AVIS D’EXPERT LE PRÊT-À-PORTER FRANÇAIS, UN SECTEUR À FORT POTENTIEL MAIS À HAUT RISQUE par Arthur Wastyn partner, Red2Green et Gaetan Piens senior manager, Red2Green e prêt-à-porter français navigue en eaux troubles depuis 2007 : à des mutations de la demande et de la production déjà complexes à appréhender est venue se surajouter une conjoncture défavorable, plongeant le marché dans une récession durable. Alors qu’une jeune génération incarnant la renaissance d’une mode à la française truste les podiums des LBO (The Kooples, Vicomte A. ou Comptoir des Cotonniers pour ne citer que les plus emblématiques), les restructurations record s’enchaînent pour les autres. Celle de la dette de Vivarte a ainsi fait date, ramenée de 2,8 milliards d’euros à 800 millions. Dans ce contexte chahuté il n’est pas aisé, pour l’actionnaire comme pour le dirigeant, d’identifier les signaux avant-coureurs d’une crise. Or, dans un marché récessif, la capacité d’anticipation est déterminante pour disposer des marges de manœuvre nécessaires à la mise en œuvre d’un plan qui n’a de chances de réussite que s’il est massif, réaliste et sans concession. Nous livrons ici quelques pistes et constats issus de notre expérience aux côtés d’entreprises du secteur. L Arthur Wastyn Un marché en net déclin depuis 2007 et en pleine mutation Gaetan Piens Les tendances de fond de l’industrie de l’habillement sont à haut risque pour les acteurs traditionnels, pris en étau entre des chaînes spécialisées ultracompétitives d’envergure mondiale, et une nouvelle garde française. en premier lieu, c’est un marché en net déclin depuis 2007 avec une baisse conjuguée des volumes et du chiffre d’affaires de l’ordre de 12 %. Sur le segment du prêt-à-porter féminin, les ventes en valeur ont diminué de 14 % sur la période, la baisse du panier moyen se concentrant essentiellement sur les femmes de 25 à 54 ans. en second lieu, les mutations successives du secteur en matière de production et de distribution ont favorisé, sans équivoque, les nouveaux entrants. D’une part, la distribution change de visage et le déclin des magasins multimarques indépendants en est sans doute le phénomène le plus complexe à affronter pour des acteurs français traditionnellement très présents sur ce canal. Un déclin qui les touche d’autant plus violemment qu’au-delà de l’effritement du nombre de magasins, leur fragilité financière pèse lourdement sur le poste client de la filière amont. D’autre part, le développement des chaînes spécialisées (Zara, H&M, Kiabi…) a hissé la concurrence à des niveaux inédits. Leur modèle bouleverse les schémas classiques : renouvellement des collections une à deux fois par mois, chaîne logistique ultraréactive, positionnement prix attractifs, coûts de style réduits, coups médiatiques… et reste difficilement accessible aux acteurs traditionnels. enfin, les révolutions technologique et logistique ont supprimé assez largement les barrières à l’entrée en permettant à de toutes petites structures d’assurer leur production en Asie. elles ont ainsi permis l’émergence d’une jeune classe qui bouscule le paysage stylistique et concurrentiel en se plaçant sur les registres du plaisir, de l’hédonisme et de la primauté des aspirations du consommateur. Zadig & Voltaire, Sandro-Maje ou eleven Paris ne sont que les figures de proue d’une création française en ébullition, qui compte aujourd’hui plusieurs centaines d’acteurs. NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE 63 AVIS D’EXPERT Zadig & Voltaire, Sandro-Maje ou Eleven Paris ne sont que les figures de proue d’une création française en ébullition, qui compte aujourd’hui plusieurs centaines d’acteurs. identifier les facteurs de risque Cet environnement en mutation nécessite que dirigeants et actionnaires soient capables d’identifier les principaux facteurs de risque des entreprises qu’ils dirigent ou accompagnent. Dans le cadre de nos interventions, quelques indicateurs nous ont ainsi semblé matérialiser des fragilités structurelles et appeler des mesures prophylactiques. L’âge des marques en portefeuille est bien évidemment un marqueur : au-delà de 15 à 20 ans d’existence, toute phase de stabilisation du chiffre d’affaires de plus de deux ans est à considérer par principe comme la prémice d’un déclin. Ce ralentissement devra s’apprécier à périmètre de magasins 64 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 comparable, sauf à risquer de trop en différer le constat. L’analyse de la structure du stock par millésime et l’identification de difficultés d’écoulement des collections passées, sont primordiales. Seconde composante des facteurs de risque, un déficit de vigilance sur l’évolution du point mort, alors même que les entreprises de ce secteur encourent par nature une proportion de coûts fixes élevée : salaires et loyers des boutiques, frais d’entreposage et de style, coûts de structure, etc. Les premières années de croissance ininterrompue et de mise en place du réseau de boutiques sont en outre peu propices à la maîtrise des coûts de siège. Ces structures de coûts centraux trop élevées ralentissent au quotidien les efforts de repositionnement stratégiques, commer- ❝ AVIS D’EXPERT ciaux ou stylistiques indispensables dans un environnement en mutation. Retrouver de l’agilité est alors une priorité. enfin, les outils de pilotage et de suivi de la performance jouent un rôle central dans ce secteur ; mais à notre sens, il faut aller plus loin et considérer toute défaillance à ce niveau comme un facteur de risque élevé d’entrée dans une phase de difficultés. Le reporting de l’entreprise doit permettre une analyse fine de l’activité commerciale, des canaux de distribution, des marges, du taux de service, qui viendra à l’appui de sa stratégie. Dans le prêt-à-porter, certains indicateurs spécifiques sont par ailleurs indispensables : l’état et la rotation des stocks par famille et sous-famille, les éléments du taux de remise, la mesure de la pression promotionnelle… ainsi qu’une vision claire de la contribution réelle de chacun des canaux de distribution aux profits de l’entreprise. À cet égard, l’entreprise doit disposer d’indicateurs lui permettant d’apprécier précisément la performance de chacun de ses points de vente – non seulement sur le plan des profits mais aussi de la trésorerie, c’est-à-dire après prise en compte des investissements d’aménagement – et d’apporter les nécessaires correctifs à des plans d’ouverture de boutiques parfois trop ambitieux. L’environnement complexe dans lequel les acteurs français du prêt-à-porter évoluent appelle des mesures tranchées et structurelles : un plan « à l’eau tiède » ou trop dilué dans le temps a toutes les chances d’échouer, voire de ne pas convaincre les banquiers prêteurs. » les observateurs du secteur ne tablent pas sur une reprise avant 2016 ou 2017 Notre cabinet a accompagné nombre d’acteurs du prêt-àporter, pour certains en phase de croissance, pour d’autres dans des situations financières dégradées, voire de défaillance. Les mesures de traitement sont évidemment spécifiques à chaque situation, néanmoins il existe certaines dispositions qui présentent un caractère générique et méritent d’être connues. La situation économique largement détériorée de la filière pose comme préalable aux entreprises en difficulté de dégager des marges de manœuvre financières très significatives, destinées à leur permettre de répondre à une triple problématique : juguler les foyers de perte, lancer des réformes de fond sur les plans opérationnel et commercial, et affronter les conséquences d’une baisse des ventes liée au déclin du marché sur lequel elles évoluent. Or, le contexte bancaire actuel leur est largement défavorable du fait du resserrement des conditions de crédit et des réticences des banquiers à mettre en œuvre, dans ce secteur, des modes de financement alternatifs. Tout plan de relance passera donc impérativement par un redimensionnement de la dette. et si les banques ne souhaitent pas augmenter leur exposition, elles peuvent en revanche accepter des rééchelonnements ou des abandons très significatifs dans la conjoncture actuelle ; Vivarte en est un exemple marquant. À juste titre, les banques seront prudentes quant aux capacités de l’entreprise à se redéployer : elles exigeront donc un plan approfondi, transparent et validé par des consultants externes, et reposant sur des hypothèses de marché réalistes. À cet égard, il convient de rappeler que les différents observateurs autorisés du secteur ne tablent pas sur une reprise avant 2016 ou 2017 : les banquiers seront donc plus sensibles aux mesures de réduction de coûts qu’à des plans de redéploiement gourmands en investissements. La réalisation d’actifs peu rentables ou non stratégiques fait généralement partie des exigences des banques, mais représente aussi une opportunité pour l’entreprise. elle implique une analyse détaillée de la profitabilité de ses différents marchés, notamment à l’export, et de son réseau de magasins en propre. La décision du groupe esprit de fermer son réseau américain en 2013 en est une illustration spectaculaire, sachant que la marque est née à San Francisco, mais elle lui a permis d’attaquer les marchés chinois. en ce qui concerne les leviers d’améliorations stratégiques et opérationnels, il ne nous appartient pas de les commenter sur un plan général ; tout juste nous permettra-t-on de rappeler à quel point il est indispensable que leurs effets soient pris en considération avec prudence et réalisme – y compris dans leurs conséquences en BFR – dans les plans de retournement, sauf à risquer de décrédibiliser l’ensemble de la proposition. enfin, il est malheureusement nécessaire de rappeler que l’environnement complexe dans lequel les acteurs français du prêt-à-porter évoluent appelle des mesures tranchées et structurelles : un plan « à l’eau tiède » ou trop dilué dans le temps a toutes les chances d’échouer, voire de ne pas convaincre les banquiers prêteurs. Les restructurations d’effectif, les arbitrages stratégiques, voire des évolutions managériales sont en général inévitables. NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE 65