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LE RÉEL
ET LE FANT ASTIQUE
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Bruno Péquignot et Dominique Chateau
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillÎj des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Olga KISSELEVA, Cybertart, un essai sur l'art du dialogue, 1998.
Jean-Luc THAYSE, Eros etfécondité chez le jeune Lévinas, 1998.
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Heidegger, 1998.
Jean-Paul GAUBERT, Socrate, Une philosophie du dénuement, 1998.
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distorsions de A. Kertész, 1998.
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Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Eléments pour une morale civique,
1998.
Henri DREI, La vertu politique: Machiavel et Montesquieu, 1998.
Dominique CHATEAU, L'héritage de l'art, 1998.
Laurent MARGANTIN, Les plis de la terre - système minéralogique et
cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998.
ALAIN CHAREYRE-MEJAN
LE RÉEL
ET LE FANTASTIQUE
Editions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
L'Harmattan INC
55, rue Saint Jacques
Montréal (Qc) - CanadaH2Y lK9
"
@ L'Harmattan,
1998
ISBN: 2-7384-7395-4
AVANT PROPOS
Il y a dans ce livre une interprétation du fantastique et une
interprétation de la philosophie à la lumière de la mise en
perspective réciproque de l'un par l'autre.
La philosophie a tôt reconnu dans le sentiment de l'étrange,
dans l'étonnement qui subjugue la conscience et le jugement, un
embarras cependant propre à éveiller l'interrogation de la raison à
propos de ce qui prétend l'arrêter. Et Socrate - on le sait -, s'il ne
va pas jusqu'à prendre le masque de Méduse, se compare toutefois
à la raie torpille dont la décharge électrique effraie, paralyse et
« engourdit le corps »1 de qui la touche, avant de le rendre muet et
comme effaré2. L'étonnement
socratique a beau ne constituer
qu'une ruse, un expédient3 propre à faire rebondir le dialogue, à en
hâter l'issue, le philosophe doit à l'origine affronter un passage
ténébreux et inquiétant, un « bouleversement terrible» de toutes ses
idées, suivant la formule du Protagoras4. La stupeur de penser et
l'acte de penser sont mystérieusement d'abord indissolubles. Ainsi
pourrait-on dire que quelque chose de fantastique « provoque» la
(et à la) philosophie, cependant que celle-ci prétend à l'opposé se
définir comme le moyen d'en prendre la mesure.
D'un côté, nous nous sommes demandés ce qui arrive au fond
dans le sentiment du fantastique, pour en donner une logique,
entendant simplement par là la prise en considération de ce que
nous pouvons nous représenter lorsque nous prononçons. le mot
dans les circonstances qui l'appellent et l'impliquent. D'un autre,
1. Platon, Ménon, 80 a-b (Nous citerons toujours Platon dans l'édition
Flammarion).
2. Id.
3. S. Kofman, Comment s'en sortir, Galilée, pp.41 et 59.
4. 361 c.
7
Garnier
nous avons interrogé la question de savoir pourquoi la philosophie
avait pu considérer, avec Platon pour commencer, qu'il était
fondamental de trouver une issue au fantastique et s'il est pensable
qu'on puisse y parvenir. Autrement dit, s'il y a en fin de compte,
pour l'idée que l'on doit pouvoir se faire du réel, «quelque chose
qui échappe au fantastique »5 ?
5. Jean-Luc Nancy, «Le Ventriloque », in Mimesis, Flammarion,
8
1975, p.306.
PREMIÈRE PARTIE
LE FANTASTIQUE
ET SON PARADOXE
AVERTISSEMENT
LIMINAIRE
L'idée d'une « introduction au fantastique» est aussi vaine que
le serait celle d'une «introduction»
au tragique. Car on est
d'abord introduit dans le fantastique et sa définition première est la
révélation d'une soudaine manifestation de quelque chose avant
qu'on ait justement pu le définir. Nous avons privilégié le caractère
tragique de l'effet fantastique en tant qu'il se signale d'abord à
nous positivement - et non pas comme un procédé ou dans les
termes -, ce qui impliquait que nous l'évoquions avant de le penser.
Louis Vax avait raison de dire que: «bien loin d'être inféré par
l'entendement, le fantastique est perçu par la sensibilité, au même
titre que le gracieux, le tragique ou le comique »1, C'est donc
comme une réalité esthétique qu'il faut l'interroger. Si l'on se
souvient que l'esthétique, loin de se réduire à une doctrine de la
Beauté, désigne de façon générale (et étymologique) la science des
qualités de notre faculté de sentir. «Fantastique»
désigne au
premier chef un sentiment au sens où l'entend Descartes - comme
substantif, justement, du verbe sentir. Sentiment dont la logique
apparaît, voisine, d'abord, de celle du repoussant.
I. Louis Vax, Les chefs d'œuvre du fantastique, PUF, 1979, p. 18.
11
1.
LOGIQUE DU REPOUSSANT
1.1.
L'objet de l'effroi en général
« De très sinistres voix
qui vous glacent le cœur»
Jacques Cazottel
Accompagnant dans le Phédon les derniers moments de Socrate
avant qu'il ne boive la ciguë, Cébès et Simmias interrogent avec lui,
comme on sait, la question de l'immortalité de l'esprit. Ils veulent
bien se représenter leur âme délivrée de leur corps après la mort,
mais l'idée effrayante les saisit en même temps que «le vent ne
l'emporte et ne la dissipe réellement, surtout qu'à l'heure de la
mort le temps n'est pas calme, mais qu'il souffle grand vent »2.
Socrate brosse un décor proprement «gothique» avant l'heure de
l'instant de la mort: il joue à en rajouter. La tempête souffle, l'âme
pourrait s'y perdre. Ses interlocuteurs se voient tout à coup dans la
réalité matérielle de leur mort à venir. Elle les assaille. Comment
être, même en esprit seulement, réellement mort? «Il y a en nous
un enfant que ces choses-là effraient» comme le ferait «un
croque-mitaine
»3 . Voici mon âme - il faut bien que je me la
représente comme quelque chose d'existant si elle doit continuer
1. La veillée de la bonne femme, cité par Louis Vax, Les chefs d'œuvres de la
littérature fantastique, 1979, p. 170.
2. Platon, Phédon, 77 c - 77 d.
3. id, 77 c.
13
d'exister dans la mort - elle est seule, livrée dans le vide aux vents
sans barrière de l'Hadès. Semmias et Cébès disent à Socrate
l'étrange et inquiétant effet que leur procure la pensée de leur âme
en train de ne plus faire qu'exister dans la mort. De même que les
enfants s'effraient des croque-mitaines qui vivent en ces lieux où
personne d'autre n'existe (et qui représentent de ce fait ce quelque
chose qui existerait malgré tout là où il n'y aurait rien), le
philosophe ne peut faire autrement qu'éprouver - à l'idée de sa
mort - le sentiment de l'irreprésentabilité terrifiante de «l'exister
mort ».
«L'effroi », nous dit le Vocabulaire de la Psychanalyse de
Laplanche et Pontalis, est une réaction à une situation de danger ou
à des stimulations externes très intenses qui surprennent le sujet
dans un état de non préparation »4. Mode simplement limite de la
peur, au fond, en ce que son objet y est comme réduit à sa plus
simple expression: le pouvoir de juger - c'est-à-dire d'affirmer ou
de nier les qualités d'une réalité - y est arrêté, suspendu à sa
présence prise en elle-même. Il n'y a pas lieu de distinguer dans
leur nature la peur, la crainte et leurs formes plus violentes:
l'effroi, la frayeur, la terreur. L'effroi est une grande frayeur, qui
est une grande peur. Kant établit une opposition entre l'horreur ou
l'effroi devant la démesure de ce qui existe en dehors de nous et
« la peur véritable» qu'il place dans le sentiment de l'insécurité
devant un danger5. Mais si le sentiment du danger, de la menace, est
la caractéristique principale de toute peur, il n'est pas exclusif d' un
malaise diffus devant quelque chose qui fait reculer parce que l'on
se sent privé de ressources, et sans pouvoir, devant son advenue.
L'étrangeté de ce qui fait peur en général, et qui se retrouvait dans
le sentiment de peur irraisonnée plutôt que dans la peur en
particulier de ceci ou de cela, adhère à une présence brutale
indéterminée et se confond d'abord avec elle. Aussi bien dans la
frayeur que provoque une porte qui claque. Dans un passage
célèbre du Horla, Maupassant décrit cette véritable expérience du
réel à même son irreprésentable proximité que constitue la
rencontre de l'effrayant. Le narrateur y découvre la réalité tangible
de son persécuteur invisible, en creux, dans le miroir d'une armoire
à glace devant laquelle il a l'habitude de s'habiller:
4. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, PUF, 1973, p. 128.
5. Kant, Critique de la faculté de juger (paragraphe 29, remarque) Vrin, p. 106.
14
«Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je
faillis tomber. Eh! Bien ?... On y voyait comme en plein jour, et je
ne me vis pas dans ma glace! Mon image n'était pas dedans et
j'étais en face de moi! Je voyais le grand verre limpide du haut en
bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés,. et ne je n'osais plus
avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant
qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps
imperceptible avait dévoré mon reflet. Comme j'eus peur! Puis
voilà que tout à coup, je commençais à m'apercevoir dans une
brume, au fond du miroir... ce qui me cachait me paraissait point
posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de
transparence opaque s'éclaircissant peu à peu... Je l'avais vu!
L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner »6
Si nous délaissons l'interprétation par la folie, la peur apparaît
ici comme une réaction à une présence d'autant plus forte qu'elle
est indéterminée et quelconque. C'est elle qui remplit le vide dans
le miroir en saisissant dans l'absence de reflet l'interposition de
«quelque chose ». Elle est l'épreuve plastique directe de la position
quelconque dans l'existence de « quoi que ce soit ».
Les récits fantastiques nous font peur d'une
manière
particulière. Au lieu de multiplier les raisons d'avoir peur à l'usage
du lecteur, ils suscitent un effroi irrationnel - c'est-à-dire d'abord
seulement sensible - dont ils n'interrogent
pas vraiment les
principes et dont l'objet arrache l'émotion par la seule impression
faite.
Ainsi, chez Henry James, dans Le tour d'écrou, lorsque l'héroïne
rapporte la sensation insupportable que lui a fait de nuit la simple
présence de « quelque chose» sur une pelouse éclairée par la lune:
« La lune rendait la nuit extraordinairement claire et me laissa
voir, sur la pelouse, une personne, diminuée par l'éloignement, qui
se tenait immobile et comme fascinée, regardant le coin où j'étais
apparue - et non pas tant vers moi que vers quelque chose qui,
apparemment, était au-dessus de moi. Il était clair que quelqu'un
était là »7
On n'a pas peur ici pour telle et telle raison, c'est-à-dire par
exemple parce que ce que l'on suppose que ce qui pourrait arriver
inquiète, mais immédiatement d'une chose dont la position en
6. Guy de Maupassant, Le Horla, Poche, 1963, pp.42-43.
7. Henry James, Le tour d'écrou, Marabout, 1972, p.79.
15
quelque sorte absolue dans l'existence est donnée justement avant
toute raison - même apeurante - et avant toute représentation
possible - même désagréable. On peut donc dire que l'objet de la
peur est, en la circonstance, aussi peu «fantasmatique»
que
possible. Il ne peut d'ailleurs pas l'être moins. En lui rien
d'imaginaire,
d'imaginable,
ou à l'opposé
d'inimaginable
puisqu'il n'y a rien qu'on ne puisse pas imaginer là où il n'y a
rien à imaginer du tout. Clément Rosset circonscrit ainsi, aussi bien,
le domaine exact de l'effroi fantastique dans les analyses qu'il
mène à propos de la peur en général dans Le philosophe et les
sortilèges:
«L'épreuve de la peur se confond avec l'appréhension du réel
- de ce qu'il y a en lui de constitutionnellement imprévisible et par
conséquent d'inconnu. Il s'ensuit que la peur intervient toujours de
préférence lorsque le réel est très proche... »8
On pense aux remarques des Investigations philosophiques
dans
lesquelles Wittgenstein se livre à une phénoménologie
de la peur
comme passion au fond sans contraire:
« Qu'est-ce que la peur? Que signifie «avoir peur?
Si je
voulais définir ceci par une démonstration, je mimerais la peur »9.
Comme les mots «Je t'aime» - qui constituent pour Roland
Barthes une holophrase plus qu'une propositionlO - l'assertion
« J'ai peur» ne veut au fond rien dire. Elle «constitue» au sens
propre une manière d'être de ce dont elle parle. Je n'ai pas peur
« de » mais je suis saisi par la peur « devant ». La peur ne représente
pas l'état d'esprit de quelqu'un qui voit les choses d'une certaine
façon. Elle est au contraire ce saisissement devant ce qui arrive
quand on ne voit plus le monde d'aucune manière particulière.
Quand il se contente de faire impression du fait de sa seule
existence. Ainsi, par exemple, les oiseaux de Daphné du Maurier
dans la nouvelle qui porte ce titrell. Ils sont d'abord moins
monstrueux qu'insupportablement
«là ». «Choses repoussantes à
voir» non pas par excès de significations désagréables, mais par
trop plein de présence et neutralisation des significations en
général. Jacques Goimard en dit tout ce qu'on peut en dire
lorsqu'il les rassemble unanimement sous l'idée brutale de
8. Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Minuit, 1985, p.75.
9. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Gallimard, p.321.
10. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Seuil, p. 176.
Il. D. du Maurier, « Les oiseaux », in « Le pommier », Albin Michel, 1954.
]6
«quelque chose qui ne parle pas, qui ne s'exprime pas, qui ne
témoigne pas, et qui est là... »12 :
« C'était les mouettes qui assombrissaient le ciel. Et elles se
taisaient. L'on n'entendait pas un cri. Elles volaient seulement,
tournaient, s'élevaient, descendaient [...] Qu'est-ce qui se passe?
demanda sa femme. Tu es tout pâle »13.
Comme il y a un «je pense donc je suis », on est en présence ici
d'un «j'ai peur donc ça est ». Mais l'être dont il s'agit est pure
indétermination. Peut-être l'objet de l'effroi recoupe-t-il alors
consubstantiellement
l'épaisseur
de ces « objets»
auxquels
s'attache
le «pouvoir
de l'horreur»
chez Julia Kristeva:
« surgissement massif et abrupt d'une étrangeté, qui, si elle a pu
m'être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle
maintenant comme radicalement séparée, répugnante. Pas moi, pas
ça ! Mais pas rien non plus. Un quelque chose que je ne reconnais
pas comme chosel4. Ces analyses, prises à la lettre, rendent possible
le fondement d'une logique paradoxale du repoussant comme
« symptôme» de l'existant. Aussi bien, la faculté de juger y est-elle
alors comme «sommée» en quelque sorte par une figure du
« donné-en-général ». Mademoiselle Christina, roman de jeunesse
de Mircea Eliade, illustre notre propos en décrivant ainsi la
première impression qu'une maison hantée par un vampire va faire
sur un professeur et un de ses anciens élèves au cours d'une soirée
qu'ils y passent à partager des souvenirs.
«... Le professeur [...] avait deviné dans son regard qu'il avait
ressenti la même pénible impression, la même horreur répugnante.
Sentir que quelqu'un s'approche de soi et s'apprête à écouter,
quelqu'un qu'on ne voit pas, mais dont on sent la présence dans le
battement de son sang et qu'on reconnaît dans l'éclat des yeux de
son voisin [...] Il avait senti quelque chose qui ne ressemblait à
rien. Un dégoût monstrueux, mêlé d'effroi. Juste quelques
instants. »15
Ces descriptions de la terreur à l' œuvre contreviennent à la
définition classique de l'art comme allusion à une vérité pressentie
mais non encore comprise. Allusion qui expliquerait pourquoi
«des objets dont la vue nous afflige, nous en contemplons avec
12. J. Goimard, Revue Traverses, N° 8, « Les bêtes », Paris, Eté 1977.
13. D. du Maurier, op. cit., p.91.
14. Julia Kristeva, Pouvoirs de ['horreur, Point Seuil, 1983, p. 10.
15. Mircea Eliade, Mademoiselle Christina, 10-18, 1981, pp 35-36.
17
plaisir les images, celles par exemple des monstres les plus
hideux »16. Au paroxysme de toute peur, le sentiment du
fantastique est cela même dont l'objet ne laisse plus rien pressentir
parce que « c'est» en train d'a voir lieu...
Marcel Aymé fait, dans La Vouivre, le récit d'une attaque de
serpents innombrables lâchés par une sorcière sur un homme venu
pour la voler. La peur de la victime a partie liée avec le nombre des
reptiles qui l'assaillent. C'est leur grouillement qui l'affole plus
que l'idée
du danger qu'ils
constituent.
Le grouillant,
l'innombrable:
à lui tout seul le serpent en est comme
l'incarnation:
« Il se retourna et devint pâle de peur et de dégoût. Aux abords
du bois, les hautes herbes grouillaient d'une multitude de serpents
qui déferlaient sur lui avec des sifflements de colère. Dans l'ombre
de la lisière, ils recouvraient maintenant le sol. »17.
La vouivre commande aux serpents. Mais la magie de son
pouvoir n'est pas la cause de la peur qu'elle provoque. Ce sont les
serpents eux-mêmes qui effraient, présentifiant l'objet de la peur
par leur puissance insinuante à se trouver là, à venir au contact
malgré toutes les précautions. La phobie du serpent n'a peut-être
pas d'autre origine. Il a le pouvoir de se cacher au regard,
d'apparaître et de disparaître avec la même célérité. La vipère a
déjà piqué qu'on la voit s'enfuir dans l' herbe haute qui borde le
chemin. Elle incarne la déception de l'esprit mesurant que la réalité
le prend toujours de vitesse. Bram Stoker, l'auteur de Dracula,
consacre un roman à la peur du serpentl8. Peu importe, qu'il se
présente sous les traits d'une séduisante jeune femme aux manières
aristocratiques. C'est l'effroi du ver qui y règne: «Mystérieux,
terrible, mortel »19. «Quelque chose s'approche »20 que vous ne
voyez pas, précédant de sa réalité d'abord
inaperçue votre
avisement presque posthume. Le ver, le serpent réalisent
l'imprévisibilité du réel comme source de la peur aux côtés de sa
trop grande proximité. Tellement imprévisibles qu'on pourrait
croire qu'ils sont déjà partout:
16.
17.
18.
19.
20.
Aristote, Poétique, 48 b 9-12, Belles lettres.
Marcel Aymé, La Vouivre, Livre de Poche, 1964, p. 30.
Bram Stoker, Le repaire du ver blanc, trad. F. Truchaud, Bourgeois, 1970.
Id, p. 269.
Ibid.
18
«La couleuvre géante existe: à moins d'une demi-lieue de
Lunazzo, enfouie dans un étang vaseux. Immense, noire, et longue
mais longue, comment calculer la longueur d'un reptile enroulé
des dizaines et des dizaines de fois sur lui-même? Tout autour,
dans un vaste rayon, plus aucune vie ne subsiste. Tous les habitants
des marécages sont au courant. Le monstre gît dans l'eau, le ventre
étendu dans le bourbier [...] Les insectes, les grenouilles, les
oiseaux aquatiques, tous le savent, et les lièvres aussi, les rats. Seul
l'homme l'ignore encore. »21
Imités par l'art, il n'est pas de serpent qui ne puisse sans doute
finir par plaire aux yeux: sauf dans les contes fantastiques où il
devient objet d'aversion.
La description de l'objet repoussant est la croix du fantastique.
Il y affronte l'épreuve de l'impossibilité propre à toute démarche
discursive d'épuiser, en général, le réel dans sa mise en scène. Mais
dans la peur qu'il me fait, le fantastique me donne son objet
comme le point culminant où ma représentation des choses est
saisie par leur proximité même. L'horreur y est donc une variété de
cette surprise excessive et figée que Descartes analyse sous le nom
d'étonnement. En tant qu'il est là tout à coup, n'importe quoi peut
en devenir l'objet:
«... Bien que ce ne soit quelquefois que l'attouchement d'un
vermisseau, ou le bruit d'une feuille tremblante, ou son ombre, qui
fait avoir de l'horreur, on sent d'abord autant d'émotion que si un
péril de mort très évident s'offrait aux sens... »22
Dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge, R.M. Rilke reconnaît
«l'existence du terrible dans chaque parcelle de l'air» 23, Elle
n'est pas autre chose qu'un objet d'étonnement, soit cette capacité
qu'ont les choses les plus repoussantes de nous faire oublier tout ce
que nous attendions « pour le réel, même lorsqu'il est pire »24
Tel qui, comme le héros des Labrènes de Tomaso Landolfi,
rencontre seulement du coin de l' œil - en rentrant au soir dans sa
chambre -, une labrène qui s'y élance depuis la fenêtre, peut en
perdre le jugement. Si, s'avisant de chasser la bête, il ne réussissait
qu'à se la faire tomber dessus depuis le plafond, il pourrait sombrer
21. Dino Buzzatti, «La grosse couleuvre », dans L'écroulement de la Baliverna,
Folio, 1979, pp. 92-93.
22. Descartes,
Les passions
de l'âme,
Idées
-
Gallimard,
1969, p. 90.
23. Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Seuil, 1980, p. 69.
24. Id.
19
dans l'inconscience et dans la folie « en un -éclair»25: autant dire à
la vitesse où une labrène entre dans la pièce, l'été, sitôt qu' 0 n
ouvre, le soir, une fenêtre. «Le destin des hommes, commente le
narrateur, dépend bien souvent d'un événement imprévisible... » Le
contact d'un lézard contre la peau peut constituer le summum de
l'épouvante. La labrène: toujours là, collante, éblouissante26,
effroyable parce que tout à fait proche. Analogique, comme tache
sur le mur, d'un scotome au fond de l'œil. Sa victime est en
catalepsie, gisante. Tomaso Landolfi reproduit indéfiniment
l'instant de la peur: l'étonnement qui dure, qui s'ancre dans le
regard et lui fait oublier le fond sur lequel se détache la forme
menaçante. Le moment de folie que constitue la fascination du
repoussant s'achève dans la syncope devant sa tangibilité. La peur
est une variété du toucher. Elle annule la distance. Le toucher est le
première des passions.
Pourquoi un chatouillement peut-il terrifier? C'est qu'il
s'impose comme un stigmate. Il rappelle l'envers de ce que Lacan
met sous le mot de mimétisme27. Si dans le déguisement, le
camouflage - comme on voit chez les animaux - je me fais autre
pour rester le même, être chatouillé (pas plus que cela) me fait au
contraire entrer dans la réalité de l'autre. Je deviens (sa) chose.
Acte d'incarnation et non de mimesis. Le sentiment du fantastique
croise aux confins de situations impressionnantes où l'on peut se
perdre dans une chose que l'on n'a pas vu venir. Certaines choses
nous font peur comme d'autres nous chatouillent: on ne peut se
chatouiller soi-même. Un psychanalyste raconte le rêve d'une
fillette qu'un monstre poursuit chaque nuit: quand ilIa rattrape, il
la chatouille28. «Si vous nous chatouillez, ne rions nous pas»
demande le Shylock de Shakespeare. Et, de même, on ne peut
s'empêcher d'avoir peur. L'immaîtrisable de la peur est analogue à
l'impossibilité de se retenir d'être touché, quand on l'est. Il adhère
à sa réalité en tant qu'elle «dépasse ce que l'on attend »29 pOUf
cette raison même.
25. Tomaso Landolfi, Les Labrènes, Climats édit., 1989, p. 23.
26. Id, p. 24.
27. J. Lacan, Le Séminaire XI, Seuil, p.92.
28. Adam Philipps, Nouvelle revue de Psychanalyse, «Les Actes », n° 31,
Printemps 1985, p. 270.
29. C'est Kant qui utilise cette formule à propos de l'étonnement:
Critique de la
faculté de juger, Vrin, 1984, p. 109.
20
Levinas: «Le frôlement de l'il y a, c'est l'horreur »30. Personne
ne l'a décrit comme E.M. Forster lorsqu'il rapporte l'histoire de la
panique qui s'empare, au cœur de la campagne toscane, des
convives anglais d'un pique-nique printanier soudain hanté par le
passage du vent dans les arbres des collines environnantes:
« Tous les bruits, peu à peu, s'évanouissent, du moins, telle est
ma version: Miss Robinson, elle, prétend que la clameur des
oiseaux fut le premier signe inquiétant qu'elle discerna. Tous les
bruits s'évanouirent, dis-je, si ce n'est le crissement de deux
branches d'un grand châtaignier que j'entendais au loin... Je me
tenais maintenant debout et regardais le vent glisser une patte de
chat sur l'une des collines d'en face, changeant, sur son parcours,
le vert clair en vert foncé. Une bizarre impression prémonitoire
s'empara de moi.. je me retournai donc, pour constater, à mon
grand étonnement, que comme moi, tous les autres étaient debout,
eux aussi, ils observaient le phénomène. Il n'est pas possible de
décrire avec cohérence ce qui se passa ensuite: mais moi, au
moins, je n'ai pas honte d'avouer que - bien que j'eusse au-dessus
de moi le ciel bleu, au-dessous de moi les verdoyants bois
printaniers [...]- je fus pris d'une peur terrible [...] Et dans les yeux
des autres aussi je lus l'effroi, vide, sans expression. Et pourtant,
partout autour de nous s'épanouissaient prospérité, beauté et
paix; tout était immobile, à part le vent en patte de chat, qui se
dirigeait à présent vers la colline où nous nous trouvions.
Qui bougea le premier? Cela ne fut jamais établi. Il suffit de
dire qu'en l'espace d'une seule seconde nous nous mîmes à dévaler
le flanc de la colline comm~ des fous. »31
Si l'origine du langage est «un processus permettant de
désamorcer le pouvoir de fascination des formes externes grâce à la
construction de concepts» 32, l'agent repoussant à l'œuvre ici y
attente. Peter Handke se demande pourquoi la proximité des choses
les plus simples
l'air»)
(<< le
ciel resplendissant, le roc nu, le souffle de
finit par « tourner
à l'inquiétant
»33. «La
sensation
d'être
30. E. Levinas, « L'il y a », in Deucalion, Fontaine, 1946.
31. E.M Forster, « Histoire d'une panique », in Un moment d'éternité, Bourgois,
1988, pp.203-205.
32. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, Inter-Edition, 1977,
p. 15.
33. Peter Handke, La leçon de la Ste Victoire, Gallimard, 1989, p. 65.
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tout près est aussi un acte de connaissance» dit-iI34, mais elle
s'accompagne d'une impression de danger, de péril mortel. Car
l'inquiétant dans la proximité du réel vient de ce qu'elle lui est
consubstantielle, signifiant son incessance même au point que
« rien que l'état des choses, sans nulle précipitation dramatique est
déjà une menace» 35.
1.2.
La sensation monstre
a) De la violence du sucre, des fleurs et de bien d'autres choses
La peur de la montagne qui les entoure s'empare des bergers et
de leurs bêtes chez Ramuz, sans cause et sans raison. Il fait nuit sur
un pâturage; l'été a étendu son règne sur les bois, les torrents, le
village. Avant de s'endormir «on écoute »36. C'est alors qu' arri ve
l'instant pur de la panique des animaux: «Comme quand le vent
qui s'est calmé, souffle de nouveau dans les feuilles mortes »37. La
grande peur dans la montagne décrit l' ostros bovin immémorial, la
fureur sans but de l'animal piqué par le taon; figure d'une peur
qui se résume à une agitation compulsive. C'est la violence de la
montagne qui crée l'affolement
des hommes et des bêtes.
Affolement qui imite justement celui de la montagne qui va
anéantir, comme pour exhiber une force d'avant les raisons et
d'avant les idées. A la fin: «plus traces d'herbe, plus trace de
chalet. Tout a été recouvert de pierres ». C'est que «la montagne a
ses idées à elle, la montagne a ses volontés »38. Ramuz exploite la
violence de la terre comme image d'une impulsivité pré-logique.
L'objet de la peur dans la montagne n'est autre que la montagne
elle-même en tant que l'habite une violence irreprésentable parce
que sans agressivité à l'endroit de quiconque. La montagne laisse
poindre ce que l'on ne peut qu'admettre et qui fait violence pour
cette raison qu'il n'a pas d'autre détermination. L'irréfutable
34. Id, p. 67.
35. Ibid, p.64.
36. c.P. Ramuz, La grande peur dans l£l montagne,
rougés », p. 54.
37. Id, p. 128.
38. Ibid, p. 193.
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Grasset, « Les
Cahiers
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