PDF 357k - Communiquer

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Communiquer
Revue de communication sociale et publique
9 | 2013
Varia
Une approche communicationnelle de la
professionnalisation au sein des instituts de
formation en soins infirmiers en France
A communicative approach to professionalization within nurse training
institutes in France
Jacques Bonnet, Rosette Bonnet et Diane Grober-Traviesas
Éditeur
Département de communication sociale et
publique - UQAM
Édition électronique
URL : http://communiquer.revues.org/98
DOI : 10.4000/communiquer.98
ISSN : 2368-9587
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2013
Pagination : 1-20
Référence électronique
Jacques Bonnet, Rosette Bonnet et Diane Grober-Traviesas, « Une approche communicationnelle de
la professionnalisation au sein des instituts de formation en soins infirmiers en France »,
Communiquer [En ligne], 9 | 2013, mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL :
http://communiquer.revues.org/98 ; DOI : 10.4000/communiquer.98
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Communiquer
Ri C S P
Revue internationale
Communication sociale et publique
www.ricsp.uqam.ca
Une approche communicationnelle de la
professionnalisationau sein des instituts de
formation en soins infirmiers en France
Jacques Bonnet
Professeur, Laboratoire CIMEOS, Sciences de la Communication, Agrosup Dijon, France
[email protected]
Rosette Bonnet
Maître de conférences-HDR, Laboratoire CIMEOS, Sciences de la communication, Agrosup Dijon, France
[email protected]
Diane Grober-Traviesas
Directrice de l’Institut de Formations Sanitaires et Sociales - Croix-Rouge française, France
[email protected]
Résumé
Dans un contexte de fortes mutations et de réflexion autour du devenir des métiers de
la santé et de l’appareil de formation qui leur est dédié en France, les formateurs et les
directeurs des Instituts de Formation en Soins Infirmiers sont amenés à travailler à la
construction et à la promotion du projet pédagogique de leur établissement. Au quotidien,
leurs pratiques individuelles montrent combien leur lecture de la réalité de travail est
singulière et se trouve en partie corrélée à leur professionnalité. A partir des significations
que chacun d’eux exprime, la coopération entre ces professionnels semble se construire
très progressivement à la croisée des problématiques communicationnelles individuelles et
collectives. Par ailleurs, ce processus questionne le rôle des managers dans la médiation et
l’accompagnement de la professionnalisation des personnels.
Mots-clés :Professionnalisation ;Professionnalité ; Coopération ; Identité ; Sens ;
Médiation ; Altérité ; Changement.
In the context of active transformation and reflection surrounding the future of jobs in
health care, combined with the pedagogical resources available here in France, tutors
and directors in nurse training institutes are lead not only to engineer but also to
promote the pedagogical project of their establishment. Individual professional practice
commonly demonstrates that the corporeality in the workplace is distinctive, although
in part correlated to their professionalism. The coalition between these professionals,
regardless of each one’s signification of work which is expressed according to his or her
representations, seems to develop progressively at the intervening point whether it be on
an individual or on a collective basis, when faced with communication problems. In other
respects, the context of substantial institute changes questions the role of managers in the
mediation and guidance of the tutors.
Keywords: Professionalization ; Professionalism ; Cooperation ; Identity ; Sense ;
Mediation ; Distinctness ; Changes.
Certains droits réservés © Jacques Bonnet, Rosette Bonnet et Diane Grober-Traviesas (2013)
Sous licence Creative Commons (by-nc-nd).
ISSN 1913-5297
1
2 | J. Bonnet, R. Bonnet et D. Grober-Traviesas
RICSP, 2013, n. 9, p. 1-20
Introduction
À la croisée des dimensions politique, économique, juridique et pédagogique, la formation
en soins infirmiers connaît dans de nombreux pays comme la France aujourd’hui, ou la
Suisse récemment, une réelle mutation, tant dans la manière d’appréhender la place
et le rôle des différents acteurs (managers, étudiants, formateurs, tuteurs de stage),
que dans les coopérations à construire avec de nouveaux partenaires, notamment les
universités et les employeurs. Appelés à travailler à la co-construction et à l’animation
du projet pédagogique dont ils sont porteurs et garants, les formateurs permanents des
Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), en France, montrent au quotidien, à
travers leurs activités et leurs relations, combien la réponse à la prescription de travail
est singulière et multidimensionnelle, notamment en termes de rapport de signification
face à la réalité professionnelle et humaine à laquelle ils sont confrontés. Une approche
communicationnelle des problématiques liées au changement que constitue la préparation
au métier d’infirmier, ainsi que des dispositifs de formation déployés au sein des IFSI,
paraît donc particulièrement intéressante pour tenter d’appréhender comment, au sein
de ces organisations, s’élaborent et émergent des significations plus ou moins homogènes
et partagées au regard de la formation en soins infirmiers et des métiers qui lui sont liés.
Fondée sur l’analyse des logiques et des représentations des formateurs permanents et des
managers, cette recherche est également susceptible d’apporter un éclairage sur les modes
opératoires adoptés par les managers en IFSI dans l’accompagnement de la construction et
de l’expression de la professionnalité visée par la formation.
La formation en soins infirmiers en France : un univers marqué
par de profondes mutations
Celle-ci est dispensée aujourd’hui au sein d’Instituts de Formation en Soins Infirmiers qui
sont des établissements de formation post-baccalauréat, agréés par les Conseils régionaux.
Les articles L4383-1 à L4383-6 du Code français de la Santé Publique fixent les dispositions
législatives applicables aux instituts de formation paramédicaux, ainsi que les compétences
respectives de l’Etat et de la Région dans ce domaine. L’Etat fixe les conditions d’accès
et détermine les programmes de formation, l’organisation des études, les modalités
d’évaluation des étudiants en soins infirmiers et délivre les diplômes. Les Régions délivrent
les autorisations de création des instituts après avis des représentants de l’Etat dans ces
mêmes Régions et agréent les instituts ainsi que leurs directeurs. De plus, les Régions ont
la charge de fonctionnement et d’équipement des instituts lorsqu’ils sont publics et peuvent
participer au financement des établissements privés.
Outre une mission de formation initiale et d’accompagnement vers la certification, ces
mêmes instituts doivent répondre à des missions de formation continue, de développement
des compétences et de préparation aux épreuves de sélection.
Dans les IFSI, les équipes pédagogiques permanentes sont constituées de cadres
de santé. Infirmiers diplômés d’Etat de formation initiale, justifiant d’une expérience
professionnelle d’au moins quatre années et ayant suivi une formation complémentaire
de dix mois post-concours. Ils peuvent assurer par la suite des missions d’encadrement
en structure de soins et/ou de formation. Leurs statuts de cadre de la fonction publique
hospitalière ou du secteur privé sont définis par des conventions collectives. Les fiches de
poste sont propres à chaque établissement et en lien avec le Registre National des Catégories
Professionnelles. Leurs missions s’articulent autour de cinq grands axes : ingénierie de la
formation, pédagogie, évaluation, partenariat et communication. Ces formateurs assurent
la coordination des enseignements et sont, sous l’autorité d’un directeur lui-même issu de
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 3
la filière de formation visée, responsables du projet pédagogique à la construction duquel ils
participent. L’organisation du travail y diffère en fonction du projet d’établissement et des
contraintes institutionnelles.
La formation des infirmiers en France a fait l’objet en 2009, d’une réforme majeure1,
en intégrant en particulier les fondements des accords de Bologne. Ces derniers, en 1999,
visaient à harmoniser les formations universitaires dans l’ensemble de l’Union européenne
et à assurer leur inscription dans le système LMD (Licence-Master-Doctorat). D’une durée
de trois années, la formation est maintenant organisée en six semestres équivalents à 180
E.C.T.S2, alternant formation théorique et stages cliniques, selon une durée de 2 100 heures
pour chaque unité. De nouveaux acteurs y sont apparus : les enseignants-chercheurs, dans
le cadre d’un partenariat entre les IFSI et les universités. De plus, l’architecture globale de
la formation a été harmonisée sur le plan national en fixant de manière précise les modalités
des interventions pédagogiques et en donnant un cadre applicable à toutes les équipes
d’IFSI (volumes horaires dédiés aux cours magistraux et aux temps de travaux dirigés
par exemple), dans le respect des principes du système LMD. Il s’agit, à travers tous ces
éléments, de rendre possible aux étudiants l’obtention d’un grade Licence à l’issue des trois
années de formation, et ce depuis 20123.
La réingénierie de la formation des infirmiers en France : une
réponse à des évolutions sociétales
La réforme de 2009 traduit la volonté politique d’adapter la professionnalisation des
infirmiers aux nécessaires réponses à apporter à des évolutions sociétales majeures : nouveaux
besoins de santé des populations, nouvelles manières d’aborder les soins, évolution des
métiers dans la pratique quotidienne en termes d’organisation du travail et de répartition
des missions et des responsabilités. Cette même réforme participe à la redéfinition des
domaines de compétences de l’infirmier, de sa marge d’autonomie et de prise de décision.
L’infirmier est par exemple aujourd’hui prescripteur de soins, partenaire de réseaux de
santé et de coopérations dans le cadre de la loi H.P.S.T en France4. Ces profondes mutations
dans la manière d’appréhender la prescription de travail adressée aux infirmiers et de les
considérer aujourd’hui comme de réels acteurs de Santé Publique, trouvent un écho dans
l’affirmation identitaire de cette profession, laquelle tend vers davantage d’organisation,
de lisibilité et de représentativité avec, notamment, la création d’un Ordre infirmier en
2006, même si aujourd’hui encore, cette organisation professionnelle reste balbutiante et
ne réussit pas à fédérer les professionnels concernés.
Face à ces enjeux, la réingénierie de la formation des infirmiers cherche à faire émerger
une professionnalité différente, en termes de compétences, de savoir-agir pertinent et
adapté en situation réelle de travail (Barbier, Galatanu, 2004). Pour cela, l’accent a été mis
sur l’analyse des situations professionnelles et sur l’analyse réflexive comme opportunité de
retour sur l’action et de co-construction du savoir issu de l’expérience (Barth, 2002). Toutes
1. Arrêté du 31 juillet relatif au diplôme d’Etat infirmier modifié par l’arrêté du 2 août 2011
2. Le système européen de transfert et d’accumulation de crédits est un système de points développé par l’union
européenne et qui a pour but de faciliter la lecture et la comparaison des programmes d’études et de formation postbaccalauréat entre tous les pays européens. Il fait partie des accords de Bologne. Le sigle ECTS signifie « European
Credits Transfer System ». La règle de base de ce système est que 60 crédits équivalent à une année de formation, et
qu’un crédit correspond à 25 à 30 heures de travail de l’étudiant
3. De par le fort pourcentage de formation clinique (50%), le niveau Licence n’a pas été reconnu à la formation en
soins infirmiers en France.
4. La loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux
territoires est née de constats mettant en lumière la nécessité de développer les nouvelles manières de coopérer
dans le monde de la santé pour faire face aux évolutions de la société et une maîtrise des coûts de santé
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ces évolutions trouvent une résonance en termes de rapport à des savoirs professionnalisants
qui s’inscrivent aujourd’hui dans une dimension plurielle et polyphonique, affirmant la
place des sciences humaines dans la formation des infirmiers et élargissant le champ des
connaissances au-delà du domaine biomédical, longtemps, et encore dominant dans la
formation des personnels paramédicaux. La place de l’étudiant y est également questionnée.
Longtemps considéré comme possible acteur de sa formation, il est aujourd’hui invité (et le
revendique) à être l’auteur de ses apprentissages, en développant sa capacité à construire ses
connaissances et à les mobiliser de manière pertinente et adaptée en situation de formation
puis, par la suite, en situation de travail.
Des questions de recherche émergentes
Nous avons interrogé des managers et des formateurs en soins infirmiers lors d’une phase de
recherche exploratoire5. Les entretiens réalisés ont montré que le rapport des formateurs à
leur activité se construit à partir d’une certaine temporalité et d’un élargissement progressif
de leurs représentations sur leur fonction. Les formateurs débutants auraient ainsi besoin
de se centrer sur la mission pédagogique avant de pouvoir s’investir dans des missions
plus transversales et d’avoir alors une vision plus globale de leur fonction, davantage
compatible avec celles des autres formateurs plus expérimentés. De plus, ils adopteraient
pour la plupart et dans un premier temps, une posture enseignante face aux étudiants,
laissant peu d’espace aux interactions et à l’autonomie des apprenants et s’inscrivant dans
un modèle de relation classique de type émetteur-récepteur (Weil-Barais, 1996)6. Pour
autant, les managers en IFSI et les formateurs plus expérimentés attendent très vite de
ces professionnels débutants qu’ils puissent répondre intégralement à leur fiche de poste
et développent une professionnalité différente, requise aujourd’hui dans le contexte des
mutations décrites plus haut au plan sociétal et au regard des évolutions du système de
santé français. En effet, leur univers de travail, en les invitant à se placer dans une posture
de « guidant », source de questionnement et d’impulsion d’une démarche de recherche chez
l’étudiant, leur demande aussi de ne plus adopter la posture de celui qui détient le savoir
et le transmet. Les formateurs sont ainsi globalement appelés à développer une pratique
de médiation dans les apprentissages. Il est donc intéressant de s’interroger sur les effets
induits par l’évolution du regard des politiques et des attentes sociales sur les pratiques
des formateurs en soins infirmiers ainsi que sur les manières de les accompagner par les
managers. Cette interrogation se fonde principalement ici sur l’analyse du rapport de sens
élaboré et exprimé par les formateurs et les managers envers l’activité et la prescription
de travail. Ainsi se trouve posée la question du lien de sens entre la prescription de travail
réglementaire (référentiels de formation), les pratiques pédagogiques des formateurs et les
représentations de ces derniers, mais aussi celles des managers vis-à-vis de cette fonction.
Cette même approche concerne tout autant les autres interlocuteurs de la formation :
étudiants, employeurs, universitaires, praticiens de terrain, politiques...
De plus, les contextes de travail et les organisations en IFSI peuvent s’avérer différents
pour les formateurs et les managers, d’un établissement à l’autre. Il est alors intéressant de
comprendre comment ces choix institutionnels d’organisation du travail peuvent influer
sur les interactions au sein des équipes de formateurs. En d’autres termes, s’il s’agit de
s’interroger ici sur la manière dont le formateur construit sa professionnalité du point de vue
5. Une enquête a été menée auprès de 50 IFSI en France, du 1er novembre 2008 au 30 avril 2009, sous forme de
questionnaires. Des entretiens ont été menés auprès de deux cadres supérieurs responsables d’équipes, d’un directeur
et de trois formateurs d’IFSI ainsi que d’un cadre supérieur formateur en Institut de Formation de Cadres de Santé
6. Annick Weil-Barais voit dans ce modèle classique une dissymétrie, qui ne reconnaît pas à l’apprenant un statut
de partenaire dans la relation pédagogique. L’enseignant est centré sur l’information à transmettre plutôt que sur le
sujet qui reçoit ce message
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 5
du rapport de sens qu’il entretient avec son activité et la prescription de travail, le contexte
socioprofessionnel et organisationnel est pleinement considéré dans cette recherche comme
influent sur ce processus de construction.
Enfin, les managers d’IFSI expriment leur volonté de promouvoir une recherche
de compatibilité socioprofessionnelle à travers, entre autres, une certaine forme
d’harmonisation des pratiques, laquelle doit répondre, selon eux, à des enjeux multiples :
• Des enjeux institutionnels en termes de légitimité vis-à-vis des prescripteurs et
des organismes de contrôle et d’agrément (Agences Régionales de Santé, Conseils
régionaux), interlocuteurs (structures de stage, employeurs) ainsi que des bénéficiaires
(étudiants) • La cohésion et la cohérence dans les pratiques professionnelles concernées • L’émergence et l’expression de la compétence collective des équipes pédagogiques • L’image véhiculée par l’institution en termes d’unité, d’homogénéité, de climat au
travail et de solidarité • La co-construction de sens autour d’un projet de professionnalisation des futurs
infirmiers.
Une problématique de la médiation ou la question de
l’intercompréhension au cœur de la formation en IFSI Appelés par la prescription institutionnelle et les textes réglementant la formation en
soins infirmiers, à construire et à faire vivre le projet pédagogique, les formateurs et les
managers d’IFSI ont au quotidien à inventer « l’agir ensemble », tout en n’interprétant
pas de la même manière cette prescription de travail et en ne faisant pas la même lecture
de leur propre activité. Cet agir ensemble semble questionner entre autres la qualité des
échanges au sein du collectif de travail et constituer une réponse possible au besoin exprimé
par formateurs et managers en termes de coordination, de congruence et de cohérence
dans l’action individuelle et collective. Les managers rencontrés au cours de notre enquête
exploratoire déclarent aspirer à un rôle d’interface dans cette construction, expliquant
que la compétence de l’équipe pédagogique s’exprime à travers la capacité à construire la
coopération au sein du collectif, en tant qu’espace ouvert à l’intersubjectivité des acteurs et
ce, à travers l’hétérogénéité des pratiques, des rapports à l’activité et des différentes valeurs
exprimées individuellement et collectivement.
Nous avons déjà eu l’occasion, lors de travaux antérieurs, de poser la question de la
gestion managériale de l’hétérogénéité des rapports au travail, en termes de « … différences
culturelles dans le travail et les organisations, en termes de pratiques sociales et tout
particulièrement de manières de vivre et d’agir ensemble dans un cadre institué et régi
par des codes et des règles qui paraissent parfois peu adaptés pour accueillir une telle
hétérogénéité et réussir à engager les coopérations recherchées » (Bonnet J., Bonnet R.,
2006). De ce point de vue, l’intervention des managers7 implique la gestion de la dimension
symbolique des interactions dans le travail, à travers les discours et les postures identitaires
et ne peut ignorer le besoin d’intercompréhension qui se manifeste de façon plus ou moins
explicite entre les acteurs de la formation. Le management des équipes concernées engage
encore la prise en compte de la dimension intergénérationnelle ainsi que des évolutions
d’ordre psychosociologique en ce qui concerne la relation au travail et les relations dans
le travail. Pour exemple, nous nous référons ici au constat que fait Gilles Lipovetsky à
propos d’une « immense vague de désinvestissement par laquelle toutes les institutions,
7. On entendra par « managers » les directeurs et cadres supérieurs ou responsables pédagogiques ayant une
mission de management de l’équipe pédagogique
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toutes les grandes valeurs et finalités ayant organisé les époques antérieures se trouvent
peu à peu vidées de leur substance … Le savoir, le pouvoir, le travail, l’armée, la famille,
l’Eglise, les partis, etc., ont déjà globalement cessé de fonctionner comme des principes
absolus et intangibles… » (Lipovetsky, 1993). Dans le même temps on assiste à une forme
de revendication de sa singularité par l’individu et à de nouveaux comportements au travail
(Lipovetsky, 2004), notamment en termes de nouvelles logiques vis-à-vis de trajectoires
professionnelles davantage personnalisées, autant de mutations qui demandent de
nouveaux cadres d’analyse. Ces éléments questionnent donc la possibilité d’accueil de
diverses formes d’expression du rapport à l’activité, dans des organisations qui, par nature
et parfois par projet, sont plus ou moins enclines à intégrer et à prendre en compte les
différences « … et au sein (desquelles) le sentiment collectif et communautaire laisse place
à l’expression et à la revendication de l’unicité, de la singularité, de la particularité chez
les acteurs, ainsi qu’à une recomposition du sentiment d’appartenance aux organisations »
(Bonnet J., Bonnet R., 2006). La formation en IFSI s’inscrit donc dans une problématique
générale de médiation qui postule « que le Sujet, être singulier, prend conscience de son
existence à l’espace collectif… (et se) constitue dans le rapport entre le Singulier et le
Collectif » (Lamizet, 1994).
Par ailleurs et pour reprendre l’expression formulée par Philippe Zarifian, les événements
de travail sont à considérer comme des moments forts de surgissement des mutations dans
les organisations et les activités. Inscrits dans la temporalité particulière du travail en soins
infirmiers. Ces événements peuvent amener des sujets à se réunir et à accompagner ces
mutations (Zarifian, 1995) tout en étant inscrits dans des trajectoires particulières. Pour
autant, le changement peut provoquer résistances et incompréhension car, à travers lui,
« On bouleverse une modalité d’inscription du sujet dans la société, et au-delà on atteint
jusqu’à la personne et à son identité » (Dejours, 1994).
Du fait qu’ils sont potentiellement des générateurs d’événements, toujours au sens de
Zarifian, les managers peuvent donc être les médiateurs d’une coopération qui « … n’est
pas l’uniformisation des conduites mais la création d’un espace social finalisé par une
tâche requérant des acteurs la construction d’une interdépendance fonctionnelle qui,
pour advenir, suppose des conflictualisations cognitives minimales » (Monteil, 1997), à
l’image de la conception orchestrale de la communication humaine (Winkin, 2000). En
se professionnalisant, ces mêmes managers peuvent appréhender l’acte de communiquer
dans, et à propos du travail, comme un espace ouvert à la confrontation de significations, un
lieu où se compose, se décompose et se recompose le sens donné au travail et trouvé en lui et
ce, par le truchement d’accords, d’oppositions, de reconnaissances et de compromis. C’est ce
complexe de significations individuelles et collectives dont nous avons voulu appréhender
les processus d’élaboration et d’expression, et au sein duquel nous avons installé notre
dispositif de recherche.
Objectifs de la recherche
Sur la base des constats et des pistes problématiques énoncés autour de la question de
l’intercompréhension et de ses processus dans un contexte formatif, cette recherche se
donne comme objectif de réaliser un état des lieux, dans un contexte de changement, autour
de plusieurs axes.
En premier lieu, se pose la question de l’influence opérée par les éléments contextuels
que représentent les politiques institutionnelles, les modèles organisationnels et la
réglementation en vigueur, notamment dans le cadre de la récente réforme des études
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 7
menant au diplôme d’Etat infirmier en France, sur l’élaboration de significations compatibles
et donc l’intercompréhension entre les acteurs « à l’oeuvre » en IFSI.
La recherche se propose d’identifier ensuite le mode d’intervention du manager
dans un processus communicationnel qui vise la facilitation de la coopération sociale et
professionnelle chez et entre les formés, coopération qui engage un déplacement du sens
individuel attribué au travail en termes de prescription et d’activité, vers des significations
collectivement compatibles. De ce point de vue, le processus de professionnalisation du
formateur en soins infirmiers pourrait représenter un parcours de et dans la signification,
parcours qui intègre la question de l’altérité dans le travail.
L’intercompréhension et la coopération dans le travail en IFSI entre ces différents acteurs
peuvent prendre forme, s’élaborer et se pratiquer lors de réunions formelles (réunions,
groupes de réflexion, partages d’expériences) ou informelles (moments de détente), à
travers des réflexions et des prises de décisions. Au-delà de la dimension rationnelle propre
à toute activité professionnelle en quête d’efficience, le processus de professionnalisation
mettrait ainsi en jeu des évolutions de posture tant pour le formateur en soins infirmiers que
pour le manager, en termes sensibles et symboliques, c’est-à-dire en termes de perception
et au plan des formes communicationnelles mobilisées au cours des échanges. C’est bien
cette dimension sensible et symbolique, sur laquelle repose les interactions formatives, qui
constitue, en termes d’identification, la toile de fond de nos objectifs de recherche.
De ce fait, se pose également la question de l’importance accordée à ces éléments par
les fiches de poste et les référentiels de formation, lesquels pourraient avoir tendance à les
négliger au profit d’une rationalité et d’une technicité exacerbées, ce qui pourrait induire
un sentiment de non-reconnaissance de soi par les formateurs et les managers ou de non
expression de la compétence en termes d’habiletés sociales au travail.
La médiation, un concept central pour l’analyse de la construction
du collectif de travail et de la coopération en IFSI
La formation en IFSI engage formateurs et managers dans un processus de mutation
identitaire qui s’inscrit dans un contexte sociopolitique et un environnement institutionnel
lui-même mouvant. Ce processus se situe dans les entrelacs de l’identité attendue, liée entre
autres aux cadres prescripteurs de l’activité, et de celle que l’acteur construit (Bougnoux
2000), envisage et découvre durant la formation. Le collectif de travail, entendu ici comme
cet espace de rencontres formelles et informelles entre formateurs et managers, constitue
un élément de ce contexte qui, tout en nourrissant un sentiment d’appartenance potentiel,
génère des interactions qui participent à cette construction identitaire en tant qu’évènements
sociaux, cognitifs et techniques auxquels le formateur et le manager se confrontent.
En contribuant à la conscience de soi et d’autrui à travers ces divers apprentissages, ils
opèrent une prise et une expérimentation de rôles qui représentent autant de marqueurs
de la socialisation des acteurs dans le groupe professionnel (Sainsaulieu, 1985). De telles
mutations identitaires, inscrites dans une dimension socioprofessionnelle, traduisent le
cheminement sociocognitif que constitue un parcours de professionnalisation. Il s’agit là
d’une véritable dynamique de changement au coeur de laquelle se construit le sens donné à
l’agir (Bonnet J., Bonnet R.). Si elle se nourrit de la recherche de conformité avec les attentes
du groupe de travail, la nouvelle professionnalité en gestation participe, autant qu’elle la
traduit, d’une redéfinition des représentations associées à l’activité, ainsi qu’envers soi et
le groupe professionnel dans l’environnement de travail. Cette professionnalité s’exprime
encore à travers les habiletés et les compétences développées, comme autant d’interfaces
venant peu à peu reproblématiser le rapport entretenu par le professionnel entre la
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prescription de travail et une activité réelle incarnée. Également appréhendée comme une
transformation des représentations donnant lieu à un parcours produisant et renouvelant
des significations, la professionnalisation engage des dimensions individuelles et collectives,
notamment à travers la mise en débat et les échanges interpersonnels et groupaux autour
des significations accordées aux missions et aux pratiques professionnelles (Abric, 2008).
L’interaction sociale et cognitive constitue alors un processus d’interinfluence sur ces
significations attribuées au travail. Les interfaces propres à cette communication revêtent
ainsi toute leur importance et à ce titre, la coopération, vécue comme expression de la création
d’un espace d’intersubjectivité, répond à des enjeux tant institutionnels que collectifs et met
en jeu la capacité du collectif de travail et de ses membres en termes d’empathie et d’altérité.
Chaque individu, considéré alors comme le maillon d’une chaîne d’interactions, est appelé à
intervenir dans cette co-création du sens car « il n’y a pas de transmission sans traduction de
l’énoncé, sans création continuée du sens le long des maillons de la chaîne » (Bougnoux, D).
De ce fait, au regard d’une approche communicationnelle du travail en IFSI, les échanges
dans le collectif de travail sont abordés ici en tant qu’espaces d’intercompréhension entre
les différents acteurs de la formation en soins infirmiers et comme le creuset d’une coproduction de significations compatibles envers la prescription de travail et l’activité. Cette
perspective implique la co-existence d’univers subjectifs différents et remet en question
« l’hypothèse d’une harmonie préétablie, d’une homogénéité naturelle, ou de celle de
modèles logiques réglant a priori la communication, l’ajustement mutuel et l’intelligence
réciproque » (Ardoino, 1988). Il s’agit ici d’un nécessaire changement de paradigme entre
information et communication, lequel permettrait de « se représenter tout autrement cette
communication, cet échange intentionnel de significations entre deux ou plusieurs univers
subjectifs, individuels ou collectifs, comme fondamentalement hétérogène et naturellement
polémique, en fonction du jeu conflictuel des interactions, des histoires personnelles et des
intérêts propres à chacun des partenaires » (Ardoino, 1988). Du point de vue adopté ici,
nous nommerons donc « médiation » l’ensemble des processus et des formes de négociation
du sens qui s’expriment dans les relations entre les acteurs de la formation.
Corpus et méthodologie
Vingt-deux entretiens d’explicitation (Vermersch, 1994) d’une durée d’une heure à une heure
trente ont été réalisés, en France, durant l’année 2009-2010 auprès de managers en IFSI
(directeurs, responsables pédagogiques ou cadres supérieurs d’IFSI ayant par délégation du
directeur une mission d’animation d’équipe pédagogique). L’arrêté réformant la formation
des infirmiers en France datant du 31 juillet 2009, il paraissait intéressant d’interviewer les
managers engagés dans le changement et ayant à le conduire avec les équipes en IFSI. Nous
avons mené ces entretiens en Bourgogne, Franche Comté, région PACA et Midi-Pyrénées.
Le choix de mener ces entretiens dans diverses régions s’explique par l’hypothèse que
l’organisation des IFSI est influencée par divers éléments contextuels comme les politiques
régionales, institutionnelles, les modèles organisationnels et la réglementation en vigueur.
La recherche menée a cependant rencontré des contraintes de par la diversité géographique
des lieux d’enquête, laquelle a imposé de nombreux et longs déplacements. Enfin, la période
d’enquête, 2009-2010, correspondait à la mise en application, dans l’urgence, du référentiel
de 2009 (paru en juillet et mis en place en septembre de la même année).
Les représentations des managers ont donc été recueillies dans un contexte de
changement d’une grande rapidité et densité. De ce fait, cette recherche s’inscrit dans le
cadre d’une perception « à chaud », au cœur de profondes mutations, elle pourrait en cela
donner lieu à des prolongements et des comparaisons.
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 9
Les personnes interrogées ont été sélectionnées de manière à avoir un panel le plus
représentatif possible, en fonction de leur ancienneté dans la fonction, de la région dans
laquelle elles exerçaient, de leur genre, de la nature publique ou privée de leur institution.
Il s’agissait ici de pouvoir identifier la dimension contextuelle de l’élaboration de
l’intercompréhension et de la collaboration en IFSI, mais également les éléments en lien
avec le processus de professionnalisation propre du manager, les éléments prescripteurs
qui pouvaient être les siens (fiches de poste, organisation du travail au sein de l’institution)
et son propre rapport à la prescription et à son quotidien de travail. L’interrogation des
formateurs aurait certes permis de croiser les représentations de tous les acteurs en IFSI
mais le choix de retenir des entretiens avec les seuls managers comme population d’enquête
est en lien avec l’hypothèse selon laquelle, en se professionnalisant et à travers le rôle
central qu’ils tiennent dans la formation et dans l’institution, les managers accompagnent
la coopération au travail et appréhendent l’acte de communiquer dans, et à propos du
travail, comme un espace ouvert à la confrontation de significations, et à la co-construction
du sens donné à ce même travail. La prise de contact s’est faite par téléphone ou par courriel,
afin d’expliciter dans un premier temps la demande et de vérifier si des autorisations
auprès des employeurs étaient nécessaires. Les entretiens ont par la suite été programmés
en fonction des disponibilités des participants et dans la mesure du possible, groupés par
région géographique. Dans un souci éthique, l’anonymat a été respecté. De même, de par
la proximité fonctionnelle ou géographique des auteurs avec certains managers d’IFSI, la
procédure d’échantillonage a écarté certains instituts.
Ces entretiens étaient enregistrés et ont été retranscrits in extenso. Le choix de cette
technique d’entretien s’est appuyé sur la recherche de l’expression de représentations
incarnées pouvant progressivement s’affranchir d’une vision contextualisée et
institutionnalisée. Il s’est également fondé, à la suite des travaux d’Abric, sur l’hypothèse
d’interactions entre représentations et pratiques sociales (Abric, 2008). Il s’est donc agi de
permettre aux personnes interrogées de mettre en mots les significations associées à leur
réalité de travail et d’exprimer, à travers leur discours, leur perception à ce sujet ainsi que
leur posture identitaire (Fischer, 2005). De ce point de vue, et en référence aux travaux
de Jodelet (Jodelet, 2007), ce sont principalement ici des concepts en tant que construits
théoriques, des évocations mentales et des représentations de l’action ou modes opératoires
qui ont été ciblés comme éléments langagiers porteurs et indicateurs de significations
chez les personnes interrogées. De ce point de vue, pratiquer des entretiens d’explicitation
consiste bien à guider et à accompagner l’interlocuteur vers une verbalisation susceptible
de traduire son rapport au réel, sa lecture interprétative des évènements et ainsi, sa représentation du monde en tant que processus et que produit de signification, ici envers la
formation et le travail infirmier.
L’analyse qualitative des entretiens s’est également appuyée sur la méthode d’analyse de
contenu décrite par Laurence Bardin, laquelle met l’accent sur la recherche, dans le discours
des personnes interrogées, des attributions causales, en tant que liens de sens entre d’une
part, une réalité observée ou vécue et, d’autre part, des causes sujettes à des représentations
diverses (Bardin, 1989). L’analyse transversale et chronologique de chaque entretien a eu
pour objectif de mettre en évidence la signification que chacun donne à son travail ainsi que
les logiques sociales et cognitives qui la fondent. Ce travail s’est appuyé sur l’utilisation d’un
logiciel TROPES permettant une analyse sémantique.
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Résultats
L’influence des éléments contextuels et prescripteurs sur les processus de
professionnalisation et de coopération en IFSI
Les managers interrogés expliquent que les mutations actuelles dans le monde de la formation
des infirmiers ont un impact majeur dans la manière de travailler ensemble en IFSI, impact
amplifié par l’incertitude et une forme d’insécurité quant à l’avenir même des IFSI en France. Un
manager dit à ce sujet : « on ne sait pas exactement où on va…Comment je fais, moi, pour tenir le
cap quand tous les jours on a des informations nouvelles qui nous inquiètent sur notre avenir ? Et
puis, il ne faut pas oublier que la réforme, il a fallu la mettre en place en quinze jours à peine ! On
construit au jour le jour, alors pour garder le sens et l’énergie, c’est difficile, très difficile… ». Les
entretiens montrent également que les exigences en matière budgétaire, notamment la demande
des financeurs de davantage de rigueur financière et d’économie, conduisent les managers à
réfléchir à d’autres manières d’organiser le travail, quelquefois au détriment de réunions et de
moments de rencontres et de travail en commun. Un manager exprime à ce sujet (son) « …
inquiétude. J’essaie de garder des réunions mensuelles là où avant elles étaient hebdomadaires.
Du coup, les réunions mensuelles sont des flashs infos, des informations diverses, et on n’aborde
plus les vraies questions de fond, alors qu’on est en plein nouveau référentiel et qu’on devrait
pouvoir à la limite s’enfermer un mois toutes ensemble pour travailler ! ». Les nouveaux outils
de communication semblent dans ce contexte avoir pris une dimension importante, « une place
centrale, on échange par mail à longueur de journée, quelquefois d’un bureau à l’autre, certaines
décisions se prennent par mail ! ». Enfin, les injonctions économiques et d’opérationnalité
transforment la notion de temporalité dans les processus de professionnalisation, ainsi que dans
la construction du collectif de travail en IFSI. Un manager dit à ce sujet : « le temps de tutorat,
d’accompagnement, ne se prend plus de la même manière, on a fait des coupes franches dans
les budgets, les ratios formateur étudiants ne sont plus les mêmes… Du coup, on ne double plus
comme avant, et on demande au nouvel arrivant de trouver rapidement ses marques et d’être
efficace tout de suite ou presque… ». L’immédiateté, la rationalisation croissante des pratiques
de concertation et le recours permanent à une instrumentalisation de la communication et
de la décision semblent ainsi venir se heurter à des conceptions à dominante interactionniste
majoritairement en vigueur chez les managers.
La professionnalisation des formateurs et des managers en IFSI : un
processus de changement de posture et de redéfinition de soi
Les entretiens montrent que la professionnalisation, qu’elle concerne le formateur ou le
manager en IFSI, est un processus déstabilisant et engageant, un parcours marqué par
des ruptures, des remises en question, une redéfinition de soi et de ses rapports à l’Autre,
en fait, un rapport au réel mis en question et en mouvement. Inscrit dans ces multiples
dimensions, ce processus de transformation apparaît également lié au contexte de travail,
aux opportunités offertes par le collectif et l’institution, aux capacités des acteurs à
s’approprier de manière progressive une place et un rôle, une culture et des codes qu’ils
promeuvent autant qu’ils les subissent. La professionnalisation apparaît de ce fait, dans ces
entretiens, comme un processus dynamique, mouvant et impliquant, jamais terminé, qui
engage l’individu dans un collectif de travail posant de manière continue la problématique
du rapport entre Soi et Autrui dans le cadre du travail.
Un temps d’adaptation et d’appropriation culturelle
Les résultats montrent que le nouvel arrivant au sein d’une équipe constituée, qu’il soit
formateur ou manager, se trouve confronté à l’appropriation d’un monde de significations
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 11
et de codes, « une histoire collective, une mémoire et une culture communes »8. Cette
appropriation semble constituer un premier défi symbolique fondé sur l’accès aux clés de
compréhension d’un nouvel univers basé sur un langage spécifique, en quelque sorte les
« mots du métier ». En effet, le langage, par sa fonction de vecteur de signification, apparaît
comme une clé importante lors des premières interactions en IFSI.
Dans le contexte particulier des parcours de professionnalisation des managers et des
formateurs en IFSI, le langage occupe une place particulière, notamment lorsqu’il est mis
en lien avec l’expérience. Un manager explique à ce sujet que, selon lui, « ça ne fait sens que
quand il y a appropriation par l’expérience et là c’est saisi. Si c’est externe, ça ne fait pas
sens, ça peut être entendu comme ça mais rester externe ». Le langage serait aussi, selon les
dires recueillis, le médiateur d’une prise de distance, dans le cadre d’un processus naissant
de réflexivité chez le formateur et le manager au regard des situations vécues, une réflexivité
qui investirait progressivement le rapport que ces derniers entretiennent avec la prescription
de travail, en tant que capacité à donner un sens à cette dernière et à développer un agir
propre. Ainsi, le langage permet de formaliser de nouveaux savoirs, ce qui signifierait aussi
que la professionnalisation se construit dans la réflexivité et les méandres d’un changement
de regard, de point de vue sur ses pratiques professionnelles et qu’elle se trouve influencée
par l’adoption de nouvelles références symboliques.
En parallèle à ce processus, l’intégration du nouvel arrivant pose la question des
stratégies d’intégration et d’adaptation qu’il aura à développer pour faire sa place et être
reconnu par le collectif de travail, ayant ainsi à prouver qu’on peut lui faire confiance. Cette
reconnaissance est évoquée dans les entretiens comme un facteur en étroite relation avec la
construction de sa nouvelle identité professionnelle.
Ruptures symboliques et (re)définition identitaire
De prises de conscience en réajustements en vue d’une adaptation au nouveau contexte de
travail, pour le formateur comme pour le manager, « des certitudes sont bousculées », des
ruptures de représentations provoquées au moment de la prise de fonction. Les « très fortes
remises en question, difficiles à gérer pour certains », concerneraient ainsi une véritable
reproblématisation de Soi au travail ainsi que du regard posé sur sa propre activité par le
formateur ou le manager. Les personnes interrogées déclarent en outre que cette mutation
de signification en marche concerne également le regard posé par et sur autrui.
Ce sont encore des croyances, au sens de valeurs rigidifiées et rendues hermétiques au
débat, qui se trouvent mises en question. Ainsi, un manager déclare : « On a l’impression de
savoir, puisqu’on a été dans l’accompagnement en service lorsqu’on était infirmier, qu’on
a travaillé en équipe. On met aussi en avant des valeurs soignantes, humanistes, qu’on dit
et qu’on sait universelles… Pour autant, le nouvel univers que représente l’IFSI chamboule
tout, et bouscule. Tous ne sont pas prêts à ça et ne s’attendaient pas à ça. Faire bouger leurs
croyances est parfois très long et difficile ».
La prise de conscience d’une professionnalité en devenir et des habiletés
qu’elle engage
Pour le formateur débutant, prendre conscience qu’il s’est « embarqué dans un nouveau
métier » l’amènerait à élaborer une représentation différente et selon laquelle, contrairement
à ce que beaucoup imaginaient, il ne serait pas possible ni pertinent de s’appuyer sur sa
seule expérience d’infirmier de terrain, persuadé qu’il suffirait de savoir faire, de maîtriser
8. Entre guillemets : expressions relevées au cours des entretiens semi-directifs
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RICSP, 2013, n. 9, p. 1-20
des éléments d’une technicité pour transmettre et expliquer à des novices. « Au début, j’y
suis allé la fleur aux dents, reconnaît un manager, mais j’ai vite compris que je devrais
développer d’autres compétences ». Ainsi, le formateur débutant aurait-il parfois tendance
à se considérer, comme le note l’un d’eux, comme un « dispensateur… et … organisateur de
la formation (qui) planifie des cours », sans avoir conscience de la complexité du métier et
de son aspect multidimensionnel, alliant ingénierie pédagogique et guidance au quotidien
dans les apprentissages.
La mutation progressive de ses représentations vis-à-vis de son activité s’apparenterait
ainsi, chez le formateur, à un glissement opéré depuis une vision morcelée et centrée
sur la tâche et le savoir, vers une conception « plus globale », synonyme de capacité à
identifier des relations d’interdépendance et d’interinfluence entre les activités et ainsi de
ne plus raisonner en termes de missions ou d’objectifs disjoints. Les formateurs débutants
sembleraient ainsi éprouver des difficultés à aborder leurs missions en termes d’interface et
ne parviendraient pas à établir d’emblée des liens entre les différentes missions et activités
qui leur sont confiées, du fait qu’ils se disent et parfois se réclament consacrés à la seule
relation pédagogique. Le discours de certains formateurs, reproduit ci-après, illustre bien ce
processus progressif d’accès à une représentation de la formation qui intègre sa dimension
complexe, incertaine et non finie : « On fait de la prestation comme quand on venait faire
un cours de deux heures devant les étudiants et le temps fait qu’ils se rendent compte que
le formateur … a un rôle d’interface, de lien, de liant, qu’il est responsable de comment
s’organise la formation, de sa cohérence, de comment faire pour rendre intéressant,
vivant un cours, un module, comment faire pour que l’étudiant prenne du plaisir aussi sur
la durée ». De plus, la réalité du quotidien des étudiants amène les formateurs à parfois
partager, « … des histoires de vie auxquelles on ne peut pas être insensible, … des fois on a
des étudiants qui n’ont pas de quoi se payer à manger tous les jours, … des étudiants cassés,
de plus en plus d’ailleurs, des étudiants qui vont mal, qui sont fragiles ».
Enfin, l’intégration d’une dimension collective dans leurs représentations vis-à-vis de
leurs pratiques, serait à mettre en lien, chez ces formateurs débutants, avec le continuum
d’expérimentation qui caractérise leur formation et les invite peu à peu à s’engager dans un
processus durable d‘échange interpersonnel au sein du collectif de travail.
Rapport à l’autorité, à la contrainte, à la relation d’aide et de coopération
dans le travail : les méandres d’un changement de posture
Selon les managers interrogés et les résultats obtenus, ce changement de posture semble
marqué, chez le formateur en soins infirmiers, par le passage d’un mode de relation de
type transmissif à un mode plus interactif et ouvert à l’appréhension de la complexité des
échanges et des contextes. La place et les rôles attribués à l’Autre, au sens large, vivent donc
des changements de conception parfois très forts. Ce processus peut à la fois être considéré
comme déstabilisant et engageant pour tous les acteurs de la formation. Ainsi, comprenant
dès les premières expériences qu’il aura besoin de se professionnaliser et notamment de
reconsidérer sa posture, le formateur débutant devra certes acquérir des méthodes de
travail, mais son nouveau métier va le conduire à redéfinir son rapport à l’Autre.
L’interpellation du rapport à l’étudiant Alors qu’ils ont tendance, en début d’exercice, à se poser comme modèles normatifs et à
considérer la professionnalisation de l’étudiant comme un parcours prédéterminé et balisé
de manière prescriptive, parcours dont ils seraient les guides, parfois à l’aune de relations
imprégnées d’une forme de toute-puissance, les formateurs débutants évoquent peu à peu
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 13
la nécessité d’aller « vers une posture de guidant, ce qui demande aujourd’hui de faire un
nouveau deuil, celui de la maîtrise et de la toute-puissance, celui d’accepter d’entrer dans
l’ombre ». L’idée d’un retrait, vécu non comme un renoncement et un dessaisissement,
commence ainsi à germer dans ce type de conception, dessinant les premiers contours d’une
posture propice à la médiation entre le formé et ses apprentissages.
De plus, appelé à la fonction de formateur après une expérience dans le domaine des
soins en tant qu’infirmier, le formateur a de ce fait d’abord eu à s’approprier des savoirs
de spécialiste dans un domaine donné, en fonction des pathologies rencontrées dans les
services de soins au sein desquels il a travaillé. Sa professionnalisation en tant que formateur
va l’amener à vivre un conflit sociocognitif vis-à-vis de cette ancienne posture de soignant et
de ce mode de relation de type essentiellement informatif et à développer des compétences
d’interface et notamment des habiletés de coopération.
Le rapport au collectif de travail Selon les dires recueillis, la coopération s’appuie sur l’instauration d’un climat de sécurité
entre les acteurs, « la nécessaire cohérence dans le traitement d’une situation où on ne
sent pas de dysfonctionnement, où l’étudiant ne peut pas s’engouffrer dans une zone de
flou, où il n’y a pas un formateur qui fait tout à l’envers des autres… Où le collectif n’est pas
déstabilisé parce que les uns et les autres ne sont pas dans la confiance ». Les managers
interrogés se sentent plus ou moins responsables et/ou garants de cette confiance et de
cette cohérence, tout en pointant en parallèle l’idée que la coopération est une disposition
fragile et non pérenne du collectif, dès lors que ce dernier ne la défend pas : « Je pense que
ça appartient au manager parce qu’elle ne pourrait pas se révéler si à un moment il y a des
conflits d’intérêt, des dysfonctionnements entre les personnes, un non-respect de la parole
de l’autre… toutes les libertés d’échanges… Quand j’ai pris mes fonctions, la phrase d’une
psychologue en analyse de pratiques m’a marquée : l’intention ne suffit pas. Vous ne pouvez
pas être seul à avancer ou à vouloir, parfois les freins sont là ».
Les entretiens mettent encore en avant le lien entre coopération et équilibre des pouvoirs
dans la relation instaurée, ce qui présuppose que les formateurs aient fait évoluer leur
rapport à cette question au cours des différentes interactions vécues, notamment en termes
de partage, de place accordée à l’Autre, qu’il soit formateur ou étudiant. Ainsi, un manager
pointe cette mutation de posture et d’habiletés : ce sont « des cadres de santé, faits pour
travailler seuls, pour diriger, pour avoir du pouvoir, pour avoir le dessus sur l’équipe et là,
en IFSI, on leur demanderait de travailler ensemble, de produire ensemble, de ne pas avoir
le pouvoir, on se casse les dents, il y a trop d’enjeux qui sont même des enjeux de territoire,
des enjeux de pouvoir, des enjeux de statut, de rôle, il n’y a pas de chef en IFSI dans l’équipe,
tous sont, ou devraient être, au même niveau, il est là le problème central, et d’ailleurs
certains ne restent pas, ils partent très vite parce qu’ils ne trouvent pas cette place ».
La mutation du rapport à l’activité comme vecteur d’une nouvelle professionnalité
Les personnes interrogées évoquent ainsi un changement de posture « d’enseignant à
guidant », inscrit dans une progressivité et propre à chacun. Les entretiens ont notamment
montré que la professionnalisation du formateur en soins infirmiers revêt le caractère d’un
processus multidimensionnel et complexe à travers lequel le formateur passe, avec plus ou
moins de facilité, du seul champ rationnel à l’appréhension des dimensions symbolique
et sensible de la communication humaine, d’un mode de relation informatif à un mode
de relation interactif et d’une posture de spécialiste du soin infirmier vers une posture
d’interface. Ce processus est décrit par un directeur comme une « navigation entre deux
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eaux, ancien métier, nouveau métier » ou encore par un autre qui évoque « un rapport au
travail parfois très éloigné de notre réalité… La prise de conscience aussi que le fait d’être
formateur, c’est avoir des responsabilités très importantes, on n’est plus l’infirmier ou
l’infirmière dans un service qui va fumer avec l’étudiant, on est garant de quelque chose,
on a une posture à avoir et ce travail, cette prise de conscience de la nécessité de la distance
dont le formateur est garant, demande du temps et parfois de l’accompagnement ». Un
autre manager explique : « En devenant formateurs, ils ne savent pas toujours mettre
de la distance avec l’étudiant et il est très difficile de leur faire prendre conscience de ça.
Certains font la part des choses et comprennent que leur métier de formateur est certes un
métier de compagnonnage, mais que le formateur est en retrait, que le héros de l’histoire
c’est l’étudiant, et le patient surtout. Le point central, c’est la place du savoir, et du cours
magistral de ce fait, le grand changement dans les pratiques qu’on voit avec le temps, c’est
la prise de conscience que le cours magistral est très critiquable, on a du mal avec certains
collègues qui sont depuis longtemps en IFSI, faire le deuil du cours magistral et de la posture
d’enseignant, un vrai pari en IFSI ! ».
Quant à eux, les managers disent avoir identifié des indicateurs de cette
professionnalisation en marche à travers l’évolution des significations accordées à la
fonction, précisément en ce qui concerne la posture et le rapport à l’activité. Nous allons
résumer ici les plus saillants de ces « signes d’une professionnalisation en marche ».
Les représentations de la dimension collective de la professionnalisation chez
les managers
Une condition première de l’existence et de l’expression du collectif de formateurs relève, aux
dires des managers, de la volonté individuelle et institutionnelle. Par ailleurs et toujours selon
les attributions formulées à ce sujet, le formateur débutant peut participer à cette construction
du collectif, laquelle se trouverait en interaction avec sa propre construction professionnelle.
Les personnes interrogées défendent également l’idée selon laquelle la coopération
passe par la connaissance et la reconnaissance entre les formateurs, en lien également avec
la notion de confiance mise en avant par les entretiens. Tout se passe aussi comme si la
coopération en IFSI était fortement liée à la possibilité d’une équipe de co-construire des
référents communs et partagés, des significations compatibles ou encore de négocier des
significations à propos du quotidien de travail, notamment par la libération de la parole et
la vigilance de chacun au regard de l’instauration d’un climat propice et bienveillant. A ce
sujet, les managers constatent que la professionnalisation se construit à travers les échanges
avec les pairs, échanges considérés, comme en témoignent les extraits ci-après, comme des
prémices à la coopération : « Moi, je mise beaucoup sur ces réunions où le formateur qui
entend les conceptions des autres peut éventuellement cheminer seul… Après, j’essaie de
faire exprimer chacun par rapport à ce qu’il met sous les mots, ce qu’il entend par ce termelà, comment il fait vivre ça, quelle est sa pratique à lui et mettre en évidence qu’il y a peutêtre des représentations différentes, c’est sûr et du coup des pratiques différentes, mais
que l’important c’est aussi la notion d’équipe, c’est d’en parler et de savoir que peut-être à
un moment donné on peut dévier et que si on en parle en équipe, on arrive à remettre les
choses à leur place ; travailler ensemble, ce n’est pas être dans la même équipe et participer
aux mêmes réunions, non, travailler ensemble, c’est se questionner, se critiquer, se remettre
en question, se provoquer, avoir envie de bouger, de faire bouger les choses ; en tout cas je
privilégie toujours un accueil de qualité… J’ai vécu des accueils où on arrive un peu comme
un cheveu sur la soupe, voyez, alors ça j’y fais attention, mais le reste ne suit pas toujours, les
gens sont vite englués dans leurs problèmes et ne se soucient pas du nouveau ».
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 15
L’expression de valeurs occupe une place centrale dans les évocations produites au cours
des entretiens : « Il faut arriver à faire vivre … des personnes très différentes donc très riches
dans leurs idées, dans leurs parcours, dans leurs représentations et après il faut pouvoir
travailler ensemble pour l’étudiant, pour le professionnel de demain, donc il faut de temps
en temps replacer ces valeurs ». Cette perspective axiologique semble représenter, sur
fond de quête négociée de cohérence et de compatibilité socioprofessionnelle, un moment
clé du processus de professionnalisation dans sa dimension individuelle et collective. Les
interactions, notamment discursives, qui ont lieu sur ce plan, apparaissent, dans les dires
recueillis, comme autant de situations-problèmes sources de conflits de représentations
venant contribuer à l’émergence de la nouvelle professionnalité.
Le rapport à l’autorité dans le cadre collectif, mais aussi l’autonomie, sont évoqués
en lien avec le développement d’un espace d’intersubjectivité entre les formateurs en
soins infirmiers, en tant que témoignage d’un possible et relatif deuil de pouvoir chez ces
mêmes formateurs et du partage d’un territoire d’idées et d’action, notamment à travers
la conception et le pilotage du projet pédagogique, lequel est censé porter et ouvrir à des
pratiques professionnelles consensuelles et des valeurs partagées. De ce fait, si la coopération
répond à des enjeux tant institutionnels qu’interpersonnels et groupaux, explicites mais
aussi implicites, elle relève aussi des habiletés élaborées par le collectif de travail en
matière de communication : « Je pense que ça appartient au manager parce qu’elle (Ndr :
la coopération) ne pourrait pas se révéler si à un moment il y avait des conflits d’intérêt…
euh… des dysfonctionnements ».
Les représentations liées à la place et au rôle du manager Le manager aurait alors un rôle d’interface et de catalyseur de la construction du collectif,
du groupe en projet, rôle qu’il ne peut jouer que lorsque l’équipe l’a légitimé et a reconnu
son autorité : « La compétence collective alors je la raisonnerais en fait dans nos temps de
rencontre où on échange sur nos pratiques… où chacun parle d’une expérience qui aurait
été similaire, qui aurait été transposable… Je pense que la compétence se développe à ce
moment-là. Compétence collective… qui est due à la direction, non pas pour le niveau de
compétences mais pour le droit à l’expression de chacun et à la part d’autonomie, d’initiative,
de risque, entre guillemets d’innovation ».
Au cours des entretiens, la professionnalisation des managers a également été évoquée
en termes de parcours et de progressivité, en termes d’appui aussi sur les expériences
antérieures de management ou de formation. Il convient de noter à ce sujet que ces mêmes
managers modifient peu à peu leur manière d’entrer en relation avec l’équipe de formateurs
et d’accompagner la coopération dans le collectif au travail. Cette mutation serait en lien
également avec l’évolution des représentations que le manager projette sur sa fonction et
sur ses missions. L’évolution de son rapport à son activité est également évoquée comme
intimement liée au contexte de travail, lequel peut l’amener à se sentir en grande difficulté,
notamment dans le cadre de réformes de la formation et d’une redéfinition institutionnelle
et politique des missions des directeurs d’IFSI, missions désormais davantage orientées
vers la gestion et le pilotage budgétaire de l’établissement.
Quoi qu’il en soit, en arrivant en IFSI, d’abord ancré dans une posture de maîtrise des
situations et des circuits d’informations, le manager ressent un réel besoin de connaissance
de toutes les dimensions de la vie institutionnelle et de tout ce qui relève de l’implicite
fonctionnel et symbolique de l’organisation, comme autant de clés de lecture des modes et
des codes d’interaction dans le collectif : « Je définissais de manière très pompeuse dans
ma tête des plans quadriennaux, triennaux, dans lesquels tout allait fonctionner puisque
j’en avais envie en quelque sorte ». Un manager dit encore à ce sujet : « Mon rôle, c’est
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d’avoir une connaissance suffisamment fine des activités et des individus, de leurs modes de
fonctionnement mais aussi des rouages de l’institution, des enjeux, pour permettre aux gens
de collaborer, c’est-à-dire de savoir à quels moments ils pourraient travailler ensemble, et
comment ». Prenant de plus en plus d’assurance et gagnant en légitimité à ses propres yeux et
aux yeux des formateurs, le manager comprend aussi peu à peu qu’il n’est pas là uniquement
pour appliquer et faire appliquer des protocoles et des procédures, mais pour accompagner
et faciliter les échanges, voire « provoquer les confrontations de sens et aider à l’élaboration
du sens ». Pour cela, il va vivre une véritable révolution des significations qu’il accorde à
sa fonction. Les résultats montrent que lorsqu’il est débutant sans expérience préalable de
management en service, il tend à passer d’un mode de relation de type informatif à un mode
de relation de type interactif avec ses collègues formateurs, et qu’il comprend qu’il peut
adopter un mode de management non plus seulement basé sur le rationnel, mais ouvert aux
différences de perception et à l’implicite. Un manager déclare : « Je me sens légitime dans
ma fonction, c’est incarné je dirais, ma manière de communiquer, elle a changé oui, il y a
cette distance dont je parlais, il y a autre chose aussi peut-être, peut-être… Je crois avoir
compris que je pouvais exiger, alors non pas la compétence collective, mais le collectif et que
je pouvais aussi me faire confiance et mettre en place ce que j’avais envie de mettre en place,
les réunions et groupes de travail, les orientations, pousser l’équipe, être moteur, me mettre
au service du collectif ». Ainsi, chez le manager, à l’interface d’une redéfinition identitaire
et du développement de sa professionnalité, sa nouvelle manière d’interagir avec le collectif
de formateurs est l’expression d’un nouveau positionnement sociocognitif, en lien avec une
évolution de ses représentations et de sa manière de communiquer.
Discussion
Les résultats ont montré le caractère mouvant, dynamique et engageant, de la
professionnalisation des différents acteurs de la formation en soins infirmiers en France.
Ils ont également mis en avant la problématique du rapport à l’Autre dans un collectif
de travail. Ici, le langage marque une frontière symbolique, au sens de Paul Watzlawick,
pour lequel communiquer implique d’utiliser des signaux qui doivent répondre à un
code commun (Watzlawick, 1967). Dès lors, « celui qui sait parler », qui possède « la
compétence linguistique » (Bourdieu, 1982), acquise en situation et par la pratique, aura
toute légitimité pour être écouté puisqu’il détient les symboles adaptés, les mêmes signes,
les mêmes codes que les autres acteurs déjà « installés » dans l’IFSI. Il apparaît également
que l’intercompréhension dans le cadre d’une équipe, appréhendée dans sa dynamique
interactive, pose la question de son inscription dans le temps, processus requérant la
rencontre physique, le partage des significations, la négociation en particulier à propos
des valeurs en confrontation. Les managers, eux-mêmes engagés dans un processus de
professionnalisation, expliquent qu’ils accompagnent la construction du collectif de travail et
l’intercompréhension. Cependant, ils identifient des limites dans le contexte des mutations
que certains subissent : coupes budgétaires, insécurité par rapport à l’avenir des IFSI,
obligation d’appliquer une réforme sans réflexion préalable, nouvelles orientations dans
la formation des managers, à visée gestionnaire. Les choix organisationnels, les modalités
d’interaction et de coopération possibles, connaissent alors de réels mouvements, au cœur
desquels les managers continuent à croire à l’importance de la médiation, de la coopération
et de l’intercompréhension, et s’interrogent sur les nouveaux modes opératoires, les
nouveaux espaces de médiation à inventer pour, à la fois répondre aux nouveaux défis qui
leur sont soumis, et préserver la qualité de la communication humaine qu’ils considèrent
toujours comme le levier central de la socialisation professionnelle. Cette tension à la fois
axiologique et cognitive semble transversale et témoigne de la complexité des missions
actuelles d’encadrement. En lien avec la notion d’efficience productive de Philippe Zarifian,
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 17
l’intercompréhension semble ici conçue comme un espace de rencontre et de négociation
autour de l’agir ensemble, car « …travailler ensemble, …, c’est communiquer, au sens
de construire et développer un espace d’intersubjectivité, de compréhension réciproque,
c’est établir des accords solides sur : la nature des problèmes à traiter et des savoirs à
développer ;…le sens donné aux actions, et donc les valeurs qui les fondent ; les implications
subjectives « croisées » des individus qui agissent ensemble, et donc la convergence des
mobiles de ces individus (qui est beaucoup plus qu’une simple convergence des actes »
(Zarifian, 1996). L’intercompréhension est également recherchée par les managers dans
ce qu’elle provoque de débats, de conflits et d’interpellations au quotidien et en amont,
au sens d’une praxis qui pourrait modifier le monde et les relations à l’Autre. En ce sens,
les résultats s’écartent de la position d’Habermas au sujet de l’agir communicationnel,
présenté comme recherche de succès, de démarche individuelle, et non de compatibilité,
de nouveau rapport au monde. Nous avions, lors de travaux précédents, avancé l’idée
selon laquelle l’objectif d’intercompréhension pouvait plutôt « avoir une valeur sociale
collective qui dépasse les enjeux et les contraintes individuels, rassemblant ainsi, peut-être
de façon provisoire, des acteurs, adversaires ou concurrents sur d’autres terrains, autour
de ce que l’on nomme un but supra-ordonné, lequel fournit la motivation pour une entente
temporaire » (Bonnet, R., 2002). La notion de but supra, qui ferait sens de façon plus ou
moins partagée dans un groupe, rejoint les travaux de Gilles Lipovetsky, lequel pose le
constat, dans les sociétés dites hyper- ou postmodernes, de l’avènement de l’individu et de
son mode d’expression parfois qualifié d’égocentrisme, au détriment de conceptions plus
anciennes de la solidarité et de l’identité collective, notamment fondées sur un sentiment
d’appartenance fort, particulièrement en contexte de travail. Les managers disent leur
difficulté à nourrir ce sentiment, à faire vivre ce but supra pourvoyeur de sens, dans un
quotidien centré sur la tâche productive, au rythme d’une immédiateté parfois vécue dans
une violence symbolique forte, et non reconnue par les éléments prescripteurs comme les
référentiels de formation et les fiches de poste, ce qui induit un fort sentiment de nonreconnaissance de soi par les managers.
Conclusion et perspectives : la question du sens au cœur des
mutations de la formation en IFSI
Notre travail nous a permis d’appréhender les dimensions individuelle et collective de la
coopération dans un collectif en IFSI. La compatibilité des représentations des personnels
semble s’y construire par et dans l’altérité installée par les échanges et les négociations
autour du rapport de sens que ces acteurs entretiennent avec leurs missions et leurs
activités. En cela, ce processus communicationnel implique une décentration de soi et vient
questionner les modalités d’interaction au travail et de médiation en vue d’une coopération
potentielle mais non garantie par le simple fait d’entrer en relation. Le contexte actuel de
rationalisation inscrit dans une logique gestionnaire, participe à une recomposition des
modalités d’interaction, d’intercompréhension et de professionnalisation des différents
acteurs et du collectif lui-même. Cette recherche de rationalisation, traduite au quotidien
par des formes de normalisation des pratiques sous forme de protocoles et de procédures,
sous des couverts de démarche-qualité et de « bonnes pratiques » entre autres, interroge
l’espace laissé à l’autorité et à une possible posture d’auteurs chez les formateurs et
les managers. Ce point de vigilance fait écho aux travaux d’Anne Mayère sur la place du
patient et de ses proches dans son projet de santé (Mayère, 2013). Ils sont aussi le reflet
de réels enjeux institutionnels, notamment politiques, en termes d’avenir des institutions
(Le Moënne, 2006). Plus globalement, ces mouvements de recomposition des organisations
du secteur de la santé se traduisent aujourd’hui par l’exigence de compétences budgétaires,
financières et de gestion des ressources humaines (principalement entendues en termes
18 | J. Bonnet, R. Bonnet et D. Grober-Traviesas
RICSP, 2013, n. 9, p. 1-20
de gestion de flux de personnels) qui sont attendues des managers, montrant les prémices
d’un changement de nature politique et culturelle auquel peu d’acteurs sont préparés dans
les IFSI. A cette perspective politique apte à reproblématiser le sens même de la formation,
pourrait utilement s’adjoindre une clarification de la technicité requise et de ses modalités
de mise en œuvre.
Nos travaux auront également montré que les enjeux de la médiation, tels qu’ils sont
envisagés par le manager, sont eux-mêmes en mouvement et en interaction avec son propre
processus de professionnalisation, sa construction identitaire et à travers cette dernière, sa
légitimité et son autorité. Initialement ancré dans une recherche d’uniformité des pratiques,
le manager, en se professionnalisant lui-même, accède à un rôle de médiation autour des
rapports de sens et de coopération. Lorsqu’il a acquis de l’expérience, il condamne souvent
toute volonté d’uniformisation dans les pratiques et les représentations, uniformisation
qu’il estime en inadéquation avec l’autonomie des cadres et leur liberté d’expression et
de créativité. Bernard Floris a précisément dénoncé cette recherche d’uniformisation des
modes opératoires et des représentations liées à l’agir dans une équipe au travail. Il avance
notamment que celle-ci pourrait représenter un danger en termes de questionnement
sur des pratiques et d’ouverture à la différence. Il pose à ce sujet la question du « tout »
communication et du « tout » coopération au travail comme une « idéologie managériale »,
à la recherche inavouée d’un climat social serein, d’une forme de normalisation des manières
d’agir et de relations sociales considérées comme positives. Nos travaux font également écho
aux réflexions de Christian Le Moënne sur les notions de professionnalisme en entreprise,
fortement recentrées autour des notions d‘équipe et de compétence collective plutôt que
sur l’individu lui-même. Le Moënne identifie de « nouvelles formes de problématique
de l’action collective » (Le Moënne, 1997). Ici, l’injonction serait celle d’une exigence de
professionnalisme fortement recentrée sur le collectif et non sur l’individu, amenant ce
dernier à développer de nouvelles habiletés au travail, notamment celle de savoir s’intégrer
et appliquer des procédures, mais aussi de savoir agir dans un contexte d’ « événement »
au sens de Zarifian. L’objectif d’une pratique de la médiation en IFSI par les managers
semble alors être double. D’une part, les managers développent des modes opératoires et
des habiletés pour parvenir à intégrer les formateurs dans une communauté symbolique
avec des interactions «réglées» (au sens social et cognitif), consenties par les intéressés
plutôt que de chercher à les leur imposer sans qu’elles fassent réellement sens pour les
collaborateurs. D’autre part, ces mêmes managers ont à cœur de protéger, de défendre, de
promouvoir des compétences, des savoirs professionnels et des habiletés spécifiques dans
la formation des futurs infirmiers, comme autant d’espaces d’autonomie et de marqueurs
de leur professionnalité, pour eux-mêmes et pour les formateurs. Cette articulation entre
significations, posture d’auteur et rationalité, est le point de départ pour Angélique Roux
de stratégies collectives autour de la re-création du sens dans les pratiques (Roux, 2013).
Toutes les questions abordées dans cette communication apparaissent d’autant plus
prégnantes dans le contexte incertain de l’avenir des IFSI en France, de l’invention souhaitée
de collaborations avec les universités, nouveaux partenaires, et entre les IFSI eux-mêmes,
dans le cadre des Groupements de Coopération Sanitaire9. Il pourrait être intéressant de
comprendre comment vont se construire les nouveaux espaces de médiation, comment (et
par qui ?) sera accompagné ce changement, mais aussi et peut-être surtout comment, dans
le cadre de métiers dédiés au champ du social, pourront se dessiner les (re)négociations du
Soi dans l’espace communicationnel ouvert par le travail coopératif.
9. Dans le cadre de la réforme de la formation en soins infirmiers en 2009, la Circulaire interministérielle DHOS/
RH1/DGESIP no 2009-202 du 9 juillet 2009 relative au conventionnement des instituts de formation en soins
infirmiers avec l’université et la région, invite les IFSI publics à se regrouper au sein de Groupements de Coopération
Sanitaire (G.C.S) avant de signer les conventions de partenariat avec les universités et mettre en oeuvre le processus
Licence-Master-Doctorat (LMD)
Une approche communicationnelle de la professionnalisation au sein des instituts de formation | 19
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