LE RÉEL ET LE FANT ASTIQUE Collection L'Ouverture Philosophique dirigée par Bruno Péquignot et Dominique Chateau Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillÎj des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu' elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Olga KISSELEVA, Cybertart, un essai sur l'art du dialogue, 1998. Jean-Luc THAYSE, Eros etfécondité chez le jeune Lévinas, 1998. Jean ZOUNGRANA, Michel Foucault un parcours croisé: Lévi-Strauss, Heidegger, 1998. Jean-Paul GAUBERT, Socrate, Une philosophie du dénuement, 1998. Roger TEXIER, Socrate enseignant, de Platon à nous, 1998. Mariapaola FIMIANI, Foucault et Kant, 1998. Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, 1998. Fred FOREST, Pour un art actuel, 1998. Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998. Frédéric LAMBERT, J-Pierre ESQUENAZI, Deux études sur les distorsions de A. Kertész, 1998. Marc LEBIEZ, Éloge d'un philosophe resté païen, 1998. Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Eléments pour une morale civique, 1998. Henri DREI, La vertu politique: Machiavel et Montesquieu, 1998. Dominique CHATEAU, L'héritage de l'art, 1998. Laurent MARGANTIN, Les plis de la terre - système minéralogique et cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998. ALAIN CHAREYRE-MEJAN LE RÉEL ET LE FANTASTIQUE Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique 75005 Paris L'Harmattan INC 55, rue Saint Jacques Montréal (Qc) - CanadaH2Y lK9 " @ L'Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-7395-4 AVANT PROPOS Il y a dans ce livre une interprétation du fantastique et une interprétation de la philosophie à la lumière de la mise en perspective réciproque de l'un par l'autre. La philosophie a tôt reconnu dans le sentiment de l'étrange, dans l'étonnement qui subjugue la conscience et le jugement, un embarras cependant propre à éveiller l'interrogation de la raison à propos de ce qui prétend l'arrêter. Et Socrate - on le sait -, s'il ne va pas jusqu'à prendre le masque de Méduse, se compare toutefois à la raie torpille dont la décharge électrique effraie, paralyse et « engourdit le corps »1 de qui la touche, avant de le rendre muet et comme effaré2. L'étonnement socratique a beau ne constituer qu'une ruse, un expédient3 propre à faire rebondir le dialogue, à en hâter l'issue, le philosophe doit à l'origine affronter un passage ténébreux et inquiétant, un « bouleversement terrible» de toutes ses idées, suivant la formule du Protagoras4. La stupeur de penser et l'acte de penser sont mystérieusement d'abord indissolubles. Ainsi pourrait-on dire que quelque chose de fantastique « provoque» la (et à la) philosophie, cependant que celle-ci prétend à l'opposé se définir comme le moyen d'en prendre la mesure. D'un côté, nous nous sommes demandés ce qui arrive au fond dans le sentiment du fantastique, pour en donner une logique, entendant simplement par là la prise en considération de ce que nous pouvons nous représenter lorsque nous prononçons. le mot dans les circonstances qui l'appellent et l'impliquent. D'un autre, 1. Platon, Ménon, 80 a-b (Nous citerons toujours Platon dans l'édition Flammarion). 2. Id. 3. S. Kofman, Comment s'en sortir, Galilée, pp.41 et 59. 4. 361 c. 7 Garnier nous avons interrogé la question de savoir pourquoi la philosophie avait pu considérer, avec Platon pour commencer, qu'il était fondamental de trouver une issue au fantastique et s'il est pensable qu'on puisse y parvenir. Autrement dit, s'il y a en fin de compte, pour l'idée que l'on doit pouvoir se faire du réel, «quelque chose qui échappe au fantastique »5 ? 5. Jean-Luc Nancy, «Le Ventriloque », in Mimesis, Flammarion, 8 1975, p.306. PREMIÈRE PARTIE LE FANTASTIQUE ET SON PARADOXE AVERTISSEMENT LIMINAIRE L'idée d'une « introduction au fantastique» est aussi vaine que le serait celle d'une «introduction» au tragique. Car on est d'abord introduit dans le fantastique et sa définition première est la révélation d'une soudaine manifestation de quelque chose avant qu'on ait justement pu le définir. Nous avons privilégié le caractère tragique de l'effet fantastique en tant qu'il se signale d'abord à nous positivement - et non pas comme un procédé ou dans les termes -, ce qui impliquait que nous l'évoquions avant de le penser. Louis Vax avait raison de dire que: «bien loin d'être inféré par l'entendement, le fantastique est perçu par la sensibilité, au même titre que le gracieux, le tragique ou le comique »1, C'est donc comme une réalité esthétique qu'il faut l'interroger. Si l'on se souvient que l'esthétique, loin de se réduire à une doctrine de la Beauté, désigne de façon générale (et étymologique) la science des qualités de notre faculté de sentir. «Fantastique» désigne au premier chef un sentiment au sens où l'entend Descartes - comme substantif, justement, du verbe sentir. Sentiment dont la logique apparaît, voisine, d'abord, de celle du repoussant. I. Louis Vax, Les chefs d'œuvre du fantastique, PUF, 1979, p. 18. 11 1. LOGIQUE DU REPOUSSANT 1.1. L'objet de l'effroi en général « De très sinistres voix qui vous glacent le cœur» Jacques Cazottel Accompagnant dans le Phédon les derniers moments de Socrate avant qu'il ne boive la ciguë, Cébès et Simmias interrogent avec lui, comme on sait, la question de l'immortalité de l'esprit. Ils veulent bien se représenter leur âme délivrée de leur corps après la mort, mais l'idée effrayante les saisit en même temps que «le vent ne l'emporte et ne la dissipe réellement, surtout qu'à l'heure de la mort le temps n'est pas calme, mais qu'il souffle grand vent »2. Socrate brosse un décor proprement «gothique» avant l'heure de l'instant de la mort: il joue à en rajouter. La tempête souffle, l'âme pourrait s'y perdre. Ses interlocuteurs se voient tout à coup dans la réalité matérielle de leur mort à venir. Elle les assaille. Comment être, même en esprit seulement, réellement mort? «Il y a en nous un enfant que ces choses-là effraient» comme le ferait «un croque-mitaine »3 . Voici mon âme - il faut bien que je me la représente comme quelque chose d'existant si elle doit continuer 1. La veillée de la bonne femme, cité par Louis Vax, Les chefs d'œuvres de la littérature fantastique, 1979, p. 170. 2. Platon, Phédon, 77 c - 77 d. 3. id, 77 c. 13 d'exister dans la mort - elle est seule, livrée dans le vide aux vents sans barrière de l'Hadès. Semmias et Cébès disent à Socrate l'étrange et inquiétant effet que leur procure la pensée de leur âme en train de ne plus faire qu'exister dans la mort. De même que les enfants s'effraient des croque-mitaines qui vivent en ces lieux où personne d'autre n'existe (et qui représentent de ce fait ce quelque chose qui existerait malgré tout là où il n'y aurait rien), le philosophe ne peut faire autrement qu'éprouver - à l'idée de sa mort - le sentiment de l'irreprésentabilité terrifiante de «l'exister mort ». «L'effroi », nous dit le Vocabulaire de la Psychanalyse de Laplanche et Pontalis, est une réaction à une situation de danger ou à des stimulations externes très intenses qui surprennent le sujet dans un état de non préparation »4. Mode simplement limite de la peur, au fond, en ce que son objet y est comme réduit à sa plus simple expression: le pouvoir de juger - c'est-à-dire d'affirmer ou de nier les qualités d'une réalité - y est arrêté, suspendu à sa présence prise en elle-même. Il n'y a pas lieu de distinguer dans leur nature la peur, la crainte et leurs formes plus violentes: l'effroi, la frayeur, la terreur. L'effroi est une grande frayeur, qui est une grande peur. Kant établit une opposition entre l'horreur ou l'effroi devant la démesure de ce qui existe en dehors de nous et « la peur véritable» qu'il place dans le sentiment de l'insécurité devant un danger5. Mais si le sentiment du danger, de la menace, est la caractéristique principale de toute peur, il n'est pas exclusif d' un malaise diffus devant quelque chose qui fait reculer parce que l'on se sent privé de ressources, et sans pouvoir, devant son advenue. L'étrangeté de ce qui fait peur en général, et qui se retrouvait dans le sentiment de peur irraisonnée plutôt que dans la peur en particulier de ceci ou de cela, adhère à une présence brutale indéterminée et se confond d'abord avec elle. Aussi bien dans la frayeur que provoque une porte qui claque. Dans un passage célèbre du Horla, Maupassant décrit cette véritable expérience du réel à même son irreprésentable proximité que constitue la rencontre de l'effrayant. Le narrateur y découvre la réalité tangible de son persécuteur invisible, en creux, dans le miroir d'une armoire à glace devant laquelle il a l'habitude de s'habiller: 4. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, PUF, 1973, p. 128. 5. Kant, Critique de la faculté de juger (paragraphe 29, remarque) Vrin, p. 106. 14 «Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh! Bien ?... On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace! Mon image n'était pas dedans et j'étais en face de moi! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés,. et ne je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet. Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup, je commençais à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir... ce qui me cachait me paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu... Je l'avais vu! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner »6 Si nous délaissons l'interprétation par la folie, la peur apparaît ici comme une réaction à une présence d'autant plus forte qu'elle est indéterminée et quelconque. C'est elle qui remplit le vide dans le miroir en saisissant dans l'absence de reflet l'interposition de «quelque chose ». Elle est l'épreuve plastique directe de la position quelconque dans l'existence de « quoi que ce soit ». Les récits fantastiques nous font peur d'une manière particulière. Au lieu de multiplier les raisons d'avoir peur à l'usage du lecteur, ils suscitent un effroi irrationnel - c'est-à-dire d'abord seulement sensible - dont ils n'interrogent pas vraiment les principes et dont l'objet arrache l'émotion par la seule impression faite. Ainsi, chez Henry James, dans Le tour d'écrou, lorsque l'héroïne rapporte la sensation insupportable que lui a fait de nuit la simple présence de « quelque chose» sur une pelouse éclairée par la lune: « La lune rendait la nuit extraordinairement claire et me laissa voir, sur la pelouse, une personne, diminuée par l'éloignement, qui se tenait immobile et comme fascinée, regardant le coin où j'étais apparue - et non pas tant vers moi que vers quelque chose qui, apparemment, était au-dessus de moi. Il était clair que quelqu'un était là »7 On n'a pas peur ici pour telle et telle raison, c'est-à-dire par exemple parce que ce que l'on suppose que ce qui pourrait arriver inquiète, mais immédiatement d'une chose dont la position en 6. Guy de Maupassant, Le Horla, Poche, 1963, pp.42-43. 7. Henry James, Le tour d'écrou, Marabout, 1972, p.79. 15 quelque sorte absolue dans l'existence est donnée justement avant toute raison - même apeurante - et avant toute représentation possible - même désagréable. On peut donc dire que l'objet de la peur est, en la circonstance, aussi peu «fantasmatique» que possible. Il ne peut d'ailleurs pas l'être moins. En lui rien d'imaginaire, d'imaginable, ou à l'opposé d'inimaginable puisqu'il n'y a rien qu'on ne puisse pas imaginer là où il n'y a rien à imaginer du tout. Clément Rosset circonscrit ainsi, aussi bien, le domaine exact de l'effroi fantastique dans les analyses qu'il mène à propos de la peur en général dans Le philosophe et les sortilèges: «L'épreuve de la peur se confond avec l'appréhension du réel - de ce qu'il y a en lui de constitutionnellement imprévisible et par conséquent d'inconnu. Il s'ensuit que la peur intervient toujours de préférence lorsque le réel est très proche... »8 On pense aux remarques des Investigations philosophiques dans lesquelles Wittgenstein se livre à une phénoménologie de la peur comme passion au fond sans contraire: « Qu'est-ce que la peur? Que signifie «avoir peur? Si je voulais définir ceci par une démonstration, je mimerais la peur »9. Comme les mots «Je t'aime» - qui constituent pour Roland Barthes une holophrase plus qu'une propositionlO - l'assertion « J'ai peur» ne veut au fond rien dire. Elle «constitue» au sens propre une manière d'être de ce dont elle parle. Je n'ai pas peur « de » mais je suis saisi par la peur « devant ». La peur ne représente pas l'état d'esprit de quelqu'un qui voit les choses d'une certaine façon. Elle est au contraire ce saisissement devant ce qui arrive quand on ne voit plus le monde d'aucune manière particulière. Quand il se contente de faire impression du fait de sa seule existence. Ainsi, par exemple, les oiseaux de Daphné du Maurier dans la nouvelle qui porte ce titrell. Ils sont d'abord moins monstrueux qu'insupportablement «là ». «Choses repoussantes à voir» non pas par excès de significations désagréables, mais par trop plein de présence et neutralisation des significations en général. Jacques Goimard en dit tout ce qu'on peut en dire lorsqu'il les rassemble unanimement sous l'idée brutale de 8. Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Minuit, 1985, p.75. 9. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Gallimard, p.321. 10. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Seuil, p. 176. Il. D. du Maurier, « Les oiseaux », in « Le pommier », Albin Michel, 1954. ]6 «quelque chose qui ne parle pas, qui ne s'exprime pas, qui ne témoigne pas, et qui est là... »12 : « C'était les mouettes qui assombrissaient le ciel. Et elles se taisaient. L'on n'entendait pas un cri. Elles volaient seulement, tournaient, s'élevaient, descendaient [...] Qu'est-ce qui se passe? demanda sa femme. Tu es tout pâle »13. Comme il y a un «je pense donc je suis », on est en présence ici d'un «j'ai peur donc ça est ». Mais l'être dont il s'agit est pure indétermination. Peut-être l'objet de l'effroi recoupe-t-il alors consubstantiellement l'épaisseur de ces « objets» auxquels s'attache le «pouvoir de l'horreur» chez Julia Kristeva: « surgissement massif et abrupt d'une étrangeté, qui, si elle a pu m'être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle maintenant comme radicalement séparée, répugnante. Pas moi, pas ça ! Mais pas rien non plus. Un quelque chose que je ne reconnais pas comme chosel4. Ces analyses, prises à la lettre, rendent possible le fondement d'une logique paradoxale du repoussant comme « symptôme» de l'existant. Aussi bien, la faculté de juger y est-elle alors comme «sommée» en quelque sorte par une figure du « donné-en-général ». Mademoiselle Christina, roman de jeunesse de Mircea Eliade, illustre notre propos en décrivant ainsi la première impression qu'une maison hantée par un vampire va faire sur un professeur et un de ses anciens élèves au cours d'une soirée qu'ils y passent à partager des souvenirs. «... Le professeur [...] avait deviné dans son regard qu'il avait ressenti la même pénible impression, la même horreur répugnante. Sentir que quelqu'un s'approche de soi et s'apprête à écouter, quelqu'un qu'on ne voit pas, mais dont on sent la présence dans le battement de son sang et qu'on reconnaît dans l'éclat des yeux de son voisin [...] Il avait senti quelque chose qui ne ressemblait à rien. Un dégoût monstrueux, mêlé d'effroi. Juste quelques instants. »15 Ces descriptions de la terreur à l' œuvre contreviennent à la définition classique de l'art comme allusion à une vérité pressentie mais non encore comprise. Allusion qui expliquerait pourquoi «des objets dont la vue nous afflige, nous en contemplons avec 12. J. Goimard, Revue Traverses, N° 8, « Les bêtes », Paris, Eté 1977. 13. D. du Maurier, op. cit., p.91. 14. Julia Kristeva, Pouvoirs de ['horreur, Point Seuil, 1983, p. 10. 15. Mircea Eliade, Mademoiselle Christina, 10-18, 1981, pp 35-36. 17 plaisir les images, celles par exemple des monstres les plus hideux »16. Au paroxysme de toute peur, le sentiment du fantastique est cela même dont l'objet ne laisse plus rien pressentir parce que « c'est» en train d'a voir lieu... Marcel Aymé fait, dans La Vouivre, le récit d'une attaque de serpents innombrables lâchés par une sorcière sur un homme venu pour la voler. La peur de la victime a partie liée avec le nombre des reptiles qui l'assaillent. C'est leur grouillement qui l'affole plus que l'idée du danger qu'ils constituent. Le grouillant, l'innombrable: à lui tout seul le serpent en est comme l'incarnation: « Il se retourna et devint pâle de peur et de dégoût. Aux abords du bois, les hautes herbes grouillaient d'une multitude de serpents qui déferlaient sur lui avec des sifflements de colère. Dans l'ombre de la lisière, ils recouvraient maintenant le sol. »17. La vouivre commande aux serpents. Mais la magie de son pouvoir n'est pas la cause de la peur qu'elle provoque. Ce sont les serpents eux-mêmes qui effraient, présentifiant l'objet de la peur par leur puissance insinuante à se trouver là, à venir au contact malgré toutes les précautions. La phobie du serpent n'a peut-être pas d'autre origine. Il a le pouvoir de se cacher au regard, d'apparaître et de disparaître avec la même célérité. La vipère a déjà piqué qu'on la voit s'enfuir dans l' herbe haute qui borde le chemin. Elle incarne la déception de l'esprit mesurant que la réalité le prend toujours de vitesse. Bram Stoker, l'auteur de Dracula, consacre un roman à la peur du serpentl8. Peu importe, qu'il se présente sous les traits d'une séduisante jeune femme aux manières aristocratiques. C'est l'effroi du ver qui y règne: «Mystérieux, terrible, mortel »19. «Quelque chose s'approche »20 que vous ne voyez pas, précédant de sa réalité d'abord inaperçue votre avisement presque posthume. Le ver, le serpent réalisent l'imprévisibilité du réel comme source de la peur aux côtés de sa trop grande proximité. Tellement imprévisibles qu'on pourrait croire qu'ils sont déjà partout: 16. 17. 18. 19. 20. Aristote, Poétique, 48 b 9-12, Belles lettres. Marcel Aymé, La Vouivre, Livre de Poche, 1964, p. 30. Bram Stoker, Le repaire du ver blanc, trad. F. Truchaud, Bourgeois, 1970. Id, p. 269. Ibid. 18 «La couleuvre géante existe: à moins d'une demi-lieue de Lunazzo, enfouie dans un étang vaseux. Immense, noire, et longue mais longue, comment calculer la longueur d'un reptile enroulé des dizaines et des dizaines de fois sur lui-même? Tout autour, dans un vaste rayon, plus aucune vie ne subsiste. Tous les habitants des marécages sont au courant. Le monstre gît dans l'eau, le ventre étendu dans le bourbier [...] Les insectes, les grenouilles, les oiseaux aquatiques, tous le savent, et les lièvres aussi, les rats. Seul l'homme l'ignore encore. »21 Imités par l'art, il n'est pas de serpent qui ne puisse sans doute finir par plaire aux yeux: sauf dans les contes fantastiques où il devient objet d'aversion. La description de l'objet repoussant est la croix du fantastique. Il y affronte l'épreuve de l'impossibilité propre à toute démarche discursive d'épuiser, en général, le réel dans sa mise en scène. Mais dans la peur qu'il me fait, le fantastique me donne son objet comme le point culminant où ma représentation des choses est saisie par leur proximité même. L'horreur y est donc une variété de cette surprise excessive et figée que Descartes analyse sous le nom d'étonnement. En tant qu'il est là tout à coup, n'importe quoi peut en devenir l'objet: «... Bien que ce ne soit quelquefois que l'attouchement d'un vermisseau, ou le bruit d'une feuille tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l'horreur, on sent d'abord autant d'émotion que si un péril de mort très évident s'offrait aux sens... »22 Dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge, R.M. Rilke reconnaît «l'existence du terrible dans chaque parcelle de l'air» 23, Elle n'est pas autre chose qu'un objet d'étonnement, soit cette capacité qu'ont les choses les plus repoussantes de nous faire oublier tout ce que nous attendions « pour le réel, même lorsqu'il est pire »24 Tel qui, comme le héros des Labrènes de Tomaso Landolfi, rencontre seulement du coin de l' œil - en rentrant au soir dans sa chambre -, une labrène qui s'y élance depuis la fenêtre, peut en perdre le jugement. Si, s'avisant de chasser la bête, il ne réussissait qu'à se la faire tomber dessus depuis le plafond, il pourrait sombrer 21. Dino Buzzatti, «La grosse couleuvre », dans L'écroulement de la Baliverna, Folio, 1979, pp. 92-93. 22. Descartes, Les passions de l'âme, Idées - Gallimard, 1969, p. 90. 23. Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Seuil, 1980, p. 69. 24. Id. 19 dans l'inconscience et dans la folie « en un -éclair»25: autant dire à la vitesse où une labrène entre dans la pièce, l'été, sitôt qu' 0 n ouvre, le soir, une fenêtre. «Le destin des hommes, commente le narrateur, dépend bien souvent d'un événement imprévisible... » Le contact d'un lézard contre la peau peut constituer le summum de l'épouvante. La labrène: toujours là, collante, éblouissante26, effroyable parce que tout à fait proche. Analogique, comme tache sur le mur, d'un scotome au fond de l'œil. Sa victime est en catalepsie, gisante. Tomaso Landolfi reproduit indéfiniment l'instant de la peur: l'étonnement qui dure, qui s'ancre dans le regard et lui fait oublier le fond sur lequel se détache la forme menaçante. Le moment de folie que constitue la fascination du repoussant s'achève dans la syncope devant sa tangibilité. La peur est une variété du toucher. Elle annule la distance. Le toucher est le première des passions. Pourquoi un chatouillement peut-il terrifier? C'est qu'il s'impose comme un stigmate. Il rappelle l'envers de ce que Lacan met sous le mot de mimétisme27. Si dans le déguisement, le camouflage - comme on voit chez les animaux - je me fais autre pour rester le même, être chatouillé (pas plus que cela) me fait au contraire entrer dans la réalité de l'autre. Je deviens (sa) chose. Acte d'incarnation et non de mimesis. Le sentiment du fantastique croise aux confins de situations impressionnantes où l'on peut se perdre dans une chose que l'on n'a pas vu venir. Certaines choses nous font peur comme d'autres nous chatouillent: on ne peut se chatouiller soi-même. Un psychanalyste raconte le rêve d'une fillette qu'un monstre poursuit chaque nuit: quand ilIa rattrape, il la chatouille28. «Si vous nous chatouillez, ne rions nous pas» demande le Shylock de Shakespeare. Et, de même, on ne peut s'empêcher d'avoir peur. L'immaîtrisable de la peur est analogue à l'impossibilité de se retenir d'être touché, quand on l'est. Il adhère à sa réalité en tant qu'elle «dépasse ce que l'on attend »29 pOUf cette raison même. 25. Tomaso Landolfi, Les Labrènes, Climats édit., 1989, p. 23. 26. Id, p. 24. 27. J. Lacan, Le Séminaire XI, Seuil, p.92. 28. Adam Philipps, Nouvelle revue de Psychanalyse, «Les Actes », n° 31, Printemps 1985, p. 270. 29. C'est Kant qui utilise cette formule à propos de l'étonnement: Critique de la faculté de juger, Vrin, 1984, p. 109. 20 Levinas: «Le frôlement de l'il y a, c'est l'horreur »30. Personne ne l'a décrit comme E.M. Forster lorsqu'il rapporte l'histoire de la panique qui s'empare, au cœur de la campagne toscane, des convives anglais d'un pique-nique printanier soudain hanté par le passage du vent dans les arbres des collines environnantes: « Tous les bruits, peu à peu, s'évanouissent, du moins, telle est ma version: Miss Robinson, elle, prétend que la clameur des oiseaux fut le premier signe inquiétant qu'elle discerna. Tous les bruits s'évanouirent, dis-je, si ce n'est le crissement de deux branches d'un grand châtaignier que j'entendais au loin... Je me tenais maintenant debout et regardais le vent glisser une patte de chat sur l'une des collines d'en face, changeant, sur son parcours, le vert clair en vert foncé. Une bizarre impression prémonitoire s'empara de moi.. je me retournai donc, pour constater, à mon grand étonnement, que comme moi, tous les autres étaient debout, eux aussi, ils observaient le phénomène. Il n'est pas possible de décrire avec cohérence ce qui se passa ensuite: mais moi, au moins, je n'ai pas honte d'avouer que - bien que j'eusse au-dessus de moi le ciel bleu, au-dessous de moi les verdoyants bois printaniers [...]- je fus pris d'une peur terrible [...] Et dans les yeux des autres aussi je lus l'effroi, vide, sans expression. Et pourtant, partout autour de nous s'épanouissaient prospérité, beauté et paix; tout était immobile, à part le vent en patte de chat, qui se dirigeait à présent vers la colline où nous nous trouvions. Qui bougea le premier? Cela ne fut jamais établi. Il suffit de dire qu'en l'espace d'une seule seconde nous nous mîmes à dévaler le flanc de la colline comm~ des fous. »31 Si l'origine du langage est «un processus permettant de désamorcer le pouvoir de fascination des formes externes grâce à la construction de concepts» 32, l'agent repoussant à l'œuvre ici y attente. Peter Handke se demande pourquoi la proximité des choses les plus simples l'air») (<< le ciel resplendissant, le roc nu, le souffle de finit par « tourner à l'inquiétant »33. «La sensation d'être 30. E. Levinas, « L'il y a », in Deucalion, Fontaine, 1946. 31. E.M Forster, « Histoire d'une panique », in Un moment d'éternité, Bourgois, 1988, pp.203-205. 32. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, Inter-Edition, 1977, p. 15. 33. Peter Handke, La leçon de la Ste Victoire, Gallimard, 1989, p. 65. 21 tout près est aussi un acte de connaissance» dit-iI34, mais elle s'accompagne d'une impression de danger, de péril mortel. Car l'inquiétant dans la proximité du réel vient de ce qu'elle lui est consubstantielle, signifiant son incessance même au point que « rien que l'état des choses, sans nulle précipitation dramatique est déjà une menace» 35. 1.2. La sensation monstre a) De la violence du sucre, des fleurs et de bien d'autres choses La peur de la montagne qui les entoure s'empare des bergers et de leurs bêtes chez Ramuz, sans cause et sans raison. Il fait nuit sur un pâturage; l'été a étendu son règne sur les bois, les torrents, le village. Avant de s'endormir «on écoute »36. C'est alors qu' arri ve l'instant pur de la panique des animaux: «Comme quand le vent qui s'est calmé, souffle de nouveau dans les feuilles mortes »37. La grande peur dans la montagne décrit l' ostros bovin immémorial, la fureur sans but de l'animal piqué par le taon; figure d'une peur qui se résume à une agitation compulsive. C'est la violence de la montagne qui crée l'affolement des hommes et des bêtes. Affolement qui imite justement celui de la montagne qui va anéantir, comme pour exhiber une force d'avant les raisons et d'avant les idées. A la fin: «plus traces d'herbe, plus trace de chalet. Tout a été recouvert de pierres ». C'est que «la montagne a ses idées à elle, la montagne a ses volontés »38. Ramuz exploite la violence de la terre comme image d'une impulsivité pré-logique. L'objet de la peur dans la montagne n'est autre que la montagne elle-même en tant que l'habite une violence irreprésentable parce que sans agressivité à l'endroit de quiconque. La montagne laisse poindre ce que l'on ne peut qu'admettre et qui fait violence pour cette raison qu'il n'a pas d'autre détermination. L'irréfutable 34. Id, p. 67. 35. Ibid, p.64. 36. c.P. Ramuz, La grande peur dans l£l montagne, rougés », p. 54. 37. Id, p. 128. 38. Ibid, p. 193. 22 Grasset, « Les Cahiers