Lire l`interview.

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Bonjour Philippe,
Merci de vous prêter au jeu des questions-réponses que nous
avons mis en place depuis le début de l’année. Notre but, à
travers cette interview, est de mieux appréhender le parcours
d’un pionnier qui a fait naître cette discipline, la rééducation
de la main.
Cette rencontre a pour objectif d’entrouvrir quelques espaces
de votre mémoire afin d’obtenir de vous quelques souvenirs,
anecdotes, moments insolites et intimes de votre vie
professionnelle et pourquoi pas privée, pour encore mieux vous
connaître…
Monsieur Philippe Chamagne.
Déjà, on peut commencer par dire que lorsque nous avons cherché à vous contacter à Paris pour cette
interview vous étiez à… Chypre ! Pouvez-vous nous raconter ce que vous faisiez là-bas ?
Lorsque vous avez cherché à me joindre j’étais effectivement à Chypre. « Que diable allait-il faire dans cette
galère? » Je ne parodierai pas plus longtemps ces célèbres paroles de Molière, car pour moi ce fut un plaisir que
de visiter en même temps cette île.
La société chypriote de rééducation de la main m’a envoyé un courriel pour m’inviter à participer à leur congrès
annuel, et ceci sur l’incitation de l’association grecque de rééducation de la main. Les deux années précédentes
j’avais dispensé des cours, concernant la physiologie, les pathologies fonctionnelles et la rééducation de la main
du musicien, pour cette société ; c’est donc sur ces thèmes que je suis intervenu à Chypre.
Cela montre que malgré une carrière bien remplie vous resté actif dans le milieu de la rééducation de la
main. Vous n’êtes donc toujours pas rassasié ?
On peut vraiment dire que la main est votre passion... D’ailleurs, depuis quand baignez-vous dedans ?
J’ai dû commencer vraiment la rééducation de la main au début de la décennie 70.
Suis-je rassasié par la rééducation de la main ? L’attrait reste constant pour cette rééducation, surtout quand les
résultats remettent le patient dans son contexte de travail aussi bien que social. Mais, parfois je me demande si
c’est la rééducation de la main en tant que telle ou le contact avec les patients et plus spécifiquement avec les
musiciens qui me passionnent le plus. Il est certain que les solutions thérapeutiques qu’il faut mettre en œuvre
pour qu’ils puissent rejouer deviennent un véritable challenge. Maintenant le monde de la rééducation avec la
sympathie que j’y rencontre, (confrères, médecins) reste un attrait incontestable.
Peut-on aller plus loin en vous posant quelques questions plus personnelles ? Pouvez-vous nous raconter
votre jeunesse ? Quel est votre curriculum vitae ?
Je suis né le 6 mai 1941, à La Neuville-les-Wasigny, petit village de 300 habitants, dans les Ardennes. Ma
jeunesse jusqu’à l’âge de dix ans fut insouciante et joyeuse, au milieu d’une famille de dix enfants, me plaçant
en quatrième position. L’école communale en pleine campagne était un régal pour l’étude de la nature. Elle m’a
appris à aimer l’histoire et la géographie, et m’a aussi incité à la rêverie. Mes parents décelant peut-être chez moi
un goût et un don pour la musique me font apprendre le piano dès l’âge de sept ans. Mon professeur était une
vieille demoiselle (ou que je considérais comme telle) qui tenait l’harmonium à l’église. Mes études musicales
furent des plus frustres, d’autant que je ne pouvais pas répéter chez moi… Notre piano, toujours désaccordé et
très vétuste, n’a pu longtemps entretenir mon goût pour la musique.
A l’âge de dix ans, tout à coup un véritable cataclysme survint dans ma vie, le décès subit de ma mère. Tout est
devenu différent par la suite. L’examen d’entrée en sixième réussi, mon père nous envoya mon frère ainé et moi
en pension au lycée de garçons de Reims (collegium bonorum puerorum, telle était la devise frappée à l’entrée
du lycée). Les premières années furent difficiles, la discipline de fer et la mauvaise nourriture (l’après guerre) ne
nous donnaient que peu de joie. J’y suis resté de la sixième à la terminale, en passant par le premier baccalauréat
classique (latin et anglais, allemand, ancien système) pour lequel j’ai dû effectuer deux essais avant d’être reçu.
Je passe ensuite le baccalauréat de philosophie pour lequel je fus cette fois reçu au premier essai.
Les vacances me ramenaient dans mon cher petit village des Ardennes où, avec mes frères et tous les garnements
du village nous battions la campagne en jouant à la guerre.
Les voyages à vélo ont été notre hobby principal avec mon frère et deux compagnons du village. Une
préparation sérieuse nous a amené à parcourir les Vosges, une partie du Jura pour arriver dans les Alpes, et en
Suisse, ceci en trois semaines avec des vélos avec trois vitesses seulement. Par la suite lorsque je suis arrivé à
Paris, il y a bien longtemps que j’avais délaissé la musique pour me passionner pour la lecture et la peinture, et
dès que je le pouvais, j’arpentais les expositions. Comble de prétention, je me suis pris pour un peintre du
dimanche en commettant quelques petits tableaux.
Pendant cette période de pensionnat, l’heureuse satisfaction fut que nous pouvions pratiquer football, Handball et
athlétisme. J’étais assez bon dans ces matières... Ma prédilection allant vers la gymnastique au sol et les agrès.
Ce qui m’a certainement déterminé à m’inscrire à l’Institut Régionale d’Education Physique et de Sport de Lille
(I.R.E.P.S). Deux années ont suffit pour me rendre compte que j’étais très handicapé par mon gabarit, d’autant
qu’une double entorse à la cheville m’immobilisât et me fit rater l’examen physique de fin d’année. De ces
années j’ai pu avoir une vision de l’anatomie, la physiologie et surtout la psychopédagogie, cette dernière
discipline, par la suite, m’a formé à la prise en charge du patient. Je pense qu’elle a contribué à développer en
moi le sens du rapport avec autrui et de la communication. L’anatomie très poussée et très complète (nous
suivions les cours avec les premières années de médecine) m’a fortement aidé dans mes études de kinésithérapie.
Lorsque j’ai voulu m’inscrire dans une école de masso-kinésithérapie, mon changement d’orientation a
déclenché mon appel sous les drapeaux... Dix huit mois de service militaire d’abord à Toul et ensuite à
Mulhouse.
Après deux années d’interruption scolaire, j’étais inscrit à l’école de kinésithérapie rue d’Assas à Paris.
L’obtention du diplôme en 1967 m’a permis de travailler tout de suite chez un collègue. Les études avaient été
coûteuses. Même en travaillant pendant ce temps, mon budget était au plus bas.
Ensuite, pour rentrer dans le vif du sujet, la rééducation de la main et vous, c’est une longue histoire…
Vous devez avoir plein de choses à nous dire ! Quand a commencé cette aventure ? Etait-ce au départ une
volonté déterminée ou bien un coup du sort ? Quels ont été les éléments déclencheurs ?
Deux ans de collaboration chez un collègue m’ont amené à soigner un médecin ami du Professeur Raoul
Tubiana. J’appris, par celui-ci, que monsieur Tubiana cherchait un rééducateur pour une spécialité de
rééducation de la main. Dans le même temps l’opportunité s’est présentée de pouvoir m’installer. Le dix rue de
Richelieu, tout près du Théâtre Français fut mon point d’ancrage. Le sort en était jeté, pourquoi pas cette
spécialité ? Je me présentais, avec la peur au ventre chez le Professeur. Ma présentation faite et acceptée,
l’enchainement des situations s’est fait très rapidement.
Comment vous êtes vous formé à cette spécialité, puisque nous croyons savoir qu’à cette époque on
n’apprenait rien dans les écoles de kinésithérapie ?
Mes débuts dès 1969, se sont effectués par une formation très habile de la part de monsieur Tubiana. Il m’a
confié, d’abord ses amis et ses connaissances : quelques post-opératoires et aussi des « dos »… Etait-ce pour
tester mes capacités professionnelles ? Mais aussi certainement pour tester le contact que j’avais avec ses
patients, qui pour lui était très important, et le restera. En 1974, il m’envoie me former en Angleterre chez son
ami le docteur Whynn Parry. J’y ai rencontré Victoria Frampton, la plus charmante rééducatrice anglaise que
j ‘aie pu rencontrer. Elle avait déjà une grande expérience dans la rééducation de la main. Elle m’en a fait
profiter. Les quinze jours passés auprès d’elle m’ont conforté de mon grand intérêt pour la rééducation de la
main. C’est d’ailleurs pendant cette période que monsieur Whynn Parry m’a présenté des musiciens souffrant
d’une pathologie fonctionnelle très bizarre, était-ce une dystonie de fonction ? Je ne l’ai su que plus tard.
Vous avez au cours de votre carrière rencontré et côtoyé énormément de gens célèbres. Notamment,
parmi eux, Madame Evelyn Mackin, considérée comme la mère de la rééducation de la main dans le
monde. Comment s’est passé votre première rencontre ?
Ma formation s’est faite également en assistant aux consultations de monsieur Tubiana à l’hôpital Américain, à
la clinique Ambroise Paré et à la grande consultation sur les polyarthrites chroniques évolutives à Cochin où tout
le staff du service de rhumatologie était au complet. D’autres Professeurs y étaient également invités, c’est ainsi
que j’ai pu rencontrer le Professeur Allieu.
Les rééducations que je fus d’abord amené à pratiquer, étaient
axées sur la rééducation des maladies de Dupuytren, grande
spécialité de R.Tubiana et sur les PCE opérées.
Peu de temps après, peut-être fin des années 70 début 80,
Monsieur Tubiana a fait venir Evelyne Mackin, en tant que
résidente à l’hôpital Américain. Ce qui m’a permis, pendant un
mois de profiter de son immense expérience. Elle était la
rééducatrice du professeur Hunter à Philadelphie (USA) et c’était
la « papesse » de la rééducation de la main dans le monde.
Un voyage aux Etats-Unis avec Dominique Thomas, Jean-Claude
Rouzaud et Jean-François Dedieu nous a permis d’aller d’abord à
Boston dans le service du professeur Lefert, neurologue, pour voir
les rééducations des mains neurologiques, et pour moi, d’observer
leur pratique kinésithérapique auprès des musiciens (car quelques
musiciens venaient déjà consulter monsieur Tubiana, ce qui l’a
poussé à me recommander de me rendre dans ce service).
Evelyn Mackin et Philippe Chamagne.
Le voyage s’est poursuivi par la visite du centre de rééducation du Professeur Strickland dirigé par Nancy
Canon. Pour continuer par la rencontre avec Paul Brand dans sa léproserie à Carville, où nous avons pris pension
pour une nuit. Cette rencontre avec Paul Brand m’a fait une impression très forte. Nous avions pour nous
instruire sur les paralysies cubitales, entre autres, et les moyens rééducatifs qu’il employait, un professeur
éminent, d’une grande gentillesse et d’une grande simplicité. Cette nuit passée à la léproserie nous a marqué, car
lorsque nous sommes rentrés tard le soir, dans l’obscurité des couloirs, notre rencontre face à face avec les
lépreux fut impressionnante.
Notre voyage avait pour but le congrès international de rééducation de la main à la Nouvelle Orléans. Il nous a
aussi permis une promenade le soir dans les rues de la ville pour écouter quelques airs de jazz.
Le retour s’est effectué par Philadelphie et un passage dans le service du professeur Hunter avec ma chère
Evelyne nous guidant dans son extraordinaire centre équipé de l’appareillage le plus sophistiqué en matière de
rééducation. L’organisation du travail des patients était de telle sorte qu’aucun de ceux-ci ne perdait son temps.
Chaque moment était occupé à la rééducation de la main en passant d’un poste à l’autre.
Une petite escapade à Atlantic city pour « tâter » des machines à sous a terminé notre voyage.
Les multiples rencontres, par la suite, avec Dominique Thomas, Jean-Claude Rouzaud et Jacques Othiers, m’ont
toujours apporté une vue sur d’autres techniques.
Les nombreux congrès auxquels nous avons participés avec « mes fameux collègues » ont toujours été fructueux
par les contacts que nous avons eus. L’Angleterre, la Belgique, l’Irlande, l’Italie, Israël, la Suisse, la Finlande
(ce congrès nous a permis de faire une escapade jusqu’à Saint-Pétersbourg et de visiter le fameux musée de
l’Ermitage). J’oublie peut-être quelques uns de nos fructueux voyages. Chacun de nos déplacements a fortement
endommagé nos finances, cependant l’enthousiasme a toujours compensé cet aspect matériel.
En 1992, le congrès international de rééducation de la main fut confié à la France. Jean-Claude et moi-même en
fûmes les artisans. Dominique a su décider Evelyne pour que les sponsors américains apportent leur aide, car ce
congrès était totalement séparé de celui des chirurgiens. L’apport financier dû aux recettes de celui-ci, a permis
le développement du GEMMSOR.
Vous avez travaillé avec l’un des plus illustres chirurgiens de la main français, le Professeur Raoul
Tubiana. Il était votre "patron". Pouvez-vous nous consacrer quelques minutes à son propos ? Comment
était-il au travail ? Comment considérait-il la rééducation ?
Quarante deux ans de côtoiement et de travail ensemble me semblent très difficile à vous en donner tous les
aspects. Sur le plan professionnel, mon apprentissage n’a pas été très facile, ne connaissant rien de la main si ce
n’est la base en anatomie apprise à l’école de Kinésithérapie.
C’est donc peu à peu par ses consultations et les questions que
je lui posais que j’ai commencé à comprendre la main
anatomique et sa pathologie. Au début de notre collaboration,
Monsieur Tubiana était sobre de paroles et m’impressionnait
par sa personnalité de « patron ». J’étais très intimidé. Ses
immenses connaissances de la chirurgie de la main m’ont
instruit tout au long de ces années, non seulement par ses
consultations mais par les rencontres personnelles que nous
avions.
A l’époque, pendant ses consultations il était indéniable qu’il
fallait l’écouter, chirurgiens compris et qui plus est le
kinésithérapeute. Il y avait peu d’échange sauf quand il me
donnait ses instructions ou que je devais lui rendre compte de
l’état de son patient.
Philippe Chamagne et son "patron", le Pr. Raoul Tubiana.
L’idée qu’il avait de la rééducation était celle du professeur Merle d’Aubigné : utile mais sans plus, et surtout
rééducation non traumatisante et non douloureuse. Peu à peu, à l’exemple de ses amis chirurgiens américains et
aux vues du centre de rééducation dirigé par Evelyne Mackin sa vision de la rééducation de la main évolua vers
une complémentarité de la chirurgie voire une véritable collaboration. L’idée d’une prise en charge
psychologique du patient revêtait une grande importance, et j’essayais de répondre le mieux possible à sa
demande. Les échanges sont devenus de plus en plus cordiaux, notamment lorsque qu’il m’a demandé de
collaborer à certains articles. L’écriture de ses volumes de « chirurgie de la main » et spécifiquement le premier
volume sur l’anatomie physiologie, dont il m’a fait lire quelques épreuves pour savoir si cela pouvait convenir
aux rééducateurs, m’a vraiment enthousiasmé. Je découvrais l’anatomie physiologie en mouvement et non plus
telles que nous les avions apprises à l’école de kinésithérapie. Pendant les interrogatoires des patients j’ai pu
apprécier son ouverture d’esprit, qui ne tenait compte ni de leur condition sociologique ni de leur appartenance à
de quelconques cercles fermés.
Ses écrits devenant de plus en plus prolifiques, à ma grande fierté, il m’a demandé de participer à quelques uns
de ses livres, surtout en ce qui concernait la rééducation des musiciens. Cette participation ne s’est pas cantonnée
à quelques chapitres des volumes de « Chirurgie de la main » mais aussi à des livres écrits avec les Professeurs
Amadio et Winpur.
Le Professeur Tubiana ne fut pas seulement un moteur pour moi, mais un véritable maître.
En dehors de toute relation professionnelle, à son contact ma passion et mes connaissances sur la peinture se sont
encore développées, en me faisant côtoyer quelques peintres modernes très connus.
Au cours de nos différentes rencontres j’ai pu apprécier son humanité exprimée parfois avec un humour tout à lui
que j’ai pu déchiffrer peu à peu et modestement me l’approprier.
On peut lire dans le n° 69 (décembre 1997) de la revue maîtrise orthopédique, l’interview du Pr. R.
Tubiana dans laquelle il évoque les relations plutôt froides qu’il a eut au départ à Paris avec l’équipe du
Dr. Marc Iselin, autre grande figure de la chirurgie de la main. Une sorte de rivalité existait entre ces deux
grands Messieurs. De votre côté, y-a-t-il eut la même distance avec Paul Redondo et Marin-Philippe
Durafourg qui étaient les rééducateurs des Docteurs Marc Iselin et Jean-Hubert Levame ? Comment c’est
déroulé votre première rencontre avec eux ?
Les relations qu’ont pu avoir Raoul Tubiana et Marc Iselin, ne sont pas trop de ma connaissance. Pour ce que
j’en sais, monsieur Iselin pratiquait la chirurgie orthopédique générale et la chirurgie de la main. Quand
monsieur Tubiana, sur les conseils de monsieur Merle d’Aubigné, a pratiqué plus spécifiquement la chirurgie de
la main, y a-t-il eu des problèmes d’école et de jalousie à l’époque ? Tout cela n’est que suppositions de ma part
et de « on dit ». Toujours est-il que, par la suite, monsieur François Iselin (fils de Marc) a été l’interne de R.
Tubiana.
Quant à mes relations avec Paul et Marin-Philippe (dit papa), elles ont toujours été excellentes, toutefois sans
jamais devenir une collaboration. J’ai connu Paul et Philippe en assistant à l’un de leurs cours, sans qu’eux
mêmes soient au courant. Par la suite nos relations se sont resserrées au moment du développement du
GEMMSOR. J’ai beaucoup de respect pour Paul et Philippe qui ont été les précurseurs de la rééducation de la
main en France et à travers eux je voudrais rendre hommage à Jean-Hubert Levame qui a été l’initiateur de cette
fameuse lame qui reste un élément de rééducation primordial. En dehors de cela j’ai pu avoir quelques
conversations personnelles avec monsieur Levame, qui étais un personnage très cultivé et attachant et de surcroit
grand mélomane, j’étais donc très admiratif de la personne. Monsieur Tubiana lui-même m’a dit un jour avoir
regretté de ne pas mieux le connaître.
Dès l’aube de votre activité vous avez œuvré sans relâche pour le développement et la reconnaissance de la
rééducation de la main. Pour cela, vous avez, entre autres, été membre fondateur du G.E.M.M.S.O.R. en
1984. Cette formidable institution qui défend depuis les intérêts de la rééducation de la main et qui
rayonne aujourd’hui bien au-delà de l’hexagone.
Profitons d’avoir sous la main (jeu de mots !) un géniteur du G.E.M.M.S.O.R. pour connaître un peu
mieux l’histoire de cette association. Pouvez-vous nous raconter sa mise en route ?
Raoul Tubiana avait été invité par le docteur Frère à Grenoble, pour participer à un colloque. Un exposé sur la
rééducation, tout a fait exceptionnel, présenté par Dominique Thomas a été très appréciée par monsieur Tubiana,
qui de retour à Paris m’a demandé de prendre contact avec Dominique et avec Jean-Claude Rouzaud pour créer
une société de rééducation de la main. Dans le même temps, le Professeur Allieu que nous connaissions s’était
mis en rapport avec mon « patron » pour lui dire qu’il était urgent de mettre sur pied cette société. D’autant
qu’un problème se posait avec les médecins rééducateurs qui avaient l’intention de créer leur propre société.
Pour en débattre, les Docteurs Delprat et Godebout,
(médecins de rééducation) invitèrent à Toulouse, R.
Tubiana, Y. Allieu, le Docteur G. Frère chirurgien à
Grenoble, avec chacun leur rééducateur (Dominique
Thomas, Jean-Claude Rouzaud et moi-même).
Evelyne Mackin était également présente. La création
d’une société de rééducation de la main, s’imposait
pour nous. Nos patrons se concertant nous mirent
devant nos responsabilités en nous demandant si nous
pouvions prendre modèle sur les Etats-Unis pour
fonder notre propre société.
La réponse fut positive évidemment.
D. Thomas, E. Mackin, J.-C. Rouzaud et Ph. Chamagne.
Il fallut soumettre cela au vote, nos chirurgiens ne participant pas, excepté Frère qui avait une opinion proche de
celle des deux médecins. A priori nous étions à égalité, Evelyne Mackin nous approuvant. Mon jeune collègue
Michel Pizard avait tenu à m’accompagner, il ajouta sa voix au vote, (bien que ne sachant pas s’il devait voter,
mon pied sous la table sut le décider !). Nous fûmes majoritaires.
Les débats furent houleux et les médecins nous en tinrent longtemps rigueur. Rien n’a pu nous faire changer
d’avis, malgré la fondation de leur propre société dans laquelle ils nous proposèrent de collaborer, mais avec un
statut différent du leur.
Ce même jour nous nous réunîmes tous les trois, pour tout de suite nous distribuer nos rôles. Jean-Claude ayant
une structure de secrétariat se proposa pour être le secrétaire, Dominique prit la présidence, lui seul possédait
parfaitement la langue anglaise, je devins le vice-président, n’ayant aucune structure sur laquelle m’appuyer.
Le GEMMSOR fut fondé à Toulouse, dès à présent il fallait l’étoffer et prendre contact avec les collègues
susceptibles de s’intéresser à notre société. Très rapidement une réunion s’est faite chez Dominique à Grenoble,
au cours de laquelle il fut décidé du nom de la société et de ses statuts. Peu après Jacques Othiers s’est joint à
nous, nous faisant part de son expérience, la société Belge déjà fondée devenait avec la nôtre la base de la
Société Européenne de Rééducation de la Main et du membre Supérieur. Les contacts avec Evelyne Mackin ont
permis notre réunion à la société internationale.
On vous connaît également pour être à l’origine de la rééducation de la main du musicien en France. Vous
avez énormément communiqué à ce sujet. Pourquoi une spécificité aussi poussée ? Comment devient-on
rééducateur de la main du musicien ?
Le début de cette orientation s’est fait un peu par hasard et progressivement au cours des années allant de 1975 à
1978. Ma première communication « officielle », sur la dystonie de fonction du musicien, s’est faite pendant le
congrès international de chirurgie de la main en 1981, à Lyon. Dans les consultations de R. Tubiana, nous
rencontrions de plus en plus de musiciens ne présentant aucune pathologie organique, mais leurs plaintes se
focalisaient souvent sur le membre supérieur et plus particulièrement sur la main : douleurs, surtout lourdeur du
membre supérieur, ralentissement dans l’exécution ou plus grave encore, impossibilité de commander un doigt.
Ces plaintes inquiétaient monsieur Tubiana car ces musiciens ne relevaient pas de la chirurgie. Devant le nombre
croissant de ces pathologies fonctionnelles, il m’a demandé de les prendre en charge. Ne sachant quoi faire, je
me suis d’abord orienté vers une rééducation du schéma corporel. Ma formation « tronquée » au Professorat
d’Education Physique m’orientait vers cette option. Cette rééducation est devenue une éducation d’une gestuelle
ergonomique, reconstituant des équilibres musculaires, sans nuire à la technique du musicien. Un concours de
circonstances amena à la consultation le Président Directeur de l’Ecole Normale de Musique de Paris qui nous
rapporta que beaucoup d’élèves se plaignaient de troubles dans leur fonctionnement à l’instrument. Sur les
conseils de monsieur Tubiana, il demanda à me rencontrer, pour mettre en place une prise en charge des élèves.
Lui avouant que mes notions musicales étaient lointaines et la connaissance de la pratique instrumentale
pratiquement inconnue, il m’était difficile d’instaurer quoique ce soit. Par son intermédiaire je fus introduit à
l’Ecole Normale de Musique, chaque semaine pendant deux heures pour assister à certains cours (selon le
vouloir du professeur), et voir comment se dispensait la pédagogie, comment les élèves se l’appropriaient
physiquement et mentalement. J’ai été amené également à expliquer qu’elles étaient les postures et les gestuelles
les moins à risque sur le plan fonctionnel. Pendant huit années, j’ai dispensé ces cours. Peu à peu mon attrait
pour la musique a refait surface et, entrainé à des concerts par ma femme et une amie Professeur de musique au
CNSM, j’ai pu encore me familiariser avec le monde de la musique classique.
Michel Beroff, pianiste de renommée mondiale, l’un de mes premiers patients souffrant d’une dystonie de
fonction, m’a permis d’acquérir « la culture de la gestuelle du pianiste », par la suite bien d’autres musiciens et
notamment dans le jazz et la variété, ont fortement contribué à mon expérience. J’ai eu la chance également de
soigner un Professeur de neurologie, qui en même temps que le Professeur Tubiana m’a guidé dans cette
rééducation. La réussite d’une rééducation de la « crampe de l’écrivain » chez une dame passionnée de musique,
m’a ouvert les portes du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, grâce à la bourse qu’elle m’a
offerte. Pendant trois ans, deux matinées par semaine je travaillais avec des élèves et parfois avec certains
Professeurs.
Les particularités de ces pathologies semblent être dues à un manque de conscience de la bonne utilité de leurs
moyens physiques. Un musicien c’est avant tout un cerveau, une main, sa sensibilité, et la musique s’ajoutant
pour lui faire oublier le reste de son corps. Il s’en suit un comportement de non respect d’une posture, d’une
gestuelle physiologique et ergonomique, qui de surcroit sont augmentés parfois par l’instrument : son poids et
ses dimensions et sa technique d’utilisation. La mauvaise interprétation de certaines données tel que le
relâchement, qui est souvent synonyme de complète détente, ne permet pas une action tonique à l’instrument. La
haute technicité et la répétition de gestes dans certaines positions sont aussi les éléments de dysfonctionnements.
Enfin la morphologie ne se prête pas toujours à tous les efforts physiques demandés.
Passons maintenant à la "question de la part d’un ami". Elle nous vient tout droit de Montpellier et c’est
Jean-Claude Rouzaud qui vous la pose (par ailleurs, il me fait vous transmettre son bonjour et il vous
embrasse). Là voici, "Pourquoi n’écris-tu pas un livre sur toutes tes directives, sur la position à adopter
sur chacun des instruments, qui résumera et restera à la postérité. Il n'y a que toi qui connaisses cela.
Mais, peut être veux tu l'emporter dans ta tombe ? Enfin bon, il te reste du temps !"
Oh fils, tu connais ma paresse endémique ! Elle a certainement dû avoir un effet maléfique sur mon envie
d’écrire ce livre, car j’ai cette envie… Et puis le travail que m’ont donné mes deux livres : « La prévention et
l’Education physique pour les Musiciens », a un peu refroidi mon ardeur. Mais, soutenu par ta grande amitié je
pense me mettre bientôt à cette tâche. Il n’est pas question que j’emporte quoique ce soit dans la tombe pour
l’instant…
Avec le recul, qu’est-ce qui vous semble le plus avoir évolué en rééducation de la main ?
Beaucoup de choses me semblent avoir évoluées, évidemment les techniques et le matériel, mais surtout, au
contact des chirurgiens peut-être, la technicité dans les protocoles de traitement. Dans la forme, les présentations
du travail de chacun sont plus professionnelles, la formation en est sûrement l’une des causes.
Aujourd’hui, quel(s) conseil(s) donneriez-vous à quelqu’un qui débute dans le métier ?
Il est toujours difficile de donner des conseils, chacun à sa propre conception du travail, et je ne voudrais en
aucun cas paraître l’ancien qui prétend détenir une vérité. Pourtant je voudrais que le kinésithérapeute ne soit pas
seulement un technicien du geste, mais aussi qu’il ait un rôle d’aide psychologique.
Comment voyez-vous l’avenir de la profession ?
Je ne suis pas devin, la profession semble s’orienter vers une certaine rigueur scientifique. En outre, il me semble
que la prise en charge d’une prévention et d’une Education d’une gestuelle doit être une perspective à prendre en
compte, non seulement pendant les séances de rééducation, mais au sein de la vie professionnelle et sociale.
Et enfin, pour finir, y-a-t-il une question que l’on ne vous a pas posée et à laquelle vous auriez eu plaisir à
répondre ?
Votre interview est très complète et je vous remercie de m’avoir poussé à me livrer sur certains sujets de ma vie
professionnelle. Malgré ma pudeur, j’ai pu faire le point sur ma carrière. Pourtant, j’aurais voulu que vous me
posiez une question sur « l’Association Européenne de Médecine des Arts ».
Au tout début de la décennie 90, monsieur Tubiana, le Docteur Coïc, Benoit Schlosberg, guitariste, et moi-même
décidâmes de fonder une association, que nous avions dénommée : « Association Arts et Médecine ». Nous
avions instauré régulièrement, à l’hôpital Cochin des colloques. Chacun de nous, très occupé, fut rapidement
débordé par le travail que cela impliquait. La rencontre avec le Docteur Arcier, fondateur du journal « Médecine
des Arts », a été le déclencheur d’une collaboration qui nous a amené à lui apporter, quelques temps après, nos
sociétaires. Il avait son journal et une structure qui lui a permis de créer « l’Association de Médecine des Arts »,
devenue européenne par la suite. J’en fus le formateur concernant la physiologie et les pathologies fonctionnelles
du geste du musicien. Jean-Claude Rouzaud se joignant à cette association, pour en être le formateur en
anatomie. Chaque année, par groupe de vingt, les musiciens, médecins, kinésithérapeutes, viennent s’y former.
Le Centre de Rééducation des Musiciens, que j’avais fondé, plusieurs années avant, fusionna avec l’association
pour devenir : « La Clinique du Musicien et de la Performance Musicale ». Trois de mes confrères sont venus se
former auprès de moi et sont devenus mes collaborateurs. En dehors de l’activité purement kinésithérapique,
nous intervenons auprès des orchestres et des conservatoires, en France et à l’étranger, jusqu’au Canada et au
Japon. Notre principale activité, dans ces unités musicales, se consacre à des communications et des ateliers de
prévention et d’ergonomie de travail à l’instrument.
Maintenant, n’ayant plus qu’une activité très ralentie au sein d’une consultation mensuelle avec monsieur
Tubiana et plusieurs spécialistes, dont le Professeur Dehais (rhumatologue formé à Médecine des Arts), je suis
heureux et fier de mes collaborateurs qui poursuivent l’action que j’ai pu générer.
Interview réalisée, en Janvier 2012, par Denis Gerlac, que je félicite et remercie beaucoup.
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