup plus rapide que
celle des droits sociaux ou plus largement
des droits de l’homme. Alors que l’Oit, la
plus ancienne organisation internationale
à vocation normative, remonte à 1919 et
que la Déclaration universelle des droits de
l’homme (DUDH) a été adoptée en 1948,
l’OMC créée seulement en 1994, bénéficie
d’un mécanisme quasi juridictionnel que
les autres secteurs ne connaissent pas
encore. Un tel phénomène expliquerait en
partie l’effet paradoxal de la mondialisation
qui fait progresser la globalisation des flux
économiques et financiers mais régresser
les droits sociaux, et plus largement
l’universalisme éthique. Il reste à tenter de
comprendre vers quel modèle conduisent
de telles métamorphoses.
Anciens et nouveaux modèles
Si le modèle souverainiste postulant la
souveraineté absolue des États est, à
l’évidence, dépassé, il est peu probable, et
peu souhaitable, qu’il soit remplacé par un
modèle universaliste construit autour d’un
ordre mondial supranational. En revanche
l’omniprésence des pratiques hégémoniques
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dossier
Vivre ensemble ? Mais encore…
imposant des transplantations juridiques
unilatérales et la montée en puissance
d’entreprises transnationales autorégulées,
laissent craindre l’avènement d’un modèle
impérialiste, ou ultra-libéral, voire d’un
modèle les combinant en un totalitarisme
invisible et insaisissable, facilité par les
nouvelles technologies numériques.
Face à de tels phénomènes, les nouveaux
modèles ne suffisent cependant pas à
déloger les anciennes représentations,
profondément enracinées dans la
culture juridique. Même quand elles
s’accompagnent d’une métaphore dynamique comme celle du renouvellement des
« sources » du droit, nos représentations
restent statiques et les mutations juridiques
actuelles sont le plus souvent assimilées au
désordre. Dans ses conclusions générales à
une recherche collective sur « les sources
du droit revisitées », François Ost (2014)
montre l’inconséquence qu’il y a dans
l’usage de la métaphore des sources. Au
lieu de marquer le passage du solide (la
pyramide des normes) au liquide (les
sources) la métaphore, pensée en termes
de fondement, n’a pas modifié la vision
statique du droit. Il faut donc prendre
le risque d’une rupture plus radicale, du
concept au processus, du statique au
dynamique, de l’équilibre au mouvement.
C’est ainsi que, dans le prolongement de
l’image des « nuages ordonnés » choisie
pour symboliser l’instabilité des systèmes
de droit, devenue peu compatible avec
l’image immobile de la pyramide des
normes, m’est venue l’image des quatre
vents du monde, une image qui semble
opposer la sécurité à la liberté, ou encore
la compétition à la coopération ; et, si l’on
ajoute les vents intercalaires, on opposera
encore l’innovation à la conservation, ou
l’exclusion à l’intégration. En réalité, la
rose des vents qui se dessine ainsi doit être
comprise comme une ronde qui permet
de réguler les vents contraires1. Sans
exclure les stabilisations provisoires, sans
lesquelles disparaîtrait tout ordre juridique,
la métaphore devrait permettre en quelque
sorte de revenir, sinon à « l’esprit des lois »,
du moins au souffle au sens premier du
terme (pneuma en grec désigne à la fois
le souffle et l’esprit) qui place les systèmes
de droit, nationaux et internationaux, dans
une sorte de vision cinétique, inspirant une
approche dynamique de l’ordre juridique.
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Pour une approche dynamique
de l’ordre juridique
Alors que l’ordre juridique national, identifié
à l’État et enraciné dans un territoire,
pouvait être décrit de façon statique et
hiérarchique, l’émergence d’un ordre
à la fois interactif et évolutif, suggère
une approche dynamique, une sorte de
cinétique juridique qui associerait énergie
et mouvement, espace et temps. C’est
ainsi que les interactions entre systèmes
de droit se diversifient, de la coordination
purement horizontale à la subordination
verticale, imparfaite (harmonisation) ou
parfaite (unification). L’énergie produite
par les divers processus d’interaction
détermine des mouvements que nous
pouvons situer dans l’espace à différents
niveaux d’organisation, et dans le temps par
référence aux vitesses de transformation.
Étudier le droit en mouvement pourrait
sembler mettre en question le concept
même d’ordre juridique, voire détruire
l’intuition première qu’il existe un « ordre
juridique » et qu’il résiste à la globalisation.
Mais on peut aussi penser que la vision
« moderne » (euclidienne) de l’ordre
juridique identifié à l’État, et représenté
comme un système de normes et
d’institutions à la fois hiérarchisé, territorialisé et synchronisé, est désormais
enveloppée dans une vision dite « postmoderne » (non euclidienne), celle d’un
ordre interactif, à localisation variable et à
plusieurs vitesses.
Si la cinétique juridique ne disqualifie pas
les métaphores de la pyramide, des sources
ou des réseaux, elle appelle néanmoins
de nouvelles métaphores pour rendre
compte de l’instabilité croissante du champ
juridique. Tels des nuages au ciel un jour
de grand vent, les nouveaux ensembles
juridiques semblent se déformer aussitôt
formés, avant même que l’on ait réussi à
en dessiner les contours.
À moins que se lève alors un souffle
civique pour « ordonner les nuages »,
autrement dit pour rendre les ensembles
juridiques en formation un peu plus stables
et un peu plus durables, mais sans les
immobiliser, car une stabilité excessive
peut nuire à la « durabilité ». L’alliance
des deux adjectifs rejoindrait ainsi la
notion de robustesse dégagée à propos
du monde vivant, comme « la capacité
de fonctionner en dépit des événements,
souvent aléatoires, qui peuvent l’en
empêcher »2. S’agissant de l’ordre mondial,
la robustesse pourrait venir ainsi d’une
sorte de métissage entre les principaux
modèles. Combiner un souverainisme
« solidaire », un universalisme « contextualisé » et un libéralisme « régulé » est
peut-être la voie pour passer du désordre
à un ordre pluraliste. Tel est en tout cas le
pari de ce nouveau modèle en gestation que
nous proposons de nommer « pluralisme
ordonné ». ■
1 - M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde, Seuil, 2016
2 -Ph. Kourilsky, Le Jeu du hasard et de la complexité, Odile Jacob, 2014, p. 17
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