UNIVERSITE de PARIS VIII Ecole doctorale « Pratiques et théories du sens » LA QUESTION DE L’AUTRE DANS LA SPHERE RELIGIEUSE AVEC SØREN KIERKEGAARD DE LA DIFFERENCE QUANTITATIVE A LA DIFFERENCE QUALITATIVE Thèse pour le doctorat de philosophie présentée et soutenue publiquement par Augustin MUTUALE 8 Novembre 2006 Directeur de recherche : M. Stéphane DOUAILLER Membres du Jury : M. Henri D’Aviau De Ternay, Facultés Jésuites de Paris Mme Christine Delory-Momberger, Université de Paris 13 M. Muhamedin Kullashi, Université de Paris 8 Mme Gabriele Weigand, Université de Karlsruhe 1 A Mutuale VictorVictor-Isaac, mon père Le médecin qui composait et chantait pour l’éternité dans le temps Trente ans déjà qu’il a quitté sa terre de mission et pourtant… pourtant… Comme écrivait Jozef Dibamki, mon ami Une fois à Marie Véronique Kamanya Dans Les temps d’une respiration Une autre fois à Olivier Trochet pour les Trochet Dans A ceux pour ceux « Je n’ai pas versé une larme Je n’ai pas versé des larmes Je verse ma larme Je verse nos larmes » Merci 2 Remerciements A Stéphane Douailler, mon directeur de recherche qui, par la confiance, la bienveillance et l’ouverture qu’il a su me témoigner, a contribué au fil de nos échanges à l’aboutissement de cette recherche, A Philippe Krejbich, Chebbi Zouzi, Henri d’Aviau de Ternay, Alexis Philonenko, François Overlaet pour leurs apports pertinents, A Nathalie Fornaro, Francine Trochet, Julie Balateu, Karim Bensadia ainsi que Remi Hess pour leur soutien indéfectible. Aux élus, collègues, jeunes et adultes Roisséens pour leur participation indirecte mais réelle à la réflexion de cette recherche. A tous ceux qui au hasard d’une parole libérée ou au détour d’une discussion animée ou amicale ont participé à mon avancée dans cette recherche. Certains s’y reconnaîtront, d’autres pas et pourtant… 3 « Les mots sont terribles, mais je crois qu’on peut les comprendre sans avoir pour cela le courage de les mettre en pratique. Il faut avoir la loyauté de reconnaître ce qui est écrit, d’en avouer la grandeur même si l’on n’a pas le courage de s’y conformer ». SØREN KIERKEGAARD, Crainte et tremblement SOMMAIRE INTRODUCTION 1. Atmosphère 9 2. De Hegel à Job 12 3. De « L’exigence du temps » à « L’engagement décisif » 17 A. L’amour du prochain comme but B. Le devenir chrétien comme moyen 17 22 DEVELOPPEMENT PREMIERE PARTIE « LE PROBLEME DU CHRISTIANISME » 26 I. DU HEROS TRAGIQUE AU CHEVALIER DE LA FOI 27 1. Le Héros tragique comme lieu de définition de la sphère éthique. 27 A. Compréhension de la vie éthique par opposition à la vie religieuse. 27 4 Antigone face aux deux lois 29 Agamemnon, Jephté et Brutus comme figures tragiques du choix éthique 32 Le choix dramatique entre le devoir familial et la raison d’Etat L’individu au service du général 35 38 B. De l’imaginaire esthétique au réel éthique 42 L’éthique comme choix de soi dans le réel La différence entre l’esthétique et l’éthique Comment devenir éthicien ? 45 47 51 2. Le génie et l’apôtre 54 A. Face aux exigence du temps 54 Réquisitoire de Kierkegaard contre la prétention englobante de la philosophie spéculative 56 Critiques de Kierkegaard contre ses contemporains idolâtres de la nouvelle philosophie Qu’est-ce que la médiation ? La fin de la religion pour la philosophie ! La confusion de l’époque entre la spéculation et la révélation 59 61 63 66 B. De la dialectique qualitative 68 Le cas Adler comme confusion régnante dans la distinction des différentes sphères de l’existence La différence entre le génie et l’apôtre 70 73 3. Abraham comme le vrai extraordinaire qui croît contre la raison 77 A. Les « Abraham » des philosophes. D’un Abraham à l’autre 77 77 Abraham d’Adler : Un étourdi Abraham de Johanes de Silencio : Un religieux Hegel, lecteur « éclairé » du livre de la Genèse ? 78 79 82 Abraham comme représentant du stade « bestial » précédant l’éthique ? Les limites de l’interprétation hégélienne d’Abraham 84 88 B. « La suspension téléologique de l’éthique » 90 Derrida face au « mysterium tremendum » Limites d’une tentative philosophique de laïcisation d’un fait religieux Le concept de la foi rapporté à Abraham De la suspension téléologique de l’éthique De l’immédiateté religieuse 93 95 97 99 103 5 II. DE LA PROVIDENCE A L’ESPERANCE 107 1. Penser le Christianisme 107 A. Une autre lecture du stoïcisme par Chestov Jérusalem contre Athènes « La dernière nouvelle » comme moment de loisirs « La bonne nouvelle » comme convocation à l’engagement décisif La panique de la raison Le saut d’Abraham 107 107 109 111 112 116 B. « Credo quia absurdum » L’aveuglement du philosophe L’empire de la raison Le prétendu « saut » du philosophe Le philosophe serviteur d’une forme de vérité Le règne de l’éthique Le « tu dois » de l’éthique. 119 119 119 121 124 127 130 C. « La vérité vous rendra libre… » La foi et le péché : « La bonne nouvelle » L’état de l’ignorance par le péché Le drame originel : Le savoir comme soumission aux lois naturelles La liberté : « A Dieu tout est possible ». Le Dieu chrétien et le cosmos La liberté Divine La différence qualitative entre Dieu et l’homme dans le christianisme 133 133 135 138 140 144 145 147 DEUXIEME PARTIE « LE DEVOIR D’AIMER » 149 III. DU VISAGE A L’APPEL 150 1. Les ravages du mal 150 A. Nouveaux combats 150 B. Ebranlement des fondements Du monde naturel historique 154 154 6 Le pouvoir de l’anneau (de Gygès) La voix de la vertu contre l’ensorcellement de l’anneau L’amour de la sagesse comme principe des principes pour ne pas être malheureux 158 161 165 C. La banalisation du mal Grandeur et limites de la personne morale kantienne De l’impératif catégorique au réalisme moral « L’air du temps » Jeux de rôles : « Jouer à Dieu » Les nouvelles valeurs utilitaristes Les différences entre les utilitaristes et les autres courants relativistes selon les utilitaristes Le conséquentialisme ou le « comment vivre ensemble » selon les utilitaristes L’utilitarisme de préférence selon l’éthique pratique de Peter Singer L’éthique pratique et l’autonomie de la personne La nouvelle sélection des humains par les humains ou l’éthique de confort 168 170 173 177 179 182 2. Les sens du mal 201 A. Les justifications La justification par le besoin de confort La justification par la nécessité La justification de la violence par l’histoire Limites de la pensée Hégélienne de l’origine du mal 201 201 205 207 211 B. Kierkegaard et le « devant Dieu » Socrate et la faute à l’ignorance Le désespoir comme péché La définition du péché La définition et le rôle du moi Le moi pécheur ou les différentes sortes des péchés 216 216 219 219 224 227 C. Les Limites de la Justice La santé de l’ordre public comme souci primordial Les limites de la logique de la sanction face aux forces du mal « La jalousie » de Richard III « La folie » de Médée 231 231 234 235 240 IV. DE L’EQUIVALENCE A LA SURABONDANCE 245 1. Le pardon comme don 245 A. La force du pardon De la gratuité du par-don Le moi comme don Le pardon pardonne l’impardonnable Recevoir le pardon 245 246 247 251 253 184 186 19O 193 197 7 Le temps de la restauration : La difficulté à se pardonner Donner le pardon Le temps de la réconciliation : La difficulté à pardonner 253 256 259 B. La mort du pardon L’éloge du pardon avec Jankélévitch Les limites du pardon de Jankélévitch La conceptualisation du pardon : Donner du sens au non sens Le cas de la shoah : Le refus de pardonner selon Jankélévitch Le pardon doit tout pardonner 263 263 267 267 272 274 2. Les combats de l’amour 278 A. L’ami : « l’autre soi » De l’amour Chrétien Le comment de l’amour chrétien De la prédilection L’ami comme miroir de soi La condition de l’égalité dans l’amitié 282 282 283 286 288 292 B. Le prochain « l’autre toi » L’injonction La différence qualitative entre l’ami et le prochain De la prédilection à l’égalité Appelé à l’image de Dieu Le prochain comme « tu » Le « tu » prochain de l’autre « tu » 296 296 301 303 307 311 315 CONCLUSION 1. De la transformation de la philosophie 321 A. L’existence contre la raison B. L’individu face aux vérités générales et nécessaires 321 325 2. De l’engagement décisif 328 A. Le paradoxe de l’amour combattant B. Le chevalier de l’amour dans la foi 328 332 Bibliographie 336 8 INTRODUCTION 9 1. Atmosphère1 Je suis un être essentiellement tissé de relations. En tant qu’individu-là, « jeté ou créé » dans ce monde, je suis envisagé dans un langage spatio-temporel. Je ne vois ni ne suis vu que dans du déjà là ou du déjà avec. Je suis dans l’impossibilité de me créer. Tout ce que je crée, même en me multipliant par clonage, est autre que moi. Je ne peux ainsi être autre que moi-même quelles que soient les distorsions, car le moi qui peut se dire autre est moi. Créé et non pas se créant, je suis le résultat issu d’une rencontre ou de rencontres multiples. L’acte originel de ma création est hors de moi et ce aussi bien scientifiquement, biologiquement que spirituellement. Il y a toujours de l’autre en moi, du fait d’être projeté dans le monde. Je me détermine par le mode de l’assimilation, du rejet, de la confrontation, du choc, des échanges … avec le monde comme rencontre de mon être avec et dans la réalité spatio temporelle. En tant qu’individus dans la communauté humaine nous précédant, nous sommes essentiellement relations comme l’écrit André Clair. « L’essence de tout individu est non seulement de vivre en relation avec d’autres et même selon la formule éminemment paradoxale, d’exister « en relation absolue avec l’absolu », mais elle est simplement d’être en relation (Forhold). Que cette relation soit tendue, qu’elle ne soit pensable que sur le mode de 1 « N’oublions pas qu’une bonne introduction peut servir, en développant les thèmes qui ne seront pas repris, d’une part à apporter une pierre et d’autre part à instaurer le climat de l’ensemble »Alexis Philonenko, La philosophie du malheur. 2. Concepts et idée, Ed . J. Vrin, 1999, p.23. 10 l’ambiguité et de la différence (et cela à bien des niveaux et selon bien des points de vue), ce point est indiscutable. Mais la positivité de la relation est première et irréductible »2. Notre monde est celui du langagier spatio-temporel où l’identité de chaque individu se constitue par rapport à l’autre. Ici, la réflexion se situe au niveau individuel où chacun entrant dans un monde qu’il n’a pas choisi non plus que sa date et son lieu de naissance ou bien sa langue maternelle se retrouve avec une identité qui le rend compréhensible et visible pour ses pairs en même temps qu’elle le différencie quantitativement d’autres cercles. Je suis plus frère de mon frère que je ne le suis d’un autre dont je ne sais rien. Si les média et surtout la télé ont réduit le monde à la taille d’un terrain de football où l’on est soit joueur soit spectateur mais essentiellement spectateur, la question identitaire reste toujours d’actualité. L’individu est avant tout fils ou fille, père ou mère, salarié dans une société, bénévole dans une association, habitant d’un village, citoyen d’un pays. Le citoyen d’un monde morcelé voit à travers un prisme personnel les autres citoyens du monde. C’est dans ce sens qu’un même événement tragique peut prendre différentes significations selon le lieu où il est situé dans notre géographie mentale ou identitaire : est-il mon frère ou le frère de mon frère ou encore l’ennemi de mon frère ? Il y a des étrangers plus étrangers que les autres. Un accident peut être pour moi un simple fait divers dont j’ai connaissance ou bien un souci ou encore un drame personnel. Le fait divers touche à la curiosité et à l’intellect. Je suis dans ma géographie identitaire, loin de ce qui se passe. Cela peut être à 10 mètres ou bien à 100 000 kilomètres. L’événement est là pour nourrir ma pensée qui se délecte des informations reçues. L’événement est en soi un non - événement parce qu’il ne bouleverse pas intérieurement ma vie. Il m’est extérieur et demeure extérieur. L’événement-souci est celui qui me fait bouger un peu plus vers l’intérieur à la différence de l’événement fait divers qui ne m’ouvre pas à autre chose. L’événement-souci me sort de l’enfermement pour rejoindre les autres et partager si possible leur malheur. Par sa convocation à l’action, L’événement-souci bien qu’intellectualisé et distant, rapproche les identités. 2 André Clair, Penser Le Singulier, Ed. Cerf, 1993, p. 214. 11 L’événement-drame me « prend aux tripes ». Cet événement me renferme sur moi même en raison du choc reçu où l’intelligence est comme prise en otage par l’absurde. C’est par exemple la mort d’un être aimé. La souffrance est d’abord mienne. Je souffre pour moi. Je souffre dans mon amour. Par exemple, s’agissant d’un proche blessé accidentellement et paralysé à vie, cette douleur de voir la personne souffrir est encore mienne. Elle me bouleverse de l’intérieur. Toutes les actions faites pour l’autre sont faites pour moi vivant dans une fusion identitaire avec celle de l’autre. Ainsi, même si l’autre se nomme et si je peux l’entendre se nommer il n’en reste pas moins que c’est moi qui le nomme. C’est moi qui le perçoit comme un phénomène différent, proche ou non de mon identité. Pour préserver l’individu de cet arbitraire identitaire, la communauté humaine prône la tolérance, c’est-à-dire l’acceptation de l’autre avec ses différences. Ces différences sont posées dans une approche de ressemblance, d’une identité fusionnelle. Comme l’autre, je suis un être humain ou moins radicalement posé, comme l’autre, je suis un citoyen du monde partageant la même réalité spatio-temporelle. C’est dans cette sympathie universelle respectant les différences quantitatives, obéissant aux règles imposées par les vérités générales et nécessaires, que vient se poser, pour s’opposer, le Christianisme. Avec le Christianisme, l’autre n’est plus perçu uniquement par ses différences. Face au fossé séparant le frère de l’ami de mon frère ou de ma fiancée, le Christianisme propose une relation unilatérale, asymétrique et uniforme : le prochain. C’est moi qui me voit comme prochain de l’autre. Du général prôné par l’universel, c’est-à-dire du nombre, du multiple, le Christianisme revient à l’un. Il y a non existence des différences de l’autre puisque je ne regarde pas l’autre. Je me regarde quand je rencontre l’autre. Ici, le visage de l’autre comme me responsabilisant est encore dans l’humanisme, dans la fraternité universelle qui se pense dans l’objectivisme. La question de l’autre, c’est la question du soi. C’est moi et moi seul qui doit devenir objet de mon attention devant Dieu. C’est dans l’absolu et l’exclusivité de cette relation que l’autre paraît. Ici l’autre est compris comme un phénomène perçu à travers les yeux de Dieu. En l’absence de Dieu, l’autre comme prochain ne peut pas paraître. 12 C’est Dieu qui déplace le regard pour l’amener vers l’autre. Je n’ai donc besoin ni de me rapprocher de l’autre ni de le désirer, non plus que de le comprendre ou de ressentir un mouvement naturel d’attrait. Tous ces éléments comportent en leur sein quelque chose de relatif. S’il n’y a pas ce face à face avec Dieu, si un être humain devient un autre que je peux regarder exclusivement, je suis dans le quantitatif. La relation chrétienne exclut une relation multilatérale. Il n’y a pas plusieurs choix. Il n’y a pas de degré dans l’affection. Dans ce que nous appelons la relation à Dieu, il y a le choix d’aimer ou de ne pas aimer Dieu. C’est Dieu le tout Autre qui fait paraître l’autre. C’est en cela que je suis le prochain de l’autre car je suis commandé à aimer. Une démarche réflexive Chrétienne selon Kierkegaard n’est donc pas centrée sur l’autre mais sur comment je change pour devenir le prochain de l’autre. C’est Kierkegaard qui nous accompagnera dans le mouvement de ce surgissement du moi comme Prochain de l’autre. 2. De Hegel à Job Dans sa célèbre lettre du 1er mars 1841 à Botkine, Belinski écrit « On dit que la dissonance est une condition de l’harmonie, peut être est ce très avantageux et délectable pour les mélomanes, mais certes pas pour ceux dont ce fut le partage d’exprimer par leur vie l’idée de dissonance.3 » Nous pensons à ce que Chestov écrira sur le foie de Prométhée et la santé de Nietzsche. Nous pourrons avec passion dans notre fauteuil, deviser autour de leurs apports pour l’évolution de l’humanité, en ne nous mettant pas à leur place. Levinas pense que « l’épreuve suprême de la liberté n’est pas la mort mais la souffrance.4 » Celle-ci est anhistorique, elle ne se répand pas dans le temps. Il n’y a plus succession caractéristique du temps qui donne à celui-ci, comme le pense toujours Emmanuel Levinas, « un caractère solitaire ». La successivité n’est plus perçue, elle est absoute dans la douleur, comprimée. La souffrance obstrue le temps, l’espace, le corps. Ainsi écouter un penseur de la souffrance qui souffre c’est consentir à entendre une autre forme de discours comme celui de Job. « Qui 3 4 Cité par Basile Zenkovsky, Histoire de la philosophie Russe, tome 1, Ed. Gallimard, 1953, p. 298 Gérard Bailhache, Le sujet chez Levinas. Fragilité et subjectivité, Ed. PUF, 1994 13 ne fait pas de pose derrière une chaire en prouvant de gestes sans réplique la vérité de ses dires, mais en train de se gratter sur son tas de cendres avec un morceau de pot cassé et jetant sans interrompre cette occupation, ses brèves observations et ses réflexions »5 Selon Chestov, Kierkegaard est le philosophe qui choisit d’écouter « de rapides remarques et des réflexions de Job », plutôt que la philosophie universellement connue sortie du symposium Grec, professée par Hegel. « Pour Kierkegaard, la philosophie n’est nullement une pure activité intellectuelle. Le commencement de la philosophie n’est pas dans l’étonnement, comme l’enseignaient Platon et Aristote, mais le désespoir. Dans les affres du désespoir et de la terreur, la pensée humaine se transforme et acquiert de nouvelles forces ; et celles-ci l’amènent vers des sources de vérité qui n’existent même pas pour les autres hommes »6 C’est avec le penseur privé qui porte le deuil de ses enfants, qui souffre dans sa chair et qui n’a plus de ressource que Kierkegaard s’installe pour discuter de l’existence. Il le nomme instructeur de l’humanité7. Il oppose ainsi la vérité des vérités générales et nécessaires objectives à la vérité subjective d’un personnage, comme l’écrira Chestov, à moitié fou de souffrance et de terreur. Cette personne, qui laisse sa vie en exemple et ne cherche pas à se justifier ou à justifier ce qui se passe mais saisit l’absurde de la situation et interroge Dieu en exigeant des réponses tout en refusant de réduire sa situation à une simple incompréhension de la nécessité. « Au point de vue de Job : aucune forme folklorique ou rhétorique ne peut ici contenir une expérience morale qui se transforme immédiatement en un drame ontologique, une réflexion éthique qui se projette immédiatement sur un horizon métaphysique et un sujet qui se pose comme limite entre l’existence et le gouffre de la non existence. « Pourquoi ne suis-je pas mort dès le sein de ma mère ou bien n’ai-je pas expiré aussitôt que né ? Pourquoi des genoux m’ont-ils accueillis et des mamelles m’ont-elles allaitées ? (Job 3, 11 – 12) ou bien encore « tel un avorton, je n’existerais pas ; je serai comme un enfant qui n’a jamais vu la lumière (Job 3, 16) »8 Cette expérience de la douleur, du mal qui ravage le corps est selon Antonio Négri ouverture à la question de la définition de la vérité. « Mais là où il n’y a plus de mesure, où peut bien être le vrai ? Là où il n’y a plus de logique, où peut bien être l’appréhension du 5 Sören Kierkegaard, La répétition, Œuvres Complètes, tome 5, Ed. Orante, p. 55 Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, Ed. J. Vrin, 1998, pp. 37-38 7 S.K., « Le seigneur a donné, le seigneur a ôté, que le nom du seigneur soit béni », « Quatre discours édifiants », O.C.6, p. 103 8 Antonio Negri, Job La force du mal, Ed. Bayard, 2002, p. 55 6 14 vrai ? »9 Le vrai n’est peut être trouvé que dans une condition au-delà de la mesure et de la logique où le destin serait assujetti à la puissance. Sinon l’expérience de la souffrance n’est qu’un fait divers dans la grande histoire de l’humanité en marche vers elle-même10. Kierkegaard nomme cette expérience dans la sphère religieuse : une épreuve. « Tout cela est épreuve »11 Job dans sa discussion avec sa femme et ses amis, qui veulent lui démontrer qu’il y a une cause nécessaire à son mal, maintient qu’il a raison et qu’il n’est pas frappé par le malheur à cause d’une faute. Sinon il devrait se situer dans une logique d’équivalence, mais, il ne voit pas en quoi il aurait causé un mal tel que celui-ci aurait eu pour conséquence de provoquer de tels maux en son encontre. C’est pour cela qu’il se présente devant Dieu en reconnaissant que ce qui lui a été donné était un don qui lui a été ôté et qu’en aucun cas il a démérité dans l’immanence pour mériter une telle punition. La catégorie de l’épreuve est ainsi au-delà de la mesure et de la logique ; comme une réalité posée en rapport à l’éternité qui doit cesser dans le temps. D’où la répétition lorsque Job récupère sa fortune humaine et matérielle après être passé à travers le feu de cette catégorie temporaire12. Pour Kierkegaard, la catégorie de l’épreuve vient dans la philosophie se poser en opposition aux lois générales et nécessaires qui se développent selon la mécanique huilée du monde des idées. C’est l’absurde qui surgit dans le temps qui signifie au monde qu’il n’est pas seulement dévoilement mais renouvellement et renaissance ; d’où le titre de son oeuvre La répétition écrite sous son pseudonyme Constantin Constantinus. Selon Chestov, les lamentations de Job ne paraissent pas à Kierkegaard comme des cris insensés, inutiles et ennuyeux mais bien comme une nouvelle dimension de la pensée. Celle-ci doit remplacer la philosophie rationnelle ou spéculative13 qui a détaché la pensée humaine des racines de l’être en étant persuadée que la découverte de la vérité serait conditionnée par le 9 Ibid., p. 12 « Toutes ces dispositions tendent à fleurir et fleurissent en effet. Tel est le cas, si souvent cité, de Job, dont les souffrances pèsent plus lourd que le sable des mers. Il est comique, selon Kierkegaard, tandis qu’il pousse des cris épouvantables, vain car il croit que tout ce qui lui a été ôté peut lui être rendu( alors que, même pour Dieu, il existe un passé transcendantal puisqu’il ne peut faire que les choses ramenées à l’existence aient cessé d’être, rendant les choses qui ont été possibles impossible), ridicule enfin, car la philosophie du malheur est écrasée par celle de l’histoire, et réduite à n’être que tout ce qu’elle est : la synthèse de la ligne essentielle et de l’œil vivant qui dérive des moments antérieurs ». Alexis Philonenko, La philosophie du malheur. 2., op. cit., p. 11. 11 S.K., O.C.5, voir aussi O.C. 13, p. 279-283 12 S.K., O.C. 5, pp. 76-77 13 L. Chestov, spéculation et révélation, Ed. L’âge d’Homme, 1981, p. 141 10 15 renoncement à ces intérêts vitaux en acceptant tout ce que la raison découvrira aussi repoussantes puissent être ces découvertes. Job refuse les réponses de l’éthique et s’en remet à Dieu pour ses maux qui dépassaient l’imagination humaine. Ainsi se produisit le miracle de la répétition comme bénédiction de l’absurde. C’est cette philosophie qui enseignera la possibilité de la répétition qui est pour Kierkegaard la philosophie existentielle qui s’apprend en écoutant Job. « On pourrait dire qu’une nouvelle dimension de la pensée lui est apparue. Et sur la balance de Job, la douleur humaine se trouve peser plus lourd que le sable de mer, et les gémissements des malheurs démentent les évidences. Quand toute probabilité et toute certitude humainement pensables se buttent à l’impossible, c’est alors que commence la lutte nouvelle, non raisonnable mais « folle » pour « la possibilité de l’impossible », comme s’exprime Kierkegaard. Cette lutte constitue précisément ce qu’il appelle « philosophie existentielle », la philosophie qui cherche la vérité non auprès de la raison aux possibilités limitées, mais auprès de l’absurde qui ne connaît pas des limites »14. C’est donc pour Kierkegaard une philosophie qui est inséparable de la foi qui est pour lui l’expression ultime même de l’existant. Kierkegaard en écoutant Job va partir du concret d’une existence pour en dévoiler la logique interne. C’est ce qui animait les témoignages des fondateurs religieux comme Abraham, Job, Ezéchiel, etc. Une philosophie pareille ne se donne pas comme objectif de définir les concepts. « Pour ce qui est des concepts existentiels, le désir d’éviter des définitions est une preuve de tact »15. L’homme qui vient écouter Job ne se formalise pas d’un système d’idées qui selon lui serait une pure activité intellectuelle. Il ne commence pas la philosophie par l’étonnement mais par le désespoir en écoutant Job avec ses propres souffrances. « Oh, mon bienfaiteur inoubliable, écrit Kierkegaard, Job, toi qui a tant souffert ! Puis je venir vers toi et t’écouter ? Ne me chasse pas ! Je viens vers toi non pour te trahir ou pour verser sur toi des larmes feintes. Je n’ai jamais possédé tes richesses, je n’ai pas eu sept fils et trois filles… Mais celui là aussi peut tout perdre qui ne possède que peu. Celui là aussi est couvert de plaies et de pustules qui a perdu son honneur et sa fierté, et avec eux la force et le sens de la vie… »16 . Nous avons tous quelque chose de Job dans notre lutte en tant qu’existant. Ainsi, pour Kierkegaard, Job 14 Ibid., p. 144 Cité par L Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op. cit., p. 36 16 Cité par L Chestov, spéculation et révélation, op. cit., p. 144 15 16 doit être notre instructeur à travers une pensée qui se forme dans les larmes en « trouvant la paix, le repos de la conscience et la liberté » en faisant le saut de la détermination éthique pour se plier devant le religieux17. A l’écoute de Job, Kierkegaard opte pour une réflexion intellectuelle s’inscrivant dans une histoire privée, la sienne propre. Il devient l’auteur non pas d’un système maniant les concepts mais d’une œuvre qui, avec rigueur et cohérence, s’adresse à la personne dans son existence et non à la raison dans son abstraction18. En faisant le choix de penser l’existence en tant que penseur privé, c'est-à-dire dans la réalité quotidienne de son existence, il se démarque de la tradition philosophique. Si nous pouvons parler de concepts, nous dirons qu’il remplace les concepts abstraits par des catégories existentielles telles que l’angoisse, le désespoir, la liberté… et que ces concepts ne peuvent se penser en termes existentiels qu’en assumant la subjectivité, le « Je ». C’est en soi que l’on pense les rapports que les catégories existentielles soutiennent entre elles19. Cette mission d’accès à sa propre subjectivité représente la vérité qui doit occuper la vie de tout homme et le service qu’il doit rendre à l’autre consiste à le rendre conscient de cette question strictement personnelle d’un existant20. C’est cela le véritable amour pour le prochain selon Kierkegaard. Que chacun puisse rendre l’autre inquiet du sens de sa vie au lieu de chercher à construire un discours universel21 qui enferme au lieu de libérer. L’existant selon Kierkegaard est celui qui en plus d’exister sait qu’il existe. L’homme qui sait peut se contenter de savoir et s’évader dans l’abstrait. Mais, il peut aussi considérer son existence dans ce qu’elle est réellement ; c’est-à-dire une tâche, une exigence à devenir ce qu’il est appelé à être s’accomplir lui-même en se rapportant de sa vérité personnelle à la vérité éternelle qui donne ainsi sens à sa vérité. C’est cela le sens de la vie qui fait dépasser les limites de l’être ou de l’avoir comme le seul fait d’exister. L’homme de Kierkegaard est une structure ouverte qui dans le temps devient un soi réel par un processus d’appropriation active de soi. C’est une lutte de tous les instants où les voix contraires se télescopent tout au long de la vie comme le pense Unamuno22. La vie étant une 17 . Philonenko, La philosophie du malheur. 1. Chestov et les problèmes de la philosophie existentielle, Ed. J. Vrin, 1998, pp. 238-239. 18 Ibid., pp.231-232. 19 S.K., Post scriptum aux miettes philosophiques, O.C., 11, p. 57 20 Ibid., p. 83 21 F. Châtelet, Une histoire de la raison, op. cit., p. 42 22 Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Ed. Gallimard, 1937, pp. 133-136 17 lutte, la philosophie doit en être une aussi selon Kierkegaard23 en face de la raison qui neutralise notre rapport à la foi. La philosophie existentielle est, comme l’écrit Unamuno à la suite de Kierkegaard, celle de la lutte pour la vie24. L’homme vit ainsi continuellement dans le doute non seulement de la méthode mais également de la foi25. C’est dans la nuit de la foi que l’homme combat ses monstres pour se réaliser en tant qu’homme devant Dieu. Ce n’est que dans cette démarche existentielle ressentie dans son tragique, c'est-à-dire dans le concret de sa vie, le poids de l’existence et le secours divin comme don que l’homme peut aimer en esprit26. C’est cette expérience spirituelle authentique de la foi qui, pour Kierkegaard, représente le salut de l’homme moderne en lui faisant quitter l’irréel dans lequel l’a plongé la modernité pour une réappropriation de lui-même. Comme l’écrit France Farrago, « Kierkegaard identifie le mal de l’homme moderne car il l’a vu naître : non par l’humanisme mais l’humano centrisme radical. Seule cette révolution copernicienne qu’il appelle la foi lui semble être capable de le lui faire rejeter ou relativiser pour s’enraciner dans la puissance qui l’a posé. Elle lui permettrait d’atteindre le « point d’Archimède », le point hors du monde qui interdit à celui-ci de se refermer sur lui-même. Son œuvre attire l’attention sur le fait que seule une décision personnelle peut trancher la question de savoir quel sens on veut donner à sa vie. Cela ne peut se faire que par un héroïsme de la volonté, et non à la suite d’une enquête de l’entendement qui pèse le pour et le contre, calcule les probabilités et verse dans l’indécision ou, pire, dans le nihilisme. »27 C’est donc en philosophe de l’incarnation, c'est-à-dire de l’immanence et de la transcendance, que Kierkegaard rend à l’homme toute son humanité en le mettant devant son créateur comme origine éternelle et radicale de toutes choses évitant ainsi toute banalisation biologique ou utilitariste de l’existence. 3. De « L’exigence du temps » à « L’engagement décisif » A. L’amour du prochain comme but 23 France Farrago, Comprendre Kierkegaard, Ed. Armand Colin, 2005. Miguel de Unamuno, L’agonie du christianisme, Ed. Berg International, Paris, 1996, p. 41 25 Ibid., p. 48 26 Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, op. cit. p. 153 27 France Farrago, Comprendre Kierkegaard, op. cit., p. 202, lire aussi Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Ed. Seuil, 1982, pp. 24-25 24 18 Nous nous arrêtons un instant pour apporter une précision. La réflexion de Kierkegaard sur le devenir chrétien s’enracine dans un pays où le christianisme est la religion officielle, où chacun se dit chrétien alors que lui ne voit aucun chrétien à l’horizon ! C’est également une époque où la philosophie et la théologie n’étaient pas toujours des domaines distincts comme c’est le cas aujourd’hui. Kierkegaard a pensé l’existant dans sa totalité. Pour lui, le devenir humain précède le devenir chrétien. Dans la sphère éthique, l’autre devient un individu et est déjà rencontré comme tel dans sa dignité avant de devenir un chrétien. A la suite de Socrate, le devenir soi ou le devenir subjectif n’est pas le monopole du religieux. Pour le penseur subjectif, l’homme dans la sphère éthique devient pleinement un soi pour oser la rencontre avec l’autre qui est également un soi28. Le christianisme enseigne aussi à devenir subjectif, c'est-à-dire à être vraiment sujet29. Une deuxième précision nous paraît importante. Alexis Philonenko écrit « Point de philosophie sans pensée, point de pensées sans expérience personnelle ou collective. La réflexion philosophique, trop souvent, semble tourner à vide, si elle ne repose pas sur un champs d’expériences engageant celui qui le développe, voire même s’en tient à l’esquisser. On dira alors qu’il ne s’agit que de segments de mémoires intégrés à un développement philosophique. Je le veux bien si le principe mémoriel est maintenu. Il est invraisemblable de constater combien les proclamations de l’unité de la philosophie et de l’expérience débouchent sur le néant, comme il fallait éviter toute personnalisation. Mais comme il arrive que les dieux se fâchent, un soupçon de personnalité s’introduit subrepticement, les amis proches n’ont aucune peine à reconstituer la pelote et ensuite à en souligner à autrui les passages critiques. Il n’y a donc rien à faire ? Si fait, et c’est d’éviter toute obscénité. Le reste ne pèse pas lourd dans la balance de l’étant »30 Notre motivation personnelle n’est pas ici de faire l’apologie du christianisme. Simplement, après avoir « vécu » les massacres du 11 septembre 2001 et les déclarations qui ont suivi autour du religieux31, il nous a semblé important de réfléchir avec un penseur religieux32 le 28 Henri-Bernard Vergote, Sens et répétition. Essai sur l’ironie kierkegaardienne, Ed. Cerf-Orante, Volume 1, 1982, p. 220. 29 S. Kierkegaard, Post-Scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, O.C. 10 ; p. 125 30 Alexis Philonenko, La philosophie du malheur. 2. Concepts et idée, Ed. J. Vrin, 1999, p. 7. . Nous faisons une observation qui n’a d’originale que son honnêteté intellectuelle en ce que nous cherchons à nous situer face à nos probables lecteurs : « Je suis un chrétien chestovien lecteur de Kierkegaard » Nous avons conscience qu’une telle affirmation n’est peut-être plus d’actualité après l’excellent livre d’Hélène Politis, Kierkegaard en France au XX ème siècle. Archéologie d’une réception, mais c’est ainsi que nous nous positionnons. Nous continuons à penser que Chestov est plus proche du religieux kierkegaardien. 31 Augustin Mutuale, « 11 septembre 2001 : Pour quelques autres interrogations à l’interculturel ? » in Revue Les irrAIductibles N°1 « Analyse institutionnelle et politique », université Paris 8, juin-juillet 2002, n°1. 19 comment vivre ensemble. Kierkegaard propose trois stades ou sphères dans l’existence et positionne la sphère religieuse comme étant la plus élevée de toutes. L’objet de cette thèse n’est pas d’opposer la sphère religieuse aux sphères éthiques et esthétiques mais bien de penser la spécificité des réponses de celle-ci à celle des autres sphères Notre recherche a pour but de répondre avec Kierkegaard à la question « Que faire » posée par Kant. Comment cette dialectique de l’amour du prochain est-elle une nouvelle attitude que la sphère religieuse enseigne pour mieux vivre ensemble ? C’est-à-dire penser et agir dans la banale réalité quotidienne en faisant de chaque rencontre un événement. Pour Kierkegaard, « Le concept de « Prochain » est en fait chaque propre moi redoublé. « Le prochain » est ce que les penseurs appelleraient « l’autre chose », c'est-à-dire la pierre de touche où doit être éprouvé le facteur égoïste de l’amour de soi »33. Pour réellement aimer l’autre comme soimême, c'est-à-dire devenir soi-même vraiment un individu, il faut devenir chrétien. Comme l’écrit Régis Jolivet commentant Kierkegaard « S’il faut travailler à développer dans l’individu les vertus héroïques, pour y détruire l’égoïsme et y installer l’amour pour tous ses frères humains, le seul moyen c’est de devenir chrétien parce que « l’amour de Dieu et celui du prochain sont comme deux portes qui ne peuvent être ouvertes et fermées qu’en même temps ». S’il faut enfin abjurer les partialités haineuses et sanglantes de la tribu, pour se hausser au sentiment de la fraternité universelle dans un commun destin qui ne pourrait s’achever ici-bas, mais conflue dans l’éternel, il n’y a toujours qu’une ressource, qui est de devenir chrétien. »34. Kierkegaard ne parle pas du christianisme mais du fait de devenir chrétien35. Le débat se situe au niveau des conditions essentielles pour une vie authentiquement chrétienne qui se résume dans la subjectivité de la contemporanéité avec le Christ et dans le témoignage chrétien comme imitation du Christ. Le devenir chrétien implique d’aimer l’autre comme soi même. Il y a une compréhension du soi même socratique qui est convoquée. Or, pour Kierkegaard, si c’est bien de cela que l’on parle c’est également de plus que cela encore. « Se comprendre soi même, c’est aussi le 32 « Ce petit ouvrage se propose donc de dire ce que je suis véritablement comme auteur, que j’ai été et suis un auteur religieux, que mon œuvre d’écrivain tout entière se rapporte au christianisme, au problème de devenir chrétien », S. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon œuvre, O. C. 16. 33 S. Kierkegaard, O. C. 14, p. 20 34 Régis Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard, Paris, Ed. Fayard, 1958, p. 275 35 S. K., l’Ecole du christianisme, O. C. 17 20 principe chrétien, sauf que ce « soi-même » a reçu des déterminations beaucoup plus riches et profondes. »36. Ce sont ces déterminations qui font rencontrer l’autre d’une manière qualitativement différente d’une vision par exemple humaniste. A la tolérance et à l’invitation à la fraternité humaniste se met en face l’exigence chrétienne comme devoir d’aimer « Que l’on s’imagine un païen qui n’est pas blasé par l’habitude de rabâcher les vérités chrétiennes, ou indemne de l’illusion d’être chrétien ; non seulement le commandement « tu dois aimer » l’étonnera, mais il le révoltera, le scandalisera. Et c’est précisément pourquoi s’applique à ce commandement de l’amour le signe du christianisme « tout est devenu nouveau »37 ». Dans cette obligation, dans ce commandement, apparaît dans toute sa force le concept de l’individu. L’individu est réellement pensé d’une manière existentielle avec le christianisme. Ici, il n’est plus question d’actes de fidélité, de respect et d’obéissance… comme dans différentes traditions, mais d’une obligation d’aimer, de rencontrer l’autre soi. Il y a un face-à-face simultané avec soi et avec l’autre. Comme le souligne Alain Renaut, « Je n’insisterai pas davantage sur l’importance de la contribution ainsi apportée par le christianisme à l’émergence d’une pensée de l’autre (comme autre être humain) sous le régime de l’identité, c'est-à-dire comme un « autre moi-même », comme un « alter ego », susceptible d’être identifié à moi. Comme un être d’égale dignité : parce que le christianisme originel était ainsi un universalisme absolu, il contenait en lui la perspective de s’accomplir sous la forme d’un individualisme absolu, quitte à faire cela voler en éclats la composante holistique qui se trouvait aussi (comme au demeurant dans toute religion) inscrite en lui »38. En révélant l’individu face à l’autre comme son moi redoublé, il y a selon Kierkegaard comme nous l’avons écrit, primat de l’individu sur l’espèce. Le social s’individualise, c'est-àdire qu’il « ressent dans ces entrailles » chaque soupir de l’individu. Le « Tu dois aimer » n’élimine en rien l’altérité et la pensée. Il y a double mouvement dans ce devoir d’aimer : celui de se comprendre soi-même pour comprendre l’autre et celui de se mettre en face de Dieu pour recevoir de lui cet autre qui devient son égal en se recevant soimême. Notre première naissance que nous appellerons humaniste est une expérience de la ressemblance. C’est d’abord la ressemblance qui nous relie à la communauté humaine. Toutes 36 S. K., Post Scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, O. C. 11, p. 53 S. K., Les Œuvres de l’Amour, O. C. 14, p. 23 38 Alain Renaut, « Alter ego : Remarques sur les figures contemporaines de l’identité », christianisme : Héritages et destins, Cyrille Michon, Paris, Ed. Librairie Générale Française, 2002, p. 134 37 21 les initiations que nous pouvons appeler éducation explicite ou implicite ont pour objet de nous faire ressembler aux autres membres de la communauté. D’où cette fraternité universelle. Cette expérience est vouée à un certain échec, conséquence de la naturalité : l’homme est différent de son semblable quantitativement. La communauté prend acte de ces différences dans la ressemblance de « l’être-là ». Elle fournit alors des efforts pour la reconnaissance des différences entre les individus, les sexes, les races, les cultures… Les revendications sont là pour rappeler ce désir humain d’accepter les différences. Le christianisme, dans le destin du petit d’homme, vient proposer une nouvelle naissance et cette fois-ci dans l’Esprit. Il nous fait traverser l’être-là pour rejoindre l’agapé. Le fondement n’étant plus le causa sui mais la donation dont fait l’expérience la pensée. C’est un retournement. La différence est amenée à sa pointe ultime et se reçoit dans la donation comme ressemblance. C’est de cette nouvelle détermination dont parle l’apôtre Paul quand il affirme que devant Dieu il n’y a ni juifs, ni chrétiens, ni esclaves… Le sommet de l’humanisme qui est éloge de la différence est le point de contention pour sauter dans l’unité de la foi. L’histoire, la communauté argumentative, l’approximation, la psychosociologie se meurent et ressuscitent dans le devant Dieu de la foi qui fait de l’autre son prochain. Kierkegaard a posé ce rapport au prochain à un niveau que l’on peut qualifier comme étant celui de l’indifférence. « Le religieux n’a pas d’autre dialectique que celle de la qualité et il dédaigne la quantité. » Il ne s’embarrasse pas des débats économiques sur la justice, l’égalité… Ce qui l’intéresse c’est lui. Si, chez Levinas, c’est le visage de l’autre qui me rend responsable de lui, chez Kierkegaard, la question n’est pas de faire de l’autre mon prochain (avec de gros risques de contamination quantitative) mais d’être le prochain pour l’autre. C’est là où se situe « l’indifférence » kierkegaardienne. « Celui envers qui j’ai a exercer le devoir est le prochain et quand je l’accomplis, je montre que je suis le prochain. Pour Christ en effet, il ne s’agit pas de savoir qui est le prochain, mais de le devenir soi-même, de se montrer miséricordieux, à l’exemple du samaritain qui, par sa conduite, prouva, non que le malheureux était son prochain, mais qu’il était lui-même le prochain de cet infortuné »39. Ce n’est pas un simple changement de perspective. Dans cette « indifférence » à l’autre il ne peut y avoir totalité puisque l’autre n’est pas inclus bien qu’il soit convoqué. L’autre n’est pas 39 S. K., Les Œuvres de l’Amour, O. C. 14, p. 21 22 maîtrisé, interrogé pour rendre compte de sa place dans le devenir du monde. Le religieux n’est qu’avec soi. Une telle forme de relation résiste au système au profit d’une démarche se laissant interroger par le non philosophique cultivant l’usage du paradoxe. Kierkegaard réhabilite ainsi « le domaine de la croyance, celui de l’agir ainsi que la question de la finitude humaine »40. Il rend ainsi à la philosophie une position relative et modeste que Ricœur reconnaît avec ces mots. « Il est entendu qu’il inaugure une nouvelle ère de la pensée »41 en questionnant la pensée de l’existence, en rendant ses lettres de noblesse au « Je » annulé par l’exigence des temps. « L’un des malheurs du monde moderne tient justement à ce qu’il a supprimé le « Je », le Je personnel ; aussi bien la communication éthico religieuse proprement dite est-elle comme éclipsée »42 . L’amour combattant comme engagement décisif43 surgi du concept du prochain contre l’exigence du temps sera élaboré dans le discours d’un individu devant Dieu : le religieux. B. Le devenir chrétien comme moyen Cette recherche a comme problématique la dialectique de l’amour devant Dieu comme engagement décisif dans le concept du prochain pour une autre approche éthique de la rencontre de l’autre. Nous proposons l’hypothèse selon laquelle une vraie fraternité humaine doit se laisser instruire, éduquer par le religieux kierkegaardien.44 Voici donc les questions qui vont accompagner la pensée de Sören Kierkegaard dans cette recherche. Comment devient-on « religieux » et que devient le visage de l’autre dans le « stade religieux » ? En quoi Abraham, le père de la foi des trois religions monothéistes pose-t-il la question de l’autre ? Comment peut-on penser la suspension téléologique de l’éthique dans ce qu’on nomme le sacrifice d’Isaac ? En quoi le chevalier de la foi qu’est Abraham est-il différent qualitativement du Héros tragique comme Agamemnon ? 40 Françoise Dosse, Paul Ricœur, Les sens d’une vie, Paris, Ed. de la découverte, 2001, p. 122 Cité par Françoise Dosse, Op. Cit., p. 122 42 S. K., La dialectique de la Communication Ethique et Ethico religieuse, O. C. 14, p. 375 43 Hélène Politis, « Etre là/ Existence/ Vie ». Le vocabulaire de Kierkegaard, Ed. Ellipses, p. 22 44 S. K., Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, O. C. 16, p. 52 41 23 En quoi, le Christ comme instant où l’éternité surgit dans les temps pose-t-il la question du paradoxe ? Nous comptons travailler entre autres avec les catégories kierkegaardiennes de la contemporanéité, du paradoxe, de l’instant, du péché, du prochain, du pardon, de la décision. A la suite de Kierkegaard, notre champ d’investigation sera celui de la réalité humaine vivante, de l’expérience de l’existant. Notre objet : l’autre dans la relation. Notre objectif : Penser le prochain. Notre démarche : Orientative. La démarche orientative n’est pas tant, dans l’explicative qui est plus socio-historique ou dans la descriptive qui est plus métaphysique45, que dans la perception active, dans l’action réfléchie, la décision. Nous aurons deux parties. La première abordera « le Problème du Christianisme », c’est-à-dire le devenir chrétien comme « saut » du scandale à la foi et ce que cela implique. A travers la décision de devenir ou non chrétien, qu’est-ce qui se joue derrière les différents lieux de la philosophie selon que l’on est d’Athènes ou de Jérusalem et quels sont les risques découlant de ce choix? Dans la deuxième, partie nous aborderons « Le devoir d’aimer comme paradoxe ». Comment l’amour du prochain se décline-t-il comme engagement décisif dans l’amour combattant ? Nous allons interroger la pensée humaniste de l’autre, l’amour immédiat et médiat et le pardon comme don pour faire se rencontrer sans rancœur les peuples. S’ouvrir à de nouvelles rencontres positives. Kierkegaard sera notre principal accompagnateur, interrogateur dans ces deux parties. Nous ne ferons donc pas une recherche sur S. Kierkegaard. Nous ne parlerons ni de la famille de Kierkegaard, ni de sa fiancée ni de la taille de ses pantalons, etc. Ce n’est pas non plus un 45 Nous n’allons pas écrire un traité de philosophie sur la charité. François Suarez en 1614 avec Metaphysicae disputations a été parmi les premiers à s’affranchir de la suggestion de la Métaphysique d’Aristote pour traiter les objets mêmes de la métaphysique. Nous allons traiter du concept de prochain en compagnie d’un philosophe religieux qui s’est interrogé sur ce que signifie exister. Nous allons relire ces textes à la lumière de la charité. Existence comme Amour Combattant aussi bien dans ses réflexions sur l’amour que sur Abraham, Job, ou contre l’Eglise danoise. 24 travail horizontal où nous allons mesurer l’étendue la plus ouverte de son œuvre et établir une sorte de relevé topographique des concepts. Nous ne nous arrêterons pas aux débats sur ces pseudonymes ou entre autres sur tel ou tel mot passé du danois en français par exemple. Mais cette recherche est un « face à face » et un accompagnement de Kierkegaard chemin faisant avec d’autres auteurs dans notre rencontre de l’autre. Nous allons nous appuyer essentiellement sur lui pour développer notre conception de l’autre dans le christianisme : Moi prochain de l’autre, comme nouveauté du christianisme dans l’éthique pour mieux vivre ensemble. Notre attention va se porter sur les conditions de l’émergence de soi comme prochain de l’autre, sur le décor d’où surgit et s’actualise ce soi prochain de l’autre comme amour combattant46. L’amour combattant est l’atmosphère du chrétien né par le saut de la foi comme prochain de l’autre, de tout homme. A la manière kierkegaardienne, cet engagement décisif ne sera pas décrit, disséqué mais parlé, approché par différentes facettes de l’existence. L’objectif est de rendre attentif au concept du prochain. Ce choix nous incite à la répétition. Chaque pas de l’avancée dans la recherche contient en lui la reprise. La méthode consistant à aller et revenir, de partir ailleurs pour parler d’ici n’est pas à confondre avec celle du littérateur qui ménage l’idée en la palpant avec discrétion et délicatesse. Nous allons chercher à épuiser l’idée47 tout en sachant que par son essence même devant Dieu elle s’avère inépuisable. La philosophie dans la pensée de Kierkegaard n’est pas celle qui vient après la religion, c'està-dire qui dans l’après coup, est capable d’analyser, de disséquer ce qui a été. Elle n’est pas « Le Démon de Laplace » qui voit tout. Elle est dans une position plus modeste, celle de recevoir ce que ses yeux et ses oreilles peuvent voir et entendre de la religion qui est devant. Le philosophe est le sage éthicien qui s’est approché à la frontière de la sphère religieuse. Il utilise ses jumelles et voit le religieux poser les mêmes gestes que lui dans la réalité banale quotidienne. Mais, il sait que ces gestes qui ressemblent aux siens sont qualitativement différents car imprégnés de l’éternité. Comme nous l’avons souligné à la suite de Kierkegaard « Le religieux n’a d’autres dialectique que celle de la qualité et il dédaigne la quantité où l’esthétique a son domaine. Indifférent à l’extérieur dont l’esthétique a besoin dans son résultat, le religieux dédaigne toutes les choses de ce genre ; il proclame à tous et à 46 47 Denise Leduc-Fayette, Pascal et le mystère du mal. La clef de Job, Ed. Cerf, 1996, p.14 Henri Lefebvre, L’Existentialisme, Ed. Anthropos-Economica, Paris, 2eme édition, 2001, p. 93 25 chacun que si l’on croit que l’on a fini (c’est-à-dire se l’imagine, car pareil achèvement n’est pas l’objet de la foi, laquelle est infini)- c’est que l’on a perdu) »48 La seule question qui va traverser toute cette recherche est : comment devient-on pour l’autre un prochain ? La réponse : En devenant chrétien. Comment devient-on chrétien ? En sautant des vérités générales et nécessaires à la foi comme paradoxe. Le travail sera ardu de conceptualiser avec certains qui comme Chestov, Nietzsche et Kierkegaard se considèrent ou sont considérés à tort ou à raison comme des non philosophes, ne respectant pas la dogmatique de la conceptualisation Notre travail aura « la modestie » de s’adresser à tout le monde comme le suggérait Montaigne49. Nous ne chercherons pas à inventer des mots philosophiques mais comme le pensait Gadamer, nous prendrons dans notre quotidien des mots qui placés dans un contexte particulier auront un usage philosophique50. La recherche aura comme le disait Jaspers la couleur de notre démarche de l’existant confronté aux élans, doutes, tâtonnements quotidiens… L’écriture portera en elle ces événements et ces lourdeurs, dans ce que nous nommons avec Jean Greisch comme « implications philosophiques d’une vision particulière du monde. »51 48 S. Kierkegaard, Coupable ?- Non coupable ? O.C. 9, p. 408. Cité par Tzvetan, Todovov, Le jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Ed. Grasset, 1998, p. 225 50 Cité par Paul Ricoeur, Penser la bible, op. cit., p. 347 51 Jean Greisch, Le buisson ardent et les lumières de la raison. L’invention de la religion, t. 1, Héritages et Héritiers du XIXeme siècle, Ed. Cerf, 2002, p. 9 49 26 DEVELOPPEMENT PREMIERE PARTIE « LE PROBLEME DU CHRISTIANISME » 27 I. DU HEROS TRAGIQUE AU CHEVALIER DE LA FOI 1. Le Héros tragique comme lieu de définition de la sphère éthique. A. Compréhension de la vie éthique par opposition à la vie religieuse. André Clair52 pense que pour déterminer la vie éthique, Kierkegaard procède de deux démarches. La première serait « génétique ». Par une analyse de la genèse, on connaîtrait l’essence de la vie éthique. « Cette vie est l’effet d’un certain parcours, d’un processus d’actualisation qui est à comprendre comme le passage de l’intériorité à l’extériorité ». La problématique en serait la formation de la moralité chez l’individu. Pour André Clair cette démarche reprendrait la thèse de Hegel selon laquelle l’extérieur est supérieur à l’intérieur. Un homme qui vit selon l’éthique, doit poser continuellement l’acte de l’effectuation de soi qui est celui de la médiatisation, du rendre public ou de la manifestation sociale. L’Homme vivant dans l’éthique serait, celui qui est déterminé socialement et qui vit en rapport avec les normes. L’édification de la moralité est donc pensée par une limite posée entre l’intérieur et l’extérieur. C’est dans l’exigence de l’extériorisation que se situe la vie éthique. La seconde démarche, qu’André Clair place également sous le patronage de Hegel, serait celle consistant à traiter une question en faisant recours à l’analyse des figures culturelles. Cette démarche, dans le cas qui nous concerne, c’est-à-dire de la vie éthique serait celle de la confrontation entre deux essences différentes en l’occurrence celles de l’éthique et du religieux. C’est en accentuant les oppositions, en partant des figures représentant chacune des sphères que nous pouvons déterminer la vie éthique et la vie religieuse. 52 André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Ed. P.U.F., 1997, p. 73-77 28 Le livre Crainte et tremblement de Kierkegaard53 procède de cette deuxième démarche. Comme le souligne André Clair, « Ce qui est caractéristique de Crainte et tremblement, c’est la forme du problème qui consiste à déterminer l’ordre éthique à l’une de ses limites, par sa différence avec le religieux. Il s’agit d’expliquer, par une méthode de comparaison, comment quelques héros sublimes, tels qu’Agamemnon, Jephté ou Brutus, tous proches qu’ils paraissent être d’Abraham par la situation qu’ils ont à affronter et par la solution qu’ils lui apportent, en sont pourtant tous différents. La vie éthique n’est pas définie par une analyse de concepts mais elle est pensée au moyen de l’examen de figures ou de types culturels. Ce n’est donc pas une théorie pure de la moralité et pas non plus une herméneutique mais une explication par confrontation et opposition : considéré à sa limite (donc bien en vue de la pureté du concept), qu’est ce qui permet de qualifier une conduite comme éthique. » 54 Ce texte reprend bien ce que nous venons de présenter sur la deuxième approche Kierkegaardienne de l’éthique. Face à Hegel, représentant pour Kierkegaard l’exemple même des systèmes philosophiques avec leurs conceptualisations à outrance qui imposent à l’existant leurs vues, Kierkegaard part des existants, dans leurs singularités pour penser l’éthique. Cette éthique interrogée dans son rapport avec l’existence de l’individu « visait à en déterminer les caractères généraux dans une définition d’essence ; il s’agissait de répondre à la question : à quels traits reconnaîtra t-on un acte comme éthique ? Quels seront les critères communs et publics d’un tel acte ? L’acte éthique était ainsi considéré selon l’éthos d’une société et se trouvait caractérisé en fonction de normes générales »55 Comme Pascal qui se référait à Epictète et Montaigne comme « lieu (X) – tenant du stoïcisme et du pyrrhonisme »56, Kierkegaard exploite un des traits de la mentalité hébraïque faisant jouer un rôle symbolique aux noms de personnes pour faire d’Abraham le lieu de la transformation de la philosophie : l’individu supérieur au général. L’histoire d’Abraham n’est pas posée comme le lieu du combat et de l’effort. On serait ainsi dans un débat éthique. Kierkegaard le pose en termes de conflits. Or, « un conflit est tout autre chose qu’une tâche ; il est la collision entre deux exigences contraires : ici, c’est 53 S. Kierkegaard. Crainte et tremblement. O.C.5 André Clair. « La pensée éthique de Kierkegaard : l’articulation entre norme et décision » in revue de la philosophie Kaïros n°10, Kierkegaard, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997, p. 68 - 69 55 André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Op. cit. , p. 83 56 Denise Leduc – Fayette, Pascal et le mystère du mal, Op. cit. , p.15 54 29 l’opposition entre la conduite selon la règle générale (Abraham serait un criminel en tuant Isaac) et la réponse à un appel d’en haut (Yahvé demande le sacrifice d’Isaac) »57. C’est en envisageant le conflit entre le général et le singulier que se pense ici la différence qualitative entre l’éthique et l’éthico religieux, c’est-à-dire entre le héros tragique et le chevalier de la foi. Le livre Crainte et tremblement introduit d’une manière aiguë les oppositions extrêmes existant entre le religieux et l’éthicien. Ces oppositions correspondent à des exigences de nature différentes. Passer de l’éthique au religieux ne peut pas se faire uniquement par la voie de la médiation ou de la raison mais bien par le saut dans l’absurde. Toutefois, il est important de signaler que, si Kierkegaard s’est inspiré de la « Lettre de Saint Paul aux Philippiens »58 pour le titre de l’ouvrage, c’est pour démontrer qu’à la différence de tous les intégristes qui croient servir Dieu dans des actes de bravoures où se mélangent désirs et satisfactions personnels, servir Dieu ici ou obéir à Dieu même dans une décision extrême se fait dans une humilité extrême. Cette attitude profonde est à l’opposé de ceux qui paradent après les attentats et comptent les morts et les actes de destruction. L’acte religieux est un acte solitaire qui ne peut se justifier dans le langage, c’est-à-dire dans l’éthique, et qui ne peut être une manifestation de gloire que par lui-même et non porté par un discours justificatif ou affirmatif. Le religieux est tellement occupé par le regard de Dieu sur son acte, qu’il ne pense pas aux retentissements de celui-ci à travers les média dans le monde. Le religieux souffre, d’où la crainte et le tremblement, mais ne se réjouit du malheur des autres. Abraham est l’exemple du mystère terrifiant du don sacrificiel ainsi que le souligne Derrida59 . Antigone face aux deux lois Quand nous parlerons de conflits et de positions extrêmes dans la même sphère, il s’agira en fait d’oppositions extrêmes prises dans des exigences de même nature avec leurs différences 57 André Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, Ed. Cerf, 1993, p.93 Lettre aux philippiens 2,12 « Ainsi donc, mes biens aimés, obéissant comme vous l’avez toujours fait, non seulement comme lorsque je suis présent, mais bien plus encore maintenant que je suis absent, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement. » 59 « Ce devenir – responsable, c'est-à-dire ce devenir – historique de l’homme, paraît se lier de façon essentielle à l’évènement proprement chrétien d’un autre secret, ou plus précisément d’un mystère, le mysterium tremendum : le mystère terrifiant, l’effroi, la crainte et le tremblement de l’homme chrétien dans l’expérience du don sacrifiel. » J. Derrida, Donner la mort, Paris, Ed. Galilée, 1999, p. 21. 58 30 quantitatives. En réalité, malgré la violence de la collision, ces oppositions seront relatives car il s’agit là d’un défaut d’interprétation, de décryptement, voire de la mauvaise volonté ou autres tares…Nous pensons par exemple au texte de Michel Foucault dans lequel la pensée de l’autre est considérée comme exotique en raison de l’impossibilité de faire un bond60. Mais le bond, s’il se fait ne rencontre pas une pensée de nature différente, il ne s’agit qu’en quelque sorte que de « l’auto redoublement » ou de « l’auto dédoublement » de l’éthique. Les gens parlent mais ne s’écoutent pas. La distance est devenue grande : le moi dans sa dérivation ne se reconnaît plus. Ici se joue ma perception du monde qui s’enferme en elle-même comme une totalité intelligible et raisonnable et considère l’autre comme autant de fragments intéressants mais non raisonnables et plutôt exotiques. Ce conflit des extrêmes peut devenir tragique dans l’éventualité d’un enjeu crucial où « le pouvoir joue sa vie ». Prenons le cas de la maison royale de Thèbes. Passons sur les infortunes qu’a connu Cadmos où l’on pourrait trouver quelques ressemblances avec l’histoire de Job où un innocent va connaître autant de malheurs et aussi celles de son arrière-arrière- petit fils Œdipe, pour atterrir dans le drame d’Antigone et ses frères et sœur61. Kierkegaard a développé avec génie la tragédie de l’arrière- arrière petite fille de Labdakos dont le drame fut de sacrifier sa vie à son secret62. Nous allons en ce qui nous concerne, nous arrêter aux choix éthiques se jouant dans le massacre mutuel de ces frères, petits fils de Laïos qui est aussi leur beau père. Les deux tragédies crées par Sophocle « Antigone » et « Œdipe à colonne », se situent après la mort de Jocaste dont le malheur fût d’apprendre que le père de ses 4 enfants était son propre fils, également meurtrier de son mari. Quand Polynice renonça comme son père et demi – frère Œdipe au trône c’est Créon le frère de Jocaste qui accepte d’assumer la régence. Lorsque Œdipe fût banni de Thèbes, seules ses deux filles et demi-sœurs Ismène et Antigone restèrent fidèle. Antigone l’accompagna dans ses pérégrinations jusqu’à ce qu’ils trouvent 60 A travers le rire –à l’origine de son œuvre importante- à la lecture du texte de Borges sur « une certaine encyclopédie chinoise », Michel Foucault écrit « dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela ». Michel Foucault, Les mots et les choses, Ed Gallimard, Paris, 1966, p. 7. Dans cette préface, il y a une invitation à oser penser « de chemins enchevêtrés, de sites étranges, de secrets passages et de communications imprévues » (pp 10-11). 61 Sophocle, « Antigone », Théâtre complet de Sophocle, Ed. Flammarion, 1964 62 S. K., L’alternative, O. C. 3, pp. 145 - 155 31 asile chez le Roi d’Athènes, Thésée, ce roi sage d’une cité où la raison était dans son apogée en tant qu’arbitre de la nouvelle moralité du bien et du mal. Continuons à poser le contexte et l’atmosphère de la tragédie de la maison royale de Thèbes. Après le départ de leur père Œdipe, ses deux fils Polynice et Etéocle revinrent sur leur parole et réclamèrent le trône d’Œdipe. Malgré sa jeunesse, Etéocle, réussit à se faire élire roi et chassa son frère aîné qui se réfugia à Angos où il complota avec six autres princes pour combattre Thèbes et récupérer le royaume. Il se pensait dans son droit. Entre temps, Œdipe mourut à Athènes avec une paix relative, celle, de ne plus être regardé comme un être haïssable. Les deux sœurs reviennent ensuite à Thèbes où ils découvrent que l’un de leur frère est en train de protéger la ville et ses sept portes, et l’autre, avec le soutien de six complices, en train de tenter les enfoncer. A un moment donné, les deux frères se retrouvèrent face à face devant une des portes de Thèbes et s’entretuèrent. Comme le raconte Edith Hamilton « Etéocle mourant regarda son frère et pleura ; il n’avait plus la force de parler. Polynice pu encore murmurer quelques mots : « Mon frère, mon ennemi, mais si cher, toujours si cher. Fais moi inhumer dans ma terre natale – que j’en possède au moins cela. »63 Par cette scène, Sophocle adresse un signe de réconciliation finale entre les deux frères mais ce n’est plus depuis longtemps une affaire privée. Créon, dont le fils Ménécée fut sacrifié pour sauver Thèbes selon l’oracle du célèbre devin Tirésias, reprit légitimement le pouvoir et décréta avec l’assentiment enthousiaste des thébains – qui finirent par écraser leurs ennemis – qu’aucun de ceux qui avaient combattu contre Thèbes ne recevrait de sépulture. Aussi, Etéocle allait donc recevoir les honneurs alors que Polynice ferait le repas des bêtes et des rapaces. En punissant les morts, alors que même dans sa terrible vengeance Achylle a redonné le corps d’Hector à son père Priam, Créon – avec le consentement des thébains – opposait un droit écrit à un devoir sacré. C’est là où Antigone malgré, les conseils de sa sœur défia, le pouvoir de l’Etat en ensevelissant son frère. « Tu connaissais mon édit ? » demanda Créon. « Oui » lui repondit Antigone. « Et tu as transgressé la loi ? » « Ta loi qui n’est pas celle des dieux ni celle de la justice » rétorqua Antigone. « Les lois non écrites qui nous viennent des dieux ne sont ni pour 63 Edith Hamilton, La mythologie, ses dieux, ses héros et ses légendes, Verviers, Belgique, Ed. Marabout université, 1962, p. 326 32 hier ni pour demain mais de tous les temps. » Ainsi, à la raison d’Etat, à la loi écrite et à la nouvelle justice instituée par Créon, Antigone opposa les lois éternelles non écrites du devoir moral, familial et religieux. Qui a raison ? La force étant du côté de Créon. Celui-ci condamna Antigone à la mort. Celle-ci trouva la force de crier aux thébains. « Regardez moi, voyez ce que je souffre pour avoir observé la plus haute loi. » Pour Antigone sa loi était plus haute que celle de Créon. Nous ne pensons pas que Créon partageait cette opinion. Il ne suspendait pas la loi ancienne mais imposait cette autre loi dans l’hypothèse où la cité était bafouée. Le débat est public, les arguments sont compréhensibles de tous et les sophistes peuvent se régaler ! Le conflit est ici économique ou quantitatif. Que les hommes parlent de la justice et ou de la morale humaine et ou divine, ils sont tous dans la même sphère avec des lectures différentes en fonction de leurs intérêts. Ce conflit n’est pas différent dans sa nature économique du procès de Socrate. Que l’on soit du côté de Socrate ou de celui de son accusateur Mélètos, on doit reconnaître que le vote fut démocratique. Sur les cinq cents votants, il y eut une différence exprimée de trente voix en faveur de la condamnation à mort de Socrate64. Ils se sont appuyés sur la loi et la raison. Dans le drame d’Antigone, comme le souligne Zorgbibe, « c’est l’hésitation entre deux lois, celles des anciens et celles des vivants. »65, comme chez Socrate avec les deux visions d’un monde sur quoi et comment enseigner. Le débat se situe dans le monde éthique. Le drame d’Antigone émeut et fait frémir de sympathie même ceux qui choisissent l’autre loi. Esthétiquement et éthiquement, Antigone est une héroïne tragique. Agamemnon, Jephté et Brutus comme figures tragiques du choix éthique Ce n’est pas dans l’étude de la figure d’Antigone que nous allons poser, dans leur extrême limite, les deux questions majeures : celle des frontières du stade éthique et de la spécificité du geste religieux se différenciant de celui d’un esthéticien et d’un éthicien66. Mais, le drame d’Antigone ou le procès de Socrate peuvent nous donner une indication du stade éthique. Il n’est pas tout d’une pièce. « La généralité peut-être plus ou moins stricte, la manifestations 64 Platon, Apologie de Socrate, in œuvres complètes de Platon, Ed. Gallimard, 1950, 36 a, p. 174 Guillaume Zorgbibe, Les paradoxes de la loi. Saint – Augustin et Kierkegaard, Ed. l’Harmattan, 2003, p. 97 66 Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Paris, Ed. Ellipses, 2002, p. 28 - 29 65 33 plus ou moins complète, la conformité à la norme plus ou moins exacte, ou plutôt il y a plusieurs formes de généralité, de manifestation, de normalité.67 » Les différentes conduites peuvent être éthiques et résolues dans l’éthique. La question en posant la conduite d’Agamemnon face à celle d’Abraham par ailleurs même conduite est celle de penser un motif discriminatoire qui fait d’une conduite éthique et l’autre pas. Commençons par la figure éthique. La question qui nous accompagne dans ce chapitre est de savoir à quelles caractéristiques on reconnaît une conduite comme étant éthique. Comme pour Antigone, nous allons reprendre la tragédie de la maison d’Atrée. Nous allons réfléchir sur le moment où l’éthique peut être interrogée dans toute son intensité : Le sacrifice d’Iphigénie par son père. Voici comment Kierkegaard met en scène l’intensité de cette conduite. « Quand une entreprise intéressant le sort de tout un peuple est entravée, quand elle échoue par une disgrâce du ciel, quand la divinité courroucée impose à la mer un calme défiant tous les efforts, quand le devin accomplit sa lourde tâche et déclare que le dieu réclame le sacrifice d’une jeune fille, - le père doit alors héroïquement effectuer le sacrifice. Il cachera noblement sa douleur, malgré son désir d’être « l’homme de rien qui ose pleurer », et non le roi obligé d’agir en roi. Et si en sa solitude son cœur s’emplit de douleur, s’il n’a pas parmi son peuple que trois confidents, tout son peuple sera bientôt le confident de son infortune, mais aussi de la noble action où il consent dans l’intérêt général à sacrifier sa fille, l’aimable vierge. Ô gorge charmante, Ô belles joues, cheveux blonds et dorés. Sa fille en pleurs le touchera, le père détournera son visage, mais le héros lèvera le couteau. – Quand la nouvelle parviendra au pays des aïeux, les belles vierges de Grèce rougiront d’enthousiasme, et si la victime était fiancée, son prétendant, loin d’entrer en fureur, sera fier de participer à la noble action du père, car l’infortunée lui appartenait avec plus de tendresse encore qu’à son père. »68 Cet éloge du sacrifice médiatise les qualifications qui font de cette conduite à Aulis « universellement » louable. Kierkegaard s’est inspiré de la pièce d’Euripide pour penser la conduite éthique, nous allons aussi relire ce texte69. 67 André Clair, Existence et éthique, Op. Cit., p. 77 S.K., Crainte et tremblement, O.C. 5, Op. cit., p.149 69 Euripide, Iphigénie à Aulis, Paris, Ed. « Les belles lettres », 1983. Sauf indications contraires, les pages que nous nommerons en rapport avec Agamemnon seront tirées de cet ouvrage. 68 34 Cette œuvre d’Euripide est la démonstration parfaite du règne de la différence quantitative, de l’économique dans les choix éthiques. L’acceptation du sacrifice d’une fille bien aimée représente le triomphe de la sphère publique sur la sphère privée. Il n’y a pas condamnation d’une dimension au profit d’une autre mais graduation, supériorité. Comme l’écrit si bien H. Politis « Le père est le chef, l’individu et la collectivité se heurtent avec une égale légitimité ; le principe de la collectivité l’emporte sur le principe individuel, mais sans ruiner en son fondement ce principe. »70. Face au général, l’individu doit s’incliner. Le devoir –l’éthique – d’Agamemnon en tant qu’être humain est de ne pas tuer, en tant que père de protéger sa famille et en tant que chef de secourir son peuple. Quand ses devoirs se heurtent, il faut faire un choix. Il y a un drame, une tragédie car ce choix ne se fait pas sans souffrances terribles. On ne sort pas indemne de cette expérience bien qu’il soit justifié, un devoir est meurtri par rapport à un autre estimé supérieur. Chaque devoir est en soi une totalité bien qu’il y ait hiérarchisation. Le choix d’un devoir par rapport à un autre ne peut se faire sans violence, déchirure. Le devoir familial de protection se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin d’un devoir supérieur. Il le subit par la force des choses. La famille comme la pense Hegel est déjà une communauté avec ses organisations et ses pouvoirs. La famille comme cellule est un territoire et tout acte qui ne l’alimente pas, n’élargit pas son territoire est une agression qui lui retire ses forces vitales. Le principe économique fait de l’Etat une grande famille composée des multiples familles. C’est le cercle des cercles. Or le principe du cercle est d’être fermé sur lui-même. Comme tout cercle, il se suffit à lui-même. Ce cercle qu’est la famille ne sort de lui-même que par éclatement ; par exemple pour récupérer une force ailleurs ou pour se constituer en une autre force. Il y a ainsi un temps de maturation qui libère et se nourrit des forces. Ce temps « naturel » qui dans la Bible est nommé comme l’abandon de sa famille pour aller en construire une autre famille ailleurs a toujours un côté dramatique car il faut sortir du cercle, donc blesser en ouvrant une brèche. Ce qui donne de la « naturalité » à cet avènement, c’est le besoin de la force vitale de se libérer ou de se reconstituer. 70 H. Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Op. Cit., 29 35 Là où il y a le règne de la famille il y a des héritages. La famille se constitue et se reconstitue dans l’espace et le temps tout en tenant à son identité. Il y a là une dimension de propriété. La famille est la première communauté se déterminant comme unité sentie où chaque membre a conscience dans toute son intensité d’un destin d’appartenance71d’où le langage populaire du non choix de sa famille comme première identification sociale ou destin du petit humain. Si nous suivons Hegel, nous pouvons reprendre sa réflexion du paragraphe 18a « L’extension de la famille, comme passage de celle-ci à un autre principe est dans l’existence tantôt le simple développement de celle-ci en un peuple, en une nation qui a par suite une origine naturelle commune, tantôt c’est le rassemblement des collectivités familiales dispersées, soit par la puissance d’un maître, soit par le consentement libre et cette union est introduite par les besoins qui attachent et par l’action réciproque de leur satisfaction »72. Celui-ci nous explique comment se fait le passage mais pas comment il est vécu. Le choix dramatique entre le devoir familial et la raison d’Etat La dialectique de la médiation est le fait que par la réflexion l’individu passe de la cellule nucléaire naturelle qui est la famille à la société civile garante des intérêts de chacun : la protection de la propriété et des libertés individuelles et enfin à l’Etat comme destin collectif de tout individu se réalisant dans « l’unité intime de l’universel et de l’individuel » où chacun de ses membres puise son objectivité, sa vérité et sa moralité car lui l’Etat est l’Esprit objectif, la réalité en acte de l’idée morale objective73. Cette progression réflexive d’étages en étages qui dépasse et garde en même temps se réalise économiquement. Dans l’Etat se réalisent totalement les destins individuels et la famille atteint sa valeur objective comme unité dans l’unité substantielle. L’Etat est ainsi le but final de l’épopée familiale donc il est « plus riche » que la famille donc il s’impose à celle-ci comme à chacun de ses membres. L’Etat est la raison. C’est le rationnel en soi et pour soi. Il n’a pas besoin de se justifier, c’est lui qui justifie, il est ainsi le juge suprême. La raison d’Etat est toujours raisonnante et le destin de chaque membre est d’obéir à cette raison au risque de désintégration. Tout « non » à l’état est un risque de désintégration de celui-ci et donc un péril pour chaque membre. 71 Hegel, Principes de la philosophie du droit, Ed. Gallimard, 1940, § 158, p. 185. Ibid., p. 262 73 Ibid., § 257 et § 258 72 36 Pour mieux saisir ce drame, cette lutte à mort entre le devoir familial et la raison d’Etat, nous devons garder à l’esprit l’image des cercles dans le cercle. Le cercle qui englobe l’autre n’est pas naturel, il fait toujours violence et surtout dans le cas du cercle, on ne peut parler que d’un cerclage et non pas d’une rencontre. La seule relation possible est donc celle de l’encerclement c’est-à-dire de la prédominance. Le devoir familial subit la raison d’Etat parce qu’il est cerclé par elle et ceci d’autant plus qu’elle représente le cercle parfait. Si nous disons qu’il n’y a pas de relation dans le sens pur de l’autonomie et de l’égalité, il y a par contre la reconnaissance. Le cercle qui cercle l’autre ne peut le faire que s’il contient et dépasse en même temps le cercle encerclé. La différence entre les deux cercles est quantitative. Revenons à Aulis en intégrant ces éléments qui nous permettront de mieux faire une lecture critique des différents personnages parties prenantes au drame ainsi que de leurs discours et choix éthiques dans les cercles encerclés par le cercle. Euripide a mis en relief les personnalités de chacun des personnages qui sont des « êtres humains » et pas seulement les personnages désincarnés d’une pièce74. A l’exaltation de l’individu qui dominait les enseignements sophistes de son époque, il oppose celui de l’intérêt commun. L’individu doit se plier face au général. L’intérêt de son texte réside dans le fait qu’il n’esquive pas les difficultés. Il n’y a pas seulement un Agamemnon courageux et héroïque. C’est aussi un père avec son amour paternel et ses devoirs familiaux. Il a la fonction de chef avec le devoir d’obéir à la raison d’Etat et d’être le garant de l’exécution de celle-ci : c’est le gardien du temple. Euripide ne veut pas entrer dans la facilité par le biais de la justification du personnage d’Agamemnon ; par exemple, avec le vœu imprudemment fait à la déesse Artémis de lui sacrifier le plus beau produit de l’année pour se rendre compte après coup qu’il s’agissait de sa fille. Son refus de s’exécuter aurait contrarié la déesse et conduit celle-ci à se venger en retenant les vents. Il y aurait donc eu culpabilité d’Agamemnon et son sacrifice ne serait qu’une simple réparation de son impudence. Il y avait aussi la légende d’une biche tuée par mégarde provoquant le courroux d’Artémis. 74 François Jouan, « Notice » in Iphigénie à Aulis, pp. 30 - 45 37 L’histoire est simple. Agamemnon est choisi comme chef de l’armée pour attaquer Troie et libérer Hélène, la femme de Ménélas. Il n’a pas été choisi parce qu’il était le plus brave mais par respect pour son frère. Donnons lui la parole. « Et c’est moi qu’on a choisi comme général, par égard pour Ménélas, mon frère. Cette dignité, plût au ciel qu’à la place un autre l’eût reçue ! Une fois l’armée assemblée et concentrée ici, nous voici arrêté en Aulis, incapables de prendre la mer. Dans son embarras, le devin Calchas nous révéla que ma propre fille, Iphigénie, devait être immolée d’Artémis, maîtresse de cette terre. La traversée aurait alors lieu et les phrygiens seraient écrasés. Cela si nous l’immolons : sinon, rien ne se ferait. » (pp. 62 – 63). Agamemnon ne s’est pas désigné comme chef de l’armée mais il a été choisi. Ce n’est pas à cause de son lien de parenté avec Ménélas que sa fille doit être sacrifiée mais par le fait qu’il occupe la place du chef et celui-ci doit sacrifier sa fille pour que les troupes avancent. Son refus ne va pas seulement sauver sa fille mais réduire la force vitale de la Grèce. On comprend dans sa réponse adressée à Iphigénie « c’est-à-dire la Grèce, que je le veuille ou non, qu’il faut t’immoler. Contre cela, nous ne pouvons lutter : elle doit être libre autant qu’il dépend de toi, ma fille, comme de moi, et il ne faut pas que des barbares viennent à des Grecs ravir de force leurs épouses. » (p. 110). La facilité peut amener à interpréter ces paroles, selon nos prétendus critères éthiques d’aujourd’hui vis-à-vis d’une réalité à connotation religieuse comme étant une soumission au caprice de la déesse Artémis. La facilité consiste aussi à réduire le discours d’Agamemnon à celui d’un homme faible et ambitieux, justifiants ses contradictions. Certains commentateurs se sont engouffrés dans ces brèches. François Jouan dans sa « notice » par exemple suggère qu’Agamemnon tenait tant à son commandement qu’il ne pouvait renoncer à sacrifier sa fille aînée aimée. « Le conflit en lui entre le Roi et le père se résout par une résignation peu glorieuse au destin, qu’il déguise en sacrifice à la raison d’Etat et en témoignage d’un patriotisme panhellénique dont la sincérité reste sujette à caution. » (p. 32) Si François Jouan a raison dans ce commentaire, il se met en contradiction avec la démarche éthique d’Euripide du sacrifice à l’intérêt commun (p. 43). Il est étonnant qu’il critique Aristote considérant d’infantile dans sa poétique le revirement d’Iphigénie, qui après avoir cherché à convaincre son père de la laisser vivre fait volte face soudainement en acceptant son destin. Si tout le monde s’accorde à considérer les deux principaux protagonistes du drame comme égoïstes, alors Clytemnestre a raison car sa position sera toujours celle de l’éthique protectrice de la famille. Du début à la fin, – ce qui l’amènera même à la vengeance : Humilier son mari 38 en prenant un amant et le tuer à son retour victorieux de la guerre – elle défendit la famille contre l’Etat. A aucun moment on ne voit Clytemnestre accusé Agamemnon de ne voir que ses intérêts personnels mais bien de faillir à son rôle de protecteur de famille. Le discours d’Iphigénie en implorant son père aura aussi ce même contenu. Tous les personnages principaux hormis Clytemnestre ont connu de revirements ; par exemple Ménélas qui s’opposa à ce que son frère puisse renier sa promesse et qui devant les pleurs de ce père céda enfin et lui conseilla avec insistance de revenir sur sa promesse « La pitié m’a gagné pour ta malheureuse fille quand j’ai songé à notre parenté : C’est aux intérêts de mon mariage qu’elle va être immolée. Qu’y a-t-il entre Hélène et ton enfant ? Que l’armée soit licenciée, qu’elle quitte Aulis, et toi, cesse de tremper tes yeux de larmes, mon frère, et de pousser à pleurer à mon tour. Si tu as quelque intérêt dans l’oracle concernant ta fille, je n’en veux aucun pour moi, je te cède ma part. De fait, j’ai changé depuis mes cruels propos. Sentiments naturels : l’affection pour celui qui est des mêmes parents a produit ce revirement. » (p. 79). Il y eut aussi des critiques de la part des commentateurs d’Iphigénie à Aulis traitant Ménélas de lâche menteur dont les paroles n’étaient que de la stratégie. Revenons au texte et observons qu’Agamemnon qui connaissait bien son frère, avec qu’il venait de se disputer au sujet des intérêts de chacun dans le sacrifice d’Iphigénie, ne trouva rien à redire de celui-ci et trouva même la force de sacrifier sa fille bien aimée. Même là, nous ne sommes pas encore vraiment revenus au texte. Celui-ci met en lumière cette lutte à mort entre deux éthiques, celle de la protection familiale et celle de la raison d’Etat. Ménélas est à ce moment comme Clytemnestre. Ils réduisent le conflit par rapports aux intérêts familiaux. D’où la tirade de Ménélas « Qu’y a t il entre Hélène et ton enfant ? » Clytemnestre, comme Iphigénie dans un premier temps, portera la même argumentation protectrice de sa propre famille. Dans cette pièce, nous voyons les personnages tenir les discours différents et évoluer dans leurs discours hormis Clytemnestre, pour finir par prendre acte du fait que le sacrifice demandé se place au-dessus du souci de l’entité familiale. L’individu au service du général 39 Sur le plan quantitatif Agamemnon a raison tout comme Iphigénie dans son revirement. Les commentateurs et par-dessus tout Aristote l’ont considérée comme une gamine ne faisant que répéter les propos de son père alors qu’en réalité elle est passée de la protection familiale au sentiment de servir le bien commun. Voici ce qu’elle répond à sa mère et Achille qui veulent l’aider à se soustraire au sacrifice. « Ecoute, ma mère, ce qui m’est apparu à la réflexion. Ma mort est résolue. Mais cette mort même, je veux la retourner à ma gloire en rejetant toute bassesse. Considère ici avec moi, mère, combien j’ai raison. Sur moi, en ce moment, cette immense Grèce a toute entière les yeux fixés et c’est de moi que dépendent le départ de la flotte et la ruine des phrygiens, ainsi que le sort des femmes à venir ; les barbares, même s’ils l’entreprennent, n’auront plus la licence de les arracher au sol fortuné de l’Hellade, une fois qu’ils auront expié la perte d’Hélène, enlevée par Paris. » (p. 115) Est-ce là le discours d’une jeune fille naïve et espiègle (p. 35) ou bien d’une personne qui après mûre réflexion, c’est-à-dire après confrontation des éthiques, fait le choix de se conformer à ce qui est jugé supérieur tout en n’annulant pas pour autant ce qui est considéré comme moindre ? Celui-ci est gardé et dépassé par celui-là. Le revirement est réflexion critique aboutissant au choix décisif. Iphigénie ne copie en rien son père mais, tout comme lui, et après un terrible combat entre les différents sentiments, la raison d’Etat l’emporte car comme elle le dit au tout début à Achille et Clytemnestre « Ma mère, prêtez tous deux l’oreille à mes paroles. C’est en vain que je te vois te révolter contre ton époux. Devant l’impossible je ne peux guère m’obstiner. » (p. 115) Et là on rejoint ce que nous disait Chestov sur la raison raisonnante, les vérités générales et nécessaires qui dictent le possible et l’impossible. Ici Artémis représente cette impossibilité « Si Artémis a jugé bon de s’emparer de ma personne, vais-je, moi qui suis mortelle, affronter une déesse ? Non, c’est impossible : j’offre ma personne à la Grèce. Immolez-là, allez détruire Ilion » (p. 116). Ne confondons pas Agamemnon ou Iphigénie avec Créon. Ce n’est pas Agamemnon qui prend la décision de sacrifier Iphigénie. Celle-ci lui est imposée et il n’a d’autre alternative, que de s’exécuter et sauver l’honneur et l’avenir de la Grèce ou bien de se démettre et être la cause de l’échec en subissant le courroux des ses concitoyens. Sa lucidité est implacable ainsi qu’il l’exprime. « Pour moi, je sais bien ce qui mérite la pitié et ce qui ne la mérite pas. J’aime mes enfants, sans quoi je serais fou. Il est affreux pour moi d’oser ce que j’ose, femme, affreux de ne pas le faire, car je dois agir 40 ainsi. (…) Un violent désir a saisi l’armée grecque de cingler au plus vite vers le pays barbare et de mettre un terme au rapt d’épouses grecques. Ils viendront massacrer mes filles restées à Argos, et vous-mêmes avec moi, si j’enfreins l’oracle de la déesse » (pp. 109 – 110). Rien ne reflète avec autant d’acuité la lutte à mort entre les deux institutions de l’éthique. Il est horrible pour lui à la fois d’oser et de ne pas oser. Le sacrifice pour le plus en sacrifiant le moins sauve une partie du moins que s’il n’y avait pas de sacrifice. Quelque soit la manière, en ne sacrifiant pas Iphigénie, Agamemnon condamnait sa famille soit dans l’avenir avec les barbares soit immédiatement avec les grecs. Le sacrifice d’Iphigénie fait d’Agamemnon paradoxalement le protecteur de sa famille. Ce que n’a pas compris Clytemnestre. C’est dans le sacrifice qu’Agamemnon peut retrouver le reste de sa famille, amputée comme Falstaff mais honorée. Comme le dit Achille à Iphigénie quand elle prend la décision d’aller à l’autel du sacrifice « En renonçant à lutter contre la divinité, maîtresse de toi, tu as choisi le parti honorable et nécessaire » (p. 116). A un moment donné, il faut renoncer à lutter comme nous l’a assuré Aristote. Savoir s’arrêter75. Nous sommes dans l’éthique car dans la sphère de la compréhension mutuelle permettant l’échange, du dialogue comme écoute de l’écoute de l’autre. Mais, à un moment donné, face aux arguments du « parti honorable et nécessaire », il faut savoir s’arrêter. Ce renoncement ne fait pas de toi un contempteur de la raison. Au contraire tu sauves une partie de ta cellule. Iphigénie l’a compris et n’a plus haï son Père. Clytemnestre n’a rien voulu entendre de la dynamique économique de la sphère éthique vitale à celle-ci. Elle assassina son mari et fût assassiné par son fils Oreste qui vengea son père. Oreste, bien qu’enfant à l’époque a compris que le sacrifice d’Iphigénie dépassait le cadre familial, que c’était le destin de celleci de mourir. Iphigénie a décidé. Son père aurait refusé après coup, elle se serait allongée tout de même sur l’autel du sacrifice. Elle ne condamnait pas le principe privé (familial) au profit du principe collectif (l’Etat) mais reconnaissait après réflexion que malgré la légitimité des deux principes, l’un était supérieur à l’autre. Iphigénie aurait donc agi malgré l’opposition des membres de sa famille comme l’a fait également Ménécée quand son père Créon lui ordonna 75 « On peut dire ces choses, on ne peut pas les penser » cité par Chestov in Sur la balance de Job. Pérégrinations à travers les âmes, Ed. Flammarion, 1991, p. 173. 41 de s’enfuir après avoir entendu le devin Tirésias annoncer que seule la mort de Ménécée pourrait sauver Thèbes. Ménécée désobéit à son père, se rendit sur le champ de bataille pour combattre et fût tué. Il savait qu’il allait mourir et il choisi le collectif plutôt que le privé. Il n’a pas ruiné le fondement du premier principe mais a seulement compris que l’un encercle l’autre. En mourant il sauvait aussi son père : Dans le public, il y avait du privé. Iphigénie fit de son père un héros tragique par le choix de ce dernier et par son choix propre de ne pas fuir avec Achille. Nul ne peut entendre cet extrait du récit d’Euripide sans s’émouvoir esthétiquement et éthiquement « Quand le roi Agamemnon aperçut sa fille qui, marchant au supplice, pénétrait dans le bois, il poussa un gémissement. Détournant la tête, il versait des larmes, le manteau tendu devant ses yeux. Elle vint se placer près de son père et lui dit : « Père, me voici. Je livre ma personne pour ma patrie et pour la terre de la Grèce toute entière : Sacrifiez-moi, j’y consens, menez moi à l’autel de la déesse, puisque l’oracle l’exige. Autant qu’il dépend de moi, soyez heureux, obtenez la victoire pour vos armes et regagnez le sol de la patrie. Aussi, qu’aucun argien ne porte la main sur moi. Je tendrai ma gorge en silence, courageusement. » Elle n’en dit pas plus. Chacun à l’entendre fut frappé de stupeur devant la grandeur d’âme et la vaillance de la vierge » (p. 122). Les paroles d’Iphigénie sont adressées à un père qui est en train de gémir. La scène est esthétiquement émouvante et éthiquement conforme à la moralité. Le principe collectif doit primer sur le principe privé. Le père souffre dans sa douleur en tant que garant du principe collectif. Chercher quelques mesquineries et niaiseries chez les différents personnages, c’est ne pas prendre au sérieux l’éthique dans son exigence extrême. Jephté était très malheureux de sacrifier son unique fille et enfant à son dieu. Dans sa douleur personne, ne lui demanda de suspendre son geste. Même pour lui qui revenait de la guerre où il avait déjà vaincu. Mais, ni sa fille ni son peuple ne trouvèrent à redire de cet acte. Jephté avait promis. La promesse était de l’ordre du général et il devait la respecter. Jephté sacrifia sa fille unique, son unique enfant à Yahvé et pourtant son geste fut compris tandis que, selon Kierkegaard, le geste d’Abraham est resté dans la dimension du mystère terrifiant. 42 Brutus, est un autre héros tragique pris en exemple par Kierkegaard en face de celui d’Abraham. Titus et Tibérius s’affilièrent au complot fomenté entre autres dignitaires, par leurs oncles, les frères Vitellius en vue du retour secrètement de Tarquin, roi banni, à Rome. Le complot fut déjoué et les enfants du consul Brutus se retrouvèrent parmi les traîtres qui étaient condamnés à la mort. Tite – Live nous décrit ce moment en historien et non en poète. Mais, la simplicité de son écriture se laisse traverser par l’émotion esthétique du moment sacrificiel vécu dramatiquement par un père. « On condamna les traîtres et leur exécution eût ceci de remarquable qu’un père fût obligé, comme consul, d’ordonner le châtiment de ses enfants, et tandis qu’on aurait du lui en épargner même la vue, ce fut précisément lui que le sort chargea de présider au supplice (…) Ils déshabillent les coupables, les battent de verges et les frappent de leur hache : pendant tous ce temps, il fallait voir le père, ses traits, sa physionomie, où perçait l’amour paternel au milieu de ses fonctions de justicier76. » L’historien Tite-Live, par ces mots qui mettent face à face l’amour paternel et la fonction du justicier comme moment dramatique vécu et compris par les romains, ne pouvait mieux pointer les caractéristiques d’un acte éthique. En quoi à travers ces trois héros tragiques : Agamemnon, Jephté et Brutus, reconnaissons nous les traits communs qui font que leurs actes font partie de la même sphère éthique ? Qui est un être éthique ? B. De l’imaginaire esthétique au réel éthique Notre démarche de théorisation de l’éthique suit celle de Kierkegaard qui n’a pas pour but d’analyser les principes de la vie morale d’une société pour déterminer ce qu’est l’éthique77 mais de comprendre comment un individu que l’on peut appeler être éthique se rapporte aux mœurs de son temps ? Comment la conduite d’un tel individu touche la sensibilité de ses proches (esthétique) et provoque leur respect – car elle accomplit l’exigence du salut de la cité – et ceci aussi bien dans la banale réalité quotidienne que dans les moments de crises ou les circonstances exceptionnelles ? 76 Tite-live, Histoire Romaine. Tome II. Livre II, Paris, Ed. Les belles lettres, 1967, p.8 André Clair, Pseudonymie et Paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard, Ed. J. Vrin, 1976, p. 268. Nous nous inspirerons beaucoup de cet auteur pour cette partie. 77 43 L’être éthique tel Agamemnon, Brutus ou encore Jephté est celui qui accomplit son devoir en relation avec la moralité objective de la cité. L’éthicien serait donc l’homme qui aurait comme premier principe de conduite et comme fin ultime la morale visant ainsi à l’obéissance du devoir78. L’être éthique est l’individu qui porte à son point extrême les exigences de la généralité morale. Ainsi, malgré tout l’amour qu’il porte à sa fille, Agamemnon subordonne sa subjectivité à la morale objective de la cité. Il accomplit ainsi intégralement le télos immanent à la société. Parler ainsi de l’être éthique c’est parler d’un être existentiel qui fait le choix de se conduire selon la généralité. C’est dans celle-ci qu’il s’affirme comme individu libre et responsable, c’est-à-dire un existant. C’est dans le sacrifice de ses préférences et espoirs à son devoir et son engagement dans un moment exceptionnel que l’être éthique devient pour la mémoire le héros tragique. Il entre ainsi dans l’histoire c’est-à-dire dans l’éternité de grandes actions et de leur souvenir. Il devient ainsi le héros moral où le héros de l’action modèle de l’être éthique se conduisant en fonction des catégories générales jusqu’à son point ultime. Voici comment Kierkegaard définit l’éthique en rapport avec l’être éthique. « L’éthique est comme tel le général, et à ce titre ce qui est applicable à chacun, ce que d’un autre côté on peut encore exprimer en disant qu’il est applicable à chaque instant. Il repose immanent en soi-même telos de tout ce qui lui est extérieur ; et une fois que l’éthique se l’est intégré, il ne va pas plus loin. Posé comme être immédiat, sensible et psychique, l’Individu est l’Individu qui a son telos dans le général ; sa tâche éthique consiste à s’y exprimer constamment, à dépouiller son caractère individuel pour devenir le général. Dès que l’individu revendique son individualité vis-à-vis du général, il pèche, et il ne peut se réconcilier avec le général qu’en le reconnaissant79 ». Certains commentateurs ont pris pour de la lâcheté, ou de l’opportunisme ou encore du manque de caractère le combat que mène Agamemnon avec lui-même. Quand Agamemnon revient sur sa décision de sacrifier Iphigénie et que son frère Ménélas lui reproche violemment d’avoir fait volte face et d’avoir renié sa promesse, il répond qu’il ne veut pas tuer ses enfants et qu’il n’a pas honte de s’être ravisé. 78 79 Régis Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard, op. cit. , p. 169 S.K., Crainte et tremblement, O. C. 5, p. 146 44 Les extraits de ce dialogue sont intéressants pour mieux illustrer la tâche éthique dans sa profondeur. Ménélas, après avoir introduit son discours en accusant son frère d’avoir un esprit inconstant, fait une remontée de la situation. « Alors Calchas te dit d’immoler ta fille en offrande à Artémis, et que les danaens pourraient prendre la mer. Ton cœur se réjouit, c’est avec joie que tu promis de sacrifier ton enfant, et tu adressas un message à ta femme – de toimême, ne dis pas qu’on t’a forcé – pour qu’elle envoie ta fille ici, sous couleur de la donner à Achille. Là-dessus, tu fais volte face et on te prend à substituer au premier un autre message, car tu ne veux plus être l’assassin de ta fille. Oui, absolument ! Ce ciel est le même qui a entendu ta promesse. Ce qui t’arrive, mille autres l’ont déjà éprouvé »80. Agamemnon ne cherche pas à trouver des arguments contre le fait d’immoler une fille mais immoler sa propre fille il ne peut l’accepter et se revendique comme père. Il se moque de son honneur et de sa fierté, et du fait qu’on puisse le prendre pour un inconstant. « Quant à moi, si ma première décision était erronée et si j’ai eu la sagesse de me raviser, suis-je fou ? C’est plutôt toi : tu étais quitte d’une mauvaise femme et tu veux la reprendre, alors que la divinité t’accorde cette chance »81.C’est plus loin dans cette tirade qu’il s’écriera « Eh bien, je ne vais pas, moi, tuer mes enfants » car après cet acte « nuit et jour je me consumerai dans les larmes » pour avoir commis un attentat sur son propre sang. Agamemnon reconnaît que sa première décision était plutôt l’élan esthétique de la bravoure, de l’euphorie, du spectaculaire. Il pose ainsi le vrai conflit entre le collectif et le privé. Ici, dans le privé, on peut penser qu’il se situe plus radicalement comme un individu qui revendique son individualité face au général. Agamemnon est vraiment un héros tragique qui par son indécision ou ses décisions contradictoires, médiatise le combat du choix. Si Agamemnon choisit l’éthique, c’est-à-dire le général, ce n’est pas par opportunisme car l’amour de sa fille l’en a empêché mais bien parce qu’il a reconnu qu’il pêchait envers le général ; qu’il devait se réconcilier avec lui pour continuer à vivre. Car il ne peut vivre hors de celui-ci. Sa tâche éthique est donc la reconnaissance du général en l’exprimant constamment dans le choix de celui-ci. Son intérêt est bien de viser la rationalité des buts collectifs82. 80 Euripide, Iphigénie à Aulis, Op. Cit., p. 74 Ibid., p. 75 82 André Clair, Pseudonymie et paradoxe, op. cit., p. 136 81 45 Agamemnon en sa qualité de héros tragique ne fait qu’exprimer à l’extrême ce que tout individu, être éthique exprime dans son quotidien : conduire sa vie selon les buts généraux, dictés par la raison. L’éthique comme choix de soi dans le réel Qu’est ce que nous voulons dire quand nous écrivons que l’être éthique vit selon la généralité ? Tout d’abord que la vie éthique n’est pas immédiatement donnée mais qu’elle est à constituer. « En effet c’est dans un processus circulaire, celui qui précisément d’une relation dialectique entre décision individuelle et norme générale, que se constitue le stade éthique. Si c’est toujours une subjectivité qui vit de manière éthique, cette vie ne peut être qualifiée que si elle se rapporte à une loi instituante qui est présente dans l’individu comme être générique et manifestée dans les mœurs de la société83. » L’éthique est ce choix de soi qui fait affirmer l’individu comme un existant réel comme le souligne S. Kierkegaard « L’éthicien a désespéré ; il s’est, dans le désespoir, choisi lui-même, il devient, par ce choix et dans ce choix, manifesté au grand jour, révélé84.» Le choix est le point essentiel qui différencie l’esthétique de l’éthique. L’individu quitte le monde de la rêverie et de la pensée, c’est-à-dire le monde des effusions lyriques et des univers du possible, pour le monde réel dans le choix de soi. L’individu se désespérant ainsi dans ce monde de l’imaginaire où tout est possible sans engagement de sa part ressent le vide et la vacuité de la vie. Cette vie d’illusion est déterminée existentiellement comme angoisse et désespoir car malgré ses multiples possibilités, son impression de toute puissance, de sensualité, de toute beauté… « La vie sensible et imaginative ne parvient pas à éliminer toute forme d’énigme et de vague inquiétude. Sans que l’on puisse véritablement préciser ce fait, elle est irréductiblement marquée d’une angoisse diffuse85. » L’esthéticien se rend compte avec angoisse qu’il n’est que dans la précarité où l’instant disparaît dès qu’il est touché, que l’innocence après laquelle il court est perdue pour toujours et qu’il n’arrivera jamais par sa course folle aux multiples à s’accomplir. En effet, son moi 83 André Clair, Existence et éthique, op. cit., p. 64 S. K ., L’alternative, O.C. 4, p. 194 85 André Clair, Pseudonymie et paradoxe, op. cit., p. 261 84 46 n’est qu’un « ego fantastique ; établi sur l’imagination, il ne peut se mouvoir ailleurs que dans le rêve et dans l’illusion86 ». Il désespère de cette vie qu’il a cru belle et pure alors que ce n’était qu’une vie négative, la marque d’une maladie de l’homme. C’est seulement après avoir dialectiquement posé ce désespoir face à un appel de la vie qui soit supérieur au sien qu’il choisit de sortir de l’indifférence, de l’immédiateté pour l’approbation de soi dans le temps87. L’individu entre ainsi dans la durée. Il n’est plus dans l’instantané esthétique mais dans la consistance temporelle ; il s’historise. Il quitte la multiplicité du possible pour l’unité de la réalité qui est « L’affirmation de soi comme être de volonté dans chaque situation concrète88. » Le choix essentiel qui constitue l’existence éthique n’est pas entre le bien et le mal mais plutôt bien le choix en lui même en ce que le choix prend une réelle valeur89. Cela veut dire que dans l’esthétique la course effrénée aux multiples n’est pas un choix car l’individu est dépourvu de son moi réel qui lui permets de vivre en tant qu’existant. Car, comme le souligne S. Kierkegaard, « Mon dilemme ne signifie surtout, surtout pas le choix entre le bien et le mal ; il désigne le choix par lequel on conclut ou choisit le bien et le mal. Il s’agit ici de savoir sous quelles catégories on veut considérer toute la vie et vivre soi-même. Il est bien vrai qu’en choisissant le bien et le mal, on choisit le bien, mais cela n’apparaît que par la suite ; car l’esthétique n’est pas le mal, mais l’indifférence et c’est pourquoi j’ai dit que l’éthique constitue le choix. Il ne s’agit donc pas tant de choisir entre vouloir le bien et le mal que de choisir le vouloir, par quoi encore le bien et le mal se trouvent posés. En choisissant l’éthique, on choisit le bien, mais le bien est ici complètement abstrait, son être est par là simplement posé et il n’en résulte nullement qu’en choisissant l’on ne puisse encore opter pour le mal, quoiqu’on ait opté pour bien. Tu vois encore ici combien il importe d’opérer le choix, et qu’il s’agit moins de la délibération que du baptême de la volonté qui introduit celle-ci dans l’ordre éthique90. » Le choix primordial n’est donc pas une alternative entre le bien et le mal mais bien l’option du vouloir. Le débat entre le bien et le mal ne vient que par le fait « de choisir le vouloir ». Le vouloir est chez Kierkegaard, comme le souligne André Clair, « pouvoir d’initiative et 86 Ibid., p. 261 David Brezis, Temps et présence. Essai sur la conceptualité kierkegaardienne, Ed. J. Vrin, 1991, p. 227 88 André Clair, Pseudonymie et paradoxe, Op. Cit., p. 268 89 S. Kierkegaard, L’alternative, 2ème partie, O. C. 4, p. 153 90 Ibid., p. 154 87 47 d’affirmation de soi91 ». La volonté est le pouvoir de choisir, elle est ainsi un principe de détermination car elle peut se porter sur le bien comme sur le mal comme principes contraires. C’est en choisissant que l’individu accède à l’éthique car c’est seulement par le choix que l’individu fait le saut de la possibilité à la réalité. S’il y a un dilemme il réside dans le fait de choisir et d’accepter l’éthique ou bien de ne pas choisir et de rester dans l’esthétique. L’individu dans son désespoir est ainsi au bord de l’éthique à laquelle il ne peut accéder que par le saut du choix comme affirmation du vouloir qui est affirmation de soi. Cet acte est absolu et formel. Il se porte vers les contraires purement formels en les discriminant – la volonté instituant le bien – en vue d’une orientation ou d’une fin. Comme l’écrit Kierkegaard, « Ce que choisit le désespoir, c’est donc « moi-même », car il est bien vrai qu’en désespérant je le fais au sujet de moi-même, comme de toute autre chose ; mais le moi au sujet duquel je désespère est une chose finie à l’égal de tout autre, et le moi que je choisis est le moi absolu, ou mon moi selon sa valeur absolue. Cela étant, tu verras encore ici pourquoi j’ai dit plus haut et pourquoi je répète sans cesse que le dilemme que j’ai posé entre la vie esthétique et la vie éthique n’est pas un dilemme complet, parce qu’il ne choisit à vrai dire que d’un choix en l’opérant, je ne choisis pas proprement entre le bien et le mal, je choisis le bien, ce que faisant, je choisis entre le bien et le mal. Le choix primordial est toujours présent dans tout choix consécutif92 ». C’est par le choix de soi que l’éthique institue une autre forme d’existence. L’esthéticien vit dans une indifférence du fait qu’aucune conduite ne vaut plus qu’une autre. L’échelle de valeurs se fait en fonction des sensations de jouissances plus ou moins élevées et non pas par l’exclusion, la radicalité. Partir, abandonner, revenir… ces conduites étaient « normales » pour lui. La différence entre l’esthétique et l’éthique L’éthique ne vient pas annuler l’esthétique mais relativise cet absolu d’indifférence de l’esthétique, c’est-à-dire que l’individu est seul. Il n’y a que pour lui. Pour Kierkegaard, ce serait réducteur d’opposer l’esthétique et l’éthique seulement par la conception de la 91 92 A. Clair, Pseudonymie et paradoxe, op. cit., p. 271 S. Kierkegaard, L’alternative, O. C. 4, p. 197 48 jouissance et l’accomplissement des devoirs comme buts93. Ces extériorités peuvent prêter à confusion. L’essentiel se joue dans l’intériorité car dans son désespoir l’esthéticien qui n’était qu’en dehors de lui-même fait un mouvement vers lui-même et se repent en se choisissant.« L’homme prend alors conscience de l’individu précis qu’il est avec ses facultés, ses inclinations, ses besoins, ses passions, son entourage particulier dont il subit l’influence, bref comme produit déterminé d’un milieu déterminé. Mais en prenant ainsi conscience de lui-même, il assume la responsabilité de toutes ces choses.94 » C’est de l’homme qui assume la responsabilité de sa destinée dont il s’agit ici. Par le fait de se choisir lui-même, « il se rend élastique, il change tout son extérieur en intérieur. Il a sa place désignée dans le monde ; mais dans la liberté, il choisit sa place, c’est-à-dire celle qu’il occupe. Il est un individu précis ; dans le choix il fait de lui un individu précis, à savoir le même ; car il se choisit.95 ». Alors que l’esthéticien ne vit que dans l’imaginaire et la pensée d’une vie pleine de possibilités infinies, par le saut il devient l’éthicien en se choisissant lui même comme tâche, comme fin. L’esthéticien attend tout de l’extérieur d’où une angoisse maladive en raison de ce qui lui échappe aussi bien temporellement que spatialement. L’éthicien lui vît dans la stabilité car il a choisit sa place et s’est choisi lui-même comme tâche. Il n’a pas peur de se tromper. Il ne se ment pas à lui-même car il connaît le but de sa vie. « L’éthicien sait que l’important, c’est la manière d’envisager toute situation, l’énergie alors déployée, et que quiconque se discipline ainsi dans les circonstances les plus insignifiantes peut vivre plus intensément que le témoin ou même que le héros des plus remarquables évènements. Il sait qu’il y a partout une salle de danse, que même l’homme le plus modeste a la sienne et que, s’il le veut, sa danse peut avoir la beauté, la grâce, le style et le mouvement des évolutions où se livrent les personnages à qui une place a été assignée dans l’histoire.96 » 93 « A la conception esthétique qui met dans la jouissance le but de la vie, on en oppose souvent une autre qui place dans l’accomplissement des devoirs la valeur de la vie. On entend de la sorte désigner une conception éthique. La formule est cependant très défectueuse, et l’on serait tenté de croire qu’elle a été donnée pour jeter le discrédit sur l’éthique ; toujours est-il qu’à notre époque elle est souvent invoquée d’une manière qui fait presque sourire, par exemple quand scribe fait débiter cette phrase avec un certain sérieux d’un comique vulgaire contrastant de façon peu recommandable avec la joie et la gaieté de la jouissance. L’individu est mis en un rapport extérieur avec le devoir ; tel est le défaut de cette vue. » S. K., L’alternative, O.C. 4, p. 228. 94 Ibid., O.C. 4, p. 225 95 Ibid., p. 226 96 Ibid., p. 227 49 Ainsi, en se choisissant lui-même, l’éthicien en dépit des tempêtes du dehors trouve toujours une issue. Il peut toujours trouver, comme le souligne Kierkegaard, un point d’ancrage auquel s’attacher : lui-même. C’est en partant, en s’appuyant sur ce sol du soi que la danse de la vie peut lui amener à faire des bonds aussi prodigieux que multiples. Ces possibilités deviennent des tâches parce qu’elles s’appuient sur le sol de l’un, c’est-à-dire lui-même. Quels que soient les danseurs et les danses, l’éthique n’est pas multiple, elle est une parce qu’elle est le vouloir de soi. C’est le même homme esthéticien qui par le saut du désespoir se veut lui même. Tel est le changement réel qu’opère l’éthique par rapport à l’esthétique. C’est pourquoi Kierkegaard peut écrire, « Je rappellerai ici ma précédente définition de l’éthique. C’est ce par quoi un homme devient ce qu’il devient. L’éthique ne fera donc pas de l’individu une autre personne, mais lui-même ; il n’anéantira pas l’esthétique, mais le transfigurera. Pour vivre selon l’éthique, il est nécessaire que l’homme prenne conscience de lui-même, et d’une manière si énergique qu’aucune circonstance de détail ne lui échappe. L’éthique ne veut pas effacer cette concrétion où elle voit au contraire sa tâche, la manière d’où elle doit former et qu’elle doit former.97 » Cette énergique prise de conscience est une autre manière de formuler que la vie éthique trouve son principe dans la passion de l’individu d’exister. Il y aurait donc circularité entre cette sphère éthique et le choix de soi comme acte originaire d’affirmation de soi. Cet homme qui fait le choix de devenir ce qu’il doit advenir pose ainsi un acte de répétition car par son mouvement il ne sort pas de lui-même, il ne s’élance pas en dehors de lui-même mais bien au-dedans de lui. Il y a donc ré-interprétation de soi ; ce qui fait dire que l’éthique n’est pas une création car le choix ne porte que sur un nouveau mode d’existence, celui qui a comme sol ferme le choix de soi même. « Ce moi, objet de son choix est infiniment concret car il est lui-même ; et pourtant, il est absolument différent de son moi intérieur, car il l’a choisi absolument. Ce moi n’a pas été auparavant, car il est devenu par le choix, et pourtant il a été, car il était « lui-même ». Le choix effectue ici à la fois les deux mouvements dialectiques : l’objet du choix n’est pas et devient par le choix ; et cet objet est, sinon le choix ne serait pas possible. Si en effet, la chose que j’ai choisie n’était pas absolument mais devenait par le choix, je ne choisirais pas, je créerais ; mais je ne me crée pas moi-même, je me choisis. Ainsi, tandis que la nature est crée du néant, que je suis moi-même comme personne immédiate créée du néant, tandis que je suis 97 S.K., L’alternative, O.C. 4, p. 227 50 comme esprit libre enfanté par le principe de contradiction, ou par le fait de m’être choisi moi-même.98 » Ce texte nous place au cœur de la façon dont la sphère éthique est engendrée par l’individu qui choisit un autre mode d’exister que celui de l’éthique. C’est par le choix de soi que l’individu engendre la sphère éthique. Cette affirmation nous amène à écrire à la suite de Kierkegaard que la sphère éthique n’est pas dans sa genèse pour l’individu comme le général qui s’impose mais le général qui surgit par le choix de soi. Pour l’esthéticien, le général n’a pas de sens, il fait partie de multiples possibilités plus ou moins de sa jouissance. Il ne se met pas en face de ce général, il fuit toutes les frustrations nuisibles à ses plaisirs. Le général n’existe pas car le général devient par le choix. C’est pourquoi pour Kierkegaard l’accomplissement des devoirs sans le choix de soi peut être une forme esthétique car sans terre solide l’individu est ballotté par les contradictions du général et ne dépend que de celui-ci. Il ne peut être libre car il n’a pas d’assise en soi. La loi n’est éthique pour l’individu que s’il peut la vivre en tant qu’un être subjectif c’est-à-dire que cette sphère éthique ne s’engendre que dans ce processus circulaire de la relation dialectique entre décision individuelle qui est le choix de soi et la norme générale comme altérité. Ce qui revient à dire que l’éthique ne peut advenir sans l’acte primordial où l’individu se choisit luimême et advient réellement à son identité. L’éthicien ne refuse pas le monde qui est venu par l’esthéticien mais le réinterprète, le transfigure en se transfigurant. Il choisit concrètement la place qui lui est assignée comme à chaque individu. Chacun a sa place, chacun a sa vocation. Se choisir c’est choisir cette place. « Ceci constitue le paradoxe de l’éthique ou sa dialectique, tel que l’intériorité de la décision est au plus pur et que l’extériorité est entièrement assumée, si bien que l’individu, déjà produit en tant qu’être particulier concret se produit de nouveau en s’affirmant par son libre arbitre.99 » Ce qui veut dire que « L’homme prend alors conscience de l’individu précis qu’il est avec ses facultés, ses inclinations, ses besoins, ses passions, son entourage particulier dont il subit l’influence, bref comme produit déterminé d’un milieu déterminé. Mais en prenant ainsi conscience de luimême, il assume la responsabilité de toutes ces choses.100 » Ce qui nous fait revenir à ce que nous avons écrit sur le fait que par ce choix les obligations ne s’imposent plus à l’homme comme venant de l’extérieur mais comme tâche de devenir soi. 98 S.K., L’alternative, O. C. 4, p. 195 André Clair, « La pensée éthique de Kierkegaard » in Kaïros, op. cit., p. 80 100 S.K., L’alternative, O. C. 4, p. 225 99 51 Le devoir devient ainsi l’expression de l’essence la plus profonde de l’individu vivant dans l’éthique. Pour l’éthicien, l’essentiel n’est pas de compter ses devoirs sur les doigts mais par ce choix de soi d’éprouver avec toute son intensité une fois pour toute, le devoir en soi comme générique et manifesté dans les mœurs de la société. C’est par cette dialectique du choix de soi comme devoir dans la société que l’individu saute de l’anarchie et de l’instabilité à la cohérence intime et à la clarté intérieure. Il devient ainsi l’homme moral et dans des circonstances exceptionnelles un héros tragique. Comment devenir éthicien ? Nous venons de voir comment se constitue la vie éthique comme le choix de soi dans notre interrogation de l’être éthique comme vivant selon la généralité. Nous nous tournons maintenant vers cette manifestation dans les mœurs de la société qui est le contenu de la généralité. Kierkegaard professe que l’éthique est le général. Comment devient on éthicien par le général ? L’éthique est le général. Cela signifie que la généralité n’est pas un des attributs de l’éthique mais bien son identité « Dans son concept, l’éthique signifie un certain ordre ou un certain genre de vie dont la caractéristique est de se rapporter à des formules générales.101 » Selon Kierkegaard Ces formules générales doivent être applicable à tous. Selon lui l’individu doit se conformer à cette généralité. C’est un devoir pour chacun de s’y conformer et de vivre selon la loi commune ou universelle ce qui fait que cette généralité est normative. Pour André Clair « Dire que la généralité est norme, c’est reconnaître que, dans la vie sociale, la loi ne signifie pas seulement une description de ce qui se pratique mais aussi une prescription qui commande des types de conduites. La norme a un caractère impérieux, elle est un devoir pour chacun.102 » Cela veut dire que la généralité n’est pas seulement un constat des mœurs de la société, mais qu’elle a aussi comme caractéristique de vérifier la rectitude et de garantir la validité des conduites. Ce qui amène à une visibilité dans la vie éthique. L’éthique est une manifestation dans le général du choix de soi comme choix de la place qui est donnée par le général. La vie éthique n’est donc pas secrète. Dans le général, elle est 101 102 André Clair, « La pensée éthique de Kierkegaard » in Kaïros, op. cit., p. 66 Ibid., p. 66 52 visible à tous. « Si donc l’intériorité n’est pas éthiquement déterminante, c’est qu’elle ne peut pas encore l’être, car elle n’est que vague et inconsistante. Dans son immédiateté première, l’individu ne se rapporte qu’à soi, il est replié sur soi ; et ainsi il est en quelque sorte absolu ; mais cette absolu est clôture ; or la constitution de la vie éthique ne se fait que par la sortie de soi, par l’ouverture à autrui, par le passage de l’absolu au relatif, par l’établissement de relations, le relatif ayant cette supériorité sur l’absolu d’être déterminé.103 » L’individu est dans la catégorie modale des possibilités. Il n’accède à la réalité que par l’altérité, une existence relationnelle qui à l’inverse d’un absolu vide et sans signification, est consistante et concrète. Pour l’individu l’enjeu est son institution affective, son éducation à l’humanité par l’exigence d’une extériorisation. La question est de savoir comment accéder à cette existence éthique, c’est-à-dire choisir de vivre selon le mode de la manifestation et de la généralité. Le choix de soi que nous avons vu est abstrait. Il devient réel que lorsqu’il il passe dans les mœurs. L’existence éthique serait donc une synthèse du personnel et du social réalisée dans l’individu par son actualisation. Le choix ne peut devenir réel que développé dans des formes concrètes. L’homme en se choisissant commence par se concentrer sur lui. Mais, cette concentration qui est le repentir par le désespoir lui permet de rompre avec l’immédiateté du monde esthétique pour choisir sa place dans le monde. S’il n’y a pas ce double choix consistant à rentrer en soi pour sortir de soi afin d’occuper sa place déterminée dans le général, il y a un défaut dans l’existence éthique. Comme l’écrit Kierkegaard, « La première forme que se donne le choix est celle d’un isolement parfait. En effet, en me choisissant, je me dissocie de tout ce qui me rattache au monde entier jusqu’à ce que j’aboutisse par cette différenciation à l’identité abstraite. Une fois que l’individu s’est choisi selon, il est de ce fait agissant. Pourtant, son action n’a aucun rapport avec le monde ambiant qu’il a complètement anéanti : l’homme n’est que pour luimême.104 ». Car, si cette forme est de l’ordre éthique, elle a pour défaut le fait qu’en se choisissant soi-même sans repentir personnel, elle met « l’individu dans la relation la plus intime et la connexion la plus étroite avec le monde environnant ». Ce choix formel doit devenir un choix concret en s’actualisant. L’éthicien accompli est celui qui assume les 103 Ibid., p. 70 et dans un autre texte « Dans le premier moment de constitution effective de soi, l’individu particulier, étant un entier absolu, n’ayant des relations qu’avec soi-même, va rencontrer l’altérité, non pas d’ailleurs l’altérité d’un autre particulier, mais celle de la loi » André Clair, Penser le singulier, op. cit., p. 48 104 S. Kierkegaard, L’alternative, O. C. 4, p. 216 53 nécessités de sa condition concrète en exprimant parfaitement dans sa vie les normes de sa société. En se choisissant l’individu accompli est celui qui prend conscience que la tâche d’être soi est un devoir qui lui incombe pour toute la vie et ce devoir s’accomplit, se manifeste, se réalise dans les normes générales, c’est-à-dire les normes de la société. Ainsi, le choix de soi inclut en soi par le repentir inclut en soi la loi, la généralité. Comme le souligne Kierkegaard « Je ne dit jamais d’un homme qu’il accomplit le devoir ou les devoirs, mais son devoir, je dis : je fais mon devoir, fais le tien. Cela montre que l’individu est à la fois le général et le particulier. Le devoir c’est le général exigé de moi ; si donc je ne suis pas le général, je ne puis non plus accomplir le devoir. D’autre part, mon devoir est le particulier qui me concerne uniquement, et cependant c’est là le devoir et donc le général. La personne prend ici sa valeur suprême.105 » Ainsi, l’individu ne devient complètement lui-même qu’en s’accomplissant dans la loi. Se réaliser dans le devoir est aussi bien interdictions que droits et fait de l’homme éthique une synthèse du particulier et du général. Cette synthèse se manifeste dans le général. C’est par cette synthèse du particulier et du général comme double mouvement du choix de soi avec réalisation du saut sous l’effet d’un vrai désespoir que l’individu obéissant à l’absolu du devoir devenu son devoir personnel accomplit sa vocation humaine en tant qu’être éthique. La vocation est assignation à une place dans la vie du monde. L’existence éthique est le libre choix de cette assignation par l’individu. Celui-ci en se repentant reconnaît et accepte la tache qui lui incombe ici et maintenant en tant qu’existant. Chaque individu reconnaît comme être éthique l’existence d’un ordre des choses raisonnable où chacun s’il le veut peut remplir sa place et ainsi réaliser sa tâche. « C’est aussi pour la vocation que se parfait l’unité morale des individus, qui, si différents qu’ils soient entre eux, et même à vrai dire, incommensurables les uns aux autres, sont cependant également soumis à la loi universelle du devoir et, par conséquent, en ce sens, aux mêmes devoirs. On comprend par là comment l’éthique sociale, c’est-à-dire la conformité parfaite aux lois qui régissent les mœurs a pu apparaître comme un principe constant de conduite.106 » En résumer l’être éthique est celui qui est installé dans le général. Il s’agit pour lui de faire ce que tout le monde peut faire dans la vie morale. L’éthicien par la répétition individualise le 105 106 S. K., L’alternative, pp. 236 - 237 Régis Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien kierkegaardien, op. cit., p. 170 54 général. Par son choix, il n’exclut pas l’esthétique et vient même la secourir en sauvant ses valeurs réelles en les transformant. L’esthéticien quant à lui poursuit avec passion ces valeurs sans obtenir de succès solide et durable. L’éthique est donc supérieure à l’esthétique par le choix absolu qui la fait entrer dans le monde du général, c’est-à-dire le monde de l’ordre et de la responsabilité, avec comme tâche d’assigner à chacun sa place. 2. Le génie et l’apôtre A. Face aux exigences du temps La question se pose de savoir « quel rapport peut-il y avoir entre la généralité de la situation et l’individualité de chaque existant ? »107. Nous avons écrit que sans un rapport au général le petit d’homme ne serait qu’un pur possible. Le petit d’homme devient un individu éthique en assimilant les normes communes et les mœurs habituelles. Il réalise ainsi dans sa vie les formes communes d’exister. Cette réalisation est un choix de soi où l’individu éthique est essentiellement libre car il se choisit dans la généralité comme point de référence. Celle-ci comme l’écrit André Clair est « le principe reconnu en commun dans le groupe social, elle est l’instance, ce qui fait qu’un être humain peut devenir un être singulier, c’est-à-dire être marqué à telle place dans la société, porter telle dénomination, s’inscrire dans telle généalogie. La généralité est ainsi le tiers révélateur de l’individu à lui-même, l’élément intermédiaire entre son être initial virtuel et son être effectif déterminé »108. L’homme éthique devient soi en sortant de soi par le choix de soi pour se trouver un point de référence dans la généralité de la société. C’est le double mouvement de 107 André Clair, Penser le singulier, op. cit., p. 176. Si le message chrétien s’adresse à chacun individuellement, chaque individu est donc seul devant Dieu. En posant l’individu seul devant Dieu, Kierkegaard envisage qu’il y a un caractère spécifique à toute vie chrétienne dont il faut déterminer le statut. 108 Ibid., p. 185. 55 rentrer en soi et de sortir de soi qui est « vécu dans son accomplissement, de découverte de l’universalité en soi-même. Le plus intime va au plus universel »109. Il n’y a pas dans la dialectique de la généralité et de l’individualité une simple subordination. Car la nécessité de la généralité est un choix de liberté fait par l’individu qui consent à faire le saut du possible au réel. Ce choix vocatif est pour l’individu d’abord un choix pour lui, pour sa réalisation. L’individu n’entre pas dans le général pour le servir mais pour se servir. C’est lui-même qui est sa principale priorité mais il sait que cette priorité est de vivre selon les règles et les normes du général. L’éthicien est donc l’homme ordinaire, c’est-à-dire un homme qui s’est choisi dans le général. C’est alors que se pose la question de l’homme extraordinaire. En fonction de quels critères, un homme ordinaire selon l’éthique, se détermine-t-il pour devenir un homme extraordinaire, c’est-à-dire l’exception comme Abraham ? Comment cet homme du général sort-il de son point de référence qui est celui de tous les hommes qui se veulent existants ? Avant d’en venir à Abraham, nous allons aborder négativement la question. Comment devient-on un faux extraordinaire ou bien une fausse exception ? Nous allons réfléchir au cas d’un pasteur contemporain de Kierkegaard qui a prétendu avoir eu une révélation et qui a été destitué après avoir comparu devant une commission d’enquête instituée par la hiérarchie ecclésiale où avait prit place en personne l’évêque Mynster, Chef de l’Eglise Protestante Danoise. Cette affaire fit grand bruit et Kierkegaard écrivit un livre qu’il ne publia pas de son vivant dénommé : Le livre sur Adler110. Le livre sur Adler n’est pas un simple compte-rendu littéraire approfondi d’un évènement d’une époque dont il était contemporain mais bien une occasion d’opposer dialectiquement l’homme extraordinaire détenteur d’une mission divine et l’homme ordinaire qui se prend pour l’exception suite à une émotion religieuse personnelle qui l’amène à tenir des discours aux « développements lyriques relevant de la seule sphère de l’esthétique »111. Par ce livre, Kierkegaard médiatise le cas de ce pasteur comme phénomène caractéristique de son temps caractérisé par la confusion où tout le monde se croit chrétien dès la naissance. 109 Ibid., p. 186. S. Kierkegaard, Le livre sur Adler, O.C. 12. 111 Jean Brun, « Introduction » in Le livre sur Adler,p. XII. 110 56 Ce travail de réflexion s’appui sur le cas d’un homme de l’Eglise pour élaborer une pensée essentielle du religieux dans sa mission d’envoyé divin est pour Kierkegaard une réflexion pouvant servir de base à toute époque comme il l’écrira à la fin de l’introduction de son livre « Bien que mon étude portât sur un moment de l’époque, j’ai donné aux développements un caractère plus universel et plus idéal qui en rendra la lecture actuelle en tous temps » 112 . Notre époque avec ses nouveaux apôtres-guerriers pourrait profiter de la lecture critique de ce livre qui par le biais de « l’affaire Adler » permit à Kierkegaard d’analyser « existentiellement » le concept de la révélation. Réquisitoire de Kierkegaard contre la prétention englobante de la philosophie spéculative Le livre sur Adler est une analyse réquisitoire de Kierkegaard contre une époque agitée qu’il nomme « l’époque en mouvement » où les Danois sont tous chrétiens parce que contemporains d’une époque qui a atteint pleinement un stade de christianisme comme œuvre de l’humanité qui tend maintenant à passer dans la philosophie. Cette époque, adoratrice de la philosophie de l’identité historisante, qui en tant que système déployant « ses déterminations dans l’ordre de l’objectivité ou de la nécessité logique »113 est incarné par le concept d’Aufhebung, qui par la dialectique de « garder – conserver et faire cesser – mettre fin à » médiatise le déploiement mécanique – malgré un semblant de soubresaut, de désordre – de l’histoire humaine dans son accomplissement comme histoire universelle114. Pour Kierkegaard, cette philosophie du dépassement nécessaire et fructueux sème la confusion. Le Pasteur théologien officiel de l’Eglise qui prêche celle-ci ne se rend pas compte que ce concept dans sa totalité systématique absorbe la subjectivité et la nie. L’Homme ne peut même pas s’historiser car ne faisant que partie d’un moment, c’est-à-dire d’un ensemble dialectique qui dans son mouvement se perfectionne. L’Homme est englouti, emporté par l’histoire. Sa responsabilité est absorbée par le « système en marche » même dans 112 Ibid., P. 28. Hélène Politis, Le discours de la philosophie selon Kierkegaard, op. cit., p. 799. 114 Cf. Bernard Bourgeois, « La déraison historique », in Etudes Hégéliennes. Raison et décision, Ed. PUF, 1992. 113 57 ses actes les plus atroces. Tout trouve son sens dans la grande marche du devenir de l’humanité115. Si Kierkegaard reconnaît la valeur de la philosophie historisante dans l’ordre de l’immanence ou de la relativité, il rejette complètement son rapport avec l’absolu. L’instant chrétien, l’éternité dans le temps, n’est pas le paradoxe ou plutôt si même ce paradoxe n’est qu’un moment dans l’histoire qui sera donc dépassé, c’est-à-dire perdra son existence immédiate sans pour autant être détruit116, le christianisme ne devient qu’un moment à dépasser dans l’histoire humaine qui s’absolutise du fait que son paradoxe n’est pas le décisif. C’est un moment aussi important que celui de l’introduction par Socrate d’« une nouvelle conscience de soi contre le cours naturel de la représentation ». Son grand intérêt si important qu’il soit n’est pas décisif dans le sens d’un nouveau commencement mais comme moment important qui dans son aspect médiatique provoque « la rupture historique principielle du cours naturel des choses »117. Le christianisme est ainsi classé dans une différence quantitative face au socratisme. Ils sont des moments de « ruptures » dans le déploiement ou plutôt dans l’unification des consciences individuelles, générationnelles en conscience absolue. Le christianisme se relativisant devient donc perfectible d’où ces fréquentes crises théologiques qui sont en vérité un passage produisant la philosophie. Le destin du christianisme comme le soutenait Hegel s’achève comme moment à dépasser dans la philosophie car celle-ci peut dire la vérité de la religion118. Confiné à la sphère de l’immanence, le christianisme devient une connaissance, une expérience humaine à dépasser pour plus grand que lui. Or, si pour Kierkegaard le christianisme n’est pas une sorte de prémisse de la philosophie mais bien l’achèvement, l’époque vit dans une confusion où l’immanence est prise pour la transcendance, l’intérieur comme l’extérieur etc. Les prétendus chrétiens sont devenus sourds et aveugles à tout ce qui touche au paradoxe. Ils sont comme ensorcelés par cette « pseudo-objectivité professorale administrée joyeusement par une époque qui « cherche en aveugle son salut dans l’accumulation de connaissance 115 Ibid., « Hegel et l’Afrique » in Etudes Hégéliennes, op. cit. Cf. Augustin Mutuale « Il circo massimo nella cita di san dionigi » in Revue Les IrrAiductibles n° 2.5, l’analyse institutionnelle : l’institutionnalisation et ses résidus, décembre 2002, Ed. université Paris 8, p. 85-94. 117 Cf. Bernard Bourgeois, « Le christ Hégélien » in Etudes Hégéliennes, op. cit., p. 302. 118 Cf. Hélène Politis, Le discours de la philosophie selon Kierkegaard, op. cit. p. 800. 116 58 livresques et la multiplication factice de publications vite écrites »119. Ce mélange de la religion et de la spéculation répond à « l’exigence du temps » à laquelle refuse de souscrire Kierkegaard120. Que dicte « une exigence de temps » ? A quoi reconnaît-on « les exigences du temps » ? Hélène Politis pense à la suite de Kierkegaard qu’elle correspond au fait de céder à la mode en pensant par là être reconnu sinon applaudi par ces contemporains : « parler des exigences du temps signifie se plier aux exigences humaines, en sorte que les hommes se confortant les uns, les autres, se donnent en groupe, bonne conscience les uns aux autres (par exemple les athéniens ayant à juger Socrate) et s’inventent des moyens de se masquer l’essentiel – par exemple aussi les chrétiens du XIXème siècle qui attendent du pasteur un discours lénifiant et se montrent d’autant plus exigeants quand à l’éloquence du prêtre qu’ils sont pusillanimes quand à l’essentiel »121. C’est en satisfaisant à ces « exigences du temps » que l’on a la reconnaissance publique de ses contemporains et que l’on se sent soi-même en phase avec les autres. Toute opposition peut être prise comme un égarement, au pire, une trahison. Etre dans « l’exigence du temps » c’est faire comme les autres et même si on ne comprend pas suivre quand même le mouvement. Comme l’écrit H.B. Vergote « il est parfaitement visible ici que ce n’est pas Hegel et que ce n’est donc pas non plus l’idée de scientificité, voire de système, qui inquiète [Kierkegaard] (…). C’est bien plutôt l’incapacité où se trouvent tant de ses contemporains d’entrer comme il convient dans une pensée rigoureuse, quelle qu’elle soit, dont la rigueur ne leur sera pourtant jamais familière. Eblouis par les lumières d’une science qui leur paraît briller chez Hegel de feux encore plus vifs qu’ailleurs, ils imaginent qu’ils leur suffit d’en reproduire la forme pour qu’aussitôt soient par elles, éclairés tous les problèmes que leur poserait la vie réelle »122. C’est une question d’interprétation et de dosage. Si la lecture réductrice de Hegel qui est faite par les contemporains de Kierkegaard et parfois même par ce dernier rend confuse la pensée de Hegel, il n’empêche qu’il arrivait au grand maître de ne pas se comprendre lui-même comme disait Kierkegaard ou plutôt d’aller d’affirmation en affirmation, imposant aux uns et aux autres la place où il devait « danser à Rhodes » dans le grand déploiement de la grande histoire humaine. 119 Hélène Politis, « Exigence du temps » in Le vocabulaire de Kierkegaard, Ed. Ellipses, 2002, p. 25. Cf. S. Kierkegaard, Post-Scriptum, O.C 10, p. 260; Le livre sur Adler, O.C. 12, p. 6. 121 Hélène Politis, Kierkegaard et « l’exigence du temps », in revue Kaïros, op. cit., p. 86. 122 Cité par Hélène Politis, Ibid., p. 90. 120 59 Cette systématisation à outrance du destin de l’homme comme destin individuel social dans un moment de l’histoire universelle se réalisant ne pouvait que semer une certaine confusion dans l’esprit de ceux qui veulent être éclairés de tous les problèmes que leur posait la réalité de la vie. Nous pensons, à la suite d’Hélène Politis, que Kierkegaard grand lecteur d’Hegel le respectait beaucoup en tant que philosophe et Homme de son temps mais qu’il s’en méfiait également et le tenait comme un ensorceleur des esprits, un grand prestidigitateur et au pire un pourfendeur du christianisme révélé. Critiques de Kierkegaard contre ses contemporains idolâtres de la nouvelle philosophie Kierkegaard s’occupait de lui et exponentiellement de ses concitoyens Danois. Ce n’est pas pour rien qu’il se considérait comme « le réverbère » de son pays. Il écrivait en Danois, langue non universelle, c’est-à-dire susceptible de n’être lue que par les Danois. Il est normal qu’il s’inquiète de lui et de ses concitoyens. Pour lui-même, il avait assez de discernement et de volonté pour ne pas se laisser dicter selon « l’exigence du temps » son mode de vie par la vague Hégélienne. Pour ses contemporains, et là nous rejoignons Vergote, il constatait les dégâts que causait cette philosophie propagée par des pasteurs théologiens revenant d’Allemagne avides de faire part de leurs révélations à des fidèles éblouis par tant de rhétorique et de connaissances qui si on les avait mises dans la sphère religieuse n’auraient été que du vent, du vide. C’est la conviction d’être dans la vérité que Dieu, par l’intermédiaire de Hegel comme nouveau prophète, vient par l’Aufhebung annoncer une nouvelle révélation aux hommes qui seront sauvés si ils y croient. L’inquiétude grandissante de Kierkegaard tient au fait que même les plus grands esprits de son petit pays se sont laissés enivrer par cette exigence du temps et professait avec enthousiasme à un public ébloui « la nouvelle Evangile » en le contrefaisant et en allant même plus loin que le prophète Hegel. Johan Ludvig Heiberg (1791-1860), savant et talentueux auteur qu’admirait Kierkegaard pour ses nombreuses pièces et adaptations se laissa lui-même mystifier par « la nouvelle Evangile » et devint lui-même un mystificateur en passant de l’étudiant à l’enseignant de la philosophie Hégélienne. Celui-ci devint ainsi, comme l’écrit Hélène Politis, un représentant privilégié de 60 « l’exigence du temps ». Nous allons à la suite d’Hélène Politis ouvrir l’opuscule de HenriBernard Vergote pour lire la traduction proposée d’un texte de Heiberg. Laissons à Kierkegaard le soin de dresser le décor où l’on voit le Docteur Hjortspring (ce nom cache en fait Johan Ludvig Heiberg) devenu adepte après « le miracle – mirage spéculatif » de la philosophie Hégélienne. Pour les besoins de la cause, nous posons à ses côtés son livre autobiographique « autobiografisque fragmenter » qu’il écrivit pendant l’hiver 1839-1940. Le livre est fermé. Il est en train d’écrire le texte que nous commenterons après avoir écouté la voix off de Kierkegaard « Hélas ! tel fut l’heureux destin réservé au Docteur Hjortespring. Suivant son élégante relation, un miracle survenu le matin de Pâques au Streits Hotel à Hambourg (mais sans qu’aucun membre du personnel ait rien remarqué) aurait fait de lui un adepte de la philosophie hégélienne : de cette philosophie pour laquelle il n’y a pas de miracle. Prodigieux signe des temps, si cet homme n’est pas le philosophe attendu qui donc le sera ; qui connaît comme lui les exigences du temps ? Prodigieux signe des temps, bien plus glorieux et important que la conversion de Paul ; car il est assez normal que Paul ait été converti par un miracle ; mais il est plus renversant de verser par un miracle dans la doctrine qui n’admet aucun miracle. Celui-ci s’est produit le matin de Pâques. Pour un héros et pour un matin de Pâques si digne de la poésie, la date et l’année sont incomplètement indifférentes ; le miracle a fort bien pu se produire le même matin de Pâques que celui dont il est question dans le Faust de Goethe bien que les deux contemporains, le Docteur Hjortespring et le Docteur Faust soient parvenus à un résultat différent ! Qui oserait risquer une interprétation de ce miracle ? Tout cela reste une énigme indéchiffrable même en admettant que Pâques soit tombé très tôt cette année-là, par exemple le premier avril, si bien que notre docteur devint hégélien et victime d’un poisson d’avril : bonne revanche et digne de poème pour la poésie se vengeant de la romantique prétention de ménager un élégant passage à la philosophie hégélienne dont la méthode fait la valeur et qui s’élève aussi contre le romantisme » 123. Nous nous excusons de ce long extrait mais qui, en ouverture de ce qui va suivre, explicite notre position par rapport à la place que Kierkegaard donne directement à Hegel dans la grande mystification de « l’exigence du temps » au Danemark. Maintenant, commentons un peu ce texte représentatif du mouvement de la pensée à cette époque avant de passer au moment d’Adler comme rebouteux de la révélation. Conséquence de la confusion de l’exigence du temps. 123 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, O.C. 10, pp. 171-172. 61 Voici comment Johan Ludvig Heiberg – le Docteur Hjortespring – diagnostique l’état de sa génération « un tel état n’est pas à proprement parler un état ; ce n’est qu’un passage d’un état antérieur à un état à venir ; non un mode d’être mais rien qu’un devenir par quoi s’achève l’ancien et commence le nouveau ; une apparence d’être destinée à faire face à un état véritable. En d’autres termes, il s’agit d’une crise »124. Nous sommes en pleine médiatisation de la médiation comme concept clé, analyseur et révélateur de l’état intellectuel et religieux des Danois. Qu’est-ce que la médiation ? Le concept d’Aufhebung comme passage d’un mode d’être à un autre n’est pas à confondre avec celui du néant. Car, comme le pense Hegel, défendant l’importance déterminante fondamentale de son concept dans le déploiement de l’histoire « le néant est l’immédiat ; un sursumé, en revanche, est un médiatisé, il est le non-étant mais comme résultat qui est sorti d’un être. Par conséquent, il a encore en lui la détermination dont il parvient sursumer dans le langage ce double sens : il signifie équivalemment conserver, maintenir et faire cesser »125. Nous pouvons l’appeler moment dialectique, méthode dialectique ou avec un autre terme logique du devenir. Ce concept fondamental hégélien est celui qui différencie par exemple les connaissances mathématiques dont la découverte par le moyen de la construction et de la preuve est une activité extrinsèque de l’objet qui se modifie. « La matière dans laquelle la mathématique puise son trésor réjouissant de vérités est l’espace et l’unité quantitative. L’espace est l’existence externe dans lequel le concept inscrit ses différences comme dans un élément vide et mort où elles sont également vides et mortes. Le réel concret n’est pas spatial au sens où il est considéré dans les mathématiques; ni l’intuition sensible concrète, ni la philosophie ne s’occupent d’une irréalité comme les choses mathématiques. Dans un tel élément irréel, il n’y a qu’une vérité irréelle, c’est-à-dire des propositions fixes, mortes. On peut s’arrêter à chacune d’elles sans que la première avance jusqu’à la suivante et sans que 124 125 Johan Ludvig Heiberg, De la signification de la philosophie, Op. Cit. P. 100. Hegel, Science de la logique, t. 1, Livre I, 1972, P. 81. 62 naisse de cette façon par la nature de la chose elle-même un lien nécessaire »126. Il y a ainsi un formalisme de l’évidence mathématique qui fait avancer le savoir selon la ligne de l’égalité. Dans la connaissance philosophique, le devenir de l’être déterminé diffère aussi du devenir de l’essence. Mais à son crédit alors que la mathématique par la preuve, le mouvement de la démonstration mathématique n’appartient pas à ce qui est l’objet donc c’est un fait de l’activité extrinsèque. La philosophie quant à elle contient aussi bien l’être déterminé que le devenir de l’essence – la connaissance mathématique n’exposant que le devenir de l’être déterminé – et les unit. « La naissance interne ou le devenir de la substance est en même temps passage dans l’externe ou dans l’être déterminé et la reprise de soi dans l’essence interne. Le mouvement est le processus dédoublé et le devenir du tout, de façon telle qu’en même temps chacun pose l’autre et que chacun pour cela a les deux en tant qu’aspect ; les deux ensemble constituent le tout par ceci qu’ils se résolvent eux-mêmes et deviennent ses moments » (p. 39). Ainsi, dans le réel, le mouvement est une activité intrinsèque à l’objet où se crée le lien nécessaire entre un moment antérieur et le moment qui advient. S’il y a passage d’un état antérieur à un état à venir, il y a donc différenciation, donc inégalité. Mais cette inégalité tend, de moments à moments, vers une égalisation intrinsèque de l’objet et comme le confirme Hegel, « la substance vivante est de plus l’être qui en vérité est sujet, ou, ce qui revient au même n’est en vérité actuel qu’en tant que mouvement de se poser lui-même, qu’en tant que médiation avec lui, même de son devenir autre que lui-même » (p. 19). Le passage vers autre chose comme médiation n’est qu’une activité intrinsèque où le vrai est le tout comme essence s’accomplissant par son développement. Pour Hegel, la médiation n’est que cette identité avec soi-même s’accomplissant par son mouvement. « Le résultat est le même que le commencement, seulement parce que le commencement est fin. Autrement dit, l’actuel n’est la même chose que son concept, que parce que l’immédiat en tant que fin a en lui-même le soi ou l’actualité pure » (p.20). Si donc le résultat est le commencement, on peut dire que tout dépassement garde en soi la chose dépassée. Celle-ci perd de sa fausseté par le passage vers une réalité plus objective dans un mouvement où la chose ne fait que devenir elle-même. « L’embryon est bien l’homme en soi, il n’est pas l’homme pour soi ; l’homme est pour soi seulement comme raison cultivée qui 126 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Ed. Lasson, p. 39. 63 s’est faite ce qu’elle est en soi, c’est seulement alors qu’il est dans son actualité. Mais ce résultat est lui-même immédiateté simple ; car il est la liberté consciente qui repose en soi et n’a pas mis de côté et abandonné l’opposition mais s’est concilié avec elle » (p. 20). Cela se traduit dans sa radicalisation comme l’idée en tant que concept qui s’autodétermine. « Tout le reste est erreur, obscurité, opinion, tendance, caprice éphémère ; seule l’Idée absolue est Etre, vie impérissable, vérité qui se connaît et vérité totale. Elle est le seul objet et contenu de la philosophie. Comme elle contient toute détermination, comme sa nature est de revenir à soi par son auto-détermination ou particularisation, elle traverse des stades divers et l’affaire de la philosophie est de l’y connaître »127. La fin de la religion pour la philosophie ? Nous venons de faire un détour par des textes de Hegel pour mieux appréhender l’état d’esprit de Johan Ludvig Heiberg dans son essai « De la signification de la philosophie » en tant qu’étudiant devenu, par une crise, professeur de la philosophie Hégélienne. C’est le décor de la pensée de Johan Ludvig Heiberg. Dans son essai, le talentueux Heiberg ne s’arrête pas à l’analyse d’un état mais plutôt d’un passage qui est à ses propres dires, ne constitue pas un état véritable mais plutôt une crise car représentant la pointe de l’achèvement de l’ancien monde qui doit le conduire à un nouveau monde. C’est ce dernier pas à poser qui provoque autant de crispation mais aussi d’exaltation dans le milieu intellectuel Danois. Il y a un tel accroissement des connaissances enrichies de l’expérience des siècles précédents que le passage est mouvementé, progressant dans une multitude de nouvelles directions sans savoir où elles mènent. La philosophie vient ainsi en aide à cette génération désorientée par l’immensité des richesses acquises. En premier lieu, pour faire comprendre à chacun que « toutes les différences sont fondées dans l’unité ; elles n’en sont que les moments, c’est-à-dire les étapes nécessaires d’une évolution qui lui est propre »128. Ensuite, plus modestement « sans doute, en tant que connaissance de l’idée éternelle, la philosophie est-elle au-dessus de tout changement temporel » (p. 102). Pourquoi ? Parce que « la vérité est ainsi le lien qui unit l’humanité dans toutes les divergences possibles. C’est la seule puissance à laquelle, en quelque circonstance 127 Hegel, Science de la logique, op. cit., p. 327. Johan Ludvig Heiberg, op. cit., p. 102. Nous indiquerons les numéros de pages directement dans le texte à chaque fois qu’il s’agira de cet essai dans ce chapitre. 128 64 que ce soit, nul ne veut se soustraire ; car quelque contradictoires que soient nos opinions, elles ont au moins ceci en commun qu’elles n’exigent d’être reconnues comme valables que sous la présupposition de la vérité qu’elles contiennent. C’est en ce sens qu’on peut dire que la philosophie est située au-dessus de l’art, de la poésie et de la religion, bien qu’elle ait comme eux l’infini pour objet ; car, puisque la forme dans laquelle elle présente cet objet est la vérité, toutes les autres formes de l’infini ont en elles leur justification. La philosophie est donc le juge suprême (…) car sans doute l’art, la poésie et la religion contiennent-ils la même vérité que la philosophie mais non sans la forme propre du vrai ; en eux en effet, la vérité se trouve comme substance et elle a donc ses différentes formes comme accidents ; en elle, au contraire, la vérité se trouve comme concept et le concept comme la matière n’a qu’une seule forme » (pp. 112-113). Ainsi, cette mission d’édification est-elle dévolue à ceux que Johan Ludvig Heiberg nomme « des représentants suprêmes de l’humanité ». Ces artistes, maîtres spirituels et philosophes, auront pour mission d’aider leurs contemporains à satisfaire à « l’exigence du temps ». Ces représentants de l’humanité, esprits cultivés, dont fait partie Heiberg « ne tirent pas l’esprit d’eux-mêmes mais de Dieu, et l’esprit de Dieu est l’esprit de l’humanité » (p. 105). Ces grands hommes spéculatifs sont les seuls capables de mettre fin à l’agitation de ce siècle parce qu’ils ont en eux la philosophie. Or, « seule la philosophie parvient à pénétrer dans les détails de nos buts finis ; seule, elle parvient à voir leur orientation infinie et à éclairer par cette connaissance ce qui demeure en eux d’obscur. Par là, elle devient, et elle seule, capable de les dépasser sans les supprimer, les établissant au contraire, par ce dépassement même vers l’infini, dans leur juste valeur. C’est de cette manière que notre effort fini se trouve greffé sur l’infini, l’humain sur le divin et qui disparaît la limitation ; nos sciences deviennent philosophiques et nos états acquièrent leur forme ordonnée » (pp. 114-115). Nous ne pouvons ne pas entrevoir dans ce passage, une forme de philosophie, celle de la médiation. Heiberg reconnaît à toutes les philosophies le même objectif de réconcilier « l’idéal et le réel, nos exigences et ce que nous possédons, nos désirs et ce que nous atteignons » (p. 128). Mais, son époque répond à un type spécifique de philosophie. « En un mot, la philosophie développée dans sa propre forme, la forme nue essentielle de la vérité, est la nécessité aujourd’hui. Et c’est là le motif suffisant de contribuer à faciliter la chose pour quiconque s’en sent capable » (p. 128). Si on suit son regard, on voit que « le système hégélien mérite la 65 préférence pour cette raison qu’il est jusqu’ici le plus englobant, celui qui s’est appuyé sur la plus grande quantité de ces efforts et qu’à conçu avec justesse la direction commune où ils convergent en une science centrale » (p. 129). En conclusion, les gens cultivés savent, selon les commentaires d’Hélène Politis sur l’essai d’Heiberg, que « nos « fréquentes querelles théologiques » ne concernent que les individus sans culture tandis que les individus cultivés, ayant dépassé ce stade, s’intéressent plutôt à l’action politique. « La politique est en effet le présent dans lequel vit, à notre époque, le monde cultivé ; mais justement parce qu’il est l’actuel, sa matière n’est pas encore achevée ». D’où la crise du temps présent qui n’a plus le secours de la religion comme savoir de l’infini mais en appelle à la politique et à ses déterminations finies « avec lesquelles [ils n’en veut pas moins construire un Etat et une constitution éternels] »129. C’est la philosophie Hégélienne qui devient un moment, un mode de vie pouvant répondre à cette crise. Si, l’époque dans son développement interne exige que la vérité ne soit plus celle de l’art, de la poésie ou de la religion qui était voilée et obscurcie mais la « vérité nue et transparente, rejetant comme vêtements d’emprunt la forme qui l’enveloppait » (p. 116), c’est bien la philosophie qui étant « la vérité même et rien que la vérité » (p. 112) peut répondre à « l’exigence du temps ». La philosophie est donc la solution à cette crise. Et encore plus la philosophie Hégélienne, car selon Heiberg la philosophie est non seulement solution à la crise, mais elle est aussi celle qui a conduit à la crise de l’époque. Elle ne pouvait donc que commencer par un passage plus caractéristique répondant aux besoins de l’époque. Donc, la philosophie devait produire une philosophie de l’époque (p. 120). Avec la philosophie, et plus précisément celle de l’époque comme étant spécifiquement la réponse à la crise, tout artiste, poète, maître spirituel doit devenir un spéculatif sinon il n’est pas de son temps et sa place est obsolète. Voici comment le résume Kierkegaard « telle est, en ces tout derniers jours, la bonté de la philosophie, si différente de l’ancienne et mesquine déesse qui ne voulait être aimée et adorée que de quelques uns et ne se révélait qu’à un nombre plus restreint encore. Elle fait de tout théologien un philosophe et ce pour qu’il puisse satisfaire aux exigences du temps »130. En résumé, ne devient représentant suprême de l’humanité de cette époque, que celui qui est philosophe de l’époque. 129 130 Hélène Politis, Kierkegaard et « l’exigence du temps », op. cit., p. 88. S. Kierkegaard, Préfaces, O.C. 7, p.310. 66 Ainsi, les prêtres et les théologiens se sont mis, au même titre que les poètes et les artistes, à se convertir, à se transformer en philosophes au risque de ne plus satisfaire à l’exigence du temps car le temps de la religion, vérité édificatrice de son temps, plus dévoilée que celle du poète et de l’artiste mais néanmoins encore habillée, doit passer dans la vérité nue, celle qui justement en ne supprimant pas ce qu’elle vient de dépasser le confirme dans ses droits. La philosophie était ainsi-car étant la vérité- la substance de l’art, la poésie et la religion. L’époque exige aujourd’hui qu’elle se déploie par elle-même. Le représentant suprême de l’humanité doit donc annoncer à ces contemporains « la bonne nouvelle spéculative »131. Heiberg, Kierkegaard, Adler, Martesen et consorts font partie de cette génération du règne de la « bonne nouvelle spéculative ». Ils vivent dans cette atmosphère car l’époque est philosophique, c’est-à-dire qu’ils ont tous une éducation directe, ou indirecte, de philosophie spéculative. La confusion de l’époque entre la spéculation et la révélation Pour Kierkegaard, Adler est une victime de la confusion de l’époque mais comme l’époque ne se vivait que dans une atmosphère de vantardise, la victime se pensait elle-même vainqueur et entretenait encore plus la confusion à son encontre. La victime donnait raison à ses bourreaux qui ne l’étaient plus du fait qu’elle entretenait la confusion. Les bourreaux sauvent paradoxalement l’époque d’une confusion dans la confusion. Revenons donc à l’affaire Adler qui éclata en 1843. Né en 1812, donc contemporain de Kierkegaard, candidat en théologie à l’université de Copenhague ; Magister Artium avec une thèse sur « la subjectivité » ; conférencier publique à l’université de Copenhague sur « la logique spéculative », Adolph Peter Adler a été nommé Pasteur dans une paroisse de campagne sur l’île de Bornholm. Homme très cultivé et fervent disciple de Hegel, il prétendit avoir eu une vision en décembre 1842. Une nuit, alors qu’il dormait, il entendit tout à coup un grand bruit dans sa chambre. Tiré de son sommeil, Jésus-Christ lui apparut, lui ordonna de s’installer à sa table de travail et lui dicta un certain nombre de considérations sur la vie éternelle, le corps, le monde et le mal à consigner par écrit. Selon lui, avant de s’endormir, il était en train de développer une réflexion sur l’origine du mal. Et ce soir là, toujours selon ce qu’il écrivit dans l’avant propos de son livre, il entrevit 131 Hélène Politis, Kierkegaard et « l’exigence du temps » op. cit., p. 90. 67 comme dans un éclair (déjà) que tout relevait non de la pensée mais de l’esprit et qu’il y avait un esprit mauvais cause de tout le mal. Cette nuit-là le christ lui dicta ces mots : « les premiers hommes auraient pu avoir une vie éternelle. En effet, quand la pensée unit l’esprit de Dieu au corps, l’homme est enfant de Dieu. Ainsi, Adam eut été le fils de Dieu. Mais ils pêchèrent. La pensée s’abîma en elle-même, sans le monde, sans le corps. Elle sépara l’Esprit d’avec le corps, l’Esprit d’avec le monde. Et quand l’homme, quand la pensée séparent eux même l’Esprit d’avec le corps, l’Esprit d’avec le monde, l’homme doit mourir et le monde et le corps deviennent mauvais. Et que deviens l’Esprit ? Il quitte le corps. Mais Dieu ne le reprend pas et il devient son ennemi. Mais où vat-il ? Il retourne dans le monde. Pourquoi ? Il est rempli de courroux contre le monde qui y a renoncé. C’est l’esprit mauvais. Et le monde a créé lui-même l’esprit mauvais »132. Toujours selon Adler, Jésus lui ordonna de quitter sa table et d’aller brûler tous ses propres écrits et de ne plus s’en tenir qu’à la bible à laquelle il n’était pas assez assidu. Jésus ne s’arrêta pas là, et il lui dicta d’autres sermons et discours. L’église Danoise s’en émut et les autorités ecclésiastiques lui demandèrent des explications. Il se défendit maladroitement, battit en retraite et ne répondit pas exactement aux questions précises posées par les membres de la commission d’enquête. A la suite de ses discours contradictoires, il se vit mettre en retraite anticipée le 26 avril 1845. Il édita les pièces relatives à l’enquête que la commission mena sur lui, les détails de l’interrogatoire qu’elle lui fit subir et ses réponses. Il ne s’arrêta pas là. Entre 1846 et 1855, il publia plusieurs ouvrages religieux et littéraires. Cette affaire, donna à Kierkegaard l’occasion de démontrer à quel point la confusion s’est emparée de tous les représentants philosophico-religieux de la modernité « cherchant à concilier à tout prix les domaines in-conciliables (car on ne peut en même temps occuper le plan de l’immanence et répondre à celui de la transcendance). C’est donc à un rappel des exigences contenues pour tout chrétien ordinaire (et non assurément pour « l’extraordinaire » car celui-ci n’en a pas besoin étant lui-même l’expression de ces exigences) dans l’idée même de révélation chrétienne »133. 132 133 S. Kierkegaard, Le livre sur Adler, O.C. 12, « annexes ». p. 251. Hélène Politis, Le discours de la philosophie selon Kierkegaard, op. cit., p. 804. 68 B. De la dialectique qualitative Pour Kierkegaard, son époque n’a plus qu’un vague sentiment religieux que la plupart de ses contemporains n’arrivent pas à devenir présent en eux « ils réfléchissent sur le religieux, ils en entendent parler, entretiennent avec lui un commerce d’impressions imaginaires, le possèdent sous la forme de désir de nostalgie, pressentiment, décision et résolution illusoires » 134. Ils se maintiennent ainsi à se maintenir à une certaine distance d’eux-mêmes. Or, la religiosité « relève de la subjectivité, de l’intériorité, du saisissement, du bouleversement, de la pression qualitative qui s’exerce sur le ressort de la subjectivité »135. Dans une époque où chacun dans sa course aux exigences du temps s’éloigne de lui, un réveil religieux peut devenir un évènement extraordinaire confondu avec une révélation. Pour Kierkegaard, si le réveil religieux est salutaire car étant un choc, une secousse, un saisissement réveillant l’individu à son intériorité profonde, il n’est pas en soi l’apanage chrétien et ce réveil n’amène pas nécessairement au christianisme. « Pour s’exprimer en chrétien, il faut, outre le langage du cœur, de l’émotion au sens universel, savoir pratiquer avec méthode les déterminations conceptuelles chrétiennes, il faut naturellement postuler la nature spécifiquement qualitative de cette émotion, sa nature chrétienne » (p. 199). On ne devient donc pas chrétien simplement parce qu’on éprouve une émotion religieuse. C’est pourquoi, selon Kierkegaard, « si nous voyons en Adler un réveillé au sens religieux et chrétien, son malheur vient justement du fait qu’il ne connaît pas suffisamment à fond le langage conceptuel chrétien. Aussi n’a-t-il aucun critère qualitatif immuable lui permettant de savoir si son émotion est bien un réveil religieux chrétien ; et dès lors qu’il veut extérioriser son émotion, il ne trouve aucun appui d’ordre qualitatif dans le langage conceptuel spécifiquement chrétien » (pp. 200-201). Ce réveil brutal, qui peut s’accompagner d’un mouvement, d’un besoin d’agir ou de réagir, peut donner l’impression d’entendre un voix envoyant en mission alors que dans une profonde intériorité, par un redoublement, le nouvel Homme dans sa nouveauté paraît tellement étranger en soi qu’il est rencontré comme un Autre. 134 135 S. Kierkegaard, O.C. 12, p. 190 Ibid, p. 190 69 Ce Nouvel Homme qui ne se laisse pas entraîner dans de longs discours et donne des directives avec un ton d’autorité peut s’autoriser cette confession d’une révélation car il est l’habitant d’un pays chrétien, pasteur de surcroît et formé à la dialectique de l’époque. « Si l’on est formé pour ne pas dire déformé, aux seuls principes de la dialectique hégélienne, selon laquelle tout devient à peu près une seule et même chose, l’on peut avoir l’impression que cette concession ne sort pas des limites permises, bien qu’elle abolisse complètement la distinction qualitative. Un dialecticien de cette sorte, vivant fort à l’aise dans sa chimère admet sans peine que les faits : a) d’être appelé par une révélation et d’avoir reçu une doctrine, b) d’avoir connu un moment d’exaltation, sont à peu près identiques, si bien que l’on peut être agréable aux autorités en employant telle de ces trois expressions qui leur plait le mieux » (p. 115). Adler a brûlé ses livres mais ne s’est pas défait de la méthode. Il se défendra, devant ses juges avec « cet art de la prestidigitation ou de la jonglerie verbale, si fréquemment et si durement reproché à Hegel »136. Cette dialectique confond aussi bien les déterminations de la sphère religieuse qu’éthique ou plutôt les classent toutes dans l’immanence. Or, la révélation ne peut être pensée que dans la dialectique transcendante qui est comme tel un paradoxe. « La dialectique qualitative (qui nie justement la nécessité immanente) ne s’accorde proprement qu’à la catégorie du saut ». Ce n’est pas par un passage que les distincts s’absorbent dans le devenir ici. Les catégories sont dans des sphères distinctes. C’est une dialectique qui affirme la différence qualitative des sphères d’existence : l’esthétique, l’éthique et le religieux. Tout essai de penser les catégories religieuses dans la sphère éthique est burlesque, souligne Kierkegaard, et amène à la confusion. Pour Hélène Politis, Adler à la manière hégélienne « appelle révélation ce qui n’est que l’effet du dispositif systématique auquel il obéit ; sa prétendue révélation n’est donc que la manifestation d’un hégélianisme souterrain qui mène sa compréhension du christianisme et reconduit à l’ordre de l’immanence son rapport à la transcendance » 137 car il confond l’objectif et le subjectif. Il fausse le concept de la révélation en le réduisant à une dialectique médiative comme un pur dévoilement subjectif alors que la révélation est une pure détermination objective. Or, comme le souligne Kierkegaard, « quiconque prétend expliquer 136 137 A. Clair, K. Penser le singulier, op. cit., p. 180. Hélène Politis, Le discours de la philosophie selon Kierkegaard, p. 798. 70 telle ou telle chose tout en apportant un changement à l’essence même de cette chose (du sujet) ne l’explique pas, il la change » (p. 97). Que dit Kierkegaard à propos de la révélation ? « En dialectique qualitative, un fait de révélation diffère essentiellement de tous les autres ; sous l’angle de la dialectique qualitative, il relève essentiellement de la sphère religieuse proprement dite, de la sphère du paradoxe religieux « (p. 17). Alors comment reconnaît-on un fait de révélation ? Par l’existence de l’individu face au fait qu’il annonce. Le cas Adler comme confusion régnante dans la distinction des différentes sphères de l’existence Revenons à la façon dont historiquement Kierkegaard présente l’affaire Adler. « C’est en 1843 que le Mag. Adler publia ses sermons. Dans l’avant propos il annonçait de la façon la plus solennelle qu’une révélation lui avait été départie et que par elle une nouvelle doctrine lui avait été communiquée ; dans les sermons eux-mêmes, il jetait sur tout une lumière définitive en établissant une distinction entre ceux dont il était personnellement l’auteur et ceux qui étaient directement inspirés par l’Esprit (…). Le fait de révélation du Mag. Adler, sa nouvelle doctrine, le fait qu’il soit directement inspiré par l’Esprit devaient suffire à le rendre conscient de sa situation d’exception, complètement en dehors du général » (pp. 29-31). Au préalable, il faut attirer l’attention sur le fait que Kierkegaard ne reproche pas à Adler d’avoir eu une révélation. « Adler n’a pas été destitué parce qu’il s’est prévalu d’une révélation mais parce que les concessions qu’il a faites l’ont suffisamment confondu » (p. 122). C’est le comportement d’Adler face à ce fait de révélation et au fait qu’il est celui qui a eu cette révélation qui l’a rendu suspect. « Résumons. Un écrit daté du 18 juin 1843, à Hasle, nous présente un homme appelé par une révélation et qui, de la bouche même du sauveur, a reçu une doctrine notée sous sa propre dictée. (….) Le 5 juillet 1845 s’est tiré d’embarras grâce à quelques points de repère. Cet homme, c’est le Mag. Adler. Pourtant, il n’est pas question de différents moments de sa vie ; non, il s’agit de ce moment dont l’avant-propos des sermons nous donne une description précise et que des explications successives nous présentent sous divers aspects » (p. 121). 71 A quoi cherche à nous rendre attentif Kierkegaard, par rapport au fait de la révélation ? Que celui-ci fait passer un homme éthique du singulier ordinaire au singulier extraordinaire. L’extraordinaire n’est pas à confondre avec le représentant noble de l’humanité que vante Heiberg. Celui-ci est à la limite un génie. C’est par la révélation que nous pouvons distinguer le génie et l’apôtre. L’un est un grand homme dans l’immanence, l’autre un grand serviteur dans la transcendance. Pour décrire le génie selon Kierkegaard, nous allons abandonner Le livre sur Adler pour un petit traité éthico-religieux intitulé « sur la différence entre un génie et un apôtre »138. Pour Kierkegaard, « le génie, comme le mot l’indique (ingenium), de naissance, prémitivité (primus), originalité (origo), spontanéité, etc…) est l’immédiateté, la donnée naturelle, bref, il est inné » (p. 149). Cet individu l’est donc avant même le déploiement de ses qualités. Qu’il les mette au service de Dieu ou pas, il n’en reste pas moins un génie. Il est dans la différence entre hommes, dans ce plus ou moins qui par exemple dans l’acte de penser s’exerçant dans l’immanence, est celui pour qui on peut utiliser le terme « paradoxe » par rapport à ce qu’il apporte à sa génération. Car, il est en avance par rapport à son temps et saisit ce que ses contemporains ont du mal à percevoir. Mais, ce paradoxe est appelé à disparaître un jour d’où selon l’expression de Kierkegaard le terme de « paradoxe transitoire ». « Un génie peut être en paradoxe à sa première manifestation, mais le paradoxal qui est en lui s’efface à mesure qu’il prend conscience de lui-même. Un génie peut devancer son temps d’un siècle et être par suite en paradoxe, mais l’espèce finit par l’assimiler, ce qui fut un jour paradoxal cesse ainsi de l’être » (p. 149). Ce qui suppose que la différence entre une personnalité géniale et une autre vient de son anticipation. En cela même, elle est relative puisque sujette au dépassement un jour. En projetant ses contemporains vers un avenir qu’ils ne connaissent pas encore, on ne peut pas dire pour autant qu’il échappe à l’immanence car et cela suffit il crée du nouveau à partir des données dont il dispose et n’œuvre donc que dans l’immanence. Il est hors normes pour ses contemporains par son originalité ou d’autres qualités mais il est appelé à se normaliser ou à s’annuler dans le temps. Le génie s’auto réfère à lui-même face à ses contemporains, par ses dons naturels, l’originalité de son inéité qui en se déployant, se reconnaît dans ses capacités et œuvres. Le génie surprend 138 S. Kierkegaard, Deux petits traités éthico-religieiux, O.C. 16 72 ses contemporains avec « un fait étonnant » émanant de lui. Kierkegaard pose alors le génie dont ne cessera de parler Adler dans ces quatre derniers livres face à l’apôtre139. Revenons à Adler dans Le livre sur Adler. Pour Kierkegaard, Adler se disqualifie déjà comme génie par le fait qu’il s’est prévalu non d’un « fait étonnant » mais d’un « fait paradoxal » ce qui est une doctrine reçue du christ. « Car si c’est par sa qualité de génie que l’on apporte, disons un nouveau message, cette dernière relève de la sphère de l’immanence et, de ce fait, s’applique uniquement à l’authenticité de la reproduction ; c’est-à-dire une tout autre chose et qualitativement différente de celle qui consiste à recevoir, par révélation une doctrine du sauveur » (p. 134). La génialité d’Adler serait d’avoir pu génialement faire prendre des vessies pour des lanternes. Même en cela, il y a un bémol. Il n’est pas le premier à s’être prévalu d’une révélation. Parmi ses contemporains, d’autres ont eu comme Heiberg par exemple, une révélation un 1er avril jour de Pâques. Il ne peut même pas se prévaloir d’un fait paradoxal car dans son explication il tient un discours Hégélien qui fait de ladite révélation « l’effet du dispositif systématique auquel il obéit ». L’ironie tient peut être au fait que ce qui est génial, c’est qu’un pasteur se soit laissé prendre jusqu’à la caricature aux exigences de son temps, et que sa vie n’a été qu’une catastrophe provoquée par l’ensemble du courant moderne. Pour Kierkegaard, une exégèse et une dogmatique égarée qui jouent un tour au christianisme et s’avisent de comprendre le concept de révélation comme quelque chose de génial, C’est-àdire un fait étonnant. Elles ont ainsi troublé la doctrine chrétienne de la manière suivante « elles ont ramené la sphère du paradoxe à celle de l’esthétique ; elles ont ainsi permis à tout terme chrétien, catégorie qualitative quand il demeure en sa sphère, de faire en cet état réduit office de mot d’esprit susceptible de toutes les significations. Mais l’exégète et dogmaticien égaré n’a du moins pas prétendu avoir une révélation personnelle, privilège réservé à Adler. Quelle performance ! Comme dit la comptine : « qui s’y connaît ? C’est le pasteur… » etc. (p. 135). 139 « Les quatre derniers livres où l’on parle continuellement de la doctrine, mais où l’on passe complètement sous silence le fait de révélation par lequel cette doctrine fut communiquée, ou le fait qu’elle fut communiquée par une révélation, insistent en revanche et presque à vous en dégoûter sur le génie : le génie par-ci, le génie parlà, le génie, ce quelque chose inexplicable, le génie que personne ne peur comprendre, le génie, ce poulain autodidacte, etc. » S. Kierkegaard, Le livre sur Adler, p. 133. 73 Adler, par ses tergiversations, n’était ni un apôtre, ni un génie, tout au plus un littérateur spéculatif représentatif de son temps. Il nous reste à distinguer ce qui par son existence donne au fait sa spécificité. Ecoutons Kierkegaard « le génie et l’apôtre se distinguent qualitativement. Ils appartiennent chacun à leur sphère qualitative : a) la détermination : génie relève de l’immanence : par suite le génie peut apporter du nouveau qui disparaît dans l’assimilation générale de l’espèce, comme la différence que constitue le génie s’efface dès que l’on pense sous l’angle de l’éternité. La détermination : apôtre relève de la transcendance ; l’apôtre apporte à la manière du paradoxe et non par simple anticipation sur l’évolution de l’espèce, demeure constante ; un apôtre reste à jamais une apôtre et nulle immanence d’éternité ne le met, en son essence sur le même rang que le reste des hommes, puisqu’en son essence il diffère de tous les autres par le paradoxe. b) un génie est ce qu’il est par lui-même, c’est-à-dire par ce qu’il est en lui-même, un apôtre est ce qu’il est par son autorité divine » (p. 136). La différence entre le génie et l’apôtre Comme nous l’avons écrit dans l’immanence qui est la sphère du génie, toute différence entre les hommes s’évanouit et fait place à l’égalité dans l’essence de la pensée éternelle. L’inéité originale est annulée dans le temps. L’apôtre, à la différence du génie qui se déploie dans le temps - jusqu’à à atteindre sa pleine mesure si le temps laisse venir à maturation sa génialité –, n’advient pas par une quelconque évolution progressive. Il n’a en lui nulle virtualité pour précéder sa mission. Ainsi « tout homme est également fondé en son essence à le devenir. L’apôtre ne peut jamais se ressaisir de manière à prendre conscience de sa vocation comme moment dans son développement naturel. La vocation de l’apôtre est un fait paradoxe qui, à la fin comme au début de sa vie demeure tel en dehors de son identité avec lui-même » (p. 137). On ne naît pas apôtre en miniature. On le devient par un choix qui ne dépend pas de soi mais de Dieu. On est choisi comme Paul fut choisi pour apporter du nouveau. Celui-ci n’est pas un « fait étonnant » qui se dissout avec le temps mais un « fait paradoxal » qui sera pour toujours source du scandale pour la raison et qui n’aura pas besoin de preuves et de justifications mais fera appel à la dialectique qualitative pour faire le saut de la foi. 74 L’exception ou l’extraordinaire est cet individu singulier à qui Dieu donne autorité. André Clair nous renseigne sur ce qu’est l’autorité selon Kierkegaard. « Qu’est-ce donc que l’autorité ? Consiste t-elle dans la profondeur de la doctrine, dans son excellence, sa richesse spirituelle ? Nullement. Si elle est ainsi simplement une seconde puissance ou une réduplication caractérisant la profondeur de la doctrine, il n’y a pas alors d’autorité ; si en effet, un disciple comprend parfaitement la doctrine et se l’assimile, il n’y a plus alors aucune différence entre le maître et le disciple. Mais l’autorité est quelque chose qui demeure immuable, qu’on ne peut acquérir par l’intelligence la plus complète de la doctrine. « L’autorité est une qualité spécifique venant d’ailleurs [andetstedsfra] et revendiquant la qualité alors que le contenu du discours ou de l’action est esthétiquement posé dans l’indifférence » (p. 140) ».140 Si l’œuvre accomplie par le génie est l’expression primitive de sa nature, il y a une totale homogénéité entre l’initial et l’accompli dans ce rapport d’immanence. La différence entre eux n’est que simplement la distinction entre deux moments du devenir d’un même être. Ainsi, la question du génie n’est pas dans le rapport à une autorité car malgré son originalité, sa hors normalité, il n’est que dans la circularité de l’existence, c’est une activité naturelle de devenir soi. L’apôtre, lui, ne le devient pas naturellement. Le fait de devenir apôtre n’est pas un moment d’accomplissement du devenir soi, c’est une cassure en soi. Il n’y a pas déploiement de ses virtualités mais convocation par un Autre à le devenir. L’apôtre se trouve investi par Dieu d’une charge et d’une responsabilité à apporter la nouveauté chez les hommes. Ce n’est pas la chose que l’on rapporte ni même son rapport à la chose qui fait son autorité, c’est le fait que cette chose provient non pas d’un approfondissement de soi mais du rapport de deux subjectivités de nature qualitativement différente. Pour Kierkegaard, l’autorité étant une notion sociale, elle n’est pas liée à un individu déterminé. C’est une place que chacun peut occuper socialement. C’est le performatif qui donnent l’altérité impersonnelle performe tout individu qui vient occuper la place en le rendant performant par rapport à l’autre individu. C’est la place du Père, du Roi, du maire, du policier etc. Il est quantitatif. Ainsi un maire peut rendre caduque la décision d’un policier 140 André Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, op. cit., p. 191. 75 municipal, le préfet peut contraindre le maire à revoir une décision, le préfet étant lui-même placé sous l’autorité du Ministre de l’Intérieur qui occupe cette fonction par la capacité performante du Président à nommer le Premier Ministre et à faire légalement d’hommes ordinaires, géniaux ou non, les décisionnaires de l’avenir d’autres hommes. Dans les pays démocratiques, le performatif présidentiel est lui-même soumis à la relativité du vote. L’élection par le peuple donne un mandat performatif pour une mission et un temps donné. Dans cette mission, le président peut nommer le libraire Solden, ministre de la santé ! C’est pourquoi Kierkegaard peut écrire à propos de l’autorité pensée comme mode de vie sociale d’une altérité impersonnelle régissant les rapports entre humains que « au fond de tout rapport des hommes entre eux en tant qu’hommes, il n’y a de différence concevable qu’au sein de l’essentielle égalité. Un homme ne peut pas être pensé différent de tous les autres par une qualité spécifique. Toutes les différences humaines des hommes entre eux en tant qu’hommes s’évanouissent pour la pensée comme autant de moments dans la totalité et la qualité de l’identité. Vivant dans le moment, je dois avoir la courtoisie de respecter la différence et d’y obéir »141. Si les différences entre hommes peuvent disparaître dans la pensée qui s’exerce dans l’immanence, l’autorité entre les hommes est relative. Elle dépend des hommes, de l’espace et du temps. Un Roi peut être déchu ! Mais l’apôtre est revêtu de l’autorité divine. L’autorité ainsi conférée par Dieu est absolue, qu’elle soit reconnue ou non car « l’homme ainsi appelé n’entre pas dans le cadre de relation des hommes entre eux en tant qu’hommes ; il n’entre pas en rapport avec d’autres hommes dans une différence quantitative (comme personne de génie ou de grand talent par exemple). Non, le rapport qu’il soutient est de l’ordre du paradoxe par le fait d’une qualité spécifique que nulle immanence ne peut révoquer dans l’égalité de l’éternité car cette qualité est par essence de l’ordre du paradoxe et venant après (non avant, devant la pensée, elle est contre la pensée » (pp. 142-143). Cette autorité n’est donc pas appelée à disparaître. Elle n’a pas à être reconnue quantitativement : elle existe ou non. Chaque individu peut avoir cette autorité. Donc, la 141 S. Kierkegaard, Le livre sur Adler, O.C. 12, p. 142. S. Kierkegaard donne à la page 143 les exemples d’une autorité spécifique du Roi ou du ministre comme « déterminations d’ordre général au sein des différences humaines, quelque chose d’accessoire et de passager, d’accidentel et de discordant ». Voir aussi p. 139. 76 différence quantitative, catégorie de l’immanence, n’a pas de prise ici. C’est l’apôtre qui a l’autorité et c’est ce qui le rend différend des hommes extraordinaires. Adler s’est cru extraordinaire par la nouveauté de son message alors il a cru qu’il avait eu une révélation. Suite aux réticences de sa hiérarchie, il a demandé à deux reprises à être entendu afin d’expliquer, d’apporter les preuves de cette révélation. Or, le paradoxe n’est pas dans la sphère du doute, elle a un rapport avec le scandale. Ainsi, par ses explications, il reconnu que sa révélation était plus ou moins une révélation et pourtant l’extraordinaire qui a reçu l’autorité divine de la chose nouvelle n’a pas besoin d’une reconnaissance humaine pour s’autoriser. Si la révélation est une mission de Dieu envers les hommes, l’apôtre n’attend pas une reconnaissance des hommes puisque justement il vient détruire l’ordre établi. Il ne peut pas attendre d’être justifié par ce même ordre. Comme l’écrit encore Kierkegaard, « un homme qui prendrait à peine le temps de manger et de dormir pour se consacrer sans cesse à l’annonce et à la diffusion d’une doctrine apportant le salut à l’humanité et qui en prouverait à tous la justesse, pourrait donner l’illusion d’avoir une conviction ferme et vivante. Hélas ! il n’en est pourtant pas toujours ainsi. Quelque fois, c’est précisément de ferme conviction qu’il manque. Ce dont il a besoin, c’est l’accord du grand nombre -pour rendre sa conviction convaincante à ses propres yeux- chose curieuse, il a une conception, il a une communication à nous faire. Ce sont les hommes, dirait-on, qui ont besoin de lui de sa ferme conviction et c’est pourtant lui hélas, qui a besoin d’eux, lui qui veut se convaincre lui-même en convaincant autrui » (p. 185). Devenir par le fait paradoxal l’extraordinaire, c’est ne plus vivre que pour sa révélation. Si l’autorité divine est la catégorie. Selon Kierkegaard, son signe, , est la possibilité du scandale. Ce ne sont donc pas les signes ostentatoires de reconnaissance par ses contemporains qui en font un apôtre. Dans sa réflexion, la dialectique qualitative de l’extraordinaire est le salut suprême qui débouche vers la plus grande perdition face à l’ordre établie. « L’extraordinaire, doté d’un fait de révélation, doit, nous le répétons, sortir des rangs. L’Eglise d’Etat a le droit de le destituer sans lui verser de pension et sans être tenue aux nombreux et ridicules égards qui, aux yeux d’une époque de philistins comme la nôtre, vont de pair avec la dignité d’apôtre de réformateur, lui permettant au surplus d’envisager une situation lucrative et, en tout cas une pension… L’Eglise d’Etat est dans son plein droit 77 lorsqu’elle destitue cet extraordinaire. Mais à mon sens, jamais elle n’aura, en vérité l’occasion d’en user sérieusement, car le véritable extraordinaire sera lui-même amené à faire ce pas, il quittera l’Eglise de son plein gré, reconnaissant la nécessité d’une position juste. C’est, nous l’avons dit, un non sens que de vouloir enseigner comme apôtre dans l’Eglise établie. Quiconque s’entend à la dialectique qualitative le comprendra sans peine » (p. 124). Adler, lui, s’est battu pour rester dans l’Eglise. Destitué, il a continué à recevoir sa pension ce qui lui permettait d’avoir le loisir de continuer à écrire ses sermons et ses poèmes. L’apôtre, lui, sait que sa mission lui sort du général et que son élection n’est pas une gloire dans l’immanence mais plutôt un chemin de croix dans la solitude et le rejet de ses contemporains. 3. Abraham comme le vrai extraordinaire qui croît contre la raison A. Les « Abraham » des philosophes. D’un Abraham à l’autre Maintenant revenons à Abraham. Abraham eût une révélation, transgressa la loi et sacrifia son fils, fruit de la promesse. Qu’est-ce qui différencie Abraham d’Adler, phénomène brillant satisfaisant originalement aux exigences du temps ? Ou d’Antigone, qui dans la transgression de la loi voulut la perfection de la loi ? Ou encore de nos héros tragiques, Agamemnon, Jephté ou Brutus qui en sacrifiant leurs enfants bien-aimés obéirent aux exigences de la loi générale et nécessaire et les firent ainsi respecter par les leurs et louer par les poètes ? Et pourtant aussi bien les génies, les philosophes, les théologiens, les poètes que les simples mortels approchent Abraham avec « crainte et tremblement » comme le décrit Derrida. « Je tremble alors d’avoir encore peur de ce qui me fait déjà peur et que je ne vois ni ne perçois. Je tremble devant ce qui excède mon voir et mon savoir alors que cela me concerne jusqu’au tréfonds, jusqu’à l’os, comme on dit »142. Pris d’effroi, chacun recule à sa manière devant cette expérience du don sacrificiel comme le mystérium tremendum : le mystérieux terrifiant ! Kierkegaard pense qu’il a approfondi la philosophie de son temps, celle de Hegel et quand il n’arrivait pas à la comprendre cela ne lui donnait pas mal à la tête. « Mais quand je me mets à réfléchir sur Abraham, je suis comme anéanti. A tout moment mes yeux tombent sur le 142 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 80. 78 paradoxe inouï qui est la substance de sa vie ; a tout moment je suis rejeté en arrière et malgré mon acharnement passionné, ma pensée ne peut pénétrer ce paradoxe de l’épaisseur d’un cheveu. Je tends tous mes muscles pour découvrir une échappée : au même instant, je suis paralysé »143. Abraham est incompréhensible, inintelligible pour la pensée (p.198). On ne peut l’approcher qu’avec un « horror religious » (p.152). Pour Kierkegaard tous ceux qui commentent Abraham avec jubilation, médiatisant le geste de dieu qui sauve Isaac, sont dans l’esthétique. Ils ne s’affrontent pas à l’expérience d’Abraham dont l’atmosphère empreinte du silence sans jeu vous engouffre dans cet effroi religieux d’un père meurtrier de son fils (122123). Abraham d’Adler : Un étourdi Adler est l’un de ces poètes qui veulent édulcorer l’histoire d’Abraham pour sauver Abraham et Dieu. Comment ce Dieu si bon peut-il demander à un père de tuer le fils de la promesse ? Ce n’est pas possible de le penser d’où la nécessité d’inventer une autre histoire du sacrifice en mettant Satan dans la scène. « Comme exemple du vertige d’Adler, nous citerons ensuite sa conception d’Abraham auquel il revient suffisamment, en vers et en prose.Il nous régale ici de propos rebattus : c’était un esprit malin, le diable qui suggéra à Abraham l’idée de sacrifier Isaac. Cette interprétation, nous l’avons montré dans « crainte et terriblement » ne fait qu’éluder la difficulté qui reparaît plus tard : comment expliquer, dans ce cas, que l’église se soit avisée de faire d’Abraham le père de la foi et l’âme de Dieu, puisqu’il aurait bien fini par découvrir, plus tard qu’il avait cédé à une simple tentation, après quoi l’on eut dû le présenter, non comme père de la foi, mais peut-être comme l’inventeur du repentir. Cependant, Adler est original. Il suppose, nous le répétons, que cette idée fût inspirée à Abraham par le diable, mais voilà : Dieu trouva si bien à son goût cette idée tellement audacieuse, hardie, et grandiose (inspirée qu’elle était par le diable) qu’il empêche Abraham de la réaliser pour créer avec lui un lien d’amitié. Et voilà comment Abraham devînt le Père de la foi »144.Adler fait du héros religieux Abraham un héros tragique comme Œdipe par exemple. Le pauvre Abraham aurait été trompé par le malin comme Adam et Eve et cette fois-ci Dieu serait intervenu parce qu’il avait choisi pour devenir le Père de son « peuple » afin qu’il ne commette pas l’irréparable. Heureusement, que Dieu était là pour sauver Abraham et Isaac ! 143 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C. 5. Dans cette partie, sauf contre indications, les pages citées dans le corps du texte en rapport avec Kierkegaard sont de ce volume. 144 S. Kierkegaard, Le livre sur Adler, O.C. 12, p. 162. 79 L’Abraham d’Adler n’en reste pas moins un meurtrier même si il a l’excuse d’être trompé par un dieu : le diable, l’esprit le plus malin. Alors, on peut compatir sur son sort face à un dieu qui s’amusait à imiter un autre dieu ! Nous sommes dans les possibles jeux de l’esthétique ! La question que Kierkegaard pose et qu’Adler ne s’est pas posée, étant dans l’esthétique et donc très loin du religieux. En quoi Abraham serait-il devenu le Père de la foi ? En s’étant laissé tromper par le diable et ayant été secouru à l’ultime instant sacrificiel par Dieu ? Quelle est cette foi que nous a transmise génétiquement Abraham ? La foi effrayante d’un étourdi ? Adler, là aussi, a eu une révélation car aussi bien celui qui a écrit le livre de la genèse que toute la tradition après lui confirmant que c’est Dieu qui a donné l’ordre à Abraham alors que ce n’était qu’une illusion vocale. C’est le diable qui parlait en imitant Dieu, ce qui a trompé Abraham ! Et la tradition dura jusqu’au XVIII siècles où Dieu dévoila enfin le secret à Adler ! Celui-ci, devenu l’extraordinaire de son temps, se débattit pour rester dans l’église qui s’était trompée depuis XVIII siècles et a assis sa foi dans un mal entendement ! Au moins avec Adler, les chrétiens peuvent dormir en paix. Le père de leur foi n’était qu’un simple étourdi qui ne connaissait rien de la médiation ou de la dialectique. Un simple humain naïf et irresponsable, bien qu’honnête et fidèle, se laissant prendre au piège par le plus grand malin de tous les temps. Nous citons Belzébuth l’ange déchu ! Abraham de Johanes de Silencio : Un religieux Kierkegaard lui revient à la bible. Son pseudonyme Johanes de Silencio, bien que personnage poétique, reconnaît se trouver face à un mysterium tremendum, expérience d’un homme responsable qui a fait le saut dans l’absurde145. Pour Kierkegaard de Silencio, il ne faut pas chercher à interpréter l’histoire d’Abraham de façon à justifier les différents personnages afin qu’ils ne soient pas désagréables à l’esprit de son temps. L’éloge d’Abraham serait ainsi une éloge de la raison. Le poète penseur solitaire Johannes de Silentio nous met en face du paradoxe qui l’anéantit lui-même en tant que poète et penseur. Il ne peut pas louer Abraham dont la décision meurtrière n’a aucun rapport avec l’enthousiasme, la passion de soi ou du désir dans l’autre humain ou encore la grandeur de l’humanité ! Non, il est face au paradoxe qui le laisse dans 145 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 20. 80 cet accablement, lui, tous les théologiens et poètes penseurs. « Ou bien ils nous faut briffer d’un trait l’histoire d’Abraham, ou bien il nous faut apprendre l’effroi du paradoxe inouï qui fait le sens de sa vie, afin de comprendre que notre temps peut être joyeux comme tout autre, s’il a la foi » (p.145) Kierkegaard, Johannes de Silentio dans son livre Crainte et tremblement essaie d’approcher cette expérience d’Abraham par rapport à son atmosphère et d’une manière conceptuelle. Kierkegaard « de Silentio » ne disserte pas sur les questions morales mais sur un existant dans son expérience d’existant. On ne peut parler, selon Kierkegaard, d’une expérience existentielle sans prendre en compte l’atmosphère où vît l’existant qui peut amener celui-ci à faire certains choix qui n’ont rien avoir avec la pureté du concept. Abraham se lit ici comme l’homme de l’épreuve et du silence. « Faut-il donc s’abstenir de prêcher sur Abraham ? Je crois pourtant que non. Si je devais parler de lui, je prendrais d’abord la douleur de l’épreuve. A cette fin, je sucerais comme une sangsue toute l’angoisse, toute la détresse et le martyre de la souffrance paternelle pour pouvoir représenter celle d’Abraham. Alors pourtant qu’au milieu de ces affections il croyait. Je rappellerais que le voyage dura trois jours et un bon moment du quatrième ; et même ces trois jours et demi dureraient infiniment plus longtemps que les quelques milliers d’années qui me séparent d’Abraham. A ce point, je rappellerais qu’à mon sens chacun peut encore faire demi tour avant de gravir Morija, peut à chaque instant regretter sa décision et revenir sur ses pas. » (p.145). Ce n’est qu’après cette effusion de nature lyrique qui met en évidence le caractère scénique de son histoire, si on ajoute d’autres effusions par exemple, où dans le secret Dieu appela Abraham et lui intima, sans lui donner aucun mobile, l’ordre de sacrifier son fils 146. On peut théoriser si la dialectique avec le concept de la foi décliné chez Kierkegaard avec des circonstances telles que « la transcendance de la foi par rapport à l’éthique, la subjectivité de la foi, la soumission totale du croyant à Dieu, la solitude de l’homme religieux dans son rapport absolu avec l’absolu »147 C’est que son terrain de réflexion est celui de la temporalité réelle, concrète, et plus celle des principes de l’agir148. 146 J Derrida., op. cit., pp. 111-112. J. N Guyen Van Tuyên, Foi et existence selon Kierkegaard, Ed. Aubier-Montaigne, 1971, p. 62. 148 Guillaume Zorgbibe, Les Paradoxes de la loi. Saint Augustin et Kierkegaard, Ed. L’Harmattan, 2003, p. 92. 147 81 C’est donc dans le silence d’Abraham que nous pouvons entendre le concept de foi comme paradoxe de la transcendance qualitativement différente du sacrifice d’Iphigénie loué dans l’immanence. C’est dans le secret, qui est jeu pour l’esthétique et effroi pour le religieux, qu’il n’y a pu avoir qualitativement des confusions possibles entre l’atmosphère de deux immédiatetés. Comme par exemple entre l’Abraham d’Adler, un confus irresponsable trompé par les dieux et l’Abraham de Kierkegaard qui en face de Dieu est responsable de son acte. Kierkegaard Johannes de Silentio nous décrit à partir de l’expérience d’Abraham dans Crainte et tremblement le stade religieux comme la troisième possibilité fondamentale d’existence après l’esthétique et l’éthique. Johannes de Silentio comme lecteur de la bible ne cherche pas seulement à expliciter avec netteté la notion d’individu ou de singulier face au général différent de l’esthétique. C’est d’un choc existentiel contre le paradoxe comme expérience du religieux dont il s’agit. Sa démarche n’est pas dans la médiation où il y a eu résolution en évoluant mais en arrêt, un choc où il n’y a pas à prendre et à laisser mais à choisir dans l’absurde. Le pseudonyme choisit par Kierkegaard dans sa lyrique dialectique met en relief avec acuité le paradoxe et ce nom épaissit encore l’énigme en tant que lecteur écrivain de l’expérience biblique d’Abraham dans crainte et tremblement. « Le pseudonyme « de silentio » indique aussi une atmosphère précise : la compréhension correcte de l’ouvrage requiert bien autre chose que le discours ; elle suppose l’art de communication indirecte sur fond de secret et de silence ; Johannes s’exprime à partir du secret au sujet du secret. C’et ce que rappelle aussi l’exergue, emprunté à Hamman : « Ce que Tarquin le superbe donnait à entendre par les têtes de pavot de son jardin, son fils le comprit et non le messager » (…). L’atmosphère de la foi est ainsi le lieu exige pour la construction du paradoxe. En même temps et en sens inverse, lorsque l’atmosphère a été posée, c’est une exigence que d’en expliciter les corrélats théoriques.Atmosphère et concept se rapportent ainsi l’un à l’autre de telle manière que l’on ne peut pas choisir l’un sans l’autre ».149 Si l’on omet cette relation qualitative soit l’individu exotique se démultiplie dans les possibles et, n’ayant aucune assise solide gesticule dans l’esthétique, soit l’individu se dissout dans le nous, et se fige dans l’éthique. Ainsi de l’Abraham d’Adler on passe à l’Abraham Kantien de Hegel. 149 André Clair, Pseudonymie et Paradoxe, op. cit., pp. 126-127. 82 Hegel, lecteur « éclairé » du livre de la Genèse ? Comme le signale Hélène Politis, l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac par son père pousse à l’extrême la difficile question du paradigme religieux confronté à la généralité éthique150. C’est de la séparation entre la religion et la philosophie dont il s’agit. Cet épisode biblique qui a été source de polémique et d’interprétation dans sa difficile question de la suspension téléologique de l’éthique pose à travers son choc conceptuel la question de la différence entre la foi et la raison et au-delà la question de la primauté de l’une sur l’autre. Si Abraham a raison, la philosophie spéculative est qualitativement différente de la religion et n’amène qu’au bord de la foi pour éventuellement accomplir un saut. Si Abraham a tort, la philosophie est donc l’aboutissement de la religion qui s’assainit en évoluant. La philosophie est la religion qui s’est épurée ou plutôt dépouillée de ses vieux vêtements pour la vérité nue et transparente comme nous l’avons commenté à propos de Heiberg, représentant suprême de l’humanité de son époque. Accepter, signaler et avouer la grandeur des mots malgré leurs constituants terribles, leurs atmosphères effroyables serait un anéantissement de la totalité de la philosophie spéculative face au paradoxe qui ne peut être ni absorbé, ni dépassé. C’est pourquoi Hegel comme Kant n’acceptent pas l’Abraham de la foi comme paradoxe qui a anéantit la pensée151. Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant considère Abraham comme un meurtrier152 qui s’illusionne153. C’est de là que provient la révélation de l’Abraham d’Adler. Hegel, quant à lui, justifie l’attitude d’Abraham dans son livre L’esprit du christianisme et son destin comme la conséquence d’un manque de liberté, et plus catégoriquement comme lié à la nature d’esclave ; c'est-à-dire la relation de dominant 150 Hélène Politis, Le discours de la philosophie selon Kierkegaard, op. cit., p. 806. D’une manière plus nuancée et plus subtile, Henri de Ternay signale également la difficulté rencontrée par Kant avec le sacrifice d’Isaac sur lequel ce dernier a buté littéralement. La liberté Kantienne. Un impératif d’exode, Ed. Cerf, 1992, pp. 70-72. 152 Nous trouvons aussi chez Agacinski le même constat que celui d’un Kant qui confronté à l’absurde condamna Abraham « Mais Abraham ne suit pas les principes…il n’est pas sublime. De lui, il ne reste plus, chez Kant, que le crime, la solitude, l’errance » Critique de l’égocentrisme. L’événement de l’autre, Ed. Galilée, 1996, p.117. 153 « Toute La religion dans les limites de la simple raison est écrite pour condamner Abraham et pour exclure de la sphère religieuse les actes d’une foi aussi aveugle à la raison. (…) Tout discours religieux qui invoque la vision , la révélation, l’imagination, le sentiment, etc., est entaché d’empiricité et n’est que l’expression de singularités : il ne peut prétendre ni à l’enseignement, ni à l’édification. Il peut toujours se tromper et tromper : « il est au moins possible qu’il y ait là une erreur ». Cette possibilité d’une voix trompeuse est précisément évoqué par Kant à propos de l’ordre donné à Abraham « d’abattre son fils ainsi qu’un mouton » Sylviane Agacinski, ibid., op. cit., p. 123. 151 83 dominé sans amour du peuple juif. Comme l’écrit Bernard Bourgeois, « l’existence d’Abraham est donc celle d’un être qui se sépare de la nature comme objet d’amour, et qui la fixe comme objet du besoin ; l’esprit d’Abraham, c’est refuser l’amour, c'est-àdire l’union des opposés qu’est l’esprit lui-même, c’est de se replonger en soi-même comme être besogneux comme être purement naturel. Comme Hegel l’écrit, le juif n’est pas attaché à une idée, « mais à une existence animale ». En un mot, Abraham ou le judaïsme, c’est au fond la rechute dans la bestialité » 154 . Cette vie déchirée qui n’a pas évolué dans la réconciliation de la différence et de l’opposition qui est l’unité concrète ; c'est-à-dire l’esprit ne peut se vivre qu’en termes de rupture et de domination. « La nature pour l’homme est à dominer soit directement par l’activité humaine (Nemrod), soit directement par la médiation d’un dieu »155. Selon Hegel, c’est dans l’histoire de Noé qui est celle de l’absolutisation et de la soumission à cet autre qui devient son maître absolu et lui son esclave que s’écrit l’histoire d’Abraham. Celle d’un peuple qui ne peut surmonter l’altérité de sa nature que par le recours à l’autre qui est lui-même. Son destin est donc la soumission à cet autre. Hegel interprète dans l’immanence ce que nous avons suggéré dans un chapitre comme acte de foi, le saut qualitatif de l’obéissance par Abraham, de quitter son pays et sa famille pour une contrée inconnue. En historien dialecticien, Hegel impose cette interprétation de l’histoire du Père de la foi. « Abraham né en Chaldée, avait déjà dans sa jeunesse abandonné une patrie avec son père, maintenant dans les plaines de Mésopotamie, il s’arrachait aussi complètement à sa famille, pour être entièrement un homme subsistant par soi, indépendant et même un chef, sans être offensé ou chassé sans éprouver le besoin persistant de l’amour qui, certes atteint, mais non perdu, recherche une nouvelle patrie pour y fleurir et y jouir de lui-même. Le premier acte par lequel Abraham devient le père d’une nation, est une séparation qui déchire les liens de la vie en commun et de l’amour, le tout des relations dans lesquelles il avait vécu jusqu’alors avec les hommes et la nature ; ces belles relations de sa jeunesse, il les repousse lui-même »156 Pour Hegel, une pareille existence ne pouvait se réfléchir que dans la satisfaction de ses 154 Bernard Bourgeois, Hegel à Francfort. Judaïsme – Christianisme – Hégélianisme, Ed. Vrin, 2000, p. 39. Ibid., 37. 156 Cité par Bourgeois, op. cit., notes p. 38. 155 84 besoins, c'est-à-dire qu’il était dominé par le souci exclusif de sa propre conservation et de sa sécurité 157. Mais, s’étant arraché de sa famille comme point stable, n’ayant pas d’objet plus élevé que sa sécurité et sa conservation, il se mit sous la protection d’un autre qui devînt son absolu ; c'està-dire son maître et lui son esclave. Car dans son désir d’indépendance qui le poussa, par la séparation d’avec sa famille et sa patrie, vers la réflexion ne l’amena pas aussi loin pour devenir une réflexion en elle-même qui est la seule capable de le sortir « hors de son lien naturel à son autre (la nature hors de lui), à se poser dans la force de son moi non naturel s’affirmant comme l’essence véritable en manifestant par le travail le néant de la nature comme telle »158. Selon Hegel, Abraham resta quelque part un homme naturel du fait qu’il ne supprima pas l’altérité de la nature par le travail qui pouvait provoquer une séparation complète avec cette « nature bestiale » ne vivant que pour sa sécurité et sa conservation. Cette dépendance complète à la satisfaction des besoins qui le rend incapable d’aimer et incapable de s’auto déterminer. C’est cet autre qui pourvoit à sa conservation et à sa sécurité. « Cet autre qui réconcilie l’homme besogneux et la nature, et qui comme tel est l’objectivation du désir fondamental d’Abraham, c’est le dieu d’Abraham ; comme l’être séparé qu’est Abraham ne peut envisager de réunion, de réconciliation, que sur le mode de la séparation, de la négation de l’amour de la réunion extérieure au profit de l’un des opposés (c’est la réunion du besoin), comme il ne peut ainsi penser la réunion que sur le mode de la domination, le dieu d’Abraham, C’est le maître de l’homme de la nature »159. Abraham comme représentant du stade « bestial » précédant l’éthique ? Le dieu d’Abraham est le dieu tout puissant qui réalise son souhait d’être naturel séparé de la nature. Face à cet individu qui veut son indépendance mais ne travaille pas, il est celui qui est son maître car il le protège et pourvoit à ses besoins. C’est le Maître qui domine pour lui la nature. Bref, Hegel pense qu’Abraham ne travaillant pas ne deviendra jamais le Maître de son maître car il est toujours dépendant de celui-ci. « Ce regard qui va au-delà du présent, cette 157 Ibid., p. 41. Ibid., p. 41. 159 Ibid., p. 42. 158 85 réflexion sur un tout de l’existence, tout auquel appartenait aussi la descendance, caractérisant la vie d’Abraham et l’image de celle-ci dans le miroir et sa divinité, qui guide ses pas et ses actions, qui lui fait des promesses pour l’avenir, lui représentant son tout réalisé, qu’il voit, en pensant l’avenir dans les buissons sacrés, à laquelle il sacrifie toute réalité singulière dans sa foi au tout, la condition même de celui-ci, son fils unique lui apparaît à certains moments, comme quelque chose d’hétérogène. Comme perturbant l’unité pure, comme si lui-même était infidèle à celle-ci dans l’amour par son fils, et telle qu’il peut être capable de déchirer ce lien. C’est bien là pour Hegel le Dieu d’Abraham, soi absolu et celui-ci n’est en fait que l’absolutisation de sa bestialité paresseuse, de son matérialité passif »160 L’histoire du sacrifice d’Isaac est compris dans l’histoire du destin du peuple juif. Abraham, incapable de travailler, en vînt à se fabriquer un dieu qui pouvait répondre à son esprit de séparation, de déchirement de tous les liens avec l’entourage en quittant sa famille et sa patrie mais aussi à son esprit besogneux, incapable de transformer sa naturalité d’une manière complète puisqu’il y a eu le mouvement qui a commencé par l’acte d’indépendance à la non naturalité par le travail. Il reste dans la naturalité en attendant tout du ciel. Abraham en tant que « Père de la foi juive » ne fait que médiatiser sa filiation à Noé, celle du rapport Maître absolu et esclave consentant. Ce rapport puisque exclusif fermé, privé exclut l’ouverture à l’Etat, c'est-à-dire à l’éthique. Selon Hegel, dans sa bestialité, Abraham ne refuse pas d’aimer. Simplement il est incapable d’aimer car incapable de sortir de lui-même. Aussi, cela situe le sacrifice du fils en dessous du meurtre Kantien puisque commis chez un peuple qui, selon Hegel, serait bestial et esclave. L’analyse de Hegel, obéissant à l’esprit Hégélien, est peut-être juste par rapport à sa propre logique. Cette analyse oublie de dire qu’elle interprète dans l’immanence, dans la différence quantitative, la catégorie de la transcendance. Elle veut rendre intelligible en historisant ce qui est de l’ordre du paradoxe. Hegel affirme que l’acte de fondation d’Abraham est un acte de séparation qui implique le déchirement de tous les liens de vie en commun et de l’amour. Le sacrifice d’Isaac fait partie de tout ce refus d’amour d’Abraham comme père d’une nation et d’une foi. Comme l’écrira Kierkegaard « de silentio », qu’Hegel a raison de considérer cet acte comme non éthique car refusant le sens d’une généralité où la subjectivité morale viendra s’inscrire. Hegel a raison puisque Hegel pense dans l’immanence et dans cette sphère Abraham est aussi bien un 160 Ibid., p. 43. 86 esclave qu’un meurtrier et c’est seulement en donnant totalement raison à Hegel que l’on peut penser le stade religieux. Selon Kierkegaard, comme l’écrit Alain Douchersky, « si la différence qualitative est infinie, si elle est infinie en ce que qualitative ou singulière, on ne change rien à sa nature en faisant l’horizon ou le principe d’un mouvement spontané vers celui qui signifie apparaît par elle sa transcendance. L’immanence singulière apparaît dans cette mesure comme la tournure ontologique que prend nécessairement la transcendance divine. Le religieux donne une figure ou un sens proprement exceptionnel à cette immanence. La singularité, chez Kierkegaard n’est véritablement approché qu’à travers l’individu, l’unique devant dieu, celui qui est devenu subjectif »161 L’unique devant la raison peut se penser dans la dialectique systématique de l’accomplissement, de la réconciliation. « Maintenant la rupture et altérité au cœur même de ce lieu paradoxal de la réconciliation qu’est la foi ; cela, c’est le paradoxe qui ne se laisse pas médiatiser, ni ne se donne pas à penser. Dieu est et demeure infini envers sa créature s’exprime à travers une paradoxale incitation au meurtre et à l’infanticide »162. Cette foi ne s’historise pas, elle ne se dépouille pas de ses vêtements dans le temps et l’espace ; elle reste contemporaine à toute époque. Jésus dira en son temps, « en vérité, je vous le dis : personne n’aura laissé maison, ou frères, ou sœurs, ou mères, ou pères, ou enfants, ou champs, à cause de moi et à cause de l’évangile, qui ne reçoivent au centuple maintenant, en ces temps-ci maisons, frères, et sœurs et mères et enfants, et champs, avec des persécutions, et dans l’âge qui vient la vie éternelle »163. Et encore, « si quelqu’un vient vers moi et ne hait pas son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut-être mon disciple. Quiconque ne porte pas Sa croix et ne vient pas à ma suite, ne peut être mon disciple »164. On ne peut pas dire que Jésus par ses paroles dépasse Abraham et invite à une nouvelle réconciliation par l’esprit165. C’est confondre la parole de Jésus qui dit qu’il ne vient pas abolir la loi mais l’assouvir au paradoxe de la foi qui reste en tout temps un scandale pour la raison où il n’y a ni synthèse ni médiation possible166. 161 Alain Douchevsky, Médiation et Singularité. Au seuil d’une ontologie avec Pascal et Kierkegaard. Ed. L’Harmattan, 1997. p. 122. 162 Hélène Politis, Le Discours philosophique selon Kierkegaard, op. cit., p. 821. 163 Evangile de Marc : 10, 29-30. 164 Evangile de Luc : 14, 26-27. 165 Cf. B. Bourgeois, Hegel à Francfort, op. cit., p. 54. 166 Alain Douchevsky, Médiation et singularité, op. cit. pp. 94-97. 87 Hegel a raison en ceci que si nous prenons exclusivement l’épisode de sacrifice d’Isaac, Abraham est un meurtrier car la loi commande à Abraham « tu ne tueras pas ». La vraie loi, comme le reconnaît Kierkegaard à la suite de Hegel, n’est pas celle du formalisme kantien qui se donne une contrainte immanente en soi dans son impératif catégorique demandant à l’homme d’agir de telle façon que la maxime de son action soit universalisable. Il crée un rapport à la moralité où le sujet se donne lui-même la loi. Cette intention fort louable se butte à l’être du désir rebelle à la contrainte qu’est chacun. Comme le commente A. Clair, « si le sujet se donne à lui-même son moi, il ne fera pas d’autre chose que transposer son désir. Soumise à l’emprise du désir, la loi ne pourra que renvoyer à l’individu l’image de son désir, une image inéluctablement fluctuante - en un mot le contraire d’une loi. Un prétendu bien qui émanerait du désir n’aurait rien d’une obligation ; ce n’est qu’un subterfuge et une ruse du désir. Une telle origine psychologique de l’éthique ne peut aboutir qu’à une dissolution »167. Le « devant soi » sans un tiers contraignant réduit la vie morale à une expérimentation comme Sancho Pança s’administra de sa propre main sur son dos des coups énergétiques pour se punir. « Il est impossible qu’en A, je puisse être « effectivement » plus rigoureux que je ne le suis en B ou bien que je souhaite moi-même l’être. Je dois y avoir contrainte pour qu’il y ait sérieux. Quand rien de plus haut ne me lie que moi-même, et que je dois me lier moimême, d’où tirerais-je alors, tant que A qui lie, la rigueur que je n’ai pas en tant que B qui doit être lié, quand A et B sont le même moi » 168. Le sérieux de l’éthique suppose qu’il y a un tiers capable de fonder la moralité afin qu’il n’y ait pas de confusion possible entre l’être du désir et la loi. Ce n’est donc pas avec l’approfondissement de la subjectivité que l’on parvient à une loi immuable et intangible. C’est plutôt en sortant de soi. « Pour découvrir la loi de la vie morale, il faut sortir de soi, non pas seulement de soi comme être concret particulier, mais bien de la condition de l’homme, exactement de la subjectivité. Le tiers qui pourra constituer la référence des actions du sujet doit être, par sa nature, complètement indépendant de lui »169. C’est en consentant que la loi soit un autre que soi, qu’elle soit la loi d’un autre donc qu’elle ne soit pas immanente en soi que l’on pourrait échapper à l’illusion subjectiviste en faisant de la vie morale une sorte de champ d’expérimentation 170 d’un sujet à la foi législateur et soumis à la foi. Ce tiers plus haut que moi-même, c’est-à-dire qui me 167 André Clair, Kierkegaard, Penser le singulier, op. cit. p. 198. Cité par Hélène Politis, le Discours philosophique selon Kierkegaard, op. cit., p. 815. 169 André Clair, Kierkegaard, Penser le singulier, op. cit., p. 199. 170 Ibid., p. 199. 168 88 transcende comporte ainsi un élément d’objectivité car non dépendant du subterfuge de mon désir. Les limites de l’interprétation hégélienne d’Abraham Hegel a donc raison en choisissant sa « réalité éthique objective », qui a une substance plus concrète que le concept d’autonomie, comme subjectivité pratique. La loi est l’éthique. Or, l’éthique est le général. Tout individu pour se stabiliser et se penser comme ayant un but dans la vie doit s’exprimer dans le général. Et tout individu qui revendique son individualité pêche contre le général et doit par le repentir revenir à celui-ci. Mais alors où est-ce que cela se complique entre les deux ? Voici la réponse de Kierkegaard « Hegel a raison de déterminer l’homme uniquement comme individu dans le bien et la conscience, il a raison de considérer cette détermination comme une « forme morale du mal » (cf. surtout la philosophie morale), de sorte que l’individu qui demeure à ce stade, ou bien pèche, ou bien se trouve en crise. En revanche, Hegel a tort de parler de la foi, tort de ne pas protester à haute et intelligible voix contre la vénération et la gloire dont jouit Abraham comme père de la foi, alors que son procès devrait être révisé et qu’on devrait le bannir comme meurtrier »171. Suite à ce que nous avons écrit sur les réserves qu’Hegel a apporté à la nation juive et à Abraham, nous pouvons relativiser l’affirmation de Kierkegaard. Peut-être devons-nous la comprendre en nous plaçant dans un temps philosophique chrétien qui, au lieu de récuser Abraham, continue à croire en lui comme Père de la foi ! Hegel a tort, selon Kierkegaard, de parler de la foi comme d’une réflexion en gestation situant dans l’évolution de la moralité objective 173 172 se sans se positionner clairement face à Abraham alors que toute sa démarche récuse le sacrifice d’Isaac. Si l’éthique est donc pour Hegel le stade suprême, Abraham doit être condamné et cela doit être dit. Sinon ce qu’Hegel appelle foi ne serait que l’affirmation d’une certitude objective d’ordre quantitatif dans la pensée conceptuelle religieuse se manifestant dans l’entité morale objective. 171 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C. 5, p. 147. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., paragraphe 147. 173 Ibid., paragraphe 145. 172 89 Or, pour Kierkegaard, soit Abraham, comme homme éthique est un meurtrier par le sacrifice d’Isaac et doit être récusé soit on le reconnaît en tant que père de la foi et il faut également admettre une instance qui valide son acte. Cette validité n’a de performance qu’en étant audessus du général. Reconnaître qu’Abraham n’est pas un meurtrier, convoque la reconnaissance de la prééminence de la foi sur la raison. Qu’il y a une différence qualitative entre les deux. Reconnaître qu’Abraham n’est pas un meurtrier, c’est par le négatif poser que ce discours est tenu dans la sphère de la raison qui reconnaît l’absurdité de la situation pour elle et qui se reconnaît impuissante à l’expliquer et que cet acte ne peut pas se réfléchir dans la sphère. Que ce scandale d’un Père sacrifiant son fils loué comme père de la foi est de l’ordre du paradoxe qualitatif, c'est-à-dire qui ne se résolve pas dans le temps et dont le seul rapport que l’on peut avoir face à lui est celui du scandale qui soit vous fait reculer d’effroi dans la crainte et le tremblement soit vous fait sauter dans l’absurde. Pour Kierkegaard, Hegel n’a pas compris dans quelle catégorie était le paradoxe de la foi. Et que celui-ci n’a affaire qu’à un existant. Hegel a lu l’histoire d’Abraham à travers le filtre des principes moraux et non pas celui de l’expérience existentielle. Les choses sont déjà faussées quand la foi se purifie dans la raison. C’est le renversement de cet ordre de primauté qui par un regard en arrière le rend distrait à l’atmosphère car occupé à dialectiser. Hegel ne peut pas ressentir le déchirement d’Abraham quand il a quitté sa patrie, qu’il ne s’agit pas d’un manque d’amour mais bien d’un amour plus grand, différent qualitativement de celui qu’il avait pour sa patrie et pour les siens. Comme dirait Sylvianne Agacinski, il faut revenir au texte pour réfléchir et saisir avec acuité le paradoxe de la foi. Nous partirons de cette hypothèse formulée par Kierkegaard : Un homme marié à une femme espérant et recevant l’enfant de la promesse, qu’il éduque dans le général, tout à coup s’individualise en élevant le couteau pour donner la mort à cet enfant. Peut-on dire que cet acte est celui d’un démoniaque ou bien du père de la foi ? Doit on se poser la question si du « Me voici d’Abraham », et pendant les trois jours et demi qui le conduisait au mont de Morija jusqu’à l’ultime instant de dénouement de ce drame : y a-t-il eu ou non suspension de l’éthique ? Et comment ? 90 Si Abraham n’est pas considéré dans la religion Judéo-chrétienne comme un croyant. Si Kierkegaard reconnaît qu’il doit y avoir eu un autre, un tiers pour que la contrainte soit loi objective, la question est de savoir par quel autre Abraham se laisse-il contraindre et en quoi cette contrainte le justifie-t-il ? Qu’est-ce qui est haut et qui peut suspendre le « point de vue éthique » ? Cet épisode biblique sert de « prétexte » à Kierkegaard pour présenter face à l’individu éthique, l’individu religieux. Il met en scène deux représentants de différentes sphères : le héros tragique et le chevalier de la foi. B. « La suspension téléologique de l’éthique » Nous avons vu à travers le personnage d’Agamemnon comment on devient un héros tragique. Nous allons maintenant à la rencontre d’Abraham, le chevalier de la foi. Revenons aux saintes écritures. L’écrivain du livre de la Genèse raconte le sacrifice d’Isaac dans le chapitre 22 : « après ces événements, il arriva que Dieu éprouva Abraham et lui dit : « Abraham ! Abraham ! », il répondit : « me voici », Dieu dit : « prends ton fils, ton unique que tu chéris, Isaac et va t-en au pays de Moriyya et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai » Arrêt sur image ! Il faut se mettre d’accord sur le fait qu’il s’agit bien de Dieu qui appelle Abraham et non du diable imitant la voix de Dieu comme a pu l’entendre Adler dans son exaltation. De même c’est bien Dieu qui demande à Abraham de prendre son fils qu’il chérit sinon nous entrons dans une interprétation anthropo-psychanalytique Hégélienne. Toutes ces interprétations n’osent pas regarder en face ce « Dieu irrationnel » qui ose demander à un humain un tel sacrifice. N’osant pas blasphémer contre Dieu, elles accusent Abraham d’être un bestial illuminé égoïste ! Les évènements qui précédèrent cet épisode ne sont pas de nature à provoquer, une telle demarche psychique que l’on puisse lier à une culpabilité. Abimilek, le chef de tribu qui l’avait accueilli et lui avait offert une partie de ses terres vint pour signer un pacte de fidélité entre lui et les siens. Pour conclure l’alliance, Abraham lui offrit sept brebis qu’Abimilek approuva. Peut être qu’un esprit perturbé peut expliqué une jalousie de Dieu du fait qu’on ne lui offrit que quelques brebis. Mais un lecteur attentif lui rétorquera qu’Abraham « planta un Tamasis à Bersabé et il y invoqua le nom de Yahvé, Dieu d’Eternité » (Genèse 21 : 34). On peut toujours interpréter si on ne veut pas être scandalisé. 91 La bible exprime sans ambages, sans excuser ni justifier Dieu et le père de la foi dans un langage clair : un appel, une réponse et un commandement. Faisons une remontée au chapitre 12 du même livre de la Genèse et « écoutons » le texte du même livre de la Genèse. Ecoutons le texte « Yahvé dit à Abraham : « quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai , je magnifierai ton nom : sois une bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, je reprouverai ceux qui te maudiront –par toi se béniront tous les clans de la terre ». Abraham partit comme lui avait dit Yahvé et Lot partit avec lui. Abraham avait soixante quinze ans lorsqu’il quitta Harân. Abraham prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’il avait amassé et le personnel qu’ils avaient acquis à Harân ; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent ». Nous avons comparé les différentes traductions en notre possession. Le récit se déroule à la virgule près de la même façon. Soit Hegel avait d’autres sources, apocryphes par exemple soit il a interprété la bible dans la logique de la grande histoire qui se déploie ou chacun occupe une place qui doit être dépassée et alors il y a des choses qui nous dépassent et que l’écrivain de la Genèse a omis de signaler. En tout cas, Adler ne s’amuse pas à entendre la voix du diable imitant Dieu pour faire quitter un vieillard de soixante quinze ans sa nation pour un possible pays qu’il indiquera au moment opportun comme il le refera pour le lieu du sacrifice dans le pays de Morija. Les deux évènements se ressemblent mais, chez l’un, paraît d’emblée comme une belle aventure romanesque avec richesses, bénédictions à la clé et chez l’autre comme une tragédie sanguinaire sans effusion lyrique. Adler laissa, par distraction ou plutôt Dieu ne lui révéla pas le lien entre les deux événements ou encore il n’osa s’y risquer au risque de perdre le peu d’éveil religieux qu’il avait ressenti cette nuit là ! Le Maître lui, s’y risqua avec la force systématique qu’on lui reconnaît et unifia ces deux événements en les qualifiant de preuve de manque d’amour et de naturalité déplacée créant un esclave besogneux ! Mais, si nous revenons au texte, nous n’arrivons pas à saisir comment Hegel a pu concevoir dans l’acte de séparation son refus d’amour. 92 Abraham était de la famille des patriarches. Son père Térah s’était établi avec lui et sa femme à Harân jusqu’à sa mort. Abraham quitta Harân avec sa femme, son neveu, ses serviteurs et tous ses biens. Il est difficile de voir en quoi Abraham cherchait une indépendance lui patriarche et fils de Terah ! En quoi il manquait d’amour en amenant avec lui toute sa famille ? Si nous écoutons bien la promesse de Dieu, il est dit qu’il trouvera un pays et deviendra un grand peuple. Fuir son peuple et devenir un grand peuple est une analyse assez surprenante si on la pense à travers l’indépendance. En historien, Hegel aurait pu écrire qu’Abraham, homme naturel dans son dédoublement, a cru entendre une voix qui n’était autre que la sienne et qu’il n’a fait qu’aller au bout de la démarche de son père. Car celui-ci au départ voulait s’installer au pays de Canaan mais s’arrêta en cours de route et s’installa à Harân . On aurait pu au moins développer philosophiquement, ou plutôt psychologiquement, la naturalité bestiale d’Abraham confondant la voix de son père dans sa conscience avec celle de Dieu. Peut être qu’il a vu dans les yeux de son père la tristesse de n’être pas allé jusqu’ au bout du voyage. Cela aurait été un bel exemple de déploiement, d’avancée… Cet exemple aurait trouvé sa place dans le système en construction. Mais non, Hegel persiste à parler du refus d’amour alors que L’écrivain de la Genèse insiste sur l’enfant Isaac qu’Abraham chérit ! Ce qui manque dans l’analyse de Hegel, c’est la prise en compte de l’atmosphère, c’est-à-dire de voir en Abraham un existant confronté avec ses sentiments. Oui, ils vivaient dans ce temps là plus longtemps. Abraham vécut cent ans après son appel à quitter son pays. Mais attendre soixante quinze ans pour prendre sa famille et se séparer des autres par envie d’indépendance peut prêter à interrogation surtout si la personne est assez paresseuse. Là encore, lorsque dans le chapitre 13, l’écrivain de la Genèse nous parle de la séparation d’Abraham et son neveu Lot, il y a partage des biens et des troupeaux. Quel travail devait faire Abraham en tant que patriarche pour sortir complètement de sa naturalité ? Kierkegaard a raison de redemander à Hegel de se calmer et d’aller au bout de sa logique. Un homme a levé un couteau sur son fils. Selon l’éthique, c’est un meurtrier et positivement il est devenu l’étoile qui guide les croyants nous affirme Kierkegaard174. 174 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C.5, p.5 93 Nous ne pouvons donc approcher Abraham avec « l’horror reliogiosus » véritable que si nous ne trichons pas avec l’éthique ni avec la vérité biblique. Ce n’est qu’en s’appuyant sur ces principes que nous pouvons regarder en face le paradoxe et voir comment un individu, entré dans le général, sort de celui-ci pour s’individualiser. Comment cette nouvelle immédiateté n’est pas une régression mais la plénitude de l’individu ? En escamotant l’histoire d’Abraham, on manque de respect à l’éthique. Abraham était dans l’éthique jusqu’à ce qu’il répondit positivement au désir de Dieu. Abraham connaissait la loi puisqu’il respecta son alliance avec Abimilek et d’autres engagements reconnus pour le bien de tous. Le drame d’Abraham justement, à la différence d’un Agamemnon, est qu’il ne pouvait justifier son acte dans le général. Dans le général, mettre son fils à mort sans raisons générales, c’est-à-dire sans l’aval du général, était passible d’une condamnation à l’opprobre de la communauté éthique. Agamemnon a pu pleurer sa fille avec la communauté, sa situation ayant ému parce que luimême en sacrifiant sa fille aimée, s’est sacrifié pour le général qu’il aime par-dessus tout. Tous connaissent le pourquoi du sacrifice et comprennent la douleur d’un père comme Agamemnon, Jephté ou Brutus sacrifiant malgré cette douleur atroce les leurs. Ils avaient tous le soutien du général dans leurs actions. Ils pouvaient parler, pleurer et les gens les comprenaient. Derrida face au « mysterium tremendum » Mais qui pouvait comprendre l’acte d’Abraham ? En tout cas pas dans la généralité. Comme l’écrit S. Kierkegaard, « le héros tragique a besoin de larmes et les réclame ; et quel homme contemplant Agamemnon avec un regard d’envie aurait les yeux secs et ne pourrait pleurer avec lui ; mais quelle âme serait égarée au point d’oser pleurer avec Abraham ? »175. Il n’y a pas de solution pour l’absurde dans l’éthique. Mais comment l’éthique pourrait-elle trouver une solution à l’acte d’Abraham sans se renier ? 175 Ibid., p. 152. 94 Abraham reçoit dans sa vieillesse l’enfant de la promesse. Sa femme et tout son entourage savent qu’Isaac est l’enfant de la promesse et que par lui la promesse d’engendrer un peuple par Abraham sera réalisée. Comment Abraham peut-il expliquer à sa famille et à son entourage qu’il a entendu la voix de Dieu qui lui intime l’ordre de sacrifier l’enfant de la promesse ? Comment expliquer cette contradiction et oser croire en cela ? Adler a raison. Il s’est mis à la place de Sarah et des autres. Tous auraient dit à leur manière la même chose. « Ce n’était pas la voix de Dieu, tu t’es trompé, reprends toi et reprends vite ta place dans le général en sortant de ta folie ! ». Abraham ne pouvait même pas expliquer pourquoi Dieu lui demandait de sacrifier l’enfant de la promesse puisqu’il n’en savait rien. Comme le suggère Derrida, « Abraham ne parle pas de ce que Dieu lui a ordonné, à lui tout seul, il n’en parle pas à Sarah, il n’en parle pas à Eliezer, il n’en parle pas à Isaac. Il doit garder le secret (c’est son devoir) mais c’est aussi un secret qu’il doit garder, double nécessité, parce qu’il ne peut que le garder, au fond il ne le connaît pas, il sait qu’il y en a mais il en ignore le sens et les raisons ultimes. Il est tenu au secret parce qu’il est au secret »176. Or, en ne parlant pas, il transgresse ainsi l’ordre de l’éthique qui prône la manifestation mais aussi le fait de ne pas parler le coupe de ses proches, de la communauté concrète qui peut jauger et juger. Quand Isaac, curieux, lui demande en cours de route où se trouve l’agneau du sacrifice, il ne peut que marmonner cette réponse : « c’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste ». Voici encore le commentaire pertinent de Derrida, « Abraham, toutefois ne parle pas simplement pour ne rien dire quand il répond à Isaac. Il dit quelque chose qui n’est pas rien et qui n’est pas faux. Il dit quelque chose qui n’est pas une non-vérité et d’ailleurs une chose qui, mais il ne le sait pas encore, se vérifiera. Dans la mesure où ne disant pas l’essentiel, à savoir le secret entre Dieu et lui, Abraham ne parle pas, il assume cette responsabilité qui consiste à être toujours seul et retranché dans sa propre singularité au moment de la décision »177. La proposition de Derrida, bien que très intéressante, réduit le secret d’Abraham à la responsabilité que chacun assume dans une décision en s’isolant et en se retranchant dans sa 176 177 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 86. Ibid., p. 87. 95 propre singularité. C’est une proposition quantitativement vécue par le chevalier de la foi. Mais elle est tirée dans l’immanence. La décision d’Abraham, de Derrida, peut être prise dans l’éthique, celle par exemple comme, le critiqua Hélène Politis, du choix de son chat qui sacrifie tous les chats du monde non choisis178. Le sacrifice d’Abraham devient « hyper-éthique ». L’autre de Derrida est laïcisé en servant la religion dans un but qui n’est pas religieux. Il est séparé de moi tout en me ressemblant. Limites d’une tentative philosophique de laïcisation d’un fait religieux Pour Hélène Politis, « dans le moment où Abraham répond « me voici », il quitte l’éthique en tous les sens que l’on peut donner à ce terme (moralité subjective ou encore vie éthique substantielle). Autrement dit, il n’est plus dans la dimension de l’éthique au sens Kantien, il n’est plus dans la dimension de l’éthique au sens Hégélien mais il est ailleurs, il assume un geste religieux »179. Derrida ne prend pas en compte le religieux d’Abraham, c’est-à-dire le face à face avec Dieu. Son « ça me regarde » est plutôt une obligation à son summum qui implique la non compréhension. On est encore pour Hélène Politis dans le champ de la moralité. L’obligation de répondre inconditionnellement à ce quelque chose qui te dépasse même si l’on ne comprend pas ce qui est en cause dans cette obligation. « L’hyper-responsabilité éthique » de Derrida, selon Hélène Politis, se pense dans la dissymétrie de l’immanence « il s’agit d’un Autre (homme ou animal) » (p. 39). Le Dieu de Derrida n’est pas l’infiniment autre mais l’incompréhensiblement autre qui m’oblige dans ma vie quotidienne à répéter le sacrifice d’Abraham en choisissant par exemple de nourrir mon chat au lieu de tous les chats du monde. Cette altération du fait religieux en le réinsérant dans le général transforme quantitativement l’acte d’Abraham de héroïsme compréhensible d’Agamemnon à un héroïsme incompréhensible ou par mon choix quotidien, je trahis les autres choix. Comme le décrit luimême Derrida. « Ne cherchons pas d’exemples, il y en aurait trop, un à chaque pas. En préférant ce que je fais ici à l’instant, ne fut-ce qu’en lui accordant du temps et de l’attention, 178 Ibid., p. 99. ,cf. Hélène Politis « Le sacrifice de tous les chats du Monde » ou l’économie du religieux selon Jacques Derrida. In Dieu a-t-il sa place dans l’éthique ? Ed., L’Harmattan, 2002, p. 30-39. 179 Hélène Politis, p. 62 suite à une question d’un participant au colloque in Dieu a-t-il sa place dans l’éthique, op. cit. 96 en choisissant mon travail, mon activité de citoyen ou de philosophe professoral et professionnel, écrivant ou parlant ici dans une langue publique qui se trouve être le français, je fais peut-être mon devoir. Mais je sacrifie, les trahissant à chaque instant, toutes mes autres obligations : à l’égard des autres, autres que je ne connais pas, des milliards de mes semblables (sans parler des animaux qui sont encore plus des autres que mes semblables) qui meurent de faim ou de maladie »180. Jacques Derrida laïcise dans la réalité banale quotidienne le sacrifice d’Abraham. Son « n’ayez pas peur » nous sommes tous les sacrificateurs du quotidien donne tout de même le vertige, non de la qualité de l’acte mais de son immensité économique. Si à chaque pas, nous sacrifions, bien qu’étant dans l’impossibilité matérielle de nourrir tous les chats du monde et d’être partout au même moment, y a-t-il encore réellement sacrifice ? Et pourtant Derrida l’affirme « je ne peux répondre à l’un (ou à l’un), c’est-à-dire à l’autre, qu’en lui sacrifiant l’autre. Je ne suis responsable devant l’un (c’est-à-dire l’autre) qu’en manquant à mes responsabilités devant tous les autres, devant la généralité de l’éthique ou de la politique. Et je ne pourrai jamais justifier ce sacrifice, je devrais toujours me taire à son sujet. Que je le veille ou non, je ne pourrai jamais justifier que je préfère ou que je sacrifie l’un (un autre) à l’autre. Je serai toujours au secret, tenu au secret à ce sujet, parce qu’il n’y a rien à en dire »181. Le secret Derridien est lié à l’incapacité de justifier ce qui lie au quotidien à certaines singularités et non à d’autres. « Ces singularités sont des autres, une tout autre forme d’altérité : une ou des autres personnes, mais aussi bien des lieux, des animaux, des langues. Comment justifierez vous jamais le sacrifice de tous les chats du monde au chat que vous nourrissez chez vous tous les jours pendant des années alors que d’autres chats meurent de faim à chaque instant ? Et d’autres hommes ? Comment justifierez vous de vous trouver ici et parlant français plutôt que là en train de parler à d’autres une autre langue ? Et pourtant nous faisons aussi notre devoir en agissant ainsi »182. Alors là nous restons cois. Nous sommes quotidiennement les sacrificateurs et les sacrifiés ! A chaque fois que je nourris mon chat, je donne la mort à d’autres chats. A chaque fois que je parle une langue, je sacrifie une autre 180 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 98-98. Ibid., p. 101. 182 Ibid., p. 101. 181 97 sans oublier le lieu… Si déjà le fait d’exister dans une langue, un lieu, un temps est sacrifice, quand est ce qu’il y a non sacrifice ? Restons au niveau du choix, de la décision pour spatialiser le temps, rester dans le chronos. Le général se pense dans sa capacité d’englober, d’être le lien quotidien faisant vivre la communauté. C’est ce qui nous fait vivre ensemble. Or, si le sacrifice devient notre quotidien, si à chaque pas nous faisons le sacrifice, celui-ci devient le général et le non sacrifice devient l’extraordinaire. Kant traitait Abraham de meurtrier, Derrida se traite –et nous tous par la même occasion- de sacrificateur et de sacrifié. Derrida est Abraham, Derrida est Isaac, tout dépend sous quel angle on envisage le sacrifice. Ce que Derrida proclamait comme un « mysterium tremendum » n’en était pas un. Ce n’était qu’un acte symbolique de notre banalité quotidienne. A chaque pas, Derrida sacrifie ou est sacrifié ! Derrida ne fait pas que laïciser le religieux Abraham. Il le dissout dans le quotidien de la vie. Si tout le monde est meurtrier alors c’est l’innocent qui est condamné si on veut aller plus loin que Derrida. Si à chaque pas, il y a sacrifice, comment peut-on penser la suspension téléologique de l’éthique ? Si l’éthique est le général et que le sacrifice est généralisé, comment peut-on devenir religieux ? Avec Derrida, le religieux se dissout dans l’hyper éthique qui ne l’est même plus puisqu’il est basique. On ne peut pas parler de supra, hyper… pour un acte banal. On peut parler plutôt d’une hypo-éthique ! Dans l’acte d’Abraham chez Derrida, il n’y a pas suspension mais plutôt dissolution voire médiatisation de la dissolution éthique comme condition d’existence de toute existant. Toute décision dissoudrait l’éthique ! Le concept de la foi rapporté à Abraham Dans l’épreuve d’Abraham, Kierkegaard pose la question de la spécificité du geste religieux différent aussi bien du geste éthique que du geste esthétique183. Par la performance Abrahamique, est posé, au-delà des frontières de l’esthétique, le concept de la foi. 183 Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, op. cit., p. 22. 98 L’homme, par la foi, est installé devant l’absurde et le paradoxe et jeté dans le risque total « comme un homme au sein des flots, isolé sur un frêle esquif par-dessus soixante dix mille brasses d’eau, à des milles et des milles de tout secours humain »184. Ici, il n’est pas question de distraction, du fait que par le simple désir légitime de nourrir son chat, on oublie et on laisse mourir les autres chats du monde. Le religieux n’est pas un homme distrait. Il ne trouve pas son plaisir en se faisant plaisir. Abraham quitte son pays. Jésus invite celui qui veut le suivre à haïr d’amour, c’est-à-dire à quitter les siens pour porter sa croix. Le religieux, en répondant « me voici » s’installe dans une double souffrance. Celle de quitter les siens et celle de sortir du général. La foi signifiant la défaite de la raison et de ses évidences naturelles185. La souffrance est la marque du religieux comme le stipule Kierkegaard, elle peut faire défaut aussi bien dans l’esthétique que dans l’éthique sans pour autant altérer l’existence dans ses sphères. La souffrance est posée dans le religieux comme un facteur décisif révélant l’intériorité. Le religieux se sait au dessus de l’éthique mais vivant dans son quotidien dans l’éthique. Il se sait constamment capable de susprendre cette éthique, c’est-à-dire il sait et se vit toujours dans le mouvement de la foi où la folie est impossible à distinguer de la vérité par cette voie subjective 186 et l’isole du général. Il doit en permanence se battre pour ne pas être aspiré par le général qui est plutôt une tentation et non un secours ou une sécurité 187 . Il préfère à l’objectivité, aux vérités générales et nécessaires, embrasser l’incertitude objective avec la passion de l’infini qui à chaque instant peut faire choisir de quitter médiatiquement le général. Qu’est-ce que le concept de la foi rapporté à Abraham ? « La foi est justement ce paradoxe suivant lequel l’individu est comme tel au-dessus du général, est en règle vis-à-vis de celui-ci, non comme subordonné mais comme supérieur, toutefois, qu’on le remarque de telle manière que c’est l’individu qui, après avoir été comme tel subordonné au général devient alors par le général l’individu comme tel supérieur à celui-ci ; de sorte que l’individu comme tel est dans un rapport absolu avec l’absolu. Cette position ne se laisse pas médiatiser, car toute médiation s’effectue justement en vertu du général ; elle est et reste éternellement un paradoxe 184 Régis Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard, op. cit., p. 190. Cf. S. Kierkegaard, Post-scriptum, O.C. 10, p. 190. 185 S. Kierkegaard, Post Scriptum, O.C. 10, p. 216 186 Ibid., p. 180. 187 Ibid., p. 190. 99 inaccessible à la pensée. La foi est ce paradoxe (…) sinon il n’y a jamais eu de foi justement parce qu’elle a toujours été. Autrement dit, Abraham est perdu » 188 Ne peut être religieux que celui qui vit dans le général et en devient supérieur, c’est-à-dire est capable de le suspendre par le fait qu’il se retrouve en face d’un autre télos qui est pour lui supérieur au général. L’individu ne quitte pas la médiation du général pour revenir à l’immédiateté des possibles sans ancrage mais dans l’immédiateté d’un tout est possible avec Dieu. Abraham accepte de sacrifier l’enfant de Promesse à Dieu et croit en vertu de l’absurde que cet enfant lui sera rendu. De la suspension téléologique de l’éthique Comment Abraham exprime-t-il cela dans le général, lui qui vit cette incertitude objective dans la passion de l’infini avec crainte et tremblement ? C’est en raison de cette foi qu’Isaac va être sacrifié sans raison nécessaire et qu’il lui sera rendu par le bon vouloir de Dieu. Les questions quand ? Comment ? Pourquoi ? N’ont pas de réponse dans sa bouche parce qu’il se tait car il ne peut s’exprimer. Agamemnon pouvait parler car il pouvait donner une explication à son acte. Or comme nous l’écrit Kierkegaard, « tout autre est le cas Abraham. Il a franchi par son acte tout le stade de l’éthique. Il a, au-delà, un télos devant lequel il suspend ce stade. Car je voudrais bien savoir comment on peut ramener l’action d’Abraham au général et si l’on peut découvrir, entre sa conduite et le général, un rapport quelconque autre que celui d’avoir franchi le général. Il n’agit pas pour sauver un peuple, ni pour défendre l’idée de l’Etat, ni pour apaiser les dieux irrités. Si l’on pouvait invoquer le courroux de la divinité, cette colère aurait pour objet Abraham seul, dont toute la conduite est une affaire strictement privée, étrangère au général. Aussi, tandis que le héros tragique est grand par sa vertu morale, Abraham l’est par une vertu toute personnelle » (p. 151). Il n’y a qu’une alternative, soit Abraham est un meurtrier soit c’est un croyant. Nous pouvons suggérer, à la suite de Kierkegaard, que l’acte qui reste meurtrier dans la sphère de l’éthique se transforme qualitativement en un acte d’amour dans la sphère religieuse. C’est là où la pensée d’Hegel n’a pas pu pénétrer le mysterium tremendum et a préféré accuser Abraham, petit cercle du grand cercle, d’être « un bestial homme naturel » refusant l’amour. 188 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C. 5, p. 148. 100 Abraham vit dans l’éthique car Dieu lui a dit - nous prenons la traduction de la Bible par André Chouraqui qui est le plus proche du texte originel - « prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Is’hac, va pour toi en terre de Moryah, là, monte-le en montée sur l’un des monts que je te dirai ». C’est de l’unique fils de la promesse aimé dont il s’agit ici. Et si l’on reste strictement sur le plan éthique : « le Père doit aimer son fils », c’est l’expression éthique la plus haute du père Abraham pour son fils comme le souligne Kierkegaard (p. 151). C’est l’expression la plus haute tout court pour tout père par rapport à son enfant d’où la souffrance d’Agamemnon, de Jephté ou de Brutus. Il n’y a que suspension de l’éthique par le fait qu’Abraham suspend cet amour pour un autre Amour plus grand que celui-là ? Le sacrifice d’Isaac est paradoxalement un geste d’amour « pour l’amour de Dieu, parce que Dieu exige cette épreuve de sa foi, et pour l’amour de luimême, pour donner cette preuve. Cette conformité trouve son terme adéquat dans le mot qui a toujours désigné cette situation : c’est une épreuve, une tentation. Mais une tentation qu’estce à dire ? Elle prétend d’ordinaire de détourner l’homme de son devoir mais ici, elle est l’éthique lui-même, jaloux d’empêcher Abraham d’accomplir la volonté de Dieu. Qu’est ce alors que le devoir ? L’expression de la volonté de Dieu » (p. 151). Voilà pourquoi Abraham ne peut pas parler. S’il parle, s’il s’explique, il est pris dans le général qui lui intime l’ordre de ne tuer que si lui le général trouve une raison général et nécessaire qui ennoblit l’acte. Agamemnon, comme Jephté et Brutus ne sont pas dans une relation privée avec la divinité « pour lui, l’éthique est le divin, d’où suit qu’alors le paradoxe se ramène au général par médiation. Abraham se refuse à la médiation. En d’autres termes, il ne peut pas parler. Dès que je parle, j’exprime le général et si je me tais nul ne peut me comprendre. Dès qu’Abraham veut s’exprimer dans le général, il lui faut dire que sa situation est celle du doute religieux car il n’a pas d’expression plus haute, tirée du général, qui soit au-dessus du général qu’il franchit » (p. 152). L’éthique devient ainsi pour le religieux une tentation. Ce n’est pas simplement parce qu’il n’a rien à dire mais parce que dans son choix de sauter dans l’absurde, il choisit quand il faut de ne rien dire. Toute parole, toute explication fait retomber le religieux dans le général. Ce qui veut dire pour Kierkegaard, comme pour Chestov, que l’éthique n’abdique pas. Elle ne peut pas consentir qu’un individu en règle avec le général puisse la suspendre pour accomplir un acte déraisonnable. C’est-à-dire absurde. Cette contradiction est cruelle 101 pour l’éthique car au-delà, elle le met en face d’une téléologie qui lui fait rompre avec la téléologie des normes morales qui faisaient office de médiation. S’il y a une téléologie capable de suspendre tous les intermédiaires, il faut lui reconnaître sa supériorité. Or pour l’éthique, même Zeus s’agenouille devant les vérités générales et nécessaires. Alors l’éthique devient une tentation en montrant la quiétude de vivre dans le général. Abraham est ainsi tiraillé entre son amour de Père et son amour de Dieu, entre la quiétude dans le général et l’inquiétude dans le chemin solitaire étroit et serpenté qui est celui du religieux (p. 167). Il opte négativement pour l’incompréhension, le rejet de l’éthique pour avoir enfreint la règle de la supériorité téléologique de l’éthique. « Mais quand l’éthique est ainsi téléologiquement suspendue, comment existe l’individu en qui elle est suspendue? Il existe comme l’individu opposé au général. Pèche-t-il alors ? Car, vu de l’idée, c’est là une forme de péché ; ainsi de l’enfant qui ne pèche pas dans l’ignorance de son existence comme telle vu : de l’idée son existence n’en est moins le péché et elle est à chaque instant soumise aux exigences de l’éthique. Si l’on nie que cette forme se prête à la répétition de telle sorte qu’elle ne soit pas péchée, Abraham est condamné. Comment donc Abraham existe-t-il alors ? Il croit. Tel est le paradoxe qui le pousse à l’extrême et qu’il ne peut rendre intelligible à personne car le paradoxe consiste en ce qu’il se met comme individu dans un rapport absolu avec l’absolu » (p. 153). Dans ce rapport, il n’y a plus médiation. Les intermédiaires sont suspendus. Comme l’écrit plus loin Kierkegaard, l’éthique n’est pas abolie mais l’individu reçoit une autre expression celle du paradoxe « de sorte que, par exemple, l’amour envers Dieu peut amener le chevalier de la foi à donner à son amour envers le prochain l’expression contraire de ce qui, au point de vue éthique est le devoir » (p. 161). Si l’on ne comprend pas le geste Abrahamique dans le paradoxe de l’amour, on revient à Hegel et au-delà à Kant. Abraham n’a pas cessé d’aimer Isaac pendant ces trois jours et demi de marche. Son amour était comme suspendu à l’amour de Dieu. Kierkegaard insiste tout en n’en ayant pas vraiment besoin puisque toutes les traductions bibliques reprennent le même mot d’amour. Il n’y a sacrifice que parce que Abraham aime Isaac de tout son cœur. Ainsi, on ne peut pas penser un instant qu’Abraham s’en allait insouciant ou indifférent à ce qui allait se passer. Ou comme à la manière Hégélienne l’irresponsable égoïste Abraham se débarrassait tout simplement d’un enfant qui de temps en 102 temps le gênait dans son indépendance et sa relation d’esclave à la divinité car en l’aimant il diminuait la quantité d’amour qu’il donnait à son idole. C’est parce qu’il y a amour qu’il y a sacrifice. C’est parce qu’il y a cet amour envers Isaac que l’amour envers Dieu et soi même trouve son sens dans l’acte de l’holocauste. Ici il ne s’agit pas d’aimer l’être humain et de haïr la différence. Ce que prônent les intégristes. Dieu ne demande pas le sacrifice de celui que tu haïs. L’intégriste qui croit défendre la cause divine en tuant n’est que dans un dévoiement de l’éthique. Il se pense meilleur que l’autre. Il confisque pour lui les vérités générales et nécessaires. C’est l’individu qui sort de l’éthique en prétextant un dieu, une mission divine alors qu’il ne cherche qu’à répondre à son propre désir. Le sacrifice a comme soupape l’amour pour celui que tu sacrifies et non la haine. Ce n’est qu’en l’aimant comme sa propre chair et qu’en aimant un autre plus que lui et en le sacrifiant avec crainte et tremblement que l’on peut extérieurement reconnaître un religieux et non avec des cris de joie et de haine contre l’autre. Abraham espérait de tout cœur retrouver Isaac. Il croyait à la répétition. L’intégriste espère l’effacement de l’autre, son humiliation, son écrasement à cause de lois qu’il pense supérieures à celles de l’autre. Tout acte intégriste, aussi bien soit-il proclamé par le dirigeant d’un Etat contre un autre Etat que par un chef religieux, doit passer par le tamis de l’amour. Un acte qui refuse de se laisser brûler par le feu de l’amour n’est qu’une tricherie profitant des faiblesses de l’éthique pour occuper le piédestal. Le chevalier de la foi et le chevalier de la résignation se rejoignent dans l’amour sauf que pour l’un c’est un amour qualitativement différent car il n’a pas sa source dans le commandement éthique mais dans un rapport direct avec l’absolu. Cela nous amène à différencier le prochain qui surgit de l’amour de Dieu à l’individu esthétique. Comment distinguer l’immédiateté religieuse de l’immédiateté esthétique ? En quoi la première n’est-elle pas une régression dans la seconde ou bien en quoi la première n’est-elle pas qu’un moment d’exaltation de la seconde ? Est-ce que l’immédiateté religieuse ou la nouvelle immédiateté n’est pas seulement l’immédiat du rêve esthétique habillé autrement ? 103 De l’immédiateté religieuse Comme nous l’avons écrit dans la vie esthétique, il y a le primat de la jouissance qui procède du principe de désir quelles que soient les formes variées que peuvent prendre cette jouissance. Ce désir en soi est une pluralité se dispersant en pluralité illimitée dépendante des conditions extérieures. Commentant Kierkegaard, J. Nguyên Van Tu Yêm écrit : « l’homme esthétique est celui qui vit dans l’immédiat pour l’immédiat. Prisonnier du fini et de ses impulsions instinctives, il se contente de demeurer ce qu’il est, tel qu’il est par nature, au lieu de s’efforcer de « transformer le donné naturel grâce à une vie spirituelle différente de la nature et supérieure à elle ». Toutes les formes esthétiques de la vie ont donc ceci en commun : « c’est que le but de la vie est ce qui fait qu’on est immédiatement ce qu’on est car la réflexion ne s’élève jamais assez haut pour s’alimenter de quelque chose qui se trouve audelà de cette limite ». Voilà pourquoi le stade esthétique est désigné par Kierkegaard comme la sphère de l’immédiateté »189. Le croyant ne vit pas dans et pour l’immédiat sensible. Il vit dans la foi qui n’est pas innée mais le chemin et le but à atteindre. Ce n’est pas un point de départ mais l’aboutissement de tous les efforts de l’existence. Il ne faut donc pas confondre la foi à cet attachement naturel de l’homme à la vie ; ce qui lui donne un caractère inné. Avoir une confiance spontanée aussi bien envers soi-même, le monde, les hommes qu’en Dieu n’est pas ce que nous nommons ici la foi religieuse. Ce n’est donc pas, comme le dit Kierkegaard, une générosité de la nature permettant à chacun d’affronter les aléas de la vie. 190 La foi n’est pas non plus à réduire à un sentiment d’harmonie ou bien à la subjectivité individuelle se manifestant dans le logos qui fait l’intérieur égal à l’extérieur. A l’opposé de toutes ces formes d’immédiateté sensibles ou psychologiques, la foi selon la pensée de Kierkegaard exige l’abandon de tout ce qui est fini pour s’abandonner à Dieu. La foi est immédiateté parce que comme l’esthétique, le religieux se rapporte à quelque chose qui lui est extérieur mais ce rapport n’est pas de possibilité mais de réalité. 189 190 J. Nguyën, Foi et existence selon Kierkegaard, op. cit., p. 26. Ibid., p. 33. Cf. S. Kierkegaard, Pour un examen de conscience, O.C. 18. p. 135. 104 Cette nouvelle immédiateté impliquant la confiance totale et absolue à une réalité qualitativement différente de soi « présuppose et exige certaines conditions préalables telles que la résignation, la souffrance et la réflexion infinie »191. C’est en renonçant à des buts relatifs pour le but absolu, en acceptant de porter sa croix comme le christ dans le christianisme et après avoir dépassé toutes les réflexions dominées par le sensible ou la raison que surgit une réflexion infinie impliquant le rapport à l’infini qui est Dieu, que l’on peut parler d’un croyant192. Ce que nous pouvons appeler la solitude esthétique est différente de la solitude religieuse. L’individu esthétique est dominé par ce donné naturel qu’est la jouissance érotique et recherche à assouvir son désir dans l’immédiateté de l’instant. Il érige ainsi son moi en un principe absolu ne connaissant que la règle de l’arbitraire. Ce règne de la jouissance et de la fantaisie « conduit fatalement l’individu à s’isoler dans l’instant et à s’isoler dans la société »193. Ce n’est, comme nous l’avons vu, qu’en se choisissant comme tâche et en se pliant aux normes et aux règles générales que l’individu prend sa place de « missionnaire » dans l’éthique. Il devient ainsi par son action l’homme général. Il est pour la manifestation et vit dans la manifestation. L’homme éthique est donc celui qui quitte sa solitude pour le général. Même Agamemnon dans sa solitude souffrance était compris, soutenu dans le général en rejetant tout ce qui faisait du caché ou du secret la particularité de l’homme esthétique. L’esthétique réclame le caché et le récompense. C’est un jeu, une fantaisie pour l’esthéticien. Pour le religieux, « la détresse et l’angoisse du paradoxe résident, on l’a montré dans le silence. Abraham ne peut parler »194. Pourquoi ? Parce que s’exprimer c’est tomber dans la tentation que lui tend le général. « L’individu religieux se tient devant Dieu. Répondant à l’appel divin, il s’isole dans le secret loin du tumulte du monde pour entrer comme individu « dans un rapport absolu avec l’absolu ». C’est ce rapport privé avec Dieu qui fait de lui « une exception » »195. Il renonce ainsi à toute médiation qui le renvoie dans l’immanence. 191 Ibid., p. 39 R. Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard. op. cit., p. 192. 193 Ibid., p. 45. 194 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C 5, p. 203. 195 J. Nguyên, op. cit., p. 49. 192 105 Dans la sphère éthique, c’est le général qui constitue le télos. C’est là où s’enracine le devoir. Dans la sphère religieuse, il n’y a qu’un seul devoir celui d’accomplir la volonté de Dieu que celle-ci entre ou non en contradiction avec les vérités générales et nécessaires. Abraham doit se taire sinon il tombe dans l’éthique. Sa parole, de toutes façons, n’est pas compréhensible car ne pouvant donner une explication définitive de l’épreuve. Il y a une frontière qualitative entre le monde de la preuve et celui de l’épreuve. Abraham retrouve la catégorie de l’individu non pour se disperser dans les possibles mais dans le paradoxe de l’individu seul devant Dieu. « Dans la foi, l’individu, après avoir été dans le général et soumis au général, s’isole en tant qu’individu au-dessus du général. Il devient par le général, supérieur au général, vis-à-vis duquel il est parfaitement en règle, non plus comme subordonné mais comme supérieur »196. Le télos n’est plus dans le moral mais dans l’absolu. En suivant cette vocation qui se manifeste plus dans les catégories universelles de la morale, il se condamne ainsi à la solitude, dans un isolement absolu. Personne ne peut ni le comprendre ni l’aider. Ici, le silence n’est plus un jeu mais bien une souffrance. Car Homme parmi les hommes, il renonce au monde où il est entré en y trouvant reconnaissance et consolation pour non pas retourner dans la fantaisie et l’imagination esthétique, mais faire le saut dans la soumission aux impératifs de sa foi. C’est un chemin solitaire, étroit et escarpé où le repos n’est pas de mise. Ainsi, les éléments esthétiques ou romantiques tels que le refus de la vie sociale, l’exaltation de l’individuel, l’obligation au secret redupliqués dans la sphère religieuse peuvent donner à première vue dans cette impression d’analogie, une confusion entre la sphère esthétique et la sphère religieuse en les assimilant ou en les différenciant quantitativement alors que la nouvelle immédiateté est qualitativement différente car dans son rapport à l’extérieur, elle prend sens dans une réalité qui est absolue et infinie 197. Le temps qui est l’ennemi de l’esthéticien qui cherche à le saisir et qui ne fait que le plonger dans la nostalgie est chez le religieux ancré dans l’éternité. Le temps est victoire dans le religieux car il est résignation et consolation. « Abraham fait en effet deux mouvements, comme on l’a déjà suffisamment montré : celui de la résignation infinie ou il renonce à Isaac, ce que nul ne peut comprendre car c’est une affaire privée ; mais il accomplit de plus à tout moment le mouvement de la foi. Là est sa consolation. Il dit en 196 197 Ibid., pp. 48-49. S. Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie. O.C. 19, p. 408. 106 effet : non, cela n’arrive pas ou si cela arrive, l’Eternel me donnera un nouvel Isaac en vertu de l’absurde »198. L’instant infini dont peut vouloir se réjouir l’esthéticien s’évapore dès qu’on le touche, il devient un passé d’où le regret permanent de l’esthéticien à ne pas arriver à saisir l’éternité. Cette dépense des énergies crée en lui une insatisfaction profonde l’amenant à la mélancolie. Pour lui, l’instant est toujours derrière mais il ne peut que se ressouvenir. Le religieux lui est dans l’instant qui est l’atome de l’éternité. Etant dans un rapport absolu avec l’absolu, la promesse reste la promesse. Dieu a promis que par Isaac, Abraham aura son peuple. De même Dieu exige d’Abraham qu’il lui sacrifie Isaac qu’il aimait de tout son cœur de père. Abraham renonce à Isaac mais dans un même mouvement croit à la promesse, c’està-dire Dieu lui rendra Isaac. La répétition est la catégorie du religieux. A Dieu tout est possible. Si dans l’immanence Agamemnon et Abraham passent par la renonciation199, Abraham lui ne s’arrête pas là. Il fait le saut de la foi qui est espérance. En fait, « par la foi, je ne renonce à rien ; au contraire, je reçois tout, au sens où il est dit de celui qui a de la foi comme un grain de moutarde, qu’il peut transporter les montagnes. Il faut l’humble courage du paradoxe pour saisir toute la temporalité en vertu de l’absurde et ce courage est celui de la foi. Par la foi, Abraham ne renonça pas à Isaac ; par elle au contraire il obtint »200. C’est dans cette résignation infinie amenant au saut de la foi 201 que le religieux en fin de compte, ne perd pas le monde fini mais le gagne intégralement. L’instant d’éternité est un concentré du présent plein d’avenir. Il rend ainsi la répétition dans le temps possible. C’est le mystère qui ne peut être saisi dans l’esthétique qui est dans le ressouvenir. Le religieux n’est pas un serviteur aveugle obéissant de façon passive. Il est conscient de la contradiction dans laquelle Dieu l’installe et s’installe202, Homme parmi les hommes, il est comme le chevalier de la résignation. Malheureux de renoncer à l’être aimé mais se singularisant par le choix de la transcendance, il renonce au soutien de l’éthique, à sa médiation, pour plonger dans le chemin solitaire, escarpé et étroit du chevalier de la foi. Croire dans l’absurde qu’Isaac lui sera rendu selon la promesse. 198 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C. 5, p. 201. Ibid., p. 140. 200 Ibid., p. 141. 201 Ibid., p. 138-139. 202 Jean Brun, « Introduction » in Crainte et tremblement, O.C. 5, p. XXVII 199 107 II. DE LA PROVIDENCE A L’ESPERANCE 1. Penser le Christianisme A. Une autre lecture du stoïcisme par Chestov « Jérusalem contre Athènes »203 Nous allons accentués la différence qualitative du religieux et de l’éthicien en confrontant la vision chrétienne et stoïcienne dans leur rapport à la raison Nous allons nous arrêter à Athènes et retranscrire en intégralité le chapitre 17 du verset 16 au verset 34 du livre des actes dans la bible Osty204.. « Tandis que Paul les attendait à Athènes, son esprit s’exaspérait en lui même, au spectacle de cette ville toute remplie des idoles. Il discutait donc à la synagogue avec les Juifs et ceux qui adoraient [Dieu], et sur l’agora, chaque jour, avec les passants. Et des philosophes épicuriens et stoïciens s’entretenaient avec lui. Certains disaient : « Que peut bien vouloir dire ce picoreur ? » D’autres : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères », parce qu’il annonçait Jésus et la résurrection. Le prenant avec eux, ils l’amenèrent à l’Aréopage, en disant : « Pouvons-nous savoir quel est ce nouvel enseignement dont tu parles ? Ce sont propos étranges, en effet, que tu nous fais entendre ; nous voulons donc savoir ce que cela veut dire. » Tous les Athéniens et les étrangers résidents n’avaient d’autre passe-temps que de dire ou d’écouter la dernière nouvelle. Debout au milieu de l’Aréopage, Paul dit : « Athéniens, je vois que vous êtes les plus religieux des hommes. Parcourant en effet [votre ville] et considérant vos monuments sacrés, j’ai même trouvé un autel qui portait l’inscription : A un Dieu inconnu. Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, c’est ce que je viens, moi, vous annoncer. 203 « On aimerait sans doute une mince source de tolérance, fondement d’une médiation entre Athènes et Jérusalem. (…) Comme si la tolérance était un principe de clarté, alors qu’en soit la tolérance est un moment ténébreux, car enfin être tolérant, c’est admettre dans mon système de la foi un doute, une faille, une incertitude révélés par l’obstination de la créance chez autrui ? Tolérer c’est douter de sa foi propre. On dit parfois qu’il faut savoir faire la part des choses, ni aucun coalition-system. Cela seul explique l’étrange assertion de Chestov : « Je suis le premier à crier : au feu ! » A. Philonenko, La philosophie du malheur. 1. op. cit., p.125. 204 Les historiens débattent sur la date de l’écriture du livre des « actes des apôtres » par l’évangéliste Luc toujours dédicacé à l’« illustre Théophile », située entre 64 et 854. C’est un récit historique, un journal de voyage relatant la propagation de l’enseignement du christ et des communautés chrétiennes de Jérusalem à Rome en passant par la Grèce Nos références bibliques pour ce chapitre et les prochains sont : - la bible de Jérusalem, Ed. Desclée de Brouwer, 1975 - la bible Osty (Emile), Ed. Seuil, 1973 - la bible Chouraqui (André), Ed. Desclée de Brouwer, 1975 - la bible, Ed. Paulines, Montréal, 1989 108 « Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, lui qui est le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas des sanctuaires faits à la main. Il n’est pas non plus servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous la vie, et le souffle et toutes choses. D’un seul être il a fait tout le genre humain, pour qu’il habite sur toute la face de la terre, établissant des temps prescrits et les limites de leur habitat, pour qu’ils cherchent Dieu, si toutefois, en tâtonnant ils peuvent le trouver, encore qu’il ne soit pas loin de chacun de nous. Car c’est en lui que nous avons la vie, et le mouvement et l’être, tout comme l’ont dit certains de vos poètes : car de sa race aussi nous sommes. « Ainsi donc, étant de la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, ou de l’argent, ou de la pierre, travaillés par l’art et la pensée de l’homme. « Voici donc que, fermant les yeux sur les temps de l’ignorance, Dieu annonce maintenant aux hommes d’avoir tous et partout à se repentir, parce qu’il a fixé un jour où il va juger le monde avec justice, par un homme qu’il a établi et accrédité auprès de tous en le ressuscitant d’entre les morts. » En entendant parler de la résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres dirent : « Nous t’entendrons là-dessus encore une autre fois. » C’est ainsi que Paul sortit du milieu d’eux. Mais quelques hommes se joignirent à lui et embrassèrent la foi, parmi lesquels Denys de l’Aréopagite, une femme au nom de Damaris, et d’autres avec eux. » Nous sommes à Athènes qui malgré sa déchéance politique garde le prestige de son passé et surtout de sa culture. Athènes dans la pensée mythologique représente la naissance de la démocratie, l’apogée de l’éthique. Athènes, c’est Thésée et celui-ci est l’un des premiers sages. Celui qui utilise sa raison pour trouver les solutions, celui qui donne à la raison ses lettres de noblesse. C’est Thésée qui en pensant d’abord rendre justice utilisa les mêmes méthodes que les assassins pour les punir de leurs crimes. C’est le même qui après avoir acquis la vraie sagesse, face à Hercule qui tua sa femme et ses enfants dans un moment de démence, lui fit comprendre que la justice c’était autre chose que « œil pour œil », et que l’on pourrait payer pour son acte autrement qu’en se donnant la mort. Thésée c’est la réflexion, le raisonnement, le refus de l’absurde. C’est le sage. C’est la démocratie, l’acceptation de la différence, la tolérance de l’opinion de l’autre. L’Athènes de Thésée représente tout ce qui est bon pour la raison. Celui de laisser la parole à l’autre, de se laisser convaincre par la logique de la pensée. 109 La dialectique. Cette capacité de rendre intelligible un concept par le dialogue interne ou en face de l’autre. Athènes est aussi la ville d’élection de Pallas Athéna, déesse entre autres de la raison et de la sagesse. « La dernière nouvelle » comme moment de loisirs Notre interrogation est de comprendre pourquoi les Athéniens « enfants de Thésée » reculèrent et se détournèrent quand Paul parla de la résurrection des morts ? Nous pensons que la résurrection, ou le relèvement des morts comme le transcrit la bible Chouraqui, a un côté non sens pour les grecs mais que cela n’explique pas tout. Quand Eschyle, créateur de la tragédie antique, écrit dans les Euménides, 3ème pièce de la trilogie tragique Orestie : « lorsque la poussière a bu le sang d’un homme, s’il est mort il n’est plus pour lui de résurrection »205, il est bien dans la pensée grecque. Mais quand nous savons que ladite trilogie a pour sujet la légende d’Oreste, fils d’Agamemnon et arrière petit fils de Pélops, un doute s’installe. Pélops aurait eu comme père Tantale, un roi de lydie, fils de Zeus et d’une mortelle, que les dieux honoraient en l’invitant à l’olympe et à leur table. Toutefois, dans son mépris des dieux, Tantale voulut prouver que les dieux n’étaient pas différents des mortels et chercha à les abuser. Il tua son fils Pélops, le fit bouillir dans une marmite et le servit à un banquet où avaient pris place les dieux. Ceux-ci ne se laissèrent pas abuser – peut-être Demeter ou Thétis qui goûtèrent l’épaule – et punirent le roi en le faisant descendre chez Hadès, séjour des morts, où il ne pouvait ni étancher sa soif, ni satisfaire sa faim, incapable d’atteindre l’eau et les fruits qui étaient apparemment à sa portée. Laissons Tantale chez Hadès et soulignons que les dieux ramenèrent Pélops à la vie et lui façonnèrent une épaule en ivoire. Pélops coupé en morceaux et bouilli, fût relevé. Alors, en quoi la résurrection annoncée par Saint Paul devrait-elle être un non sens ? Si on prend un récit spécifiquement Athénien situé chez Hadès, nous trouvons Thésée et son ami Pirithoüs ne pouvant se relever du siège appelé siège de l’oubli où ils prirent place en face du seigneur de Hadès. Comment en était-on arrivé là ? 205 Eschyle, l’Orestie, Ed. Flammarion, Paris, 2001 et Apollon d’ajouter « contre cela mon père n’a pas créé des formules ». 649 pages. p. 230. 110 Pirithoüs, après la mort de son épouse, décida de se marier avec Perséphone. Or, celle-ci était la femme de Hadès. Pour la petite histoire insolite des résurrections. Par un accord entre Démeter et Hadès, Perséphone rejoignait son époux chaque année pendant quatre mois au séjour des morts pour ressusciter à la fin de l’hiver. Des morts et des résurrections continues. Thesée et Pirithoüs avaient été condamnés à rester à jamais dans le siège de l’oubli pour avoir osé défier Pluton. Mais le cousin de Thesée, Heracles ou Hercule, grâce à sa force souleva Thésée du siège et le ramena à la surface de la terre, ce qu’il ne put faire pour Pirithoüs qui demeura à jamais sur la chaise de l’oubli. Les Athéniens connaissaient ce récit surtout en ce qu’il touchait directement leur héros « rien sans Thésée ». Mais alors, pourquoi ont-ils reculé en sentant que se jouait en ce lieu la transformation de la philosophie ? Nous pensons que cela a quelque chose à voir avec la question de la contemporanéité du discours de Paul. En effet, les Athéniens et les étrangers qui y résidaient avaient comme passe temps « de dire ou d’écouter la dernière nouvelle » (verset 21). La « dernière nouvelle » n’engage personne. Nous sommes dans le « on » Heideggerien 206. Avec la « dernière nouvelle » on écoute ou on fait une sorte de compte rendu avec plus ou moins de brio. Les orateurs peuvent être indifféremment des ethnologues, des sociologues ou simplement des journalistes. C’est du journalisme plus ou moins intéressant. On couvre un évènement, on apporte du neuf. Mais, que l’on parle ou l’on écoute, on fait soi-même partie des autres. « Par là, ces autres ne sont pas des autres déterminés. Au contraire, chaque autre peut en tenir lieu. La seule chose décisive en pareil cas est que la domination des autres se remarque si peu que, sans s’en rendre compte, le « dasein » en tant qu’être-avec l’a déjà reprise à son compte »207. On se sent important mais on n’est que dans les autres « chacun est l’autre, aucun n’est lui-même »208. Le on - est aussi bien un espace que la foule - se pense important mais aucun ne s’engage sauf dans la négation de soi c’est-à-dire d’être dans la moyenne, d’être dans l’égalisation. Autrement dit, on est dispensé d’être soi en face de l’autre. On est l’autre, l’autre est soi qu’on soit l’orateur ou l’auditeur. « La dernière nouvelle » convoque ce que nous avons appelé le fait divers. Très intéressant mais dont son destin est d’être remplacé aussitôt par une nouvelle « dernière nouvelle ». Il y a 206 Heidegger, Etre et Temps, op cit., Première section, chapitre 4 § 27 Ibid., p.169 208 Ibid., p. 171 207 111 toujours « une dernière nouvelle » qui prend la place de « la dernière nouvelle ». C’est là où le « quoi » ne peut pas en soi se donner de l’importance sans le « comment ». Le comment de « la dernière nouvelle » aussi important que ce soit même pour créer de l’enthousiasme et laisser place à une nouvelle « dernière nouvelle ». Paul n’annonce rien de nouveau mais son « comment » est la nouveauté. Comme le « comment » de Socrate prédisposait déjà à l’engagement dans la raison. Le « comment » de Paul est celui de l’absurde. « La bonne nouvelle » comme convocation à l’engagement décisif Voici la dernière nouvelle qui ne veut pas passer, qui engage chacun à ce qu’elle devienne sa nouvelle et qu’il n’ait plus à en écouter d’autres ou comme aime à le dire Kierkegaard, qu’elles ne deviennent que « plaisanterie » à côté de celle-ci. La dernière nouvelle est « JésusChrist est ressuscité d’entre les morts ». Il y a eu d’autres résurrections. Ici, dans le « on » de la foule qui a déjà entendu qu’il y a un certain Paul comme d’autres « picoreurs » venant leur apporter la dernière nouvelle. La résurrection était une divinité comme d’autres avec ses qualités, limites… disons une idole peut être un peu plus sympathique ou plus intéressante que les autres. Le « on » croit toujours savoir quelque chose. Il n’est pas « ignorant » comme Socrate, il n’est pas non plus un génie. Il est dans la moyenne. Dans la curiosité d’une nouveauté qui est en fait une nouvelle formulation de l’ancienne. Si Paul avait décrit avec force détails et images, la résurrection, la foule ne se serait pas dispersée avec cette impression de malaise. Elle aurait applaudi, posé des questions pour en savoir plus et se serait précipitée pour annoncer aux autres la dernière bonne nouvelle. Dans « la dernière nouvelle », il y a l’éloge de l’intelligence, de la raison. L’auditeur pour devenir un bon orateur pour les autres doit utiliser sa raison. D’abord, pour catégoriser la nouvelle : est-elle un mythe ou un fait divers par exemple ? Cette classification lui permet une distanciation qui ne l’engage pas personnellement quant à la vérité des récits. Il rapporte avec plus ou moins de brio ce qu’il a compris. Cela peut créer une illusion d’engagement quand chacun raconte le récit de Thésée par Ovide, Sophocle, Euripide ou encore Apollodore. On est 112 dans l’évènementiel. Plus on multiplie les détails plus ou moins croustillants, plus le récit de Thésée devient la dernière nouvelle pour les Athéniens 209 Nous pouvons résumer ainsi « la dernière nouvelle » : - elle est adressée au « on » et a comme destin d’être remplacée par une autre « dernière nouvelle », - « la dernière nouvelle » fait l’éloge de la curiosité de l’intelligence humaine. Sa capacité à nommer et à intégrer les nouvelles données, - la dernière nouvelle n’est pas vraiment une nouveauté, étant comprise dans l’ensemble général des catégories : divinités, mythes…. Elle peut ainsi venir d’une autre contrée ou d’une nouvelle découverte de la personnalité, par exemple celle de Thésée. Bref, la dernière nouvelle est une jouissance de la raison qui « picore ». Avec la « nouvelle » de Paul, il ne s’agit plus de comprendre mais de croire, c’est-à-dire de faire s’agenouiller la raison. On ne parle plus de la résurrection de Jésus ou des morts mais de chacun d’entre nous. La question est directement « crois-tu en cela ? » Si oui, alors engage toi ! Dans sa première lettre aux corinthiens210, Paul met bien l’accent sur cette croyance qui est engagement et combat la raison qui jusque là croyait tout comprendre, c’est-à-dire maîtriser. « Dégrisez-vous comme il sied et ne pêchez pas car il en est parmi vous qui ignorent tout de dieu. Je le dis à votre confusion ». Pour Paul, ces gens là sont grisés par la raison qui mélange tout et confond dieu avec la raison suprême. Ils doivent se dégriser de la suprématie de la raison. La panique de la raison Si, comme nous venons de l’écrire, il y a eu effectivement des résurrections ou des relèvements d’entre les morts chez les Athéniens, qu’est-ce qui les a fait reculer ? Pourquoi ne se sont-ils pas massivement engagés ? Pourquoi n’ont-ils pas couru répandre la « dernière » nouvelle ? 209 On peut aller jusqu’à ce que Sénèque appelle « un travail d’érudition inutile » Par exemple, combien de rameurs ont été employés par Ulysse au cours de ses pérégrinations ? Sénèque, De la brièveté de la vie, Les stoïciens, t. 2, p. 710 210 Bible de Jérusalem, 1 corinthiens, 15, 34 113 Nous répondrons que la raison a préféré esquiver un coup qu’elle jugeait mortel et s’est enfuie – « nous t’entendrons un autre jour »- En effet l’autre avait ses propres armes et le combat n’était plus seulement dicté par le logos. Mais qui est cet « autre » ? D’où vient-il ? Pour éviter les malentendus, commençons par commenter « l’autre » avec Michel Foucault. « Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui ? Je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu’il veut, de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité et comment la trouver, ou lorsqu’il se fait fort d’instruire leur procès en positivité naïve ; mais c’est son droit d’explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être changé par l’exercice qu’il fait d’un savoir qui lui est étranger »211. Nous pouvons dire que Foucault pense juste, il intuitionne « l’autre » mais pas encore « l’autre » du coup mortel à la raison grecque. Si Athènes a découvert le logos, elle ne l’a jamais pensé comme son bien propre. Elle a tout de suite compris que le logos ne lui appartenait pas, il était là avant que la Grèce existe, mais c’était à lui le maître et sage Grec d’inviter tout homme à le servir avec fidélité et justesse. Les autres « pensées » étaient la raison non épurée de la fantaisie humaine. Comme le pensait Hegel, devenir un lecteur désintéressé du réel, n’être là que pour son objet, ne pas s’y introduire dans l’objet. L’Athénien essayait d’assainir la « dernière » nouvelle pour rejoindre sa vérité selon les critères dictés par la raison Athénienne. C’est contre cela que s’élève le rire de Foucault. Dans Les mots et les choses,212 à la lecture d’une « certaine encyclopédie chinoise de Borges », il écrit « dans l’émerveillement de cette toxicomanie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela » (pp. 10-11). « L’autre » de Foucault est pensé différemment. C’est la difficulté quantitative d’une pensée qui est plus ou moins différente de la nôtre. La limite ici est posée par la bizarrerie de l’autre 211 212 Michel Foucault, L’usage des plaisirs, histoire de la sexualité, t. 2, Paris, Ed. Gallimard, 1984, p. 15 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Ed. Gallimard, 1966. 114 pensée. D’où l’invitation de Foucault à s’affronter avec « l’histoire de l’autre »213. C’est vers une aventure que Foucault pousse notre pensée faite « des chemins enchevêtrés, de sites étranges, de secrets passages et de communications imprévues »214. L’aventure est ardue car il faut se désapproprier de sa pensée, se rendre disponible. Le mot impossibilité peut être entendu comme la difficulté à perdre nos repères, nos assurances. Mais quels que soient la hardiesse, l’héroïsme de l’aventureux, nous sommes toujours dans le monde de la raison, de la nécessité où nous découvrons d’autres sites, d’autres espaces où vivent d’autres personnes avec leur histoire. La raison serait immense et nous n’en connaîtrions qu’une infime partie, veut nous dire Foucault. Cette invitation au respect de « l’histoire de l’autre », à l’effort de l’empathie est très courageuse. C’est éthique et louable. Mais cela ne demande pas comme il l’écrit « un bond ». Il s’agit plutôt d’une escalade, d’un effort gigantesque, d’une marche forcée et non pas un bond, nous voulons dire, un saut, car nous sommes dans le même. Nous allons dans un ailleurs quantitatif et non qualitatif qui est totalement autre. Foucault a déjà vu combien cet effort est quantitativement énorme pour la raison humaine qui après tant d’efforts se repose sur ses acquis où elle se trouve au chaud et ne veut pas sortir affronter le froid et autres dangers qui la guettent. On court, on se force, on escalade dans « l’histoire de l’autre » mais on ne fait pas un saut car on est dans la raison. Ainsi, la demande de Foucault, son invitation où plutôt sa convocation, aussi exigeante soit elle, n’équivaut pas à un saut. Et c’est justement de cela qu’il s’agit ici. « L’autre » de Jérusalem ne peut se rencontrer que dans un saut. C’est ça qui a fait reculer les athéniens, les a fait se disperser. Ils n’ont pas reculé pour se mettre dans la bonne disposition pour sauter, prendre de l’élan mais bien pour se disperser. Car ce saut n’a pas besoin d’un élan. Plus on recule, plus le fossé s’agrandit. Comme l’écrit Kierkegaard, « de même pour le saut. Quand on n’y est pas disposé, ou si peu que cette répugnance « élargit infiniment le fossé », le plus ingénieux des tremplins n’est d’aucun secours »215. Nous voyons ainsi que cet « autre » ne peut être rejoint ni par le goût de l’aventure ni par la technique, les stratégies, les armes de la raison. Car, comme l’écrit Kierkegaard en 213 Ibid., p. 15 Ibid., p. 10 215 S.K., Post-Scriptum définitif et non-scientifique aux miettes philosophiques, t. 10, p.97. 214 115 commentant toujours Lessing, « car lorsqu’il s’agit de sauter, et surtout quand la métaphore s’adresse à l’imagination, le sérieux est assez cocasse puisqu’il n’a aucun rapport, sinon comique, avec le saut ; car ce n’est pas certes la largeur matérielle du fossé qui empêche le saut mais bien la passion dialectique intérieure qui donne au fossé sa largeur infinie. Avoir été tout près d’une chose, cela a déjà son côté risible mais avoir été tout près d’effectuer le saut, ce n’est rien du tout, justement parce que le saut est la catégorie de la décision »216 . Revenons à l’Aréopage pour comprendre de quelle décision il s’agit ici. Paul n’est pas venu tout seul en ce lieu où même le dieu Arès a été jugé selon Euripide dans Electre. Ce seraient des philosophes stoïciens et épicuriens qui lui proposèrent de plaider sa cause : « pouvonsnous savoir quel est ce nouvel enseignement dont tu parles ? » (v.20). Dans La bible de Chouraqui, le verbe « savoir » est remplacé par « comprendre ». C’est là où pouvait se situer ce que l’on pourrait appeler la décision quantitative. Dans la compréhension « comprendre » peut être plus ou moins porteur de cet enseignement nouveau. Ecouter une fois ou plusieurs fois s’adresse à la raison, à la compréhension. A force de répéter, on apprend. C’est de l’ordre de la quantité. Ici, la décision est qualitative. Enseigner une fois ou mille fois n’y changerait rien car la décision ne serait pas dans « plus ou moins » mais dans le saut. La décision qualitative ne nous fait pas quitter la terre connue pour une terre nouvelle mais quitter la terre. Sauter de la raison pour l’absurde se nomme la foi. « Le saut est ce dont aucune psychologie ne peut rendre compte ; or, la foi est un saut »217. Le saut est la foi, la foi est le saut. Je ne suis plus dans le quantitatif. Je saute. Le saut n’est pas plus ou moins, il est ou n’est pas. D’où l’ironie de Kierkegaard sur la proximité. Cela ne change rien d’être près d’effectuer le saut, il faut l’effectuer. Celui qui est tout près est en train de reculer car il regarde la largeur du fossé et se rend compte qu’il est infini. La raison ne peut sauter l’infini. Elle devient humoristique ou reporte au lendemain. Mais, pour le saut, demain, c’est un nouveau jour. On ne reprend pas là où on s’était arrêté mais bien là où on a toujours été, c’est-à-dire au début. La différence entre le quantitatif et le qualitatif, c’est que dans le quantitatif on peut faire quelques pas, poser sa tente pour la nuit et continuer demain et que dans le qualitatif, on se réveille au même point, c’est-à-dire au début où il faut sauter. Il n’y a pas de continuité Hégélienne. Il y a un saut à effectuer. 216 217 Ibid., p. 94. Ibid., « Introduction » par Jean Brun, p. XXIV. 116 Le saut d’Abraham Avant de se tenir debout au milieu de l’Aréopage, nous avons vu que Paul discutait déjà avec les épicuriens et les stoïciens. Dans un premier temps, on voit bien qu’il n’était pas compris. « Certains disaient : « que peut bien vouloir dire ce picoreur ? ». D’autres : « on dirait un prêcheur de divinités étrangères » parce qu’il annonçait Jésus et la résurrection » (v.18). Tous les commentateurs bibliques sont à peu près d’accord sur ce point. Les Athéniens pensaient que la résurrection était une nouvelle divinité. D’où l’intérêt d’en savoir un peu plus, de la classifier... En prenant ainsi du temps pour l’écouter, en se dispersant rapidement, en se moquant ou en reportant au lendemain pour l’écouter. On ne peut pas dire que les grecs ne l’ont pas compris. Au contraire, il y a eut ceux qui sont revenues un autre jour, ceux qui ont pesé le pour et le contre du saut et ceux qui ont carrément tourné le dos en préférant rester dans la continuité. Beaucoup de prédicateurs expliquent la difficulté du saut en raison de la peur de l’inconnu, du fait de ne pas savoir où l’on va, ce que l’on va devenir. Ces théologiens et philosophes religieux sont encore dans le monde de la raison, d’une pensée quantitativement différente. Il s’agit encore de la crainte des sentiers inconnus. On présente le saut comme un mouvement vers l’inconnu. C’est l’image d’Abraham218 qui part à l’aventure. C’est son oui de se lancer dans l’aventure qui est médiatisé. Que nous dit Kierkegaard ? « or la foi est un saut, non pas un saut dans l’inconnu mais un saut par lequel on passe d’une vérité historique, le surgissement de dieu dans le temps, à une décision prise à l’égard de l’éternité » (p.XXIV). Les Athéniens qui se sont détournés du discours de Paul, qui n’ont pas voulu qu’il puisse continuer, se sont arrêtés en suivant le conseil du sage Aristote : « il faut savoir s’arrêter ». Mais nous pouvons dire aussi qu’ils s’arrêtent parce que le discours de Paul comporte dans sa structure même l’arrêt qui est la décision. L’Athénien saisi qu’il n’était pas en face d’une doctrine à comprendre mais d’une décision à prendre. Il s’agit de croire contre la raison. C’est là où se situe le scandale. Comme l’écrit 218 « Genèse » à partir du chapitre 12 et jusqu’au chapitre 22. 117 Kierkegaard « mais le paradoxe qui exige la foi contre la raison fait aussitôt ressortir le scandale que celui-ci soit plus précisément passif ou qu’il raille le paradoxe en taxant de folie »219. Le saut n’est pas un mouvement vers l’inconnu mais plutôt un élan, un bond qui fait quitter la terre ferme. La décision est de quitter non pas quantitativement, c’est-à-dire se déplacer, se perdre dans les « sites étranges » ou de découvrir de « secrets passages » qui peuvent aiguiller la curiosité, la volonté de notre âme aventurière mais de décider de « perdre la raison » ! En comparaison, les aventures d’Ulysse passant d’une aventure périlleuse à une autre, les longues épreuves pouvant détruire le plus courageux des hommes ne sont que « plaisanterie » par rapport à la décision de la foi. Ulysse voulait retrouver son foyer. Ici, il s’agit de quitter définitivement pour ne plus revenir. Le charme exotique est annulé. Il n’y a plus personne à qui raconter ses aventures. Tu quittes les tiens. Tu n’as plus le même langage qu’eux. Tu fais un bond qui te perd pour toi et pour les autres, car tu quittes le général, l’éthique, le dialogue. Tu quittes la raison avec un aller simple. Abraham est considéré comme « père de la foi ». Ses pérégrinations jusqu’au pays de Canan peuvent-elles faire le poids avec celles de la « conquête de la toison d’or » ? Ou si nous revenons à Ulysse après la guerre de Troie qui lui coûta déjà dix années sans les siens. Que vaut la famine en Néguets qui le fit entrer en Egypte et dont on pourrait même dire qu’il n’eut pas le courage de se battre pour sa femme. Ou bien ses campagnes contre kedorlaomer et les rois qui avaient pactisé avec lui ? Que dire en comparaison avec la colère des dieux Athéna et Poséïdon qui firent à Ilysse un voyage long et éprouvant où il perdit presque tous ses compagnons ? Abraham a-t-il fait halte dans le pays des Lestrygons, contrée peuplée d’hommes gigantesques et cannibales qui ne connaissent qu’une seule manière d’accueil celle de détruire et de dévorer ? Et les tornades de Poséïdon, la foudre vengeresse du roi soleil, la désastreuse rencontre avec le cyclope polyphème et les voix douces et enchanteresses des sirènes. Des dangers, il en a connu sans oublier le désir et ce désespoir de ne pas être avec sa femme Pénélope et leur fils Télémaque. Vingt ans sans eux et sans nouvelles ! Ainsi, ce ne sont pas les pérégrinations d’Abraham qui ont fait de lui le père de la foi. Le monde depuis qu’il est historisé a connu les faits d’hommes qui avant Abraham ont connu des aventures plus périlleuses. 219 S.K., Post Scriptum, O.C. 10, p. 265 118 La foi d’Abraham, ce n’est pas le oui à son aventure mais bien le Amen à l’absurde220. Les croyants et les non croyants retiennent leur souffle quand ils entendent le récit du sacrifice d’Isaac. Nous en avons fait écho. Mais au risque de scandaliser certains, le sacrifice peut être pensé comme le quantitatif dans le qualitatif du saut d’Abraham. Ce n’est plus un saut mais savoir ce tenir ferme dans sa foi qui est demandé à Abraham dans son sacrifice. Abraham n’est pas père de la foi. Suite au récit du sacrifice d’Isaac, il a montré jusqu’où pouvait aller la foi. Le comment vivre dans la foi. Nous empruntons à Hegel son mot, « la continuité » dans la lumière de la foi : en Dieu tout est possible. Pour le sacrifice, Abraham avait déjà fait le saut. Sa douleur est quantitative, celle d’un père qui aime son fils et qui doit le sacrifier. Le combat d’Abraham était de tenir dans la promesse que Dieu lui avait faite à propos d’Isaac : c’est de lui que naîtra son peuple. C’est de continuer de croire à l’absurde. Ce n’est pas rien. Dans le oui d’Abraham pour quitter et partir vers une terre inconnue ce n’est pas cette terre inconnue qui peut émouvoir cet homme de soixante quinze ans. On est encore sur la terre de Canaan. C’est faire le saut de la foi. Sauter dans l’absurde. Cette décision sur un plan négatif consiste à perdre la protection de l’éthique, de la raison. Entrer dans la folie pour les hommes non par une révolte au monde mais par une voix autre qui demande de décider avec la raison contre la raison, c’est-à-dire vaincre la nécessité car pour Dieu tout est possible. Abraham a sauté. Il a abandonné la raison avec un aller simple. 220 « Il faut trouver la vérité, mais cette vérité ne doit pas s’entendre avec une oreille philosophique et d’abord grecque (seul Jean, dans l’Evangile et les Apôtres, emploie le mot en son sens grec). Elle n’indique, ni dévoilement, ni adéquation mais conformément au mot hébreu, la solidité, la constance et la fidélité. Le mot hébreu vérité se rattache au mot amen qui signifie d’abord l’affirmation, l’engagement : parfois il veut simplement dire « oui ». On a pu dire que le mot « amen » équivalait à une signature. » Sylviane Agacinski, Aparté. Conception et morts de Sören Kierkegaard, Paris, Ed. Flammarion, 1977, p. 187. 119 B. « Credo quia absurdum » L’aveuglement du philosophe L’empire de la raison De Socrate à Hegel, depuis la naissance de la philosophie grecque, chacun est persuadé « qu’au commencement était la raison et tout est raison », d’où tout ce qui est réel est raisonnable. Face à la raison, l’homme ne peut que s’agenouiller et adorer car la raison est la nécessité et la nécessité plie aussi bien les hommes que les dieux. Quand Epictète se pose la question « qui peut encore m’empêcher de faire ce qui me paraît bon ou me forcer à faire le contraire ? On ne le peut pas plus qu’on ne peut contraindre Zeus »221. Il n’y a aucune digression. Ce qui paraît bon est dans la nécessité vers qui aspire et se repose la raison. En face de la nécessité, les dieux sont comme les humains, impuissants. Zeus lui-même aurait reconnu cette impuissance lors d’une rencontre avec Chrysippe qu’Epictète va retraduire ainsi « que dit Zeus ? Epictète, si j’avais pu, j’aurai créé libre et sans entraves même ton petit corps, même ton petit bien. Mais songes-y bien, ce corps n’est pas à toi, c’est de l’argile joliment pétrie. Comme je ne le pouvais pas, je t’ai fait don d’une parcelle de ce qui est à nous, cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de rechercher et d’éviter et, en général, le pouvoir d’user des représentations » (livre I, p. 809). La nécessité serait aussi, selon Epictète, le commencement de la philosophie. Commencement et fin de la philosophie. Comme l’écrit Chestov, selon Epictète, la pensée philosophique serait entièrement définie par la conscience que l’homme aurait de son absolue impuissance devant la nécessité222. Comment en être autrement si on ne peut pas aller plus loin, si Zeus aussi puissant qu’il eut pu être n’avait pas de pouvoir contre la nécessité. En reconnaissant qu’il ne peut rien contre la nécessité, Zeus n’est plus le tout puissant. Lui et les autres dieux ne sont pas au-dessus des vérités éternelles et immuables. Le sage serait celui qui découvre et s’adapte aux conditions de l’existence. Avant que Chrysippe ait cette révélation de la part de Zeus, Socrate, son maître, l’avait déjà compris. Quand il cite Simonide contre Pittacos « mais je les loue tous et 221 222 Epictète, Les entretiens, op cit., livre IV, p. 1050. Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op. cit., P ; 121 120 je les aime, de plein gré quiconque ne fait rien de vilain tandis qu’à une nécessité les dieux non plus ne peuvent tenir tête »223. Simonide l’a dit, Socrate l’a dit, Platon l’a dit, Aristote, Chrysippe, Ciceron, Epictète, etc l’ont dit Zeus l’a confessé au nom de tous les dieux : personne n’avait de pouvoir sur la nécessité. Zeus est plus puissant que tous les dieux qui sont eux-mêmes plus puissants que les rois qui sont également plus puissants que… ainsi de suite. La différence entre Zeus et les humains n’est pas d’ordre qualitatif mais quantitatif. Zeus ne peut que nous prêter ce que la nécessité a bien voulu lui échoir. La puissance de Zeus en étant relative et donc quantitative. Il n’y a pas de plénitude dans cette puissance. Elle est limitée par la nécessité, dessinée par elle. Elle est toute puissante et Zeus n’est que puissant. Devant la nécessité, Zeus est comme l’humain. Et comme nous, le petit humain, obtempère à ces paroles de Sénèque à Lucilius : « le destin conduisant celui qui le veut bien, mais traîne de force celui qui ne veut pas » (lettres, 107,11). Zeus serait le plus sage des dieux du fait de ne pas avoir voulu se rebeller contre la nécessité et surtout de l’avoir confessé à Chrysippe. Socrate, le plus sage d’entre les hommes, comprit cela et « réduisit toute la philosophie à la morale et déclara que le sommet de la sagesse était de distinguer les biens et les maux » (lettre 71). Il se contenta, et c’est une noble tâche, de répéter à Protagoras les inscriptions universellement célèbres du temple de Delphes, du dieu Apollon « connais toi toi-même » et « rien de trop »224. Le plus puissant des dieux et le plus sage des hommes ont confessé leur impuissance devant la nécessité et ont donné aux hommes ce qu’ils avaient en leur pouvoir : une dose de puissance divine et une forme d’intérêt pour la connaissance humaine. « La raison dirige en partie le monde ; elle soutient également, dans une certaine mesure, les dieux. Mais en face de la nécessité et les dieux qu’elle glorifie s’avèrent impuissants et qui plus est, impuissants à jamais, la raison le sait fermement et elle ne permettra à personne de douter de son savoir »225. Si tout le monde le sait, aussi bien les mortels que les immortels, dans leur savoir que dans leur puissance, qui est ce qui peut arriver à celui qui émet une petite réserve ? Il sera traîné de force comme le dit Sénèque et comme l’a écrit Platon par la bouche de son maître « or ne 223 Platon, œuvres complètes, Paris, Bibliothèque la Pléiade - Gallimard, 1950. Ce texte que nous venons de souligner se trouve dans Protagoras, p. 122. 224 Ibid., p. 119. 225 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op cit., p. 43. 121 serait-ce pas, Phédon, un accident pitoyable, dit-il. Si justement il existe un raisonnement qui soit vrai, qui soit stable et dont on puisse se rendre compte qu’il est tel, que dans la suite, parce qu’à côté, on en rencontre certains qui sont de telle sorte que, restant les mêmes, ils sont tantôt jugés vrais et tantôt non ; que dis-je, on ne s’incrimina pas soi-même et non plus sa propre incompétence ? Que finalement, au contraire, parce qu’on en souffre, on se fit une joie de reporter sur les raisonnements, la responsabilité de la faute, en la détournant de soi-même ? Que désormais on passa à haïr, à outrager le raisonnement, le reste de son existence et que d’autre part on se fut ainsi privé de posséder touchant la réalité une connaissance véritable ? Oui, par Zeus ! m’écriai-je, ce serait un accident pitoyable »226. Voici ce qui va arriver à un contempteur de la raison, un grand malheur ! Malheur même à celui qui est déjà malheureux et qui lève le poing contre la raison. Socrate pensait qu’on ne pouvait terrasser quelqu’un qui est déjà à terre227 mais une fois à terre s’il devint le contempteur de la raison, celle-ci va la traîner derrière elle pour le punir encore. Ainsi pour ne pas subir ses foudres, il faut s’agenouiller devant la nécessité. Il en a été ainsi depuis que les anciens ont découvert la nécessité. Comme l’écrit Chestov, « de nos jours, Husserl qui procède de Descartes, affirme aussi que ce qui est vrai est vrai non seulement pour nous mais pour tout être pensant : pour le diable, pour les anges, pour Dieu, et par là, il jette pour ainsi dire un pont entre la pensée hellénique et la nôtre »228. Ainsi, hier comme aujourd’hui, le petit humain est l’adorateur des vérités nécessaires et éternelles. Ces vérités devant lesquelles la puissance des dieux devient relative. Face à la nécessité, la puissance de Zeus passe de la catégorie qualitative à la catégorie quantitative. Si les dieux et la nécessité sont incréés, la nécessité est toute puissante face à la puissance de Zeus ! Comment demander aux adorateurs de la nécessité de sauter au-delà de cette nécessité ou de tout simplement de se lever au dessus d’elle ? Le prétendu « saut » du philosophe Pour Heidegger, le saut consiste à établir un questionnement entièrement libre et volontaire. Telle est la mission de la philosophie, « un questionnement extraordinaire, en dehors de 226 Platon, Phédon, op cit., p. 814-815. Platon, Protagoras, op cit., p. 12 228 Léon Chestov, Kierkegaard et …, op cit., p. 82. 227 122 l’ordre, sur ce qui est en dehors de l’ordre »229. Etre et temps est un chef d’œuvre qui médiatise ce risque élogieux de la pensée qui s’aventure dans les territoires inconnus de l’être. Ce dehors de l’ordre comme choses visibles, comprises, à portée de mains pour l’invisible, l’indéchiffrable à première vue n’est pas en soi du désordre. Il n’y a pas eu de saut mais un grand pas dans l’expérience de l’être. Oser non pas dire l’être mais s’aventurer dans l’être afin de relier l’être et le temps. L’être de Heidegger ne peut se penser en dehors du temps, de la nécessité. La philosophie veut se croire libre en affirmant qu’elle n’est au service d’aucun maître. En optant pour la sagesse de soi-même, le philosophe se pense libéré des opinions arrêtées. Il n’est pas soumis à une idéologie, ou une église mais pour aboutir à quoi ? Bruno Guilani, refuse toute adhésion morale au fait de tout devoir de façon absolue à la philosophie et à son éthique. Pour lui, la mission de la philosophie est de faire connaître la nature en expliquant rationnellement ce qui existe. Selon lui, « cette connaissance est absolument nécessaire parce qu’elle élimine d’abord la crainte majeure des hommes, la peur des êtres surnaturels et la peur de la mort qui suscitent la superstition avec son cortège de désirs délirants et d’angoisses existentielles sans fondements »230. Ce serait ainsi pour lui le seul chemin pour réaliser le vrai désir du bonheur humain « sans autre moyen que la raison et sans autre référent que l’attention au réel »231. Mais, si on ne donne au philosophe aucun autre moyen que la raison, que cette raison n’aurait comme référent que le réel et que ce réel serait tenu par les vérités générales et nécessaires, en quoi l’homme serait-il fondamentalement libre se demande alors Chestov? Socrate dit, « connais toi toi-même et tu connaîtras les dieux de l’univers ». Cette connaissance de soi-mêmes peut-elle dépasser les limites qu’impose la raison ? En quoi cette démarche d’obéissance au réel, c’est-à-dire à la nécessité, peut faire un humain libre ? Et en quoi l’accumulation des savoirs « physiques » incluant la médecine, la physiologie et la psychologie comme nous initie Bruno Guilani, a-t-elle rendu l’homme heureux ? Généralisons. Le bonheur est-il dans ce mélange des connaissances qui permettent de créer les 229 Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 25. B. Guilani, op. cit., p.243. 231 Ibid., p. 203. 230 123 bombes et d’enrayer la peste ? De mieux éduquer son enfant et de manipuler les faiblesses humaines232. Ce bonheur vanté par la philosophie dans l’accumulation des connaissances du bien et du mal comme la pensée essaie de l’affirmer depuis Socrate ne serait qu’un leurre dont l’homme a besoin pour justifier son obéissance à la nécessité. Et Chestov d’enfoncer le clou, « on dirait que cette confusion constitue articulus stantis et cadentis philosophiae, que la philosophie perdrait sa raison d’être si elle renonçait à cette substitution ou bien (ce qui est plus terrible encore peut-être) si elle avouait qu’elle ne vit qu’à la faveur de cette substitution. Cependant, personne aujourd’hui ne se résoudra à identifier le savoir à la vertu. L’esprit le plus borné se rend compte que l’on peut être savant et rempli de vices, de même qu’ignorant et saint. Comment se fait-il donc que Socrate n’ait pas vu ce que le bon sens aperçoit clairement aujourd’hui ? Personne ne songe à poser cette question, encore moins songe t-on à se demander : la philosophie peut elle exister si c’est le bon sens qui a raison, si le plus sage d’entre les hommes s’est lourdement trompé en proclamant que la vertu et le savoir sont une seule et même chose »233 Pour Chestov, depuis Socrate tout le monde a en son sein la vertu. La vérité est confondue ainsi avec les jugements généraux et nécessaires234. Ainsi, l’éthique est fille de la raison donc de la nécessité. Le bonheur que nous apporte la philosophie se trouverait dans la vertu, dans l’éthique. Toujours selon Chestov, aussi bien pour Epictète que pour Socrate, l’éthique serait le suprême car elle se nourrirait de la vérité. « Cette vérité était la réalité qui n’appartenait pas aussi bien aux hommes qu’aux dieux. Mais la vérité n’a rien à voir avec le plaisir et le déplaisir, elle est là. C’est à nous de trouver le bonheur dans celle-ci car quoi que la vérité exige des hommes ou des dieux, elle obtiendra sans céder un iota. Et la vérité ne ressemble aucunement à dieu ; la vérité n’est pas l’amour, la vérité est la vérité. En tant que vérité, elle reste toujours fidèle à elle-même ; elle n’a, elle ne peut avoir aucun motif de changer en quoi que ce soit. Lorsque l’amour se heurte à la vérité, l’amour doit reculer : la vérité dispose de toutes les « nécessités » de tous les « tu dois » »235. Le bonheur se retrouve donc dans une sorte de contrat social obéissant aux jugements généraux et nécessaires. La liberté est dans la sphère 232 Nous pensons par exemple aux techniques de torture morale que « les spécialistes » de la psychologie humaine utilisent pour faire « craquer un ennemi ». 233 Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, op cit., p. 110. 234 Ibid., p. 118. 235 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op cit., p. 289. 124 de cette obéissance. L’éthique, la liberté est dans cette compréhension que tout doit s’inscrire dans le respect de la nécessité qui n’est jamais déraisonnable. C’est dans la soumission à la vérité que chacun peut écrire son histoire, se connaître soi-même et vivre dans le bonheur. L’éthique c’est « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ». Le philosophe serviteur d’une forme de vérité En quoi consiste le « comprendre », cet « intelligere » ? Comme l’a écrit Chestov, « or nous savons déjà ce que signifie intelligere chez Spinoza. Intelligere signifie concevoir l’univers comme une infinité de particules (de monades, dira plus tard Leibniz) qui meuvent conformément à des lois éternelles et n’ont ni la possibilité ni le droit de modifier en quoi que ce soit un ordre d’elles et aucunement pour elles. Et dieu sous ce rapport ne se distingue nullement de l’homme : sa « liberté » consiste elle aussi dans la soumission à un ordre qui pour finir exprime son être. Deus ex solis suae naturae legibus et a nemine coactus agit »236. Y a-t-il possibilité d’un « je » libéré de la nécessité ? Qui peut habiter ce « je » ? Pas dans la religion de Spinoza qui pense dieu agissant par les seules lois de la nature. Si Spinoza dit pour sauver la substance que c’est dans sa propre nature, cette aide pour Chestov est assassin. Dieu n’est pas mort avec Nietzsche mais avec Spinoza. Nietzsche n’a fait que le constater. L’éthique de Spinoza s’inscrit dans ces lois de nature qui contraignent les hommes mais pas Dieu car « a nemine coactus agis » c’est dans la nature même de Dieu. Quelle loi ne peut-elle se contraindre ? Spinoza en affirmant que c’est dans la nature même de Dieu contraint Dieu dans cette non contrainte237. Dieu est limité par la nécessité qui est une loi incréée. Spinoza ne dit pas si Dieu a créé cette loi, celle-ci étant une de ses émanations, mais que cette loi fait partie de la nature même de Dieu. Qu’il n’y a aucune volonté face à celle-ci. Spinoza ne laisse place à aucune volonté, aucun choix de la part de Dieu. Si Dieu veut exister, il doit agir par les seules lois de la nature sinon il n’est pas Dieu. Or que fait Spinoza sinon descendre Dieu du ciel, le mettre dans une rangée où tout le monde obéit à ces lois de la nature. Dieu parce 236 Léon Chestov, Sur la balance de Job. Pérégrination à travers les âmes, Paris, Ed. Flammarion, 1971, p. 15. Léon Chestov, op cit., p. 265 « mais comment aimer un Dieu qui n’est qu’une cause, qui fait tout ce qu’il fait avec la même nécessité que celle qui gouverne tout objet inanimé ? Il est vrai que Spinoza appelle Dieu libre parce qu’il agit suivant les lois de la nature. Mais tout agis suivant les lois de la nature ». 237 125 qu’il est « lié » éternellement et l’homme parce qu’il est créature de Dieu donc à sa ressemblance. Ici le sort de l’humain serait aussi enviable que celui de Dieu. L’humain a encore cette volonté parce que quelque part contraint de force, traîner. Il ne veut pas, il peut encore chercher à discuter avec la nécessité même si la tâche est perdue d’avance tandis que Dieu doit agir sans volonté parce qu’il est fait de cette matière, de cette substance qu’est la nécessité. La nature pourrait continuer éternellement à dévoiler ses vérités générales et nécessaires. Que celles-ci fassent réjouir ou souffrir. Dieu et les humains ne peuvent que réagir dans leur sens. Le Dieu de Spinoza rejoint Zeus dans la catégorie quantitative car il ne se situe qu’un peu audessus des Rois. C’est, en quelque sorte, le seigneur des seigneurs mais face aux lois de la nature, il est comme tous, impuissant. Son pouvoir est donc relatif. « Jusqu’à quand donc faudra t-il battre les hommes »238 s’interroge Chestov. Nous ajouterons jusqu’où faudra t-il humilier les dieux pour qu’ils puissent contester la nécessité ? Qu’est ce qui paralyse l’humain à ce point ? « L’homme ne veut pas voir, parce qu’il a peur. De quoi a t-il peur ? Lui-même souvent l’ignore au juste. Ce qui lui paraît le plus terrible, c’est de violer la « loi ». Tout le monde est persuadé qu’il existe certaines lois éternelles et que, sans les lois ou hors les lois, c’est la mort. Notre vision spirituelle se crée un horizon aussi limité que celui de notre vision physique »239. L’humain a observé la nature et a compris. Zeus lui-même est venu le confesser. Spinoza a volé le secret de Dieu. Descartes a douté de tout sauf de « je pense donc je suis ». Hegel a déclaré que tout ce qui est réel est raisonnable. Tous ont compris qu’il n’y a pas de place dans l’éthique pour le rire, les larmes ou la haine. Ces sentiments font sortir de la loi. Ils peuvent entraîner à dire les choses qu’on ne peut penser. Husserl ajoute qu’on ne peut penser ainsi que dans un asile d’aliéné. A travers les rires, les larmes et les haines on peut dire que les « lois de la nature » ne sont pas la toute puissance. L’éthique ne peut permettre cela. Elle demande de se soumettre ou bien d’être considéré comme fou240. De plus, comme le pense Sénèque, il y a une récompense. « Si tu veux tout te soumettre, soumets toi à la raison ». Mais que se passerait-il si l’homme répondait qu’il n’en 238 Ibid., p. 150. Ibid., p.170. 240 Ibid., p. 255. 239 126 n’a pas envie, qu’il n’a pas besoin de ce cadeau déjà donné aux dieux et qu’il y a un piège puisque les dieux se sachant impuissants gardent jalousement leurs pouvoirs ? Qui a envie de mourir comme Salmonée, le magicien tué par la foudre parce qu’il se prenait pour Zeus ? Ou bien de souffrir comme la reine Niobé qui a vu mourir, de façon atroce, ses enfants parce qu’elle exigeait que l’on lui dédie le temple de la déesse Latone241 ? Quel bien pourrait venir de l’éthique sinon l’honneur ? Discerner ce qui est bon et mauvais comme choix éthique cachait un choix plus essentiel que craignait l’homme, celui de la violation de la loi qui faisait de celui-ci un hors la loi, c’est-àdire, hors de la raison dans la folie. C’est la peur de devenir ridicule en quittant la terre ferme et stable de la raison. Si l’homme ne croit pas au pouvoir que prédit l’éthique selon Sénèque, de soumettre tout grâce à sa soumission à la raison, l’éthique lui envoie la menace de devenir fou, car qui quitte la raison pense dans un asile d’aliéné. L’éthique ne permet aucun écart et aussi bien de la part des dieux que des hommes. Ces règles de justice, d’égalité, de fraternité s’enracinent dans les lois de la nature. Ce sont les jugements généraux et nécessaires qui jugent les hommes et les dieux et leur intiment l’ordre d’obéir aux lois naturelles. Dieu ou petit d’homme, celui qui refuse sera traîné de force ou banni. On pourrait rétorquer à Chestov que beaucoup de gens fidèles à l’éthique se retrouvent ridiculisés par leurs concitoyens. Socrate a été caricaturé par nombre d’auteurs grecs. Plutarque s’est acharné contre les stoïciens en ridiculisant leurs thèses, en particulier celle de Chrysippe qui avait eu l’honneur de recevoir la confession de Zeus sur l’impuissance des dieux. Des milliers de personne ont été ridiculisées, enfermées dans les asiles, mêmes tuées à cause de leur sagesse. Si l’éthique était le défenseur de l’honneur, pourquoi sont-ils tous morts dans le déshonneur ? Chestov, dans son livre Sur la balance de Job, regarde du côté de l’histoire. Ces gens là sont reconnus comme des héros. Ils ne se sont jamais sentis en dehors de la terre ferme et stable. L’histoire les a reconnus. Quand bien même ils ne sont plus là pour le vérifier, ils se sont toujours sentis fidèles à l’éthique. Les autres ont jugé leur manière de servir l’éthique, la raison. 241 S.K., « Le plus malheureux », L’alternative, O.C., 4, p. 212. 127 Le règne de l’éthique Si les stoïciens ont accepté de souffrir –ce qui était d’ailleurs leur choix- c’est parce qu’ils croyaient être dans la vérité, qu’ils se retournaient à chaque pas pour demander l’autorisation, l’aval de la vérité. Ils avaient choisi de servir la raison. « En cela consiste l’essence du stoïcisme : il faut se soumettre une fois, une seule fois, c’est-à-dire renoncer à soi-même devant la raison impersonnelle, devant la « loi »- et alors la victoire, toute les victoires possibles te sont assurées »242. La guerre entre Socrate et ses accusateurs ; entre les stoïciens et Plutarque etc… était de l’ordre quantitatif. Le stoïcien, en s’inspirant de Socrate et de ses maîtres pensait avoir cheminé un peu plus avant sur la route de la nécessité que ceux qui, comme Plutarque, l’humilièrent. Le débat entre Plutarque et les Stoïciens, entre Socrate et ses accusateurs se situait dans l’éthique. Qui était le serviteur, fidèle et sage des vérités éternelles et générales ? Qui respectait comme il convenait cette morale autonome qui ne dépendait ni des hommes ni des dieux ? Le combat se situant au niveau de l’éthique, ceux qui étaient bannis ne se sentaient pas déshonorés car ils avaient l’honneur de l’éthique. Mais quand on entend un homme, dont la femme vient de se suicider, crier « qu’est-ce qu’elles peuvent me faire maintenant vos lois, à quoi me servent-elles, vos coutumes, vos mœurs, votre vie et votre Etat, et votre religion ? Votre juge peut me juger, amenez moi devant le juge, pour un jugement public et je dirai que je n’avoue rien. Le juge criera : « taisez-vous officier ! » Et moi je lui crierai : « avec quelle force peux tu me faire obéir maintenant ? Pourquoi ces ténèbres de routine ont-elles brisé ce qu’il y avait de plus précieux ? Qu’ai-je à faire de vos lois. Maintenant ? Je m’en débarrasse ». Oh, ça m’est égal ! »243 Ne concluons pas trop vite dirait Chestov244. Une analyse rapide peut conclure qu’il ne répète que les paroles des stoïciens sans bien sur la pondération, le contrôle de soi. Mais le malaise persiste par rapport à ce défi lancé. « Avec quelle force peux-tu me faire obéir, maintenant ? ». Le sage se détournerait en disant qu’il comprenait « psychologiquement » cet individu, sa souffrance qui l’a fait plonger dans les ténèbres. 242 Chestov, Sur la balance de Job, op. cit., p.255. Dostoïevski, La douce, Ed. Actes Sud (Babel), 1992, p. 71. 244 Chestov, Sur la balance de Job, op cit., p. 181. 243 128 Ainsi, le sage pourrait répéter tranquillement les paroles de Spinoza « non ridere, non lugere, neque detestari sed intelligere ». La douleur passera et il se calmera. Pourtant, le « ça m’est égal » est là, posé face à l’éthique indignée qui demande la soumission. Car, comme l’écrit Chestov « mais l’éthique n’est pas seule : derrière ses moqueries et son indignation se tient la nécessité. Elle est invisible. Elle ne discute pas, ne raille pas, ne réprimande pas. On ne peut même pas indiquer où elle se trouve. On dirait qu’elle n’est nulle part. Muette et insensible, elle se contente de frapper l’homme sans défense. Elle ne soupçonne évidemment même pas l’existence de l’indignation, de la colère et des terreurs de Job, d’Abraham et de Kierkegaard et elle ne compte absolument pas avec eux ». Cet homme sera taxé d’avoir perdu la raison car en levant le poing contre les lois éthiques, il ne s’est pas rendu compte qu’il contestait la nécessité qui n’est nulle part. On pourrait s’arrêter à cette réponse comme le dirait Aristote, mais le cri de cet homme ne s’arrêterait pas. Car il n’est pas seulement après l’éthique mais contre ces vérités générales et éternelles « ce qui a un commencement a une fin » dont l’éthique tire son essence. Cet homme ose nommer, donner un visage et poser la question suivante, au moment où Aristote s’arrête, « pourquoi ces ténèbres de routine ont-elles brisé ce qu’il y avait de plus précieux ? » La nécessité peut-elle répondre à cette question, pourquoi cette routine ? Cette insensibilité ? Pourquoi devrais-je me soumettre à ce qui m’ignore ? Si le philosophe a peur grâce à son « intelligere » qui lui recommande d’arrêter de poser des questions, l’homme s’interroge à partir de son existence. Et l’existence avec sa violence ne peut empêcher de demander à ces « ténèbres de routine », pourquoi ? Et d’attendre la réponse. Si celle-ci ne vient pas, si elles ne descendent pas pour discuter avec l’officier, l’homme peut dire « qu’ai-je à faire de vos lois maintenant ? ». L’éthique pourrait lui crier son mépris, le traîner de force. Cela lui serait égal car l’éthique n’a pas fait patienter la mort même cinq minutes. Il aurait suffi de cinq minutes pour que sa femme ne se suicide pas. L’éthique est restée impassible face au regain d’amour de cet homme. D’où son cri « routine, oh, la nature ! Les hommes, sur la terre, ils sont seuls. Voilà le malheur ! »245. Le cri de cet homme contient toute la pensée de Chestov à l’encontre de la raison. A quoi cela sert-il de se soumettre et d’adorer « la routine » ? Si l’éthique ne fait que 245 Dostoïevski, La douce, op. cit., p. 72. 129 transcrire, sous forme de vertu, ses lois impersonnelles à quoi cela sert-il de leur obéir ? Comment peut-on trouver du bonheur dans l’insensible, l’impersonnel qui ne bouge pas le petit doigt pour faire retarder de cinq minutes le temps ? Quelles béatitudes existent dans l’éthique hormis l’illusion d’être dans le général, c’est-à-dire dans la raison, c’est-à-dire dans « l’honneur ? ». Face à l’éthique, se dresse non pas l’esprit général d’une époque mais l’individu particulier avec son histoire qui refuse d’entrer dans l’histoire de l’époque, la grande histoire des idées. C’est l’existence avec toute sa subjectivité qui défie la pensée objective afin de dire à cet individu pourquoi il devrait se soumettre et adorer la routine. Le récit de Dostoïevski se termine avec cette question de l’homme « non, sérieusement, quand ils l’emporteront, demain, qu’est-ce que je serai ? » (72). Peut-être fallait-il s’arrêter avant de poser cette question ? Est-ce que l’universel peut se contenter de répondre au particulier en lui expliquant l’histoire générale et en le situant dans celle-ci comme un simple accident ? Si la réponse, comme l’écrit Chestov à propos de la philosophie de l’histoire, est universelle en invitant l’homme à ne pas s’arracher à son temps, la philosophie doit regarder en face la douleur humaine car l’homme n’est pas qu’« intelligere ». Il est également, larme et haine sinon pourquoi la nécessité aurait-elle mis ces affects dans l’homme ? Pour l’éprouver ? Alors, elle serait ténébreuse comme l’a décrit l’histoire qui précède. Indifféremment ? Alors à quoi cela sert-il de se soumettre et d’adorer. Pourquoi, comme la nécessité, l’homme n’auraitil pas le droit de vivre uniquement dans l’indifférence et l’insensibilité ? Si ma souffrance et mon bonheur sont indifférents à la nécessité, pourquoi devrai-je alors donner de la valeur aux vertus ? Ne devrais-je pas pouvoir dire que « ça m’est égal » ? A la suite de Chestov, nous abordons un point crucial. Si la nécessité est impersonnelle, il ne saurait y avoir de vertus. La raison a inventé les vertus ou plutôt une autre force que l’éthique. Si tout ce qui a un commencement a une fin, en quoi cela peut-il obliger l’homme à faire le bien et à éviter le mal ? Seulement par le fait que la nécessité porte en elle le bien et le mal et que l’éthique dans un mouvement de prédiction – comme Prométhée qui dans un élan de bonté envers les hommes a volé le feu aux dieux – ou bien de pitié envers les hommes – les a liés en attendant que la nécessité mette fin à ce qu’elle a commencé – oblige à un « tu dois » dont les récompenses seront l’honneur. Est-ce que l’éthique est sincère ou bien trompe t-elle 130 l’humain ? C’est ce que pense Chestov. L’éthique veut faire croire à l’homme que dans le « tu dois » soumission et adoration aux vertus qui viennent de la nécessité, celui-ci trouveras son bonheur c’est-à-dire il soumettra tout. Aujourd’hui, les dieux se battent contre les hommes, les hommes ridiculisent les dieux, les hommes s’entretuent entre eux. Tous n’ont qu’une seule peur, celle de perdre la raison c’est-à-dire leur honneur. Et de cette façon personne, comme le souligne Chestov, n’ose sauter. Car l’éthique c’est du solide, et ailleurs c’est le néant. Voici le discours de l’éthique : malgré les pleurs et les souffrances… au moins avec moi vous ne perdrez pas votre raison. Vous acquerrez la sagesse des vérités générales et nécessaires. Vous garderez votre honneur ! Le « tu dois » de l’éthique. Le bien et le mal font partie des lois naturelles et l’éthique s’enorgueillit de faire partie de ces lois éternelles et nécessaires et de vous en faire partie. Si vous mettez en doute l’éthique, vous entendrez cette réponse « pardon, vous criera t-on, impossible de s’insurger : deux fois deux font quatre. La nature ne vous demande pas votre avis ; elle n’a rien à faire de vos désirs, que ces lois vous plaisent ou non, elle s’en moque. Vous êtes obligés de l’accepter telle qu’elle est et par conséquent tout ce qui s’ensuit. Donc le mur est bien le mur… etc., etc.»246. Dostoïevski pose la question, à travers son homme de souterrain, de savoir quel avantage tirerait un homme de savoir que deux fois deux font quatre. Il y a eu une telle glorification de la science et de la raison que le bien-être matériel qu’elles ont apporté à l’humanité ont fait croire qu’on devait leur obéir pour être libre. L’éthique a disqualifié toute liberté ne sortant pas du sentier stoïcien de la vertu. La philosophie, qui est l’incarnation de l’éthique, exige que l’on quitte ses croyances et ce comme nous l’avons vu dans le livre de Bruno Giulani nous initiant à l’amour de la sagesse pour la lumière de la raison. Chestov lui pense que si l’homme doit retourner à chaque pas demander l’approbation de l’éthique, il n’est pas plus libre que ne l’était le prétendu sauvage247. Le pragmatisme, s’appuyant sur les découvertes de la raison qui sont très variables les jugements universellement obligatoires et les progrès matériels et psychologiques qui s’en 246 247 Dostoïevski, Notes d’un souterrain, Ed. Flammarion, 1972, p. 54. Léon Chestov, Sur la balance de Job, op cit., p. 173. 131 sont suivis, a proclamé seigneur des seigneurs tout puissant parmi les puissants immortels et mortels les lois de la nature. Un mur c’est un mur, deux fois deux font quatre, le bien et le mal. Comme ces lois de la nature seraient immuables et universelles, nous devrions leur obéir sinon les adorer. L’honneur qui représente l’avantage humain d’être digne en tant qu’humain est à ce prix. Qu’enseigne Epictète, sinon que la dignité humaine ou plutôt la mission humaine sur terre serait de découvrir ces jugements universellement obligatoires et de vivre en fidélité à ceux-ci jusqu’à la mort. C’est cela l’honneur, la dignité humaine. L’homme véritable serait celui qui ne s’écarterait pas de ces vérités, ne se laisserait parasiter ni par le rire, les pleurs ou la haine et parviendrait toujours à comprendre et vivre dans le registre de la compréhension. Mais pour quoi faire demande « le souterrain » ? A quoi sert l’éthique ? Et le « souterrain » de nous demander pourquoi depuis Socrate, alors qu’il a été éclairé sur ses intérêts véritables et normaux, qu’il est sorti de l’ignorance l’homme continue toujours à saborder et à se saborder ? « A affirmer par exemple, à la suite de Buckle, que la civilisation adoucit l’homme et par conséquent le rend moins sanguinaire et moins apte à la guerre. C’est bien le raisonnement logique qui l’amène à cela. Mais l’homme est tellement passionné de système et de déductions abstraites, qu’il est prêt à déformer sciemment la vérité, à se boucher les yeux et les oreilles, pourvu seulement qu’il justifie sa logique. Si je choisis cet exemple, c’est bien parce qu’il est singulièrement éclatant. Mais regardez bien autour de vous, il coule des fleuves de sang et si joyeusement, par-dessus le marché qu’on dirait du champagne. Tenez, regardez notre XIXième siècle, celui de Buckle ! Regardez les Napoléons, le grand et celui d’aujourd’hui. Regardez l’Amérique du Nord, ces Etats perpétuellement unis ! Regardez enfin le dérisoire Schleswig-Holstein… ! Alors qu’adoucit-elle en nous la civilisation ? La civilisation ne fait que développer en nous la diversité des sensations et… strictement rien d’autre »248. Nous pourrions ajouter en une conclusion brève et incisive que Monsieur Dostoïevski « le souterrain » n’a pas connu les deux guerres mondiales, les deux guerres contre l’Irak, ni la Shoah, ni les terrorismes, ni les génocides en Afrique et en plein centre de l’Europe, ni les actuels réseaux pour pédophiles… Mais alors qu’ont fait les autres ? Les autres n’ont pas prétendu qu’il suffisait de savoir que deux fois deux font quatre pour que l’homme trouve son bonheur. Ils n’ont pas menti aux 248 Dostoïevski, Notes d’un souterrain, op cit., p. 64. 132 humains comme l’écrit Chestov, en leur faisant croire qu’il suffit de savoir, de se laisser conduire par la raison. Ils n’ont pas fait croire que la toute puissance est la raison et que l’homme doit obéir aux lois naturelles ! Et du « Seigneur Dieu, mais qu’ai-je à faire des lois de la nature et de l’arithmétique, si pour une raison ou pour une autre ces lois des deux fois deux font quatre, ne font pas mon affaire ? Bien entendu, ce mur, je ne le crèverai pas à coups de tête si j’en ai réellement pas la force, mais moi, je n’en prendrai pas mon parti non plus pour l’unique raison que moi, je suis au pied d’un mur de pierres et que la force m’a manqué. Comme si ce mur de pierres pouvait en vérité m’apporter l’apaisement et recelait en vérité ne fut-ce qu’une parole de conciliation, uniquement parce qu’il est deux fois deux quatre » (p. 54). Comme si la raison qui régnait sur les triangles et les perpendiculaires se donnaient ainsi le droit souverain de distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bon pour l’homme et ce qui est mauvais pour lui et quel est le bonheur et le malheur de l’homme, c’està-dire aimer la sagesse ou devenir contempteur de la raison. La raison a découvert que la terre n’était pas située au centre du monde, qu’elle n’était qu’une planète de « banlieue », que l’homme était le produit d’une évolution, que la sagesse était dans l’obéissance de ces lois éternelles et générales. Et que c’était en vivant en bonne intelligence avec ces lois générales et immuables que l’homme se découvrait heureux. Il y a tromperie sur la marchandise nous prévient avec force Chestov. Le sage n’ose pas se l’avouer à lui-même mais que ce qu’on appelle bonheur c’est seulement le fait de ne pas tomber dans le déshonneur. C’est le fait de suivre la nécessité, de s’y plier et de ne pas se laisser entraîner. L’opposé du bonheur est le malheur et le malheur, dans ce cas, c’est le déshonneur proclamé par l’éthique en devenant le contempteur de la raison. Le bonheur, ce serait le fait d’avoir saisi l’essentiel de votre vie. Comme la nécessité ne se laisse pas convaincre, elle traîne dans le déshonneur ceux qui lui résistent. Le seul bien de l’homme serait de découvrir les vertus comme le pensait Socrate. Voilà le bonheur, accepter allègrement notre impuissance face à la nécessité. Le sage serait celui qui transformerait les joies et les misères que lui apporte la nécessité en bonheur. C’est-à-dire comprendre simplement la condition humaine qui est aussi celle des anges et des dieux – selon Athènes –, de n’agir, de ne prendre la parole que dans ce que la nécessité laisse à notre portée et de ne jamais entrer en lutte contre ses vérités éternelles et immuables. Et pourtant, Paul prêche aux 133 Athéniens la résurrection des morts en leur demandant de sortir de l’ignorance c’est-à-dire d’entrer dans la vérité. Quelle est cette autre vérité ? C. « La vérité vous rendra libre… » La foi et le péché : « La bonne nouvelle » Léon Chestov écrit dans les « limites de la raison » que l’on peut créer une science pour une éthique sublime et même une religion. Mais pour obtenir Dieu, il faut s’arracher aux séductions de la raison avec toutes ses contraintes physiques et morales et aller vers une autre source de vérité. Dans l’écriture, cette source porte un nom énigmatique, la foi, qui est cette dimension de la pensée où la vérité s’abandonne sans crainte, joyeusement à l’entière disposition du créateur : que ta volonté soit faite ! La volonté de celui qui sans crainte et souverainement rend à son tour au croyant sa force perdue : « … Tout ce que vous demandez… vous le verrez s’accomplir… » (Marc, XI, 24) »249. Commentons ce texte à la lumière de ce que répondirent les Athéniens à Paul à propos de la résurrection « nous t’écouterons un autre jour » ou d’autres réponses plus moqueuses. La raison, même dans sa plus grande tension ne peut se contredire. Elle peut nous révéler des choses sublimes mais reste toujours dans la sphère du possible et de l’impossible. La vérité la plus sublime n’est qu’un dévoilement, une adéquation à la nécessité : au possible et à l’impossible. La question se déplace. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’est la vérité mais bien d’où celle-ci tire sa source ? Pour les grecs, comme nous l’avons vu dans la soumission aux forces impersonnelles par la raison et pour le christianisme, cela signifie croire que pour Dieu tout est possible par la foi. Un saut au dessus de la raison pour s’envoler dans la foi. L’humain récupère ainsi sa force perdue dans la croyance en l’impuissance face à la nécessité. 249 Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, op cit., p. 36. 134 La philosophie n’est plus comme le pense Husserl, la science « des vrais principes, des sources, des racines de tout » mais « une lutte »250. Ce n’est pas seulement une lutte à l’intérieur du possible mais une lutte totale contre le possible et l’impossible. La lutte d’une personne qui n’attend plus rien de la nécessité comme l’écrit Pascal dans sa 17ème lettre251. « Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien, je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien ni de l’autorité de personne ». Ce défi n’est pas dirigé contre la raison dans la raison même. Le destin entraîne ceux qui s’y opposent. C’est la déclaration de quelqu’un qui tire sa source d’un autre lieu. La raison ne peut le traîner parce qu’elle n’a plus aucun pouvoir sur lui. Son espoir est dans la foi. A l’opposé de Chestov pour qui la foi est un saut dans l’inconnu. Nous pensons comme Kierkegaard, que vivre dans un connu est une lutte de chaque instant. Quitter la terre ferme pour les sables mouvants. Utiliser la raison pour croire contre la raison et choisir l’absurde. Il ne faut plus rien espérer du monde pour reprendre « le credo absurdem » tertullien. « Il ne faut pas avoir honte, parce que c’est honteux, c’est tout à fait croyable parce que c’est absurde et certain parce que c’est impossible ». La résurrection n’est pas une métaphore présentée par Paul, sinon les Athéniens auraient trouvé cette forme d’esprit excellente, mais une réalité qui s’adresse à ceux-ci. Le problème n’est pas dans le contenu mais dans l’engagement inclus dans le contenu. Il s’agit de sortir de l’ignorance, c’est-à-dire de la raison, pour accéder à la vérité, c’est-à-dire la foi. Ce discours n’est pas présenté comme une réalité locale limitée à une petite contrée qui ne connaît pas encore la force de la nécessité mais bien d’une vérité qui ne cherche plus à se justifier au tribunal de la raison. Cette paix qu’elle apporte est non pas à « l’impossible, nul n’est tenu » mais « rien n’est impossible » pour celui qui croit. La raison ne peut prétendre nous émouvoir, nous soutenir dans nos malheurs et sacrifier le tout est possible à l’impossible. L’homme ne veut plus entendre les paroles édifiantes et consolatrices de l’éthique qui invite à se soumettre au destin aussi atroce soit-il. A la différence du dieu qui n’agit qu’en fonction des lois de la nature que la raison lui a imposée, l’homme par le saut balaye la suprématie de la raison pour se laisser rejoindre par le Dieu miséricordieux qui lui rend sa force ; c’est-à-dire la foi selon laquelle à Dieu « tout est possible ». 250 Léon Chestov, Spéculation et révélation, Lausanne (Suisse), Ed. l’Age d’Homme, 1981. Nous trouvons ces définitions et leurs conséquences dans le chapitre XIV consacré à Husserl intitulé « A la mémoire d’un grand philosophe Edmund Husserl ». 251 Pascal, Les provinciales, Ed ; Garnier, 1999. p. 571. 135 On peut dire que le défi à l’impossible est le fondement de la foi chrétienne. Ce n’est pas la vertu mais la résurrection des morts, c’est-à-dire le déni du pouvoir à la raison de tout régenter. En quoi, deux plus deux font quatre peut-il aider l’humain à construire une éthique de l’espérance ? Une éthique informelle qui ne donne accès qu’à la compréhension et n’entend ni rire, ni larme, ni malédiction des humains. A cette éthique autonome, à cette sagesse de la soumission à la nécessité, la foi oppose une éthique d’espérance qui a son fondement non dans les lois naturelles mais dans « la possibilité de l’impossible »252 L’état de l’ignorance par le péché Avec Léon Chestov qui commente S. Kierkegaard, nous allons maintenant nous arrêter sur cette foi qui est liberté divine. Par la foi, l’Homme retrouve sa liberté originelle qui est la vraie liberté. Nous allons cheminer avec Paul qui connaissait bien le pouvoir de la raison. La démarche de Chestov, à la suite de Kierkegaard est de nous libérer d’une lecture biblique par le truchement du tribunal de la raison. La bible ne cherche pas et ne veut se justifier par la raison. Elle sait ce qu’elle est et nous allons l’apprendre au cours de notre lecture. Pourquoi, au lieu de parler des bienfaits du christianisme sur l’épanouissement moral humain, Paul a-t-il insisté sur un fait – la résurrection – sinon pour opposer diamétralement la foi et la raison ? Au temps de l’ignorance qui est celui de la raison, Paul annonce « la bonne nouvelle », le temps de la vérité qui est celui de la résurrection des morts. Il ne peut y avoir aucune ambiguïté dans le combat qui oppose Paul à Athènes. Le temps de l’ignorance est fini. Soit vous acceptez la résurrection des morts et vous êtes dans la vérité, soit vous la reniez et vous restez dans l’ignorance. Le risque pris par Paul est grand. Il met en balance toute la fondation chrétienne dans l’absurde avec la raison. Il n’y a pas de compromis possible. La plupart des exégètes s’accordent pour reconnaître que le discours le plus construit de Paul est celui adressé aux Athéniens. Il a son alter ego avec celui adressé au Roi Agrippa et à l’assistance au chapitre 26 des Actes des apôtres. 252 Léon Chestov, op cit., p. 144. 136 Voici le contexte. Paul est accusé de semer le trouble dans les esprits par sa prédication. Après maints procès, il est amené chez le Roi Agrippa à qui il raconte son parcours depuis l’époque où il était lui-même persécuteur des chrétiens avant de devenir le missionnaire infatigable qu’il est. Il achève sa plaidoirie avec ces mots « soutenu par la protection de Dieu, j’ai continué jusqu’à ce jour à rendre mon témoignage devant petits et grands, sans jamais rien dire en dehors de ce que les prophètes et Moïse avaient déclaré devoir arriver : que le christ souffrirait et que, ressuscité, le premier d’entre les morts, il annoncerait la lumière au peuple et aux nations païennes ». Avant de commenter ce texte, il convient de faire entendre la suite « il en était là de sa défense quand Festus dit à haute voix : « tu es fou Paul, ton grand savoir te fait perdre la tête ». Sur quoi Paul de répondre : « je ne suis pas fou, très excellent Festus, mais je parle un langage de vérité et de bon sens. Car il est instruit de ces choses, le roi auquel je m’adresse en toute assurance, persuadé que rien ne lui en est étranger. Car ce n’est pas dans un coin que cela s’est passé » (versets 24-26). Qu’il y ait eu ou non de l’ironie dans l’intervention de Festus, il y avait la reconnaissance de la grande culture de Paul de la part des penseurs grecs et romains. Il savait que l’esprit rationnel considérait la raison comme suprême. La vérité était le dévoilement (ou l’adéquation) des lois éternelles et générale telles que le commencement et la fin ; la naissance et la mort, etc. Pourtant, Paul témoigne de la résurrection des morts qui constitue une loi qui va à l’encontre de la loi éternelle et immuable. Témoigner veut dire assumer la responsabilité de ce pourquoi on expose face à l’autre. Paul ne vient pas raconter « la dernière nouvelle », en provenance d’une peuplade immature et ignorante mais témoigner, c’est-à-dire, reconnaître que cette vision est juste. Que jusque là, lui comme les autres, étaient dans le temps de l’ignorance, où la nécessité était assise dans le temple de Dieu en voulant se faire passer comme Dieu253. Nous y reviendrons. En témoignant de la résurrection, Jérusalem défie Athènes. Paul fonde le christianisme avec ce « credo qui a absurdum ». Spinoza et les autres ne pourront pas prétendre, comme le souligne Chestov, que c’était une sorte de langage littéraire. Paul insiste et prend à témoin Agrippa et l’assemblée : « car ce n’est pas dans un coin que cela s’est passé ». C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une histoire rapportée de contrées lointaines mais bien d’un évènement qui a changé le cours de l’histoire. Jésus Christ a souffert, est mort et a ressuscité. Souffrir et 253 Léon Chestov, Spéculation et Révélation, op cit., p. 37. Chestov commente la 2ème lette aux Thessaloniciens, chapitre II, Verset 4. 137 mourir font partie des lois naturelles mais ressusciter s’oppose à la loi éternelle et immuable. Il n’y a donc pas de compromis possible entre Jérusalem et Athènes entre la Foi et la raison. Faire le saut ou non. Chercher à comprendre, trouver des compromis, utiliser la médiation, sont des efforts louables mais encore de l’ordre du quantitatif. Il faut sauter ! La résurrection des morts est le fondement de la foi chrétienne. Dans sa première lettre aux Corinthiens, tout le chapitre 15 insiste sur cette fondation. Dans les versets 16 et 17, Paul écrit « car si les morts ne ressuscitent pas, le christ non plus n’est pas ressuscité. Et si le christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi, vous êtes encore dans vos péchés ». Dans sa lettre aux Romains, chapitre 10 verset 9, « en effet, si tes lèvres confessent que Jésus est un seigneur et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé ». On ne peut être plus clair. C’est la résurrection qui est le fondement de la foi. C’est par la résurrection que l’Homme trouve son salut. Et Paul de conclure « Si les morts ne sont pas relevés, mangeons et buvons car demain nous mourrons » (I Corinthiens 15,32). Ces mots reprennent ceux d’Isaïe 22,13. « Mais voici la joie et l’exultation : on égorge des bœufs et on égorge les moutons, on mange de la viande et on boit du vin : « mangeons et buvons car demain nous mourrons ». A quoi sert l’éthique s’il n’y a pas la résurrection des morts ? Si l’impie et le croyant ne sont pas qu’en face de la nécessité, sourde aux cris et aux clameurs ? Pourquoi ne pas manger et boire s’il n’y a pas répétition par la résurrection ? Si Socrate ne peut pas se remettre en face de ses accusateurs ? La philosophie spéculative a laissé à l’histoire le soin de juger les morts. Or, comme nous l’avons vu, toute l’histoire est approximative. Elle est relativisée par le secret et les motivations diverses. Quel apaisement l’histoire peut-elle apporter sinon aux vivants ? L’histoire justifie les progrès fait sur les cadavres, les larmes. Le dépassement Hégélien ne prend pas en compte la détresse non médiatisée. La résurrection refuse le poison de Socrate. Tout peut recommencer comme l’écrit Chestov254. Sinon « mangeons et buvons » car, comme le dirait Falstaff, l’honneur s’il ne peut me faire pousser ma jambe ne me sert à rien sinon à apprendre à me résigner255 L’éthique ne sert qu’à comprendre, à apaiser nos douleurs, à justifier les lois éternelles et immuables. Le bonheur serait, comme nous l’avons souligné à la suite de Chestov, 254 255 Léon Chestov, Sur la balance de Job,op.cit., p.166 Shakespeare, 1 Henri IV, O. C. I, Ed. Robert Laffont, 1997, V, 1 ( pp. 535-536). 138 l’acceptation de notre impuissance, la sagesse apportée par la résignation. La peur de ne pas sombrer dans la folie c’est-à-dire rester toujours sous la protection de la raison. La Foi que nous propose Paul constitue une violation des lois naturelles dirait Hegel comme pour les miracles. Jésus a guéri la jambe d’un Falstaff. A lui rien n’est impossible. La Foi se fonde ainsi dans le possible de l’impossible qui est la vraie liberté non limitée par la nécessité. Pour cela, il faut sauter du quantitatif au qualitatif. Chestov écrit, « ce qui nous importe c’est que la foi de l’écriture n’a absolument rien de commun avec la foi comme la comprenaient les grecs et comme nous la comprenons encore maintenant : la foi de l’écriture n’est pas la confiance que l’on accorde au maître, aux parents, aux supérieurs, au médecin, etc., laquelle n’est effectivement qu’un succédané du savoir à crédit, un savoir non garanti par des preuves. Lorsqu’on dit à l’homme : « il te sera fait selon ta foi » ou « si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, il n’y aura rien d’impossible pour vous », il est clair que la foi est une force créatrice mystérieuse, un don incomparable, le plus grand de tous »256. Cette force créatrice serait capable de déplacer les montagnes, de guérir les malades, de ressusciter les morts, tout simplement, de venir à bout du savoir avec ses « possibles » et ses « impossibles ». Ce savoir qui est ainsi pour la foi ignorance. L’ignorance serait donc l’état de péché. Ainsi, Kierkegaard comme Chestov, insistent sur le fait que le contraire du péché, c’est-à-dire l’état de l’ignorance, est la foi, c’est-à-dire la puissance qui va au-delà du possible et de l’impossible, qui ne les connaît pas. Ces deux penseurs expliquent contre Hegel, le drame originel. Le drame originel : Le savoir comme soumission aux lois naturelles Pour Hegel, selon Chestov, « la connaissance du bien et du mal » loin d’être une malédiction serait « une bénédiction pour l’humanité ». Ce n’est pas le serpent tentateur qui a menti à l’Homme. La découverte des principes qui régissent le monde aurait permis des progrès aussi bien moraux que matériels. Si Adam et Eve n’avaient pas goûté aux fruits de l’arbre, nous serions restés dans « un état enfantin ». Le savoir venant du fruit défendu serait donc une bénédiction humaine. A cette vision de choses, Chestov répond que « le savoir a levé l’Homme au pouvoir des vérités incréees ou émancipées de Dieu, et les vertus témoignent tout 256 Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, op cit., p. 252. 139 simplement qu’il a échangé le Valde Bonum de Dieu contre bonum et malum quo nos laudabiles vel vituperabiles sumus (c’est-à-dire les fruits de l’arbre de la science). Telle est la conséquence terrible et fatale de la chute du premier homme. Il ne peut plus échapper à ce sommeil de l’esprit qui est tout semblable à la mort. Eritis scientes a enchaîné son intelligence et sa conscience, imprégné et envoûté tout en être. L’homme aspire au savoir, il est persuadé que le savoir est la même chose que le salut »257. L’Homme, selon Chestov, a confondu le savoir avec le salut. Le tentateur ne lui a pas dit qu’être pareil aux dieux n’était pas un bonheur. Que cette connaissance paralyse l’esprit, la puissance. Que la connaissance du bien et du mal symbole, de la connaissance des évidences, nous rend impuissant à les surmonter. Que sa liberté lui a été ravie contre la connaissance des évidences. Ce que l’Homme appelle maintenant liberté, c’est le choix entre le bien et le mal. Le bonheur ce serait de faire le bon choix, c’est-à-dire de se résigner face aux évidences. La connaissance des évidences a plongé l’Homme dans le profond sommeil de l’ignorance de l’existence de l’autre monde, celui du « valde bonum » où le mal n’existait pas. Quelle liberté est celle de l’Homme dans l’obéissance du choix entre le bien et le mal ? L’éthique est devenue obéissance et non pas pouvoir car l’Homme ne peut plus rien faire contre les évidences. Il devient limité. Pour Chestov, l’Homme, dans son ignorance, a mis ainsi la nécessité à la place de Dieu et a fait obéir Dieu et les anges. Le péché est donc l’état de sommeil, d’ignorance dans lequel le savoir a plongé l’homme. C’est le savoir qui a apporté au monde l’ignorance. Tel est le paradoxe du mensonge du tentateur. La connaissance aurait asservi la volonté humaine aux vérités éternelles. Comme nous n’avons cessé de le signifier à la suite de Chestov, ces vérités éternelles sont par nature hostiles à toute manifestation d’indépendance humaine et divine. La nécessité a fait croire que c’est la connaissance du bien et du mal qui est le salut pour l’homme. L’Homme en se considérant comme l’égal des dieux en a conclu que Dieu se soumettait également à cette connaissance. Que la liberté était à ce prix. Il a oublié « le valde bonum » de la création au profit d’un appétit des vérités immuables : Plus on les connaît plus les possibilités sont réduites. 257 Ibid., p. 272. 140 L’Homme n’a pas demandé à Dieu si cela lui convenait. Oui, Chrysippe l’a entendu des dieux mais pas du Dieu créateur qui a proclamé le « fiat lux » et à chaque création le « valde bonum ». Pour Chestov le péché serait cet état d’ignorance, de sommeil apporté par les vérités éternelles. C’est la leçon à tirer de la tentation des premiers humains. Si l’homme a reconnu la femme comme étant « l’os de ces os », s’il a nommé tous les animaux, on ne peut pas enlever à cet homme l’intelligence. Le lieu de la chute ne consiste pas dans le manque de savoir qu’avait l’homme, mais dans l’effet hypnotique d’une forme certaine de savoir qui a fait quitter à l’homme le lieu de la puissance pour une soif qui ne s’étanche pas. Converser chaque jour avec la vertu comme nous conseille le plus sage d’entre les hommes, Socrate. Nous entretenir avec les évidences ! Et à sa suite, ses disciples ne pourraient voir l’accession à la liberté que par ce truchement. « Il est vrai que Soloviev, comme Schelling et Hegel, parle continuellement de la liberté. Mais toute sa liberté se réduit –comme chez les idéalistes allemands- à la liberté d’obéir. La « vérité » garde pour elle-même le droit exclusif de décider de ce qui est « bien » et de ce qui est « mal » et décide que le bien n’est pas du tout ce que l’homme aime, ni le mal n’est point ce qu’il hait et déteste. Le bien consiste à être loué par la vérité, le mal consiste à être blâmé par elle. C’est dans les louanges de la « vérité » que l’homme doit voir son bien suprême »258. Ces grands Hommes nous enseignent à obéir à la nécessité, découverte de la chute des premiers humains. Cette nécessité qui est indifférente aux larmes, aux malédictions, aux détresses humaines… La chute de l’homme c’est la honte de se voir nu. L’éthique de résignation fait honte à tout Homme qui ose désobéir aux jugements généraux et éternels. Les yeux d’Adam et Eve s’entrouvrirent pour plonger dans le grand sommeil apaisant de l’ignorance dans la connaissance du bien et du mal en criant « à nous la liberté ! » 259 La liberté : « A Dieu tout est possible ». Qu’elle est cette liberté perdue que nous retrouvons dans le christianisme ? A Dieu tout est possible. Or, notre expérience quotidienne nous prouve qu’il y a des choses de l’ordre du possible et de l’impossible. 258 Léon Chestov, Spéculation et Révélation, op cit, p. 62. Kant écrivait « L’histoire de la nature commence […] par le Bien car elle est l’absolue de Dieu ; l’histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’œuvre de l’homme » conjectures sur les débuts de l’histoire de l’humanité, remarques. 259 141 Cette liberté représente donc un scandale pour la raison. Chestov cite Kierkegaard « n’est-ce pas là la plus grande provocation au scandale que d’exiger de l’homme de croire possible pour Dieu, ce qui au point de vue de sa raison est en dehors du domaine du possible »260 ? Chestov reprend l’exemple biblique cité par Kierkegaard. Il s’agit de la guérison d’un paralytique de naissance, dans les « actes des apôtres » chapitre 3. L’impotent mendiait chaque jour devant le temple. Il demanda l’aumône à Pierre et Jean. Le premier lui demanda de les regarder et dit « de l’argent et de l’or, je n’en n’ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche ! » (verset 6). Hegel déclarait que le miracle était une violation de l’esprit. En ceci il avait raison. L’honneur qui ne pouvait faire pousser la jambe de Falstaff était plus raisonnable que l’espérance ! Dieu comme pensée pure se pensant n’est en fait que nécessité car la liberté, c’est la vérité de la nécessité. Cette liberté ne peut donc violer l’esprit qui est la raison absolue sinon elle ne coïncidera plus avec la nécessité. Le miracle, le surnaturel perce le concept d’où son non sens. Hegel parle de la véritable éthique qui n’a plus besoin de la morale, l’humain étant arrivé à une telle conscience de l’amour qu’il n’aurait plus besoin des lois, qui sont par essence fragmentaires. Avec l’éthique, le comportement moral devient spontané. Cette éthique, qui peut paraître comme une liberté sans limite, est subordonnée au postulat qu’il n’y a plus d’ordres à recevoir. Sauf que cette coïncidence n’est faite qu’au détriment de la liberté. La nécessité, elle, ne cherche pas à coïncider avec la liberté pour être parfaite. Elle est. C’est la liberté qui pour exister doit coïncider avec la nécessité. La pensée pure envisageant qui est Dieu fait du divin potentiellement humain une partie de l’humanité, comme avènement de l’Esprit en tant que pour soi dans l’histoire s’ancrant dans un en soi. L’humanité en devenant la pensée de la pensée devient Dieu et Dieu devient Homme. En ramenant Dieu dans le créé aussi bien qu’en le reconnaissant comme essence absolue, Hegel pose que l’esprit est la substance se connaissant. Il fait ainsi du savoir le principe de l’existence. La substance de l’esprit étant le savoir. L’esprit serait la chose dont le savoir serait la substance. Le Dieu du christianisme va se réaliser pleinement dans l’humain à travers l’histoire qui est cet avènement progressif de l’humanité s’identifiant à l’Esprit Divin. Ainsi, la substance de 260 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op cit., p. 256. 142 l’Esprit Divin et Humain est le Savoir. Le savoir s’agenouille devant les vérités éternelles et immuables. Le savoir absolu, c’est la nécessité. Selon Chestov, si l’esprit de Dieu n’est pas différent, pour Hegel, de la raison, l’esprit divin ne serait autre que notre raison et notre raison, elle a sa source dans la nécessité. Si le savoir n’est pas différent de la nécessité, la nécessité est le savoir. Nous arrivons à la conclusion qui avait été celle de Spinoza et de Leibniz, à savoir que Dieu ne peut désobéir aux lois naturelles parce qu’elles constituent son essence et que la loi naturelle est divine. D’où retour au scandale qu’Hegel, Spinoza et d’autres philosophes théologiens n’ont pu supporter en le mettant sur le compte de la fabulation biblique : le surnaturel, le prodigieux, les miracles, comme celui de la guérison du paralytique par Pierre. La philosophie spéculative ne peut pas penser à travers la résurrection ou la guérison du paralytique. Devant les miracles, elle fait un détour en constatant simplement que l’histoire en a parlé, c’est-à-dire qu’il s’agit de moments constituant une avancée historique. Le mystère est appelé à être assimilé. Il fait seulement partie de la nécessité interne qui commande jusqu’à la certitude. La résurrection serait uniquement une métaphore dans ce mouvement de l’histoire où chaque existence individuelle se prolonge par sa contribution à la manifestation de l’Esprit. La résurrection serait alors comme la pensée symbolique. Nous recevons, modifions et transmettons. Sauf que là, Pierre parle de la résurrection, dont il a été lui-même témoin, et pose l’acte miraculeux qui défie l’Esprit, c’est-à-dire la raison, c’est-à-dire la nécessité. Pour la raison, l’expérience quotidienne, Pierre et Jean auraient eu avec eux quelques sous ou se seraient excusés de ne pas les avoir. Chrysippe se retournerait dans sa tombe, lui qui serait mort dans un éclat de rire et pourrait ressusciter dans un autre éclat de rire. Zeus étant lui aussi plongé dans le sommeil des certitudes. Il ne pouvait donner que ce qui lui appartenait, l’or, l’argent, les facultés intellectuelles… le reste appartenant à la nécessité. Ce qu’il avait pour lui, le regard hypnotique du tentateur le lui ayant caché, c’est la foi, la liberté du possible dans l’impossible. Pierre a donné ce qu’il a retrouvé, délivré du regard hypnotique du tentateur, la puissance pouvant déplacer les montagnes. Il a guéri l’impotent et devant la foule remplie d’effroi et de stupeur, il a commencé son discours par ces mots « Hommes d’Israël, 143 pourquoi vous étonner de cela ? » (verset 11). Voilà ce qu’est la liberté de la foi : la force qui déplace les montagnes. Que peuvent répondre Hegel, Spinoza et autres « Athéniens » ? Sinon fermer les yeux et rentrer chez eux. Ecouter la nécessité qui dira ce que vous venez de voir est faux. La Loi éternelle ne se laisse pas convaincre. Cela ne peut pas être réel puisque ce n’est pas raisonnable car contraire aux lois naturelles. Pour Chestov, le tentateur en « hypnotisant » Adam et Eve a échangé ses connaissances contre leurs forces261. La liberté est tombée dans le sommeil des certitudes. « L’Homme n’ose ou ne peut penser dans les catégories où il vit et il se trouve obligé de vivre dans les catégories où il pense. Et il ne soupçonne même pas que c’est en cela que consiste la chute la plus profonde, que c’est là le péché originel »262. En le transformant en dieu, le surnaturel a disparu pour devenir « une fantasmagorie, une chimie, un néant » (p. 181). Et l’homme, pour s’échapper de cette angoisse, s’est lancé dans une course effrénée des connaissances : c’est-àdire ces vérités générales et nécessaires tant convoitées par la raison déchue. Mais « la raison perçoit clairement, distinctement et avec certitude où se terminent les possibilités et elle n’accepte pas la foi qui ignore totalement ses prétentions à l’omniscience et qui attend la vérité du Dieu vivant, libre de tous liens et de toutes limites » (p. 262). La liberté qualitative ne consisterait pas à choisir entre le bien et le mal mais à refuser ce mal qui n’avait pas sa place comme le pense Chestov (p. 322). C’est encore plus net avec Kierkegaard. « Or le possible de la liberté ne consiste pas à pouvoir choisir le bien ou le mal. Un tel manque de perspicacité est indigne de la bible et de la pensée. Le possible signifie que nous avons la puissance »263. La connaissance nous a fait perdre la puissance originelle et nous a mis à genoux devant la nécessité. Il faut donc quitter le monde du savoir pour sauter car « le saut est la protestation la plus formelle contre la marche inverse de la méthode »264. 261 Si la force est qualitative, la connaissance est quantitative. Descartes a bien défini cette dernière dans sa « morale provisoire » comme l’accumulation de connaissances d’une manière parfaite pour conduire « sa vie et conserver la santé ». Ces « repères solides » pouvant évoluer jusqu’à atteindre un jour la certitude dont l’Homme doit se contenter pour agir dans son aujourd’hui. C’est la soif des connaissances reçues avec le fruit du bien et du mal. Amassez les connaissances. Socrate le plus sage des sages, qui conversait quotidiennement avec la vertu, n’a pas su que le mal ne venait pas toujours de l’ignorance ! 262 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op cit., p. 178. Ibid., p. 319. 264 S. Kierkegaard, Post- Scriptum, t.10, p. 100. 263 144 Hegel, selon Kierkegaard, nous paralyse en nous demandant de regarder derrière alors que la Foi nous pousse devant. Ce n’est pas la raison qui doit occuper la totalité de la foi mais bien l’inverse car l’homme vit en avançant vers le futur et non pas en reculant dans le passé. Le Dieu chrétien et le cosmos De S. Kierkegaard cette anecdote, « Chrysippe s’efforçait expérimentalement, dans la progression puis le retour en arrière d’un sorite, de suspendre l’apparition de la qualité. Carnéade ne pouvait comprendre à quel moment précis la qualité surgissait réellement. Chrysippe lui répondit que, dans le compte des opérations, on pouvait s’arrêter un instant et qu’alors… alors, on comprenait mieux la chose. « A ton aise répliqua Carnéade, inutile de te gêner pour moi non seulement tu peux t’arrêter mais encore aller te coucher, nous serons aussi avancés ; à ton réveil nous reprendrons à ton point d’arrêt. Et il en est bien ainsi, en différent une difficulté on n’y échappe pas plus qu’on ne le résout »265. La preuve est dans l’arrêt. Mais, comme le dit ironiquement Carnéade dans le texte original, il lui permettait non seulement de s’arrêter mais également de ronfler. Toutefois, il devrait savoir qu’il y aura toujours quelqu’un pour le réveiller et lui reposer la même question : « A quel nombre t’es-tu arrêté quand je te demandais si l’addition d’une unité à ce nombre ferait beaucoup ? ». De nouveau tu avanceras autant que tu le jugeras bon. Que demander de plus ? Car tu avoues que tu ne peux indiquer dans ta réponse ni le dernier nombre « de peu » ni le premier « de beaucoup ». Un doute de ce genre s’étend si loin que je ne vois pas de quel sujet où il ne puisse s’appliquer « » 266 Pour S. Kierkegaard, on peut rechercher une preuve toute sa vie sans pour autant rencontrer Dieu si l’on n’a pas fait le saut. La raison est inopérante parce qu’elle ne peut abandonner sans se renier dans sa nécessité. C’est pour cela que Chrysippe continuera à s’acharner sur sa comptabilité. Il pourrait s’arrêter mais ne le fera pas car le doute accompagne toujours la preuve. La même question revient et l’oblige à compter. La raison ne peut sortir du système. L’inconnu, la nouveauté doivent trouver une place dans les vérités générales et nécessaires. Mais si l’inconnu est irréductible à la nécessité, la raison cale. « Quelle est donc la chose inconnue ? C’est la limite à laquelle on arrive toujours et, par suite, lorsqu’on substitue à la 265 266 S. Kierkegaard, Miettes philosophiques, O.C 7, p. 42. Ibid., O.C. 7, p. 42. 145 notion du mouvement celle du repos c’est le différent et le différent absolu. Mais c’est le différent absolu dont on n’a toutefois aucun signe. Considérée comme absolu-différent, la chose inconnue semble en voie de manifestation ; mais tel n’est pas le cas ; car la raison ne peut même pas penser la différence absolue ; en effet, elle ne peut se nier elle-même de façon absolue mais elle s’y emploie et pense ainsi restant en elle-même ; et ne pouvant s’élever audessus d’elle-même de façon absolue, elle pense simplement l’élévation par quoi elle est dépassée et qu’elle pense par elle-même. Si du moins la chose inconnue (le dieu) ne reste pas simple limite, cette idée une et simple que l’on a du différent s’embrouille dans toutes les cellules que l’on a du différent. La chose inconnue est alors dans une situation de dispersion et la raison a l’agréable choix parmi ce qui se présente à elle et ce que l’imagination peut inventer (le monstrueux, le ridicule, etc etc.). »267. Que l’on parle de différence quantitative et de différence qualitative ou de différence relative et de différence absolue, l’enjeu de la parenté entre l’homme et Dieu se joue dans la place qui leur est assignée par les lois générales et nécessaires. La liberté Divine Le Dieu de Sénèque et d’Epictète aussi proche soit-il du dieu chrétien reste toujours lié à la physique. Cela ne tient pas aux discours que l’on peut faire sur la différence entre le christianisme et le stoïcisme mais bien au comment de la relation avec Dieu. Comme le Christ invite à devenir un avec son Père qui est aussi le nôtre, Sénèque, Epictète aussi bien que Marc-Aurèle concluent que nous sommes les fils de Dieu. Ils ont besoin dans leur piété d’une personne vivante par opposition au Dieu anonyme de la physique. Quand nous écoutons Epictète, il y a une véritable adhésion et une intensité certaine dans sa relation avec Dieu et sa « foi ». Sa louange n’aurait pas à rougir par rapport à celle de Cléanthe. « Si nous étions intelligents, que devrions-nous faire d’autre, en public et en privé sinon chanter la divinité, la célébrer, énumérer tous ses bienfaits ? Ne devrions-nous pas, en bêchant, en labourant ou en mangeant, chanter l’hymne, l’hymne de louange à Dieu : « Dieu est grand parce qu’il a mis à notre disposition ces instruments qui nous permettent de travailler la terre ; Dieu est grand parce qu’il nous a donné des mains, un gosier, un ventre. Voilà ce qu’en toute occasion vous devriez chanter, et chanter aussi l’hymne la plus 267 Ibid., O.C. 7, pp. 43-44. 146 solennelle et la plus divine, pour la faculté dont Dieu vous a doués, celle de comprendre ces choses et d’en user avec méthode. Et bien ! Puisque la plupart d’entre vous, vous êtes aveugles, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un pour tenir votre place et pour transmettre au nom de tous l’hymne, l’hymne, l’hymne de louange à Dieu ? Et que pourrais-je bien faire, moi, vieillard estropié, sinon chanter le Dieu ? Si j’étais rossignol, j’accomplirais l’œuvre du rossignol ; si j’étais un cygne, celle du cygne. Mais je suis un être raisonnable, je dois chanter Dieu : c’est là mon œuvre, je l’accomplis et n’abandonnerai pas mon poste, aussi longtemps que cela m’est permis et, vous, je vous exhorte à chanter le même chant. » 268 Il y a une vraie reconnaissance envers Dieu et chaque évènement qui se produit dans le monde. Il demande à l’homme de ne pas être ingrat envers la bonté de Zeus et de témoigner à tout moment de la piété en louant celui-ci. Il y a même dans les demandes de ces « stoïciens impériaux » des invocations, ce qui est un peu étonnant dans un système déterministe, bien qu’ils n’oublient pas que Dieu lui-même est soumis à ce qu’il a commandé qu’une fois 269 . Alors si Jean prononce le logos dans son Evangile, Dieu comme logos, où se situe la différence qualitative ? Voici la réponse de Michel Spanneut : « Bien niais et ignorant le chrétien qui s’en contenterait. Entre le logos stoïcien et celui de Saint Jean, s’étend l’abîme de la Création, de l’Incarnation et de la Rédemption. Assurément, l’époque impériale a profondément ressenti le besoin d’un Dieu personnel, déjà exprimé chez Cléanthe et ses plus purs témoins lui ont lancé un émouvant appel. Seul le christianisme y a répondu. Le dieu du portique ne s’est jamais détaché de la matière, et comment l’eût-il pu, puisqu’il est matière et nature ? Il n’a jamais été quelqu’un. Il n’a jamais pu dicter de lois proprement extérieures à l’homme. La Bible, à la lumière d’une Révélation divine, invente un dualisme nouveau, non pas à l’intérieur de la création mais entre le Créateur et la créature, entre l’ordre surnaturel et l’ordre naturel. Son Dieu, extérieur à son œuvre est personne et souveraine liberté. « Et le logos était avec Dieu », il était son Fils et quand Dieu voulut créer par amour, « tout fut pour lui » et les choses et les hommes. Après le péché, par amour encore, « quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme ». Ce verbe-Fils, incarné dans le 268 Epictète, cité in. Michel Spanneut, op. cit. pp. 86-87. Michel Spaneut dans son livre présente des similitudes nombreuses entre la religion chrétienne et la théologie du portique : monothéisme, créateur, paternité, etc. 269 147 Christ, est mort sur la croix pour rétablir l’humanité dans son amour. « Vous êtes devenus proches grâce au sang du Christ ». « Nous sommes appelés enfants de Dieu et le sommes » : le Seigneur continue d’ « envoyer dans nos cœurs l’esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! Aussi n’es-tu plus esclave, mais fils, fils et donc héritier de par Dieu ». « Vous êtes de la maison de Dieu… intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu, dans l’Esprit ». « Tous, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». Les hommes doivent constituer ensemble le « corps du Christ », « souffrant avec lui pour être glorifiés avec lui ». Et le moyen ? « Quand à nous, aimons, puisque Lui nous a aimés le premier ». Tel est à peu près le christianisme. Dès lors, on mesure la distance. Voici un Dieu spirituel et transcendant, personnel et créateur, trinitaire par surcroît, qui se révèle à l’homme et le sauve par grâce. Il ne s’agit plus d’une physique ou d’une philosophie, accessibles à la raison des meilleurs, mais d’une religion ouverte à tous également par vocation gratuite d’un Dieu-amour. L’habitation divine n’est plus naturelle. Elle n’est plus le fait de la raison, « parcelle du souffle divin immergée dans le corps de l’homme », logos éparpillé à travers l’humanité. Elle résulte d’une adoption opérée par Dieu pour nous élever au surnaturel et mettre notre esprit au contact de l’Esprit. Le sage, parce que son logos n’est pas autre que celui de Dieu, devenait par son travail l’égal de Dieu. Le Saint tient de Dieu, à tout instant sa ressemblance ». 270 L’écart entre Dieu et l’homme ne peut être comblé. La communion se fait dans la différence absolue. L’homme ne cherche pas à égaler Dieu mais à saisir en lui cette différence absolue qui paradoxalement fait qu’il soit de la même parenté que lui271. La différence qualitative entre Dieu et l’homme dans le christianisme Le Dieu stoïcien, dans sa grandeur et sa bienveillance, a commandé une fois, selon Sénèque. « Il y est soumis lui-même ; il obéit incessamment, il n’a commandé qu’une fois »272. C’est bien dans le logos physique que l’homme et Dieu sont parents, c’est-à-dire dans les vérités générales et nécessaires auxquelles ils sont tous les deux soumis. Leur différence est plutôt source de complémentarité. Sénèque pense même que l’homme par certains côtés, est supérieur à Dieu car il possède un corps et une âme. Il a de ce qui est terrestre et vit sur la terre. Il a aussi la raison qu’il partage avec Zeus. Il n’y a donc pas de différence absolue. Ils 270 Michel Spanneut, op. cit. pp. 134-135. S. Kierkegaard, Miettes philosophiques, O.C. 7, p. 45. 272 Sénèque, cité in Michel Spanneut, op. cit. p. 73. 271 148 sont limités par leur soumission aux lois générales et nécessaires. Zeus, comme nous l’avons écrit, n’a qu’un pouvoir relatif puisqu’il obéit comme l’homme, à la raison. La relation entre l’homme et Dieu dans le cosmos se vit dans la différence quantitative – que nous pouvons simplement nommer dans « la différence » -, tandis que le Dieu chrétien, par sa grâce et sa miséricorde, peut ressusciter Socrate et que ce qui a existé n’a jamais existé ce qui est différent du concept d’Eternel retour mais d’une liberté de Dieu face à la création. Cette folie au regard des hommes, c’est-à-dire celle de la raison, est sagesse de Dieu. « A Dieu tout est possible ». C’est dans cette différence qualitative que se situe la distance entre Dieu et l’homme. Dieu ne devient pas une idole que l’on voit mais une icône qui nous voit. Dieu n’habite pas à l’intérieur de la création, donc dans la différence, mais il est extérieur à son œuvre, donc dans la distance. C’est cette souveraine liberté qui fait la différence entre la théologie du portique et la foi chrétienne. « La distance impose, comme une censure et comme une condition, de penser un double impensable par excès (suprématie sur l’étant en général) et par défaut (retrait comme insistance sans étant). Aussi ne peut-on pas récuser le devoir de (tenter de) penser la distance en invoquant des impossibilité théoriques. Invoquer l’impossibilité où se trouve un pan entier de la science linguistique de maintenir un rapport au référent pour disqualifier le discours de la distance ne tient pas : car la distance porte sur un non-référent, dont l’indubitable résistance suppose le retrait c’est-à-dire, vulgairement l’absence. Si l’on veut la distance interdisant radicalement de tenir Dieu pour objet ou pour l’étant suprême, échappe à l’avatar ultime d’un langage de l’objet – la clôture du discours et la disparition du référent »273. Aussi bien pour Jean Luc Marion que pour Chestov et S. Kierkegaard, Dieu nous a créés dans la distance. Habitant à l’extérieur de son œuvre, il n’est pas lié aux vérités générales et nécessaires dont il a créé et il continue son œuvre dans sa souveraine liberté. C’est dans cette habitation extérieure à l’homme que Dieu nous est incompréhensible et qui fait que nous ne pouvons entrer dans la distance qu’avec le saut de la foi 273 Jean Luc Marion, L’idole et la distance, op. cit. p. 184. 149 DEUXIEME PARTIE « LE DEVOIR D’AIMER » 150 III. DU VISAGE A L’APPEL 1. Les ravages du mal A. Nouveaux combats Selon Chestov, l’homme se croit obligé pour rester homme de se retourner à chaque pas pour demander l’autorisation aux vérités générales et nécessaires qui le ramènent dans l’attraction empirique. Et pourtant, « le premier pas à faire pour rejoindre les dieux consiste à surmonter, ne fût-ce qu’en pensée, ce poids, cette attraction vers le centre, vers le sol, vers le stable et le permanent qui nous paraît inhérente à la nature même du vivant. Il n’existe pas de lois audessus de l’homme. Tout est pour lui : la loi, la sabbat. Il est la mesure des choses, il est appelé à légiférer comme un monarque absolu et est en droit d’opposer à toute affirmation l’affirmation contraire »274. Mais ce pas à faire qui est en fait un saut – que le sage voit si bien – est une lutte contre la raison. Cette philosophie envisagée comme une lutte, l’homme la ressent comme étant audessus de ses forces et abdique. C’est terrible d’être le contempteur de la raison. Socrate ne laissait parler son démon qu’à titre exceptionnel ou plutôt il arrivait que les voix de la raison n’arrivent pas à étouffer la voix du démon dans Socrate. C’est seulement ainsi que le plus sage des sages pouvait dans un moment de scandale pour les hommes et de folie pour la raison universelle et nécessaire, citer Euripide. « Il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »275. Il ne pouvait en être autrement car un tel jugement ne pouvait se prétendre comme vrai car il n’ayant pas la clarté et la netteté relevant de la théorie des idées générales. Ce « comment savoir : peut être que vivre signifie mourir, mourir, vivre ? » tombe ainsi sous la coupe de ces paroles dont on peut dire avec Aristote « on peut dire ces choses, on ne peut pas les penser ». Or, quel esprit humain peut oser s’aventurer dans les contrées de la non pensée au risque de recevoir les foudres de l’éthique ? Qui ose devenir « un fou » aux yeux de la communauté soumise à la raison ? 274 Chestov, Sur la balance de Job, op. cit. p. 174. Cité par Chestov, Ibid, p. 29. 276 Chestov, Ibid, p. 255. 275 276 N’est-ce pas plus sécurisant de vivre sans 151 souci et sans besoin comme le préconise Sénèque « si tu veux tout te soumettre, soumets toi à la raison »277 ? L’humaniste est ce sage, le meilleur de ces contemporains, qui n’a pas une conception fragmentaire de la vie. « En effet, une conception de la vie est plus qu’un ensemble ou une somme de propositions, retenue en son impersonnalité abstraite ; elle est plus que l’expérience, relevant toujours comme telle de l’atomisme ; car elle en est la transsubstantiation conquise de haute lutte et à l’épreuve de tous les empirismes, elle est une certitude intérieure qu’elle reste orientée vers toutes les préoccupations de ce monde (point de vue purement humain, stoïcisme par exemple »278. Cette vision positive du stoïcisme par-delà même de l’humanisme montre l’estime de Kierkegaard pour tout homme s’essayant à exister. Kierkegaard critique par ailleurs, certains points de vue stoïciens. Pour lui, le suicide ne représente pas une possibilité mais l’abandon de toute possibilité au profit d’ « une possibilité ». Pour Kierkegaard, l’individu ne s’abandonne pas à une possibilité mais la choisit. Cet orgueil, uni à la lâcheté, crée un moi isolé qui pense se suffire à lui-même 279 faisant de lui un égoïste. Le sage humaniste qui s’inspire beaucoup de « la vision positive » des relations fraternelles entre humains a dans les faits beaucoup de similitudes avec le religieux chrétien. Mais, comme le stoïcien, le sage humaniste nourri au lait de l’hellénisme n’ose pas aller audelà du bien et du mal. Il suit de temps en temps les appels ou les injonctions de son démon mais cela reste dans la sphère du privé ou de l’ordre de l’exceptionnel. Dans son amour pour l’autre, il préfère le côté pratique, quantitatif du cercle des cercles des vérités générales et nécessaires. Il préfère garder les pieds sur la terre ferme des certitudes au lieu de risquer un saut le faisant sortir de la comparaison quantitative pour l’absurde. Cet homme respectueux, prudent a renoncé à lui-même pour les règles du jeu qui sont imposées par l’éthique. Confiant en l’éthique ou plutôt adepte du moindre mal, il est conscient que son bonheur est relatif, c’est celui de faire moins de mal possible à l’autre. Le sage humaniste porte en lui la résignation du héros tragique dans le quotidien de son action. Conscient de sa finitude, il se dit « je fais ce que je peux et ce que je peux c’est ce que la raison m’enseigne ». 277 Cité par Chestov, Ibid, p. 255. S. Kierkegaard, Des papiers d’un homme encore en vie, O.C. 1, p. 87. 279 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 224. 278 152 Nous sommes d’accord avec le sage humaniste de notre époque, Tzvetan Todorov, pour dire que « le christianisme réglemente les consciences et laisse libre la société ; la démocratie fait le contraire ; par conséquent leurs négociations ne sauraient non plus être identiques »280. Ce grand philosophe reconnaît les limites de la vision humaniste de l’homme tout en gardant une vision optimiste de l’homme car c’est là que peut se construire la fraternité entre humains. Ce qu’il ne met pas en évidence – et nous pensons que ce n’est pas son souci d’être dans la polémique – c’est que la différence entre les deux visions n’est pas d’ordre quantitative mais qualitative. C’est à partir d’une vision anthropologique qu’il met face à face le christianisme et l’humanisme. Dans ce qui va suivre, nous allons nous interroger les réponses que donne l’humanisme aux problèmes humains ; ses meilleures réponses possibles ou plutôt ses réactions face à ce qui bouscule la raison. Nous avons choisi la doctrine humaniste parce que nous pensons, comme T. Todorov, qu’elle se rapproche le plus de la doctrine chrétienne et qu’elle est la meilleure d’entre les doctrines de la sphère éthique pour organiser la vie des hommes. « Alors que les conservateurs recommandent le pur maintien et la fidèle transmission des traditions, que les scientistes pencheraient plutôt pour le dressage produisant mécaniquement les résultats voulus et que les individualistes se contenteraient de chercher ce qui contribue à l’épanouissement et à la satisfaction maximale de chacun, les humanistes voudraient qu’il y ait des principes communs de l’éducation, permettant aux hommes d’acquérir une plus grande autonomie, de donner une finalité humaine à leurs actes et de reconnaître la même dignité à tous les membres de leur espèce » 281. L’humanisme est une très bonne chose comparée à d’autres familles : scientiste, individualiste, conservatiste… L’humain est respecté et aimé pour ce qu’il est. Le souci de l’humaniste est de mettre en place une morale de vie commune, une morale sociale qui reconnaît la différence de l’autre et la respecte. « Contrairement à ce que penseront tous les narcisses des temps à venir, ce n’est pas moi, dans mon identité propre, qui suit absolument différent de tous les hommes (il y a bien perméabilité entre moi et les autres, entre l’un et l’universel) ; c’est autrui, c'est-à-dire un moi en rapport avec un autre. Différent, bien sûr, non en sa substance (de son propre point de vue, il est à son tour un exemple de 280 Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, Ed. Bernard Grasset, 1991, p. 257. Tzvetan Todorov, Le jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Ed. Grasset et Fasquelle, 1998, p. 61. Nous allons, le temps de quelques pages, nous promener avec ce penseur de l’humanisme. 281 153 l’humaine condition), mais en sa position par rapport à moi : c’est lui qui a été mon ami et personne d’autre. Le premier individu, c’est toi, non moi car chaque toi présuppose un moi et l’individu existe seulement en relation. Chaque tu est unique, chaque je est commun »282. Considérant l’autre comme un être unique et en faisant dépendre de cet autre l’existence en tant qu’individu c'est-à-dire en tant qu’humain, l’homme devient ainsi pour l’humaniste la fin de ses actions. Il y a une centralité accordée à l’espèce humaine qui, comme le pense Todorov, est incarnée par chacun de ses membres. Chaque homme doit décider de son destin et les autres hommes doivent concourir à l’aider dans sa tâche. C’est cette précieuse liberté qui fait de chacun un digne fils ou fille de l’espèce humaine. Cette responsable liberté accorde à l’homme un rôle particulier. Ici, ce n’est plus Dieu qui rend responsable l’homme qui se découvre libre et responsable de l’espèce humaine. « Je dois être la source de mon action, tu dois en être le but, ils appartiennent tous à la même espèce humaine »283. Ce sont ces trois formules de la seule et même loi, selon Kant, qui constituent, selon Todorov, la pensée humaniste. « Cette pensée est à la fois une anthropologie (elle dit comment les hommes sont : une espèce à part dont les membres sont sociables et partiellement indéterminés et qui pour cette raison sont amenés à exercer leur liberté), une morale (elle dit comment ils doivent être : chérissant les êtres humains pour eux-mêmes et accordant la même dignité à tous) et une politique (elle privilégie les régimes dans lesquels les sujets peuvent exercer leur autonomie et jouissent des mêmes droits) »284. C’est dans cette forme de pensée que, pour Todorov, se retrouvent aussi bien Constant, Montesquieu que Rousseau. L’homme est un être libre qui a besoin de l’autre pour constituer son identité. Pour Todorov, les humanistes ont conscience de la force des déterminations qui peuvent diriger les actions humaines. Cette force peut avoir une cause biologique, sociale ou culturelle285. Voici comment ils voient les choses. « Les humanistes ne prétendent pas que l’être humain est entièrement régi par sa raison ou par sa conscience, ils n’ignorent pas la force de ce que l’on appelait naguère les passions et que nous nommons l’inconscient ou l’instinct, pas plus que les contraintes exercées sur l’individu par les données biologiques, les 282 T. Todorov, Montaigne ou la découverte de l’individu, Tournai (Belgique), Ed. La renaissance du livre, 2001, p. 41. 283 T. Todorov, Le jardin imparfait, op. cit. p. 49. 284 Ibid., p. 49. 285 Ibid., p. 54. 154 nécessités économiques ou les traditions culturelles. Tout ce qu’ils affirment, c’est qu’il peut aussi s’opposer à ces contraintes et agir à partir de sa volonté ; et c’est en cela qu’ils voient la spécificité humaine »286. C’est cette spécificité humaine qui fait la dignité humaine dont tout homme doit être garant aussi bien pour lui que pour l’autre. C’est ce trésor humain d’une responsable liberté créatrice qui doit protéger et être protégé afin que l’homme reste un homme. B. Ebranlement des fondements Du monde naturel historique Pour les humanistes, ces penchants de l’homme qui constituent la responsable liberté créative doivent non seulement être protégés mais éduqués. Ils se méfient de ces penchants ni maîtrisés ni contrôlés. L’humanisme reconnaît là un jardin imparfait qu’il essaie dans la mesure du possible, de tailler à la française. Rendre les choses droites ; « rien de trop » dirait Socrate. Il n’y a que l’éducation pour faire que ses penchants ne penchent pas trop. « Ce qui caractérise en revanche les humanistes est une certaine foi à l’éducation. Puisque, d’une part, l’homme est partiellement indéterminé et de plus capable de liberté et que, de l’autre, le bien et le mal existent, on peut s’engager dans ce processus qui conduit de la neutralité au bien et qui s’appelle l’éducation » 287 . Pour que cette conception positive de l’homme, de soi et de l’autre, puisse continuer à se matérialiser socialement et spirituellement, l’humaniste à la suite de Socrate croit à l’accomplissement humain dans une synthèse de l’érudition et de la vertu par l’éducation aux sciences de l’esprit. Les humanistes vont s’atteler à mettre en place les « pédagogies » les plus sophistiquées dans le but de former d’une manière progressive et continue l’homme moderne ; c'est-à-dire celui qui par ses connaissances intellectuelles et morales peut en relation avec l’autre homme bâtir un monde développé, libre, juste et fraternel. Ce monde de la culture qui sort de la pure nature contraint ainsi les tendances naturelles de l’enfant à ne se diriger que vers le bien et à éviter le mal. En faisant de l’autre un frère avec 286 287 Ibid., p. 55. T. Todorov, Le jardin imparfait, op. cit. p. 60. 155 lequel partager le même destin et le cosmos, l’humanisme médiatise ainsi la fraternité, le pacifisme, la tolérance, l’œcuménisme, etc. Quoi qu’il arrive pour l’humaniste, celui-ci croit toujours au triomphe de l’esprit sur les tendances mauvaises. L’éducation est le seul moyen qui permette d’y arriver. Kierkegaard a écrit que ce qui manquait à son époque c’était l’éducation religieuse. Pour l’humaniste, le mal vient du manque d’éducation intellectuelle et morale. Socrate était le premier à le croire. L’homme éduqué ne peut aller que vers le bien, c’est l’ignorance qui est cause du mal. Mais est-ce ausi simple que cela ou plutôt est-ce que la réponse se suffit à elle-même ? Jan Patocka, dans ses « essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire »288 propose une lecture phénoménologique de l’apparition de l’homme historique européen. Avant un monde historique il y avait un monde pré-historique qualifié de naturel. « Il est naturel dans la mesure où il accepte simplement comme donné, comme apparaissant, la communauté de ce qui le remplit. Cette communauté c’est la communauté des dieux et des mortels, un espace de vie commun à ceux qui dépendent de la terre nourricière et de la lumière du ciel et à ceux qui n’en sont pas dépendants, qui sont ainsi dans ce monde le mystère le plus étonnant »289. Cet homme vit dans « une certitude naïve et absolue »290. Le monde est doté de sens parce qu’il est compréhensible pour ses habitants dont la place a été assignée par les dieux qui déterminent leurs destins. L’homme ne se pose pas de questions, ce n’est pas de son ressort. « Ce trait de la vie naturelle a toujours été frappant : les peuples naturels acceptent là où nous demeurons incertains, ils semblent connaître les réponses avant même que les questions ne soient posées. Comme s’il allait de soi que la vie soit quelque chose de compréhensible et qui vaille d’être vécu. Sur ce point, la vie des peuples naturels ressemble à celle des animaux qui vivent de façon évidente simplement pour vivre. Elle s’en distingue, bien sûr, dans la mesure où elle est sous tendue par la possibilité cachée de la problématicité qui peut éclater à tout instant, mais que ces peuples ne réalisent pas, qu’ils n’ont pas l’intention de réaliser. La problématicité est donc là, en retrait dans une sorte de refoulement, mais il ne s’agit pas d’une simple privation »291. Patocka insiste sur le fait que cet homme qui, rigoureusement et systématiquement respecte cette manière de vivre dans la communauté est dans le réel, dans une vie concrète où il a 288 Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Ed. Verdier, 1999. Ibid., p. 46. 290 Paul Ricoeur « Préface » in Jan Patocka, Essais hérétiques, op. cit. p. 8. 291 Jan Patocka, Ibid., p. 32, p. 50. 289 156 donné et a accepté que les dieux gouvernent le monde et lui dictent ses tâches et son destin. Ainsi, cet homme possède en lui les capacités de connaissance, d’action et de sentiment comme constitution ontologique. Cette compréhension du monde qui rend toute question inutile car trouvant la réponse avant qu’elle ne soit posée est le fait d’un style de vie qui se satisfait de lui-même. Il rend la vie de chacun supportable. « La sagesse, selon cette vision du monde consiste dans la modestie des désirs, l’acceptation de la mortalité et l’amitié avec les dieux qui rend supportable la coupure entre leur immortalité et notre mortalité. C’est dans ce sens que l’homme pré-historique est à couvert. Le savoir de l’immortalité le protège du désespoir dans lequel sa condition mortelle devait le jeter »292. C’est un monde d’amitié entre les dieux et les hommes où chacun s’affaire à ses tâches ou plutôt dans lesquelles les dieux partagent les tâches selon leur sagesse. La problématicité étant dans le « cœur de l’homme », elle devait éclater à un moment ou un autre. Ce phénomène va faire passer l’homme d’un monde sans problème à un monde à problèmes. Patocka met en lumière le moment de l’apparition de la problématicité dans la sédentarisation de l’homme. « Or, il y a un degré de cette vie dans l’évidence qui atteint presque le seuil de la problématicité. Cela se produit là où l’homme devient sédentaire et entreprend systématiquement d’assurer la vie pro futuro de telle façon que tous soient tenus de participer à cette tâche, de manière donc à exclure l’autonomie des individus et des petits groupes. C’est alors que naissent les premières civilisations impliquant aussi une mémoire collective qui survit aux individus : l’écriture sur la base de laquelle on peut élaborer les œuvres langagières qui sont comme un second monde se rapportant au monde originel »293. L’écriture donne à la parole de l’homme la solidité et la durée de la pierre qui peut être touchée par tous et devenir un bien commun. Les récits, chroniques ou annales qui, dans le monde pré-historique n’avaient pas pour fonction de maintenir le style de vie, ouvrent maintenant l’homme au monde en devenant une vie déployée vers le futur où l’homme prend en charge le monde. Cet « être ouvert au monde » ne devient vraiment effectif qu’avec la problématicité qui le fait sortir de la sécurité tutélaire des vérités divines vers le péril qu’il doit affronter demain. La problématicité s’incarne ainsi dans la conscience du futur qui libère le présent d’un passé toujours présent sans ouverture à autre chose. Un nouveau temps, une nouvelle division du temps apparaît 292 293 Paul Ricoeur, « Préface », op. cit., p. 12. Jan Patocka, Ibid., p. 33. 157 dans l’insécurité, l’obscurité de ce qui arrivera ; c'est-à-dire la conscience du péril du danger qui la fait quitter « la base solide du continuum génératif » pour la problématicité faisant apparaître « l’homme et sa liberté entièrement à découvert ». Nous pouvons dire que c’est en devenant sédentaire, c'est-à-dire en se stabilisant dans un espace précis, que l’instabilité se problématise. L’homme par son travail « sédentaire » se met au contact de la problématicité de la vie à la différence de l’animal qui n’a pas une problématicité ontologique et dont la modeste ouverture s’épuise dans la quête d’une proie ou de sa pâture. « Le travail humain présuppose une libre disposition de l’espace et des intervalles temporels ; malgré toute sa monotonie, il n’est pas stéréotypé, mais dirigé vers et par un but. Son caractère de fardeau tient moins à l’effort, au fait que le champ du travail n’est pas un réservoir toujours disponible de ce dont on a besoin, que son aménagement pour l’homme implique une résistance à surmonter que, bien plutôt, au fait que nous sommes ici contraints de prendre des décisions et que nous ressentons cette contrainte comme telle. Paradoxalement, le travail nous fait éprouver notre liberté ; sa pesanteur dérive de la charge comme trait plus fondamental encore, lié à la vie humaine en général, elle tient au fait que nous ne pouvons pas prendre la vie simplement comme quelque chose d’indifférent, mais qu’il nous faut toujours la « porter », la « mener », nous en porter garant et en répondre »294. C’est un être libre au monde qui travaille d’abord pour sa consommation et pour qui la problématisation issue de celui-ci « voit d’autres choses » que le « tout plein de dieux » de l’homme pré-historique. Ces autres choses font apparaître un homme libre qui doit répondre à celles-ci et notamment au retrait des divinités laissant la place aux questions sans réponses. « Dévoiler ce qui dans l’apparition se retire ainsi, c’est questionner, découvrir la problématicité, non pas de ceci ou cela mais de l’univers en général et de la vie qui rigoureusement s’y insère. Dès lors que cette question est posée, l’homme s’engage dans un long chemin jusque là sans précédent, un chemin sur lequel il y aura bien des choses à gagner, mais aussi beaucoup à perdre. C’est le chemin de l’histoire »295. Cet homme historique devenu libre avec le retrait des dieux devient responsable de l’humanité. Il découvre, comme le dit Hannah Arendt, que l’humanité devient pour lui une 294 295 Ibid., p. 35 Ibid., p. 47. 158 lourde charge 296 car il ne peut plus s’en débarrasser. Il est confronté seul à sa responsabilité c'est-à-dire à sa liberté et sa volonté. L’homme du travail se retrouve en face de l’autre homme. Le silence de dieu donne la parole à l’homme. Comment l’homme qui prend la parole face à un autre homme ne peut-il pas avoir la tentation de retenir pour lui l’injonction surtout s’il ressent qu’il détient quelque chose comme puissance des dieux ? C’est cet homme du travail, de l’histoire que l’humaniste se donne la charge d’éduquer afin qu’il n’utilise pas son anneau de Gygès. Mais comment ne pas être tenté quand dans le retrait des dieux, l’homme se rend compte qu’il est différent de l’autre homme que ce soit physiquement ou intellectuellement ? Comment ne pas utiliser l’anneau quand l’autre est roi et soi-même un berger ? Quand Patocka écrit : « les écailles tombent des yeux de l’homme libre, non pour qu’il voit de nouvelles choses, mais pour qu’il voit les choses d’une manière nouvelle »297. L’homme pense au premier nouveau jour de création, d’illumination créatrice mais ne signale pas qu’il voit aussi l’indignité et la puissance et que lorsque les écailles tombent de ses yeux les différences se manifestent entre les visages. L’étonnement qui s’en suit comme le signale Patocka sur l’origine de la sagesse n’est qu’une figure de celle-ci et qu’elle a comme frère jumeau, le désespoir. Un homme qui voit s’émerveille et devient un sage alors qu’un autre désespère et devient un démoniaque. Nous pouvons dire, à la suite de Chestov, qu’il n’y a pas un homme mais bien des hommes qui se regardent enfin et se découvrent différents. Le pouvoir de l’anneau (de Gygès) L’homme libre a conscience de ce qu’il possède et donc de ce qui lui manque. Il veut faire fructifier ce qu’il possède et chercher ailleurs, sinon chez l’autre, ce qui lui manque. Cet homme libre connaît maintenant aussi bien la magnificence que la vie vile et sans intérêt car rendue inintéressante. Comme l’a exprimé Aristodème « la richesse, c’est l’homme, nul pauvre n’atteint l’excellence »298. La richesse ici représente la différence du plus ou moins entre hommes. L’homme libre est capable d’interpréter la différence et de se poser les 296 Hannah Arendt, Penser l’évènement, Ed. Belin, 1989, p. 34. Jan Patocka, Essais Hérétiques, op. cit., p. 63. 298 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre 1.33 « Thalès » p. 86. 297 159 questions sur les souffrances. Pourquoi moi et pas l’autre ? Chacun fait l’expérience de la possession. La différence dans la possession. Le Pâtre Gygès, selon la légende racontée par Glaucon299, trouva une bague en or sur un mort et alors qu’il était en chemin pour faire son rapport au prince, dont il était la propriété par « aliénation », se rendit compte qu’il devenait invisible à chaque fois qu’il tournait le chaton de la bague au-dedans de sa main et visible lorsqu’il agissait de manière opposée. Le geste qu’il avait fait presque machinalement, lui fit prendre conscience du pouvoir qu’il avait sur les autres selon qu’ils pouvaient ou non le voir. Il ne tâta plus discrètement sa bague mais s’y essaya pour vérifier l’infaillibilité du procédé ; l’homme étant devenu prudent car craignant la souffrance et la mort. Gygès séduisit l’épouse du Prince grâce à son nouveau pouvoir et régna sur le royaume de l’Asie Mineure : Lydie, qui donna un autre roi non moins célèbre ; cette fois-ci par la puissance des richesses matérielles : l’or. Nous nommons Crésus. Ces deux rois représentent deux formes de puissance qui rendent les hommes différents quantitativement dans leur conscience depuis le retrait des dieux. L’invisibilité de Gygès ne l’empêcha pas de mourir et la fortune de Crésus n’empêcha pas son royaume d’être détruit et lui de mourir à cause de la puissance militaire de Cyrus, roi des perses. L’homme, dont les écailles tombent des yeux voit, étonné tout à la fois la vie merveilleuse et la vie misérable qui lui tendent les bras. Qui peut résister à la force d’attraction de l’anneau surtout quand cet anneau n’a pas choisi le doigt d’un prince ou d’un homme juste ? Comme l’écrivait Kierkegaard pour un autre anneau. « Tout est aux mains du possesseur dans le monde extérieur asservi à la loi de l’indifférence ; l’esprit de l’anneau obéit à qui le possède, Nouredin ou Aladin, et qui détient les trésors du monde en est le maître, de quelque manière qu’il les ait obtenus. Il n’en va pas de même dans le monde de l’esprit »300. L’homme de l’histoire ne veut plus du monde de l’esprit. Les écailles sont tombées de ses yeux et il a vu le visage de l’autre, la gloire ou la misère. Il a vu dans les yeux de l’autre sa gloire ou sa misère. La guerre des anneaux peut commencer. L’homme se rend compte que la terre n’a ni tremblé ni ne s’est déchirée que seulement à Lydie. Que dans les plusieurs gouffres, il y a des chevaux de bronze avec des cadavres portant une bague en or. Il suffit 299 300 Platon, La république, livre III, 359, 360, op. cit. p. 901-902. S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, O.C. 5, p. 121. 160 d’oser descendre, de retirer la bague, de la porter et de tourner le chaton au-dedans de sa main. Comme va s’interroger Glaucon : lequel de deux hommes, juste ou injuste, peut résister à l’attrait de tourner la bague ? « Alors qu’il lui est possible d’emporter du marché en toute sûreté ce qui lui plairait ; pénétrant dans les maisons, d’y avoir commerce avec qui lui plairait ; de mettre à mort, aussi bien que de libérer de ses chaînes qui lui plairait ; bref de tout faire, égal d’un dieu dans la condition humaine » ? 301 L’homme peut devenir quantitativement dieu tout en gardant sa condition humaine. L’injuste comme le juste peut porter l’anneau divin. Pour Glaucon, que cela soit pour la justice ou l’injustice, l’homme se fait dieu. S’il a la puissance, il ne peut sonder le cœur de l’autre. Même le détecteur de mensonge qu’il inventera peut être trompé. C’est dans cette puissance relative que l’homme veut devenir dieu pour l’autre homme. Il devient ainsi un loup pour l’autre. Comme chaque homme a son loup ou plutôt, comme l’homme loup a pris conscience qu’il n’était pas le seul homme loup, il a fallu trouver une solution. Ce n’est pas la joie d’être avec l’autre qui amena au contrat social mais la peur de se détruire, d’être détruit. C’est ce mythe du contrat social de l’homme historique que nous trouvons chez Hobbes 302 qui, conscient du pouvoir naturel et instrumental détenu par chaque homme préfèrera par prudence s’entendre plutôt que de s’entretuer. Le dieu historique riche et invisible a peur de la souffrance et de la mort. Il a peur de rejoindre les dieux qui se sont retirés car rejetés. Chaque homme prend conscience qu’il est un être de besoins et de désirs et qu’il doit renoncer à ces derniers pour survivre. L’homme historique n’est plus l’être raisonnable mais rationnel. Il devient un fin calculateur qui par addition, soustraction, multiplication, division etc. trouve qu’il ne peut avoir une bonne probabilité de réaliser son intérêt ou d’atteindre ses buts tout en conservant ses pouvoirs naturels et instrumentaux qu’en acceptant une régulation sûre des rapports des uns des autres. Alors, il préfère aliéner ses pouvoirs au profit d’une puissance absolue plutôt que de s’entêter dans une indépendance qui ne peut que se détruire elle-même. Il renonce ainsi à son désir de toute puissance pour survivre et pouvoir faire fructifier, en toute sécurité, les avantages acquis. L’homme historique a créé un état fort, c'est-à-dire un Etat tout puissant, 301 302 Platon, La république, Livre II, op. cit., p. 901-902. Thomas Hobbes, Le citoyen, Ed. Flammarion, 1982 – Léviathan, Ed. Sirey, 1983. 161 qui va protéger ses membres du désir démesuré de gloire et de richesse que chaque être ouvert au monde a trouvé dans le gouffre après le départ des dieux. Ce droit naturel fait de désir et de liberté fait de l’autre « son jumeau haïssable »303. En effet, chacun porte en lui un désir de jouissance et de puissance sans limite qui ne peut se laisser entraver par le désir de l’autre. C’est une lutte à mort où la probabilité de sortir vaincu ou vainqueur invite à la prudence, c'est-à-dire à la conciliation. Cet Etat tout-puissant se régit ainsi par des règles qui permettent à chacun de se situer et de se positionner. Pour qu’il n’y ait pas trop d’arbitraire, l’homme calque ses lois sur celles de nature qui sont « immuables et éternelles »304. Pour Hobbes, ces lois vont préserver l’homme de l’état de guerre car selon lui, les lois naturelles préservent la vie et sont donc pour la paix. Selon Chestov, l’homme se choisit un nouveau dieu, l’éthique, les vérités immuables et éternelles, pour gérer sa relation au monde et à l’autre. Afin de pouvoir vivre en paix avec son frère jumeau haïssable, en espérant qu’avec du temps et de l’éducation, celui-ci deviendra un ami. L’éducation pourrait même éduquer la volonté humaine. Si la volonté, selon l’homme historique, est dans le monde, c’est qu’elle est portée vers les vertus. Les actes, réalisés « par préférence », n’ont un caractère humain que parce qu’ils sont orientés par celles-ci. Nous sommes donc capables, selon Socrate, de rendre notre volonté droite en enseignant les vertus. L’homme historique trouve son nouveau dieu dans les vérités générales et nécessaires. Il découvre que le nouveau dieu est en lui. C’est la raison soumise à la providence. La voix de la vertu contre l’ensorcellement de l’anneau A l’attraction de l’anneau, Todorov oppose les principes éternels et immuables. « Combien seraient ceux qui, s’ils disposaient de l’anneau de Gygès, auraient eu la fermeté d’âme nécessaire pour résister à la tentation ? Combien renonceraient à l’omnipotence qui les rapprocheraient des dieux ? A en croire la légende, « personne n’est juste de son plein gré, mais par contrainte » (360 c). Mais cette conception est doublement erronée : d’abord parce que les principes de justice ne sont pas de pure convention et que leur transgression fait souffrir intérieurement celui-là même qui la commet ; et surtout parce que le bon exercice du pouvoir, qui est l’exercice partagé, sert le meilleur intérêt de celui qui le pratique, en lui 303 304 Marie-Odile Métral-Stiker « Naturel-Droit » in Dictionnaire de philosophie, Ed. Albin Michel, 2000, p. 1233. Thomas Hobbes, Léviathan, op. cit. « De l’homme » chap. XIV, p. 158. 162 assurant la bienveillance des autres et leur adhésion à une démarche commune »305. Cette vision positive du contrat social est plus proche de Rousseau que d’Aristote et de Hobbes. L’homme de Rousseau naît naturellement bon. « L’innovation de Rousseau consistera donc, non pas à affirmer comme Aristote la sociabilité constitutive des hommes, mais à analyser cette sociabilité en termes de complémentarité plutôt que de ressemblance ; non à remarquer que les hommes peuvent être mus par le désir de gloire ou de prestige (cela, les moralistes anciens et modernes le savent bien), mais à faire de ce désir, sous une forme généralisée, le seul au-delà duquel seulement on peut parler de l’humanité. Le besoin d’être regardé, le besoin de « considérations », ces propriétés de l’homme découvertes par Rousseau ont une extension sensiblement plus grande que l’aspiration à l’honneur ou aux éloges »306. Rousseau aura consacré une grande partie de sa réflexion à cet espace de la dignité humaine, à cette liberté comme un penchant à « éduquer » et à laisser émerger pour que les hommes vivent ensemble et heureux. Ces contestataires voient que l’âge d’or n’existe pas ; que l’homme social intelligent vit dans la comparaison ; et qu’il n’y a pas une autre possibilité à cet homme qui enjambe ce moment d’une liberté naïve pour la raison. C’est en quelque sorte la malédiction humaine chez Rousseau. La vocation humaine serait une malédiction car l’homme bon se retrouve entouré du méchant. Ceux qui l’accueillent au début de son aventure humaine sont corrompus du fait non de naître mais d’avoir fait leurs premiers pas dans le monde. C’est pourquoi ses pseudo-solutions tomberaient toujours dans le rêve ou l’illusion ; de même, son éducation de l’Emile. Cette voix intérieure de la justice et ce besoin d’être regardé ne seraient que les vestiges paradisiaques, l’ombre de dieu ou l’écho de sa voix. Horace aurait déjà répondu à Rousseau par ce vers cité par Kant « Vitiis nemo sine mascitur »307. L’homme ne trouve pas le vice dans le monde car il naît avec. C’est la tragédie humaine de la « courbure » naturelle qui ne pourra devenir à peu près « droite » qu’avec l’aide de la volonté308. 305 T. Todorov, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Ed. Robert Laffont, 2003. T Todorov, Le jardin imparfait, op. cit., p. 128. 307 « Personne ne naît sans vice » in Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Ed. J. Vrin, 2000, p. 99. 306 308 Alexis Philonenko, La théorie kantienne de l’histoire, Ed. J. Vrin, 1986. 163 Pour Kant, les actions humaines nous dissuadent de penser la bonté naturelle de l’homme. Cet état de bonté rationnelle, tendant vers le bien et sans vice, reviendrait, pour Kant, à se voiler la face devant les drames sanglants du monde qui pour certains n’ont d’autre but que le carnage309. L’homme qui naît et ouvre les yeux voit sa misère ou celle de l’autre. Est-ce que cette misère était déjà en lui ou bien la trouve-t-il dans le monde ? Y a-t-il dans l’homme de l’inné bon et de l’inné mauvais ? Pour Léon Chestov, Socrate ressentait cette inquiétude quand il recommandait par la bouche de Platon que « le bien suprême pour l’homme consiste à s’entretenir des journées entières de la vertu »310. S’entretenir au sujet des vertus, s’entretenir avec les vertus est ce salut que Socrate assure à l’homme afin qu’il ne devienne pas un loup pour l’autre311. Aux yeux qui s’ouvrent, une fois les écailles tombées, Socrate invite, non à regarder le visage de l’autre, mais à écouter les paroles de la vertu. Mais l’homme devrait faire le choix de la vertu guide, comme dans ce célèbre vers d’Homère « la poligarchie est un mal, il faut qu’il n’y ait qu’un seul maître »312. Pour Socrate, le seul maître est la voix des vertus. L’homme doit, à longueur de journée, s’entretenir avec et pour les vertus. En ceci, Socrate a raison. L’homme se perd avec les yeux. Il doit ouvrir ses oreilles et entendre l’appel des vertus. C’est cet appel qui fait d’un visage loup un visage ami. L’autre ne sera plus le jumeau haïssable mais le bien aimé, « parce que c’est lui parce que c’est toi ». C’est seulement par la sagesse acquise en s’entretenant avec et pour les vertus que l’homme s’éduque à devenir humain. Voici l’ambition humaniste, le défi à universaliser l’éducation de l’homme aux vertus. Faut-il remettre les écailles qui sont tombées ? Non, il faut voir en écoutant comme dans le moment de la création où l’image de Dieu se faisant l’homme dans la parole. « Faisons l’homme à notre image ». Pour Léon Chestov, le sage parmi les sages, après que les écailles lui soient tombées des yeux, a vu aussi sa misère et la misère humaine et a compris qu’il fallait se réfugier dans les vérités 309 Ibid., Voir note de la page 100. Cité par L. Chestov, Spéculation et révélation, op. cit., p. 155. 311 La question ici est de savoir si Socrate s’arrêtait aux seules vertus qui lui avaient été montrées ou bien accepterait d’écouter l’appel qui venait de l’au-delà du bien et du mal ? Nous avons déjà écrit que Socrate écoutait parfois son démon, cette voix qui n’était pas dans la logique de la raison mais transgressait les règles du jeu. Il arrivait que cette voix s’impose à Socrate non comme un murmure mais comme une injonction se répétant. Socrate se sentait alors obligé de la suivre car il ne pouvait pas dormir tranquille. Il faisait une petite pause afin de se libérer de la voix et reprendre sa vie dans les vérités générales et nécessaires. 310 312 Ibid., p. 56. 164 générales et nécessaires, s’entretenir toute la journée des vertus afin d’être en paix avec soimême et ne pas seulement subir les foudres de l’autre mais de l’éthique en soi. Todorov et Socrate se rejoignent dans cette justice que l’homme a en soi. Ces autres voix, Rousseau les a aussi a entendues. Mais ont-ils entendu les voix ou bien ont-il vu cet autre monde de la raison, notre monde historique en nous ? Léon Chestov raconte la légende du premier homme ayant reçu le nom de sage parmi les sept sages de l’antiquité. Il s’agit de Thalès de Milet313, fils de Examyas et de Cléoboulinè, tous deux « descendants de la famille des Thelides des Phéniciens qui furent les plus nobles des descendants de Cadmos et d’Agénor »314. Thalès qui était en train d’observer le ciel tout en marchant pour pénétrer ces mystères tomba dans un puits. Cela fit rire une jeune fille de Thrace que « le vieil original ne voit pas ce qui se trouve sous ses pieds et il se figure qu’il apercevra ce qu’il y a dans le ciel ». Chez Diogène de Laërce, ce n’est pas une jeune belle fille comme dans la version de Platon (dans Théétète, 174 a), mais une vieille femme qui le conduisit hors de la maison pour examiner les astres et se moqua de lui quand elle l’entendit se lamenter après être tombé dans un trou. « Eh bien, Thalès, tu n’es pas capable de voir où tu mets les pieds et tu prétends connaître les choses du ciel ». Certains critiques soupçonnent Platon d’avoir mis une jeune jolie fille à la place d’une vieille femme expérimentée pour rendre futile et anecdotique l’évènement d’un sage tombant dans un puits. Est-ce seulement un si joli trait d’esprit de la jeune ou de la vieille que la postérité a gardé l’anecdote ? Telle n’est pas la conclusion de Chestov. Pour lui, il s’agit là d’un évènement fondateur d’une autre manière de penser. Pour Chestov, tous les gens sensés raisonnent comme la jeune Thrace en face de celui qui deviendra le premier sage après avoir « conçut l’idée de l’unité de l’univers ». Thalès n’avait plus besoin de regarder le ciel maintenant qu’il était un avec la terre. Il suffisait qu’il regarda la terre pour être certain de ne plus jamais entendre le rire, ni se lamenter au fond d’un trou. Ni Platon, ni Diogène Laërce, ni Chestov n’ont entendu le rire et les lamentations. Tous sont restés les yeux rivés sur ce puits où se trouve le premier sage et les paroles de cette femme qui sont plutôt l’expression de ce que les yeux peuvent voir. 313 314 Léon Chestov, « La science et le libre examen » in Sur la balance de Job, op. cit. p. 9-25. Diogène Laërce, « Thalès » in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit. p. 80. 165 Thalès s’est lamenté. La femme a ri. Tel sont les à côtés qui sont en fait l’expression d’un désordre dans l’ordre. Les lamentations et les rires ne viennent que du fait que nous sommes surpris par le non sens de ce qui devait être. Pour Chestov, Thalès n’a plus voulu connaître à nouveau cette même fâcheuse expérience, celle du ridicule devant la femme éthique. Il a préféré la terre ferme, l’unité et rester dans le visible. Il a été considéré comme le premier sage car personne n’allait plus rire de lui qui se lamentait. Il devint ainsi le philosophe des vérités générales et nécessaires qui ni ne rit et ni ne se lamente jamais. Dans ce monde là tout est nécessaire. Il n’y a donc pas de surprise. Il pouvait ainsi dire, comme le fera Spinoza : « non ridere, non lugere, neque detestari sed intelligere ». Ne se risquant plus vers le ciel, il regarda la terre et se regarda lui-même sur la terre. Il choisit ainsi ce qu’il considéra comme la grande et la plus difficile occupation de toute une vie : la connaissance de soi-même315. Il exprima cette mission de l’homme dans une maxime qui deviendra célèbre et que le sage parmi les sages fera sienne « connais-toi toimême »316. Il devint ainsi l’homme « très sensé »317. L’amour de la sagesse comme principe des principes pour ne pas être malheureux Pour Chestov, en s’occupant de la terre ferme, Thalès a commencé ce que poursuivra Socrate : s’occuper des journées entières à s’entretenir avec des vertus. « Connais-toi toimême et tu connaîtras les dieux et l’univers ». Le monde est ainsi réduit à ce qui est visible. Dans l’éthique, tout est compréhension et ordre. Il n’y a pas de surprise. Tout est nécessité. Est contempteur de la raison celui qui s’écarte de la mesure selon l’apophtegme du sage Solon, la fierté des athéniens: « rien de trop ». Ainsi, il pleura son fils parce qu’il ne pouvait rien faire ; il était impuissant face à la mort. L’homme ne peut oser affronter la mort318. Il préfère pleurer et continuer son chemin ; sinon, il n’est plus philosophe319. Cet homme ne veut plus entendre « le rire visible et les larmes 315 Diogène Laërce, op. cit. p. 89. Ibid., p. 92. 317 Ibid., p. 91. 318 « Pour tous c’est un mystère : celui qui s’adonne entièrement à la philosophie, celui-là n’aspire à rien d’autre qu’à se préparer à la mort et à mourir ». (Platon, Phédon, 64A) cité par Léon Chestov, Sur la balance de Job, op. cit. p. 98. Simmias ri de cette vérité de Socrate et se ravisa car on ne pouvait rire sur la terre ferme. Platon, Phédon, in Œuvres complètes op. cit., p. 774. Il comprit sa destiné : « être pour la mort ». 318 Solon était philosophe quand il disait ainsi à la mort de ses enfants « je savais que je les avais engendrés mortels » Diogène Laërce, op. cit., p. 221. 316 166 insoupçonnées » selon la formule de Pouchkine. Il a peur de tomber dans un puits et d’entendre le rire sarcastique de l’éthique. Et pourtant, le sage Solon lui-même, avec son « rien de trop », pleura d’impuissance car il ne pouvait pas philosopher avec les larmes ; seulement ressentir son impuissance. Ce n’est qu’en essuyant ses larmes qu’il entreprit de se connaître lui-même en s’entretenant de la vertu avec mesure. Socrate, en vivant cette connaissance de soi et ce rien de trop, en s’entretenant des journées entières de la vertu, en abandonnant toutes les autres sciences, devint, selon Kierkegaard, le représentant de la plus haute forme païenne d’intériorisation éthique. « Dans la conception socratique, tout homme est son propre centre et le monde entier n’a d’autre centre que lui, parce que la connaissance qu’il a de lui-même est une connaissance de Dieu. C’est ainsi que Socrate se comprenait, ainsi que, selon lui, tout homme devait se comprendre et par suite aussi, comprendre ses relations avec chacun, toujours avec la même humilité et avec le même orgueil »320. Tout est donc dans l’homme. Personne ne peut lui apporter quelque chose de nouveau321. Il ne peut à la limite l’aider en lui enlevant les écailles des yeux pour voir… La connaissance de soi est le monde visible qui a une porte à pousser pour découvrir les lieux et en rapporter les trésors des vertus cachées. L’homme est son propre centre. Il voit et s’entretient de ce qu’il voit. C’est dans cet exercice qui consiste à voir ce qui est visible et ce qui ce cache dans le visible derrière d’autres portes, d’autres couloirs que consiste la grandeur de l’homme. C’est cela aussi qui fait la grandeur de la pensée essentielle de Socrate selon Kierkegaard, une passion de l’intériorité en œuvre chez l’existant. Devient réellement existant celui qui a une passion telle pour son intériorité qu’elle devient ainsi l’équivalent de la foi322. C’est dans cette grandeur que se trouve aussi la différence qualitative. La passion de l’intériorité socratique dans le voir alors que la fois se situe dans l’entendre. L’homme qui est au centre de lui-même est dans la réminiscence qui est le fait de se répéter dans le temps. Il n’y a rien sous le soleil. Il est dans l’esprit de la caverne de Platon où les ombres passent et où le temps, en s’habituant à la lumière, on discerne mieux et on peut mieux s’entretenir de ce qu’on y a vu : les vertus. L’homme voit le dieu qu’il peut toucher en lui. C’est son dieu, ses vérités générales et nécessaires. Le dieu est dans l’homme et l’homme possède le dieu. L’homme, en se 320 S. Kierkegaard, Miettes philosophiques, O.C. 7, p. 12. Ibid, p. 15. 322 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif, O.C. 10, p. 192 321 167 connaissant, rencontre son dieu. Le dieu de Socrate reste dans l’homme parce qu’il est un avec l’homme ou plutôt un autre quantitatif du fait qu’il est nommé dieu ; c'est-à-dire autre par son nom suite à ses attributs. L’appel ne peut pas se laisser enfermer dans la connaissance de soi. Il est celui qui est au-delà de la personne, qui l’appelle à devenir. Le démon de Socrate faisait office d’un écho de l’appel. Car, comme le pensait Kierkegaard, il était tellement dans la vérité comme paradoxe et dans sa passion d’intériorité qu’il pouvait entendre de loin l’appel de son démon. Mais, il ne pouvait pas y demeurer longtemps car ses pieds devaient rester sur la terre ferme des vérités générales et nécessaires. L’homme comme centre de l’homme. De la vision en soi, c'est-à-dire de sa connaissance comme seul moyen de sortir de l’ignorance donc du mal. Socrate a vu aussi loin qu’un homme pouvait le faire à l’intérieur de lui-même. Mais n’osant pas lever ses yeux vers le ciel, il ne pouvait entendre la voix qui traversait les nuées. Une voix qui n’était qu’adressée qu’à lui et qu’il pouvait entendre du fond d’un puits323. Comme il n’avait pas la foi, il préféra ne pas se lamenter comme Job. Il préféra ne pas entendre les rires de la femme, comme les discours des amis de Job. Seule la foi permet d’oser marcher les yeux levés vers le ciel et d’entendre l’appel au-delà du rire. L’humaniste païen préféra voir au lieu d’entendre. Il préféra la relativité à l’absolu, la différence à la distance, le quantitatif au qualitatif, la mesure humaine à la démesure divine. Socrate cru qu’il suffisait de s’entretenir des vertus des journées entières et que l’homme était mauvais par ignorance. Il mourut en tenant –comme l’écrit Chestov- à cette idée. De quelle ignorance Anytos, Lycon et Mélétos, accusateurs de Socrate, souffraient-ils ? Ovide dans Métamorphoses (VII, 21) osera dire ce que Socrate ne voulait pas voir « je vois le meilleur et je l’approuve ; mais c’est le pire que je suis ». Le chrétien Paul écrivant aux Romains (7, 19) répètera à sa manière les mêmes mots « car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique ». Il ne suffisait pas de savoir. Anytos le savait mais se sentait humilié. Paul va plus loin. Il ne suffit pas de vouloir. L’homme a besoin de celui qui, au-delà du bien et du mal, peut faire entendre sa voix dans la fureur du monde. L’humanisme, au pari d’un Dieu vivant préférant la mort de Dieu en pariant sur l’éducabilité de l’homme. « Plutôt qu’une science ou un dogme, la pensée humaniste propose un choix pratique : un pari. Les hommes sont libres, dit-elle ; le meilleur et le pire 323 S. Kierkegaard, « Silhouette », O.C. 3 p. 178. 168 peuvent en sortir. Mieux vaut parier qu’ils sont capables d’agir par leur volonté d’aimer purement et de se traiter en égaux, que le contraire. L’homme peut se dépasser ; c’est en cela qu’il est humain. « Il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqués ». Ne pas parier, c’est faire le pari inverse. Or, dans ce cas, on ne peut rien gagner »324. Pour Todorov, les humanistes, contre vents et marées, doivent poursuivre leur entreprise d’un libre examen du monde. Conscient de l’imperfection humaine, de son plaisir de servitude volontaire, de son besoin de transformer l’autre en instrument de sa propre satisfaction, de sa préférence pour « les nôtres » par rapport aux autres, il doit pourtant continuer à croire qu’il est possible de faire confiance à cette condition humaine pour bâtir un monde destiné « à convertir le relatif en absolu, à bâtir du solide avec les matériaux les plus fragiles ». C. La banalisation du mal Comment vivre ensemble dans ce monde de la preuve que l’homme a choisi d’habiter ? Revenons à l’humanisme de Todorov face au nouveau désordre mondial325. Après avoir démontré toute la violence destructrice de la guerre en Irak et ses limites argumentatives quant à la défense de la démocratie326 - il fallait privilégier la paix -, Todorov reconnaît qu’il n’y a pas de droit sans force et propose une armée Européenne « puissance tranquille ». A comparer avec des expressions telles que « guerre humanitaire », « bombe humanitaire », « guerre miséricordieuse » etc., « La puissance tranquille » est apaisante dans sa forme et son contenu. Tout lecteur ressent que c’est un homme épris de paix qui propose en souffrant cette possibilité qui tient compte du réel en se que « le cœur de l’homme » est quelque fois lent à éduquer. Que dans le cœur, la paix est un combat. Ce souci de la paix n’empêchera pas « la puissance tranquille » de faire des morts coupables et innocents. Il y aura toujours un malaise à lire Todorov quant il écrit que « chaque individu 324 T. Todorov, Le jardin imparfait, op. cit. p. 335. T. Todorov, « Fragilité de l’empire » in Le nouveau désordre mondial, op. cit. pp. 37-84. 326 « La guerre préventive, déclenchée non à cause d’une attaque réelle, mais d’un sentiment d’insécurité, se fonde sur une appréciation forcément partiale et subjective. L’exemple des Etats-Unis risque de devenir contagieux : si l’on accepte que chaque pays attaque les autres en fonction de ses seules appréciations, la voie est ouverte à une guerre permanente de tous contre tous ». Ibid. , p. 44. 325 169 est unique et irremplaçable, la vie de chaque être humain est sans prix ; intégrer le nombre de victimes que l’on cause dans des calculs stratégiques est une obscénité »327. C’est un vrai cri du cœur. Mais, le problème est que la guerre entre Etats, aussi tranquille puisse-t-elle être, même s’il y a un agresseur et un agressé, fait de part et d’autre des victimes. Les soldats qui vont à la guerre ne sont pas tous d’accord sur la vision politique de leur gouvernement mais ils doivent obéir. Les balles qu’ils tirent n’ont pas de conséquences différentes selon que ces soldats soient des va t-en guerre ou bien des hommes sensés. Le pays agressé est occupé et balayé par les bombes qui tuent les justes et les méchants328. S’appuyer sur un concept ou parier sur cet homme dont on se méfie de son éducation crée plus qu’une vulnérabilité, une fragilité dans le discours. Le fondement peut se décomposer d’un instant à l’autre. Chacun y va de son éthique et de son interprétation comme dans un super marché. La guerre est la vengeance du « Je » face aux vérités générales et immuables. Combien les hommes et les nations se sont-ils épuisés en action et en discussion pour éviter la guerre du Golf. Les preuves que l’Irak ne détenait pas d’armes prohibées se sont heurtées à la suspicion. Le doute a rivalisé avec la preuve et comme le temps du doute est impatient, il a fallu agir malgré les preuves. La question sous jacente dans ces discussions était celle de savoir si l’on devait ou non avoir peur de l’Irak. La puissance Irakienne, en la personne de son chef n’avait-elle pas paru orgueilleuse ? Si son sol, n’avait pas contenu de l’or noir, la raison aurait peut être eu le temps d’éduquer le peuple Irakien. Face à celui qui tient l’anneau de Gygès, les réponses médianes ne suffisent pas. La peur par sa violence exige une réponse pour être libérée. Les réponses médianes ont justifié des réponses médianes plus tranquillisantes pour l’homme. La guerre pouvait se faire, les hommes étaient pris par le spectacle qui se passait sur la scène cathodique. Les spectateurs étaient informés de la progression de l’armée triomphante et des 327 Ibid., pp. 46-47. « A l’aube, je te dirai comment l’enfant est mort Et la femme et la fille (…) Je te dirai le sang Je te dirai la mort Qu’ils ont mis dans mes mains » Yves Lochouarn, « Humanité » in Alter Ego, En attente de publication. 328 170 villes qui tombaient sous sa force. Mais pas des morts. Peut-être quelques chiffres jetés de ci, de là. Mais pas des visages qui pouvaient faire entendre le cri de Belinski329. L’homme tuait l’homme et le monde entier dormait devant son téléviseur, fasciné par le spectacle. Quelques humanistes désapprouvaient cette guerre, comme Todorov, mais on leur retournait leur argument. C’est au nom de la démocratie, c'est-à-dire de la dignité humaine, que se faisait cette guerre humanitaire. En quoi le fondement de la dignité a pu être un progrès de l’homme qui est devenu son propre maître ? Grandeur et limites de la personne morale kantienne En posant le principe de la dignité humaine, Kant n’a été que le moment le plus médiatique, le moment clé comme le pense Chestov de cet homme éloigné de Dieu. Il cherchait en lui des fondements stables et solides dans l’esprit des lois naturelles. Bien que Kant se soit refusé à un naturalisme de la morale, ces principes rationnels sont allés dans le sens des principes universels et nécessaires du monde observable. En cherchant ce qui pourrait constituer un jugement moral qui, par sa pureté et son essence, ferait vivre en bonne intelligence les hommes, il ne pouvait trouver dans la connaissance de soi mise en place par Thalès et Solon, la loi morale se formulant en impératifs catégoriques. Cette loi que l’homme trouve en lui-même est impersonnelle car elle est la propriété de tout homme, d’où son universalité. « L’effort de Kant pour formuler un impératif catégorique est une tentative de découvrir des exigences portant sur l’action qui s’appliquent à un homme sans aucune condition liée à ce qu’il veut, ce qu’il ressent, etc. »330. L’entreprise de Kant consiste à faire dépendre l’exigence éthique non pas du désir avec le double risque de dépendre de l’humeur de celui-ci et de n’être qu’une conséquence et non une fondation. 329 « Quand bien même je parviendrais à atteindre le plus haut degré de l’échelle du développement, je vous demanderais de me rendre compte de toutes les victimes des conditions de l’existence et de l’histoire, de toutes les victimes du hasard, des superstitions, de l’inquisition de Philippe II, etc., autrement je me jetterai du haut de l’échelle la tête en bas. Je ne veux pas du bonheur même gratuit ; si je ne puis être tranquille sur le sort de chacun de mes frères par le sang. », Lettre de Bessarion Belinski à Botkine cité par Chestov in Kierkegaard et la philosophie existentielle, op. cit., p. 15 330 Thomas Nagel, « L’éthique et la motivation humaine » in Ruwen Ogien, Le réalisme moral, Ed. PUF, 1999, p. 368. 171 Pour Kant, l’exigence éthique est à l’origine de notre conduite morale. Même le désir est commandé par cet impératif. Cette exigence portant sur l’action doit trouver sa validité en elle-même et non pas ailleurs. Sinon, elle n’est pas fondatrice de l’action. « Par conséquent, d’après Kant, l’éthique, plutôt que de s’approprier un fondement motivationnel compréhensible avant elle et sur lequel elle pourrait construire ses exigences, découvre en fait une structure motivationnelle spécifiquement éthique qui s’explique précisément par ce qui explique ses exigences. C’est la conception de nous-mêmes en tant qu’êtres libres qui, d’après lui, est la source de notre occupation des impératifs de la moralité et c’est par l’acceptation des impératifs ainsi fondés qu’il explique la motivation morale »331. L’éthique de Kant, selon Nagel, ne présuppose aucune motivation mais en révèle la possibilité. Ce principe éthique gouverne l’homme du fait que celui-ci a une conception métaphysique de lui-même dans son agir dans le monde. Cette conception est celle de la liberté à laquelle il ne peut se soustraire sans ressentir son indignité. « Un point de vue Kantien implique que nous ne sommes pas entièrement libres d’être amoraux ou imperméables aux revendications morales. C’est ce qui fait de nous des hommes »332. C’est dans cette conscience concernant la signification et la valeur centrale de cette liberté humaine que se loge la dignité humaine qui fait de chacun un homme parmi les hommes333. La personne morale se constitue donc dans son jugement moral par son interrogation du devoir qu’elle a sur elle-même et sur l’autre qui se traduit dans l’acte partant de sa liberté, dans son aptitude à se soumettre à l’impératif catégorique . « Elle trouve donc sa dignité dans cet acte, ou encore dans le fait qu’elle respecte en elle la loi morale et comprend qu’elle doit étendre ce respect à toute autre personne, qu’il faut aussi considérer du point de vue de la morale. Ce n’est qu’un point de vue mais ce point de vue est constitutif du regard moral. Il est fondé et fonde à son tour le respect qu’on doit avoir pour toute personne, et il équivaut au respect de soi. Et ce respect est respect de la loi morale en soit et en toute autre personne, non soumission à ses inclinations ou à l’impulsion immédiate, à son intérêt bien compris ou à son désir »334. Paul Valadier se dit impressionné par la grandeur de cette pensée honorant en l’homme l’aptitude de se vouloir moral en se donnant la possibilité de se respecter soi-même 331 Ibid., P. 369. Ibid., p. 371. 333 Stelios Virridakis, « Stratégies de modération du réalisme moral » in Ruwen Ogien, Le réalisme moral, op. cit. p. 425. 334 Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit. pp. 153-154. 332 172 et de respecter l’autre, sans se laisser emporter par la vague des besoins, désirs, ressentis ou autres vouloirs. Mais, en cherchant à être précis, Kant a provoqué une dérive au niveau de la visée morale et de celle de l’être humain. « Cette dérive scinde l’être moral par rapport à l’être humain puis en sa totalité : on respecte en lui le sujet ou la raison pratique mais qu’en est-il lorsque le sujet n’est pas encore advenu à lui-même, ou ne peut plus exercer ses prérogatives ? »335. Selon Paul Valadier, Kant a compris que la dignité humaine devait se loger dans l’homme moral. C’est cette loi inscrite en chaque homme qui peut l’amener à la raison pratique malgré la nature corrompue de celui-ci. Cette perspective morale élève l’homme au dessus de la bête. Cette conscience qui ne se loge pas dans l’empirique mais dans la conscience de la loi morale comme idée suprasensible, c'est-à-dire transcendantale, fait rencontrer dans leur dignité les être humains comme personnes morales. Mais là, se loge une difficulté du fait que par ses attributs de langage, de raison logique ou de mémoire l’homme arrive à prendre conscience de lui comme de l’autre : liberté en acte. Comment faire fi de ces attributs devant une personne dépourvue de ceux-ci ? Dans un raisonnement pratique, le dualisme Kantien, entre le sensible et l’intelligible, a du mal à se concevoir sur le plan d’une stricte égalité. Si ce sont les attributs intellectuels qui perçoivent, comment peut-on ne pas les quantifier entre eux et ne pas les comparer avec ceux du sensible ? L’homme remarque que ce sont ces attributs, ces qualités qui le différencient de la bête. Il ne voit pas en quoi il peut les mettre à égalité avec les autres. « Seul l’intelligible est respectable, mais un intelligible qui se donne à lire dans des qualités sensibles… Et, du coup, seules ces qualités (raison, mémoire, langage) sont respectables »336. La postérité va ainsi radicaliser une qualité au profit de l’autre. Elle sort donc de l’attitude religieuse Kantienne qui écoutait de loin l’appel divin du prochain au profit d’une éthique sans appel ; une éthique du visage dans laquelle est homme celui qui a des attributs définis dans le temps et l’espace par l’homme ayant ses attributs. On passe d’une raison pratique idéaliste à une raison pratique réaliste. 335 336 Ibid, p. 155. Ibid, p. 157. 173 De l’impératif catégorique au réalisme moral Frater Taciturnus, un des pseudonymes de Kierkegaard, écrit dans son journal « fausse alarme. J’ai fait vingt mille en seize heures ; j’ai failli mourir d’angoisse et d’impatience – et pour rien. J’ai ridiculement exposé ma vie – et pour rien. Un imbécile de postillon tombe de sommeil ; ses chevaux l’imitent. Furieux, je bondis de la voiture et frappe le gaillard sans penser qu’il est un géant auprès de moi. Mais que ne fait-on pas dans un pareil état d’esprit ! et l’on vante la poste et la poste expresse ! Quelle misère. Richard III aurait donné son royaume pour un cheval ; je crois que j’aurai donné la moitié de ma fortune pour deux bons coursiers »337. Frater Taciturnus brûlait tant d’impatience pour rejoindre la jeune fille qu’il pensait poser un acte de désespoir en raison de sa décision de rompre les fiançailles. Il se compare à Richard III qui brûlant d’impatience de vaincre son ennemi et ayant perdu son cheval criait dans le feu du combat : « Mon royaume pour un cheval »338. Richard III était prêt à vendre le royaume pour lequel il se battait pour le prix d’un cheval. Notre impatience peut, selon Kierkegaard, nous amener sans vraiment le vouloir à faire du mal autour de nous. Dans l’impatience, les normes d’équivalence perdent leur caractère objectif. Elles ne sont quantifiées que par le désir seul ou la violence qui en sort. Prenons un autre exemple. « Or vint un jour propice, quand Hérode, à l’anniversaire de sa naissance, fit un banquet pour les grands de sa cour, les officiers et les principaux personnages de la Galilée : la fille de ladite Hérodiade entra et dansa et elle plut à Hérode et aux convives. Alors le roi dit à la jeune fille : « demande-moi ce que tu voudrais, je te donnerai, jusqu’à la moitié de mon royaume ! » Elle sortit et dit à sa mère : « que vais-je demander ? » - « La tête de Jean Le Baptiste », dit celle-ci. Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, elle lui fit cette demande : « je veux que tout de suite tu me donnes sur un plat la tête de Jean Le Baptiste ». Le roi fut très contristé mais à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas lui manquer de parole » (Marc 6, 21-26). Richard III offrait son royaume pour un cheval. Hérode a offert la tête de Jean Le Baptiste à Salomé pour une danse. Celle-ci l’offre à sa mère qui cherchait une occasion propice de se 337 338 S. Kierkegaard, Coupable ? – Non coupables ?, O.C. 9, pp. 237-238. Cité par S. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon œuvre, O.C. 16, p. 47. 174 venger de Jean Le Baptiste qui était opposé à son mariage ; Hérodiade étant au départ le femme de Philippe, frère d’Hérode. Richard III était prisonnier de sa haine et de sa rage de vaincre à tout prix. Hérode était prisonnier de sa fougue, de son serment et de son image. Le prix accordé à l’autre représentait le coût de leur sensibilité et de leurs passions aveugles. En posant l’impératif catégorique comme loi fondamentale de la raison pratique : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle »339, Kant a formulé une loi ayant la signification positive d’un vouloir qui se veut bien pour tous. C’est une forme d’écho à la voix de l’appel appelant l’autre comme son prochain. Kant a écouté l’appel, afin de rester sur la terre ferme, il a voulu donner comme fondement à cet appel la liberté et comme médiateur, la raison. Cette loi devrait s’exprimer dans et par le langage de la raison. C’est ainsi qu’un Frater Taciturnus, un Richard III, un Hérode ou même Salomé et sa mère aussi bien que les convives, ne pouvaient accepter ce massacre des innocents ou plutôt cette banalisation du mal en offrant leur royaume pour un cheval ou une danse. Le critère universel qui fait que je puisse vouloir aussi les autres m’inclut moi-même. Mais, ce critère ouvre une faille à l’impersonnalisation, à la neutralité comme la loi universelle. La rigidité de ce critère fait changer de statut l’autre qui était considéré jusqu’alors comme mon prochain, objet de mon inquiétude, pour devenir un sujet objectif qui selon la logique de la raison doit être l’objet de mon action. Ne s’ancrant plus dans le face-à-face avec Dieu, c'est-à-dire l’appel qui m’appelle à appeler l’autre, l’impératif fondamental se laisse guider par les preuves de la raison qui définissent la dignité de l’homme. Il s’agit ainsi de définir l’éthique non en termes non éthiques, par exemple religieux, mais en termes éthiques340. Ruwen Ogien s’appuit sur G.E. Moore qui 339 Kant, Critique de la raison pratique, Ed. Flammarion, 2003, p. 126. Ruwen Ogien, Le réalisme moral, op. cit. p. 7. 340 « Mais, d’après G.E. Moore, si « contribuer au bonheur du plus nombre », « être commandé par la loi divine », « être justifié par un principe ni contradictoire ni irrationnel » étaient authentiques définitions du « bien », toutes ces phrases n’auraient aucun sens ou pas plus que de sens que « cet homme est un adulte non marié, mais ce n’est pas un célibataire » ou pour reprendre son exemple plus équivoque, « cet animal est un quadrupède à sabots du genre équidé mais ce n’est pas un cheval », Ruwen Ogien, Ibid, p. 8. 340 175 intimait à la philosophie de quitter des bases de fondements 341 qui ne peuvent que laisser ouverte la question de la définition du « bien » par exemple 342. Selon Moore, cet argument de la question ouverte n’existe pas seulement pour une catégorie d’approche de l’homme ou du bien mais pose également la question du relativisme, d’une réponse totale pour définir par exemple le bien. Toutes les théories ont leur réponse selon l’angle où elles se situent pour poser et répondre à la question. En mettant sur un pied d’égalité les réponses inachevées que peuvent apporter le religieux, l’humaniste, le scientifique ou encore l’individualiste, G.E. Moore propose une autonomie de l’éthique par rapport à ce que vont adopter les éthiciens réalistes. « A la suite de Moore, le réaliste moral essaie de justifier l’autonomie de l’éthique, c'est-à-dire son indépendance à l’égard des croyances et des préférences (ce qui exclut toute interprétation subjective de l’autonomie) et son irréductibilité aux domaines physique ou métaphysique »343. Comment s’y prend-t-il ? Tout d’abord en prenant au sérieux tout discours moral 344 (kantisme, utilitarisme…) et en le confrontant rationnellement ; ce qui amènera par cette méthode de fécondation à la possibilité d’une moralité réaliste indépendante345. C’est dans cet effort intellectuel de confrontation sans parti pris qu’un réaliste moral apprend à expérimenter un jugement moral comme le bien être commun qui soit au-delà des guerres de chapelles. « Car, ce que certains philosophes contestent, c’est précisément la possibilité pour un jugement moral, d’être à la fois impartial et motivant. Comment les considérations impersonnelles telles que le bien être commun, par exemple, pourraient-elles représenter un motif immédiat de mon action ? »346. Mais pour le réaliste moral, on ne doit pas s’arrêter à ce genre d’interrogation. L’impartialité permet une action normative qui trouve sa motivation dans son énoncé qui, en plaçant l’homme dans l’action envers l’autre, le présente aussi comme celui à qui l’action peut être exercée sur lui. La motivation est dans l’universalité, la cohérence de l’action. L’homme trouvant en luimême par observation une cohérence dans sa raison pratique est poussé à agir selon la 341 « Bref, quelle que soit la liste des constituants, quelle que soit la définition du bien proposée, la question de savoir si ce qu’elle affirme est bien restera toujours ouverte » Ibid, p. 10. 343 Ibid, p. 23. Ibid, p. 39. 345 Ibid, p. 61. 346 Ibid, p. 191. 344 176 prescription de la maxime. « De même que nous vérifions nos principes physiques au regard des observations (morales), en ajustant les uns ou les autres, à la recherche d’un équilibre adéquat, de même nous vérifions nos principes moraux au regard des observations (morales), en ajustant les uns ou les autres, à la recherche d’un équilibre adéquat »347. Le nouvel éthicien est un équilibriste qui trouve la solution en observant ce qui concrètement fait du bien ou du mal à la communauté. C’est de cette observation critique que découlent ses prémices de la morale. « Les principes rationnels sont des canons pour la critique, la justification et l’auto détermination de la pensée et de l’action »348. Bien que contredisant le côté suprasensible Kantien, Ruwen Ogien a comme interlocuteur Kant qui ouvre insuffisamment au réalisme moral par son effort de fonder la morale dans la raison pratique. Dans le livre où Ogien essaie de situer le réalisme moral par rapport aux autres courants moraux (Kantisme, utilitarisme…), il en ressort que ces théories font partie intégrante – en les assainissant de quelques impuretés « irrationnelles » - d’une morale réaliste. Nous y retrouvons d’ailleurs des auteurs comme E.G. Moorej, Ronald Dworkin ou Thomas Nagel comme références des autres courants : utilitariste, individualiste, etc. Notre surprise qui n’en n’est pas une est que la confrontation féconde de toutes les croyances privilégie les « croyances rationnelles » aux dépends du spirituel dès le départ. Ce n’est pas en soi une surprise puisque le sérieux envers chaque discours moral prôné par le réalisme moral passe à travers la grille de la preuve par l’observation ou l’adéquation. Refusant d’avoir des fondements autres qu’éthiques, le réaliste moral n’ose pas s’avouer que le mot proprement éthique est celui qui s’ancre dans les vérités générales et nécessaires qui sont l’expression de l’activité de la raison. Ce n’est qu’une profession de foi. Ce n’est pas en ne nommant pas son frère que l’on ne reste pas frère de ce frère, c'est-à-dire membre d’une même famille. Cette recherche d’identité, ou plutôt cette déclaration de ne parler que de soi, peut se comparer à la recherche de synonymes au niveau linguistique. Le discours moral qui est pris au sérieux par le réaliste moral est celui qui s’ancre dans la raison. C’est pour cela que le réalisme moral, malgré l’effort intellectuel de Ogien qui veut lui donner une identité propre, ne finit que par reconnaître la définition négative d’un ensemble 347 348 Ibid., p. 211. Ibid., p. 380. 177 de théories ne niant pas les autres théories morales mais les interrogeant pour ne pas tomber dans un idéalisme ou une illusion non pragmatique du monde349. Malgré les critiques contre le sectarisme de l’utilitarisme, du relativisme et autres, ceux-ci peuvent se prévaloir d’être des théories morales réalistes si l’envie les en prenait. Il n’y a pas une théorie réaliste morale unique mais plusieurs théories qui se retrouvent plus ou moins accentuées selon le courant en question. D’ailleurs, Ruwen Ogien reconnaît par exemple que Ronald Dworkin se refuse à être considéré comme un réaliste moral théorique350. Ces théoriciens se reconnaissent par leur souci commun d’observation pour qu’il y ait moins de souffrance ou plutôt pour éradiquer toute souffrance humaine dans une vie où chacun peut donner sa pleine mesure ; c’est-à-dire la vie d’un homme dormant et se donnant au plaisir sans entraves car ayant rayé tout ce qui peut entraver celui-ci. Certains y verront le dernier homme qui se réjouit dans une illusion du bonheur et d’autres le surhomme qui advint. « L’air du temps » « L’homme ne peut exercer sa gestion qu’à la façon du Roi et Père des cieux, en n’oubliant jamais qu’à la différence de Dieu, il n’est qu’une créature finie, insérée dans la longue suite des choses créées, être créé lui-même, animal parmi les animaux, mais animal spécifique en ce que la parole lui est adressée et qu’à son tour il peut parler, nommer, classer, désigner et donc comprendre les choses »351. Voilà où se logeait la compréhension ou l’observation de l’autre et du monde avant « la mort de Dieu ». L’homme a réalisé qu’il pouvait se suffire à lui-même. Il suffisait qu’il observe avec perspicacité pour qu’il puisse se donner les principes moraux qui permettraient à chacun d’occuper sa juste place dans le nouveau monde. La question de la motivation pour agir, selon les impératifs que posait le Kantisme, reste présente dans cette quête d’une morale réaliste. L’homme Grec avait en effet pour motivation le bien. Pour le chrétien, elle se trouve dans Dieu. Quant à l’homme moderne, elle se situe dans le bien commun. 349 Ibid., p. 39. Ibid., p. 61. 351 Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit., p. 208. 350 178 Mais quels sont les constituants de ce bien-commun ? Nous voyons, chez pratiquement tous les théoriciens nouveaux comme l’écrit Paul Valadier, cette tentation d’enrayer toute souffrance dans le monde352. N’ayons pas peur des mots. Ce n’est pas parce que Hannah Arendt a médiatisé le terme « banalité du mal » dans son rapport du procès concernant Eichmann à Jérusalem 353 que son utilisation prend un côté émotionnel qui interdit de penser. Primo Levi écrivait « les monstres existent mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux ce sont les hommes ordinaires »354. Mais que suit la foule sinon une norme devenue impérative ? Une référence qui peuple l’air du temps et devient ainsi une idéologie dominante. « On finit par l’adopter sans même s’en apercevoir car ces principes semblent aller de soi : qui voudrait la multiplication de la souffrance et le recul du bonheur concret pour parler comme Habermas ? »355 Cette nouvelle éthique qui justifie ces principes issus de l’observation a comme motivation la compassion avec le refus de la souffrance pour tout homme d’une manière négative et le bonheur par la libération de toutes les possibilités humaines comme versant positif. C’est cela l’éthique du bien-commun. Comment ne pas passer pour un rabat joie naïf quand on se met dans un refus de ce qui rend aujourd’hui lisible une lecture positive de toute relation humaine ? Comment n’être pas considéré comme ceux qui militent pour la régression, les nostalgiques du temps de l’obscurantisme, ennemi du progrès ? Toute idéologie dominante exclut, marginalise et oblige à une lecture critique des fais selon ses canaux. Quand tout va de soi, le mal, s’il est là, est banalisé. Le monde progresse et les théories se considérant comme une « morale réaliste » ne peuvent se penser que par le biais de la synthèse ou plutôt de la fécondation résultant de la confrontation entre théories différentes. Mais personne ne peut envisager que le monde progresse vers sa perte. Et la voix de Patocka criant que « le monde est désormais mûr pour sa fin » 356 est étouffée, couverte par la grosse voix sérieuse du penseur du progrès. Tout ce qui 352 Ibid., p. 65. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Ed. Gallimard, 2002. 354 Primo Levi, Si c’est un homme, Ed. Julliard, 1987, p. 262. 355 Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit., p. 65. 356 Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, op. cit. p. 162. 353 179 nous arrive, que ce soit perçu comme un bien ou un mal, n’est nécessairement qu’une étape vers un plus. Le monde avance mais personne ne sait plus vers quoi ou plutôt vers la réalisation du bien commun ! Et pourtant Patocka avertit que « Dieu est mort mais la nature matérielle, qui produit avec une nécessité légale l’humanité et son progrès, est une fiction non moindre, affectée en outre d’une étrange lacune : elle ne comporte aucune instance qui contrôle l’individu dans son aspiration individuelle à s’évader et à s’installer dans le monde contingent »357. Tout le monde parle et on n’entend rien ou plutôt la foule n’entend qu’un seul slogan : « pour le bien-commun : éradiquons toute souffrance et développons toute possibilité ». C’est cette idéologie de base qui fait tenir et rend crédible toute morale réaliste. Comme le pensait Chestov, toute loi part d’une croyance sauf que celle-ci, à la différence de la foi, ne s’en enorgueillit pas. La loi morale cache la fondation sur laquelle elle a tout construit. Jeux de rôles : « Jouer à Dieu » La banalisation du mal se trouve soit dans le mal que l’on fait en prônant que tout se vaut, comme chez le nihiliste, soit dans le mal que l’on fait en pensant que c’est un bien pour l’humanité. Il y a des monstres et ceux qui les créent en devenant des dieux et en faisant croire aux autres qu’ils sont aussi des dieux. Sous le regard sérieux de l’homme qui pense avoir perdu ses écailles pour prendre la responsabilité du monde, en ne le faisant pas avec « crainte et tremblement »358, et en demeurant en compagnie de lui-même, cet homme se rend compte de sa puissance et demande à l’autre de jouer avec lui au dieu. Sous le dehors du sérieux, se cache l’enfant joueur qui s’amuse avec l’anneau du Gygès. Comment comprendre autrement cette réflexion de Ronald Dworkin, grand théoricien de la morale réaliste cité par beaucoup comme une référence crédible, demandant à l’homme de sortir de ses dernières angoisses, scrupules qui l’empêchent de « jouer à Dieu » 359 ? Si lui en tant que juriste, c'est-à-dire un homme qui a le pouvoir de justifier un acte et de le rendre légal, veut jouer à Dieu, qui s’y opposera encore ? Comment dire que ce qui est légal 357 Ibid., p. 123. Hannah Arend, Penser l’évènement, Ed. Belin, 1989, p. 34. 359 Cité par Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit., p. 57. 358 180 est un mal ? Beaucoup de « crimes » ont été justifiés par le cadre de la légalité. Des préfets et des militaires ont obéi aux ordres dans des nations dites « libres et développées ». Heureusement, dans d’autres pays, d’autres peuples et même en leur sein d’autres personnes, ont contesté cette aliénation des libertés aux dirigeants inféodés au mal. Aujourd’hui, dans un monde qui s’étatise et l’idéologie entre dans les foyers par des moyens de communication aussi séduisants que planétaires, comment garder de la distance face à une idéologie qui vous veut du bien ? Pourquoi et au nom de quoi contester ces morales du « bien-commun » qui permettent d’éradiquer la pauvreté, de protéger l’étranger, de respecter les minorités et de tolérer les différences culturelles ? Pourquoi persister à soupçonner que l’arbre cache la forêt ? Pourquoi voir le mal partout ? Et pourtant… Au-delà de ces guerres meurtrières, il y a la guerre quotidienne qui consiste à savoir qui est l’homme aujourd’hui. En cela, nous pouvons entendre les paroles de Patocka pour qui « le monde est désormais mûr pour sa fin ». L’homme a pris la place d’un dieu et veut un dieu homme en face de lui. C’est l’humanité des dieux qui doit prendre place dans ce monde ; les surhommes décidant au-delà du bien et du mal, qui jugeant ce qui est bien et ce qui est mal. Mais quel homme peut décidé que l’autre est ou n’est pas un homme ? Celui qui a un pouvoir intellectuel ou une puissance matérielle. L’homme qui possède l’anneau qui lui donne le droit de définir l’homme et d’être suivi par la foule. Cet homme aujourd’hui est le penseur d’une morale réaliste. Il y a le penseur à scandale, genre Sloterdijk se prenant pour « le nouveau Nietzsche », qui développe une pensée cynique proposant comme défi de ce temps de l’ère du monstrueux, la sélection humaine. Sa pensée, comme l’a décrite Paul Valadier, est que « toute société humaine, toute culture se doit de domestiquer la bête humaine et donc de mettre en place les moyens d’un élevage de l’animal humain. L’humanisme, subtilement et sans l’avouer ouvertement, provoquait un tri et posait une hiérarchie entre les humains mais désormais cette hiérarchie subtile, distinguée, n’a plus cours »360. Paul Valadier en « humaniste chrétien » s’est scandalisé de ces propos brutaux et « monstrueux » qui avec « dandysme et cynisme » ébranlent les fondements du respect de l’homme dans sa dignité avec la norme d’une égalité de traitement entre tous les hommes. 360 Ibid, p. 72. 181 Sloterdijk, quant à lui, se pose comme un héritier de Socrate qui assume le monstrueux de l’être humain sans hypocrisie. Dans la République de Platon361, Adimande et son frère Glaucon interrogent Socrate sur la procréation des enfants et les règles de cette procréation dans l’Etat promis par ce dernier. Socrate propose l’égalité entre hommes et femmes. Comme souvent il est en avance de plusieurs siècles sur son époque et même d’autres pays comme c’est encore le cas aujourd’hui. Mais Socrate, pris par l’insistance de la question, lui qui était accoucheur, se met à accoucher de sa république. Il promulgue à quel âge procréer, quels hommes et femmes peuvent s’accoupler pour avoir « une race pure », quels critères permettent de considérer un enfant est légitime ou non, quel enfant doit être valorisé, quels moyens mettre en place pour sa bonne éducation et quels moyens éviter. Socrate, comme le fait remarquer Sloterdijk, avait déjà mis en place les statuts du « parc humain ». Il a réfléchi non pas à l’individu comme un but mais au bien de l’Etat comme but ultime de toute action humaine. Tout doit être fait pour permettre le bon fonctionnement de l’Etat. Ce qui apporte un dysfonctionnement, entraîne la souffrance. En radicalisant l’éducation selon Socrate, comme la dignité pour Kant, les moralistes trouvent des fondements ou plutôt des liens justifiant leurs théories. Il y a des intégristes de tout bords qui prennent dans les doctrines ce qui les intéressent pour sectoriser la partie sans tenir compte de l’ensemble. Notre démarche n’est pas de commenter ses intégristes mais de rendre compte du lieu où la pensée émerge pour se dire, se laisser connaître. Ici c’est dans le lieu de l’homme comme référence de lui-même. L’autre est pris dans le discours de son semblable qui décide s’il est semblable ou non et ce qui est semblable. En raison de leur ton provocateur, les propos d’un Sloterdijk brouillent les pistes en bouleversant les êtres sensibles et en évitant par là même que les vraies questions ne soient posées. Et pourtant cet homme dit simplement ce que d’autres penseurs amènent avec courtoisie : la sélection, un parc humain habillé de belles couleurs. 361 Platon, La république, Livre V, op. cit. p. 1017-1036. 182 Les nouvelles valeurs utilitaristes Nous allons étayer notre réflexion en prenant comme exemple l’éthique pratique issue de l’utilitarisme comme « une longue et fructueuse tradition en philosophie morale » 362 et son maître à penser moderne Peter Singer363. L’ouvrage « Pratical Ethics » comme l’auteur le signale dans l’appendice de la seconde édition a connu un succès éclatant et a été traduit en plusieurs langues. Il est devenu un ouvrage référence qui a suscité en Allemagne des réactions disproportionnées à l’université de Duisbourg allant même jusqu’à l’abandon du cours par le professeur de philosophie, Dr Harmunt Kliemt. « Les manifestants s’opposaient à l’utilisation de ce livre au motif que l’un de ses dix chapitres recommandait l’euthanasie active pour les nouveaux nés gravement handicapés »364. Comme le signale notre auteur, l’Allemagne et l’Autriche sont les deux seuls pays qui réagiront d’une manière négative. De ce refus systématique de débattre, l’auteur déduit que les allemands ont peur de regarder en arrière pour regarder devant. « Les allemands se débattent toujours dans la confrontation avec leur passé et le passé défie l’entendement rationnel. Cependant, on trouve dans le débat allemand sur l’euthanasie un ton de fanatisme particulier qui va au-delà de l’opposition normale au nazisme ; en fait il ressemble beaucoup à la mentalité qui a rendu le nazisme possible. Pour voir cette attitude à l’œuvre, ce n’est pas l’euthanasie qu’il faut considérer mais c’est une question qui, pour les allemands, lui est liée et constitue également un tabou : celle de l’eugénisme. Parce que les nazis ont pratiqué l’eugénisme, tout ce qui lui est lié en quelque manière est maintenant sali en étant associé au nazisme »365. Ces nations qui ont remis les écailles sur leurs yeux réagissent d’une manière non pas rationnelle mais émotionnelle. Les nations, qui selon l’auteur appliquent cette maxime de Voltaire « je désapprouve ce que vous dites mais je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire », reçoivent une très bonne note de sa part. C’est le cas tout particulièrement du parlement anglais qui s’en n’est pas tenu à des discussions animées mais a même autorisé l’expérimentation non thérapeutique de 362 Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit. p. 75. Nous allons nous référer essentiellement à son livre à succès, Questions d’éthique pratique, Ed. Bayard, 1997. 364 Peter Singer, Questions d’éthique pratique, op. cit. p. 317. 365 Ibid, p. 332. 363 183 l’embryon jusqu’au quatorzième jour après fertilisation alors que le parlement allemand a voté à l’unanimité une loi interdisant toute expérimentation non thérapeutique sur l’embryon humain. Peter Singer ne conçoit pas qu’une nation puisse refuser de discuter sur la thèse de « l’inviolabilité de la vie humaine »366. Et pourtant, lui-même rend caduque la discussion qui s’appuie sur la sacralité humaine car fondée « sur des arguments religieux traditionnels » (p. 323) alors que dieu est mort depuis longtemps. La discussion apportée par un discours utilitariste est de l’ordre de la comptabilité c’est-à-dire de l’ordre du crédit et du débit. Est bon celui qui emmagasine le plus de crédit, est mauvais celui qui apporte plus de déficit. Les règles posées comme base de discussion disqualifiant toute autre approche constituent la règle utilitariste. Son raisonnement est imparable. « Qu’est ce que cela nous montre ? Non que l’utilitarisme peut-être déduit du caractère universel de l’éthique. Il y a d’autres idéaux éthiques, tels que les droits individuels, le caractère sacré de la vie, la justice, la pureté, etc., qui sont universels au sens requis, mais qui sont incompatibles avec certaines versions de l’utilitarisme. Cela montre que nous arrivons très rapidement à une position utilitariste lorsque nous appliquons l’universalité de l’éthique à des prises de décision simples, prééthiques. Cela, à mon sens, renvoie la charge de la preuve à ceux qui veulent aller au-delà de l’utilitarisme. La position utilitariste est minimale ; c’est un premier niveau que nous atteignons en universalisant les prises de décision égoïstes. Pour penser éthiquement, nous ne pouvons pas refuser de franchir ce pas. Pour nous persuader qu’il faudrait aller audelà de l’utilitarisme et accepter des règles morales et des idéaux non utilitaristes, il nous faudrait franchir un pas supplémentaire qui nécessite qu’on ait de bonnes raisons pour le faire. Jusqu’à ce que soient produites de telles raisons, il est justifié que nous restions utilitaristes » (p. 25). Le problème est que ces autres points de vue sont déjà disqualifiés à la base par les règles « des discussions animées » autour des « questions pratiques ». Une discussion animée peutelle prendre au sérieux le discours du souterrain de Dostoïevski ? Prenons la liberté et entrons dans la discussion animée en dépassant l’indignation. Comme nous ne pouvons pas dépasser l’utilitarisme discutons en. De quoi traite le livre ? Voici la réponse de l’auteur « C’est d’éthique pratique dont il est question dans ce livre ; autrement dit, 366 Ibid, p. 318. En ce qui concerne les prochaines citations et références en rapport avec ce livre, nous mettons les numéros de pages directement dans le texte. 184 on y traite de l’application de l’éthique ou de la morale – nous considérons ces mots comme interchangeables – à des questions pratiques telles que le traitement des minorités ethniques, l’égalité des femmes, l’utilisation d’animaux pour l’alimentation ou la recherche, la préservation de l’environnement naturel, l’avortement, l’euthanasie et l’obligation pour les riches d’aider les pauvres » (p. 13). L’auteur commence son livre en exposant les présupposés sur lesquels repose son éthique. Pour lui, tout jugement éthique qui ne vaut rien en pratique doit souffrir d’une défaillance quelque part car l’éthique doit guider nos pratiques quotidiennes. Une bonne éthique serait celle qui ne cherche pas à complexifier les faits mais au contraire cherche à les rendre simples pour permettre l’application de règles simples à des faits rendus simples. C’est le but que vise l’éthique pratique issue du courant utilitariste qui est la théorie la plus connue du point de vue conséquentialiste. Celui-ci ne commence pas par des règles morales mais par l’évaluation des actions en fonction de la façon dont celles-ci favorisent leur réalisation. « L’utilitarisme classique considère qu’une action est bonne si elle produit pour tous ceux qu’elle implique autant ou plus de bonheur que toute autre action alternative ; l’action est considérée comme mauvaise dans le cas contraire. Les conséquences d’une action varient en fonction des circonstances. C’est pourquoi un utilitariste ne peut jamais être accusé de manquer de réalisme ni d’adhérer de manière rigide à des idéaux, au mépris de l’expérience pratique. L’utilitariste jugera que mentir est mauvais dans certaines circonstances et bon dans d’autres en fonction des conséquences qui s’ensuivent » (p. 15). Les différences entre les utilitaristes et les autres courants relativistes selon les utilitaristes Il ne faut pas confondre le courant utilitariste avec le relativisme. Pour Peter Singer, l’utilitarisme ne fait pas le lit de la relativité ou de la subjectivité (page 16), selon lui, le point de vue selon lequel l’éthique serait toujours relative à une société particulière aurait pour conséquence d’annuler toute discussion. En effet chacun pourrait toujours se réfugier dans sa culture pour justifier ses positions. Il n’y aurait pas ainsi au sein d’une société de réformateurs car ceux-ci seraient considérés comme des minorités dans l’erreur. 185 Pour Singer, le jugement éthique dépend de l’approbation ou du désaccord de la personne et non pas de la société. Sinon ce serait un non sens de proposer une nouveauté. La loi universelle permet à chacun de quitter son point de vue et d’aller au-delà pour rejoindre un jugement universalisable ; « le point de vue du spectateur impartial ou de l’observateur idéal – ou quelque nom qu’on lui donne » (p. 23). Les jugements éthiques qui seront à l’abri de toute critique conduiront à égaliser par là même tous les jugements éthiques s’il en va ainsi, comment aurait-on pu s’extraire de nations esclaves s’il n’y avait pas eu l’intérieur et à l’extérieur de celles-ci, des personnes qui ont décidé d’interroger les croyances et les coutumes dans lesquelles elles avaient grandi pour prendre leurs propres décisions selon le principe général « fais ce qui accroît le bonheur et réduit la souffrance » (p. 17). Ruwen Ogien met également l’accent sur ce relativisme qui au départ consiste à sortir de son point de vue pour chercher à comprendre le point de vue de l’autre afin de trouver des points de concordance entre ces points de vue. En effet, un glissement s’opère vers un ethnocentrisme enfermant chacun dans sa propre vision du monde, en le justifiant comme étant simplement différent de celle de l’autre. Ainsi est évitée toute convergence entre idées morales367. Chacun fait ce qu’il veut chez lui. Il n’y a donc pas de rencontre mais seulement des juxtapositions, des communautarismes lorsque l’on entre dans une communauté, on obéit aux règles et personne ne se demande qui, comment et pourquoi ces règles ont été posées. Sontelles encore adaptées au monde d’aujourd’hui ou plutôt aux personnes qui dans cette communauté l’interrogent. Peut-on au nom d’un relativisme culturel cautionner les exactions envers les femmes ou d’autres injustices ? Peut-on dire qu’il en a toujours été ainsi ? Est ce que cela a toujours été le cas pour d’autres communautés qui se sont libérées de pratiques avilissantes ? Réduire la vérité à une réalité pragmatique et culturellement limitée n’est-ce pas de la non assistance à personne en danger ? En effet, avec les pratiques, il y a également les sentiments qui les accompagnent. Croit-on que les êtres ne bougent pas, c’est parce qu’ils sont heureux ainsi ? 367 Ruwen Ogien, Le réalisme moral, op. cit. p. 27. 186 Une organisation peut tuer dans l’œuf toute forme de rébellion. Or, si ce sentiment existe, cela veut dire que la vérité pratique et limitée n’est plus une réponse appropriée pour cette personne ; ou plutôt que la personne et la vérité doivent s’affronter. Selon Ruwen Ogien, le courant ethnocentrique qui élabore ces idées atteint le summum de l’absurdité. « Il est bon d’être incapable de prendre la moindre distance à l’égard de sa propre culture, il est bon que chacun soit enfermé dans sa propre vision du monde »368. Le courant utilitariste n’est pas dans cette forme de morale réaliste. Son souci est de l’ordre de l’universel. En prenant comme principe celui de réduire la souffrance et d’accroître le bonheur, il sort de l’enfermement des coutumes et traditions culturelles pour rejoindre la personne dans son expérience existentielle. Le conséquentialisme ou le « comment vivre ensemble » selon les utilitaristes Le conséquentialisme a pour principe de contribuer au bonheur du plus grand nombre de personnes en faisant reculer les souffrances partout dans le monde. D’où cette recherche d’un ensemble de principes suffisamment souples comme réponses simples et pratiques aux questions d’aujourd’hui. Un manuel du « comment vivre ensemble » comme membres de l’univers. Comme nous l’avions dit, l’universalité de ce mode d’emploi du « comment vivre ensemble » se pense universaliste, par son principe général et des principes qui en découlent. Elle a comme fondement l’intérêt que chacun porte en soi pour soi et pour la vie. C’est une donnée observable pour tout être humain. C’est dans cet intérêt que peuvent s’écrire les principes éthiques selon Singer. Il sélectionne trois principes de base369. 1. Le principe de l’égale considération des intérêts. « En acceptant que les jugements éthiques doivent être faits d’un point de vue universel, j’accepte que mes propres intérêts ne puissent compter davantage que les intérêts de n’importe qui d’autre, simplement parce qu’ils sont les miens. Ainsi, lorsque je pense de manière éthique, ma préoccupation de voir mes propres intérêts satisfaits doit être étendue à ceux des autres » (page 23). Ce principe, qu’il reconnaît comme pouvant être formel car manquant de substance, est néanmoins assez puissant pour 368 369 Ibid., p. 27. Nous nous inspirons des coupes faites par Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit., pp. 76-78. 187 rejeter toute forme de sexisme, de racisme ou d’inégalitarisme fondée par exemple par la hiérarchisation des membres d’une société selon leur degré d’intelligence. Ce principe suppose que c’est l’intérêt personnel qui met en mouvement la personne. Celle-ci pour le faire advenir éthique doit accepter que chaque intérêt particulier soit considéré comme égal au nôtre dans l’action concernée. Ici, ce n’est pas la personne mais l’intérêt qui est premier. L’intérêt, qu’il soit celui du roi ou de son valet, doit être pris en égale considération pour qu’il devienne éthique. 2. C’est la capacité de souffrance qui justifie pour toutes les espèces, humaines et non humaines, la prise en compte de l’égale considération de leurs intérêts. « Si un être souffre, refuser de prendre cette souffrance en considération n’est pas justifié moralement. Peut importe la nature de cet être, le principe d’égalité exige qu’on prenne en considération sa souffrance comme celle de n’importe quel autre être pour autant qu’une telle comparaison soit admise. Si un être n’est pas susceptible de ressentir la douleur ou de faire l’expérience du plaisir et du bonheur, il n’y a rien en lui qui doive être pris en considération. C’est pourquoi notre intérêt pour autrui ne peut avoir d’autre limite défendable que celle de la sensibilité – pour utiliser un terme pratique qui, sans être tout à fait adéquat, exprime à lui seul la capacité de souffrir et de ressentir le plaisir ou la joie. Choisir des critères, tels que l’intelligence et la raison, pour rendre cette limite manifeste serait arbitraire. Pourquoi, sinon ne pas choisir d’autres critères comme la couleur de la peau » (p. 65). Reprenant l’idée de Jérémy Bentham, considéré comme le père fondateur de l’utilitarisme moderne, Singer signale que la capacité de souffrir et/ou de se réjouir n’est pas à mettre sur le même plan que la capacité par exemple de parler ou de faire des mathématiques. Elle constitue une force vitale commune à toutes les espèces et ainsi comme un préalable nécessaire à satisfaire pour avoir des intérêts. Or, cette capacité est la propriété aussi bien de l’homme que de l’animal. « L’argument qui permet d’étendre le principe d’égalité au-delà de notre propre espèce est simple ; tellement simple qu’il se réduit à une claire compréhension du principe de l’égale considération des intérêts. Ce principe impliquait que le souci d’autrui ne devait dépendre ni de son apparence ni de ses aptitudes (bien qu’il nous enjoigne d’agir en fonction des dispositions de chacun). Le fait que certains ne soient pas membres de notre race ne nous autorise pas à les exploiter. Que certains soient moins intelligents que d’autres ne signifie pas non plus qu’il faille négliger leurs intérêts. 188 Ce principe implique également l’interdiction d’exploiter des êtres sous prétexte qu’ils ne sont pas membres de notre espèce ; de la même façon, le fait que d’autres animaux sont moins intelligents que nous ne signifie pas que leurs intérêts doivent être négligés » (p. 64). Ainsi, comme l’écrit Singer à la suite de Bentham, une souris a les mêmes droits qu’un être humain. Car, il ne s’agit pas ici de regarder l’autre mais ses intérêts ; « car les intérêts sont toujours les intérêts et ils méritent qu’on leur accorde une considération égale, qu’ils soient ceux d’animaux humains ou non, d’animaux conscients d’eux-mêmes ou non ». D’où le troisième principe. 3. La valorisation de toute vie sensible et le refus de faire souffrir celle-ci. C’est un élargissement essentiel si l’on doit rester cohérent avec le principe de l’égale considération des intérêts des êtres sensibles. De plus, la science apporte la preuve de cette attention que l’on doit apporter à tout être, humain ou non humain, sensible. « Pour appuyer nos déductions à partir du comportement animal, nous pouvons arguer que le système nerveux de tous les vertébrés, et spécialement celui des oiseaux et des mammifères, est fondamentalement identique. Les parties du système nerveux humain concernées par la souffrance sont relativement anciennes du point de vue de l’évolution. Contrairement au cortex cérébral, qui ne s’est complètement développé, qu’après que nos ancêtres ont divergé d’avec les autres mammifères, le système nerveux fondamental s’est formé chez des ancêtres plus lointains, que nous avons en commun avec les autres animaux « supérieurs ». Ce parallèle anatomique laisser penser que la capacité de ressentir qu’ont les animaux est semblable à la nôtre » (p. 76). Ce qui amène Peter Singer à affirmer que les différences constatées entre certains animaux et les êtres humains ne sont que des différences de degrés et non pas d’espèce. Il est alors difficile de tracer des frontières entre les humains et les animaux (p. 78) car certains animaux ont des capacités « intellectuelles » supérieures à certains humains ; par exemple, certains attardés mentaux et des enfants. Pourquoi devrait-on accorder à ceux-ci des privilèges supérieurs à ceux des animaux. En défenseur des droits des animaux370, Peter Singer exige que les animaux, êtres sensibles comme les humains, soient reconnus comme égaux devant la souffrance et la mort. En effet, 370 Peter Singer, La libération animale, Ed. Grasset, 1993. 189 nous ne pouvons pas nous appuyer sur une différence de degrés qui pourrait se retourner contre certains membres de notre espèce comparés à certains animaux. « C’est pourquoi nous devons rejeter la doctrine qui place la vie des membres de notre espèce au-dessus de celle des membres d’autres espèces. Certains de ceux-ci sont des personnes, certains membres de notre espèce n’en sont pas. Il n’existe pas de raison objective pour affirmer qu’il est toujours pire de tuer des membres de notre espèce qui ne sont pas des personnes que des membres d’autres espèces qui en sont. Au contraire, ainsi que nous l’avons vu, des arguments de poids conduisent à penser que prendre la vie de personnes est en soi plus grave que prendre la vie de non-personnes. Il semble donc, par exemple, que tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d’un handicap mental, congénital, n’est pas et ne sera jamais une personne » (p. 120). Nous n’allons pas exprimer notre sentiment d’indignation d’être comparé à un chimpanzé. Darwin a déjà fait tout un travail préparatoire à travers l’évolutionnisme. Mais, quand Peter Singer indique que le fait de mettre en exécution ces principes ne conduira pas sur une pente glissante et que le nazisme résultait plutôt du fait de ne pas avoir voulu voir cette proximité amenant à l’égale considération des intérêts de toute espèce, il y a comme un malaise. Il faut reconnaître à Peter Singer son travail intellectuel contre toutes les formes d’inégalités entre les hommes, contre le racisme, les privilèges accordés à ceux qui sont plus intelligents que les autres, le sexisme sans oublier la lutte contre la pauvreté et ce toujours dans le but d’éradiquer si possible la douleur dans le monde. Il faut également reconnaître son combat contre les massacres et sa lutte pour les droits des animaux. Il affirme que le but de ces comparaisons n’est pas d’abaisser l’homme mais de redonner ou de donner à l’animal sa réelle place dont l’a privé le chrétien dans sa vision du monde où celui-ci est le seul être à l’image de Dieu. L’homme aussi bien que l’animal souffre. Ils doivent donc être égaux en considération de leurs intérêts. Mais, Singer ne tarde-t-il pas à prendre cette pente glissante déjà prise, par les penseurs qui luttent contre l’illusion de ceux qui veulent protéger leurs privilèges humains ? Ne parle t-il pas du fond du puits de Thalès ? Son utilitarisme qu’il nomme « utilitarisme de préférence » n’est pas la pente glissante où le regard qu’il prétend porter vers l’avenir n’est qu’une forme du confort suprême de la raison où l’autre est réduit par rapport à mes intérêts, c'est-à-dire 190 ceux des biens portant ou de ceux qui peuvent juger de ce qui est le bonheur et la souffrance répandus dans le monde ? Interrogeons cet « utilitarisme de préférence » sur la question de la mort. Qui doit mourir et pourquoi ? Pour mieux répondre à la question371, nous allons partir de la valeur accordée par l’utilitarisme de préférence à la vie humaine. L’utilitarisme de préférence selon l’éthique pratique de Peter Singer Peter Singer commence par préciser le terme « être humain ». En effet, pour lui cette précision permet de répondre à la question de l’avortement. « Le fœtus est-il un être humain ? » Il propose les deux distinctions classiques chez les philosophes : 1. L’être humain comme membre de l’espèce homo-sapiens 2. L’être humain comme personne, c'est-à-dire un être rationnel et ayant conscience de lui. Pour Singer, si l’on se positionne dans la première définition, un embryon, un enfant né gravement handicapé mental ainsi qu’un enfant né anencéphale, « c'est-à-dire littéralement sans cerveau », doivent être considérés comme des êtres humains (p. 92). Or, en se positionnant par les faits biologiques, « le fait qu’il soit mal d’infliger des souffrances ne peut dépendre de l’espèce à laquelle appartient l’être qui les subit. Il en est de même pour le fait de le tuer. Les faits biologiques qui définissent notre espèce n’ont pas de signification morale. Accorder notre préférence à la vie d’un être simplement parce qu’il est membre de notre espèce nous mettrait dans la même position que les racistes qui accordent leur préférence aux membres de leur propre race » (p. 93). L’auteur fait remarquer que si ce point de vue qui résiste mal à la critique, est encore accepté c’est du fait que notre culture est inféodée du judéo-christianisme qui prône les dix commandements. Dans celui-ci, le « ne tuez pas » un caractère effrayant et condamne celui qui le transgresse à des tourments éternels. Cela tient aussi au fait que l’homme est créé à l’image de Dieu, d’où la sacralité de la vie. L’époque Grecque ou Romaine, « l’appartenance à l’espèce homo-sapiens ne suffisait pas pour garantir la protection de la vie de chacun » (p. 94). Ce seraient les plus viables qui devraient rester en vie. Notre attitude ne serait donc qu’une question de croyance ou d’éthique chrétienne dominant la pensée Européenne. 371 C’est surtout dans le chap. 4 « est-il mal de tuer ? » 191 En ce qui concerne la deuxième définition de l’être humain comme un être rationnel et conscient de lui qui rend la vie humaine sacrée, Peter Singer se réfère à l’approche de l’utilitarisme classique. « L’utilitarisme classique, tel que l’expose Jérémy Bentham, son père fondateur, et tel qu’il a été ensuite affiné par des philosophes comme John Stuart Mill et Henry Sidgwick, juge les actions en fonction de leur tendance à maximiser le plaisir et la joie et à minimiser la souffrance et la tristesse. Des mots comme plaisir et joie manquent tous deux de précision, mais il est évident qu’ils font référence à quelque chose dont on fait l’expérience, que l’on ressent, en d’autres termes à des états de conscience. C’est pourquoi, selon l’utilitarisme classique, le fait que les désirs ne soient pas réalisés lorsque les gens meurent n’a pas de portée directe. Si vous mourrez instantanément, que vous ayez des désirs pour le futur ne change rien à la quantité de douleur ou de peine que vous ressentez. Ainsi, pour les utilitaristes classiques, le statut de « personne » n’est pas directement pertinent pour décider du caractère négatif de l’acte de tuer » (pp. 95-96). Tuer une personne ne serait alors mauvais en soi que parce que cet acte aurait pour conséquence de supprimer la joie qu’aurait été susceptible de ressentir un être humain s’il avait vécu. Mais, chez l’homme conscient de lui-même, cet acte aurait également pour conséquence de l’empêcher de ressentir de la joie de vivre à l’avenir et ce en raison de la nature même de l’acte qui a été commis. L’homme conscient de lui-même répugne au meurtre non pas seulement en raison du tort irrémédiable causé à la personne tuée mais également en raison des répercussions éventuelles chez les personnes qui auront connaissance du meurtre. Celles-ci vont vivre dans l’inquiétude d’un futur non heureux. Ainsi, le meurtre est-il quantitativement plus élevé dans le registre de la réprobation. Pour l’utilitariste classique, il est plus grave en soit de tuer une personne que de tuer un membre de l’espèce homo-sapiens, par exemple un handicapé mental. En effet, il ne se reconnaît pas dans sa dimension d’être rationnel et conscient de lui-même chez cet handicapé mental. Ceci va ouvrir à l’utilitarisme de préférence qui selon Singer ne s’arrête pas à la tendance à maximiser le plaisir et à minimiser la douleur mais « en fonction du degré d’accord de ces actions avec les préférences d’un être affecté par elles ou par les conséquences » (p. 99). 192 Pour Singer, c’est l’utilitarisme de préférence qui est mieux à même d’universaliser les intérêts de la personne car les choix sont moins intuitifs et plus critiques, c'est-à-dire mûrement réfléchis. « Selon l’utilitarisme de préférence, une action contraire à la préférence d’un être est mauvaise, sauf si cette préférence est compensée par une préférence opposée. Ainsi, tuer une personne qui préfère continuer à vivre est mal, toutes choses égales par ailleurs. Que les victimes ne soient plus là après l’acte pour se plaindre de ce que leurs préférences n’aient pas été prises en compte est sans importance. Le mal est fait lorsque la préférence est contrariée » (p. 99). Cette éthique mûrement réfléchie déclare que prendre la vie d’une personne serait plus grave que de prendre celle d’un autre être car la vie de la personne est orientée vers le futur dans ses préférences. Ici, la personne n’est pas seulement perçue à travers une préférence intuitive du plaisir et de la douleur ressentie par elle mais également à travers l’ensemble de ces préférences. « C’est pourquoi tuer une personne revient normalement à violer non seulement une préférence, mais aussi le vaste éventail des préférences les plus centrales et les plus importantes qu’un être puisse avoir. Très souvent, cet acte fera perdre tous sens à ce que la victime aura essayé de faire pendant les jours, les mois et même les années passées. En revanche, des êtres qui ne peuvent pas se considérer comme des entités pourvues d’un futur ne peuvent pas avoir de préférence concernant leur existence à venir » (p. 99). Voici les raisons que donne l’utilitariste de préférence pour s’opposer à ce que l’on tue des personnes quand il s’agit d’êtres conscients d’eux-mêmes. Il en va de même pour les êtres non conscients d’eux-mêmes si leur mort peut avoir des conséquences indirectes, néfastes sur les préférences d’êtres conscients d’eux-mêmes ; par exemple, tuer un poisson après l’avoir accroché à l’hameçon et avoir conscience que l’hameçon a rendu la mort du poisson douloureuse. Mais alors où commence la pente glissante ? Commençons par la réaction des utilitaristes face à l’autonomie de la personne face à la vie et à la mort. « Les utilitaristes ne respectent pas l’autonomie en elle-même, bien qu’ils puissent accorder beaucoup de poids au désir d’une personne de continuer de vivre soit dans la perspective d’un utilitarisme de préférence, soit parce qu’il est évident que la vie de la personne a été heureuse de manière générale. Mais, si nous sommes des utilitaristes de préférence, nous devons admettre qu’un désir de vivre puisse être dépassé par d’autres désirs ; et, si nous sommes des utilitaristes classiques, nous devons 193 reconnaître qu’on peut gravement se tromper dans ses attentes de bonheur. Ainsi, un utilitariste qui s’opposerait à ce que l’on tue une personne ne peut pas donner à l’autonomie le même poids que ceux qui considèrent le respect de l’autonomie comme un principe moral indépendant. L’utilitariste classique devra peut-être accepter que, dans certains cas, il soit juste de tuer quelqu’un qui n’a pas choisi de mourir, car sinon cette personne mènera une vie misérable » (pp 103-104). Le droit à la vie n’est donc plus dans ce cas la propriété de la personne mais celle de ceux qui l’observent et qui après mûre réflexion en arrive à la conclusion que cette vie serait misérable si elle devait se perpétuer. La question serait de savoir si cette vie serait misérable pour cet être ou pour son entourage ? La question n’a pas encore à être posée là. L’éthique pratique et l’autonomie de la personne Ce choix utilitariste qui consiste à choisir pour l’autre, d’une manière directe ou indirecte, peut se décliner de plusieurs façons. Nous en relevons trois : 1. Mourir comme désir, 2. Mourir pour réduire la quantité de douleur dans le monde, 3. Mourir parce qu’il est jugé que l’être n’est pas encore sensible ou bien ne l’est plus. Dans le premier cas, nous pouvons prendre la décision de l’euthanasie volontaire. Pour Singer, la justification de ce choix a comme préférence solide le fait que « le désir de continuer à vivre s’oppose au fait de tuer et inversement le désir de mourir est une raison de tuer » (p. 188). Il suffit pour la personne de renoncer volontairement à son droit à la vie. « Selon la théorie du droit que nous avons considéré, il est essentiel que l’on puisse choisir de renoncer à un droit. Je peux, tout en ayant un droit à la vie privée, filmer si je le désire chaque détail de ma vie quotidienne et inviter mes voisins à voir ces films. Ceux qui seraient suffisamment intrigués pour accepter mon invitation pourraient le faire sans violer pour autant mon droit à la vie privée car dans ce cas, j’y ai renoncé. De même, dire que j’ai un droit à la vie ne veut pas dire qu’il serait mal de la part de mon médecin de mettre fin à ma vie, s’il agit à ma demande. Par cette demande, je renonce à mon droit à la vie » (p. 188). Nous pouvons dire que l’utilitariste respecte le principe de l’autonomie de la personne. 194 Malgré les réticences que certains émettent sur la qualité de l’autonomie de la personne en raison de la vieillesse, des médicaments ou de la dépendance de ses proches, Singer reste inflexible. C’est le respect de la parole de l’autre qui n’a plus de préférence pour cette vie. Mais on pourrait lui demander ce qu’il en serait si cette personne prenait cette décision à cause d’éléments non valables ; comme par exemple l’erreur de diagnostic d’un médecin. Là encore, aussi Singer relativise cet argument par celui du quantitatif, de la comparaison. « Il est possible que la législation de l’euthanasie volontaire provoque au fil des ans la mort de quelques personnes qui, sans cela, auraient guéri de leur maladie et vécu quelques années de plus. Pourtant, cela ne constitue pas l’argument massue contre l’euthanasie que certains imaginent. Contre un tout petit nombre de morts sans nécessité qui risque de se produire si l’euthanasie est légalisée, il faut se représenter, si elle n’est pas légalisée, la très grande quantité de souffrance et de détresse qui devra être endurée par des patients qui sont vraiment en phase terminale. Une vie plus longue n’est pas à ce point un bien suprême qu’elle l’emporte sur toute autre considération » (p. 190). Belinski peut aller se coucher ou bien se jeter du haut de l’échelle la tête en bas s’il n’est pas tranquille sur chacun de ses frères humains risquant ainsi d’être considéré par erreur comme « mort volontaire », Singer continuera à faire les comptes et Belinski sera comptabilisé comme une personne qui a perdu le désir de vivre en se suicidant. Si on descend la pente, le choix de mourir par euthanasie volontaire qui est simplement comparé, d’une manière pratique, au choix de faire voir ses films privés à ses voisins pourrait s’étendre à toute décision que prend l’être humain. Ce ne serait plus qu’une question de conscience et non de droit. Pourquoi devrait-on s’arrêter à l’euthanasie ? Est-ce le seul moment humain terrible qui ôte tout goût à la vie ? Le discours de Singer manque d’expérience thérapeutique. Il aurait compris que l’intérêt pour la vie n’est pas toujours une réalité permanente et que chacun connaît des moments dépressifs qui ôtent tout goût à l’existence et ouvrent « au désir de mort ». Si nous laissons faire tous ceux qui veulent se suicider parce qu’ils ont perdu l’envie de vivre, ne serions nous pas comme dans le jeu « questions pour un champion » où « bonne ou mauvaise réponse égal mort ou vie » ? 195 A côté du sacré, il y a l’expérience existentielle ou la réalité pratique de vie qui est conscience du fait que l’on ne peut pas mourir deux fois. Le choix de vivre ou mourir, par le seul fait d’un désir dans un moment de vie, est une décision grave qui s’oppose qualitativement à toute comptabilité. Sinon l’éthique privilégie l’espèce à l’individu car cette autonomie cache le fait qu’une erreur commise au détriment de l’un est de moindre importance en comparaison de la vie sauvée de plusieurs. Si c’est ce genre de comparaison qui fonde cette éthique du désir de vivre ou de mourir, comment poser les limites d’une mort voulue aujourd’hui qui aurait pu ne pas être voulue demain ? Comment mettre de côté toutes ces expériences de désir de mort que les gens ont regretté ensuite d’avoir eu lors d’un épisode dépressif de leur vie ? Penchons nous maintenant sur le deuxième cas où il s’agit de mourir pour réduire la quantité de douleur dans le monde. « Ce qu’on peut dire de mieux, sans que ce soit très bon, est que concevoir un enfant misérable n’est pas directement mauvais, mais qu’une fois qu’un tel enfant existe, comme sa vie sera forcément misérable, nous devrions réduire la quantité de douleur dans le monde par l’euthanasie. Mais, pour les parents et tous ceux que cela concerne, l’euthanasie est un acte plus déchirant que l’absence de conception. Cela nous donne une raison indirecte de ne pas concevoir un enfant qui risque d’avoir une existence misérable » (p. 108). Singer propose une décision qui soit la moins mauvaise possible ou plutôt des raisons qui soient les moins mauvaises possibles pour affirmer un droit à la préférence de la mort d’un être dont l’on pense que la vie serait misérable. La pente devient de plus en plus glissante. Ici, ce n’est plus l’individu qui décide mais l’autre qui décide à sa place par rapport à son confort. L’euthanasie peut se dire volontaire ici du fait que cet enfant est considéré dépendant de ses parents qui décident non plus par rapport à la douleur de leur enfant mais par rapport à celle qu’elle va apporter dans le monde. Comme à son habitude, pour étayer sa thèse Singer utilise la comparaison de la valeur des différentes formes de vie. « Si l’on admet que le choix entre une existence de souris et une existence d’être humain a du sens, alors (quel que soit notre choix) l’idée que la vie d’un certain animal a plus de valeur que celle d’un autre aura également du sens. Dès lors, l’idée que la vie de tous les êtres a la même valeur semble reposer sur des fondements très fragiles. En effet, nous ne pouvons plus défendre cette thèse en disant que chaque être accorde la plus grande importance à sa propre vie, car nous admettons maintenant que le fait de comparer 196 permet d’adopter une position plus objective – ou du moins intersubjective – qui dépasse le point de vue que chaque être a sur la valeur de sa propre vie » (p.110). Il y aurait ainsi des vies qui auraient plus de valeur que d’autres. Certaines vies mériteraient plus de continuer « à vivre » que d’autres. La logique de Singer est simple si nous admettons – et personne de sensé ne pourrait le contester – qu’une vie misérable serait mauvaise. Nous devons alors reconnaître que celles qui par leur présence nous apportent d’une manière ou d’une autre une vie misérable dans notre vie saine seraient mauvaises. « Nous considérons qu’il est mal de faire naître un enfant qui, à cause d’une tare génétique, mènera pendant un ou deux ans une existence misérable avant de mourir. Et pourtant nous ne considérons pas qu’il est bon ou obligatoire de faire exister un enfant qui, selon toute probabilité, aura une vie heureuse. Cela s’explique si on considère que certaines préférences doivent être portées dans la colonne des « débits » comme on vient de l’évoquer : faire exister un enfant dont la plupart des préférences ne pourront pas être satisfaites revient à créer un débit que nous ne pourrons pas combler. C’est mal » (p. 130). Le fait qu’une vie soit considérée comme misérable est décidée par ceux qui ont une vie « saine ». Ce sont eux qui font des choix en fonction de certains critères – les tares génétiques ou bien d’autres – pour accepter ou non ceux qui arrivent dans ce monde. Ceux qui ont un handicap, même s’ils avaient la parole pour se défendre et dire qu’ils ne sont pas misérables, ne seraient pas écoutés car on douterait de leur parole en raison même du fait que si on leur proposait une vie sans le handicap, ils se précipiteraient pour dire oui (p. 61). Le fait de dire oui à une vie sans handicap les condamnerait à la mort ! La mesure ici est la probabilité de la quantité de douleur que l’enfant né va apporter dans le monde. Cela se fait en premier dans la sphère privée. Les parents peuvent décider que leur enfant leur apportera plus de douleur qu’autre chose. Le monde s’élargit selon ses intérêts. Qui va se réunir pour décider du droit à la vie ou non d’un individu, la sphère privée ou la sphère publique ? Illustrons notre interrogation. Un enfant naît avec une tare génétique. Les parents estiment qu’ils doivent garder cet enfant. La société les désapprouve. Qui aura gain de cause ? Les arguments de la société peuvent être d’ordre comptable : une bouche inutile à nourrir, un trou de plus au déficit de la sécurité sociale. 197 Si l’enfant apporte un lot de douleur à la famille mais non à la société, qui l’emportera ? Un enfant naît en très bonne santé. Les parents prennent conscience du fait que sa naissance est source de conflits et que le fait qu’il soit en vie ravive des douleurs psychiques chez ses parents. Mais pour Singer, ce ne sont pas quelques cas qui doivent arrêter le mouvement d’universalisation. Pourtant, Singer doit savoir que ces réponses sont celles d’aujourd’hui et que d’autres cas vont se greffer à ces problèmes pratiques. Pour Singer, c’est à cause du christianisme que l’homme Européen a arrêté de choisir qui était destiné à vivre ou non. L’utilitarisme de préférence choisit. Le problème est qu’il ne sait pas comment s’arrêter malgré ses recommandations. Car comment évaluer la douleur du monde ? Cette douleur sera-t-elle quantitativement évaluée en termes psychiques ou économiques ? Si nous entrons dans le domaine psychique, allons nous nous référer à la parole de la personne qui dit subir les conséquences néfastes de la présence de l’autre ou bien trouverons-nous d’autres mesures fiables de calcul de cette douleur ? Historiquement, nous savons que les progrès scientifiques ont été faits par l’existence de personnes atteintes d’une maladie. Aujourd’hui encore, le combat que mènent les chercheurs contre les maladies génétiques et les progrès qu’ils font existe car la société a accepté qu’il y ait en son sein des enfants qui souffrent. Combien de maladies infantiles, qui étaient mortelles ou handicapantes pour mener une « vie normale », ont-elles trouvé des réponses de vie et non pas de mort en raison de l’existence de ceux qui souffraient ? Au nom de quoi une société peut-elle décider de ne plus voir une souffrance et de ne plus accepter un désagrément ? La nouvelle sélection des humains par les humains ou l’éthique de confort Nous ne sommes pas en train de manifester notre indignation sous la forme d’un cri moral que Singer disqualifie. C’est dans la raison que la discussion s’anime. La sélection que propose Singer, qui est une autre forme de sélection naturelle du droit à la vie et à la mort, est imposée par celui qui est fort. Singer disqualifie la parole de l’enfant en défendant, au nom de la sensibilité, le droit de l’animal à être considéré à égalité d’intérêt avec l’homme alors que l’on n’a pas encore vu un syndicat des animaux venir contester. Des avortements tardifs risquant de provoquer des 198 souffrances pourraient également être justifiés s’ils devaient servir à prévenir une souffrance plus grande en sauvant la vie d’un enfant ayant une déficience du système immunitaire. Ici, l’homme se fait protecteur de l’animal. C’est le même homme qui refuse à l’autre le droit de vivre parce que celui-ci apporte la douleur dans le monde et ce en dépit de l’affirmation de ce dernier de l’intérêt qu’il trouve à la vie malgré son handicap. Quand Singer propose que l’on puisse choisir pour l’autre le droit de vivre ou non en dépit du fait que la personne en question trouve une certaine joie de vivre et ceci en raison de la probabilité, est-ce que l’on ne passe pas d’une euthanasie volontaire à une euthanasie systématique ? L’éthique qu’il prônait comme une décision individuelle est disqualifiée par l’éthique communautaire. C’est la société qui décide au bout du compte du droit à la vie ou à la mort. C’est le fort qui décide à la place du faible. Celui-ci peut toujours crier, apporter même des témoignages selon lesquels des enfants mal nés sont devenus des savants, des génies, des bons pères de famille… les statistiques seront contre lui. La colonne « des débits » est là pour le condamner à la mort. C’est une société d’adultes qui condamne l’enfant quand elle propose qu’il y ait des avortements provoqués pour que le tissu fœtal puisse servir de traitement372. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de la logique et laisser les cancéreux, les sidéens… mourir ? Pourquoi trouver un traitement pour eux et ne pas oser affronter des naissances à problèmes ? Peut être pour ne pas augmenter la quantité de douleur. Le choix n’est plus de l’ordre d’une préférence personnelle en fonction du désir de vivre. Il est de l’ordre d’une dimension sociétale en vue d’une réduction de la quantité de douleur dans le monde. La suite logique de ces préférences nous amène au fond du trou avec la troisième manière qui est celle du choix de la mort. Mourir parce qu’il est jugé qu’un être n’est pas encore sensible ou ne l’est plus. « De même, les raisons que donne l’utilitarisme de préférence pour respecter la vie d’une personne ne peuvent s’appliquer aux nouveaux nés, car ceux-ci ne peuvent se considérer eux-mêmes comme ayant ou n’ayant pas de futur. Ils ne peuvent donc pas avoir le désir de continuer de vivre. Pour la même raison, si un droit de vivre doit reposer sur la capacité de vouloir continuer de vivre ou sur la capacité de se considérer soi-même comme un sujet mental qui 372 Chap. 6 « Peut-on supprimer la vie de l’embryon et du fœtus ? » 199 perdure dans le temps, un nouveau-né ne peut pas avoir de droit à la vie. Enfin, un nouveauné n’est pas un être autonome capable de faire des choix ; tuer un nouveau-né ne viole donc pas le principe du respect de l’autonomie. En tout cela, le nouveau-né est sur le même plan que le fœtus et c’est pourquoi il y a moins de raisons qui s’opposent à ce que l’on tue les bébés et les fœtus qu’il n’y en a contre le fait de tuer des êtres capables de se considérer euxmêmes comme des entités distinctes existant dans le temps » (p. 168). Mettons en place un barrage d’humains et de non humains pour empêcher les Allemands et les Autrichiens de venir protester à l’entrée de l’université ! Attrapons par les pieds Belinski qui se lançant de son échelle commence sa chute vertigineuse la tête en bas ! Asseyons nous et observons calmement jusqu’où nous a mené la pensée de Singer. Singer a utilisé l’exemple du fœtus de moins de dix-huit semaines, c'est-à-dire sans réception nécessaires des signaux dans le cerveau. Pour lui à ce stade là il n’y a pas matière à s’étendre. « L’avortement est en lui-même moralement neutre » (p. 163). En ce qui concerne le fœtus de dix-huit semaines et plus, l’avortement est consenti du fait que le fœtus ne peut exprimer son intérêt pour la vie et son autonomie. Voici comment on se retrouve au fond du trou. Comme pour le fœtus, le nouveau-né ne violerait pas les principes de la conscience de soi-même et du futur et de l’autonomie. Singer oublie que pour protéger l’animal il avait mis en exergue le principe de la valorisation de la vie sensible. Mais la pensée de Singer est arithmétique quand il le faut. La question est celle de l’universalité du principe de l’intérêt de la vie qu’il accordait aussi bien aux animaux, humains ou non. Il réclamait haut et fort. « Nous sommes donc en droit de nous demander pourquoi des êtres conscients d’eux-mêmes devraient être considérés comme ayant davantage de valeur et pourquoi cette prétendue valeur supérieure ferait préférer leurs intérêts de moindre importance aux intérêts plus importants d’êtres seulement sensibles, alors même que la conscience de soi des premiers n’est pas en jeu » (p. 80). C’est en s’appuyant sur ce discours logique qui rend égale toute considération d’intérêt en faisant un parallèle anatomique entre le système humain de tous les vertébrés ayant tous la même capacité de ressentir la souffrance (p. 76) qu’il milite pour le droit à la vie de l’animal. 200 Pourtant ce même discours condamne l’animal humain et plus particulièrement le petit humain. Quel intérêt a pour la vie un cheval que n’aurait pas le petit humain pour être condamné à mourir sans autre forme de procès que celui de ses aptitudes ? C’est là que nous pouvons déceler ce qui se cachait dans l’utilitarisme raisonné dépassant l’utilitarisme intuitif. La capacité de se défendre ou d’être défendu. Le petit humain est déclaré tout de go sans projet pour le futur et sans autonomie. Il est mis sur même plan que le fœtus, donc « apte à mourir » s’il en décide ainsi. Si l’on demande à Singer de donner au petit humain le temps d’acquérir son autonomie pour décider de sa vie, il nous répondra avec la quantité de douleur provoquée pendant ce temps par l’enfant. Singer parle à la place de l’animal non humain pour son droit à la vie et condamne l’animal humain pour le seul motif qu’il ne peut se défendre lui-même. C’est la reconnaissance d’une rationalité qui fait de l’humain un être humain. La dualité de Singer entre le fait d’être membre de l’espèce homo-sapiens et la qualité de la personne joue selon qu’il s’agit d’un animal non humain ou bien d’un animal humain. Le fait de se retrouver avec des fonctions biologiques comme son frère humain protège l’un alors que le fait de ne pas montrer encore les signes du désir de vie, d’autonomie… qualités de la personne condamne l’autre. Selon son positionnement la question du temps n’est pas posée ici. Le monde de Singer ne donne pas de droits à la défense. Les dés sont pipés d’avance. C’est le faible quand nous le décidons qui doit mourir. Comment ? Par sa décision personnelle de mourir, par notre décision de ne pas augmenter la douleur dans le monde et par celle de choisir celui qui est comme nous. Nous pouvons conclure en disant que l’éthique utilitariste de préférence est une éthique de confort. L’utilitarisme ne regarde pas aussi bien le futur qu’il le prétend. Il est dans le présent et réduit l’autre à ses intérêts. Ce sont les intérêts des biens portants, des adultes et des décideurs qui jugent de ce qui est bonheur ou douleur pour chacun. On n’est pas loin du monde sophiste où c’est celui qui argumente le mieux qui gagne. L’enfant nouveau-né ne peut argumenter. La question est de revoir jusqu’à quel âge il est interdit de tuer un enfant ? A partir de quel âge l’adulte va-t-il considérer que l’enfant démontre un intérêt pour la vie et a acquis son autonomie. Ne crions pas avec les alarmistes qui disent qu’après le fœtus à but 201 médical, il y aura des bébés qui naîtront pour servir de pièces de rechange. Regardons avec lucidité où s’arrêtera l’homme et quelle est la profondeur du trou. La guerre médiatise la violence et rend en horreur le mal. Mais, ne sommes nous pas continuellement en guerre dans la banalisation du mal où l’autre est objet de notre intérêt pour la vie et de notre rejet à accepter toute douleur dans le monde. Comment une société qui refuse la souffrance peut-elle respecter la vie et ce en se plaçant aussi bien sur le plan existentiel que biologique car la vie est faite de moments d’élans et de tiraillements ? En s’éloignant des dieux, l’homme a trouvé sa référence dans le quantitatif avec le crédit et le débit, la comparaison. L’utilitarisme de préférence va jusqu’au bout de cette logique même dans la préférence d’un monde de calcul373. C’est par « la purification du genre humain », comme le souligne Philonenko374, que l’« on pense dépasser le malheur, alors même qu’on ne fait que l’étendre »375 Le monde banalisé du mal est en marche. 2. Les sens du mal A. Les justifications La justification par le besoin de confort François Châtelet ne suit pas Hegel dans la justification de la violence - de la guerre - par le nécessaire nouveauté qu’elle apporte. Le drame individuel doit être pris en compte et pour lui il n’y a pas une nécessité du mal. « L’homme peut toujours se libérer de la violence pourvu qu’il le veuille vraiment »376. Cette affirmation est adressée à l’homme dans son pouvoir, maître de sa volonté, possédant l’anneau de Gygès. Le problème est de savoir encore aujourd’hui si la question est posée à la volonté ou bien au sens du monde dans lequel habite l’homme. Qu’est-ce que l’homme va vouloir s’il ne sait même plus ce qu’est la violence ? Peter Singer prend son petit déjeuner satisfait d’avoir apporté de la nouveauté, un regard neuf sur le vivre ensemble entre les humains et aussi entre les humains et les non humains. L’autre, estimé en 373 p. 190. « La probabilité est le guide de la vie et aussi de la mort ». A. Philonenko, La philosophie du malheur. 2. op.cit., p.41. 375 Ibid., p.10. 376 François Châtelet, Une histoire de la raison, op. cit. p. 174. 374 202 fonction de sa productivité et pesé par la balance de la satisfaction et de la douleur qu’il apporte au monde est ainsi reçu ou non dans la communauté humaine. Mais que peut faire d’autre Peter Singer hormis cette logique intransigeante et inflexible qui ne s’attache qu’aux conséquences ? Cette logique veut précéder l’histoire du sujet dans l’humanité en décidant selon « la vie misérable » que mènera l’autre et « la quantité de douleur dans le monde » qu’elle va apporter de l’euthanasier ou non. Cette éthique du confort pour ceux qui occupent déjà cette terre d’humains et de non humains peut s’expliquer par ses conséquences et non par ses fondements. Ces pseudo-principes s’appuient plus sur l’après-coup que sur un au-delà rejoignant tout homme. L’universalité qu’il prône ne va pas plus loin que la satisfaction intuitionnelle que proposait Bentham comme fondateur de la doctrine utilitariste. La nouveauté que propose l’utilitarisme de préférence se situe dans la radicalité de l’égoïsme de l’homme à pouvoir de décider pour l’autre. Singer se retrouve lui-même - dans son honnêteté - impuissant à répondre à la question qui fait qu’il nous demande de préférer son éthique à une autre en posant la question fondamentale « pourquoi faut-il agir moralement ? ». Là, Singer se lance dans des explications sur le calcul des intérêts qu’il juge lui-même insatisfaisantes. « Singer avoue finalement qu’il ne dispose d’aucune réponse satisfaisante, et, en effet, si chacun est légitimé à poursuivre ses propres intérêts dans les perspectives d’un « égoïsme pur », pourquoi devrait-il se soumettre au critère de l’universel et mesurer ses intérêts à ceux des autres ? C’est mieux de faire ainsi explique-t-il mais on ne peut rien dire de plus… »377. Si nous pouvons trouver le vice dans la préférence qui fait face au dualisme de l’humain comme personne ou comme appartenant à un être sensible, nous ne pouvons nous empêcher de remonter au vice originel qui est celui du départ des dieux. C’est cela qui a fait que l’homme nu s’est retrouvé en face de la nudité d’un autre homme. Avant d’aller plus loin, relevons que Singer donne des réponses d’une simplicité étonnante sur des questions aussi graves que celles du choix ou non du passeport pour l’existence de l’homme. Certaines de ses réponses reposent sur de bases incertaines. Et cela ne l’étonne pas. Son douzième et dernier chapitre qui aurait pu le réveiller et l’inquiéter a été parcouru au pas d’un homme sûr de lui marchant sur des sentiers incertains. L’humain a enlevé les écailles de ses yeux et s’est endormi dans son confort ! 377 Paul Valadier, Morale en désordre, op. cit. p. 81. 203 L’adage « je dormais, je me suis réveillée, je suis vieille » peut s’appliquer à cette humanité du confort. Aura-t-elle même le temps de se réveiller ? Ne mourra-t-elle pas dans son sommeil ? Peut-être est-ce mieux ainsi ? Cela empêche d’entendre les cris des enfants, le cri d’un Belinski dans le sérieux du sommeil de l’histoire. Pourquoi Singer ne s’inquiète-t-il pas ? Pourquoi n’a-t-il pas brûlé ses livres comme le pasteur Adler ? Parce que Singer vit dans le temps de la banalisation du mal. L’homme sorti de la préhistoire a voulu jouer au Dieu puis il s’est rendu compte qu’il avait quelques failles et que l’autre en face voulait aussi la place de dieu et qu’il avait également des failles. Les dieux n’étant plus là, il a fallu trouver du sens aux rencontres, bâtir de l’universel dans le relatif. Jan Patocka analyse ce déficit du sens absolu ouvrant aux sens relatifs comme un matelas où dorment, entre autres, les utilitaristes de préférence. « De nos jours, ce ne sont pas seulement des individus mais des collectivités entières qui tentent de se défendre contre le non-sens à l’aide des dérivés du vieux sens chrétien que sont nos philosophes de l’histoire, pour la plupart mort-nées (ainsi la religion de l’humanité de comte ou le panthéisme animiste de Durkheim) ou encore qui s’obstinent à l’instar du marxisme, à vouloir imposer de force un sens là où ex datis il ne peut y en avoir »378. « La mort de Dieu » et « la mort de l’homme devant Dieu » ont été la cause d’un sens universel. Les enfants de Hegel, et surtout de Feuerbach, dans le matérialisme comme doctrine sacrée des nouvelles sociétés, ont voulu donner du sens à une réalité qui n’en a pas. « La matière » comprise au niveau du sens moderne est dépourvue de tout sens. Cet homme créé, fruit d’un hasard du big bang, est fondamentalement privé de sens. L’orientation philosophico-scientifique que voudrait donner le matérialisme comme sens universel n’est qu’une tentation de rendre crédible un discours social aussi noble soit-il. Ce n’est qu’une vision du monde, une définition de celui-ci que chacun s’approprie et où chacun veut jouer à Dieu pour son confort en l’universalisant. « En réalité, on pratique ici, sans s’en rendre compte, le contresens nietzschéen qui conseille, en l’absence de tout sens, d’en créer un en « organisant la partie du monde qui nous est accessible », aberration mise en lumière par la réflexion de Weischedel sur les degrés du sensé : pour être un sens effectif, tout sens singulier présuppose un sens total et absolu, mais aucun sens relatif et partiel ne pourra 378 Jan Patocka, Essais hérétiques, op. cit. p. 99. 204 donner sens au tout car le sens particulier peut s’accorder avec le non-sens ou en être le produit, seule une teneur de sens totale peut empêcher tout le singulier de se noyer dans le non-sens » 379 . L’humain ne peut trouver de sens ni dans le hasard comme fondement du monde, ni chez l’autre qui est un être relatif présentant les failles comme lui. Il se donne un sens partiel, mais comme le sens partiel malgré le discours ethnocentrique ne peut se penser que dans l’universel, il se construit une illusion de l’universel pour soutenir son sens comme dans le carnaval où il est permis de s’habiller en Roi. Mais quand l’homme se prend au sérieux en jouant à Dieu en donnant un coup de marteau du sens à son non-sens, nous en venons à ces formes de banalisation du mal dans des certitudes bâties sur l’incertain. « Peut être l’expérience la plus terrible du non-sens est-ce celle qu’offre la vue de la ruine des teneurs de sens partiels, des catastrophes de communautés entières et de mondes spirituels bâtis par toute une suite de générations » 380. Le douzième chapitre du livre de Singer révèle la marque du non-sens qui se débat en s’octroyant quelques sens partiels les transforme en des sens universels. Mais ce chapitre révèle aussi qu’au-delà de l’utilitarisme il n’y a pas d’autres réponses satisfaisantes. Si on pouvait être étonné dans son premier chapitre que l’utilitarisme de préférence soit ce qui peut s’offrir de mieux dans des relations pratiques éthiques dans l’humanité et qu’il n’en a pas trouvé d’autres, c’est bien parce qu’il sait qu’il n’y en n’a pas d’autres. Dans le quantitatif, chacun peut justifier ses différences. C’est celui qui sait le mieux défendre son sens partiel qui tient le haut du pavé en attendant d’être délogé par un autre. Le problème est que l’on tourne en rond. Le douzième chapitre n’ouvre pas à un probable treizième chapitre mais révèle que tout a été construit sur du sable. Comment les guerres, sous une forme ou une autre, après tant de savoirs accumulés, se perpétuent-elles sinon parce que la réalité est une illusion et que le sens que se donne l’homme est non-sens parce que fondé sur une partie qui se pense tout et qui ne peut jamais devenir tout. « Il sera plus difficile de comprendre pourquoi, en dépit de l’accumulation de plus en plus massive de forces et de moyens, notre vie conduit aux catastrophes des conflagrations ou des capitulations qui, dans la question du non-sens, 379 380 Ibid, pp. 99-100. Ibid, p. 100. 205 reviennent au fond au même »381. Ce qui existe dans la relation à l’autre n’est que de l’ordre d’un rapport de force « physique » ou « intellectuel » qui permet qu’un sens créé devienne le temps d’une domination du sens pour l’autre. L’éthique utilitariste de préférence est considérée par Singer et ses amis comme une avancée dans la réponse pratique au problème que rencontre l’homme d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de s’inquiéter des exceptions mais de tenir un cahier comptable avec les colonnes débit et crédit. Tout humain mourra, l’intérêt résiste en ce qu’il apporte plus ou moins de bonheur ou de douleur dans le monde. Le problème est de savoir à partir de quel point de vue chacun envisage ce progrès qui apporte ce supplément de bonheur dans le monde. L’éthique utilitariste qui se positionne dans l’avenir de l’homme pour prendre une décision positive ou négative quant à l’accueil ou de rejet de l’homme se situe au niveau du progrès humain. Le mal qui résulte du fait de tuer est assumé par la raison qui se déploie et donne les réponses d’aujourd’hui. Derrière tous ces débats entre des éthiques diverses, demeure ce qui est le plus proche de la raison qui se déploie dans le monde. Le progrès bien que renié timidement est ce qui donne une preuve à l’éthique. Etre humain c’est être en phase avec les réponses aux problèmes de son époque. La justification par la nécessité Aude-Marie Lhote pose le problème de la réaction au mal en ces termes. : « maintenant il s’agit de savoir s’il est possible de se préoccuper de soi-même ou de la science car dorénavant, par rapport à la faute, une alternative s’impose : ou bien la faute trouve sa raison d’être dans un processus, elle est nécessaire, en quelque sorte indépendante du devenir de l’individu pris uniquement comme moyen de réalisation du processus et l’homme peut sans doute la connaître spéculativement, objectivement, scientifiquement en aucun cas il ne peut ni ne doit se sentir existentiellement touché par elle. Ou bien l’homme répond de sa faute, se sent existentiellement, individuellement, dans son devenir propre, concerné par elle, auquel cas, il ne peut ni ne doit l’envisager avec l’objectivité d’un scientifique. Elle relève de l’éthique »382. Selon la formulation de Kierkegaard se serait de l’ordre de l’éthico-religieux 381 Ibid, p. 100. Aude-Marie Lhote, La notion de pardon chez Kierkegaard ou Kierkegaard lecteur de l’épître aux Romains, Ed. J. Vrin, 1983, p. 40. 382 206 car l’éthique selon la vision Grecque et Hégélienne est servante de la raison. C’est de la science morale. En mettant face à face Hegel et Kierkegaard - ce qui n’est pas surprenant car le second se faisait à tort ou à raison le contradicteur du premier - Aude-Marie Lhote met face-à-face l’intérêt universel et l’intérêt individuel. L’objectif face au subjectif. Nous allons continuer à discuter du mal dans cette optique d’un devenir qui enlève toute culpabilité à l’homme du fait que ce qui advient devait advenir et est donc nécessaire ; ceci sans véritable liberté ou plutôt avec la liberté de faire advenir comme seule liberté. L’histoire, qui selon Hegel n’a comme objectif que de comprendre « ce qui est et a été » des évènements et des actions, trouve son sens dans la philosophie apportant l’idée que la raison gouvernant le monde, l’histoire universelle étant celle du monde est donc rationnelle 383 . Hegel ne justifie pas le mal simplement en raison du fait qu’il advient et qu’il est dépassé, il lui trouve une nécessité. Il est dans l’histoire et fait partie d’un plan. « Or, expliquer l’histoire, c’est dévoiler les passions de l’homme, son génie et ses forces agissantes. C’est cette détermination de la providence que l’on nomme d’ordinaire son plan »384. La non justification du mal paraît dans ce raisonnement logique comme un geste de pudeur de la part d’un savant conscient de l’émotion que son discours peut provoquer chez des esprits humains n’ayant pas encore assez de maturité pour tout entendre. Nous n’allons pas jusqu’à affirmer qu’Hegel nous demande insidieusement de remercier le mal d’exister dans un moment de l’histoire raisonnante. Mais il convient néanmoins de s’interroger à propos des affirmations suivantes contenues dans son texte. « Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré et appelant l’intérêt une passion, en tant que l’individualité toute entière, en mettant à l’arrière plan tous les autres intérêts et fins que l’on a et peut avoir, se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre dans cette fin tous ses besoins et toutes ses forces, nous devons dire d’une façon générale que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passions. Ainsi, deux éléments interviennent dans notre sujet : l’un est l’idée, l’autre les passions humaines, l’un est la chaîne, l’autre la trame du grand tapis qui constitue l’histoire universelle étendue devant nous. La liberté morale dans l’Etat forme le centre concret et la 383 384 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Ed. J. Vrin, 1998, p. 22. Ibid., p. 25. 207 jonction des deux éléments. Il a été question de l’idée de liberté en tant que nature et fin absolue de l’histoire »385. Comme Hegel le soulignera, la passion serait l’énergie du vouloir et du caractère que l’homme met dans son activité dérivant d’intérêts particuliers ou d’intentions égoïstes en sacrifiant à celle-ci tout le reste. Elle ne serait qu’une forme de ruse de l’histoire. Cette fin égoïste vers laquelle l’homme tend toute son activité n’est au service que de l’advenir de la fin absolue. Le vouloir proprement dit de l’homme serait en fait neutralisé par la nécessité car ce vouloir ne ferait advenir que ce qui doit advenir. La justification de la violence par l’histoire S’il ne faut pas aller jusqu’à remercier le mal, nous pouvons au moins entendre ce discours de Aude-Marie Lhote, « inutile de se leurrer : le système, raisonnement logomachique, nie l’exception en la normalisant. Aussi, la phénoménologie est-elle une fantasmagorie et Hegel, un escamoteur illusionniste. Il ressemble à ce distrait qui, venant d’écraser le pied de son voisin, s’indigne avec la sincérité de l’indifférence et lance un « oh ! pardon ! » immédiatement ponctué de la courtoise réponse : « il n’y a pas de mal ! » - « justement, reprend le distrait, « ne soyez pas ingrat : j’eus l’heur de commettre envers vous un impair qui mérite bien votre reconnaissance ! »386. Ne nous arrêtons pas sur l’ironie de ceux qui ont approché de très près Kierkegaard à propos de la liberté individuelle dans la nécessité universalisante. Il faut comprendre dans ce tout ce qui justifie l’activité égoïste mais qui ne l’est pas puisqu’elle participe à la fin absolue de l’histoire. Cette activité est la seule qui permet, de moment en moment, de s’accomplir à la fin dans son absolu. L’histoire est progrès. C’est à travers ces lunettes de l’idée et de la passion que nous pouvons reconnaître le dépassement grâce aux conquêtes d’Alexandre Le Grand qui ont permis à la civilisation de se moderniser, ou bien celles de Napoléon qui ont permis de découvrir la pierre de Rosette avec laquelle plus tard Jean François Champollion déchiffrera l’écriture idéographique des hiéroglyphes permettant ainsi de mieux connaître nos origines. Si nous éliminons toute fausse pudeur nous pouvons dire également que Hitler et ses conquêtes ont permis aux nations de réaliser combien leur humanité était fragile et la 385 386 Ibid., p. 31. Aude-Marie Lhote, La notion du pardon chez Kierkegaard, op. cit., p. 40. 208 nécessité qu’elles avaient de se réunir pour protéger la paix dans le monde. Devons-nous pour autant lui en être reconnaissants ? La philosophie est la servante de la raison qui est ellemême nécessité. L’histoire n’évolue qu’à travers les ruses de la raison, c'est-à-dire de nécessité en nécessité. C’est dans ce confort de la raison que le mal occupe une place qui peut se justifier. Hegel n’a ni connu Hitler, ni les génocides au Rwanda mais il aurait, comme le pense François Châtelet, trouvé une explication rationnelle dans ce système où des moments de l’histoire se réalise. Il suffit de lire le § 547 de son encyclopédie philosophique. Hegel était un admirateur de Napoléon Bonaparte. Celui-ci était son héros. Pour lui, en instituant un Etat qui serait la réalisation de la raison, il franchissait sans le savoir une étape dans l’histoire du devenir universel. Peut-on alors condamner un tel héros au nom de toutes les victimes qui ont croisé son chemin et font gémir Belinski ? Non, répondra l’ancien Hégélien François Châtelet. « Pour Hegel, le devenir est essentiellement dramatique. Un peuple joue son rôle dans l’histoire de l’humanité. Pour jouer ce rôle, il est en général obligé de vaincre par la violence la figure qui l’a précédé. Il sera lui-même vaincu par la violence, par la figure qui lui succèdera. Mais, chaque fois, du nouveau est introduit jusqu’au moment où on en arrive à cette période ultime, à ce commencement de la fin qu’est précisément l’œuvre de Hegel. La philosophie de l’histoire Hégélienne est une philosophie de l’histoire dramatique. Elle est toute entière fondée sur l’idée que les hommes progressent par ce type spécifique de violence qu’est la guerre »387. Mais si nous envisageons différemment ces nouveautés en considérant par exemple, les Nations-Unies ou le tribunal international, non pas comme un progrès mais plutôt comme des réactions simplement dues à la peur ? Les guerres sont toujours là et une nation, par le fait d’un seul homme, peut se lever pour défier le monde ! Où nous mène cette raison absolue ? Comment, après « la phénoménologie de l’Esprit » a-t-elle pu exploser en 1914-1918 et en 1940-1945 dans ce même Etat Germanique où le degré atteint par la raison touchait presque l’absolu ? Comme l’histoire est mouvement, ne peut-on pas justifier toute violence en disant qu’elle est venue avec son époque et qu’elle a nécessairement apporté de la nouveauté ? Hegel lui-même 387 François Châtelet, Une histoire de la raison, op. cit. p. 166. 209 écrit. « Dans ce que nous venons de proposer, se trouve l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu, ni comme une simple contingence extérieure qui aurait sa cause contingente dans n’importe quoi : les passions des puissants ou des peuples, l’injustice, etc., en général, dans quelque chose qui ne doit pas être. D’abord en ce qui concerne la nature du contingent, il rencontre toujours un autre contingent, et ce destin est justement la nécessité »388. Tout est nécessité en fin de compte : la shoah , les victimes du Cambodge ou de la Yougoslavie en plein cœur de l’Europe, tous ces morts dont les villages ont été rasés, toutes ces victimes dont l’histoire ne retiendra que l’événement dans la mémoire ou encore tous ces morts inconnus. Selon Hegel, « les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires ; puis les récoltes poussent à nouveau et les bavardages se taisent devant le sérieux de l’histoire ». Que peut le cri de Belinski devant le sérieux de l’histoire ? Cette histoire qui, de nécessité en nécessité, justifie la découverte de l’arme à feu dans le principe positif de la valeur du courage ne fait que dire la réalité. Or, le réel est la raison389. Ce qui conduit à dire que ce qui se fait l’est selon les nécessités de la raison qui sont celles de la liberté. « L’histoire universelle n’est d’ailleurs pas le simple jugement de la force, c'est-à-dire la nécessité abstraite et irrationnelle d’un destin aveugle mais comme il est en soi et pour soi, raison, et, comme l’être pour soi de cette histoire dans l’esprit est un savoir, elle est, d’après le seul concept de sa liberté, le développement nécessaire des moments de la raison, de la conscience de soi et de la liberté de l’esprit, l’interprétation et la réalisation de l’esprit universel » 390. Pauvre Belinski, qui croyait qu’il existait chez l’autre, dans sa liberté radicale, la possibilité de refuser et de sortir ainsi de la marche rationnelle de l’histoire; comme la nécessité des ruses de la raison dont le simple homme et le héros ne sont que des acteurs placés sur une même scène et qui l’ignorent ! L’histoire universelle a perdu l’autre en cours de route. Mais l’a-t-elle seulement rencontré ? Si l’esprit poursuit son chemin vers son destin qui est de se réaliser et si tout se fait nécessairement selon ses desseins, à quoi sert l’autre ? Sinon comme figure témoignant du degré advenu par l’esprit dans les étapes nécessaires de sa réalisation. L’autre existe comme 388 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit. § 324. Nous renvoyons aux relevés topographiques et aux observations de Philonenko dans son ouvrage intitulé Essais sur la philosophie de la guerre et plus précisément au chapitre consacré à l’« Ethique et guerre dans la pensée de Hegel », Ed. J. Vrin, 1976. 390 Ibid., § 342. 389 210 figure de l’esprit, dans son activité égoïste qui est justifiée dans le cours nécessaire du destin de l’humanité. C’est ainsi que, selon François Châtelet, Hegel pouvait justifier toute forme de violence comme participant à une nécessaire étape du destin humain. « Il y a de la naïveté chez ces grands penseurs. Alors qu’il achevait « la phénoménologie de l’esprit », à Iéna, en 1806, de sa fenêtre il vit passer Napoléon Bonaparte qui traversait la ville avec son état-major. Le lendemain, il écrivit à un de ses amis : « hier, un grand évènement m’est arrivé : j’ai vu passer l’esprit à cheval ». Formule étonnante ! L’esprit du monde incarné dans ce petit bonhomme grimpé sur un cheval. Voilà une des formes de cette naïveté du savoir »391. Et pourquoi pas ? L’esprit se loge dans le Héros qu’il se choisit. La question est de savoir comment il s’est logé chez Richard III. Chez celui-ci, l’esprit a crié « Mon royaume pour un cheval ». Cela ne pouvait pas être l’esprit ! Il n’était peut être pas non plus présent chez ce soldat accompagnant l’empereur dans ses guerres. Un esprit ne peut écrire une lettre larmoyante à sa mère car il a lu Hegel et Spinoza. C’est même lui qui a dicté à Spinoza qu’il convient non pas de gémir, pleurer, crier mais bien de comprendre. Comprendre que le mal est nécessaire pour le bien de l’humanité ! Mais, pour Hegel, le mal n’est pas pour autant justifiable. « Le sujet individuel comme tel, mérite qu’on lui impute son mal »392. Ceci parce que, selon Hegel, l’origine du mal se trouve dans le caractère spéculatif de la liberté et que celle-ci impose au sujet individuel de sortir nécessairement de la volonté naturelle en s’opposant à elle « comme intérieure ». Si nous revenons sur ce que nous appelons, à la suite de Chestov, le « drame originel » que Hegel, toujours selon Chestov, considérait comme une bénédiction résultant d’un « état enfantin », nous pourrons comprendre en quoi le mal est aussi nécessaire qu’injustifiable. Kant affirmait que l’existence innocente était un état animal et que l’homme, doté par Dieu de la raison, ne pouvait rester dans cette situation paisible et oisive393. En effet, cet être qui était doté de la raison devait se donner lui-même des objectifs. C’est la raison qui était la cause du reniement. Cela devait nécessairement arriver car il est dans la nature de l’homme ayant en lui un libre arbitre d’instituer « le règne des fins ». Hegel va reprendre cette pensée Kantienne en postulant que l’homme ne peut pas rester longtemps dans un état adamique alors qu’il est esprit. Il est impossible qu’un être ayant en lui cette qualité essentielle, qui est même sa 391 François Châtelet, Une histoire de la raison, op. cit. p. 175. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit. 2ème partie, 3ème section, Ibid, § 139. 393 Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, op. cit. propositions 3 et 4. 392 211 détermination, puisse rester dans un état animal, où l’esprit est absent ; c'est-à-dire un état imparfait. Car la perfection est dans l’esprit qui fait l’homme créé à l’image de Dieu. Pour Kant comme pour Hegel, le péché biblique originel serait un mythe de la médiatisation du mal radical imputable au libre arbitre de l’espèce créée à l’image de Dieu. Adam serait l’être humain en général, exprimant cet état de l’innocence au mal. Ainsi, l’homme, en tant qu’esprit donc conscience de soi, va quitter logiquement cet état d’ignorance du bien et du mal ou du désir pour un positionnement par la volonté face au bien et au mal ainsi qu’à l’objet de ses désirs. C’est dans cette volonté comme libre arbitre que se loge le mal car celle-ci se fait juge de ce qui est bien et/ou mal pour elle. L’homme qui utilise son libre arbitre comme liberté est ainsi responsable du mal. Limites de la pensée hégélienne de l’origine du mal Mais Hegel pose aussi comme principe que l’origine du mal est une nécessité parce que c’est la nécessité Divine qui préside à la création du monde. Comme le souligne Hélène Bouchilloux, « Hegel va plus loin. Non seulement le péché est prévu et voulu par Dieu mais encore il est nécessaire compte tenu de l’essence de Dieu. Car il est dans la nature de l’esprit de n’être pas en soi, mais en soi pour soi. Contrairement à la matière qui ne se réfléchit pas, l’esprit se réfléchit que par différenciation d’avec lui-même. Il est identité de l’identité et de la différence. Il ne serait pas ce qu’il est sans la médiation par laquelle il se fait être ce qu’il est : il n’est pas immédiatement ce qu’il est, il devient ce qu’il est et ne s’affirme, dans sa puissance infinie, que par la négation de la négation ou par la négation de ce qu’il n’est pas (ce que Hegel nomme « la négativité ») »394. Le christianisme en conférant un contenu déterminé à la notion de Dieu comme esprit en énonçant la trinité qui fait dans le Dieu Père un en soi, le Dieu Fils un pour soi et dans le Dieu Esprit un en soi et pour soi, origine la création et l’incarnation non pas dans la volonté de Dieu mais dans l’essence même de Dieu. Ce qui suppose que Dieu ne peut que s’aliéner dans la création et surmonter cette aliénation dans l’incarnation, ceci est en vertu d’une nécessité logique du concept. 394 Hélène Bouchilloux, Qu’est ce que le mal ?, Ed. J. Vrin, 2005, p. 38. 212 Cela amène à la réflexion suivante. « Pour Hegel, le péché est nécessaire en vertu d’un processus logique qui renvoie non à la volonté de Dieu mais à l’essence de Dieu : Dieu ne peut pas ne pas créer un être reproduisant au sein de la création le mouvement d’aliénation et de désaliénation qui définit la vie de l’esprit comme absolue » 395. Surtout si cet être est créé à son image ! Ce qui amène au fondement du double processus du mal et l’incarnation. Dieu n’est Dieu qu’en se faisant homme et l’homme n’est homme qu’en se faisant Dieu mais si pour Dieu cela doit passer par l’incarnation, c’est parce que pour l’homme cela doit passer aussi par le péché. Nous revenons à ce que nous avons écrit. Il n’y a pas dans le péché originel ni dans l’incarnation, une liberté divine car tel est son essence, ni une liberté humaine car telle est sa nature définie, créée pour l’infinie. Tout est nécessité. Pour Kierkegaard, le système Hégélien est contradictoire dans son énoncé qui le rend insurmontable. Quand Hegel tient le discours sur l’homme Adam, c'est-à-dire l’homme immédiat - innocent entrant dans l’histoire pour devenir Dieu, « aucun détour ne peut le justifier, l’excuser, effacer sa culpabilité ». Mais de l’autre côté, ce même homme utilise son libre arbitre pour sortir de l’état animal ; « la culpabilité seule est sa liberté ». Nous nous retrouvons devant la contradiction par laquelle le Mal est injustifiable mais nécessaire. L’homme a le libre arbitre mais choisit nécessairement le mal radical pour devenir homme. Dieu est libre mais doit passer par l’incarnation pour devenir Dieu396. Le péché est ainsi justifié, comme le dit Kierkegaard, par « la doctrine de l’Homme-Dieu, qui fait de Dieu et de l’Homme un idem per idem »397. Ceci résulte du fait que Dieu ayant créé l’homme à son esprit « il ne pouvait pas faire autrement ». Ce qui conduit, même si l’on va plus loin, à ce que pour Hegel, selon Kierkegaard, ce serait la faute de Dieu si l’homme a péché. Pour Kierkegaard, si le mal est injustifiable et si l’homme l’est aussi, cela revient à reconnaître la responsabilité de l’homme vis-à-vis du mal. C’est reconnaître que l’homme avait la possibilité de ne pas commettre le mal sinon pourquoi rendre coupable ce que l’on a créé pour réaliser. L’homme systématique serait programmé pour commettre le mal afin d’advenir et Dieu dans sa programmation s’est déjà programmé pour racheter ce mal afin 395 Ibid., p. 83. Hegel, La religion absolue, Ed. J Vrin, 1954, p. 105. 397 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C., 16, p. 272. 396 213 aussi d’advenir. Comment rendre quelqu’un responsable dans un monde où n’existe pas la contingence et où tout est nécessaire ? Pour Kierkegaard, la liberté spéculative du péché originel n’est qu’un discours sophiste qui s’enferme dans son affirmation selon les moments. 1. Pour Kierkegaard, il y a confusion chez Hegel entre l’innocence et l’immédiateté. « Le concept d’immédiateté appartient à la logique, celui d’innocence à l’éthique »398. Les deux concepts ne sont pas identiques. Comme le résume si bien Aude-Marie Lhote, « Hegel oublie qu’il n’y a pas de liberté - même en soi - extérieure au bien et au mal ; sinon il se serait rendu compte que l’innocence est libre dans le bien ; par opposition à l’immédiateté, catégorie logique « inexistante », elle est donc « quelque chose », une « qualité », « un état qui peut fort bien durer ». Tandis que l’immédiat est seulement dépassé par le médiat, mouvement immanent à l’immédiat, l’innocence parce qu’elle est quelque chose, « s’abolit par une transcendance » et il en va toujours ainsi, ce dont le système ne peut rendre compte »399. Pour Kierkegaard, cette qualité et cet état qui peuvent subsister dans le temps sont perdus par la faute. Cette qualité étant dans chacun, tout un chacun la perd de la même façon qu’Adam. « Il n’est ni à l’avantage de l’éthique de faire de tous, Adam excepté, des spectateurs affligés et intéressés de la culpabilité, mais non des coupables ; ni à l’avantage de la dogmatique de faire de tous des spectateurs intéressés et sympathiques de la rédemption, mais non des rachetés »400. En essayant ainsi d’expliquer logiquement la faute, Hegel supprime la liberté en l’annulant dans cette confusion de l’immédiateté qui est supprimée par l’intervention de la médiateté comme mouvement immanent de l’immédiateté présupposant la médiateté. L’immédiateté serait, selon Kierkegaard, destinée à être annulée par le fait même qu’elle se pose « comme chose ayant été avant d’être annulée ». Elle a sa place ainsi dans la logique. Mais comme l’a commenté Aude-Marie Lhote, l’innocence peut persister car elle est une qualité, un état qui peuvent se suffire à eux-mêmes. C’est pour cela que, lorsqu’elle est annulée par la transcendance, il en sort autre chose ; alors, que pour Kierkegaard la médiateté est l’immédiateté par son mouvement. 398 S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, O.C. 7, p. 136. Aude-Marie Lhote, La notion de pardon chez Kierkegaard, op. cit. p. 39. 400 S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, O.C. 7, p. 138. 399 214 Si l’innocence est donc une qualité et non pas un mal où vivotait l’être naturel avec l’esprit endormi, le péché d’Adam ne pouvait apporter un plus car il n’y avait pas de rapport avec une imperfection. D’ailleurs, il ne peut pas y avoir autre chose qu’annulation dans ce cas là. Or, l’innocence comme qualité ne comporte pas en elle le mouvement intrinsèque de devenir autre chose. En tant qu’état, elle pouvait le rester. 2. L’autre grief de Kierkegaard à l’encontre Hegel est à propos de la rationalisation de la faute qui a créé la confusion entre la liberté et la nécessité pour Adam qui a commis la faute en question. Pour envisager une pseudo « innocence – immédiateté » comme mouvement, Hegel a été obligé de penser Adam en termes généraux. En partant de ce texte de la genèse comme récit mythique, Adam devient ainsi l’homme général imparfait qui, ayant en lui le parfait, doit nécessairement passer par l’expérience du mal pour se parfaire. Et pourtant, c’est le même Hegel qui affirmait qu’en dehors d’une action singulière où la conscience se détermine, le devoir est dénué de sens. Comment la faute de l’homme en général comme manifestation nécessaire pour l’avènement de l’esprit absolu qui est l’essence même de Dieu, peut-elle être attribuée à un homme particulier comme étant une action coupable volontaire ? Comment une liberté neutralisée par la nécessité peut-elle tout de même être active ? C’est à n’y rien comprendre. Pour Kierkegaard, si nous devons penser la liberté d’Adam, nous devons reconnaître la singularité comme étant une réalité de l’existence humaine. Chez Hegel, la singularité est aussi une réalité à la condition d’être une détermination particulière du général. Ce rapport de la réalité singulière au général ne peut aboutir qu’à la nécessité de l’action humaine. Le général est en place et le singulier ne devient réel que s’il prend place dans le général. Kierkegaard, en partant du singulier pour aller vers le général entre dans la ruse du général. Mais, c’est le singulier qui rend effectif la réalité du général. Sinon les concepts du devenir ou de la liberté sont des concepts vides puisqu’ils leur manque une détermination essentielle : la décision. La décision ne peut se prendre que dans un choix, dans la contingence. C’est dans celle-ci que la responsabilité de l’homme peut être justifiée ou non. Si c’est le général qui justifie, c'est-àdire l’homme général, tout est justifié à l’avance même l’injustifiable. Aussi, la faute comme le pardon n’ont de sens que dans une philosophie spéculative qui veut donner du mouvement 215 à la qualité et non pas dans une philosophie existentielle, pratique qui donne au concept du libre arbitre le contenu passionnel de l’existant dans sa réalité quotidienne. La philosophie Hégélienne du péché originel, par le manque de décision qui est de l’ordre du libre arbitre de l’homme particulier, dissout le mal moral. En professant la prédominance de la génération sur l’individu, Hegel peut à la limite, penser le péché et non pas le pécheur individuel car le péché est pensé ici uniquement comme une négation faisant abstraction de la « réalité existentielle ». La logique de l’hégélianisme ne pouvait donc pas commencer par le péché. Le mouvement ne se serait pas créé ou plutôt serait parti dans tous les sens. Il ne devrait que commencer dans le cadre, l’échiquier qui promeut une manifestation dans le temps de l’esprit absolu comme réalité effective en égalant son essence. On ne peut penser la médiation en dehors du général qui permet de saisir les moments de l’histoire humaine comme ruses de l’esprit pour sa réalisation. Comment dans ce tout organique penser une volonté libre qui soit coupable par la négation de contribuer à réaliser la synthèse ? Pour Kierkegaard, la philosophie spéculative manque de sérieux dans ce moment de l’histoire humaine. Voici le sérieux : 1. Le christianisme « débute par le dogme du péché dont la catégorie est celle de l’individualité »401. Pour Kierkegaard, le péché ne se prête pas à la pensée spéculative car celle-ci met l’homme individuel en dessous du concept de l’homme. 2. La doctrine du péché selon le christianisme comme choix de la volonté d’un homme particulier rend à cet homme sa liberté et reconnaît en Dieu la liberté de s’incarner ou non. « La doctrine du péché, que toi et moi nous sommes pécheurs, doctrine qui disperse « la foule » jusqu’au dernier, établit la différence de qualité entre Dieu et l’homme en un abîme tel qu’il n’y en a jamais eu ; car Dieu seul en est capable ; et le péché c’est étant devant Dieu etc. L’homme ne diffère de Dieu nulle part autant qu’ici où, comme chacun de nous, il est « devant Dieu » en quoi les contraires se trouvent en un double sens rassemblés (contimentur) : ils n’ont pas la faculté de se dissocier ; mais en restant ainsi ensemble, la différence se montre avec d’autant plus de force, comme des couleurs qui opposita juxta se 401 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 272. 216 posita magis illuscescunt [se font valoir par contraste et juxtaposition]. De tous les attributs applicables à l’homme, le péché est le seul qui ne puisse en aucune façon ni via nagationis, ni via eminentioe [ni par la voie de négation, ni par la voie de transcendance] être appliqué à Dieu »402. Kierkegaard rend ainsi au péché la gravité en le positionnant dans la liberté fondamentale de l’homme devant Dieu. En tant que pécheur, l’homme est séparé de Dieu par « le plus vertigineux abîme de la qualité ». A côté, l’infini et le fini sans le péché sont bagatelle même si dans une autre sphère de l’éternité, Zeus a reconnu qu’il n’avait pas le pouvoir de donner à l’homme l’éternité. Pour le christianisme, le sérieux de la création de l’homme, image de Dieu, réside, selon Kierkegaard, dans le fait que l’homme est devant Dieu qui peut lui pardonner ses péchés. « Car si, par une espèce d’accommodation à rebours, on pouvait reporter le divin à l’humain, il est une chose où l’homme ne saurait éternellement jamais ressembler à Dieu : il ne peut pardonner les péchés »403. L’Homme de Hegel comme concept de l’Homme, c'est-à-dire l’homme général, n’a pas besoin de ce pardon ou plutôt ne peut-être pardonné par Dieu car il participe à l’œuvre de Dieu. C’est grâce à lui que Dieu, peut se manifester dans son absolu dans l’histoire humaine comme en soi et pour soi. Dans le monde de Hegel, le pardon n’existe pas ou plutôt n’a pas de contenu existentiel. Il faut plutôt remercier la négation d’être médiatrice. Mais faut-il remercier si tout ceci n’est que ruses de la raison ? B. Kierkegaard et le « devant Dieu » Socrate et la faute à l’ignorance. Nous venons de voir qu’en responsabilisant l’individu face au mal originel, Kierkegaard oppose à la totalité historique Hégélienne - dont le péché constitue un moment - l’avènement d’une subjectivité individuelle comme réalité indépassable sinon le devenir est confondu avec la nécessité. 402 403 Ibid, p. 275. Ibid, p. 276. 217 Pour Kierkegaard, la réalité ne se laisse pas absorber par la rationalité car tout existant particulier a autant une part de rationnel que d’irrationnel comme objectif de sa réalité. C’est ainsi que la faute devient injustifiable face à un homme subjectif ; c'est-à-dire un existant particulier qui ne soit pas l’objet d’une « ruse de la raison » pour l’avènement de la réalité absolument totalisante. En posant l’individu dans sa subjectivité comme réalité indépassable, Kierkegaard nous fait revenir à Socrate qui n’a jamais été dépassé par Hegel pour qui par la nécessité a nié la liberté ou le devoir et a ainsi vidé la faute de toute réalité effective. L’homme de Hegel n’est qu’un pion sur l’échiquier dans l’histoire se totalisant comme dialectique qui, à travers la succession des évènements, se fait égaler en soi et pour le soi dans le temps. C’est à travers cette histoire que Dieu devient Dieu ou philosophiquement l’absolu où l’idée atteint sa « perfection ». Cet homme sort de l’intériorité car pris par ce qui est externe, il est incapable d’une décision car que ce qu’il « fait » est déjà « écrit » par la ruse de la raison. En rendant à l’homme le possible ou le devenir, Kierkegaard fait retrouver à l’homme particulier, c'est-à-dire à tous les hommes, essentiellement son intériorité devant le caractère historique de la faute. La décision appartient à l’homme de se soumettre ou de défier Dieu. Cette affirmation déplace le centre de gravité du général vers le particulier. Cela a pour conséquence de donner la primauté au concret, à l’existence dans le temps. C’est le « comment exister » qui est le souci primordial de l’existant réel. Telle est la démarche de Socrate qui donne à la subjectivité son contenu et son obligation pratique404. Ce qui amène Kierkegaard à considérer que Socrate est celui qui s’est approché le plus du christianisme ; c'est-à-dire de l’existence de la responsabilité dans le péché originel. L’homme, selon Socrate, comme individu particulier, est ainsi amené à faire un mouvement vers lui-même. Il doit se connaître lui-même pour ainsi rencontrer les dieux. Ce retour sur soimême comme seule vérité édifiante fait poser à Socrate le principe que le savoir constitue un étant en soi. Les réponses aux questions du monde ne se trouvent pas ailleurs mais qu’en soi puisqu’elles ont toujours été là, portées par l’âme dans ses différents voyages. 404 Aude-Marie Lhote, op. cit., p. 25. 218 L’homme de Socrate est historique car il porte en lui l’âme qui a traversé le temps jusqu’à lui. L’homme Socratique porte l’histoire du monde. Nous savons que pour Socrate le savoir rend l’homme bon. C’est le manque de savoir qui fait de l’homme, un être méchant. Pour Socrate, le péché se trouverait dans l’ignorance405. En tant que savoir, la vertu a comme contraire l’ignorance ce qui présuppose qu’il existe une connaissance installée dans l’homme. C’est ainsi que Socrate peut recourir à la réminiscence comme preuve de ce voyage de l’âme humaine de chaque homme particulier dans le temps emmagasinant des connaissances. Ici, l’ignorance n’est pas à confondre avec celle dont nous a entretenu Chestov ; c’est-à-dire l’ignorance comme conséquence du péché. En effet, l’ignorance est la cause même du péché. La réminiscence permet à l’ignorant de se rendre à l’évidence que son propre savoir lui permet enfin de vivre selon la vertu qui représente le bien divin que chaque âme porte depuis l’éternité du temps. Toutefois, Kierkegaard fait observer que la définition du péché par Socrate comporte un défaut essentiel par rapport à la conscience du péché. Comment peut on considérer comme péché ce qui n’est pas encore dans la lumière de la conscience ? « Si le péché consiste à ignorer ce qui est juste, de sorte que l’on commet l’injustice pour cette raison, il n’y a pas de péché. Si tel est le péché, on admet, comme d’ailleurs Socrate, qu’il n’y a point de cas où l’homme instruit de ce qui est juste commet l’injuste, ou sachant que telle conduite est injuste, la pratique. Si donc la définition Socratique est exacte, il n’y a pas de péché du tout »406. L’homme de Socrate comme celui de Hegel peut être justifié du fait de son ignorance pour l’un de la nécessité pour l’autre. Mais le premier peut quantitativement évoluer grâce à l’éclairage de sa conscience tandis que l’autre, objet de la ruse de la raison qui peut l’utiliser pour commettre des exactions aussi atroces que la Shoah par exemple dans le but que la réalité totalisante, continue son mouvement d’égalisation. L’homme subjectif de Socrate est ainsi proche du christianisme, mais il s’en distingue qualitativement par la détermination du péché. « De quelle détermination manque donc Socrate quand il définit le péché ? De celle de volonté, de défi. L’intellectualisme grec était trop heureux, trop naïf, trop esthétique, trop ironique, trop bel esprit, en un mot trop pécheur pour s’aviser que l’on peut, en toute connaissance de cause, laisser faire le bien ou commettre 405 406 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 243. Ibid., p. 244. 219 l’injustice avec la connaissance du juste. L’hellénisme établit un impératif catégorique intellectuel »407. Pour Kierkegaard, si l’homme du concept se trompe de route, l’autre est pris par le saut mais ne s’appuie pas sur ses pieds pour le tenter. En affirmant que « ceux qui font des choses laides ou mauvaises le font malgré eux »408, Socrate rend l’homme irresponsable et par là même vide la faute de son contenu le plus décisif : la volonté. « Pour le christianisme, le péché réside dans la volonté et non dans la connaissance ; et cette corruption de la volonté dépasse toute la conscience de l’individu. Et cela est d’une entière conséquence ; sinon, la question de l’origine du péché surgirait à propos de chaque individu »409. C’est par l’homme qui défie d’une manière passive ou active Dieu, que le péché entre dans le monde et cela Socrate ne pouvait pas le savoir parce qu’il fallait avoir des pieds solides pour sauter ! Le désespoir comme péché. La définition du péché Le saut nous mène « devant Dieu » et plus précisément devant le christ en le prenant comme mesure. C’est là où selon Kierkegaard, le péché prend sa détermination essentielle. « La conscience du péché sera toujours condition sine qua non du christianisme, et si l’on pouvait en être exempté, on ne pourrait pas non plus devenir chrétien. Et la preuve précisément qu’il est la religion suprême c’est qu’aucune autre n’a traduit avec cette profondeur et cette élévation, la signification qu’à pour l’homme le fait même d’être pécheur. Oui, cette conscience c’est ce qui manque au paganisme »410. Pour qu’il n’y ait aucune confusion, commençons par Hegel qui, selon Kierkegaard, représente le niveau le moins élevé de l’approche du péché. La critique de Kierkegaard à l’encontre de Hegel est dirigé contre cette dissolution du mystère du mal moral dans le péché originel ainsi qu’à propos de l’incarnation comme nécessité au détriment de la liberté. 407 Ibid,, p. 245. Platon, Protagoras, op. cit., p. 345 d-e. 409 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 250. 410 S. Kierkegaard, Journal 1, 1844. 408 220 Pour Kierkegaard, le péché représente toujours la liberté de l’humain devant celle de Dieu mais également l’expression de l’ordre de l’être et non de l’essence. Le passage de la possibilité du péché à la réalité de l’essence est une consécution de l’ordre de l’être. N’étant pas de l’ordre de l’essence, on ne peut donc penser la réalité du péché dans une nécessité logique. Elle est de l’ordre du saut qualitatif. La conscience du péché ne naît que par la mise en présence de l’humain face à Dieu et renvoie « le péché » païen dans sa détermination quantitative. Dans son rapport à l’intériorité, Socrate touche à l’expérience du péché comme s’agissant d’une expérience individuelle. Il met l’homme en face de la faute tout en lui enlevant sa responsabilité en optant pour l’ignorance qui nie la volonté comme défi d’une liberté sachant411. La vertu devient réelle par la connaissance qui a un rapport économique avec l’humain. La vertu est appréhendée économiquement par bribes avec les incursions de la connaissance. Ici, le péché n’est pas dissout mais éclaté en fautes morales ou en manquements aux codes. Plus on sait, moins on fait de mal ; jusqu’à un certain point. Néanmoins, on peut parfaitement être en règle avec les hommes et faire un pas de plus en créant du désordre. L’éducation à la vertu présuppose que toute loi est inscrite dans l’âme humaine et que l’être humain devient capable un jour de proclamer pour lui et pour l’autre que « nul n’est censé ignorer la loi »412. Le péché est ainsi le contraire de la vertu dans le paganisme. Pour Kierkegaard, le contraire du péché est plutôt la foi que la vertu413 car selon lui, le mal n’est pas uniquement de l’ignorance ou une simple faute à réparer ou à accepter comme telle. En effet, pour lui le péché doit être vaincu comme un fait. Kierkegaard en prenant au sérieux le péché et en lui reconnaissant sa détermination dans l’esprit, c'est-à-dire de « devant Dieu », lui fait quitter aussi bien la sphère esthétique, qu’éthique pour la sphère religieuse. Poser le péché dans la sphère esthétique c’est lui enlever son sérieux en faisant de celui-ci une simple contradiction, comique ou tragique selon que le sentiment correspondant à cette catégorie de l’ordre de la légèreté ou de la mélancolie414. Tout ceci a comme conséquence de faire du péché un concept qui pourrait durer toujours alors qu’il doit être vaincu. 411 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 250. « Nemo Censentur ignorare legem » cité par Pierre-Olivier sur, in Nul n’est censé ignorer la loi. Le droit pénal en dix histoires, Ed. J. C. Lattès, 2004, p. 11. 413 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 238. 414 S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, O.C. 7, p. 117. 412 221 Quand à la sphère éthique, nous avons vu son impuissance à assimiler la catégorie de l’exception religieuse. Elle ne peut même pas envisager cette possibilité. Reprenons. L’éthique est l’attitude de l’individu qui dans le général découvre le sens de sa vie qui est le bonheur qu’il acquiert aussi bien dans la joie de l’action que dans l’obéissance totale au devoir. L’éthique ne peut respirer, trouver du sens dans le malheur sinon en essayant de lui trouver une explication ; par exemple celle de l’ignorance qui cache le bonheur. Le malheur et la souffrance n’ont pas de place dans l’éthique qui a le bonheur comme finalité. L’éthique a ainsi du mal à trouver une explication quand il faut résoudre une réalité individuelle qui n’a pas de réponse par l’intermédiaire des voies communes. C’est pourquoi l’éthique condamne tout acte qu’il ne peut comprendre comme par exemple le sacrifice d’Isaac par Abraham. Si nous en venons directement au péché, nous pouvons dire que l’éthique se retrouve face à un obstacle insurmontable ; celui du péché qui ne se présente pas comme un accident mais bien comme un fait réel. C’est-à-dire, tout homme face à Dieu qui fait perdre à l’éthique son idéalité qui est le concept général d’un homme capable, après avoir vaincu son ignorance, de « pratiquer la vertu sans défaillance et de réaliser la perfection la plus haute »415. L’éthique face par exemple à Abraham est prise de panique car incapable de distinguer le bien et le mal selon le point de vue religieux. Incapable car il n’y a pas d’exception dans sa sphère où c’est ce qui est de l’ordre du général qui donne sens et juge l’action. « Non seulement l’éthique se heurte au péché, c'est-à-dire à un fait qu’elle ne peut d’aucune façon assimiler mais elle n’est même pas capable de distinguer le bien et le mal, catégories qui lui sont pourtant si nécessaires et si familières. Comment pourrait-elle les distinguer de son point de vue idéal et abstrait comme si le bien et le mal étaient définissables en dehors de la liberté, qui est l’élément essentiel et la condition même du réel et du concret ? Il n’y a donc d’éthique effective que celle qui se fonde sur la dogmatique. L’éthique ne s’accomplit qu’en se niant, c'est-à-dire en faisant intervenir le péché qui exige le saut dialectique et fait appel à la transcendance du religieux »416. Or, le péché est posé ici comme le passage obligé pour que l’individu devienne un moi. Ceci met une différence qualitative entre l’immanence et la transcendance. 415 416 R. Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard, op. cit., p. 176. Ibid.,p. 177. 222 On ne peut non plus, selon Kierkegaard, expliquer la réalité du péché dans la catégorie métaphysique. Car, comme le souligne Kierkegaard417, il ne peut y avoir qu’indifférence et désintéressement du dialecticien qui par l’analyse considère le péché comme une chose ne pouvant résister à la pensée. Nous voyons l’altération du concept car le péché ne doit pas être vaincu comme une idée mais bien comme un fait concernant chacun. La pensée dans le réel se heurte à ce qui est essentiellement individuel et concret dans le péché. Le sentiment de celui qui traite le péché en psychologie est celui de l’observateur, de l’espion et pas celui du sérieux qui se dégage du péché. Pourtant, c’est la psychologie qui se rapproche le plus du péché car, en s’appuyant sur la nature humaine, elle peut expliquer la possibilité du péché. Par contre elle ne peut rendre compte de sa réalité. « Si le péché n’est pas le péché, mais un état psychologique à examiner avec une curiosité non sans distance, il ne mérite pas ce nom. Mais plus la description de cet état en dessine le contour, plus l’angoisse redouble : un « état » relève des forces qui nous traversent, des pulsions, des contextes, de tant de choses, et le « plus » ou le « moins » de tout cela échappe. En fait, le concept est altéré : le péché n’est pas un état mais un acte »418. Pour Kierkegaard, le péché comme état psychologique paraissant avec son plus ou moins d’angoisse dans la vie humaine, lui donne une détermination quantitative et lui fait manquer le sérieux qui ancre le péché dans le « il est ou il n’est pas ». Nous arrivons à cette conclusion avec Kierkegaard qu’il n’y a que la dogmatique qui soit compétente pour rendre compte de la réalité du péché. C’est la science qui part du réel pour l’élever à l’idéalité. La psychologie en posant la possibilité réelle du péché et en scrutant sa réelle possibilité ouvre à la dogmatique qui explique la possibilité idéelle du péché419. La possibilité du péché trouve dans la liberté dogmatique la fermeté du sérieux qui ne réduit pas le péché à une anomalie, une maladie ou un poison etc. qui sont les signes de l’altération du concept. Pour mieux comprendre comment la dogmatique est la seule science capable de rendre compte de la réalité du péché, nous devons commencer par définir le péché selon Kierkegaard. « Le péché consiste, étant devant Dieu et se trouvant dans l’état de désespoir, à ne pas vouloir être soi-même, ou à vouloir l’être »420. 417 S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, O.C. 7, p. 117. François Bousquet, Le christ de Kierkegaard, op. cit., p. 174. 419 S. Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, O.C. 7, p. 125. 420 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 237. 418 223 Pour Kierkegaard, cette définition du péché a le mérite de mettre l’accent sur le péché comme un acte qui s’accomplit « devant Dieu ». C’est une position nouvelle qui apporte aussi une qualité nouvelle : une liberté qui défie une autre liberté. Ainsi, seul le religieux, c'est-à-dire l’homme ayant conscience d’être devant Dieu, peut avoir la conscience du péché. Cette position enlève aussi au péché la dépendance à ses attributs ou son caractère économique : « vol, impudicité, mensonge ou meurtre, etc.». Le caractère économique du péché peut justifier un acte. « Quand, parlant du péché, on ne songe qu’à des péchés de ce genre, on risque d’oublier qu’au point de vue humain ils peuvent dans une certaine mesure être dans l’ordre, alors que toute la vie est péché ; elle est l’espèce de péché bien connue : celle des vices éclatants de l’obstination qui, dans l’insensibilité spirituelle ou l’impudence reste ou veut être dans l’ignorance de l’obligation infiniment plus profonde où le moi humain est tenu d’obéir à Dieu dans ses pensées et ses désirs les plus secrets, dans la promptitude à saisir et la docilité à suivre le moindre signe de sa volonté à l’égard du moi »421. Le caractère économique, dans son « plus ou moins » et dans son « jusqu’à un certain point », ne peut avoir conscientisé que ce qui est médiatisé comme délits humains. Le péché ici serait réduit à une simple faute ; comme la simple transgression d’une règle ou d’un code. La définition de Kierkegaard enveloppe le point de vue économique et le dépasse en posant le désespoir comme péché. « Notre définition embrasse donc toute forme concevable ou réelle du désespoir (car il n’est pas l’égarement de la chair et du sang, mais le consentement de l’esprit à ce dérèglement et qu’il est devant Dieu »422. C’est le rapport à l’idée de Dieu qui donne ainsi à la faute sa détermination qualitative. « Dès qu’on supprime celle-ci, la conscience de faute disparaît aussi complètement ; ou elle tombe dans les notions enfantines, au niveau des appréciations d’un carnet scolaire ; ou bien encore elle (prend un caractère juridique et) exprime le droit qu’à la société de se défendre »423. Ceci enlève toute détermination externe donc quantitative à la faute. Celle-ci est l’expression concrète de l’existence d’une liberté en face d’une autre liberté et ceci amène à la question de la conscience de la faute selon Kierkegaard : « peut-elle devenir l’expression décisive du rapport pathétique de l’existence avec une félicité éternelle et de telle sorte que toute existant n’ayant pas cette conscience ne se rapporte pas eo ipso à sa félicité 421 Ibid., p. 238. Ibid, p. 238. 423 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, O.C. 11, p. 218. 422 224 éternelle ? »424. C’est en reconnaissant à la faute ou au péché la capacité de faire perdre à l’éthique son idéalité, en faisant sortir l’homme du général que celui-ci devient en tant qu’individu réellement un moi. L’homme selon Kierkegaard, ne devient réel qu’en se confrontant à la réalité et la réalité c’est le moi devant Dieu. De quoi Kierkegaard parle-t-il quand il met le moi devant Dieu ? La définition et le rôle du moi Dès la première page de La maladie à la mort, nous trouvons la définition et le rôle qui sont dévolus au moi. « L’homme est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi. Mais qu’estce que le moi ? Le moi est un rapport qui se rapporte à lui-même ou cette propriété qu’à le rapport de se rapporter à lui-même, le moi n’est pas le rapport mais le fait que le rapport se rapporte à lui-même. L’homme est une synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité, bref, une synthèse. Une synthèse est un rapport entre deux choses. Ainsi envisagé, l’homme n’est pas encore un moi »425. C’est au moi d’effectuer la synthèse afin d’acquérir la forme suprême de l’être, c'est-à-dire l’être conscient, personnel et absolument indépendant. Mais comme cette forme suprême est une détermination divine, l’homme ne peut devenir qu’un moi dérivé et c’est dans la manière dont il se positionne dans ce comment devenir qu’est le péché. Le moi n’est pas posé d’emblée, il advient. Or, en se posant de lui-même sans se poser pour autant dans le tiers qui l’a posé, il s’enferme dans le désespoir d’être lui-même et d’effectuer la synthèse qui est sa mission d’être. Que le moi soit dans une phase de dépendance à l’espèce et au milieu, qu’il devienne ensuite à celle où il devient attentif à l’éternel présent en lui qui le fait devenir conscient de lui-même et enfin qu’il se mette devant Dieu en tant que tiers puissance éternelle, le moi continue à désespérer de cette impossibilité d’être un moi indépendant. Le moi qu’il soit ou non conscient d’être moi dérivé se confronte aussi à la prétention d’être soi ou à la faiblesse de ne pas l’être. Le moi désespère de ne pas pouvoir, par lui-même, se faire ou se défaire lui-même. Pour Kierkegaard, « il n’y a que Dieu qui puisse délivrer le moi du désespoir parce qu’il lui rend, avec la puissance d’être en se posant dans la puissance qui l’a posé, la possibilité d’être 424 425 Ibid, p. 213. S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 171. 225 lui-même »426. Le moi doit, et c’est cela le repentir, accepter qu’il est un rapport posé par dérivation se rapportant en lui-même et que ce rapport à lui-même est le fait de se rapporter à autre chose qui est le tiers ou la puissance qui a posé tout le rapport. « Telle est en effet la formule qui traduit l’état du moi une fois que le désespoir en est entièrement extirpé : le moi qui se rapporte à lui-même devient transparent et se fonde en la puissance qui l’a posé »427. Mais pour qu’il le devienne - car le propre du moi est d’advenir - il doit passer par des choix continuels qui sont sources de désespoir. L’homme va de désespoir en désespoir jusqu’au scandale devant le paradoxe de la foi. Ce sont ses choix qui sont des degrés progressifs du devenir du moi qui dans l’immanence résiste et se rebelle contre la puissance qui le rend réel en le faisant passer d’une détermination quantitative à une détermination qualitative. Regardons avec Kierkegaard comment et de quoi est fait ce désespoir de ne pas vouloir être soi-même ou de vouloir être soi-même devant Dieu dans les différentes phases où l’homme ayant une conscience claire de lui-même, reconnaît son péché et a besoin du pardon. Pour Kierkegaard, le désespoir comme l’angoisse est un sentiment exprimant la liberté se rapportant à la faute. Mais plus que celle-ci exprimant le rapport de l’individu à la possibilité à l’intérieur du monde fini, le désespoir suppose quant à lui que l’homme puisse avoir une connaissance de ses actes et de leurs motifs en rapport à l’éternel en lui. C’est cette conscience vive comme désaccord entre le moment éternel et l’existence concrète qui est source de désespoir. C’est le désespoir se rapportant à l’idée de Dieu qui est péché. Le désespéré devant Dieu refuse ce qu’il y a d’éternel en lui en refusant d’être lui-même soit il veut être lui-même en se contentant d’être simplement humain. Le désespéré ignore son défaut ou en fait abstraction en ne lui donnant aucune réalité ; c'est-àdire l’un comme dans l’autre que l’individu devant Dieu est contre Dieu. Car son moi devant Dieu est encore pris dans les filets du doute et non ceux de la foi. « Dire que le désespoir est le péché est plein de conséquences pour la définition de la foi : le contraire de la foi n’est pas le doute mais de désespérer. Le moi ici est ultimement le moi devant Dieu. Analyser le péché comme désespoir et le désespoir comme péché permet d’énoncer les conditions de bonne santé du rapport de l’homme à Dieu, du chemin de l’espérance »428. 426 Hélène Bouchilloux, Qu’est ce que le mal ? op. cit., p. 44. S. Kierkegaard, La maladie à la mort, p. 172. 428 François Bousquet, Le christ de Kierkegaard, op. cit. p. 247. 427 226 Nous n’allons pas revenir sur le « tout est possible en Dieu » de l’espérance mais nous ne pouvons ne pas souligner que la détermination de la foi est l’espérance et que passer de la providence à l’espérance c’est quitter le dyade péché – vertu ou péché – foi ; c'est-à-dire passer du devenir sujet de l’intériorité Socratique au devenir croyant imitateur du christ. C’est dans cette sphère religieuse que le moi devant Dieu peut vivre dans un état d’espérance ou de désespérance. Le tout est possible comme ouverture, confiance absolue en l’autre est celle de la marque de l’espérance qui est la santé de l’homme devant Dieu dont la finalité est la vie. Alors que le tout est clos comme solitude du désespéré est maladie et mort. L’homme face à l’autre se cloisonne en lui-même déniant tout rapport à soi comme accueil de toute altérité. C’est la finalité de la mort, c'est-à-dire la plus grande misère de l’esprit comme fin constante 429 dont il s’agit ici pour cet homme désespéré. Comme l’écrit François Bousquet en différenciant les deux choix de l’homme devant Dieu, « si la désespérance de ne pouvoir mourir, de ne pouvoir se défaire de soi est comme une auto-consomption, dans la contradiction entre vouloir et ne pas vouloir être soi, l’espérance est comme l’autre feu qui ne s’éteint pas, le paradoxe sans fin de se retrouver soi au moment même où l’on renonce à soi. Ainsi, le désespoir de soit peut-il être regardé comme la marque mais inversée de l’éternel. Ce qui se laisserait exprimer ainsi au positif : c’est par l’accueil de l’espérance que, dans le devenir soi, l’exigence de l’éternel apparaît comme le don de l’éternel »430. La résignation et l’orgueil, comme version du désespoir ultime, sont ainsi la nature du péché qui nous est révélée par Dieu car elle trouve sa réalité devant lui. Dieu est ainsi la mesure du moi car la mesure du moi est ce que le moi a devant lui comme puissance qui le met en rapport avec lui-même. Ainsi pécher c’est se rebeller devant l’éternel en récusant sa mesure devenue la règle morale et la règle universelle. Ce n’est pas la faculté de désespérer qui est en cause mais le fait de choisir de désespérer ; c'est-à-dire faire du désespoir un état où l’on habite. Autrement dit, c’est le moi qui augmente avec l’idée de Dieu médiatisant la détermination de l’infini dans le moi qui pèche devant Dieu. Ce refus est l’état de tout homme 429 430 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 179. François Bousquet, op. cit. p. 244. 227 car le péché n’est pas réduit ici aux actions accidentelles et personnelles mais à la totalité de l’existence et du genre humain. Le moi pécheur ou les différentes sorte des péchés Le péché ici n’est pas à considérer comme un acte discontinu mais « comme une sorte de séquence dans l’existence spirituelle » ; c'est-à-dire comme la « continuation du péché » ou la « persévérance consciente dans le péché » d’où le passage du péché d’un acte à un état. Kierkegaard distingue trois états successifs qui font croître le péché en gravité et en profondeur pour tout homme devant Dieu qui est pécheur car conscient du désespoir de son moi devant lui. 1. Le péché de désespérer au sujet de son péché. « Le désespoir au sujet du péché est le plus souvent mal interprété dans la vie (si d’ailleurs il s’y rencontre, en tout cas, il s’y produit quelque chose que l’on désigne ainsi) ; et l’on se trompe aussi sans doute parce que dans le monde on n’a généralement affaire qu’avec la légèreté, l’irréflexion et la pure frivolité, aussi prend-on d’ordinaire un air très solennel et témoigne-t-on d’une vie plus profonde »431. Kierkegaard met en lumière cette manière de vivre devant Dieu. C’est l’homme qui devant Dieu n’accepte pas sa différence qualitative, il se prend pour un dieu. C’est pour Kierkegaard le cas de l’orgueilleux qui s’admirant dans sa force de caractère et ayant succombé à une tentation, s’enferme dans une affection ou une tristesse où il se durcit envers lui-même. Le monde peut admirer sa nature profonde suite à la médiatisation de son désespoir en lui prêtant une profondeur d’âme alors qu’en se frappant violemment la poitrine tout en pleurant, il ne mystifie que lui-même en se prenant, devant Dieu, comme le dieu qui doit oui ou non pardonner. Ce n’est qu’un orgueilleux piqué au vif. « Son désespoir est à cent lieues de relever du bien, il manifeste une intensité accrue du péché où il s’enfonce davantage »432. En criant « je ne me le pardonnerai pas » il ne reconnaît à aucun autre que lui le pouvoir de pardonner. Le désespéré s’enferme dans son péché et décide de s’y tenir. Il ferme ainsi les oreilles à tout appel à la vie. Tout retour à Dieu lui paraît impossible car il s’est coupé du bien et refuse tant qu’il n’a pas de preuve qu’il s’est pardonné d’y revenir. Or, comme il se refuse à 431 432 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, O.C. 16, p. 264. Ibid., p. 265. 228 se pardonner, il reste dans le désespoir et le monde l’applaudit en criant : voici un homme qui assume sa faute et ne se presse pas de trouver des causes externes. Cet homme responsable pour lui et pour le monde n’est en réalité qu’un orgueilleux égoïste sourd à l’appel divin. 2. Le péché de désespérer au sujet du pardon des péchés. « Le désespoir du pardon des péchés doit nécessairement se ramener à l’une ou l’autre formule du désespoir, celle de la faiblesse ou du défi ; de la faiblesse qui, scandalisée, n’ose pas croire ; du défi qui scandalisé ne veut pas croire ».433 Kierkegaard pose ici l’alternative entre le scandale et la foi. Ici le moi a une connaissance du christ devant lequel il se détermine. « Un moi devant Christ est un moi élevé en puissance par l’immense concession faite par Dieu, par l’immense valeur que prend le moi du fait que Dieu a accepté de naître, de devenir homme, de souffrir, de mourir pour ce moi également. Nous avons dit que le moi croît avec l’idée de Dieu ; de même ici : le moi croît avec l’idée de Christ. Un moi est qualitativement ce qu’est sa mesure. En faisant de Christ la mesure, Dieu confirme et notifie toute l’immense réalité que possède le moi ; car en Christ seulement il est vrai que Dieu est la fin et la mesure de l’homme, ou sa mesure et sa fin. Mais plus le moi est développé, plus aussi le péché est intense »434. Ici, ce n’est plus soi qui est en cause mais l’autre. Le scandale pour Kierkegaard est de croire qu’un autre homme veuille et puisse me pardonner mes péchés435. Cette séquence du désespoir n’est vécue pour Kierkegaard que par le chrétien dans le « tu dois » accompagnant toute détermination religieuse qui à ce sujet est le « tu dois croire au pardon des péchés ». Le péché ici est reconnaissance pour l’homme dans sa différence qualitative devant Dieu et accroissement du moi comme dérivation du rapport à la puissance qui le pose. C’est dans le pardon du péché que le moi tends par l’autre à parvenir à l’équilibre et au repos. Croire à la remise des péchés est de l’ordre du saut de la foi « que le Christ homme particulier est Dieu capable de nous délier de notre état de pécheur. 3. Le péché contre le Saint - Esprit. « Le péché est le désespoir ; on combat alors en se dérobant. Puis vient le désespoir au sujet de son péché ; on combat une fois de plus en se dérobant ou en se retirant dans ses retranchements, mais toujours pedem referens [à reculons]. 433 Ibid., p. 267. Ibid., pp. 267-268. 435 Ibid., p. 270. 434 229 Alors, on change de tactique ; bien que le péché s’enfonce de plus en plus en lui-même et par conséquent s’éloigne, il devient par ailleurs plus proche, de plus en plus nettement lui-même. Le désespoir du pardon des péchés est positif devant l’offre de la miséricorde divine ; le péché ne consiste plus simplement à se dérober, il n’est plus simplement défensif. Mais le péché où l’on renonce au christianisme comme à un mensonge et à une imposture est une guerre offensive »436. C’est l’état où le péché s’avoue lui-même et se veut lui-même. Dans un premier temps l’homme étant sourd à lui-même, se refuse à l’appel de l’intériorité comme appel de dieu. Il se sent capable de gagner lui-même le combat. Le désespoir est celui de celui qui ne se pardonne pas. Dans un deuxième temps, l’homme est sourd à l’appel de l’autre. Il l’entend mais ne l’écoute pas. Vivant face à Dieu mais lié aux vérités générales et nécessaires, il ne peut concevoir une rémission qualitative de sa faute par un autre homme particulier. Le péché est la surdité à l’appel de Dieu comme rémission des péchés. Nous sommes ici dans le paradoxe chrétien qui convoque la possibilité du scandale comme moment dialectique. Le refus de la rémission des péchés comme impossibilité est la forme négative du scandale. Enfin vient le stade de la forme positive du scandale. Au lieu de continuer à désespérer de sa surdité à soi et à l’autre, l’individu dénie l’existence même de l’appel. Dieu est muet devant lui. En homme s’exprimant dans l’immanence le christianisme n’est que fable et mensonge et l’appel du Christ n’est qu’imposture et mensonge. Kierkegaard nous informe de la forme inférieure de ce scandale, celle de laisser la question du Christ dans l’indécision. L’individu proclame ne pas avoir la foi et ainsi ne pas avoir une opinion sur le Christ comme appel à devenir un moi dérivé. Pour Kierkegaard, c’est un scandale de ne pas vouloir se prononcer sur la réalité agissante du Christ. « En fait, on a purement et simplement oublié le « tu dois » chrétien. Par suite, on ne voit pas que cette façon de mettre Christ dans l’indifférence est le scandale. Le christianisme t’est annoncé, cela signifie que tu dois avoir une opinion sur Christ ; il est, ou le fait qu’il est et qu’il a été de fait décide de toute la vie. Si Christ t’est annoncé, il y a scandale à dire : je ne veux pas me prononcer à ce sujet »437. 436 437 Ibid., p. 278. Ibid., p. 283. 230 Cette forme est scandaleuse car dédaigneuse de la réalité de Dieu devant soi. La forme suivante est confrontée à la question qui ne laisse pas en paix. L’individu trouve la question « qui dites-vous que je suis ? » décisive mais n’arrive pas à croire. « Un scandalisé de cette catégorie passe sa vie comme une ombre ; il consume ses jours parce qu’au fond de lui-même il est toujours hanté par ce problème décisif. Et ainsi, il exprime quelle réalité a le christianisme (comme de pâtir de l’amour malheureux par rapport à l’amour) »438. Pour Kierkegaard, c’est la forme négative et passive d’un individu qui ayant les yeux fixés sur le paradoxe ne peut entendre l’appel car c’est au-dessus de ses forces. Enfin la dernière forme est celle qui passe à l’offensive et déclare le christianisme mensonge et tromperie en niant l’existence même du Christ. « Elle déclare que le christianisme est mensonge et fausseté ; elle nie Christ (nie qu’il a vécu et qu’il a été celui qu’il a déclaré être) et cela , soit à la façon du docétisme, soit à la façon du rationalisme, de sorte que Christ, ou bien ne devient pas un homme particulier mais une simple apparence, ou bien simplement un homme particulier de sorte encore que, ou bien il se réduit, selon le docétisme, à la poésie, à la mythologie sans prise sur la réalité, ou bien il se réduit, selon le rationalisme, à une réalité qui ne saurait prétendre être divine. Cette négation de Christ comme paradoxe implique naturellement encore la négation de tout le donné chrétien : le péché, le pardon des péchés, etc. »439. C’est cette forme qui est la plus haute élévation en puissance du péché. Mais, pour Kierkegaard, elle n’est pas mise en valeur du fait que l’on continue à opposer le péché à la vertu alors que la véritable opposition est celle du péché et la foi. Il n’y a que le Moi qui par l’humilité traverse les différentes étapes du désespoir en entendant l’appel et en y répondant qui peut recevoir le pardon pour ainsi devenir le vrai moi440. 438 Ibid., p. 284. Ibid., p. 285. 440 Ibid., p. 285. 439 231 C. Les limites de la Justice La santé de l’ordre public comme souci primordial Nous venons de voir que le péché est une catégorie qui ne peut se penser que dans la sphère religieuse. Le contraire du péché ce n’est pas la vertu mais la foi. C’est dans le paradoxe de la foi que le péché est annulé par le pardon. Le pardon est donc une puissance qualitativement différente de la réconciliation ou de la réparation. Comme don de l’amour présenté négativement, le pardon est une catégorie chrétienne qui rend à l’homme sa nature de créature divine. Dans le pardon, l’homme se contemple de nouveau comme l’image de Dieu : l’appelé de l’appel. Pour Kierkegaard, ce n’est que dans le pardon que l’homme retrouve qualitativement sa dignité de Fils de Dieu. La justice rend une dignité quantitative à l’homme mais ne touche pas à la nature de son être. La justice répond au faire, à l’avoir de l’homme en tant qu’être immanent. Cette réponse quantitative que les hommes ont trouvé pour ne pas s’entretuer est nécessairement multiple par sa nature. Le sage Solon, dont nous avons cité l’apophtegme « rien de trop », n’a pas osé promulguer en son temps une loi contre la parricide en arguant du fait qu’il ne voulait pas donner une idée pareille à ceux qui liraient la loi441. Pour lui, il était plus sage de se taire. Le grand sage a préféré faire l’autruche ou plutôt en ne voulant pas tenter l’homme, il a reconnu du même coup que celui-ci était capable de méfaits - que malgré la loi - il ne pourrait s’empêcher de commettre. La loi n’a qu’un caractère relatif de persuasion. L’homme est au-dessus de la loi. Et pourtant, la justice a deux jambes - qui, dès qu’on les coupe, est perdue - : Nul n’est censé ignorer la loi et Nul n’est au dessus de la loi. En ce qui concerne la première, Socrate et les autres s’y attelèrent afin que chacun puisse se présenter en égalité devant la justice. Le savoir permet cette égalité. Mais comme nous l’avons vu, en dépit de cet optimisme Socratique, le fait de savoir n’arrête pas la faute. La loi en proclamant une injonction reconnaît en même temps la faiblesse du savoir. Si nul n’est censé ignorer la loi, cela veut dire que tout individu ayant commis une faute doit être sanctionné. Or, Socrate affirme que l’on ne peut commettre qu’une faute qu’en ne sachant 441 Diogène de Laerce, Vies et Doctrines des philosophes illustres, op. cit., p. 104. 232 pas. Ceci amène à une contradiction. Pourquoi doit-on punir alors que toute personne sachant ne peut commettre une faute ? Socrate est mis hors-jeu par son aîné Solon qui préféra fermer les yeux sachant que le fait même de savoir peut encore attiser l’appétit du mal. Les muscles qui font tenir la jambe « memo censetur ignorare legem… » sont ceux de l’impératif catégorique Kantien. La justice se convainc de l’intelligence morale interne de l‘homme. L’homme possède par la réflexion un savoir moral interne qui fait de lui l’égal de l’autre devant la justice, qu’il soit illettré ou savant. C’est ce savoir qui s’exprime en injonction aux fins de rendre universel tout acte que l’on pose à l’autre en lui enlevant toute subjectivité. Mais reconnaître ce savoir ouvre aussi la limite de celui-ci comme nous l’avons vu. La justice l’a compris en trouvant des circonstances atténuantes à l’accusé afin d’approcher de plus près la logique d’équivalence qui est le principe même de la rétribution judiciaire. La jambe « nul n’est au dessus de la loi » est le défi actif que l’on peut faire à la justice. Dans le premier cas, c’est la justice qui essaie par sa force et sa mansuétude de rendre tout homme égal devant elle alors qu’ici c’est la justice qui se justifie. Face à une protestation violente de l’individu qui trouve injustifié cette justice, elle ne peut qu’affirmer « dura lex sed lex » que l’avocat Pierre-Olivier SUR - dans son ouvrage d’initiation au droit pénal à travers dix histoires - formule autrement. « La loi est dure. Parfois elle est injuste ou elle sonne faux, mais c’est la loi. Pour l’accepter, on lui donne comme définition le fait qu’elle est l’expression de la volonté générale. Alors mieux vaut la connaître »442. Non seulement il faut la connaître mais il faut lui obéir. La loi n’est réellement performative qu’en s’appuyant sur ses deux jambes qui elles mêmes se tiennent sur une surface solide qui est l’institution reconnue par la volonté générale. La justice a donc pour justification l’ordre public. L’intérêt général est le but final de son discours. Tout acte que pose la justice doit trouver sa justification dans cet ordre public au nom duquel elle prononce des châtiments. Même quand Hegel présente le châtiment comme une « restauration du criminel » c’est par rapport à une mesure et celle-ci est bien de l’ordre de l’intérêt général. 442 Pierre-Olivier Sur, Nul n’est censé ignorer la loi, op. cit., p. 12. 233 La difficulté avec cette mesure c’est qu’elle ne se situe pas dans la distance. Elle peut être touchée par l’individu car elle a besoin d’être protégée. Elle est à l’image des juges Italiens qui étaient protégés parce qu’ils avaient condamné les pratiques mafieuses qui en retour condamnaient ces mêmes juges à la mort ! La mesure qui mesure peut être prise en otage, bafouée et arrangée selon sa sauce. Ainsi, « la restauration » s’adapte à une mesure relative qui se convainc absolue « vox populi vox Dei ». La justice est prise ainsi dans le filet d’un Etat-nation qui par vote « démocratique » modifie la loi ; d’où une difficulté certaine quant au devoir de mémoire malgré les principes humanistes. Le régime de Vichy était protégé par la loi et protégeait la loi. Nous sommes dans le monde de l’addition où l’on se sent d’autant plus fort quand le nombre est élevé. Unir ses forces en quelque sorte d’où le nombre élevé de mécanismes de protection de la justice, les droits de l’homme, le droit pénal avec ses nombreux appareils : tribunaux nationaux et internationaux… Ce que cache ou ce que cherche à protéger tout cet arsenal est la santé de l’ordre public. Cet ordre public sur lequel la justice s’appuie pour juger une santé perméable aux virus du mal est comme un robot, un cerveau puissant qui se crée des anti-virus pour se protéger. Cette mise en place d’un parapluie, d’un mur protecteur constitue un signe de faiblesse pour l’ennemi dont le combat consistera à contourner l’obstacle ou à le faire exploser pour atteindre le point faible. On ne peut protéger que ce qui est faible. « La restauration du criminel » n’est pas mise en place pour le bien de celui-ci mais plutôt pour protéger la société du criminel. D’où cette justification de la sanction comme le souligne Robert Spaemann. « C’est comme restauration que le châtiment a toujours été compris, à savoir en tant que restauration d’un ordre, d’un équilibre de la justice. Et cela non seulement de telle sorte que celui qui a causé le dommage doive « dédommager » celui qui l’a subi, ce qui doit être effacé, c’est plutôt au-delà du dommage causé à un individu, le dommage causé à tous ceux qui participent à un ordre. Et cela s’effectue par un dommage infligé en « expiration » au coupable. Ce dernier doit, comme dit Kant, « éprouver ce que valent ces actions »443. La justice, en mettant à l’épreuve les actions de l’homme par le filtre de la loi comme mesure, aide celui qui a été éprouvé en 443 Robert Spaemann, Bonheur et bienveillance, op. cit., p. 271. 234 prononçant une décision ou une sanction représentant « un cheminement nécessaire vers une réhabilitation sociale »444. Les limites de la logique de la sanction face aux forces du mal Par l’une de ses fonctions : L’expiation, l’exemplarité, l’isolement, l’amendement et la rétribution, la sanction a pour objectif final de protéger la santé du corps social afin de le prémunir d’un virus qui risque de contaminer tout son fonctionnement. En optant pour la protection de la volonté générale, la justice reconnaît qu’il existe toujours la tentation d’être au-dessus de la loi, de l’adapter, en quelque sorte d’en faire « sa » loi. Solon a eu peur avec raison car Macbeth en tuant le roi a compris la relativité de la mesure humaine445. Le démoniaque, comme individu ayant perdu son moi, désespérant aussi bien du péché que de la grâce est un défi pour la justice dans ce qu’elle peut prêcher comme restauration du criminel. Le démoniaque révèle à la justice les limites de sa mission constituant à s’occuper du bien-être du corps social. Il attaque les fondements mêmes de la justice qui ne peut faire autre chose que de se défendre. Face au démoniaque qui n’éprouve pas la valeur de ses actions par rapport à la mesure de la volonté générale en se maintenant dans un enfermement de sa subjectivité, la justice ne peut faire autrement que de se défendre. Ici, le démoniaque juge et condamne la justice. Le poing qu’il levait contre le ciel il l’abat sur la justice. En se recroquevillant sur son mal et en prenant appui pour se lancer dans l’attaque, il rend la rétribution risible. Quelle sanction pouvait faire payer à Richard III ses crimes ? 446 444 Pierre-Olivier Sur, Nul n’est censé ignorer la loi, op. cit., p. 75. « Macbeth était bien un meurtrier, aussi les mots prennent-ils dans sa bouche un son de vérité qui vous secoue et vous effraie ; mais toute individualité qui a perdu le sens de la vie intérieure peut dire aussi : « der Lebenswein ist ausgeschenkt » [le vin de la vie est versé] et par suite aussi : « jetz giebt es nichts Ernstes mehr im Leben : Alles ist Tand » [désormais il n’y a plus de sérieux dans la vie ! tout est futilités], car la vie intérieure est la source dont le cours va vers la vie éternelle, et de cette source jaillit le sérieux ». S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, O.C. 7, p. 242. 446 En offrant son royaume pour un cheval « un cheval ! un cheval ! Mon royaume pour un cheval » Richard III, V, 8. Le duc de Gloucester change complètement les valeurs de l’échange. Quand la valeur d’un royaume est représentée par un cheval que valent alors les habitants du royaume qu’il a massacrés ? Comme le conceptualise Philonenko à propos de la jalousie. « L’un des plus durs principes du malheur se manifeste ici. L’essence du Soi est posée dans le Non-Moi. Il est très difficile de démêler ici les moments de la jalousie ; il est raisonnable de dire que la jalousie n’est pas envieuse, ni avare : pour atteindre sa fin, supposé qu’elle le possède, elle donnerait 445 235 « La jalousie »447 de Richard III Le pervers n’écoute pas, il utilise la parole de l’autre pour asseoir la sienne. Il rend le dialogue selon Habermas comme écoute de l’écoute de l’autre inutile par l’intérêt qu’il y met : celui de détruire l’autre. Ce n’est pas le visage qui met le pervers hors de lui, qui l’angoisse dans sa préférence de la maladie au remède. C’est la parole non comme dialogue mais comme appel. Le pervers se moque de l’échange et même il se bouche les oreilles pour ne pas entendre l’appel. D’où cette scène qui peut paraître étonnante et enfantine du roi Richard III adressant l’injonction suivante à ses soldats pour ne pas entendre la voix de sa mère : « trompettes, résonnez, tambours, battez l’alarme ». Ne laissez pas les cieux entendre ces commères. Railler l’oint du Seigneur. Allons, battez, vous dis-je ! » (III, IV, 4) La sonnerie des trompettes et le roulement des tambours symbolisent le refus de tout appel à la sentence de la justice comme accusation. Cette scène où les femmes apparaissent soudain au roi Richard et sa suite qui partent à la guerre est à rapprocher avec la soudaineté de l’apparition de Richard face à Anne et au cortège funèbre portant le corps du roi Henri VI. Sauf qu’ici c’est Richard III qui prend l’initiative pour dérouter l’éthique alors que là c’est l’éthique qui réclame justice. Mais dans ces deux scènes, le roi fini par vaincre la justice en l’amenant sur son terrain. C’est lui l’accusateur - victime et non la justice. Richard III annule la bipolarité de la justice où il y a un accusé et une victime. Il se fait la victime - bourreau qui a toutes les réponses en tant que victime et bourreau. C’est lui la justice qui se rend justice. Richard III prend la justice dans son propre piège ; celui de la comptabilité, de l’équivalence. Il met face à la justice qui se pense objective une subjectivité qui ne sort pas d’elle-même pour rencontrer l’autre. Toute objectivité devient absente ou plutôt rend la subjectivité objective. L’autre n’existe pas dans Richard III ou plutôt l’autre n’est que comparaison à détruire. Richard III juge le monde quantitatif et le condamne : comment lui ne pouvait-il pas naître comme un autre ? Nous avons souvent entendu répéter ces paroles de Richard III – avant l’entrée de Anne et du cortège funèbre- que nous avons cité tout l’or du monde- la jalousie est peut-être la seule passion qui ne voyant qu’en l’or un moyen le méprise » A. Philonenko, La philosophie du malheur. 2. op.cit., p.63 447 “ La jalousie est thétique et antithétique( elle pose le moi, mais aussi le bras qui va donner la mort).” A. Philonenko, ibid., p.55. 236 mais, nous n’avons pas entendu les mots de l’enfant, les mots d’enfance ou les miroirs lui étaient tendus. Ecoutons les propos de Richard quand il assassina le Roi Henri VI comme le début d’une élimination systématique de tous ceux qui pouvaient lui barrer l’accès sur le chemin du pouvoir. « Moi qui suis sans pitié sans amour et sans peur. Au fait, c’est vrai ce qu’Henri m’a raconté là, Car bien souvent ma mère m’a dit que j’avais fait Mon entrée dans le monde, les deux pieds en avant. Mais n’avais-je pas raison, dites donc, de me hâter, Pour œuvrer à abattre qui usurpait nos droits ? La sage-femme s’étonna et les femmes s’exclamèrent : « Oh ! Jésus nous bénisse ! Il naît avec des dents ! » Et c’était vrai ! En clair ça montrait que j’allais Grogner et mordre et me comporter comme un chien. Et bien ! Puisque le ciel m’a fait ce corps difforme, Que l’enfer me fasse, à l’avenant l’âme tortueuse ! Je n’ai pas eu de père, je ne tiens d’aucun père. Différent de mes frères, je ne tiens à aucun. Ce mot « amour » - divin au dire des barbes grises ; Qu’il aille au cœur de ceux qui sont semblables aux autres ! Il n’a place dans le mien – je suis moi et tout seul. Clarence, prends garde à toi : tu me caches la lumière – Mais j’ai pour toi, en réserve, un jour des ténèbres, Car je vais faire courir un bruit de prophéties, Tel qu’Edouard en viendra à craindre pour sa vie. Et pour purger sa crainte, j’aurai alors ta peau. Henri et son fiston sortis, à toi, Clarence ! Puis ce sera au tour des autres, un à la fois, Car j’estime n’être rien tant que je ne suis roi. Je vais balancer ton cadavre en quelque lieu. J’exulte, Henri en ce jour où tu vois ton Dieu » 448 448 William Shakespeare, Henri VI, V, 7. Ce texte est à rapprocher de celui de la mère de Richard III, La tragédie du Roi, Richard III, IV, 4. « Non par la sainte croix, tu ne le sais que trop, 237 Face à Richard III, nous sommes en présence de ce que les anglais nomment « the powers or forces of evil ». Ces forces ne peuvent être jugées parce qu’elles ne peuvent s’arrêter, s’asseoir, elles ne peuvent qu’être éradiquées449. Richard III se donne comme objectif de s’asseoir sur le trône mais il n’y parvient pas. Il s’ennuie et s’envole continuer ses guerres. Tant que l’autre existera, il continuera à avoir mal. Comment devient-on un méchant, un malfaisant comme Richard III ? En se comparant à l’autre et en se regardant chaque jour dans le miroir des yeux de l’autre. Le regard est économique ici. Il est pisté dans un moment d’exaltation. Il y a toujours l’angoisse que surgisse un brin de pitié ou de dégoût. « On » juge le regard avant qu’il juge le « on » car si dans la loi A = B dans le mal X = X. Le mal est dans le X clôturé en lui-même. Le mal est mal et fait mal. « La logique du mal déploie ainsi sa première nécessité en suscitant en moi, qui souffre, le désir d’un autre mal : détruire la cause du mal qui me détruit, rendre au mal son mal, et agresser l’agression, bref, plaider ma propre cause à tout prix avant même que la cause de mon mal ne soit connue »450. Ce plaidoyer comme nous l’avons vu est accusation d’un X envers un autre X. Bien qu’il y ait tout de même un rapport, le démoniaque le fait disparaître en se circonscrivant. Tout contact est ainsi pour lui une menace de sortir de l’enfermement avec son mal451. Comme le dit Kierkegaard, le fait même qu’il considère tout contact comme menace fait exister ce rapport provoquant l’angoisse de se confronter avec le bien. Alors le malfaisant détruit le on qui danse devant le X. Le moi du malfaisant remplacé par le X se met seul contre tous, se faisant objet. Il considère les autres comme objet de sa vengeance. Bon à rien, il veut rendre les autres des riens452. Alors il considère tous les autres comme des X à éradiquer. Tu vins au monde afin qu’il me devint enfer. Ta naissance me fut un onéreux fardeau ; Enfant, tu fus toujours irascible, indocile ; Ecolier, inquiétant, casse cou, fou, sauvage ; Jeune homme téméraire, audacieux, hardi ; Puis homme fier, rusé, cauteleux, sanguinaire, Plus calme et plus mauvais de haine doucereuse. Pourras tu me citer heure de réconfort Qui dans ta compagnie m’ait été une grâce ? » 449 Ne s’assoit que celui qui marche, le mal ne marche pas il se propage, c’est comme le vent ou plutôt le tourbillon. 450 Jean Luc Marion, Prolégomènes à l’amour, op. cit. p. 13. 451 S. Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, O.C. 7. 452 Léon Chestov, Sur la balance de Job, op. cit. p. 175. 238 C’est la logique de la vengeance. Le visage devient un X. Il n’y a que dans le pardon chrétien que le X devient une croix qui n’annule pas l’autre mais se donne à porter par chacun. La croix du christianisme se porte comme imitation tandis que le X se combat comme comparaison à annuler. La croix est dans la distance à parcourir, le X est dans la différence à abolir. Le mal est lié au monde par la comparaison. Richard III a mal parce qu’il se compare à l’autre. Toute comparaison étant destructive pour lui, il détruit la cause de sa destruction : l’existence de l’autre. Mais, même quand il arrive à ses fins il demeure une insatisfaction profonde. Par exemple, dans son discours de victoire lorsqu’il arrive à séduire Anne dont il a tué le mari, le prince Edouard de Lancastre, fils d’Henri VI, qu’il vient d’assassiner. 453 Avec une âme comme celle de Richard III, la justice rend les armes car elle se retrouve réduite à rien. Toute comparaison amène la vengeance. C’est un monde où s’affrontent sans fin des forces déterminées à s’entretuer. Richard se venge des visages et des regards qui l’ont réduit à n’être qu’une quantité négative. Comme tant d’autres, à travers la souffrance du corps comme expérience effective éprouvée par la comparaison, il se crée une idole qu’il nomme son Dieu et à partir de laquelle il peut décider qui envoyer ou non en enfer. Richard III remplace la justice des hommes par celle de dieu mais le problème réside dans le fait que c’est lui-même qui est devenu dieu. Un dieu qui a honte de lui. Un dieu qui se déteste comme dieu454 ! Son pacte avec le diable qu’il considère comme son seul ami lui donne le droit immense d’ôter la vie et de juger qui peut rejoindre le monde de son ami. « Tiens, 453 Richard III, I, 3. « Sur moi qui ne vaut pas une moitié d’Edouard ? Sur moi qui suis boiteux, contrefait à ce point ? Je gage mon duché contre un pauvre denier Que je me suis toujours mépris sur ma personne ! Sur ma vie ! elle trouve, en dépit de moi-même, Que je dois être un homme admirablement fait. Il faudra que je fasse emplette d’un miroir, Que je recrute aussi vingt ou trente tailleurs Qui trouvent la façon de décorer mon corps. Puisque j’ai recouvré la faveur de moi-même, Je veux l’entretenir au prix de quelque argent. Mais portons tout d’abord ce gaillard en sa tombe, Puis revenons gémir auprès de nos amours. Brille, soleil, le temps que j’achète un miroir, Pour qu’en passant je puisse au moins mon ombre voir ! » 454 « La vraie question- celle que propose la jalousie, ce serpent, monstre aux yeux verts, vipère lubrique- n’est pas de celle de savoir si j’aime suffisamment l’autre, mais si je m’aime moi-même, non seulement dans les choses qui soi-disant m’appartiennent, mais dans mon ego. S’il n’y a pas de réponse à cette question, c’est la voie d’entrée du mal et du malheur » A. Philonenko, La philosophie du malheur. 2.op.cit., p. 58. 239 descends en enfer, dire que je t’y envoie »455. Tel fut la destinée qu’il décida pour le roi Henri VI. Macbeth en tuant le roi a détruit la mesure. Solon espérait qu’en ne promulguant pas la loi contre le parricide, il ne tenterait pas les hommes. Richard tua sa famille et les autres. Solon dans sa sagesse n’avait pas saisi que la mesure est dans le visage de l’autre où selon Chestov il n’y avait plus le dieu d’amour mais le monde de la raison où l’homme a peur de l’homme et l’envie comme Caïn contre Abel. L’homme a préféré le visage à l’appel. Il a observé que le visage était quantitatif. Il a voulu avoir le plus possible et non pas rester dans tout est possible du qualitatif où on n’est pas face à l’autre mais à Dieu. Ce n’est pas avec une réconciliation quantitative que l’homme peut sortir de l’envie ou de la vengeance car la mesure n’est pas un tiers qui est dans la distance mais dans la différence qui peut être abolie. Et pourquoi ne se ferait-il pas justice lui-même quand cette justice redistributive est considérée comme injuste par lui ? La justice dans sa rétribution, avec une balance et les yeux bandés, perd son combat. En se faisant l’égal de Dieu, elle demande à l’homme de faire « appel » alors que c’est à elle d’appeler. Elle nomme l’homme et le convoque en fermant les yeux. Pourquoi a-t-elle si peur de regarder, en face, l’homme qui est sorti de l’appel pour aller la rejoindre dans l’éthique ? Pourquoi fermer les yeux alors que toute la séduction se joue sur le royaume qui serait donné à l’homme si elle obéissait aux vérités générales et nécessaires ? Pour Chestov, l’homme a été trahi par la justice. Celle-ci a demandé à regarder le monde avec ses lois générales et nécessaires alors qu’elle-même a les yeux bandés pour ne pas voir et ne pas se voir dans les yeux de la différence. Elle fait de l’homme un insatisfait qui trouve que la raison n’arrive pas à extraire le mal qui le fait souffrir et qui crée de la souffrance. Celui qui a mal souffre mais ici sa souffrance plaide pour son innocence. Ce n’est pas lui qui s’est donné ce corps difforme avec un visage petit et cruel planté sur des épaules dont l’une est plus haut que l’autre. Ce n’est pas lui qui a demandé aux chiens d’aboyer sur son passage ni à sa mère de le cacher à sa vue pour déjeuner hors de sa compagnie. Alors Richard III accuse mais comme il n’a pas un visage précis à accuser, ce qui l’interdit de plaider sa cause, 455 William Shakespeare, Henri VI, op. cit. V, 7. 240 il se trouve mille diverses causes à détruire. « C’est ici que le mal remporte son premier triomphe décisif : il impose à celui qui souffre de soutenir son innocence par une accusation, de perpétuer la souffrance par l’exigence d’une autre souffrance, d’opposer au mal un contremal »456. La logique du mal va au départ dans la sphère de l’éthique car c’est chez elle qu’elle a appris à se comparer. En raison de sa souffrance, elle accuse mais il n’y a pas d’accusé en face. La peine à laquelle la justice peut condamner l’accusée qui n’existe pas lui paraît insatisfaisante. L’éthique, ne peut à la limite que compatir à sa souffrance. Elle lui demande de se connaître lui-même afin de rencontrer réellement les dieux. Mais comme l’écrit Chestov, Zeus est impuissant face au miracle. Il ne peut que demander à l’homme d’accepter ses limites comme lui-même dans sa grande sagesse s’y est incliné. Ainsi, une âme comme celle de Richard III qui souffre même dans un temps de paix se sent trahie par la justice457. Mais la justice ne peut accuser que s’il y a un coupable. S’il n’y a pas de coupable, c’est elle qui risque de le devenir. Supposons que la justice trouve un coupable. « La folie » de Médée C’est le cas de Médée et de Jason. Mais le mal est tel que l’appel à la justice ne peut que perpétuer l’iniquité en la justifiant car deux logiques s’affrontent ici. La justice punit pour réparer, la souffrance punit pour se venger. La balance objective de la justice ne peut combler le puits sans fond de la vengeance. « Folle je le deviens, océanide rivée aux vagues de l’heure diurne, écartant de mes bras puissants les flots et entamant mon entrée inaugurale dans l’abondance des ondulations, fussent-elles celles de l’eau et du feu, alliance élective » 458. Qu’est-ce que l’on appelle la folie de Médée ? C’est la révolte contre la loi de l’époux par une femme lésée et bafouée 459 qui ne trouve pas une justice autre que la sienne pour réparer l’affront qui lui a été fait. C’est une femme qui mine les fondements de la figure de la perversion du monde des hommes par les moyens qu’elle possède. Quand on sort du film de Paolo Pasolini « Médéa » avec Maria Callas, on a un boulet dans l’estomac. Médéa nous 456 Jean Luc Marion, prolégomènes à la charité, op. cit. p. 17. « Dans ce médiocre temps de la paix et des flûtes, je n’ai d’autres moyens pour meubler mes loisirs que de suivre les yeux de mon ombre au soleil, chanter les litanies de ma difformité » (Richard III, I, 1). 458 Michel Fardoulis-Lagrange, Apologie de Médée, 29000 Quimper, Ed. Calligramme, 1989, p. 48. 459 Michel Fartzoff, « Le pouvoir dans Médée » in Médée et la violence, Pallas (revue d’études antiques), Toulouse, Ed. Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 153. 457 241 prend aux tripes car nous sommes, malgré cette fin tout à la fois monstrueuse et divine de la pièce d’Euripide, dans un monde sans dieux où les humains s’affrontent et débattent de la justice. Posons comme le fait Henri Sztulman la psychologie de Médée. « Médée n’est pas « folle », ni dans le sens grec du terme ni dans le sens psychotique de la nosographie contemporaine : jamais elle ne s’enferme dans l’apragmatisme ou le retrait artistique. Médée ne se présente pas davantage comme « normalo-névrotique » avec quelques manifestations anxieuses ou dépressives qui viendraient colorer telle conversion hystérique, tel évitement phobique, telle réitération obsessionnelle »460. C’est justement parce que Médée est des nôtres que son acte atteint esthétiquement le summum du tragique, qu’il est égoïsme viscéral dans l’éthique et abomination dans l’éthico-religieux. Medea a donné à la logique de la vengeance une autre dimension quantitative. Elle ne cherche plus à supprimer la souffrance mais à perpétuer celle-ci. « Médée : - « J’en aurais long à dire pour répliquer à ton éloquence, si Zeus notre père ne savait fort bien ce que j’ai fait pour toi, et ce que tu m’as fait. Tu n’allais pas, après avoir bafoué mes droits conjugaux, mener tout au long la douce vie en riant à mes dépens – ni toi – ni ta femme. Et celui qui te l’a mise dans les bras, Créon, n’allait pas impunément me chasser de ce pays ! Sur ce, traite moi bien de panthère, à ta guise ! En te broyant le cœur, je fais ce que je devait faire : rendre coup pour coup »461. Médée ne se fait aucune illusion. Elle sait que sa vengeance n’éradiquera pas sa souffrance. « Mais ici, mon propos change d’accent… Quel crève-cœur, l’acte qu’il me faut t’accomplir ensuite : ces enfants, je les tuerai, oui, les miens ! Il n’est personne au monde qui puisse les y soustraire. Et quand saccagé de fond en comble le foyer de Jason, je quitterai la pays. Mon exil sera celui d’une mère qui a tué ceux qu’elle aimait le plus et assumé le poids du plus abominable des crimes »462. Quelle justice peut libérer, se réconcilier avec une personne qui en se rendant justice à elle-même sait qu’elle ne peut trouver de repos dans la justice ? C’est 460 Henri Sztulman, « Le mythique, le tragique, le psychique : Médée. De la déception à la dépression et au passage à l’acte infanticide chez un sujet état-limite » in Médée et la violence, op. cit. p. 135. 461 Euripide, Médée, in Les tragiques Grecs. Eschyle-sophocle-Euripide. Théâtre complet, Ed. Le Fallois, 1999, p. 848. 462 Ibid., p. 833. 242 cette justice qui protège Jason qui se fait fort de s’appuyer sur elle pour justifier son comportement463. Même si la justice devait punir Jason, qu’est-ce qu’elle pourrait faire sinon le réprimander d’avoir quitté sa femme ? C’est trop peu pour Médée. Trop peu aussi dans l’évaluation du mal qui lui a été fait. La justice ne peut dans sa prétention à réparer rejoindre le cœur de l’homme. Elle doit sortir de son objectivité qui lui fait se bander les yeux afin de regarder chaque homme dans sa subjectivité. Cela épuise la justice qui voit la tâche impossible. Il appartient à chacun de régler ses problèmes. Elle est trop occupée par la santé collective. Médée, comme Richard, comme Macbeth et les autres, cherchent comment se recréer de nouveau dans leur misère. Ils utilisent la vengeance mais le mal ne supprime pas le mal. Néanmoins, ils ne peuvent se contenter d’une réponse jouant au niveau des équivalences car leur mal à un poids subjectif. La réparation n’a pas la force de les rejoindre. Ils ne se battent pas sur le même ring. Le mal ne peut être éradiqué par une petite punition réparatrice. C’est un seau d’eau que l’on jette pour éteindre un volcan. Il faut une force autre que celle de la réparation – réconciliation pour que l’être humain puisse se recréée et que la vie avec l’autre puisse reprendre à nouveau un cours normal dans le « tout est possible ». Mais alors, pourrons-nous rétorquer, Singer et ses amis utilitaristes auraient eu raison : un homme aussi difforme que le duc de Gloucester qui à sa naissance a effrayé aussi bien sa mère que toutes les autres dames réunies, aurait dû être euthanasié et de cette façon il n'y aurait pas eu autant de souffrance répandue sur le royaume d’Angleterre. C’est la génération présente qui décide de son arbre généalogique. Cet argument est économique et tient dans le monde de la raison où la vie est comprise dans celui de l’échange. Celui qui arrive doit apporter du plaisir à celui qui a décidé qu’il vienne. Si celui qui donne ne reçoit pas en retour, il est dans son droit de refuser la participation de l’autre à la vie. Mais est-ce que cette méthode nous aurait préservés d’un Hitler, d’un Mussolini et de bien d’autres dictateurs ? Qu’avait Médée à sa naissance qui l’aurait mise dans le même panier que Richard III ? Sauf peut être l’ennui. Mais alors l’ennui pris comme mesure fait entrer dans la subjectivité qui fait de chacun sa propre mesure. L’ennui est un état qui peut être dépassé. Or, si on euthanasie tous ceux qui s’ennuient, le monde risque de se dépeupler car l’ennui n’est 463 Ibid., p. 826. 243 pas propre aux enfants. Et pourtant, c’est dans la solitude qui est la caractéristique de l’ennui, que des meurtres sont commis. Richard III ne pouvait passer sa vie à contempler son ombre. Or, dans l’ennui il n’y a que des ombres, même dans la clairvoyance de Médée en nommant ces ombres comme étant ses enfants. On a vite fait le tour de son ombre, des ombres. Si l’ombre captive comme présence qui marque l’absence du visage et de l’appel de l’autre, l’être humain va rapidement s’ennuyer et avoir envie de se débarrasser de cette ombre qui retient le on dans l’illusion d’une présence alors que l’absence l’étreint. L’ombre ne rit pas et ne sourit pas. L’ombre est la mort qui suit le on. Le massacre est de déchiffrer et de détruire ces ombres qui étreignent le on comme les erinyes ou plutôt les furies qui font vengeance par leur absence présence. Caligula veut fuir son ombre en multipliant des ombres. Dans sa destruction massive des ombres, il croit percevoir, pour un instant, le temps du supplice un visage « c’est drôle, quand je ne tue pas, je me sens seul »464. Mais il se rend vite compte que ce n’était qu’une illusion alors il en redemande « faites entrer les coupables. Il me faut des coupables. Et ils le sont tous. Je veux qu’on me fasse entrer les condamnés à mort. Du public, je veux avoir mon public ! Juges, témoins, accusés, tous condamnés d’avance »465. Médée a perdu son mari qui a préféré le pouvoir. Caligula qui avait un pouvoir immense n’arrivait pas à se consoler de la souffrance due à la perte de sa maîtresse. La perte des êtres adulés a fait entrer ces individus dans la logique de la vengeance. Mais, le problème était qu’il n’y avait pas de visages à accuser pour assouvir cette vengeance. « Mille ombres ne vaut un visage » dit un sage africain. Ici, aucun chiffre des ombres ne peut assouvir la haine du visage car le problème de la logique de la vengeance c’est de faire de tout visage une ombre comme Midas transformait en or tout ce qu’il touchait. Midas ne pouvait manger de l’or et la vengeance ne peut s’assouvir grâce à une ombre. Le vengeur est dans l’enfer. Il est seul. L’autre n’existe pas. Il sait qu’il est quelque part mais il ne peut l’atteindre car dès qu’il se présente devant lui il devient une ombre. On ne peut se venger d’une ombre. Le drame du vengeur c’est qu’il s’est entouré des ombres. Devenu ombre lui-même, tout est devenu ombre. 464 465 Albert Camus, Caligula, Ed. R. Quilliot, « Pléiade », 1962, p. 102. Ibid, p. 28. 244 Son drame réside dans le fait que s’il y a une ombre c’est qu’il y a également une lumière qui « éclaire » l’ombre. Le vengeur ne vit pas dans la nuit, comme on le suppose, mais dans la lumière, le monde de la logique. Seulement pour lui tout est devenu ombre en pleine lumière, y compris lui. Comment la justice pourrait-elle alors communiquer avec une ombre sans visage et sans parole ? Le vengeur est un être assoiffé qui veut assouvir sa haine. Tantale puni par les dieux ne pouvait étancher sa soif dévorante au milieu d’un cours d’eau limpide. Dès qu’il s’abaissait pour boire, l’eau disparaissait de la surface du sol pour reparaître dès qu’il se redressait. De la même façon, le vengeur se rapproche de plus en plus de la lumière pour tenter d’attraper un visage mais il ne rencontre à chaque fois que des ombres. Il ne peut ainsi assouvir sa vengeance. Son pouvoir le conduit vers la mort. Mais, nous allons voir que c’est dans l’excès, comme autre forme de logique, qui est celle de la surabondance, que la disproportion s’annonce au niveau du langage dans sa forme positive où les formes de vengeance s’annulent car « on » n’est plus face à l’autre mais devant Dieu. Devant Dieu, sa demande d’amour ne le fait plus disparaître dans l’autre mais lui fait retrouver son visage d’appelé. « Car l’amour parle, mais d’une autre sorte de langage que la justice. Le discours de l’amour est d’abord un discours de louange : dans la louange, l’homme se réjouit à la vue de son objet régnant au-dessus de tous les autres objets de son souci »466. Le discours de la comparution qui décide et fait payer en espérant réparer pour repartir à nouveau est changé en discours de l’appel qui répond à la haine par le pardon pour re-créer de nouveau. C’est l’excès du pardon comme forme négative de l’amour devant Dieu qui redonne à l’autre son nom, son « tu » en lui faisant quitter le monde des ombres467. 466 Paul Ricoeur, « Une obéissance aimante » in penser la bible, op. cit., p. 179. « Seul ! Ah ! Si du moins, au lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d’un arbre ! La solitude ! Mais non, Scipion. Elle est peuplée de grincements de dents et toute entière retentissante de bruits et de clameurs perdues » Caligula, Acte II, Scène XIV, op.cit., p. 83. 467 245 IV. DE L’EQUIVALENCE A LA SURABONDANCE 1. Le Pardon comme don A. La force du pardon Selon Chestov, pour pardonner, il faut avoir le pouvoir de guérir un paralytique468. En mettant dans la même sphère le pardon et le miracle, Chestov dénie à la raison, la puissance qualitative du pardon qui est de l’ordre du tout est possible de l’amour dans la foi chrétienne. Pour Derrida, il faut sortir de toute confusion en réduisant le pardon « à l’amnistie ou à l’amnésie, à l’acquittement ou à la prescription, au travail du deuil ou à quelque thérapie politique de réconciliation, bref à quelque écologie historique »469. Il reconnaît que cette ambition écologique se réfère à l’idée d’un pardon pur et inconditionnel qui donne sens au discours même de celle-ci. Ces deux penseurs nous font saisir la réalité du pardon qui se situe au-delà d’une logique de l’équivalence. Pour Chestov la raison déclare impossible ce qui sort de cette logique et Derrida qualifie le pardon de folie. « Car si je dis comme je le pense, que le pardon est fou et qu’il doit rester une folie de l’impossible, ce n’est certainement pas pour l’exclure ou le disqualifier. Il est peut-être même la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une révolution, le cours ordinaire de l’histoire, de la politique et du droit »470. Pour Derrida, face au mal radical, la justice comme une réparation est relative dans sa sanction mais aussi dans son processus pragmatique de réconciliation. Il n’y a que le pardon comme folie qui peut venir au secours de cette panique de la raison causée par l’ouragan du mal. Le pardon pardonne l’impardonnable471. Si le pardon est de l’ordre du miracle, de la folie et réclame non pas une logique mais le pouvoir, la puissance de rendre possible l’impossible, nous nous retrouvons dans la sphère religieuse où règne la foi. La question serait alors non pas de savoir ce qu’est le pardon mais comment est celui-ci ? 468 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, op. cit. p. 155. J. Derrida, Le siècle et le pardon in Foi et savoir, Ed. Seuil, 2000, p. 119. 470 Ibid., p. 114. 471 Ibid., pp. 128-129. 469 246 Comment arrive-t-on à pardonner ? Nous sommes toujours dans la démarche de Kierkegaard qui distingue les différentes sphères essentiellement par la manière dont un individu habite le monde. De la gratuité du pardon Le christianisme associe le pardon au don. Par le don divin l’homme renaît. C’est une nouvelle création. Dieu continue à créer par le par-don. Nous allons revenir à notre approche du moi devant Dieu pour développer le par-don commentant le don de l’ego chez Saint Augustin. Philippe Soual précise « l’idée de don exige tout d’abord la gratuité dans l’acte de la donation. Dans la relation interpersonnelle, le don implique un donateur, une offrande, sa donation et enfin un donataire, lequel reçoit l’offrande selon sa capacité et sa mesure »472. Comment le don devient-il ici une catégorie religieuse ? A la suite de Kierkegaard nous avons mis le moi devant Dieu pour réaliser sa synthèse et le devenir ainsi un vrai moi. Cette philosophie est Augustinienne en considérant le moi en tant que créé comme un don librement donné libre à soi-même. « Le moi est un don, cela veut dire qu’il n’est qu’en vertu d’un acte gratuit de donation qui lui donne d’être en lui donnant d’être lui-même un esprit singulier. Et le moi se découvre lui-même à lui-même en se pensant comme donation »473. Ici le don ce n’est pas quelqu’un qui donne quelque chose à un autre, car il n’y a personne à qui donner. Le moi ne reçoit pas au départ ou n’est pas reçu mais ici il est créé comme acte pur et simple. Il est précédé par son créateur qui le crée « en sa propre image » comme une personne. C’est dans cette perspective d’une donation pure incompréhensible ou d’un moi interdisant toute autre suffisance que Philippe Soual reprend les paroles de Saint Augustin : « C’est que, dès avant que je fusse, toi, tu étais, et je n’étais pas tel que tu dusses m’accorder l’être ; et voici pourtant que je suis, par ta bonté qui a devancé tout ce que tu m’as fait et tout ce don tu m’as fait ». Le don de l’ego est gratuit car précédé par son donateur d’où l’impossibilité de recevoir et de rendre. 472 Philippe Soual, « Le don de l’ego chez Augustin » in Le don, op. cit. p. 127. Nous allons nous référer longuement à ce texte. 473 Ibid., p. 127. 247 Pour le christianisme, Dieu n’avait pas besoin d’une créature pour combler un manque comme peut le faire penser la philosophie Hégélienne. Il n’avait pas besoin de l’homme pour devenir Dieu. L’homme n’est pas son émanation mais un don ; c'est-à-dire qu’il relève d’un pouvoir être qui rend sa création contingente. Ce qui est créé est don du fait qu’il donne à être ce qui est par ce que le chrétien nomme la surabondance. Si Dieu créait par manque, il aurait une dette envers sa créature car celle-ci viendrait combler un manque et le don deviendrait une forme d’échange à un niveau élevé de relation réciproque mais pas d’une gratuité comme acte pur qui ne lie pas économiquement le donateur et le donataire. Ce qui exclut toute relation basée sur le modèle du « plus ou moins » entre Dieu et l’humain. Le moi n’étant pas sa propre origine, il n’advient pas non plus pour combler un manque qui rend l’autre dépendant de lui, posant ainsi une relation quantitative de dépendance mutuelle. Le moi comme don La philosophie hégélienne pèche par le destin du moi et de l’esprit dans le temps, faisant le donateur dépendant de son donataire et vice versa. Ce destin va s’égaliser logiquement dans le temps puisque le donateur ne peut se réaliser sans son donataire. Le Dieu d’Hegel existe dans la phénoménologie de Hegel mais pas dans la doctrine chrétienne qui différencie qualitativement Dieu et l’homme. « C’est Dieu qui est lui-même et nous qui sommes toutautre. C’est pourquoi une chose n’est elle-même et je ne suis moi-même qu’en vertu du don du Même à moi-même comme Moi-même, ego ipse. Je suis autre que le donateur parce que je ne suis ni l’origine, ni l’auteur du don mais un don, don que j’ai reçu et par lequel j’ai l’Ipidsum. Mon identité est sur le mode de la donation, à la fois un avoir et l’acte de la recueillir. Le don est don du même, don de la mêmeté qui institue un autre dans sa singularité spirituelle »474. C’est cela que Kierkegaard appelle le moi-dérivé qui se tient devant Dieu comme le Tu qui advient par son appel. « Le don de l’ego constitue un ego singulier et c’est en tant que singularité que je me tourne vers Dieu dès lors que je réponds à son appel et existe devant lui en espérant vivre pleinement en lui. « Je ne serais pas du tout, si tu n’étais en moi. Ou plutôt je ne serais pas, si je n’étais en toi ». L’espérance est constitutive de mon esprit parce que je ne suis pas un esprit achevé, parfait, mais un don donné à soi singulièrement sur le mode de la 474 Ibid., p. 129. 248 promesse. Promesse inscrite dans le don lui-même que le donateur parachèvera son don en lui donnant d’entrer dans la surabondance de sa vie, l’amour »475. Dieu appelle et parachève ainsi le don comme Moi-dérivé se tenant devant lui. C’est ce Moi dérivé et se pensant comme tel, disons conscient et louant Dieu, qui peut donner en se donnant à l’autre humain, son semblable. C’est en recevant dans le don pur que l’humain peut se concevoir comme quittant le monde de l’économique, avec pour ultime horizon celui de réduire le don à l’échange de dons si nobles soient-ils, pour celui de la donation elle-même qui n’a pas à rendre raison de son apparition. Comme le souligne Jean Luc Marion, « ce qui apparaît se donne, ce qui se donne se donne sans condition, sans revenu, ni raison. Si donc il se donne à voir, il ne se fera voir comme tel que si son don de visibilité se trouve reçu sans réserve, sans retenu, sans raison non plus » 476. Pour Jean Luc Marion, c’est dans cette phénoménalité où le phénomène ne rend pas raison de son apparition en annulant ainsi toute logique économique qui attend d’être reçue par l’autre pour être réellement ou devenir dans le temps que le don s’impose de lui-même en se donnant. Il n’a pas besoin de se justifier car il ne vient pas pour combler un manque ou s’auto satisfaire dans sa visibilité mais il s’impose sans cause et sans raison autre que lui-même. Il s’abandonne ainsi sans retour. Le pardon n’attend rien de l’autre. Il s’impose comme pour le père face au « fils prodigue ». Après avoir dilapidé la fortune de son père, le fils fait une démarche dans la logique de réparation ou d’équivalence. Il demande à être traité comme un serviteur afin de profiter d’un toit et d’un couvert. Le père ouvre ses bras et dit à ses serviteurs « vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé » (Luc 15, 22-23). Le pardon va au-delà de la faute, de l’équivalence. Il fait la fête pour les retrouvailles. Car il radicalise aussi la faute en la nommant la mort. Mais cela soulève des interrogations. Si le Moi est don de Dieu comme création et que l’humain créé rencontre l’autre humain créé, comment peut-il y avoir gratuité dans cette relation où il y a un donateur et un donataire ? Comment, si le pardon ramène à la vie, peut-on 475 476 Ibid., p. 134. Jean Luc Marion, « La conscience du don » in Le don, op. cit. p. 63. 249 encore parler d’un don sans raison comme gratuité du don ? Si comme nous l’écrivons, le droit annulait le don dans sa logique distributive et réparatrice car tout ce que l’on reçoit en tant que citoyen d’une cité ou faisant partie d’une charte communautaire etc. faisait disparaître le don dans la justice et la solidarité, comment le pardon peut-il se penser dans la donation alors que l’on pardonne toujours quelque chose qui est fait par quelqu’un ? Le pardon supposant une faute et un responsable comme la justice. Pour le christianisme, la réponse se trouve dans l’homme devant Dieu. C’est le devant Dieu qui rend l’acte d’offrande un don. L’homme devant Dieu se donne à lui comme pour advenir un vrai moi dérivé. En donnant sa vie à Dieu, l’homme se dépouille de tout égoïsme pouvant amener l’offrande dans un espace de calcul où la raison donne raison au mode où s’établit l’effectivité de celle-ci477. Le devant Dieu dispense le donateur du donataire comme le bon samaritain qui après avoir sauvé un homme blessé l’amène à l’hôpital pour être soigné en payant par avance. Kierkegaard demande à celui qui donne de se rendre invisible comme la femme pauvre qui mettait la seule pièce qu’elle avait dans le tronc alors que le riche pharisien faisait cliqueter les grosses pièces pour sa fierté. Pour Kierkegaard, il est aussi infamant de se rendre visible en tant que donateur qu’il l’est d’ignorer en tant que donataire, le donateur478. Nous pensons que, dans le don en tant que créature, l’accent n’est pas mis dans le fait de se rendre visible ou invisible mais dans celui d’être devant Dieu qui nous rend ce qu’il veut nous rendre. Le bon samaritain n’avait pas besoin de cacher son geste ; ce qui importait était de faire du bien à cet homme. Ce n’est pas en se voulant incognito que l’on se cache le mieux. Nous avons du mal à suivre Kierkegaard dans ses discours édifiants où le don devient plus performant quand la personne se donne pour mission celle de se rendre invisible. Le texte où Jésus envoie l’aveugle au réservoir de Siloé en vue de recouvrer la vue tout en s’assurant de ne pas être là pour pouvoir être remercié 479 nous paraît hasardeux. Nous ne voyons pas en quoi Jésus avait besoin de se cacher de l’aveugle. Ce n’était pas le premier aveugle qui recouvrait la vue grâce à lui. Comment alors justifier les miracles avec les estropiés et d’autres malades en sa présence ? 477 S. Kierkegaard, « Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut » in « Quatre discours édifiants », O.C. 6, p. 141. 478 Ibid., p. 141. 479 Ibid., p. 142. 250 C’est le piège dans lequel tombent Kierkegaard et d’autres penseurs en donnant la prééminence à la vue, en s’appuyant peut-être sur le texte évangélique qui dit que la vue est la lampe du corps ou encore sur l’expérience anthropologique qui donne à la vue le rôle de la maîtrise. En revenant vers l’interprétation de la création, il y a toujours la tentation de penser que l’image de Dieu est celle du corps de l’homme. Voir le visage est un moyen de reconnaissance et en échappant à la vue le bienfait n’est pas rendu. Le don n’a pas besoin de se rendre invisible pour se donner. Il se rend invisible en se donnant devant Dieu, comme Dieu se rend invisible en se mettant dans la distance. C’est la manière dont l’on donne qui rend le don invisible. Quand celui qui donne le fait devant Dieu, il rend ainsi ce qui aurait pu n’être qu’une offrande imparfaite, parfaite480. Tant qu’un don est donné entre le donateur et le donataire à travers un tiers autre que Dieu, il est aspiré par l’économique car aucun tiers ne peut recevoir le don n’étant pas lui-même Don. Il n’y a que Dieu qui peut recevoir ce don et le donner à l’autre. L’autre est retrouvé devant Dieu. Le don est fait à Dieu qui rend invisible le donateur et rend le donataire en dette seulement de Dieu. C’est le fait d’être devant Dieu lorsque l’on donne le don qui rend invisible le donateur et donne au don sa gratuité481. Selon Kierkegaard, pour qu’effectivement celui qui donne et celui qui reçoit le vivent dans une gratuité, il faut qu’ils se vivent égaux dans le fait de donner ou de recevoir. « Quand celui qui donne est inférieur au don, celui qui le reçoit l’étant, l’égalité est rétablie, égalité dans l’humilité, l’infériorité vis-à-vis du don car il vient d’en haut et par conséquent, n’appartient ou appartient d’égale façon aux deux, c’est à dire qu’il appartient à Dieu ». C’est, nous le répétons, le fait d’être devant Dieu lorsque nous donnons ou recevons qui fait de nous des débiteurs égaux du don se donnant comme l’eau vive que Jésus annonce à la Samaritaine482, que nous pouvons alors répondre aux interrogations qui font des actions humaines envers leurs semblables des dons qui se répandent. 480 « De l’immuabilité de Dieu » in « Un discours », O.C. 18, p. 50. « Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut », O.C. 6, op. cit. p. 145. 482 « Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau ; mais qui boira de cette eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissante en vie éternelle » (Jean 4, 13-14). 481 251 Le pardon pardonne l’impardonnable A la question « comment est le pardon ? », la réponse que nous allons apporter à la suite de Kierkegaard est que le pardon est celui de l’impardonnable, qu’il s’agit d’une folie de l’impossible qui ne trouve son sens dans aucun sens. Comme le soutient Derrida, « Le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n’avoir aucun « sens », aucune finalité, aucune intelligibilité même. C’est une folie de l’impossible. »483 Derrida demande à ce que soit suivie sans faiblir la conséquence de ce paradoxe pour ne pas tomber dans une sorte de réconciliation qui convoque l’équivalence. Mais qu’est ce qui peut soutenir cette aporie ? Le pardon ne serait il qu’une connaissance supplémentaire de l’existence d’une réalité sans sens dans un idéal de la pensée ? Kierkegaard rend le pardon concret. Il lui donne corps, une existence réelle dans le quotidien de l’humain en posant le pardon devant Dieu. L’absence de sens en trouve un et s’appuie sur celui-ci pour s’envoler à la conquête de l’autre. Pour Kierkegaard, le pardon, qui est don de Dieu, est ainsi le vouloir et le faire de Dieu484qui donne la condition de recevoir le don qui se donne485 rendant folie ce qui est sagesse humaine. Ce n’est qu’en Dieu que l’homme peut recevoir cette puissance du pardon comme don gratuit. Comme l’écrit Alain Bellaiche-Zacharie, « par la grâce l’homme est promis à une destination surnaturelle, qui l’élève au dessus de la nature (dont il est issu) directement régie par Dieu et règne de la providence. Par la grâce lui a été donné « d’être fait enfant du Père » (M. Blondel) - et d’en déchoir - de se défaire des lois de la nature pour lesquelles Dieu gouverne en maître, pour, se soumettant à la loi, collaborer à la volonté de Dieu, devenir partie prenante à ses décisions et contribuer personnellement à son propre destin. »486 Ce n’est que dans cette posture que l’homme collabore à la volonté de Dieu de la transcendance à l’immanence par la répétition du pardon comme don de Dieu de l’instant à l’instant487. L’homme aussi bien dans le donné que le recevoir du pardon reçoit le don qui se donne et se trouve à égalité devant Dieu488 car c’est l’amour de Dieu qui pardonne. « Car celui qui prête 483 J. Derrida, Le siècle et le pardon, op. cit. , pp. 119-120 S. K., « Toute grâce… », op. cit. , O. C. 6, p. 125 485 Ibid., p. 127 486 Alain Bellaiche-Zacharie, Don et retrait de la pensée de Kierkegaard, Ed. l’Harmattan, 2002, p. 119 487 Nelly Viallaneix, « introduction », Hâte toi d’écouter. Quatre discours édifiants, Ed. Aubier Montaigne, 1970, p. 10-11 488 S. K. , « toute grâce… », O.C.6, op. cit., p. 132 484 252 attention à sa propre perfection n’aime pas davantage. Et si d’ailleurs il se croyait imparfait au point d’être exclu de l’amour, et se montrerait simplement qu’il n’aime pas, car en évaluant de la sorte son imperfection il la ferait entrer en ligne de compte au même titre qu’une perfection. Mais l’amour prend tout. »489. L’homme qui refuse l’amour de Dieu reviens vers la justice et par là même à l’équivalence quelle que soit la bonne volonté que peut mettre la justice. La justice ne peut se déjuger en optant pour le pardon qui représente l’excès et non pas la mesure. Il n’y a que l’amour pour Kierkegaard, l’amour comme don qui dans sa forme négative est le pardon qui dérobe l’homme à la colère retenue de la justice. « Et quand la justice serait furieuse, que veut elle de plus : satisfaction est donnée ; quand le repentir qui te déchire en toi croit devoir venir au secours de la justice en dehors de toi pour mettre à nu la faute : il y a été satisfait ; il est une rédemption, une rédemption, un rédempteur qui couvre entièrement toute ta faute et la dérobe ainsi à la vue de la justice et, par là, de ton repentir ou de toi-même. »490 Devant Dieu, recevant la condition de donner le don qui se donne, l’homme habitant l’immanence transcende celle-ci par cette folie du pardon couvrant la raison de la justice491. L’amour comme pardon-don s’enfonce dans la nuit de l’intelligible pour médiatiser l’irréductibilité de l’altérité, de l’incompréhension492, c'est-à-dire de « l’annulation de l’autre » pour retrouver celui-ci devant Dieu. Recevoir le pardon Comment est reçu ou donné le pardon de l’autre devant Dieu comme étant don parfait se donnant ? Nous pensons d’emblée avec Kierkegaard que le pardon n’a rien avoir avec la foule. Il n’est pas, comme le dit Derrida, un impératif de la réconciliation générale493 mais l’affaire d’un individu face à un autre individu devant Dieu comme témoin et juge qui pardonne. Le pardon réel comme l’écrit Spaerman est une restauration « Le pardon réel présuppose une blessure réelle, il a un caractère de restauration. Sa signification éthique spécifique réside dans 489 S. K., « L’amour couvre la multitude des péchés » 1 pierre 4, 7 in « Trois discours édifiants », O.C.6, p. 73 S.K. , « 1 pierre 4, 7 : L’amour couvre la multitude des péchés » in « Deux discours édifiants », O.C.18,p. 23 491 Hans-Uns Von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, op. cit. ,p. 40 492 J Derrida, Le siècle et le pardon, op. cit., p. 123 493 Ibid., p. 124 490 253 le fait qu’il est une sorte de création »494. Ce que Spaerman nomme la restauration ou le fait de revenir à l’état de création est ce que Hegel nomme l’état d’innocence. Toutefois, il y a un risque avec Hegel est que cet état d’innocence ne soit pas celui d’un moi dérivé mais de celui où le moi est inexistant car l’homme est aussi innocent qu’une bête. L’innocence est liée à un état infantile où le concept de la faute est difficile à concevoir. Nous ne parlons pas ici de la perception du bien et du mal mais simplement du fait de désobéir par étourderie car il s’agit bien d’une âme infantile à laquelle s’adresse le péché originel chez Hegel. La restauration est plus proche de l’innocence s’agissant de retrouver la condition spirituelle qui entend l’appel de celui qui appelle dans la distance le moi appelé à devenir. Le temps de la restauration : La difficulté à se pardonner Nous avons vu en posant le moi devant Dieu les différentes phases et attitudes où il se retrouve dans l’état de péché. C’est le moi qui refuse et se refuse le pardon. Kierkegaard porte un regard de restauration autre que celui de la contrition qui vise la justice. Le Moi qui veut se faire pardonner doit beaucoup aimer. Non pas d’une manière négative en comptabilisant ses fautes mais en aimant beaucoup aujourd’hui. « Quand la justice rend sa sentence, elle fait les comptes, elle conclut, elle parle au passé, elle dit : il a aimé peu - signifiant par là que la question est à jamais résolue, que l’accusé et elle sont maintenant séparés et n’ont plus rien à faire ensemble »495. L’amour ne s’adresse pas au passé mais au présent. La justice a beau plaider pour le présent mais elle ramène l’homme vers son passé. Elle juge le passé et ne voit que dans le présent si ce passé peut être la cause d’un désordre pour la collectivité. Le présent est collectif et le passé est individuel. L’amour selon Kierkegaard ramène tout au présent et couvre ainsi la multitude des péchés. C’est l’humain se présentant devant le tribunal de l’amour qui est aimé aujourd’hui dans son amour. Il y a deux manières de répondre à l’appel d’amour, soit comme une victime de l’agression de l’autre, soit comme un coupable. Pour l’amour, les deux sont à égalité et cela constitue un scandale pour la raison. Mais si nous postulons que l’amour ne juge pas le passé mais l’individu dans son aujourd’hui, ce jugement sort de l’horizon économique qui est de faire payer et non de donner. 494 Robert Spaerman, Bonheur et bienveillance, op. cit., p. 268 S. K. « Luc 7, 47 : Celui à qui on pardonne peu aime peu », « Deux discours pour la communion de vendredi », O. C. 18, p. 13 495 254 Pour Jean-Luc Marion, celui qui demande pardon sincèrement a autant de difficultés que celui qui pardonne. Prenant l’exemple du fils prodigue, il signale que celui-ci n’est pas revenu pour demander pardon afin d’être repris dans le cadre de la famille, donc du don, mais afin d’être repris à un niveau inférieur, celui du salariat et donc de l’économique. Il se sent en dessous du pardon. « Donc le problème du pardon, ce n’est pas le courage de pardonner de la part du donateur qui, en position paternelle, en un sens n’a que cela à faire. C’est la difficulté pour celui qui a fait la faute, de se considérer comme un fils pouvant encore être pardonné. C’est pourquoi le pardon est une chose difficile et c’est pourquoi il est bien normal que le sacrement le plus obstinément refusé soit le sacrement de réconciliation. Ce qui nous coûte le plus, c’est précisément d’être réconciliés. Ce à quoi nous tenons le plus, c’est à ne pas être réconciliés »496. Kierkegaard pense que l’homme est avare de son péché497 et veut le garder pour lui. L’homme a du mal à « donner » son péché tant il se situe dans une perspective économique de contrition face à une idole et non pas face au Dieu appel qui est amour se donnant. La grande misère de l’homme est de rester seul sans Dieu en cherchant à se pardonner. Il ne trouvera jamais le bon équilibre entre la faute et le pardon. Il y aura toujours quelque chose au niveau de la faute qui échappera à la justice. Il devra sans cesse se remettre à son ouvrage, vérifier s’il a réellement été pardonné par lui-même. Il lui faudra des preuves. Il devra compter et recompter. Revérifier si le châtiment qu’il s’est donné équivaut bien au mal qu’il a fait. Il est bien dans l’équivalence. Vladimir Jankélévitch dans son livre sur le pardon reprend une citation de Lady Macbeth dans l’opéra d’Ernest Bloch qui décrit l’état de l’homme impardonnable « Encore une tâche, ah va t’en tâche damnée… Oh, Ces mains ne seront jamais propres… Tous les parfums de l’Arabie ne parfumeraient pas cette petite main ! Oh ! Lave toi les mains… Ce qui est fait est fait »498. La tâche ne partira jamais dans la logique de l’équivalence. Il n’y a que la surabondance de l’amour qui, selon Kierkegaard, peut remettre un homme devant Dieu. Ce n’est pas en jugeant mais en aimant que le péché est pardonné499. 496 497 498 499 J-L. Marion, « Quels sont les effets du don ? », « Débats » in Le Don, op. cit., p. 181 S. K., « La pécheresse », « un discours édifiant », O.C.18, p. 36 V. Jankélévitch, Le pardon, Ed. Aubier-Montaigne, 1967, p. 203 S.K., « Luc 7, 47 : celui à qui on pardonne peu, aime peu » op. cit., p. 10 255 La surabondance comme amour qui par-donne est traité à plusieurs reprises par Kierkegaard méditant sur le texte de Luc 7, 37-50 : « La pécheresse », Kierkegaard reviendra souvent vers cette figure qui est en réalité celle du pardon comme partage de l’amour pour Jésus-Christ500. Nous allons reprendre un texte de Kierkegaard pour relater l’épisode de la pécheresse. « Jésus se trouvait un jour à la table d’un pharisien. Une femme entra dans la même maison. Une femme n’était pas une invitée, celle-ci moins que toute autre ; les pharisiens savaient, en effet, que c’était une pécheresse. Si rien d’autre n’avait pu l’effrayer ou l’arrêter, ni leur hautain mépris, ni leur muette animosité, leur sainte colère aurait peut-être pu la chasser ; « mais elle se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait ; et bientôt elle les mouilla de ses larmes puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum ». C’était pour elle un instant d’angoisse ; les souffrances endurées dans la solitude, la tristesse, les accusations de son cœur devenaient plus cruelles encore, connaissant fort bien le soutien que leur accordaient les pharisiens. Mais elle s’avança et, triomphant de l’ennemi, elle s’apaisa ; puis ayant trouvé le repos aux pieds de Jésus, elle s’abandonna en son œuvre d’amour. Tandis qu’elle pleurait elle oubliait la cause première de ces pleurs ; les larmes du repentir devinrent celles de l’adoration. Ses nombreux péchés lui furent pardonnés parce qu’elle avait beaucoup aimé. »501 La seule chose qui importait à cette femme était de trouver le pardon ; d’où son indifférence envers elle-même et le jugement des autres502. Elle ne cherche même pas à défier, à se justifier, à demander à ceux qui étaient là le pardon ; d’où son silence. Elle n’a pas besoin de rendre compte car elle n’est pas en face de la justice. Son unique épreuve est d’aimer le Christ plus que son péché503. C’est cet amour qui lui donne la force de porter sa honte, de s’humilier, d’avoir, selon Kierkegaard, la haine de soi-même504. Cette haine de soi-même la libère de tout regard comptabilisant en la faisant devenir indifférente à tout sauf au souci de son péché505. Ce sentiment d’indignité en tant que fille de Dieu506 la pousse à aller à la rencontre du Christ car elle aime plus celui-ci que son péché507. Kierkegaard fait de ce thème celui du pardon 500 Kierkegaard reprendra le thème de la pécheresse entre autre dans « L’amour couvre la multitude des péchés », O.C. 6, « La pécheresse : Luc 7, 37-50, O.C. 18; « Luc VII, 47 : La pécheresse » O.C. 16 501 S.K., « L’amour couvre la multitude des péchés » O.C. 6, p. 74 502 Ibid., O.C.18, p. 33 503 Ibid., O.C.16, p. 365 504 Ibid., p. 31 505 Ibid., p. 35 506 Ibid., p. 35 507 Ibid., p. 37 256 comme geste d’amour du coupable. C’est le paradoxe de la demande de pardon non pour réparer mais pour aimer plus508. Donner le pardon Pardonner est l’acte visible qui sur le plan de l’immanence exprime la force. En effet, on ne dit pas avoir le pouvoir de demander pardon mais avoir le pouvoir de pardonner, de délier. L’homme collabore à cette puissance divine par sa volonté en acceptant que celle-ci s’accorde à la volonté divine. Pour pardonner, l’homme doit se penser à égalité. Comme l’écrit Jean Luc Marion, cette égalité réside dans « La découverte qu’il y a un fait premier, un donné premier, au sens d’une donnée mathématique, à savoir que je suis moimême un don (…) et cette découverte qui est le donné premier, c’est que moi-même, je suis déjà toujours donné. Il y a donc une facticité originaire qui est le premier don, le don le plus radical »509. La découverte est posée ici comme acceptation. La volonté consent à être une donnée à dériver d’une autre volonté qui elle, est parfaite et convoque tout don à se donner devant elle. Le don en tant que découverte intellectuelle n’est pas l’apanage du christianisme. En effet, Aristote avait aussi découvert la primauté du don et ses attributions. Mais le christianisme donne au pardon ce que nul n’avait pu faire avant : sa gratuité devant Dieu. Sinon, comme le pense Jankélévitch, il n’y aurait pas un pardon pur. « Le pardon pur est un évènement qui n’est peut-être jamais arrivé dans l’histoire de l’homme. Le pardon pur est une limite à peine psychologique, un état de pointe à peine vécu ; la cime ponctuelle du pardon, acumen veniae, est à peine existante ou, ce qui revient au même presque inexistante ! »510 Cette remarque montre que le sol solide où peut se tenir le pardon, ou plus exactement la réalité qui rend effective le pardon, se trouve dans le Dieu comme être parfait, comme ne cessera de le répéter Kierkegaard en commentant, l’épître de Saint Jacques 1, 17-21 où il est écrit que tout don parfait vient de Dieu. Le pardon venant de Dieu est don parfait car Dieu pardonne même ce que nous avons oublié. « Là, ensevelis dans l’oubli, gisent promesses, desseins, résolutions, plans entiers et fragments de plans, Dieu sait quoi encore - comme nous pensons rarement à ce que nous disons - nous, moitié par légèreté, moitié par lassitude de la 508 Ibid.., O.C. 16, p. 359 J.L. Marion « Quels sont les effets du don ? » « Débat » in Le don, op. cit., p. 178 510 Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Ed. Aubier-Montaigne, 1967, p. 149 509 257 vie - et il est terriblement vrai que Dieu sait quoi ; il sait ce qui a changé en ta mémoire, et il le sait sans aucune altération aucune ; il ne s’en souvient même pas comme s’il y avait quelque temps de cela ; non, il le sait comme si c’était aujourd’hui, et il le sait si, pour ainsi dire, il lui a parlé de quelque point relatif à ces désirs à ces desseins, à ces résolutions – et il est éternellement le même, immuable 511 ». C’est dans le parfait que se par-donne le péché dans sa pureté. Le pardon pur ne peut provenir que du parfait c'est-à-dire de l’immuable. A la suite de Kierkegaard, nous pouvons dire que devant Dieu nous n’avons pas besoin essentiellement de l’autre pour recevoir ou donner le pardon. L’autre est toujours présent car nous nous présentons à Dieu par rapport à un acte dont nous avons été soit le coupable soit la victime de l’autre. C’est la parole de l’autre si nous la demandons, qui n’est pas essentielle pour que le pardon ait lieu. Sinon nous aurions du mal à nous faire pardonner ce qui a été oublié mais non pas pardonné ou ce que nous avons oublié sans demander le pardon. L’œuvre salutaire du pardon divin est de détruire la mort pour donner la vie512 en mettant toutes les œuvres des humains devant lui, en faisant sortir de l’oubli qui les ensevelit ceux qui sont dans cet oubli pour les amener en face de la lumière de sa justice qui est don se donnant. C’est cet amour de Dieu qui guérit les blessures et restaure l’humanité spirituelle de l’homme qui peut se permettre dans l’immanence ce que l’on peut concevoir comme une contradiction. L’exemple le plus frappant est celui de la femme adultère513 que les scribes et les pharisiens accusèrent selon la loi prescrite par Moïse et pour qui ils demandèrent un châtiment également prescrit par Moïse. Jésus, Fils de Dieu, se fit l’avocat de cette femme en plaidant l’hypocrisie des hommes. En effet, la femme n’avait pas commis seule l’acte honni. Aussi, Jésus demanda à ce que celui qui n’avait pas commis la moindre faute lui jette une pierre. Celui qui aurait fait cela aurait déjà commis le péché d’orgueil car devant Dieu nous sommes tous des pêcheurs. A la place des châtiments, comme restauration quantitative s’appuyant sur l’équivalence, Jésus institue la restauration qualitative où tous les hommes sont égaux devant Dieu. 511 S.K., «De l’immuabilité de Dieu » « Un discours », O.C. 18, p. 56 A-M Lhote, La notion du pardon chez Kierkegaard, op. cit., p. 87 513 Evangile selon Jean 8, 1-11 512 258 Jésus sait aussi que le mal a été fait et que cette femme est entachée de sa faute. Toutefois la justice divine cherche à restaurer la bonne entente avec soi-même, retrouver son humanité spirituelle. Comme l’écrit Spaerman, « Que se passe-t-il dans le pardon ? Celui qui pardonne perçoit la réalité effective de l’autre, son être-soi au-delà de son être-tel qui s’est montré dans son agir ou son absence d’action, et il lui permet de s’en distancier lui-même »514 Imiter Jésus c’est donner ce pardon qui ne juge pas et qui, en aidant l’autre à assumer sa faute, lui permet en même temps de s’en distancer. « A la différence de la reconnaissance primaire d’une subjectivité étrangère, il contribue à faire devenir effectivement réel ce qu’il reconnaît. Cela découle du fait que l’émancipation de l’être soi hors de la passivité du « c’est comme ça que je suis » n’est possible qu’avec l’aide de l’autre, qui dit dans l’acte du pardon : « Non, ce n’est pas comme ça que tu es. »515 Lady Macbeth est lucide. Ce qui a été fait est fait et a priori le mal ne peut être réparé quantitativement car il se répand. Il ne peut se défaire. On ne peut, à la limite, que réparer les dégâts. « Car si les tâches de sang de la chose faite sont lavables, la tâche maudite de l’avoir fait est indélébile, et aucune lustration ne l’effacera. »516 L’enfant prodigue est revenu chez son père avec une proposition de réparation que nous situerons en dessous de la justice car il demande à servir son père comme un serviteur et non pas à payer sa dette pour retrouver sa place de fils. Le fait est que s’il avait été cohérent avec lui-même il n’y aurait même pas de dette à payer car il n’avait pris que sa part d’héritage. Mais il sait également le mal qu’il a fait à son père en réclamant sa part et la dilapidant au lieu de la faire fructifier. Le père se situe au-delà de la justice. « Le mal est fait » et il n’est pas à défaire mais à absoudre par le don-pardon. « Tu as pris, je te donne dans le pardon ». C’est également dans son sens christique que le chrétien doit tendre l’autre joue à son précurseur. « Je te pardonne comme je te donne. Je te redonne ta vie que tu m’as vendue en perdant ta qualité de Fils et de Fille de Dieu » – comme Esaü qui avait vendu pour un plat de lentilles son droit d’aînesse à Jacob517. « Je te redonne ce qui t’appartiens que je n’ai pas voulu prendre : Ta dignité de Fils et de Fille de Dieu ou plus exactement voici ton bien que tu as laissé là par ton geste, récupère le ». C’est ainsi que le chrétien imite le Christ en pardonnant. Il n’a rien pris de l’autre. C’est l’autre qui s’est dépouillé de son bien en voulant 514 R. Spaerman, Bonheur et bienveillance, op. cit., p. 267 Ibid., p. 269 516 V. Jankélévitch, Le pardon, op. cit., p. 213 517 Genèse, 25, 29-34 515 259 le dépouiller. Il est resté le gardien de ce bien jusqu’à ce que l’autre vienne le chercher. C’est cet amour qui est don puisqu’il redonne non pas malgré mais pour. Cette affirmation peut provoquer des réactions d’agacement comme lorsque Jean Luc Marion affirmait que celui qui vient demander pardon souffre beaucoup et que c’est pour celui-ci un geste difficile. « Tant mieux » ou « c’est bien le moins qu’il en soit ainsi » aurions-nous envie de répondre. Mais, bientôt c’est nous qui demanderons également pardon au coupable ! Comment devenir le gardien du bien (-la dignité-) de son frère – ennemi alors que celui-ci se pavane ? Comment pardonner à celui qui vient réclamer son bien avec insolence ou indolence ou tout simplement pardonner à ce visage qui a détruit le mien ? C’est le drame du pardon vécu par Vladimir Jankélévitch. Le temps de la réconciliation : La difficulté à pardonner Dans l’entretien avec Michel Wieviorka qui a été à l’origine du texte « Le siècle et le pardon », Jacques Derrida critique la position de Vladimir Jankélévitch qui déclare dans un texte polémique qu’il n’est pas question de pardonner les crimes contre l’humanité 518 et encore moins aux criminels qui n’ont pas demandé pardon519. Ceci était incompréhensible pour J. Derrida et ce d’autant plus que l’auteur en question avait fait l’éloge du pardon absolu dans un autre ouvrage520. Derrida relève toutefois qu’il y avait déjà une difficulté chez Jankélévitch à admettre le pardon inconditionnel pour celui qui ne le demande pas521. Il reproche à Jankélévitch sa logique économique et conditionnelle de l’échange522. Prônant quant à lui une logique du pardon anéconomique, c'est-à-dire inconditionnel, Derrida s’appuie sur le fait que ce n’est pas le coupable que l’on pardonne en tant que tel quand celui-ci vient demander le pardon. En effet, celui qui a commis la faute n’est pas celui qui demande le pardon. Il est un autre par le chemin qu’il a fait jusqu’au pardon. Ainsi, le pardon ne pardonne pas le véritable coupable dans la logique économique. Derrida semble avoir raison. Toutefois, il n’indique pas en quoi le pardon est inconditionnel mais sur quoi celui-ci doit s’appuyer pour quitter le monde de l’idéalité au profit de 518 J. Derrida, Le siècle et le pardon, op. cit., p. 109 Ibid., p. 110 520 Ibid., p. 111 521 Ibid., p. 111 522 Ibid., p. 110 519 260 l’existence réelle. Sur quelle réalité concrète le pardon s’appuie-t-il ? Sinon chacun peut dire tout ce qui peut se dire dans le langage ! Derrida a bien saisi les contradictions de V. Jankélévitch qui affirme écrire un livre sur le pardon alors qu’il ne parvient pas lui-même à pardonner complètement523. Il est compréhensible que Derrida ait du mal car le pardon n’est pas d’inspiration chrétienne mais constitue un fait chrétien. Derrida est pour un chrétien qui tel un Moïse qui a tellement rêvé, parlé, conduit vers la terre promise qu’il ne peut y entrer lui-même, parce que lui Derrida doit faire un saut. C’est pourquoi il ne peut pas comprendre un Jankélévitch qui a reculé d’effroi quand le gouffre s’est présenté devant lui. Le drame de Jankélévitch est là. Il a saisi le pardon dans ses réalités juives et chrétiennes ainsi que l’enjeu que celui-ci présente. En son temps, Kierkegaard avait eu du mal à accepter que le soleil se lève aussi bien pour le bon que pour le méchant tout en se consolant avec l’idée qu’il n’en irait peut être pas de même dans l’éternité. Comme lui, Jankélévitch ne peut concevoir les limites du pardon au-delà de l’humanité de l’être. Avec raison, Hegel, en grand penseur du pardon, répétait ce que tout chrétien existant savait déjà ; c’est-à-dire le seul crime impardonnable était celui commis contre l’esprit, c'est-à-dire contre la puissance réconciliatrice du pardon. Il suffisait d’être un chrétien existant, de saisir l’expérience du Moi passif, qui ne peut envisager le pardon parce que ne se pardonnant pas, et simplement de lire la bible. Mais, la non existence du péché en tant que liberté chez Hegel empêche l’effectivité du pardon. Le drame de Jankélévitch est d’avoir voulu écrire un livre philosophique d’inspiration chrétienne sur le pardon. Il ne pouvait que reconnaître ou découvrir l’absoluité de celui-ci. Mais, en écartant Dieu ou en l’utilisant comme une présence qui arrive sur le chemin du pardon qui pardonne, il a vidé celui-ci de son essentialité qui pouvait l’aider à faire le saut quand on a déjà soi-même fait l’expérience de l’horreur. Derrida a compris les contradictions de Jankélévitch. Mais, parce qu’il les a regardées dans l’idéalité il a été étonné par celles-ci. Le drame de Jankélévitch est qu’il n’a pas voulu 523 « J’ai d’autant plus de peine à le suivre ici que dans ce qu’il appelle lui-même un « livre de philosophie », Le pardon, publié antérieurement, Jankélévitch avait été plus accueillant à l’idée d’un pardon absolu. Il revendiquait alors une inspiration Juive et surtout chrétienne » J. Derrida, Ibid., p. 111 261 seulement parler du pardon mais également de la vie. Or, le pardon l’a conduit à la Shoah. En « contemplant » avec horreur les visages écrasés, il n’a pu que s’écrier : « Le pardon est mort dans les camps de la mort »524 . Le pardon absolu tombe dans les vérités générales et nécessaires. A l’impossible nul n’est tenu. Le pardon de Jankélévitch a cru bon d’aller jusqu’au bout du monde de l’éthique à la limite de la frontière religieuse tout en restant dans son territoire. Dans son étonnement, Derrida ne se rend pas compte qu’il montre ainsi l’impuissance de l’éthique devant l’innommable. « Il (Jankélévitch) parlait même d’un impératif d’amour et d’une « éthique hyperbolique » : d’une éthique, donc, qui se porterait au-delà de l’éthique, voilà peut être le lieu introuvable du pardon525. Nous signalons ce « peut-être » de Derrida, sa prudence du lieu, du sol sur lequel s’appuie le pardon. Dans ses réponses à Michel Wierviorka, il n’est pas indiqué le lieu où habite le pardon derridien. Il n’est pas utile de rétorquer que la question ne lui a pas été posée. Nous pensons qu’en parlant du lieu où « peut être » se trouvait le pardon de Jankélévitch, en bon philosophe tel qu’il était, Derrida aurait situé ce lieu devant nous mais qu’il a préféré un « peut être » parce que, selon nous, il a commencé à se méfier de ce lieu « peut être » qui n’a pas pu protéger Jankélévitch du cri de l’horreur et de la colère ! Jankélévitch a écrit un livre thérapeutique afin de retrouver le sommeil. Mais, en dépit de toute la bonne volonté qu’il a mise, le sommeil l’a rattrapé et avec celui-ci les cauchemars et les insomnies ! Il est revenu dans le monde où l’on dort débout. « Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent sur les bras. Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l’herbe n’est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; les printemps ne distinguent pas entre nos jardins et ces lieux d’inexprimable misère. Aujourd’hui, quand les sophistes nous recommandent l’oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l’agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde.526 » Le combat contre la mort était insoutenable. 524 Vladimir Jankélévitch, « Pardonner ? » in L’imprescriptible, Ed. Seuil, 1986, p. 50 J. Derrida, op. cit., p. 111 526 V. Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ?, op. cit., pp. 62-63 525 262 Mais qui est le sophiste ? N’est-ce pas celui qui pendant 200 pages consacrées au pardon a soutenu la folie de celui-ci ainsi que son pouvoir contre l’impossible pour réduire pratiquement à néant tous ces efforts sur les dix dernières pages? Derrida n’a-t-il pas comme lui, le temps de 200 pages, continué à penser le pardonnable de l’impardonnable habitant une probable éthique au-delà de l’éthique tout en restant dans l’éthique en le nommant, selon Jankélévitch, l’humanité de l’être ou l’hominité ?527 Derrida continue à errer dans un désert fleuri alors que Jankélévitch comme Thalès, est tombé dans un puits et demande l’aide de l’éthique qu’il a défiée précédemment pendant 200 pages ! L’éthique n’a pas ri comme la jeune-vieille fille mais l’a regardé tristement dans les yeux et lui a demandé de rectifier à la sortie les 200 pages en question par dix pages dans le même ouvrage 528 et il s’en est suivi le déchaînement dans L’imprescriptible. Jankélévitch a voulu dépasser l’éthique en prenant comme mesure celle-ci ou ce que nous appelons « l’hominité » de l’homme en général. Il a cru s’appuyer sur une terre ferme mais Auschwitz était un tremblement de terre. Les bonnes intentions se sont écroulées en même temps que lui et le cri de la mort a retenti. « Le pardon est mort dans les camps de la mort ! ». Comment pourrait on vivre dans la mort ? Les deux cents pages, malgré la justification de Jankélévitch, ont été réduites à néant par la soixantaine de pages de L’imprescriptible. Elles avaient déjà été écornées par les dix dernières pages. C’est ce qui a provoqué l’incompréhension chez Derrida et sa méfiance envers ce lieu introuvable du pardon alors qu’au-delà des mots que l’on peut manipuler, l’existence a repris ses droits dans l’immanence. Qu’est-ce qui se dit dans ces deux cent pages ? Derrida l’a résumé dans la citation que nous avons notée plus haut. Mais, allons dans le texte pour observer. Quand on veut tout simplement jouer à l’inspiré - ce qui est noble jusqu’à un certain point - l’effroi est toujours là pour nous rattraper quand on entend la voix de la Mort ! 527 « Mais avant tout, ce sont, dans le sens propre du mot, des crimes contre l’humanité, c'est-à-dire contre l’essence humaine ou, si l’on préfère contre « l’hominité. » de l’homme en général » Ibid., p. 22 528 « L’impardonnable » in Le pardon, op. cit., pp.203-213 263 B. La mort du pardon L’éloge du pardon avec Jankélévitch Jankélévitch commence fort. Dans le chapitre III qu’il a intitulé dans un élan mystique « le pardon fou « Acumen Veniae » il introduit celui-ci avec des mots capables de soulever les montagnes : « Nous disions l’exemple motivé n’excuse que l’inexcusable : c’est là sa fonction propre. Car l’inexcusable justement n’est pas impardonnable ! Quand un crime ne peut être ni justifié ni expliqué ni même compris, quand, tout ce qui pouvait être compris ayant été compris, l’atrocité de ce crime et l’évidence accablante de cette responsabilité éclate à tous les yeux, quand l’atrocité n’a ni circonstances atténuantes ni excuses d’aucune sorte, quand tout espoir de régénération doit être abandonné, alors il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à pardonner : c’est désespoir de cause, le suprême recours et la grâce ultime ; c’est en dernière instance, la seule et unique chose qui reste à faire. Nous atteignons ici aux confins eschatologiques de l’irrationnel.529 » Nous comprenons l’incompréhension de Derrida devant la volte-face de Jankélévitch. En outre, il est écrit plus loin que « non seulement celui qui pardonne ne se vengera pas maintenant, non seulement il renonce à toute vengeance future, mais il renonce à la justice elle-même ! Et il renonce à bien plus encore. C’est peu de dire qu’il ne recèle aucun atome d’amour-propre : il n’espère même pas que le coupable aujourd’hui gracié, et gratuitement gracié, tiendra plus tard à mériter sa grâce » (p. 156). Il y a dans ce chapitre des perles consacrées à la gloire du pardon. Mais, nous allons nous arrêter sur cet éloge du pardon. « Il ne suffit pas au pardon d’aimer les méchants en général : le pardon vise une chose que le méchant a faite, un acte que le méchant a commis, un tort que le méchant a eu, une faute dont le méchant s’est rendu coupable ; le pardon ne pardonne pas seulement à l’être, il pardonne le faire ou plutôt l’avoir – fait ; il pardonne le méfait de cet être, il pardonne à l’être de ce méfait, mieux encore, il pardonne la malfaisance de la malveillance, et il pardonne à la malveillance de cette malfaisance. Car le pardon du péché est un acte qui absout expressément un autre acte.(p. 165) » Tout éthicien idéaliste ne peut que respirer d’aise en lisant cet éloge au risque de s’étrangler de stupeur à la lecture de L’imprescriptible. 529 V. Jankélévitch, Le pardon, op. cit., p. 139, Nous numéroterons directement les pages dans les commentaires qui vont suivre. 264 Et pourtant, l’impression qui se dégage de la lecture de ces textes est celle d’une « force d’inertie ». En effet, les textes sont traversés par le pardon comme un effort personnel gigantesque. C’est pour cela que l’on peut entendre l’auteur s’écrier « le pardon est une décision déchirante et dramatique. (p. 165) » qui n’est pas instantanée parce qu’elle doit affronter le long chemin de la rupture et traverser l’épreuve de la conversion radicale. Le chemin du pardon est épuisant et l’on peut abandonner, s’arrêter en cours de route. On ressent la solitude de celui qui pardonne. Il est tout seul dans le noir, sur ce chemin qui se fait dans la nuit afin de trouver le jour du pardon. Derrida n’aurait pas été étonné s’il avait compris que Jankélévitch parlait de sa propre expérience du lieu de destin avec son peuple, avec son identité. Il écrivait en compagnie des visages défigurés des siens. Il y avait parfois du sang dans son encrier. Il s’est battu comme il a pu en philosophe mais il ne pouvait faire le saut en sympathisant avec le christianisme. Bien que l’on trouve tout au long du texte des références avec l’écriture sainte, il est resté collé à l’être de Heidegger qu’il honnissait par-dessus tout à cause de sa compromission avec le Nazisme530. Le pardon de Jankélévitch manque de souffle, d’enthousiasme. Sa gravité n’est pas constituée de fête et de sérieux mais seulement du drame. Ce n’est pas le pardon du père de l’enfant prodigue. Tout en prônant que le pardon doit dépasser ou être la synthèse du « malgré tout » et du « parce que » (p. 187), il n’en reste pas moins collé au « malgré tout » car c’est la seule et unique chose à faire quand la justice ne peut rendre justice. On voit bien que son pardon se serait contenté de l’excusable. C’est pourquoi il écrira de nombreuses pages sur la compréhension comme point de départ du pardon ou sur le fait que comprendre c’est pardonner. Il va ainsi essayer de rendre rationnel le pardon. « Excuser, c’est pardonner : l’ouverture à autrui. - Non seulement l’intellection implique l’effort sur soi, le saut aventureux, mais encore, comme le pardon, elle est déjà ouverture à et vers autrui. Celui qui veut comprendre évite par là même de condamner immédiatement et il est donc a priori porté à la bienveillance » (p. 116). On voit bien ou cela l’a mené ! La vérité est qu’en essayant d’habiller le pardon avec les habits de la philosophie en le dépouillant de l’amour don, Jankélévitch n’a pas compris qu’il enlevait la peau. Il a vidé le pardon de sa substance. Il a pensé faire entrer le pardon dans la philosophie en donnant au don un rôle relatif face au 530 V. Jankélévitch, L’imprescriptible, op. cit., p. 42, pp. 52-54 265 pardon, en le distinguant de celui-ci. « Le pardon est à la fois plus et moins que le don : il est évidemment moins que le don, - car pour ce qui est de « donner », il ne « donne » rien, il se contente d’oublier l’injure, il veut bien n’en pas tenir compte, il la tient pour nulle. Il faut avouer que la remise d’une dette est un cadeau bien négatif : ce « cadeau » si cadeau il y a, est plutôt métaphorique ! Le don, donnant du moins quelque chose, est moins réactif, plus généreux que le pardon. (p.166). S’il lui reconnaît parfois une parenté avec le don, c’est « un don sans chose donnée » (p. 167). Il aura la même attitude envers l’amour comme don. L’amour peut aimer l’aimable alors que le pardon ne serait spécialisé que dans le péché. « Le pardon pose des problèmes qu’un amour sans entraves, poussé par les vents favorables par les convenances ou par la réciprocité, ne peut pas véritablement connaître. Le pardon, si amour il y a, serait plutôt un amour à contrecourant, un amour contre-carré et empêché : ainsi l’amour qu’on porte à ses ennemis peut être rapproché du pardon des offenses : ainsi l’amour dont on aime, le haïssable peut être assimilé au pardon des péchés » (p. 164). Ainsi, pour Jankélévitch, ce n’est pas l’amour qui s’est spécialisé dans le péché mais bien le pardon qui peut contenir une forme « d’amour à contre courant ». La distinction est essentielle ici. Le don, le pardon et l’amour sont des concepts proches voire même jumeaux mais ils sont bien distincts, alors que pour le christianisme et Kierkegaard ils ne font qu’un. L’amour est don, l’amour est pardon. L’amour donne. C’est dans cette donation qu’il y a don et réparation. C’est dans le même mouvement de donation que s’inscrit la restauration. Ce n’est pas le pardon qui pardonne, si l’on peut dire, mais bien l’amour qui couvre la multitude des péchés qui pardonne531. Le pardon qui n’a que quelques affinités avec l’amour ou bien qui, parfois, demande à l’amour de lui tenir compagnie ou encore recourt à ce dernier dans certains moments, s’épuise de collisions en collision contre les impardonnables. Les dix dernières pages de « Pardon » mettent en lumière la lutte et l’épuisement d’un grand homme, un sage de notre temps qui dans sa longue lutte pour le pardon voyait l’horreur des visages piétinés lorsqu’il fermait les yeux. Il a connu dans sa chair, c'est-à-dire dans son identité, le déni du sens de l’existence de l’autre par un autre homme. 531 S. K., « L’amour couvre la multitude des péchés » in « Deux discours édifiants », 1843, O.C.18, pp. 20-26 266 « Les Juifs étaient persécutés parce que c’étaient eux et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi : c’est l’existence elle-même qui leur était refusée, on ne leur reprochait pas de professer ceci ou cela, on leur reprochait d’être »532. C’est l’écriture qui combat la non existence que lui impose la présence de l’autre qui malgré sa vision lucide du pardon se fatigue et finit par jeter les armes. Il est très intéressant de faire une lecture commentée de ces dix dernières pages pour vivre « en direct » le drame d’un homme debout qui est rattrapé par le sommeil de la mort. Le titre de ce chapitre, écrit probablement après coup, nous en dit un peu plus déjà sur la lutte à venir : « l’impardonnable : plus malheureux que méchants, plus méchants que malheureux. » Le signe du drame ne commence pas là. L’indice est dans les deux textes qui font l’éloge du pardon qui étonne - comme pour tout philosophe - l’auteur. Les deux cents pages de l’éloge au pardon se termine avec ces mots : « Que le père de l’enfant prodigue accueille le repenti dans sa maison, cela est juste et se comprend. Mais l’embrasser, le revêtir de sa plus belle robe, tuer le veau gras et donner un festin en l’honneur du repenti, c’est là l’inexplicable, l’injuste, la mystérieuse grande fête du pardon. (p. 201) » Jankélévitch venait de parler du pardon qui ouvrait au coupable un crédit sans limites et était ainsi fondateur d’un avenir. Mais ce pardon comme intuition générale le laisse pantois. Comment un baiser pouvait-il accomplir ce que le temps et la justice ont du mal à réaliser et parfois n’arrivent pas à réaliser ? Comment une Violaine peut-elle pardonner à Mara « d’un coup, pour tout et pour toujours » ? Et pourtant, c’est cela le mystère du pardon. ». Nous pouvons, en lisant intégralement la parabole, mettre La citation de Jankélévitch sur « le fils prodigue », dans le discours du fils aîné qui ne comprenait pas l’attitude du Père. Jankélévitch présente d’une manière positive cette mystérieuse grande fête du pardon mais s’arrête là. Il ne va pas à la fête. Il risquerait de rencontrer les visages de la mort, de saluer les mains tâchées de sang. Ces yeux ne peuvent croire que les mains lavées par le pardon soient devenues immaculées. Cela permet de comprendre pourquoi il a choisi la citation de Lady Macbeth à propos de la tâche de sang qui ne peut s’enlever malgré tous les efforts car ce qui est fait est fait (p. 203). 532 J. Derrida, L’imprescriptible, op.cit., p.22. 267 Les limites du pardon de Jankélévitch L’éloge au pardon s’arrête à la porte de cette mystérieuse fête qui est peut être impossible à commenter car mystérieuse. Mais, l’auteur ne s’exalte pas comme dans le discours qui va suivre. Il reste distant, loin de la fête. Il sait qu’elle existe. Mais comme le frère aîné, il ne comprend pas ou il n’a pas entendu la réponse du père ou bien encore la réponse lui a semblé intellectuellement insatisfaisante. Aussi, par respect, non seulement il ne la commente pas – peut-être qu’elle lui reste mystérieuse donc incompréhensible - mais il ne se positionne pas non plus. Il se fait « journaliste » et relate les faits pour se donner l’illusion de rester objectif. Nous pensons que c’est dans un tel esprit que Jankélévitch ouvre d’une manière positive le chapitre sur l’impardonnable. « Le pardon, en un premier sens, va à l’infini. Le pardon ne demande pas si le crime est digne d’être pardonné, si l’expiation a été suffisante, si la rancune a assez duré… Ce qui revient à dire : il y a un inexcusable, mais il n’y a pas d’impardonnable. Le pardon est là précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser : car il n’y a pas de faute si grave qu’on ne puisse, en dernier recours, la pardonner. Rien n’est impossible à la toute puissante rémission ! Le pardon, en ce sens, peut tout. Là où le péché abonde, dit Saint-Paul, le pardon surabonde. (p. 203) » Nous ne pouvons être plus objectif et notons qu’il laisse à Saint-Paul le soin de tenir ce discours fou du pardon qui surabonde quand le péché abonde. Vous verrez avec nous pourquoi. Continuons notre route avec Jankélévitch quand le soir commence à tomber dans la forêt où les oiseaux ont picoré chemin faisant - sautillant - les bouts de pains qui auraient permis au petit Poucet de retrouver la maison familiale. Et pourtant le soir s’en va et la nuit arrive… La conceptualisation du pardon : Donner du sens au non sens Jankélévitch s’accroche au pardon qui nie l’évidence. Comme le dit Kierkegaard de l’amour qui garde les yeux fermés - en opposant au forfait le paradoxe de sa liberté infinie et de son amour gratuit comme protestation folle à cette évidence de l’inexcusable du crime perpétré. Mais là commence la danse des ombres et retentissent les cris des victimes. « Le pardon ne connaît pas d’impossibilité ; et pourtant nous n’avons pas dit encore la première condition sans laquelle le pardon serait dénué de sens. Cette condition élémentaire, c’est la détresse et 268 l’insomnie et la déréliction du fautif ; et encore que ce ne soit pas au pardonnant à poser luimême cette condition, cette condition est pourtant ce sans quoi la problématique entière du pardon devient une simple bouffonnerie. A chacun sa besogne : au criminel le remords désespéré, à sa victime le pardon. (p. 204) » La condition nous paraît légitime et pleine de bon sens. Mais, en trouvant du sens au pardon, en cherchant à lui donner du sens, elle le replace dans le domaine de la raison, de la justice, de l’excusable ou inexcusable. Et nous comprenons mieux le titre « l’impardonnable » du chapitre. Le pardon s’arrête à l’inexcusable. C’est le plus grand effort que puisse faire l’esprit humain en raison du temps et de l’effort terrible que doit accomplir la justice pour y parvenir. Le pardon rentre ainsi dans les vérités générales et nécessaires qui demandent des garanties, des preuves pour pardonner. « Pour que nous pardonnions, il faudrait d’abord, n’est-ce pas ? Qu’on vienne nous demander pardon. Nous a-t-on jamais demandé pardon ? Non, les criminels ne nous demandent rien ni ne nous doivent rien, et d’ailleurs ils n’ont rien à se reprocher. Les criminels n’ont rien à dire : cette affaire là ne les regarde pas. Pourquoi pardonnerions-nous à ceux qui regrettent si peu et si rarement leurs monstrueux forfaits ? (p. 205) » Nous retrouvons ce texte, partiellement modifié et radicalisé à la fin, dans le chapitre II de « l’imprescriptible » que l’auteur intitule « Nous a-t-on demandé pardon ? ». Ce qui amène à la condition suivante : la compréhension de la victime. Bien que Jankélévitch soutienne que : dans l’excuse, on comprend le déterminisme de la liberté ; d’où l’indulgence intellective qui excuse la faute alors que dans le pardon, c’est le fait d’essayer de retrouver la liberté du déterminisme en pardonnant sans raison, et ainsi, d’une certaine façon, si le pardon comprend ou plutôt devine, il n’en demeure pas moins qu’un doute subsiste quand nous sommes maintenant dans le monde de la preuve. Le double saut est périlleux quand nous mettons la compréhension comme début ou fin, bref comme réalité qui rend effective le pardon. A quoi sert-il ici de comprendre que l’on n’a pas compris comme bénéfice du pardon sinon de la nécessité d’une possible compréhension dans le pardon ? D’ailleurs, nous pensons que Jankélévitch se prend les pieds dans le tapis quand il écrit au sujet de ce lien entre le pardon et la compréhension. « Peut être faut il se hâter de pardonner avant de comprendre, de peur de ne plus pouvoir le faire quand on aura compris : car on ne comprend parfois que trop ! Mais d’autre part, il faut peut être aussi comprendre bien des choses avant de pardonner finalement 269 sans comprendre. En ce deuxième sens le pardon pardonne compréhensivement et se rend ainsi capable de régénérer le pêcheur. Il craint d’avoir compris, il comprend vaguement quelque chose, quelque chose qui n’est rien et qui est plutôt un je-ne-sais-quoi. (p. 207) » Jankélévitch éclaire enfin l’objectif de cette compréhension qui est de comprendre qu’il y a un incompréhensible comme vide de l’intellection. C’est ce vide là qui est le pardon (p. 208). Mais comment comprend-t-on ce qu’on ne comprend pas et ne comprend-t-on pas ce que l’on comprend. De quoi est faite cette compréhension ? S’agit-il seulement de saisir que l’on ne comprend pas le pourquoi de cette liberté mais que au moins elle existe et agit avec une intention malveillante ? Jankélévitch répond à cette compréhension de l’existence de l’incompréhensible face au méchant irréductiblement méchant qui implore notre amour. « La compréhension, à partir d’ici, cesse d’être analytique : elle advient, au contraire, comme une entrevision intuitive et soudaine qui nous dévoile, dans l’instant, l’irréductible simplicité qualitative de la mauvaise intention et le mystère indivisible de la liberté. Dans cette indémontrable liberté qui est l’ultime présupposé de toute évaluation morale, on reconnaîtra, comme peut être eût dit Kierkegaard, le « mystère de la chose première. » (p. 208) Ce recours surprenant à Kierkegaard ne parvient pas à sauver cette forme de compréhension qui devient incompréhension à comprendre que l’on comprenne cette forme d’incompréhension comme pardon au coupable. D’où la collision de Jankélévitch, dans un premier temps comme une oscillation. « La collision se change pour nous en oscillation. Après les deux premiers moments de l’oscillation : « ils sont plus bêtes que méchants » comme le prétend l’indulgence qui excuse, « ils sont plus méchants que bêtes », comme l’affirme la rigueur qui condamne, voici la première évidence du pardon : ils sont méchants, mais précisément pour cette raison il faut leur pardonner – car ils sont encore plus malheureux que méchants. Ou mieux, c’est leur méchanceté elle-même qui est un malheur ; l’infini malheur d’être méchant ! (pp. 209-210) » Jankélévitch vient, après beaucoup d’efforts, de trouver la raison pour laquelle il faut pardonner mais il vient également sans le savoir de creuser le trou dans lequel il va enterrer vivant son pardon alimenté pendant deux cents pages. Le pardon dépend maintenant du visage de l’autre, de la violence que celui-ci nous fait à sa vue et du combat intellectuel dans le vide 270 que nous devons mener pour pardonner plutôt. En justifiant le pardon, Jankélévitch en bon philosophe a cru poser le pardon comme concept, c'est-à-dire intelligible à la pensée, mais le combat vient de trouver son dénouement malgré le sursaut de l’intellectuel qui veut croire encore à la puissance de son concept. Il peut encore écrire : « Il y a un principe d’orgueil dans la rigueur impitoyable de celui qui ne pardonne pas : refuser le pardon, c’est récuser toute ressemblance, toute fraternité avec le pécheur ; l’irréprochable se considère implicitement comment étant d’une autre essence que le fautif, et d’une origine infiniment plus relevée ; il se place sur un tout autre plan, et décide qu’il est a priori hors du péché : il était impeccable dans le passé et le restera pour toute la durée du futur ; il ne dit ni peccavi ni peccabo, ces affaires de péché ne le concernent en rien. (p. 209) ». Il ajoute plus loin que l’irréprochable n’est pas lui-même infaillible et que, conscient de cette condition humaine, il ne doit pas abandonner l’autre, malgré tout son frère, dans le péril de la mort qui est lié à son état de pécheur. Il n’empêche que l’horizon économique l’attire et le pousse plus loin dans la logique. « Mais voici que le pouvoir prévenant à son tour devance la possibilité préexistante : ils sont encore plus méchants que malheureux » (p. 210). Face à cette tautologie où le fait que le méchant est méchant est la seule chose à comprendre à propos de l’irréductibilité de la haine pure, l’oscillation nous ramène vers le pardon absolu, jusqu’à un certain point533. Ecoutons longuement Jankélévitch. « Heureusement, rien n’a jamais le dernier mot ! Heureusement, le dernier mot est toujours l’avant-dernier… En sorte que le débat du pardon et de l’impardonnable n’aura jamais de fin. Insoluble est le cas de conscience qui en résulte : car si l’impératif d’amour est inconditionnel et ne souffre aucune restriction, l’obligation d’annihiler la méchanceté et, sinon de la haïr (car il ne faut jamais haïr personne), du moins de nier sa force négatrice, de mettre hors d’état de nuire sa rage destructrice, cette obligation n’est pas moins impérieuse que le devoir d’amour ; l’amour des hommes est entre toutes les valeurs la plus sacrée, mais l’indifférence aux crimes de l’humanité, mais l’indifférence aux attentats contre l’essence même et contre l’hominité de l’homme est entre toutes les fautes la plus sacrilège. Et nous n’avons aucun moyen de choisir l’un de ces deux superlatifs plutôt que 533 Bien que jusque là, Jankélévitch se défende, tel un boxeur groggy dans les cordes qui ne bouge plus face aux coups qui pleuvent sur lui tout en répétant à l’arbitre « je suis encore debout ». 271 l’autre, ni aucun moyen de les honorer ensemble : le choix d’un absolu laisse nécessairement l’ « autre Absolu » en dehors ; le cumul et la conciliation des deux Absolus est impossible ; le sacrifice d’un absolu fait naître en nous les scrupules et le remords ; la synthèse des deux absolus serait un miracle : car l’Absolu est plural et irrémédiablement déchiré. (p. 211) » Jankélévitch a raison, le vrai pardon qui pardonne l’impardonnable est de l’ordre du miracle donc du divin. C’est la folie qualitative du pardon comme don. La raison qui ne peut concilier ces deux absolus ne peut pardonner que jusqu’à un certain point. Jankélévitch est confronté au sophisme de son discours qui rend équivalent le mal et l’amour. Comment peut-on pardonner sans se neutraliser dans le cas où aucun des deux n’est plus fort que l’autre ? La nuit est tombée les tombeaux s’ouvrent et les morts nous visitent. Jankélévitch les voient. Son pardon s’annule dans le mal dans une oscillation jusqu’à un certain point qui est en réalité une collision. « Cette tension extrême et presque déchirante est celle même du pardon fou accordé au méchant. Où la faute abonde, la grâce surabonde. Mais en outre, - ce que Saint-Paul n’a pas ajouté : où la grâce surabonde, le mal surabonde à l’envie, et submerge cette surabondance elle-même, de par une infinie et mystérieuse surenchère. Le mystère de l’irréductible et inconcevable méchanceté est à la fois plus fort et plus faible, plus faible et plus fort que l’amour. Aussi le pardon est-il fort comme la méchanceté ; mais il n’est pas plus fort qu’elle »(p. 213). La messe est dite. Nous découvrons la puissance impuissante du pardon face à l’impuissance puissante du mal. Nous sommes dans l’égalité. Il n’y a pas de surabondance quand l’une ne dépasse pas l’autre. C’est une parole vide dans des abondances qui se neutralisent dans la surenchère. Jankélévitch vient compléter - avec les dernières paroles de son livre, les premiers mots de son chapitre sur l’impardonnable - Saint-Paul. Le miracle n’existe pas et il n’y a pas surabondance de l’un sur l’autre. Ainsi, se termine le livre sur le « pardon » qui ne peut que justifier le refus de pardonner arrivé à un certain point que nous trouverons dans « l’imprescriptible ». Ouvrons le et lisons avec Jankélévitch. Dans les ultimes pages du livre « le pardon », Jankélévitch essayait encore de sauver celui-ci dans la contradiction suivante. Comme la pensée de la mort, comme le vouloir qui peut moralement tout ce qu’il veut, le pardon est à la fois tout-puissant et impuissant. Toute sa 272 force rédimante et absoluante ne peut faire que la chose faite n’ait pas été faite… « Va t-en, tâche damnée ! Va t’en je te dis »534 Mais la tâche damnée ne s’en va pas. Car si les tâches de l’action accomplie sont lavables, la tâche maudite d’avoir été faite est indélébile, et aucune lustration ne l’effacera. Et pourtant en un autre sens, pneumatique à vrai dire et incompréhensible, c’est le miracle même du pardon que de nihiliser, dans un éclair de joie, l’avoir-été , et l’avoir-fait. Par la grâce du pardon la chose qui a été faite n’a pas été faite »(pp. 212-213). Le cas de la shoah : Le refus de pardonner selon Jankélévitch Jankélévitch croyait au miracle de la lustration pour les mains de Macbeth tâchées de sang. Mais, avec l’histoire humaine, la raison a prouvé aussi bien que la tâche maudite de l’avoir fait ne s’en va et que le miracle est stoppé net dans ses répétitions. Il trouve une porte close. Le miracle, comme disait Chestov, se meurt dans la preuve qui doute. L’imprescriptible commence par la justification de l’auteur, ou plus exactement par une explication. Car, comme nous l’avons écrit dans la suite du dernier chapitre du livre Le pardon, Jankélévitch explique l’égalité dans la surenchère entre la surabondance de la méchanceté et de l’amour comme résultant d’une oscillation de l’individu. Il termine « son avertissement » avec ces mots « Dans une étude purement philosophique sur Le pardon, que nous avons publié par ailleurs, la réponse à la question « Faut-il pardonner ? » semble contredire celle qui est donnée ici. Il existe entre l’absolu de la loi d’amour et l’absolu de la liberté méchante une déchirure qui ne peut être entièrement décousue. Nous n’avons pas cherché à réconcilier l’irrationalité du mal avec la toute puissance de l’amour. Le pardon est fort comme le mal, mais le mal est fort comme le pardon ».535 Nous ne pouvons pas nous prononcer sur la valeur réelle de cet avertissement sinon que celuici affirme ce qui a été écrit dans les dernières pages du premier livre. C’est une autre façon de dire que lorsque nous utilisons les mots « non voyant ou aveugle », nous parlons de la même chose. Le pardon ne peut plus être miraculeux puisqu’il est aussi fort et impuissant que le mal. Dans L’imprescriptible, il n’y a plus oscillation mais bien collision. 534 535 Shakespeare, Macbeth, Ed. Formes et Reflets. Livre de poche, 1959, Acte V, Scène I, p.462. V. Jankélévitch, « L’avertissement », L’imprescriptible, op. cit., pp. 14-15 273 Le pardon échoue parce qu’il a été tué par le mal dans les camps de la mort. Comment le mal est-il arrivé après des siècles de combat, à tuer enfin son ennemi qui parvenait, comme l’écrivait Jankélévitch, à régénérer le pécheur ainsi à restaurer l’humanité ? A cause de la singularité de la Shoah qui atteint les dimensions de l’inexplicable. « Or, pour l’inexplicable, il n’y aurait pas de pardon possible selon Jankélévitch, ni même de pardon qui est un sens, qui fasse sens »536. Qu’est-ce qui fait qu’enfin le mal a réussi à tuer le pardon ? Par une abomination métaphysique qui n’a jamais eu lieu selon Jankélévitch depuis la nuit des temps537 L’homme, selon Jankélévitch, avait jusque là commis des meurtres pour des raisons raciales, idéologiques ou autres. Mais jamais jusque là, il n’avait touché à l’essence humaine ou à ce qu’il appelle « l’hominité » de l’homme en général. « L’allemand n’a pas voulu détruire à proprement parler des croyances jugées erronées ni des doctrines considérées comme pernicieuses : c’est l’être même de l’homme, Esse, que le génocide raciste a tenté d’annihiler dans la chair douloureuse de ces millions de martyrs »(p. 22). Le génocide n’était pas du racisme ordinaire. Pour Jankélévitch, il visait l’ipséité de l’être. La persécution était le refus même de l’existence qui était déniée aux Juifs. Le racisme ordinaire a plus rapport avec les complexes de supériorité ou d’infériorité qui provoquent une violence quelquefois destructrice de l’autre. Mais, dans ce cas, c’est l’humain de tout homme qui a été visé. C’est de l’ordre de la méchanceté ontologique (p. 25) qui refuse à l’autre le droit d’être ; d’où son caractère orienté, méthodique et sélectif et son caractère inavouable et inexpiable. « Elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement mûrie ; elle est l’application d’une théorie dogmatique qui existe encore et qui s’appelle l’antisémitisme. Aussi dirions nous volontiers, en renversant les termes de la prière que Jésus adresse à Dieu dans l’évangile selon SaintLuc : Seigneur, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils font. » (p. 43). Jankélévitch refuse le pardon aux Nazis et il ne comprendrait pas non plus que Dieu pardonne. En faisant de l’être la mesure extrême de l’homme, les nazis se sont rendus coupables d’un crime « métaphysique » et sont ainsi devenus aux yeux de Jankélévitch, plus 536 J. Derrida, Le siècle et le pardon, op. cit. p. 111 « En outre ce crime là ne se compare à rien. Non, Auschwitz et Treblinka ne ressemblent à rien : non seulement parce qu’en général rien n’est la même chose que rien, mais surtout parce que rien n’est la même chose qu’Auschwitz ; ce crime-là est incommensurable avec quoi que ce soit d’autre ; nous allions dire que c’est une abomination métaphysique » Jankélévitch, L’imprescriptible, op.cit., p. 40, Quand nous allons citer des pages dans le corps du texte ce sera en rapport avec ce livre. 537 274 que des fanatiques féroces ou bien assoiffés de sang, des monstres. Jankélévitch en arrive à la conclusion que l’on ne peut pardonner un crime contre nature révélant la méchanceté diabolique et gratuite de ses auteurs. « Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas contradictoire et même absurde d’invoquer ici le pardon ? » (p.25) Jankélévitch a raison en écrivant dans un monde sans Dieu bien qu’il le cite. C’est le monde de l’être et le plus grand péché est d’oser le détruire. Le pardon est déjà refusé avant même qu’il puisse être demandé parce que, comme Derrida l’a signalé, il n’y a ici aucune proportionnalité qui soit en mesure de donner à la victime l’impression par la punition de faire payer le criminel et ainsi de pouvoir si elle le veut de pardonner. La monstruosité du crime rend toute punition minime, indifférente. Le procès ne peut avoir réellement lieu puisqu’on est en face d’un monstre. « A proprement parler, le grandiose massacre n’est pas un crime à l’échelle humaine ; pas plus que les grandeurs astronomiques et les années-lumière. Aussi les réactions qu’il éveille sont elles d’abord le désespoir et un sentiment d’impuissance devant l’irréparable. On ne peut rien. On ne redonnera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables. On ne peut pas punir le criminel d’une punition proportionnée à son crime : car auprès de l’infini toutes les grandeurs finies tendent à s’égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent ; tout ce qui est arrivé est à la lettre inexplicable. On ne sait même plus à qui s’en prendre, ni qui accuser. (p. 29) » Le pardon doit tout pardonner Nous ne reviendrons pas sur la raison ontologique qui conduit à refuser le pardon aux Nazis. Mais nous ne pouvons pas nous retenir de mettre face à face Belinski et Jankélévitch. Jankélévitch trouve non pas des excuses mais des explications qui peuvent justifier le pardon aux crimes perpétrés à l’encontre d’autres peuples, comme par exemple le massacre des arméniens, qui se résumerait à une flambée de violences538. En dépit de toute la souffrance vécue dans sa chair et dans son identité par Jankélévitch nous ne pouvons qu’exprimer haut et fort notre protestation à l’encontre de cette échelle de valeur des crimes. Nous pensons que les critiques adressées par Jankélévitch aux historiens à propos des comparaisons établies par ces 538 P. 42-43, Jankélévitch va mettre ainsi les autres massacres dans « le giron » de l’inexcusable qui est pardonnable, lire pp. 22 ; 35 ; 38 ; 41 275 derniers entre Auschwitz et d’autres massacres risquent de se retourner contre leur auteur même si l’unique préoccupation de Jankélévitch était d’éviter que Auschwitz ne devienne un sujet de colloques et de « tables rondes » pour biens pensants (p. 34). Pourquoi comparer Auschwitz avec d’autres crimes en voulant démontrer que celui-ci est le plus odieux de tous et interdire aux autres de trouver des ressemblances avec ce crime ? Au nom de quoi Jankélévitch peut-il se permettre de réfléchir sur les autres crimes et de refuser aux autres toute réflexion sur le sien ? Nous comprenons son refus que tous « ces professeurs de pardon » donnent des conseils aux survivants (pp. 54-59). Ces professeurs et juristes indulgents ne sont, pour Jankélévitch, que des frivoles étourdis qui n’ont pas vu les yeux de l’horreur et n’ont pas regardé dans les yeux de la mort. D’ailleurs, il refuse même aux survivants de pardonner en ne donnant la parole qu’aux victimes et aux rescapés des camps. C’est censé. Mais, comparer un crime avec un autre est également légèreté de journalisme. Dire aux arméniens que sur l’échelle des crimes ils se situent au troisième degré alors que vous-même vous vous situez, par exemple, au degré extrême (cinquième ou sixième) peut être vécu comme une insulte. Notre objectif n’est pas d’énerver ou d’agacer nos lecteurs en traitant une réalité aussi démentielle avec un brin d’ironie à l’égard de son auteur. Les deux textes qui ont été écrits par celui-ci avec bonté et colère ne méritent pas ce traitement. Nous le pensons aussi jusqu’à un certain point. Jankélévitch en traitant du pardon comme d’un absolu le fait toutefois disparaître dans les camps de concentration uniquement, sans qu’il en aille de même pour d’autres massacres, et convoque la relativité tout simplement pour tout acte inexcusable. Nous demandons pardon à tous ceux qui peuvent se sentir offensés par notre attitude et nous nous pardonnons nous-même en pensant, comme Belinski que tout meurtre détruit l’être, qu’il soit racial ou idéologique ; que tout meurtre est inexcusable et convoque le pardon. Sinon comment expliquer aux Tutsis, aux arméniens… qu’ils peuvent pardonner, oublier ce qui leur a été fait mais que pour le peuple juif il ne faut pas oublier et que seul ce massacre doit rester immémorial, inexpiable ? Les autres interrogeront « Qui êtes-vous » (p. 55) pour réfléchir d’une manière indulgente - au pardon – qui est « notre affaire à nous ? » (p.59) Tout crime nécessite alors de ne pas donner de conseils ou de comparer mais de se regarder soi-même et de crier au monde « assez » et éventuellement de pardonner539. 539 S.K., « Le souverain prêtre » in « Trois discours pour la communion de vendredi », O.C. 16, p. 340 276 Jankélévitch dans « L’imprescriptible », dans son désarroi et son horreur, a raison de parler de ces morts pour qu’ils ne soient pas anéantis une seconde fois par l’oubli « nous parlerons donc de ces morts afin qu’ils ne soient pas anéantis ; nous penserons à ces morts, de peur qu’ils ne retombent, comme disent les chrétiens, dans le lac obscur de peur qu’ils ne soient jamais engloutis dans le lac des ténèbres ».(p. 79) C’est radicalement vrai mais en comparant il relativise en même temps le massacre des siens. En effet, il y aura un philosophe arménien ou rwandais qui comparera et trouvera le crime des siens comme étant le plus intolérable540. Car pour certains, ce n’est pas l’être qui est l’essence de l’homme541. Jankélévitch dans « Le pardon et l’imprescriptible » est en train d’instaurer une graduation sur l’échelle des meurtres jusqu’à atteindre le barreau ultime, celui de l’impardonnable, alors que Belinski au même moment est en train de se positionner sur le barreau extrême, car pour lui il n’y a qu’un seul degré, la tête en bas prêt à sauter pour tout crime commis. Même s’il nous arrive d’avoir « la gorge serrée » en pensant aux atrocités commises542, il nous faut accepter la logique du pardon brisant l’irrémédiable543 et ce aussi bien pour les Thénardier, les Macbeth que les Goebbels et autres Himmler ! Le pardon est le miracle du Christ face aux accusateurs de la femme adultère. C’est cela le mystère chrétien. Il n’y a pas de degrés avec certains situés à un niveau plus élevé que les autres dans l’échelle du crime. Il n’y a qu’un seul degré où sont réunis toutes les victimes de la barbarie humaine. Soit nous sautons, soit nous pardonnons aux coupables et restaurons l’humanité de l’homme dans sa dignité de Fils et Fille de Dieu544. Jankélévitch exprime sa difficulté à pardonner ou non les allemands. Il va en excuser quelques uns (pp. 44-45) et demander le sabotage pour tous les touristes allemands. Mais, les autres peuples étaient-ils plus ou moins coupables que les allemands ? Nous ne prétendons pas comprendre l’immensité de la douleur et l’intensité du dégoût de Jankélévitch. Il est facile, comme l’écrit Anne Perry dans un de ses romans pour un chrétien, de « croire en Dieu, par un paisible dimanche, assis sur un banc d’église, quand ses jours n’étaient pas en péril.545 » Mais nous ne pouvons pas accepter de relativiser certains massacres par rapport à d’autres et de 540 Ibid., p. 339 Raimundo Panikkar, « La dialectique de la raison armée » in L’éthique en dialogue. Paroles croisées (19791999), Etudes, Ed. Pleins feux, Nantes, 2005, 542 A. Philonenko, La philosophie du malheur. 2. op. cit., p. 159. 543 Ibid., p.45 544 S.K. , « Le Souverain prêtre », O.C. 16, p. 343 545 Anne Perry, Avant la tourmente, op. cit., p.137 541 277 prendre ainsi le risque de justifier plus ou moins les meurtriers. Tout meurtre est inexcusable et impardonnable. C’est seulement face au ravage du mal que la surabondance du pardon peut restaurer l’homme et les liens humains. Tout pardon est d’abord une affaire personnelle. Jankélévitch ne peut refuser le pardon au nom du peuple Juif. Dieu demanda à Abraham de trouver dix justes dans Sodome et Gomorrhe pour épargner la ville toute entière. Si un seul allemand a demandé pardon comme la pécheresse et un seul Juif a pardonné à son bourreau sans visage humain devant Dieu, le crime qui a atteint le sommet dans toute l’horreur du mal est pardonnable ! La surabondance de l’amour couvre un péché aussi horrible et inexpiable soit-il. L’amour est plus fort que le mal comme le laisse penser A. Philonenko à la suite de V. Hugo546. L’amour fait un miracle en ramenant l’égaré au bercail. Sinon nous sommes dans l’équivalence, une indulgence plus ou moins forte. Comme l’écrit Franz Rosenzweig à propos de la grâce, « mystère parmi les mystères » avec force. « Mais ce sont précisément ces égarés, ces endurcis, ces renfermés, c'est-à-dire les pécheurs, que l’amour d’un Dieu devrait chercher, un Dieu qui n’est pas seulement digne d’être aimé, mais qui aime lui-même, indépendamment de l’amour des hommes ; ou plutôt c’est le contraire : un Dieu qui est précisément celui qui éveille l’amour de l’homme. Evidement pour cela il faudrait que le Dieu infini devienne dans le fini si proche de l’homme, tellement visage contre visage, personne qui a un nom face à une personne qui a un nom, que nulle raison des raisonnables, nulle sagesse des sages soit jamais capable de l’admettre.547 » Pour le christianisme, selon Kierkegaard, c’est l’initiation du Christ comme visage qui a un nom et qui a connu la défiguration, comme le serviteur souffrant d’Isaïe,548 mais qui a pardonné en allant jusqu’aux enfers pour ressusciter d’entre les morts et les ramener à la vie. C’est cela le miracle du pardon comme amour-don se donnant. 546 « Nous voici au cœur de la problématique du malheur. La seule réalité qui puisse lutter contre le malheur et en triompher c’est l’amour. » Alexis Philonenko, La philosophie du malheur. 2. op.cit., p. 152. 547 F. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, op. cit., p. 68 548 Isaïe, 52, 13-15, 53, 1-12 et Matthieu 8, 16-17 278 2. Les combats de l’amour Aude-Marie Lhote approche l’amour chrétien selon Kierkegaard en ces termes. « L’égalité de tous à moi au sens absolu et de moi à chacun d’eux, telle est la loi nouvelle dont l’amour chrétien, en remplaçant l’objet de prédilection par le prochain, est l’accomplissement. Qu’il soit humain ou chrétien, l’amour ne possède qu’un unique objet. Mais, tandis que le premier prétend n’aimer qu’un seul être, le second ne peut en exclure un seul car son objet est le prochain et « le prochain, c’est tous les hommes ». Le chrétien ne cesse pas pour autant d’aimer l’être de son choix, il doit simplement faire disparaître cette impulsion charnelle qu’est la prédilection, balayer la puissance des « affinités électives » selon l’expression de Goethe, et uniquement elle pour l’aimer en tant que prochain. Qu’il soit humain ou chrétien, tout amour s’unifie dans un tiers mais tandis que l’amour de prédilection, essentiellement déterminé par l’objet, ne traduit que mon caprice, l’amour du prochain repose en Dieu. « Le pumus motor de la vie chrétienne » est ainsi l’amour, ou plutôt la foi en l’amour fondé sur l’amour divin »549. Cette loi nouvelle de l’amour est cause du scandale 550 car chacun se présente à l’autre comme un pécheur pardonné, aimé de Dieu et aimant en Dieu. Sans cette conscience de l’état de pécheur rencontrant un autre pécheur dont l’état est qualitativement le même devant Dieu, l’amour reste dans la prédilection et au sens relatif objet des comparaisons. C’est du lieu de son indignité que l’homme appelle l’autre homme551. Le « Tu dois aimer » qui est acte vers l’autre à partir du lieu de cette indignité devant Dieu est le « tout est devenu nouveau » qui selon Kierkegaard est le signe du christianisme et cause de la révolte du païen552. C’est en exerçant ce devoir que l’autre devient le prochain et que je deviens le prochain pour l’autre553. Ainsi que nous l’avons dit, l’autre en tant que prochain devient ainsi du lieu de mon indignité qualitative mon propre moi redoublé qui éprouve le facteur égoïste de l’amour de soi cause de la prédilection554. 549 Aude-Marie Lhote, La notion de pardon chez Kierkegaard ou Kierkegaard lecteur de l’épître aux Romains, Ed. J. Vrin, 1983, p. 120. 550 Ibid, p. 121. 551 S. Kierkegaard, Discours chrétiens, O.C. 15, p. 37. 552 S. Kierkegaard, Les œuvres de l’amour, O.C. 14, p. 23. 553 Ibid, p. 21. 554 Ibid, p. 20. 279 Kierkegaard demande à son lecteur de lire lentement son livre de « méditations chrétiennes » sur les œuvres de l’amour 555 afin de mieux saisir le point litigieux qui oppose le christianisme à l’hellénisme en faisant de tout homme le prochain de son prochain à partir du site de son indignité devant l’autre absolu556. Etant en dette infinie devant l’infini, je demeure en dette infinie devant « l’autre chose », mon propre moi redoublé. C’est cette dette infinie qui tisse le lien de la perfection 557 et me fait quitter le site de la gloire, de l’amour de soi qui est à la merci des vents violents des comparaisons, des jalousies et des haines passionnelles. Ce n’est que dans l’amour du prochain, c'est-à-dire de son propre moi redoublé que l’être humain sort de la généralisation pour retrouver son propre « je » ; le Je personnel dans sa relation à l’autre. C’est de ce lieu que l’on peut parler d’une communication éthico-religieuse 558 qui permet de sortir de l’impatience d’obtenir satisfaction, de prendre pour soi ; créant ainsi la confusion dans la rencontre de l’autre pour une relation où l’autre « Je » n’est pas un autre soi mais un autre tu. Selon Kierkegaard, toute autre approche de l’amour pour le christianisme est relative que l’on s’appelle chrétien ou non. « Mais comme le christianisme est esprit, la sobriété de l’esprit et l’honnêteté de l’éternité, son regard inquisiteur ne voit naturellement rien de plus suspect que toutes les donnes quantitatives de l’imagination : états chrétiens, pays chrétiens, un peuple chrétien, un - oh merveille - un monde chrétien »559. C’est seulement l’amour du prochain qui fait que le moi qui aime est déterminé comme esprit d’une façon strictement spirituelle faisant du prochain une détermination relevant uniquement de l’esprit c'est-à-dire du christianisme. Ce n’est que dans cette forme de détermination que l’on peut sauver l’égalité entre hommes de la prédilection avec ses avatars. Que l’on se dise ou non chrétien, c’est cette pratique partant du lieu de cette indignité de la condition de pécheur devant Dieu qui fait un chrétien. C’est pourquoi dans sa suspicion du christianisme de son temps, Kierkegaard fait entendre les mots de Jésus où le ciel n’est pas ouvert à ceux qui croient le glorifier ou prêcher en son nom mais à ceux qui font la volonté de son Père. Toutefois, ces actions doivent être éprouvées par le « comment » ou bien passées au tamis du « comment » pour séparer le bon grain de l’ivraie. Il ne s’agit pas seulement de louer le seigneur ou de faire une bonne action mais bien 555 Ibid, p. 3. Ibid, p. 42. 557 Ibid, p. 169. 558 S. Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, O.C. 14, p. 375. 559 S. Kierkegaard, Vingt et un articles, O.C. 19, p. 39. 556 280 d’être le prochain comme un moi redoublé éprouvant le facteur égoïste de l’amour de soi. C'est-à-dire : suis-je oui ou non comme pécheur devant Dieu dans ma rencontre de l’autre petit d’homme ? Pour Kierkegaard, il y a des gens, des peuples qui se pensent chrétiens alors qu’ils sont plus éloignés du prochain que des peuples non chrétiens. C’est pour cela qu’il se met dans la position du « policier du talent » pour traquer toutes les falsifications du christianisme commises par les chrétiens et les non chrétiens. Il traque ainsi toute corruption du christianisme par des données quantitatives qui ne peuvent résister à l’épreuve de l’éternité. Kierkegaard est d’une virulence extrême contre tous les chrétiens falsificateurs de la doctrine. Les vingt et un articles publiés dans le quotidien « Foedrelandet » et dans une feuille qu’il crée lui-même - L’instant560- sont des mises en cause d’une violence extrême par ses dénonciations des faussaires, après assez d’enquêtes menées aussi bien par lui-même que par ses pseudonymes. Un héros tragique trouve plus de clémence voire même d’admiration dans « la bouche » de Kierkegaard que les nouveaux « témoins de la vérité » de son époque. Pour Kierkegaard, les païens qui adorent leur idole en esprit et vérité sont plus proches du christianisme que les chrétiens de la chrétienté. « Et pour dire un mot à son sujet : je ne suis pas, comme notre époque l’exige peut-être, un réformateur, je ne le suis en aucune manière et pas davantage un esprit profond adonné à la spéculation, un voyant, un prophète, non, je suis avec votre permission - je suis un policier de talent comme il y en a peu. Etrange coïncidence qui me fait justement contemporain de cette période qui, dans l’histoire de l’Eglise, est celle des « témoins de la vérité » au sens moderne, celle où tous sont de « saints témoins de la vérité » (Ibid, p. 42). Mais être proche ne signifie pas être chrétien. Comme pour Socrate et Jésus, il faut faire attention à ceux qui sont les plus proches non pas pour les éloigner mais pour relever « le comment » qui leur manque pour s’inscrire dans l’éternité. Il y a des gens qui sont prêts pour le saut de la foi mais la décision leur fait défaut. Ils s’arrêtent au scandale ou plutôt le scandale les arrête. C’est là où ils sont saisis par le vertige et le saut leur devient plus périlleux alors qu’ils n’ont qu’à faire « un pas pour sauter ». Ils prennent beaucoup d’élan et disent « nous t’entendrons une autre fois ». Le saut devient délicat. Car, passé le feu glacial de la 560 Ces textes sont réunis dans le tome 19 des œuvres complètes. 281 preuve, c'est-à-dire des lois générales et nécessaires, le « Tu dois » devient la limite infranchissable pour tout esprit sensé, cohérent et éthique. A. L’ami : « l’autre soi » De l’amour Chrétien Pour Douglas John Hall, « Kierkegaard récapitule avec justesse toute la discussion sur l’imago Dei quand il écrit : « […] nous ne pouvons ressembler à Dieu qu’en aimant »561. Notre « être-avec » nous ressemblant est le prochain562, c’est en lui que nous contemplons, comme le pense S. Kierkegaard, l’originalité de l’homme qui est d’être image de Dieu563. Pour S. Kierkegaard, Dieu est amour et en créant l’homme à son image, celui-ci ne peut lui ressembler réellement qu’en étant lui-même amour, c’est-à-dire don de soi. « Et pourtant Dieu n’est il pas amour ? Dieu, qui a créé l’homme à son image afin qu’il lui ressemblât et devînt parfait comme il est parfait, afin donc qu’il atteignît à la perfection et ressemblât à l’image même de son créateur, Dieu ne cherche t-il pas son bien propre ? Certes, il cherche son bien propre, l’amour et il le cherche en donnant tout, car il est bon et un seul est bon, Dieu, qui donne tout » (p. 244). Nous lui ressemblons en devenant un don de nous-mêmes. Pour S. Kierkegaard, à la différence de l’homme quand Dieu cherche l’amour il est encore l’amour car il est amour suprême. Alors que l’humain quand il cherche l’amour d’un autre, il cherche son bien propre, son intérêt qui fait de lui le bénéficiaire de cet amour et enferme celui-ci dans une réciprocité alors que l’amour envers Dieu nous fait rencontrer l’autre. L’objet de l’amour ne doit pas être humains mais Dieu lui-même est amour et crée l’homme à son image. Dieu est amour qui appelle l’homme dans l’amour pour l’amour de son semblable (p. 245). Mais à quel amour est appelé l’homme pour advenir ? A celui qui relie le temps et l’éternité car précédant toutes choses et demeurant quant toutes sont passées (p. 6) ! Cet amour se présente non pas dans le temps puisqu’il existe même avant le temps. Il se présente comme 561 Douglas John Hall, Etre image de Dieu, Ed. Cerf (Paris) et Bellarmin (Montréal), 1998, p. 178. Ibid, p. 200. 563 S. Kierkegaard, O.C. 14, p. 251. Dans ce chapitre, nous utiliserons essentiellement le tome 14. Aussi, nous mettrons les numéros de page directement dans le corps du texte sauf dans le cas où il s’agirait d’un autre tome. 562 282 demeure. Le propre du temps c’est de passer, de s’écouler. Comme le dit Kierkegaard, dès qu’on y touche il devient passé. L’amour demeure. Il demeure comme le temps crée, c’est-àdire en s’historisant. Mais il demeure car il est sa propre demeure. C’est le lieu d’où surgit le temps comme la parole du Christ « demeurez dans mon amour » (Jean 15, 9). Cette demeure est son commandement « que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 15, 12). La demeure, qui est l’amour, est un appel à se reconnaître comme image de l’Amour. En demeurant dans ce qui est avant le temps, l’amour humain devient qualitativement autre car il a maintenant l’empreinte de l’éternité et de l’immuabilité. C’est la nouvelle naissance prônée par le christianisme564. L’amour chrétien est appel parce que c’est Dieu qui prend l’initiative. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez, et portiez du fruit et que votre fruit demeure, pour que tout ce que vous demanderez au père, en mon nom, il vous le donne. Ce que je vous commande c’est que vous vous aimiez les uns, les autres » (Jean 15, 16-17). Jésus répète à deux reprises dans son discours (versets 12 et 17) que s’aimer les uns, les autres est commandement. Il enlève alors à celui-ci sa dimension quantitative de prédilection, c’està-dire du choix qui exclut et du désir qui s’emballe au gré des humeurs. « L’amour chrétien est éternel. Aussi, nul homme instruit de lui-même ne songe à dire de ce dernier qu’il fleurit ; aucun poète averti ne s’avise de le chanter. Car ce que chante le poète doit être empreint de cette mélancolie qui fait l’énigme de sa propre vie : elle doit fleurir - puis, hélas ! Passer. Mais l’amour chrétien demeure, et c’est pourquoi il est ; car passer, c’est fleurir, et fleurir, c’est passer ; mais ce qui est ne peut être chanté ; il doit être cru et vécu » (p. 8). Nous revenons donc à ce qui fait le paradoxe du christianisme : la foi comme saut dans le paradoxe. L’amour chrétien n’est pas une exaltation qui avec le temps fleurit ou flétrit et qui dépend des saisons. S’il est dans le temps, il est aussi au-delà du temps car il est appel de Dieu. Le chrétien advenu par le saut ressent en Christ ce nom qui est appel d’amour. « Et je ne suis plus dans le monde et eux sont dans le monde et moi je viens vers toi. Père Saint, garde les dans ton Nom que tu m’as donné » (Jean 17, 11-12). Le Nom qui est demeure et appel. Le visage peut prêter à confusion comme nous l’avons écrit. Le Nom est appel et responsabilité à Nommer. Celui qui demeure dans le Nom n’est pas seulement le Dasein jeté 564 Hans-Uns Von Balthasar, l’Amour seul est digne de foi, P. 45. 283 là. Si le Nom est au-delà de l’Etre, s’il a cette liberté face à l’Etre qui n’est qu’une émanation, le Dasein n’est plus prisonnier de l’espace ou du temps. Il vainc le temps, comme le souligne Kierkegaard, car il est appel dans le temps mais aussi appel au-delà du temps. Le Nom qui est Amour n’est pas une autre activité de Dieu. C’est sa détermination essentielle. Si Dieu n’est que l’Etre de l’être malgré sa suprématie, il reste lui-même un étant suprême. On peut mieux comprendre que Nietzsche nomme l’Etre comme volonté de puissance. Si le Dasein comme étant de l’être n’a d’autre alternative que d’exister dans ce qui est, que peut faire cet étant. Sinon créer des moyens qui lui permettent, de ne pas être détruit, car être jeté là porte l’angoisse du choc, c’est-à-dire de la destruction, si tel est son « destin ». Ce serait aussi le destin de l’être de se battre toujours pour dominer ce qui lui paraît hostile. La volonté de puissance serait cet être de l’étant. L’appel comme Nom de Dieu. L’amour n’a pas besoin de l’être pour être. L’être est un des noms du Nom. Il est un des attributs de l’amour. C’est pourquoi Saint Paul, quand il parle d’autres attributs, comme la volonté de puissance, la justice, les considère comme des appels qui doivent demeurer comme tels pour être « réels », c’est-à-dire demeurant dans l’immuable et l’éternel sinon ils n’ont pas d’instants. Ils ne sont que fleurissements en donnant une impression de solidité dans le « est ». Le « est » est véritablement quand il est relié à l’éternité, c’est-à-dire demeurant dans l’Amour565. Le comment de l’amour chrétien Pour S. Kierkegaard, l’origine de l’Amour chrétien tient dans ce qu’il est au-delà du temps. Car il est dans le lieu où « l’origine se dérobe dans le lointain et le mystère » (p. 8), ce que J.L. Marion appelle, la distance. « La vie cachée de l’amour est dans le for intérieur ; connexion avec toute l’existence. Le lac paisible plonge profondément dans ses sources cachées qu’aucun œil n’a vu : ainsi l’amour d’un homme plonge, mais plus profondément encore, dans l’amour de Dieu » (p. 9). C’est pour S. Kierkegaard un abîme plus profond. Dans ce lieu qui est au-delà du temps, comment reconnaître que son amour est le reflet de l’amour divin, qu’il boit dans « la source mystérieuse de l’amour dans l’amour de Dieu » (p. 9) ? 565 Hans-Uns Von Balthasar, La théologie de l’histoire. Ed. Parole et silence, 2003, p. 36-39. 284 S. Kierkegaard commence par donner une détermination à cet amour, celle d’aimer en actes. Car l’arbre se reconnaît un signe essentiel qui est le fruit. « Ton ami, ton aimée, ton enfant, toute personne objet de ton amour a droit à ce que tu exprimes aussi en paroles, quand ton amour t’y incite réellement au fond de ton cœur. Cette émotion n’est pas de ton bien mais celui de l’autre et son expression lui revient de droit, puisque dans l’émotion tu appartiens à la personne qui la suscite en toi et que tu prends conscience de lui appartenir. Quand ton cœur déborde, tu ne dois pas te montrer jaloux, hautain, faire du tort à l’autre ou le blesser en gardant le silence, les lèvres serrées ; tu dois laisser ta bouche parler de l’abondance de ton cœur ; tu ne dois pas avoir honte de ton sentiment et encore moins de rendre honnêtement à chacun ce qui lui revient. Mais on ne doit pas aimer en paroles et en beaux discours, ni reconnaître l’amour à ces signes » (p.11). L’amour qui n’a pas mûri est comme l’homme qui mange les feuilles du même arbre en pensant que c’est la même chose de manger les feuilles et les fruits puisqu’ils sont du même arbre. Le fruit est le saut fait par la feuille. Il reçoit une détermination de l’éternité. Mais alors que pour la feuille et le fruit la différence est visible, comment distinguer le bon fruit du mauvais s’ils sont tous deux succulents ? Pour S. Kierkegaard, « Le langage humain n’a pas un mot, pas un seul, pas même le plus sacré dont nous puissions affirmer qu’en le prononçant un homme prouve absolument la présence en lui de l’amour. Il se trouve au contraire qu’un mot dans la bouche d’un autre nous donne la même assurance ; et il se trouve qu’un seul et même mot peut nous assurer de l’amour de la personne qui le prononce, mais non d’une autre qui l’exprime également. Il n’est pas œuvre, pas une seule, pas même la meilleure dont nous puissions dire sans réserve que son auteur prouve ainsi son amour. Tout dépend du comment, de la façon dont cette œuvre est accomplie. Certaines œuvres sont tout spécialement dites « charitables ». Mais, vraiment, il ne suffit pas de faire l’aumône, de visiter les veuves, de vêtir ceux qui sont nus pour prouver ou rendre manifeste son amour, car on peut faire œuvre pie sans amour ou même par égoïsme et dans ce cas l’œuvre pie n’est pas une œuvre d’amour. (p.12). Ainsi, pour S. Kierkegaard « la façon dont une parole est dite et surtout pensée, la façon dont l’acte est accompli : voilà le point décisif qui détermine et permet de reconnaître les fruits de l’amour. Mais ici encore il est vrai qu’il n’y a absolument aucune façon de dire et de faire, 285 aucun « ainsi » dont on puisse sans réserve affirmer qu’il prouve absolument la présence ou le défaut de l’amour » (p.13). Tout revient encore au cœur de l’homme, dans son appel, et comment l’homme s’identifie dans l’amour. Si Jésus affirme que l’amour doit se reconnaître à ses fruits, c’est une exhortation à ce qu’il ne devienne pas stérile et non pas à ce qu’il soit ou non reconnu par l’autre. C’est la manière dont l’homme agit ainsi avec son intention. « Car l’homme ne doit pas travailler afin que l’amour se reconnaisse, mais puisse se reconnaître à ses fruits ; et dans cet effort, il doit prendre garde à lui-même, afin que la reconnaissance de l’amour ne prenne pas à ses yeux plus d’importance que la seule chose qui compte, à savoir que l’amour porte des fruits et puisse ainsi être reconnu » (p.13). Kierkegaard explique sa position par le fait que Jésus ne dit pas qu’on reconnaîtra l’arbre par ses fruits mais que l’arbre se reconnaît dans ses fruits. L’amour ici échappe déjà au regard du jugement de l’autre, du monde. Le geste d’amour n’est pas dépendant de la quantification du plaisir que l’autre approuve ou désapprouve. L’acte d’amour pour l’autre se reconnaît comme portant ou non un fruit. « Aussi, le signe dernier le plus rempli de félicité, le signe absolument convaincant de l’amour est-il l’amour lui-même qui est connu et reconnu par l’amour en un autre. Le semblable n’est connu que du semblable ; seul celui qui demeure dans l’amour peut connaître l’amour, comme son amour se donne à connaître » (p.15). Tous ceux qui ont lu les anciens et surtout les stoïciens retrouveront ces paroles selon lesquelles l’amour se reconnaît par ses fruits. Mais alors de quoi est fait l’amour chrétien qui, lui, est qualitativement différent de l’amour immédiat par exemple ? C’est la détermination d’éternité et d’immuabilité qui surgit avec le commandement d’aimer (p.17). Voici ce qu’écrit Marie Vidal à propos de ce commandement d’aimer. « Au centre du livre central de la torah, le livre du lévitique, celui qu’on enseigne en premier aux enfants, il y a la parashah « soyez saints » (lev 19, 20). Le lévitique est très peu connu des chrétiens. Cependant, la première phrase de cette section leur est familière ; « vous serez saints, car Moi je suis Saint, le seigneur votre Dieu ! » l’appel initial de cette section est suivi d’exhortations concrètes et détaillées, incarnées, pour les relations avec les prochains dans la vie de tous les 286 jours. Et voici qu’au milieu de cette parashah « soyez saint » en lévitique 19, 18 l’on entend : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ! Moi je suis le seigneur »566. Marie Vidal s’est donné comme objectif de montrer comment le christianisme s’inscrit dans la tradition Judaïque, celle de l’alliance de la création « créons l’humain à notre image. Chaque humain est image de Dieu. « Pour un Ancien Testament qui reste, en définitive, assez avare du mot aharâh « Amour » (vingt quatre mentions seulement dont dix pour le seul cantique des cantiques) auquel on peut également ajouter le mot hesed qui a un sens d’ « attachement » mais aussi de « bonté fidèle ». Tout cela ne pèse guère lourd face aux cent neuf mentions du mot agapé « amour » dans le Nouveau Testament qui est presque quatre fois moins volumineux »567. Il ne s’agit pas ici de faire de l’économique entre l’Ancien et le Nouveau Testament568. Jésus parlant au Nom de son Père ne pouvait que parler de l’amour avec Amour et cet amour médiat est qualitativement différent de l’amour immédiat. « Mieux qu’aucun poète, le christianisme est instruit de l’amour et c’est aussi pourquoi il sait ce qui échappe aux poètes : l’amour qu’ils chantent est au fond l’amour de soi dont on s’explique ainsi l’ivresse quand ils parlent d’aimer quelqu’un plus que soi-même » (p. 18). Pour Kierkegaard, si l’objet de la passion chrétienne porte le nom du prochain, celui de l’amour immédiat porte le nom qui le détermine. « L’objet de la passion amoureuse et de l’amitié porte aussi un nom qui témoigne de la prédilection ; on aime « l’aimé », « l’ami » opposés au reste du monde. La doctrine chrétienne est au contraire d’aimer le prochain, toute l’espèce, tous les hommes même son ennemi sans faire une seule exception, par prédilection ou par aversion » (p. 18). De la prédilection Kierkegaard différencie le poète et le chrétien à ses yeux, le premier représente la conception païenne de l’amour. Kierkegaard critique la pensée platonicienne où l’amour s’attache essentiellement aux qualités possédant les êtres. Il aurait ainsi la beauté pour objet. Pour Platon, cette beauté résidant dans 566 Marie Vidal, Un juif nommé Jésus. Une lecture de l’évangile à la lumière de la Torah. Ed. Albin Michel, 1996, p. 84-85. 567 Daniel Faivre, Précis d’anthropologie biblique. Images de l’homme, Ed. L’harmattan, 2000, p. 100. 568 Hans-Uns Von Balthasar, La théologie de l’histoire, op. cit. p. 88. 287 un corps ou un autre serait sœur de la beauté qui réside dans un corps qui s’élève jusqu’aux essences éternelles. Comme l’écrit dans l’introduction des « œuvres de l’amour » Jean Brun, « une telle ascension, où l’homme se divinise lui-même a pour contrepartie une ignorance totale du prochain tenu pour le simple présentoir éphémère de qualité qui amène le parent. L’être aimé se trouve ainsi désincarné par l’amour à tel point que Platon soutien que l’amour est le sujet aimant et non l’objet aimé. Aimer quelqu’un à cause de sa beauté n’est pas l’aimer pour lui-même car la vieillesse ou la maladie feront disparaître la beauté et par conséquent l’amour sans tuer la personne. Ainsi, la conception grecque de l’amour conduit à une profonde ignorance du toi et à une divinisation du moi qui ne voit dans un autre qu’une occasion et un prétexte à provoquer une chasse à la beauté du genre de celle qui caractérise Don Juan. L’érôs grec est le point de départ d’une sotériologie gnostique dans laquelle l’homme devient son propre sauveur569. Et ceci autant chez Platon que chez Aristote. Dans le chapitre II : « tu dois aimer le prochain » Kierkegaard donne une charge plus extrême contre toute forme d’amour autre que chrétienne. « Mieux vaut mettre en pleine lumière le point litigieux, pour concéder alors dans la défense et bien tranquillement que le christianisme, en effet, a détrôné l’amour humain et l’amitié, la passion née de l’instinct et de l’inclination pour y substituer l’amour selon l’esprit, l’amour du prochain qui, fait de sérieux et de vérité, a plus de délicatesse en sa profondeur que l’amour humain – en son unisson et plus de fidélité en sa sincérité que l’amitié la plus fameuse – en son harmonie » (p.42). Kierkegaard radicalise la position chrétienne à l’encontre de celle qualifiée de païenne. Alors que chez ses aînés, Saint Augustin ou surtout Saint Thomas, l’amitié est prise comme le reflet de ce qui est la charité, « l’amitié de ce qui est « honnête » ne s’adresse qu’aux vertueux, comme à la personne principalement aimée ; mais, à cause de lui, même s’ils ne sont pas vertueux. Il en est de même de la charité qui est par exemple une amitié fondée sur ce qui est « honnête » : elle s’étend jusqu’aux pécheurs que nous aimons de charité à cause de Dieu »570. Bien qu’y trouvant des manquements qui font de l’amitié une pâle copie de la charité, il n’empêche qu’en s’émondant, l’amitié arrive à une phase où elle devient le modèle humain du lien avec Dieu. L’amitié permet de penser la charité. Telle n’est pas la position de Kierkegaard. 569 570 Jean Brun « Introduction » in O.C. 5, p. XIII. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ed. Cerf, 1967, p. 21. 288 L’ami comme miroir de soi La charité chrétienne n’a rien à voir avec l’amitié. L’amitié telle que l’ont décrite et vécue les penseurs Grecs, Platon, Aristote et les Stoïciens entre autres n’est qu’une manifestation de la puissance de l’éros. L’autre n’est là que pour permettre à l’humain de se diviniser. En fait, l’autre n’existe pas. Il n’y a que soi que l’on cherche dans l’autre pour permettre l’ascension de notre âme vers la transcendance. Quand Aristote présente l’ami, il considère celui-ci comme un « autre soi-même ». Ce qui suppose que le sage connaît en lui les différents états qu’il peut concilier à l’intérieur de lui, lui permettant de vivre en amitié. Unifié en lui-même, l’ami n’est qu’une partie de lui sinon un miroir où il peut s’admirer. « Les sentiments affectifs que nous ressentons à l’égard de nos amis et les caractères qui servent à définir les diverses amitiés semblent bien dériver des relations de l’individu avec lui-même. En effet, on définit un ami : celui qui souhaite et fait ce qui est bon en réalité ou lui semble tel, en vue de son ami même ; ou encore, celui qui souhaite que son ami ait l’existence et la vie, pour l’amour de son ami même (c’est précisément ce sentiment que ressentent les mères à l’égard de leurs enfants, ainsi que les amis qui se sont querellés). D’autres définissent un ami : celui qui passe sa vie avec un autre et qui a les mêmes goûts que lui ; ou celui qui partage les joies et les tristesses de son ami (sentiment que l’on rencontre aussi tout particulièrement chez les mères). L’amitié se définit enfin par l’un ou l’autre de ces caractères »571. Cette relation qu’il nomme de la philantra est, on le conçoit bien, différente de celle où l’égoïsme avide et sans scrupule utilise l’autre pour son bien quitte à le détruire. Tandis qu’au contraire l’égoïsme noble du sage est dans le désir du bien qui le conduit à partager sa quête avec l’autre. Le sage est tempérant. En cherchant son bonheur, il cherche aussi celui de son ami. Mais, si son ami ne répond pas à sa quête du bien, il arrête la relation. Selon Aristote, l’âme a deux parties. Aussi les deux parties peuvent-elles devenir amies. L’homme possède en lui l’expérience de l’amitié et cette amitié le rend heureux. L’homme heureux s’apparentant à dieu à quoi lui servirait l’amitié s’il s’autosuffit ? « On discute également, au sujet de l’homme heureux, s’il aura au non besoin d’amis. On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n’ont aucun besoin d’amis : ils sont 571 Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, IV, Ed. Vrin, 1990, p. 441. 289 déjà en possession des biens de la vie, et par suite se suffisant à eux-mêmes n’ont aucun besoin de rien de plus ; or l’ami, qui est un autre soi-même, a pour rôle de fournir ce qu’on est incapable de se procurer par soi-même. D’où l’adage : Quand la fortune est favorable, à quoi bon les amis ? » 572. Pour Aristote, il existe trois formes d’amitiés qui répondent aux principes du plaisir, de l’utilité et du bien. Si l’homme heureux n’a que peu besoin des deux premières formes inférieures, a-t-il besoin de la troisième ? Oui répond Aristote, pour exercer son bien. Mais pourquoi si l’homme est déjà heureux ? « Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable, c’est la conscience qu’il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquence, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées ; car c’est en ce sens là, semblera t-il, qu’on doit parler de vie en société quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu. Si donc pour l’homme parfaitement heureux l’existence est une chose désirable en soi, puisqu’elle est par nature bonne et agréable, et si l’existence de son ami est aussi presque autant désirable pour lui, il s’ensuit que l’ami sera au nombre des choses désirables. Mais ce qui est désirable pour lui, il faut bien qu’il l’ait en sa possession, sinon sur ce point particulier il souffrira d’un manque. Nous concluons que l’homme vertueux aura besoin d’amis vertueux »573. L’autre est ainsi là pour qu’il puisse s’admirer ou plutôt goûter à son bonheur car ayant la même perception, il devient un stimulant pour travailler au bonheur et celui-ci est une activité quotidienne. La différence avec la forme inférieure qu’est l’utilité est qu’ici chacun utilise l’autre pour la vertu. C’est la vertu qui provoque cette co-existence. Le sage n’a pas besoin d’ami puisqu’il se suffit à lui-même, s’il s’ouvre à l’amitié, c’est pour se contempler dans l’exercice de son bonheur et avoir quelqu’un avec qui exercer cette activité lui permettant de saisir l’exercice de sa vertu en partageant et en admirant les actions de son ami qui sont en faites les siennes. Ce qui amène Kierkegaard à dire du sage-poète « aussi bien l’amour et l’amitié, tels que les comprend le poète, n’impliquent-ils aucune tâche morale. Cet amour et cette amitié sont 572 573 Ibid., op. cit., p. 460. Ibid, p. 468. 290 affaire de bonheur, d’heureuse chance. C’est un bonheur pour le poète (qui s’y entend certes à merveille) ; c’est le bonheur suprême que d’être épris, que de trouver l’unique objet de la passion ; c’est un bonheur, et presque aussi grand, que de rencontrer l’unique ami. La tâche consiste alors tout au plus à être reconnaissant de son bonheur. En revanche, elle ne saurait jamais être le devoir de trouver l’être aimé ou l’ami, la chose est impossible et le poète le comprend parfaitement. La tâche dépend ainsi du bonheur qui la pose, s’il la pose ; ce qui revient à dire que, sur le plan moral, il n’y a pas de tâche. Par contre, quand on doit aimer son prochain, alors est posée la tâche morale, principe de toutes les tâches » (p. 48). Il n’y a pas de tâche dans cette relation où l’homme se satisfait de lui-même, « parce que c’est lui, parce que c’est moi », comme disait Montaigne. Où l’on bénit les dieux chaque jour d’avoir rencontré celui qui partage notre activité du bonheur et dont la présence rend agréable cette activité ; ce qui suppose que l’activité du bonheur qui contient du plaisir a besoin du regard miroir pour plus de plaisir. Pour Kierkegaard, ce genre d’amour conduit à la prédilection car il faut trouver l’ami, alors que le prochain est celui que tu rencontres en premier lorsque l’on sort de chez soi (p.48). Pour Kierkegaard, quand le sage choisit son ami, il n’est que dans une autre forme de l’amour égoïste. Même s’il peut tout donner à cet ami, de façon exactement aussi égoïste que l’amour de soi se referme sur ce « soi » unique et justifie ainsi son nom, la prédilection passionnée de l’amour humain et de l’amitié se referment sur cet unique être aimé, cet unique ami. « Aussi, et le fait est significatif, appelle-t-on ces derniers l’alter ego, l’autre moi, l’autre je - car le prochain est l’autre tu ou, très exactement, le tiers caractéristiques de l’égalité humaine. L’autre moi, l’autre je : où réside alors l’amour égoïste de soi ? Dans le je, dans le moi. Cet amour égoïste ne consisterait-il pas alors aussi à aimer l’autre je, l’autre moi ? Vraiment, il n’est pas besoin d’être grand psychologue pour faire sur l’amour humain et l’amitié, grâce à cette indication, des découvertes scabreuses pour les autres et humiliantes pour soi-même. Le feu qui brûle dans l’amour égoïste de soi s’allume spontanément : le moi prend feu à luimême ; mais l’amour humain et l’amitié, tels que les comprend le poète, témoignent aussi de cette conflagration spontanée » (pp. 50-51). Ne nous attardons pas à travers tout ce que Kierkegaard trouve d’enflammer dans les traités, les poèmes, les louanges, les reproches, les souffrances, etc. qui sont le lot de l’amitié pour nous arrêter et souligner ce qui est la caractéristique déterminante de la prédilection : la 291 distinction exclusive de tel ou tel humain qui est exprimée par l’admiration dans laquelle Kierkegaard soupçonne l’égoïsme. « Aussi, l’amour humain ne va pas sans l’admiration et, dit le poète, plus elle est vive et forte, plus aussi l’amour est beau. L’admiration portée à quelqu’un n’est certes pas l’amour égoïste de soi : mais être aimé du seul être que l’on admire, ne serait-ce pas une égoïste façon de revenir au je qui aime - à son autre je ? De même aussi pour l’amitié. Admirer quelqu’un, ce n’est certes pas l’amour égoïste de soi ; mais être l’unique ami de cette unique personne admirée, ne serait-ce pas une scabreuse façon de revenir au je d’où nous sommes partis ? N’y a-t-il pas danger imminent d’amour égoïste de soi quand on fait d’une personne l’unique objet de son admiration, et quand de son côté cette personne que l’on admire uniquement fait de vous l’unique objet de son amour ou de son amitié » (p. 52). Cet arbitraire qui est le fait du choix exclusif et non du devoir - le devoir ne venant qu’après serait un esprit d’indépendance ne se rapportant qu’à l’amour de lui-même. L’homme se choisit en choisissant ce qui lui est agréable pour son activité de bonheur et en excluant les autres. Pour Kierkegaard, le fait que cela soit un coup de foudre ou de l’amitié qui nous tombe dessus n’absorbe pas la prédilection car dans cette ivresse à son comble, on s’admire soimême dans l’autre. C’est le je qui s’enivre du je dans le soi.« Plus les deux je s’unissent pour n’en former qu’un seul, plus aussi ce je conjugué se replie égoïstement et se sépare de tous les autres hommes. Au comble de l’amour humain et de l’amitié, les deux êtres deviennent réellement un seul moi, un seul je. L’explication en est simplement que la prédilection implique les déterminations naturelles (d’instinct, d’inclination) et, d’autre part, l’amour de soi qui peut égoïstement unir deux êtres pour en faire un nouveau moi égoïste » (p. 53). L’amour humain s’ancre donc sur l’aventure naturelle du petit humain. « Dans l’amour humain et l’amitié, les deux êtres s’aiment soit en vertu de leur différence, soit en vertu de leur ressemblance basée sur une différence (comme lorsque deux amis se lient en raison d’une conformité de goûts, de caractère, d’occupation, de culture, etc. c’est-à-dire en raison de la ressemblance qui les distingue des autres ou dans laquelle ils se ressemblent comme différents des autres) ; c’est pourquoi les deux êtres peuvent devenir un seul moi au sens égoïste ; aucun d’eux n’est encore parvenu au « moi » sur le plan de l’esprit, aucun d’eux n’a encore appris à s’aimer selon le christianisme » (pp. 53-54). Il n’y a pas d’ambiguïté pour Kierkegaard. Faisant partie de l’aventure humaine, cet amour est fait de désirs, besoins, manques, bref de l’appel humain de son nom par soi et par l’autre. Le 292 soi ramène l’autre à soi. Telle est l’attaque que Kierkegaard formule à l’encontre de l’Eros en regroupant les deux sentiments, amitié et amour dans une même notion. L’amour humain ancré dans l’histoire du petit d’homme, n’est que l’amour de soi habillé ou non des vêtements d’une sagesse faite de justesse et de tempérance. La condition de l’égalité dans l’amitié Après avoir pointé du doigt cette faille qui oppose l’amour chrétien à l’amour païen : la prédilection qui ne fait de l’ami qu’un miroir nous permettant de nous admirer, Kierkegaard fustige cette autre caractéristique de l’égalité entre amis. Celle-ci est une conséquence de la prédilection, de l’exclusion. Comme le pensait Plutarque, « tout comme Zeuxis répondit à ceux qui l’accusaient de peindre lentement : « je reconnais être long à peindre mais c’est que je peins pour longtemps », de même il faut préserver la durée d’une amitié, d’une intimité, en ne l’acceptant qu’après un long temps d’épreuve »574. Plutarque s’insurge contre la pluralité d’amis qui détourne de l’unité, de la cohésion qu’il cherche comme miroir dans l’autre. L’intimité qui est pour lui symbole de l’amitié n’est réservée qu’à ceux qui en sont dignes. L’ami devient comme tel après une dure sélection qui en fait passer plus d’un au tamis des conditions 575 et l’égalité en est une. Aristote fait même de l’égalité entre amis un de ses concepts essentiels. « Quoi qu’il en soit, les amitiés dont nous avons parlé impliquent l’égalité : les deux parties retirent les mêmes avantages et se souhaitent réciproquement les mêmes biens ou encore échangent une chose contre une autre, par exemple plaisir contre profit »576. Il s’agit bien sur des trois formes d’amitié selon Aristote, le plaisir, l’utilitaire et le bon. Il concède que les deux formes convoquant également l’égalité ont par leurs formes inférieures une durée moins longue. Il y a une conception de la logique de la similitude dans cette relation où l’un et l’autre se souhaitent les mêmes biens ou échangent de façon équivalente des choses de nature différentes. L’un et l’autre ne peuvent être amis qu’en établissant une relation parfaitement réciproque c’est-à-dire que celle-ci est dépendante de l’équivalence des échanges. 574 Plutarque, De la pluralité d’amis, in Œuvres Morales, I, Ed. Les Belles lettres, 1989, p. 222. Et cela même après, la sélection est toujours là. Cf Anne Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié. Essai de reconstruction, Ed. Cerf, 2001, p. 107. 576 Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, op. cit. p. 400. 575 293 Bien qu’Aristote admette qu’une parfaite égalité n’existe pas réellement du fait de la hiérarchisation sociale : puissance, fonction ou fortune. Tant que ses différences ne sont pas trop grandes, il y a toujours possibilité d’une manière ou d’une autre par compensation de produire une commune mesure approximative entre l’un et l’autre pouvant fonder cette amitié. Même dans sa théorisation de l’inégalité de l’amitié, d’une possibilité entre deux amis d’une inégalité quantitative importante, il y a toujours une compensation, un retour qui comble le fossé. « Mais il existe une autre espèce d’amitié, c’est celle qui comporte une supériorité d’une partie sur l’autre, par exemple l’affection d’un père à l’égard de son fils, et, d’une manière générale, d’une personne plus âgée, à l’égard d’une autre plus jeune, ou encore celle du mari envers sa femme, ou d’une personne exerçant une autorité quelconque envers un inférieur. Ces diverses amitiés différent aussi entre elles : l’affection des parents pour leurs enfants n’est pas la même que celle des chefs pour leurs inférieurs ; bien plus, celle du père pour son fils n’est pas la même que celle du fils pour son père, ni celle du mari pour sa femme la même que celle de la femme pour son mari. En effet, chacune de ces personnes a une vertu et une fonction différentes, et différentes sont aussi les raisons qui les font s’aimer : il en résulte une différence dans les attachements et les amitiés. Dès lors, il n’y a pas identité dans les avantages que chacune des parties retire de l’autre et elles ne doivent pas non plus y prétendre ; mais quand les enfants rendent à leurs parents ce qu’ils doivent à leur progéniture, l’amitié entre de telles personnes sera stable et équitable. Et dans toutes les amitiés comportant supériorité, il faut aussi que l’attachement soit proportionnel : ainsi celui qui est meilleur que l’autre doit être aimé plus qu’il n’aime ; il en sera de même pour celui qui est plus utile, et pareillement dans chacun des autres cas. Quand, en effet, l’affection est fonction du mérite des parties, alors il se produit une sorte d’égalité, égalité qui est considérée comme un caractère propre de l’amitié »577. La réciprocité apparaît comme un caractère essentiel de l’amitié égalitaire. Il y a proportionnalité dans ce souci de justice, d’équité, dans le donner et le rendre. Comme l’écrira plus tard Sénèque, « qui sera reconnaissant, aussitôt qu’il reçoit, pense à rendre. Chrysippe, lui, dit que celui-ci, comme s’il était disposé à se mesurer à la course et enfermé dans les barrières, doit attendre son heure, à laquelle il s’élance comme à un signal donné ; et certes il lui faut un grand effort et une grande célérité pour rattraper celui qui a pris de l’avance sur 577 Ibid, p. 401. 294 lui »578. On arrive même à une compétition entre le donné et le rendu. Ce qui amène à une comptabilité, une arithmétique –comme la justice distributive - dans la relation, c’est-à-dire à une relation quantitative où la réciprocité non adéquate au donné devient une faute avec risque des enchères. Celui qui rend plus que l’autre devient celui qui donne et c’est à l’autre de rendre l’excédent. L’existence d’équité dans l’amitié exclut donc ceux qui sont dans une relation d’inégalité où il leur est très difficile ou sinon impossible de rendre. Ainsi, une amitié entre l’homme et le dieu est quasi impossible pour Aristote. Ce long extrait exprime exactement ce que nous voulons développer dans cette hypothèse. « Mais l’égalité ne semble pas revêtir la même forme dans le domaine des actions justes et dans l’amitié. Dans le cas des actions justes, l’égal au sens premier est ce qui est proportionné au mérite, tandis que l’égal en quantité n’est qu’un sens dérivé ; au contraire, dans l’amitié l’égal en quantité est le sens premier, et l’égal proportionné au mérite le sens secondaire. Ce que nous disons là saute aux yeux, quand une disparité considérable se produit sous le rapport de la vertu ou du vice, ou des ressources matérielles ou de quelque autre chose : les amis ne sont plus longtemps amis, et ils ne prétendent même pas le rester. Mais le cas le plus frappant est celui des dieux chez qui la supériorité en toute espèce de biens est la plus indiscutable. Mais on le voit aussi quand il s’agit des rois : en ce qui les concerne, les hommes d’une situation pas trop inférieure ne peuvent pas non plus prétendre à leur amitié, pas plus d’ailleurs que les gens dépourvus de toute mérite ne songent à se lier avec les hommes les plus distingués par leur excellence ou leur sagesse. Il est vrai qu’en pareil cas on ne peut déterminer avec précision jusqu’à quel point des amis sont encore des amis ; les motifs sur lesquels elle repose disparaissant en grande partie, l’amitié persiste encore. Toutefois si l’un des amis est séparé par un intervalle considérable, comme par exemple Dieu est éloigné de l’homme, il n’y a plus d’amitié possible. C’est même ce qui a donné lieu à la question de savoir si, en fin de compte, les amis souhaitent vraiment pour leurs amis les biens les plus grands, comme par exemple d’être des dieux, car alors ce ne seront plus des amis pour eux ni par suite des biens, puisque les amis sont des biens. Si donc nous avons eu raison de dire que l’ami désire du bien à son ami en vue de cet ami même, celui-ci devrait demeurer ce qu’il est, quel qu’il puisse être tandis que l’autre souhaitera à son ami les plus grands biens compatibles avec la persistance de sa nature d’homme. Peut-être même ne 578 Cité par Anne Banateanu, op. cit. p. 109. 295 lui souhaitera-t-il pas tous les grands biens car c’est surtout pour soi-même que tout homme souhaite les choses qui sont bonnes »579. Il y a ainsi dans l’analyse d’Aristote deux limites qui rendront deux personnes malheureuses si elles veulent persister dans l’amitié c’est la persistance de la nature de l’ami et la compatibilité avec son propre bonheur. L’ami est celui qui est notre miroir. Nous venons à lui non pas pour ce qu’il a à advenir mais ce qu’il est. Cela suppose qu’il soit déjà de la même nature que nous et puisse nous rendre équitablement ce que nous lui donnons. Le cas des rois et a fortiori celui des dieux, rende cette amitié impossible. Un dieu ne peut pas prendre l’homme comme son miroir, car ils sont de deux natures différentes. S’ils peuvent s’apprécier, aucun ne peut pas donner à l’autre ce qu’il est. Il l’aurait voulu mais il en aurait été incapable comme l’avait confessé Zeus à Chrysippe. Mais supposons qu’il en soit capable. Si nous suivons la pensée d’Aristote, comment l’homme serait-il capable de le lui rendre ? L’équité, c’est-à-dire l’essentiel que chacun possède est pour l’un sa divinité et pour l’autre son humanité. Cela équivaut à ce que l’homme fasse du dieu un homme. Cela rendra t-il le dieu heureux ? Mais alors comment pourront-ils poursuivre leur amitié en s’échangeant mutuellement leurs places ? L’incommensurabilité essentielle des statuts rend leur réciprocité impossible. Le bien que l’on souhaite plus grand pour son ami rend l’amitié impossible car l’autre ne peut pas rendre la pareille. Pour Aristote, le bien rendu doit être compatible avec la nature de l’amitié, c’est-à-dire son propre bien, sinon l’ami devient tout autre qu’un autre soi. L’amitié est ainsi synonyme de justice dans sa dimension arithmétique et proportionnelle. Cette relation de prédilection qui exclut, convoque une égalité au départ : le devoir envers un ami n’est pas ce qui est à l’origine de l’amitié mais ce qui vient quand l’amitié s’est installée. Il n’y a pas un devoir d’aimer mais un amour qui contient des devoirs. Le devoir ici n’est qu’une caractéristique aussi importante soit-elle de l’amour. C’est ce qui découle, qui se convoque quand enfin on a rencontré son double. C’est un autre soi-même. 579 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit. p. 403. 296 B. Le prochain « l’autre toi » L’injonction Nous pouvons soutenir que l’analyse de la prédilection par Kierkegaard constitue l’une des attaques les plus sévères à l’encontre de l’amitié. Même, Nietzsche ne s’est pas aussi montré sévère envers celle-ci. Il a plutôt prôné une façon de vivre l’amitié, qui consiste à considérer son ami comme son premier ennemi. Kierkegaard, en combattant ainsi l’amitié et l’amour païen comme une seule et même notion veut mettre à bas tout ce qui peut ressembler au christianisme, pour éviter tout amalgame. Kierkegaard ne nie pas l’amour naturel ou immédiat, il fait partie de l’aventure du petit d’homme. « La vie d’un homme est un chemin vers soi-même. Or, l’élément qui unifie ce chemin, c’est l’amour. La philosophie de l’existence est philosophie de l’amour. L’amour est l’objet mais d’abord le sujet de l’existence. L’existence est amour, elle part de l’amour, elle va vers l’amour, elle est mue par l’amour ; l’amour est peut-être le seul élément commun à tous les stades. Et, au niveau de l’œuvre, toute la production trouve son accomplissement dans une série de discours, de « médiations chrétiennes en forme de discours », intitulée Œuvres de l’amour »580. En opposant l’amour chrétien et païen d’une façon aussi extrême, c’est-à-dire comme s’excluant mutuellement, Kierkegaard veut qu’il n’y ait pas de confusion possible entre la nature de ces deux formes d’amour. Il entend ainsi montrer qu’il n’est possible de passer de l’un à l’autre que par le saut. En effet, l’éros et l’agapé sont qualitativement différents. Ainsi, l’homme doit faire le choix du « ou bien l’un ou bien l’autre » car les deux modes d’existences sont par essence opposés581. Pour lui, le christianisme prône un amour supérieur ou plutôt excluant l’autre amour car le chemin vers soi-même répond à un appel au-delà du Nom. 580 André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, op. cit. p. 87. « Le chapitre II des œuvres de l’amour s’intitule : « Tu dois aimer ». Kierkegaard, qui signe ici de son nom, insiste sur la nécessité de quitter l’amour humain immédiat, sa fragilité, ses risques, l’angoisse et la jalousie qui l’accompagnent, pour l’amour éternel, celui qui ne doit rien au hasard ni à la chance. Le lien amoureux entre les hommes ne peut trouver sa quiétude et son éternité, sa vérité que s’il est médiatisé par la loi et soustrait à l’événement de la dilection singulière » S. Agacinski, Critique de l’égocentrisme, op. cit., p. 128. 581 297 Qu’est-ce qui différencie l’éthique de l’éros de celle de l’agapé chrétienne ? Nous allons plutôt poser la question comme le fait André Clair. « Dans les Œuvres de l’amour, Kierkegaard expose ce qui, dans Le concept d’angoisse, est nommé la « seconde éthique », une éthique établie sur le message chrétien. En fonction du second précepte de la loi de Moïse, l’amour est compris comme un devoir : « tu dois aimer ton prochain comme toimême ». La question est de déterminer en quoi l’amour est un devoir ou ce qu’est cette loi d’amour, ou encore de penser la relation entre le devoir et le don. Comment une loi posée, annoncée par un autre, en ce sens la loi d’un autre, peut-elle être ma loi ? Dans la première éthique, celle de l’immanence, le sujet moral découvre en soi-même la loi de son action, se reconnaissant comme élément de l’ordre du monde ou comme parent de l’éternel ou de même nature que les dieux ou simplement comme un être raisonnable. Socrate et les stoïciens sont les modèles antiques d’une telle éthique dont la philosophie kantienne est l’accomplissement avec l’intériorisation de la loi. Il n’y a aucune opposition entre le sujet moral et la loi, mais identité entre l’auteur de la loi et l’être assujetti à cette loi qu’il pose en la reconnaissant en soi-même. Or, la seconde éthique, fondant l’action sur le rapport à la loi d’un autre, opère un renversement de l’éthique de l’immanence, de telle sorte que le principe soit en un autre que l’homme, en Dieu. Comment cette éthique que l’on dira peut-être éthique de l’hétéronomie, est-elle l’éthique de l’accomplissement de l’homme ? »582. Cette seconde éthique est accomplissement car, contrairement à Aristote qui pouvait rendre ami les deux parties de son âme, Kierkegaard pense que toute la dualité de l’existant : corps âme, infini-fini, éternité-temps, possible-nécessaire, etc… est marqué par une faille et une précarité qui ne peuvent être comblés que par un tiers et ici il s’agit de Dieu. Le tiers qui comble doit être au-delà de la division et du conflit car il est Un. Ici, ce tiers qui appelle est lui-même amour. Son Nom est amour. Il est amour et celui-ci n’est pas une détermination ; c’est-à-dire un nom parmi d’autres mais le Nom. Son appel est ainsi lui-même et en appelant lui-même dans l’homme, cet appel est une injonction et non une invitation. La perfection de l’amour se trouve donc chez Kierkegaard dans l’injonction d’aimer. C’est le devoir d’aimer qui préserve l’amour de tout changement « d’humeur » dans le temps et l’espace. 582 André Clair, Ibid., p. 98-99. 298 « « Tu dois aimer » c’est seulement quand l’amour est devoir et alors seulement qu’il est à jamais préservé de tout changement, à jamais affranchi dans une bienheureuse indépendance, à jamais dans le bonheur à l’abri du désespoir. Si joyeux, si heureux, si pleinement confiant que puisse être l’amour fait d’instinct et d’inclination, l’amour immédiat comme tel, il éprouve néanmoins, et justement à son plus beau moment, encore un besoin : celui de se lier plus étroitement. C’est pourquoi les deux intéressés font un serment ; ils se jurent fidélité ou amitié ; et quand nous parlons avec le plus de solennité, nous ne disons pas de ces deux êtres qu’ils « s’aiment l’un l’autre », mais « qu’ils font mutuellement serment de fidélité ou d’amitié » (p. 27). L’amour immédiat n’est pas devoir parce qu’il se situe toujours dans le besoin de se rassurer à travers l’autre dans le temps tandis que le devoir d’aimer ne venant pas du cœur de l’homme mais de Dieu préserve l’homme dans son immuabilité de tout désespoir. La gravité du commandement surgissant de l’éternité, en esprit et vérité, ces autres noms divins, rend caduque les forces immédiates : sentiments, inclination, passion au profit de celle chantée par le poète car celles-ci sont dépendantes de l’humeur de chacun dans le temps. La nouveauté du commandement, selon Kierkegaard, réside dans le fait que l’amour n’est plus passion ballottée par les joies, les larmes, les absences, les manques, le désir, la haine, la colère…, dans ce fouillis des sentiments où c’est le soi qui se bat contre l’autre, mais qu’il s’ancre dans le devoir d’aimer qui est une assise non immuable et qui n’a d’autre besoin que celui de donner. L’amour sort de l’égoïsme pour devenir don. Pour Kierkegaard, cette « loi royale » porte l’empreinte de l’éternité. Tant que l’amour n’a pas subi le changement de l’inclination au devoir, celui-ci n’a aucune assurance réelle d’où sa frénésie. « Ainsi, l’amour n’a d’éternelle assurance que lorsqu’il est devoir. Cette assurance éternelle en bannit toute angoisse et le rend parfait, parfaitement sûr. Car dans l’amour fait de simple durée, si confiant soit-il, demeure encore l’angoisse d’un changement possible. Cet amour, comme le poète, ne voit pas qu’il s’agit de l’angoisse, car elle est cachée, sans autre signe reconnaissable de sa présence tout au fond que le brûlant désir de l’amour. D’où vient d’ailleurs que l’amour immédiat a un tel désir, un tel besoin de mettre le sentiment à l’épreuve ? Justement de ce qu’il n’a pas subi « l’épreuve » proprement dite en devenant devoir. De là, dirait le poète, cette douce inquiétude soucieuse de soumettre à l’épreuve avec une audace toujours plus grande. L’amant veut éprouver la bien-aimée, l’ami, 299 son ami ; certes, l’épreuve a sa raison dans l’amour ; mais ce violent désir de mettre à l’épreuve, cette soif de s’y exposer soi-même dénotent que l’amour, à son insu, est incertain » (p. 31). Pour Kierkegaard, cette expression que les amants donnent de la permanence de leur sentiment ne démontre que sa faiblesse, son angoisse à l’épreuve de la durée. Pour Kierkegaard, ceux qui arrivent à s’aimer comme au début, toute leur vie, ne sont que dans une heureuse chance mais même dans cela il y a toujours le temps nécessaire pour nourrir la flamme de l’amour. Il faut que les deux partenaires tiennent chacun la corde. S’il n’y a pas réciprocité, il y a déséquilibre. Cet exercice d’équilibriste risque toujours de faire basculer le même sentiment dans un pôle différent à la différence du devoir d’aimer qui reste le même malgré le temps et les épreuves. Kierkegaard relève les changements qui peuvent survenir pour l’amour immédiat qui, dépendant de l’inclination, subit les changements qui sont étrangers à l’amour médiat comme devoir. « L’amour immédiat peut changer en lui-même, se transformer en son contraire, la haine, car la haine est un amour qui s’est changé en son contraire, un amour qui a sombré. Tout au fond, l’amour brûle toujours mais sa flamme est celle de la haine et elle ne s’éteint que lorsque l’amour est consumé. Il est dit de la langue que « c’est avec la même que nous bénissons et maudissons » ; de même, il faut dire que c’est le même amour qui aime et qui hait ; mais justement parce qu’il est le même, il n’est pas le vrai au sens de l’éternité qui reste immuablement le même alors que cet amour immédiat quand il est changé, est au fond le même. L’amour vrai qui a subi la transformation de l’éternité en devenant devoir ne change jamais ; il est tout simple ; il aime – et ne hait jamais, ne hait jamais – l’être aimé. L’amour immédiat pourrait sembler le plus fort, lui qui peut les deux choses, lui qui peut à la fois aimer et haïr ; il pourrait, semble t-il, exercer une tout autre puissance sur son objet quand il dit : « si tu ne veux pas m’aimer, je vais te haïr » ; mais ce n’est qu’une illusion. Car ce qui est changé est une puissance plus forte que l’immuabilité ; et lequel est le plus fort, celui qui dit : « si tu ne m’aimes pas, je te hais », ou celui qui dit : « si tu me hais, je t’aime toujours ». Certes, il est effrayant, terrible que l’amour se change en haine ; mais pour qui cela est-il terrible ; n’est-ce pas surtout pour l’intéressé qui voit son amour se changer en haine » (pp. 32-33). 300 Si nous revenons vers ce que nous avons écrit sur l’autre soi-même, avec Aristote et les autres anciens, le devoir ici libère de l’égoïsme, et place dans la gratuité de l’acte. L’acte ici libère de l’équivalence et se reçoit dans la gratuité de la situation. L’autre reste l’autre. C’est notre vécu de conscience qui change. L’autre n’est plus perçu uniquement comme celui qui doit me rendre heureux mais également comme celui à qui je donne. L’être humain sort des calculs, des attentes. L’amour n’est plus qu’action car libéré d’attente. Comme l’écrivait Saint Augustin « aimes et fais ce que tu veux ». La gratuité de l’acte sort du jugement de savoir comment il a été reçu. Le paradoxe est là. Je ne cherche ni mon bonheur, ni le bonheur de l’autre. Je réponds à l’appel, à la vie. Aimer comme appel à être l’image de Dieu. Réponse à l’appel du Nom pour appeler l’autre par son Nom et non ces noms. L’autre, un être humain comme moi dans le devoir, est ainsi rencontré comme image de Dieu, c’est-àdire comme Nom appelé de Dieu. Un Nom qui ne soit pas celui des noms donnés par les visages mais bien par le créateur qui considère chaque créature comme unique. Le Nom que porte chaque petit d’homme en lui. C’est cet amour qui est sagesse qui est devoir pour tout homme faisant le saut de la foi. Ce commandement est immuable aux motivations humaines. « Là où les motifs humains veulent se ruer, le commandement retient ; là où ils veulent livrer au découragement, le commandement apporte le réconfort ; là où ils veulent abandonner à une sage résignation dans la lassitude, le commandement enflamme et donne la sagesse. Le commandement consume et dévore les éléments malsains de ton amour, mais tu dois grâce au commandement pouvoir le ranimer lorsqu’il voudrait humainement s’éteindre. Là où tu crois sans hésitation pouvoir toimême disposer, prends conseil du commandement ; là où dans ton désespoir tu veux disposer en ce qui te concerne, tu dois prendre conseil du commandement ; mais là où tu ne sais que faire, le commandement aura soin que tout aille bien, malgré tout » (p. 41). Nous avons mis l’accent mis sur le devoir d’aimer son prochain. Nous allons maintenant suivre Kierkegaard sur la question du prochain tout en mettant en lumière la notion de prédilection dans la philosophie grecque dont Kierkegaard oppose l’universalité de l’amour chrétien. 301 La différence qualitative entre l’ami et le prochain Kierkegaard affirme d’entrée de jeu que c’est le christianisme qui a découvert le concept du prochain en découvrant l’amour comme devoir. Pour lui si cet amour n’était pas un devoir, il n’existerait pas de prochain mais seulement des amis plus ou moins proches. L’amour du prochain ne vient pas seulement extirper l’élément égoïste de la prédilection et sauvegarder ainsi l’égalité du facteur éternel (p. 42) mais il change également toute la donne au niveau relationnel. Dans le cercle des cercles, il y a un cercle où tout homme peut être rencontré. C’est pour Kierkegaard le point litigieux entre le christianisme et le paganisme, entre le religieux et le poète. Il n’y a pas de confusion possible. « Si le christianisme était cette doctrine de confusion et de gâchis à laquelle veulent le réduire maintes apologies souvent pires qu’une attaque, ne serait-il pas étrange qu’on ne trouve pas dans le Nouveau Testament un seul mot de l’amour humain tel que le chante le poète ou tel que le paganisme l’a divinisé, et de l’amitié telle que le poète digne de ce nom lit tout le Nouveau Testament pour s’y informer de l’amour humain, il en sera réduit au désespoir car il n’y découvrira pas un seul mot capable de l’inspirer – et si quelque soi-disant poète y trouvait malgré tout un mot à exploiter, il en ferait alors un usage mensonger et criminel : car , au lieu de respecter le christianisme, il lui volerait une parole précieuse pour la dénaturer ». C’est ici que Kierkegaard lance sa charge la plus extrême contre l’amour immédiat. Il commence par critiquer tous les prétendus chrétiens qui cherchent à concilier ces deux amours qui sont qualitativement différents. « Le christianisme enseigne que l’on doit aimer tous les hommes, sans exception. L’amour humain affirme avec force et absolu qu’il n’est qu’un seul être aimé ; l’amour chrétien, avec la même force et le même absolu, affirme le contraire » (p.47). Il n’y a pas d’autre alternative. Pour Kierkegaard, un vrai poète c’est celui qui assume cet amour comme passion élevée à son plus haut degré. Le poète qui n’affirme pas qu’aimer pour la seconde fois est une abomination et que l’amour ne peut jamais se répéter chez une même personne n’est qu’un prétendu poète tout comme le pseudo chrétien qui pense qu’il suffit d’aimer beaucoup de gens pour être un vrai chrétien. Kierkegaard élève la différence à son plus haut degré à travers le poète et le religieux pour exprimer le fait que la différence entre l’agapé et l’éros se situe dans « le tous » de chaque être humain rencontré et dans le « celui-ci » de la prédilection passionnelle. 302 Pour Kierkegaard, « si donc un homme croit pouvoir comprendre sa vie grâce aux deux explications combinées du poète et du christianisme - et croit ainsi trouver un sens à son existence : il est dans l’erreur. Le poète et le christianisme expliquent exactement le contraire l’un de l’autre ; le premier divinise l’inclination et, comme il ne songe jamais qu’à l’amour humain, il a pleinement raison de dire que le commandement de l’amour est la dernière des sottises et le plus absurde des propos ; le second, qui n’a jamais en vue que l’amour chrétien, a de même pleinement raison de détrôner l’inclination et d’y substituer le tu « dois » aimer. Le poète et le christianisme donnent une explication exactement contraire ; plus précisément, le premier n’explique rien, car il explique l’amour et l’amitié – en énigmes, tandis que le second apporte de l’amour une explication éternelle. De là ressort encore l’impossibilité de vivre selon les deux explications car la plus grande opposition possible entre elles consiste en ce que l’une n’éclaircit rien, alors que l’autre est l’explication » (pp. 47-48). Kierkegaard suivant sa logique affirme que l’amour immédiat, qui dépend de l’inclination, n’a aucune tâche morale. En effet, cette amitié cherchant le bonheur dans la rencontre avec l’autre soi est une affaire d’heureuse chance. L’autre soi vit peut être dans une contrée que l’on découvrira si l’un ou l’autre voyage. On peut courir le monde et ne pas rencontrer son ami car il a gardé son lit à cause d’une grippe le jour où l’on était invité à une cérémonie où il devait prendre la parole ! Dans l’amitié, on peut maudire la chance ou plutôt, comme l’on ignore qu’il s’agit de l’endroit que l’on aurait rencontré son ami, on ne peut qu’être reconnaissant le jour où nous rencontrons celui dont l’on peut dire « c’est parce que c’est lui, c’est parce que c’est moi ». Nous avons vu que chez les sages stoïciens qui ne pensent qu’il ne peut exister d’amitié qu’entre les sages, il existe aussi la prédilection. Ne devient pas mon ami n’importe quel sage. Si dans le miroir qui est l’autre son soi n’est pas admiré, l’amitié bat de l’aile. Le christianisme a, quant à lui, posé la tâche morale qu’est le principe de toutes les tâches en donnant cette injonction « tu dois aimer ton prochain ». Le christianisme étant dans la sphère morale, ne se lance pas dans des énigmes ou des suppositions qui sont fonction des humeurs. Le christianisme, en apportant à l’amour une explication éternelle, abrège les considérations et les préliminaires interminables. A celui qui fait le tour du monde pour trouver son autre soi, le christianisme ouvre la porte et le premier homme qu’il rencontre est l’autre, c’est lui le prochain. C’est le concept du prochain qui différencie qualitativement l’amour immédiat et 303 l’amour médiat. Pour le christianisme, chaque petit d’homme est le prochain. Il n’y a pas à le chercher. Chaque personne que tu rencontres a la même valeur pour toi. Elle a le Nom de l’appel du Tout Autre Nom. Il y a ainsi deux amours, l’appel du nom que l’on donne à l’autre, l’autre est appelé par notre nom. L’illusion d’entendre un autre nom est tout simplement un jeu de mots. Nous l’appelons par notre nom. Tandis que le chrétien appelle le nom de l’autre comme il est appelé par le Nom du Tout Autre. De la prédilection à l’égalité Nous allons maintenant mettre face à face l’égalité chrétienne, comme condition d’aimer dans le prochain, et la condition qui est prédilection dans l’amour immédiat. André Clair écrit, « bien entendu, l’amour se différencie et les types d’amour peuvent s’opposer ; mais dans tout amour, il reste cette qualification première qu’est l’effort, l’acte de tendre vers, c’est-à-dire la reconnaissance de l’inachèvement et le désir de perfection et de transparence. Tout amour est essentiellement attente et donc réceptivité et aussi élan, et par là don. La dialectique de l’amour est celle de la réception et du don. Le pur amour (au sens de la pureté du concept) est ce double mouvement croisé vers soi et vers l’autre »583. Ce premier caractère de la subjectivité, qui selon André Clair est passion, est plus spécifiquement amour s’enracine dans le fait d’habiter la terre du petit humain dans son inachèvement. Le petit d’homme venant inachevé vit dans une dépendance essentielle par rapport à l’autre. Cette dépendance physique et affective fait de lui un être réceptif capable de donner par ce qu’il devient en occupant l’espace et par l’éducation reçue. Quand cet amour immédiat subit le changement de l’éternité, il quitte le lieu des appels susceptibles de changer en fonction des limites et des possibilités de l’autre au profit de l’appel de soi comme image de Dieu. Cet appel s’adresse non à l’inachevé pour l’achever mais à la loi d’amour inscrite en chacun pour qu’elle soit reconnue grâce à ses fruits. C’est à partir de là que l’homme peut naître de nouveau et se déployer en tant que nom appelé par celui qui est au-delà du Nom ou le Nom tout autre. « La loi est l’exigence à tout instant présente que Dieu en tant que créateur adresse à sa créature. La loi exige ce que la créature n’est pas prête à accomplir d’elle-même, la loi est l’avancée vers l’être propre, la reconnaissance qu’elle est créature ; et cette connaissance n’est pas la connaissance de 583 André Clair, Existence et éthique, op. cit. p. 87. 304 quelqu’un qui simplement est, mais la connaissance qui, introduit dans le monde par création, vit dans une interrogation spécifique sur son être propre »584. Cette forme d’appel pour advenir dans le monde est le propre du christianisme qui libère l’amour de l’emprisonnement de son inachèvement insécurisant qui le rend sangsue dépendant des appels des autres. Dans l’immanence, le petit d’homme court vers des noms multiples. Il les sélectionne et les ingurgite. Mais, le changement de ce qu’il est comme créature met en perpétuel danger cette course aux noms comme insatisfaction profonde qui exige ou quémande un serment de l’autre pour garantir son appel. Nous dépendons ainsi d’un être changeant qui doit nous faire un serment éternel. Telle est la condition du petit d’homme qui n’est pas encore né dans le christianisme. Dans sa quête pour trouver celui qui peut répondre à son besoin d’achèvement et de reconnaissance, il ne peut que tomber dans la prédilection qui fait de l’autre un père, une mère, un ami, un ennemi, un adversaire… Appelé de différentes manières, il appelle aussi l’autre selon ses besoins et désirs. Face à l’exigence chrétienne qui ne veut pas répondre à ce « besoin naturel », soit il fait le saut de la foi, soit il se scandalise. « La doctrine chrétienne est en soi trop lourde et trop grave en ses démarches pour se prêter sérieusement à l’agile voltige de ces légers et faciles propos sur ce qui est plus haut, très haut, sublime. La voie qui mène au christianisme passe par le scandale. Je ne dis pas que, pour y accéder, il faille en être scandalisé, car ce serait une autre façon de s’empêcher de le saisir ; mais le scandale veille à l’entrée : heureux celui qui n’en est point scandalisé. De même aussi pour ce commandement d’aimer le prochain. Fais-en simplement l’aveu ; si cela te trouble, eh bien ! j’avouerai pour ma part que ce commandement m’a souvent rebuté et que je suis fort éloignée l’illusion de l’accomplir, ce commandement, scandale pour la chair et le sang et folie pour notre sagesse » (p. 56). Si comme le dit Saint Augustin, « personne ne saurait exister sans aimer, mais la question est : quoi aimer ? Il ne nous est donc point ordonné de ne point aimer, mais de choisir l’objet de notre amour »585, le christianisme choisit d’aimer son prochain. Aimer l’autre comme soimême. « Et « le prochain » est le terme d’une vérité absolue qui exprime l’égalité humaine ; si chacun aimait en vérité son prochain comme soi-même, on aurait inconditionnellement atteint 584 585 Hannah Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, op. cit. p. 107. Ibid., p. 102. 305 la parfaite égalité humaine ; quiconque aime le prochain en vérité exprime inconditionnellement l’égalité humaine : tout homme qui, avouant comme je le fais, la faiblesse et l’imperfection de son effort, s’aperçoit pourtant que sa tâche consiste à aimer le prochain, reconnaît aussi en quoi consiste l’égalité humaine » 586. Voici comment le christianisme pose l’égalité contrairement par exemple au stoïcisme qui voit l’amitié entre les sages comme une égalité. Pour le christianisme, l’objet du christianisme est le prochain lui-même et tout prochain est un égal. Or, tout prochain est celui que l’on rencontre. Ainsi, tout petit d’homme est un prochain. C’est ainsi qu’explose tout miroir de l’autre soi pour rencontrer l’autre toi. « L’amour du prochain comporte la renonciation qui exclut toute prédilection et tout amour égoïste de soi sinon, elle poserait aussi une différence et aurait une prédilection pour la prédilection. Si la prédilection passionnée n’avait pas d’autre germe égoïsme, elle a du moins celui-ci : consciemment ou non, elle entend obstinément disposer d’elle-même : inconsciemment, pour autant qu’elle relève du monde naturel ; consciemment, pour autant qu’elle se soumet et s’adonne sans réserve à cette puissance. Si caché, si inconscient que soit cet esprit d’indépendance qui s’abandonne passionnément à son « unique objet », son arbitraire n’est pas moins réel. En effet, son unique objet n’a pas été trouvé par l’obéissance au « tu dois aimer » de la loi royale, mais par le choix exclusif d’une seule personne - car si l’amour chrétien n’a aussi qu’un seul objet, le prochain, il s’en faut du tout au tout que celui-ci soit un être unique, puisque le prochain, c’est tous les hommes ». (p. 52) Comment quitter cet amour égoïste de soi pour rencontrer son prochain ? Hannah Arendt dans son commentaire du concept de l’amour selon Augustin nous montre le chemin. Pour Arendt, -n’oublions pas qu’elle commente Saint Augustin-, l’amour du monde n’est jamais un choix, c’est la condition de tout homme. L’homme arrive dans un toujours déjà là qui a précédé tous les noms et qui sera toujours là après tous les noms. L’homme naturellement ne peut pas avoir l’expérience du monde comme créé car il ne peut saisir un homme sans monde. Le toujours-là n’a jamais été jamais-là puisque créé mais son inscription dans la mémoire du petit d’homme n’a pas ce moment de ne pas avoir été, pour être. Il n’est pas inscrit dans la mémoire humaine l’évènement - avènement monde comme contenant. 586 S. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, O.C. 16, p. 87. 306 Si d’autres créatures ont été créées avant lui, par son expérience de leurs morts ou de leurs disparitions, l’homme en se projetant dans l’avenir peut retrouver dans sa mémoire le passé sans elles. Mais cette projection par l’expérience quotidienne n’est pas possible pour l’homme, si les contenus du monde, pierres, mers, animaux, hommes, montagnes… sont détruits, se détruisent ou se consument. Aussi bien apparaissent-ils qu’ils disparaissent, le contenant est toujours là. L’expérience de ce toujours-là empêche celle du n’a jamais toujours été là. Ce n’est qu’en entendant l’appel qui vient d’un au-delà de l’appel que l’homme peut voir le monde comme advenu. La créature ne choisit pas le monde mais les contenus. Tout choix réel qui n’est pas uniquement une inclination ne se fait que lorsque la créature fait un retour au créateur comme détermination essentielle de l’être de la créature. Ce lien essentiel comme appel fait une saisie positive qui devient choix sinon la créature reste prisonnière de la concupiscence ou de la convoitise en se donnant l’illusion de faire un choix. « La saisie par la relation rétrospective va au-delà du monde ; elle saisit et choisit ce que le monde n’offre pas de lui-même. Dans cet amour qui choisit, le créateur est saisi dans sa relation personnelle à la créature. La créature se reconnaît comme créature en choisissant dans la charité le créateur. Le créateur, dont dépend l’existence de la créature, est là avant que la créature n’ait à choisir, en d’autres mots, l’acte de choisir dépend lui-même encore de l’avant de ce qu’il choisit et cela n’est possible qu’en raison d’un choix (electio) préalable du créateur lui-même »587. Nous choisissons réellement quand nous nous relions à l’appel qui nous a choisi en premier. « Ce n’est que dans la mesure où le créateur actualise de lui-même la relation de dépendance de la créature que celle-ci a la possibilité de saisir elle aussi cette actualisation dans la charité. Cette actualisation par Dieu du rapport rétrospectif de la créature est le choix au sein du monde (electio ex mundo) ; cette actualisation est la véritable grâce de Dieu (gratia Dei). La grâce divine donne la possibilité à la créature de saisir son être propre qui s’ébauche dans le retour, et pour autant que cet être vient de Dieu, est Dieu même, cette possibilité devient un vivre selon Dieu (secundum Deum vivere) »588. C’est ainsi que nous pouvons comprendre ces paroles de Saint Augustin. « Si nous n’avons pas fait preuve d’empressement à aimer, appliquons-nous à aimer en retour. Il nous a aimé le 587 588 Hannah Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, op. cit. p. 103. Ibid, p. 103. 307 premier telle n’est pas notre façon d’aimer ». Nous saisissons la grâce de Dieu en saisissant notre propre état de créature. C’est de cette dépendance à cet appel que nous pouvons aussi appeler les autres et non répondre seulement aux appels. C’est en aimant en premier que nous rencontrons notre prochain. L’aimer non par ces appels adressés à moi, l’aimer parce qu’il est appelé par Dieu. Je renonce ainsi à moi-même pour appeler comme Dieu. « Ce à quoi l’homme s’assimile, c’est Dieu comme être suprême (summum esse), l’être pur et simple, face auquel toutes les différences individuelles disparaissent parce qu’elles sont de l’ordre du créé. Le rejet de moi-même est en même temps ressembler davantage à Dieu. Dans cette actualisation de l’imitation se réalisant dans le renoncement absolu du moi qui se trouve être du monde, la créature saisit sa propre existence comme purement et simplement opposée à Dieu – ce qui s’exprime dans l’impossibilité de l’égalité – et elle le comprend de manière bien plus radicale qu’en voyant le rapport entre le Créateur en tant qu’être et la créature, où le monde et la créature elle-même étaient déjà l’imitation éternelle du divin »589. Appelé à l’image de Dieu C’est en me reconnaissant moi-même comme appelé mais qualitativement différent de Dieu que je reconnais l’autre comme moi image de lui. Il n’y a qu’un seul Dieu et il y a les hommes à son image. Sinon nous retombons dans la concupiscence, ou la convoitise ou la prédilection. « Dans la mesure où l’homme s’aime selon sa volonté propre, il ne s’aime pas tel qu’il se trouve donné à lui-même dans la création divine, mais tel qu’il se fait lui-même. Or comme il ne peut s’appeler de lui-même à l’existence, comme il ne peut faire ex-nihilo – il lui manque le véritable pouvoir créateur, l’être pur – il ne peut aimer le monde (dilector mundi) qu’en raison de son être venu du monde, en faisant du monde la patrie qui lui appartient (patria) et en niant que le monde est aussi désert. Il a de ce fait déformé (perversitas) le sens originel de son être créé, qui était justement de le renvoyer par delà le monde à sa véritable origine »590. L’homme doit sortir de cette habitude qui le tient au seul fait d’être au monde en se rendant sourd à l’appel. Il ne doit plus céder à la tentation toujours présente « de transformer le monde en un monde déterminé par ceux qui aiment le monde »591. Il ne peut en sortir qu’en écoutant l’appel originaire qui l’a fait advenir. Il se rend ainsi étranger en ce monde en sortant de 589 Ibid, p. 106. Ibid, p. 108. 591 Ibid, p. 109. 590 308 l’habitude qui le lie au jugement des autres. Dans cette relation à l’autre, personne n’appelle. Les hommes ne font que se répondre l’un et l’autre, d’où un manque de direction, car ne s’originant que dans soi-même où dans l’illusion. C’est en cela que la direction est non direction car illusion, c’est-à-dire multiple. L’illusion n’est jamais une, parce qu’elle vient en faux du réel. N’étant pas, elle se calque. Elle est un réel en faux d’où manque de substance car « s’enracinant » dans le trompe œil de la concupiscence ou de la convoitise. Le réel est de revenir à la loi originaire qui fait de tout homme son prochain car tout homme est l’appelé de Dieu. « Ce n’est que par l’acte de l’élection de Dieu, postérieur à la création sans en être toutefois, indépendant, que le monde redevient ce qu’il était originellement dans la création ; il est vidé de l’être que la créature avait fait de lui. La charité accomplit la loi, car celle-ci n’est plus pour elle une exigence mais justement la grâce même »592. L’homme n’accomplissant plus sa propre volonté qui est dépendante des jugements du monde, mais la volonté de celui qui l’a créé renonce à lui-même. C’est dans ce renoncement que l’individu se comporte vis-à-vis de lui-même comme Dieu en aimant en lui-même et en l’autre ce que Dieu aime. Le monde n’est plus aimé comme un en soi dont on est dépendant comme contenant toujourslà mais comme Dieu l’aime c'est-à-dire créature parmi les créatures. L’individu dans ce renoncement à soi retrouve sa direction véritable provenant de Dieu. C’est dans ce renoncement à soi qu’advient le prochain. L’homme aimé comme Dieu, ensuite comme soi-même. Le soi-même ici n’est plus entaché de l’autre soi qui est de l’égoïsme. Nous revenons ainsi avec Arendt à cette double question « comment le prochain rencontre-t-il la créature qui renonce à soi et qu’est ce que le prochain dans cette rencontre ? » 593 ? Kierkegaard donne cette réponse qui délie l’amour de l’individu de l’autre soi comme prédilection pour l’universalité. Cette réponse dans la pensée de Saint Augustin via Hannah Arendt suit ce chemin. Si s’aimer mutuellement est le commandement de la loi divine, son accomplissement ne peut dépendre que de sa grâce, c'est-à-dire que pouvoir aimer son prochain dépend de l’amour de Dieu. L’homme ne peut par lui-même, c'est-à-dire par le monde ou les vérités générales et 592 593 Ibid., p. 118. Ibid., p. 121. 309 nécessaires, arriver à aimer le prochain dans tout homme. Pour les vérités générales et nécessaires, celui qui n’est pas ou ne se comporte pas selon certaines prescriptions est banni. C’est un ennemi et nulle part il n’est dit il faut aussi aimer son ennemi mais, Dieu appelle tout homme et c’est seulement ainsi que la prédilection n’est plus l’intermédiaire entre soi et l’autre. Encore un petit détour par Kierkegaard pour mieux exprimer ce que nous venons d’avancer. « Dans l’amour humain et l’amitié, la prédilection est l’intermédiaire ; dans l’amour du prochain, Dieu est cet intermédiaire : aime Dieu plus que tout ; tu aimes ainsi également le prochain et en lui, tout homme ; c’est seulement en aimant Dieu plus que tout que l’on peut en autrui aimer le prochain. Autrui est le prochain, lequel est autrui en ce sens qu’il est n’importe quel homme. Nous avions ainsi raison de dire au début que si en un seul autre on aime le prochain, on aime alors tous les hommes. L’amour du prochain est donc l’éternelle égalité humaine observée dans l’amour mais cette égalité éternelle est le contraire de la prédilection. Il n’est pas besoin de le développer longuement. L’égalité consiste à ne faire aucune différence, et l’égalité éternelle, à s’abstenir de façon absolue et illimitée à en poser la moindre ; la prédilection au contraire, consiste à en établir et la prédilection passionnée à en poser une immense et exclusive » (p. 55). Pour Arendt, l’égalité vient du fait de renoncer à soi et de reconnaître que l’autre et soi s’originent en Dieu qui est le seul à être à une distance qualitative de vous. Dieu est celui qui est créateur et non pas créé dans une inégalité incommensurable face à ses créatures dont l’autre et soi sont élues parmi toutes les créatures comme son image. C’est en devenant étranger au monde, en m’isolant en Dieu que je peux rencontrer chaque autre dans le monde comme étant mon égal c'est-à-dire mon prochain. « Ce n’est que de cette compréhension rétrospective de l’être propre et de l’isolement qui s’y accomplit que surgit l’amour fraternel (frater – proximus). La condition pour une compréhension juste du prochain est la compréhension juste de soi-même. Ce n’est que là où je me suis assuré de la vérité de mon être propre que je peux aimer le prochain dans son être véritable, dans son être de créature, le creatum esse. Et dans la mesure où en moi-même je n’aime pas moi-même celui que j’ai fait prisonnier du monde, je n’aime pas l’autre par le simple fait de le rencontrer dans le monde, mais j’aime en lui le fait d’être créé »594. 594 Hannah Arendt, Ibid, p. 124. 310 La personne fait de l’autre son égal parce qu’il aime en Dieu. Ainsi, il ne se soucie plus de son jugement. Cet amour qui renonce à soi renonce ainsi à l’autre comme à soi-même. Ce renoncement nous dit Arendt n’est pas l’aboutissement du processus du questionnement rétrospectif. Au contraire, il est le début de la compréhension de l’être de l’autre comme originairement sien. Ainsi pour Arendt, « l’amour du prochain est donc la réalisation concrète de la relation rétrospective par-delà le monde et, en même temps, il pousse l’autre hors du monde, pour qu’il voie le sens de son être. Comme le suggère l’identité entre être et être éternel, il aime l’autre non comme quelqu’un qui va mourir (moriturus), mais il aime en lui ce qui est éternel, son origine la plus propre. « Si des âmes te plaisent, aime-les en Dieu, car de leur propre nature elles sont changeantes et c’est en se fixant à lui qu’elles trouvent une stabilité ; sans quoi elles passeraient et périraient ». Fixé de la sorte, ce qui est aimé trouve son sens originel. En passant par celui qu’il aime, celui qui aime saisit Dieu, en qui seul son existence et son amour aussi ont leur sens »595. Et Hannah Arendt de conclure que cet amour dépouillé de la prédilection n’est plus prisonnier de la mort car dans chaque personne on aime son éternité. L’amour chrétien devient dans chaque personne vivante ou morte l’occasion d’aimer Dieu. « La force de l’amour se vérifie justement par le fait que même l’ennemi, même le pécheur, sont à comprendre comme autant d’occasion d’aimer. Sans cet amour du prochain, ce n’est pas exactement le prochain qui est aimé, mais l’amour lui-même »596. C’est dans ce paradoxe où l’importance du prochain est supprimée dans la passion de celui-ci que caractérise la relation paradoxale chrétienne qu’Arendt appelle « isolement » et Kierkegaard « Etre face à Dieu ». Le prochain n’advient que dans ce face à face entre soi et Dieu. Sans ce face à face avec Dieu, l’amour tombe dans la prédilection. L’égalité ne peut se vivre avec son prochain que devant Dieu. « Le prochain c’est tout homme ; car il n’est pas le prochain par ce qui le distingue de toi, ni davantage par sa ressemblance avec toi dans ce qui vous distingue ensemble des autres. Il est ton prochain par son égalité avec toi devant Dieu ; mais absolument tout homme possède cette égalité et la possède inconditionnellement. » (p. 57). 595 596 Ibid, p. 125. Ibid, p. 126. 311 En suivant ainsi Kierkegaard, nous avons deux éléments du précepte « tu dois aimer le prochain ». Le premier élément est le devoir. Aimer comme devoir qui implique l’invariabilité et l’indépendance. Cet amour qui ne se réfère qu’à lui-même est autonome puisque ne trouvant qu’en lui-même la loi de son existence. Le second élément est le prochain. La gratuité de l’acte d’amour comme commandement doit s’adresser à tout homme sans discrimination. La vie morale est ainsi déterminée comme sortie de soi vers l’autre. Le prochain n’est pas un autre soi-même mais l’autre soi. Cela annule toute prédilection et convoque l’égalité fondamentale de tout homme rencontré comme s’originant dans le même appel d’être à l’image du créateur. Nous sommes tous devant Dieu. Le prochain comme « tu » Maintenant, nous allons abordés le sujet du précepte qui est le « Tu » comme l’a écrit si bien François Bousquet. « Tu, comme subjectivité à laquelle l’Eternel s’adresse par élection dans une vocation, bien au-delà donc de l’élection de soi par soi »597. François Bousquet souligne par ailleurs que c’est dans le « tu » que l’on admire les fruits de l’amour. C’est là où se joue le comment de l’acte d’aimer. Les effets de l’amour sont dans le « Tu ». Dans l’amour immédiat, le « Je » appelle le « Je » car l’autre est considéré comme notre miroir. Mais, dans l’amour médiat, c’est le tu qui appelle le tu. « Que nous parlions du premier Je ou du second, nous ne nous sommes pas rapprochés du prochain d’un seul pas ; car le prochain est le premier tu. L’égoïste strict aime aussi, au fond, l’autre Je, car cet autre Je est lui-même. Et on a bien là l’amour égoïste de soi que d’aimer l’autre Je qui est la bien aimée ou l’ami » (p. 54). Le « Soi » comme le « Je » cherche ou est attiré par ce qui le captive dans l’autre qui est son « Je ». Ici, ce n’est pas le Je soi qui appelle l’autre Je mais c’est au contraire l’autre Je soi par ses ressemblances et ses différences qui comme la sirène ensorcelle de sa voix. Ethiquement parlant pour Kierkegaard c’est le manque de maturité qui enferme dans le « Moi - Je » et fait que l’appel du Tu n’est pas entendu. « Le propre de l’enfance est de dire : moi veut ; moi – moi ; le propre de la jeunesse est d’affirmer ; je – et je – et encore je ; le propre 597 François Bousquet, Le Christ de Kierkegaard, op. cit. p. 214. 312 de l’âge mûr et la consécration de l’éternel, c’est de vouloir comprendre que ce je ne signifie rien s’il ne devient le tu à qui l’éternité s’adresse sans cesse et dit : « Tu » dois, tu dois, tu dois. Le propre du jeune homme est de se croire le seul je dans le monde ; le propre de l’adulte est d’entendre ce tu en se l’appliquant, quand bien même il ne serait adressé à nul autre » Tu dois, tu dois aimer le prochain » (p. 83). Le « Tu » a comme premier effet de faire quitter le site du Je et de sortir l’homme de l’enfermement qui est le repli du Je qui ne se déploie pas et dont les sorties sont plutôt des rapts. Le Je ne sort de lui-même que pour captiver en se laissant capter par les autres « Je ». Il est dans l’angoisse de l’attente des appels. Il peut parcourir le monde pour trouver l’objet qui fait son bonheur. L’objet est cet autre Je dont il va chercher la maîtrise en répondant à son appel et en l’aimantant en retour. Le « Tu » est aussi appelé mais par l’appel qui appelle les autres « Tu ». Le « Tu » est sorti parce qu’il ne dépend pas de lui mais il est aussi sorti parce que c’est lui qui appelle. Il n’a pas besoin qu’on l’entende ou non. Il est celui qui peut crier dans le désert comme le disent les écritures. Le « Tu » est libéré du « Je », de cette attente de soi dans l’autre, de cette attente de l’autre qui appelle. Il n’est plus dépendant des caprices de l’attente, il est action. Le « Tu » est bien dans le paradoxe du « bon samaritain » conté par Jésus. « Et voici qu’un légiste se leva et lui dit pour mettre à l’épreuve : « Maître, que dois je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? ». Il lui dit : « Dans la loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? ». Répondant, celui-ci dit ; « Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et avec toute ton âme et avec toute ta force et avec toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » [Jésus] lui dit : « Tu as correctement répondu ; fais cela et tu vivras ». Mais lui, voulant se justifier dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? » Reprenant, Jésus dit : « un homme descendait de Jérusalem à Jéricho et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dévêtu et couvert de plaies s’en allèrent, le laissant à demi mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin et, le voyant, il passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu et le voyant, passa outre. Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de lui et, le voyant, fut pris de pitié. Et s’avançant, il banda ses blessures y versant de l’huile et du vin ; puis l’ayant fait monter sur sa bête, il l’amena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Et le lendemain, tirant deux denier, il les donna à l’hôtelier et dit : Prends soin de lui, et tout ce que tu dépenseras en plus, c’est moi qui, lors de mon retour, te le rembourserai. Qui de ces trois te 313 semble s’être montré le prochain de l’homme tombé parmi les brigands ? » Il dit : « celui qui a exercé la miséricorde envers lui. » Jésus lui dit : va, et toi aussi fais de même ». (Luc 10, 2537) Notons avec Paul Valadier que cette parabole constitue sans doute la pierre angulaire du message évangélique en matière morale. Il y a dans cette parabole le « Jamais l’un sans l’autre »598. Chaque être humain est appelé à appeler l’autre, c'est-à-dire à être convoqué à la solidarité. Jésus recommande la nouvelle attitude pratique à chacun qui considère l’autre comme son prochain. Le Tu qui se reconnaît à ses fruits n’est pas une marque de fabrique pour les chrétiens mais pour tout homme qui fait le saut du Je au Tu en soi. Le christianisme en originant l’appel de la personne dans l’appel de Dieu rend, comme le dit Saint Augustin, cet appel pur ; c'est-à-dire le fait de quitter l’autre soi pour l’autre toi. Jésus, en mettant en scène le prêtre et le lévite, veut disqualifier toute ambiguïté d’extériorité. Le « Tu » se reconnaît non par son titre qui est encore un appel de l’autre mais par ce qu’il est originairement. Ce n’est pas le fait d’être chrétien, d’être prêtre ou lévite qui fait advenir le prochain mais le fait de la bonté en acte pour tout homme. « Il n’y a pas de prochain prédéterminé, pas de catégories envers lesquelles on serait plus obligé qu’à l’égard d’autres, par de cercles concentriques du respect à partir de mes intimes, de mon ethnie ou de ma classe sociale, pas de solidarité organique s’imposant naturellement et jouant dans une sorte de dégradé au fur et à mesure qu’on s’éloignerait des liens organiques ; on se range sous la catégorie de prochain, on se qualifie comme prochain dès lors qu’on prend l’initiative de la bonté ou de la bienveillance, éventuellement, comme dans le cas du Samaritain, en enjambant les solidarités religieuses, ethniques, sociales ou politiques » 599. Le « Tu » prend en charge toute commune humanité croisée dans chaque personne sur sa route et ce comme le spécifie Paul Valadier non pas pour une humanité en majuscule qui ne serait qu’abstraction mais bien pour le blessé qui répond à notre appel. Le propre du christianisme, c’est la clarté qui coupe court aux tergiversations concernant le prochain. Le christianisme sort du temporel pour l’éternité. Ainsi, le « Tu » ne se retourne pas en lui-même puisqu’il est nommé dans l’éternité. Aimer le prochain est lié à aimer Dieu et le « toi-même » connaît le même sort. 598 599 Paul Valadier, Morale en désordre. Un plaidoyer pour l’homme, op. cit., p. 170. Ibid, p. 171. 314 Saint Augustin commente ainsi la réponse du légiste à Jésus « Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur et avec toute ton âme et avec toute ta force et avec toute ta pensée et ton prochain comme toi-même » en ces termes. Il y a une loi intangible de la nature qui fait que l’homme et la bête s’aiment. Ils n’ont pas besoin d’un commandement. Celui-ci vient d’en haut, d’un Tu qui s’adresse à un Tu particulier pour un autre « Tu » rencontré. « L’objet de ce commandement est donc l’amour et doublement puisqu’il s’agit de l’amour de Dieu et du prochain. Et si l’on te comprend toi-même dans ta totalité, c'est-à-dire esprit et corps, de même que ton prochain c'est-à-dire son esprit et son corps (l’homme est composé d’un esprit et d’un corps), aucun genre d’amour n’a été omis dans ces deux commandements comme vient en tête l’amour de Dieu et que la manière de l’aimer apparaît prescrite en termes tels que tout le reste converge vers lui, il peut apparaître que rien n’ait été sur l’amour que tu te portes à toi-même, mais, comme il a été dit « tu aimeras ton prochain comme toi-même », l’amour que tu te portes n’a pas non plus été omis » 600. Le Tu naturel, qui est en fait le Je, est dépendant des aléas du temps et de l’humeur. C’est pour cela que l’on ne peut pas demander à ce « tu » d’aimer l’autre comme « tu t’aimes » car on ne sait pas à ce moment là de quelle façon il s’aime. Le « Tu » qui est appelé dans l’éternité est devenu immuable. Aimer l’autre c’est l’aimer comme tu t’aimes. L’autre et le toi-même sont appelés dans l’éternité. Le « Tu » ayant reçu le sceau de l’éternité peut aimer dans le temps l’autre car ce commandement s’adresse aussi bien à toi qu’à l’autre. Le Tu dois aimer l’autre comme toi-même est convocation à se rencontrer soi-même dans le temps, à devenir son propre prochain, à s’aimer comme Dieu nous aime. Ce prêtre et ce lévite ne se sont pas aimés dans l’éternité. C’est pour cette raison qu’ils n’avaient pas le temps ou n’ont pas vu l’autre. Celui qui s’aime dans l’éternité voit l’autre tu et ressens cette empathie de Dieu aimant le toi pour l’éternité. Ainsi le tu ne peut que descendre pour porter secours à cet homme qui a un visage mais pas de nom sauf celui par lequel il est appelé éternellement. La bienveillance naturelle s’arrête au visage. Elle reconnaît le visage de son frère, de sa bien aimée, de celui qui est dans le cercle le plus proche du centre qui est soi. Le prêtre avait cette bienveillance aussi. Il aurait vu un autre prêtre, il se serait arrêté comme le lévite mais l’autre 600 Saint Augustin, Philosophie, catéchèse, polémique, Œuvres, III, « Enseigner le christianisme », livre 1er, XXVIII, 27, Ed. Gallimard, 2002, p. 23. 315 avait un visage inconnu ou « éloigné ». Or, au-delà du visage, il y a l’appel de celui qui dit « je suis qui je suis ». Il y a l’au-delà du nom qui donne un nom à tout visage. Chaque visage est appelé à advenir comme son propre visage. L’action morale ne peut s’ancrer que dans ce « aimes et fais ce que tu veux » et dans ce « va et agis ainsi ». « L’agis ainsi » et le « fais ce que tu veux » sont la même chose car ils tirent leur origine de l’appel éternel. « Fais ce que tu veux pour toi-même, fais ce que tu veux pour l’autre ». Car le vouloir s’origine dans le commandement d’aimer Dieu qui a aimé le premier. « Le seigneur lui dit : « va et agis ainsi ! », de manière, évidemment que nous comprenions que le prochain est celui à qui nous devons l’office de miséricorde, s’il en a besoin, ou à qui nous le devrions, s’il en avait besoin. Il s’ensuit que celui qui nous doit à son tour cet office est aussi notre prochain. Le nom du prochain demande également son complément, et l’on ne peut-être le prochain que d’un prochain. Qu’il n’y ait pas d’exception et que cet office de miséricorde ne soit refusé à personne, qui ne le voit, puisqu’il a été étendu jusqu’à nos ennemis, d’après, encore une fois, le seigneur : « aimez vos ennemis, faites le bien à ceux qui vous haïssent ». 601 Hannah Arendt a commenté ce concept d’amour dans son universalité et son immuabilité selon Saint Augustin. Le « tu » prochain de l’autre « tu » Ici, nous mettons l’accent non pas sur l’autre prochain mais sur le « Tu » prochain de l’autre. Le Tu qui se pense comme le prochain de l’autre se purifie de toute ascendance sur l’autre car il peut également recevoir de la miséricorde de la part de l’autre. Il n’est pas seulement celui qui appelle. Il est aussi celui qui répond à l’appel de l’autre. Mais ici, la réponse ne s’enferme pas en elle-même pour s’admirer ou se consoler. Elle répond pour appeler. De cette façon, personne n’est en dette envers quiconque puisque en fin de compte c’est Dieu qui appelle chacun. « Dieu nous offre en effet sa miséricorde en raison de sa bonté et nous sommes miséricordieux entre nous en raison de cette bonté qui est la sienne, c'est-à-dire qu’il nous prend en pitié pour que nous jouissions de lui alors que nous avons pitié les uns des autres pour jouir de lui »602. 601 602 Ibid, livre 1er, XXX, 31, p. 25. Ibid, XXX, 33, p. 26. 316 Selon Saint Augustin, c’est en demeurant dans cet amour comme fin que le « tu » aime le prochain comme Dieu aime. Ce n’est qu’en demeurant dans cet appel de l’au-delà de l’appel que le « tu » se rencontre en se désappropriant ou en se purifiant, selon Saint Augustin, du soi pour le toi. C’est seulement dans cette rencontre où la différence réelle est abolie dans l’éternité. Mais de quelle façon le « Tu » vivant dans ce monde avec son statut de prêtre, lévite, ouvrier, fonctionnaire peut-il abolir les différences ? Nous avons écrit à la suite de Paul Valadier que le Tu est le troisième élément du précepte selon lequel doit se penser la morale pratique. Revenons à Kierkegaard, « aimer vraiment le prochain, c’est donc aussi aimer son ennemi. « Ami ou ennemi » : l’amour fait cette distinction ; mais l’amour du prochain ne fait aucune différence : le prochain, c’est l’humanité en sa diversité rendue complètement indiscernable ou l’égalité éternelle devant Dieu - et l’ennemi possède aussi cette égalité » (p 64). Et pourtant l’ennemi a un visage. Ce visage dans sa violence et sa vulnérabilité c'est-à-dire dans sa nudité convoque à une responsabilité. Kierkegaard en tant qu’existant se rend compte que la morale dans la pratique peut être « prise », « happée » par un visage. Voir devient insupportable. « Il est impossible, croit-on, d’aimer son ennemi ; car des adversaires ne supportent guère, hélas ! de se voir. Soit ; ferme alors les yeux – et l’ennemi ressemble alors tout à fait au prochain ; ferme les yeux et rappelle toi le commandement : « Tu dois aimer », et tu aimes – ton ennemi, le prochain, veux-je dire, car tu ne vois pas qu’il est ton ennemi. Quand, en effet, tu fermes les yeux, tu ne vois pas les différences de la vie terrestre au nombre desquelles se trouve aussi l’inimitié. Et quand tu fermes les yeux, ton esprit n’est ni distrait, ni troublé au moment où tu dois prêter l’oreille aux termes du commandement. Quand ainsi ton esprit n’est ni troublé ni distrait par la vue, l’objet de ton amour et par ce qui le distingue des autres, tu es alors toute oreille aux termes du commandement et tu l’entends te dire, à toi seul, que « tu » dois aimer le prochain. Quand tu fermes ainsi les yeux et que tu es toute oreille au commandement, tu es alors sur la voie de la perfection qui te conduit à l’amour du prochain » (p. 64). Dans la réalité quotidienne qui est la réalité de l’existant, l’adversaire est là avec son visage. Si la phénoménologie du visage convoque à rejoindre le point noir de la pupille, là où le visage devient regard et le regard devient un point sans visage, la réalité est, comme le 317 reconnaît Jean Luc Marion en dépit de son amitié intellectuelle pour Levinas, que le visage peut nous faire détourner le regard. « Je ne me découvre responsable devant tel, qu’autant que ce tel se laisse lui-même déjà réduire à un visage en général, destinataire de mon regard et évocateur de sa visée. Or, le recours à un visage en général laisse inentamé deux difficultés : a) qu’en sera-t-il du visage défiguré ? Sans doute est ce justement dans un tel visage défait qu’il faut dévisager l’essence de tout visage ; il n’en reste pas moins que, pour accéder à cette défiguration comme à un visage, il faut un regard qui reconnaisse et sache envisager ; or tous les regards, même déjà affectés de responsabilité, n’y parviennent pas. Quel écart sépare donc la reconnaissance du visage défiguré de sa non reconnaissance ? La responsabilité n’y suffit sans doute pas sauf éventuellement à s’approfondir explicitement. b) L’autre, qu’un visage me désigne, peut-il s’individualiser jusqu’à devenir insubstituable à tout autre ? Question qui se dédouble : pourquoi cet autre-ci et non cet autre-là m’enjoint-il ? » 603 Jean-Luc Marion propose l’invisibilité du regard qui croise l’invisibilité de l’autre regard. C’est une piste intéressante que nous n’entendons pas suivre pour l’instant. Kierkegaard tient compte des limites humaines et du fait que l’on ne peut pas regarder la pupille du serviteur souffrant du prophète Isaie car c’est justement ce visage défiguré qui appelle, convoque à être regardé et c’est seulement probablement en regardant que nous allons croiser le regard invisible qui nous envisage. Nous nous retrouvons ainsi en face de l’icône, « de l’homme comme image de Dieu ». L’effort est incommensurable face au visage souffrant ou haineux. Pour Kierkegaard, il faut simplement fermer les yeux et entendre les termes du commandement ; c'est-à-dire l’appel qui fait advenir « l’homme à l’image de Dieu ». La vision nous prend à la figure et peut nous distraire dans le quantitatif. En effet, c’est le visage qui convoque à la responsabilité et c’est le visage défiguré qui prend l’initiative à laquelle nous devons répondre par la responsabilité. L’appel, lui, vient de moi. Quel que soit le visage, c’est moi qui appelle l’autre. Celui-ci répond ou bien ne le peut pas car devenu aphone par la misère. Nul ne peut m’empêcher de crier, d’appeler dans le désert. L’appel va au-delà du visage. L’appel nous ferme les yeux quand cela devient insupportable ou bien quand les tentations trop fortes nous amènent à la prédilection afin d’entendre l’au-delà des Noms qui appelle le nom. C’est en fermant les yeux 603 Jean Luc Marion, Prolégomènes à la charité, op. cit. p. 114. 318 que les différences s’estompent et en devenant aveugle que l’on peut entendre mieux non pas l’autre mais l’Autre. Le « Tu » t’appelle pour appeler l’autre « tu ». Selon Kierkegaard, « on ne peut voir le prochain que les yeux fermés. « Aussi, la sagesse humaine clame t-elle à tout moment : « prends bien garde à ne pas aimer n’importe qui. » Si l’on doit vraiment aimer le prochain, il faut dire : surtout ne prends pas ces précautions ; car cette prudence qui consiste à mettre à l’épreuve l’objet de ton amour t’empêchera toujours de voir le prochain, qui est un chacun, le premier venu, pris à l’aveuglette. Le poète méprise cette clairvoyante cécité de la sagesse qui n’apprend à aimer qu’en pleine connaissance de cause ; l’amour, dit-il, rend aveugle ; l’on trouve son objet, l’on tombe amoureux d’une façon énigmatique, inexplicable et l’on devient ainsi – aveugle par amour, aveugle à tout défaut, toute imperfection de la bien-aimée, aveugle à tout ce qui n’est pas elle – mais non point au fait qu’elle est l’unique au monde. Alors, certes, la passion aveugle, mais elle rend aussi très clairvoyant et empêche de confondre l’unique avec une autre ; elle aveugle à l’égard de la bien-aimée en apprenant à faire une immense différence entre l’unique et tous les autres. Mais l’amour du prochain rend un homme aveugle au sens le plus profond, le plus noble et le plus rempli de félicité, si bien qu’on aime aveuglement tous ses semblables, comme l’amant aime la bien-aimée » (pp 64-65). Le « Tu » ne supprime pas les différences. Devenant aveugle à celles-ci, il peut entendre l’appel à nommer toute personne humaine comme semblable. Pour Kierkegaard, le christianisme n’a pas supprimé les différences et le christ n’a pas retiré ses disciples du monde. Le chrétien, comme le païen, a un corps, une culture, un statut. Aucun de nous n’est homme pur (p. 66). Le chrétien n’est pas quitte de la diversité terrestre. Il est chrétien parce qu’il a triomphé de la tentation de la diversité. En appelant tous les hommes, le chrétien considère, dans l’éternité, tout homme comme son égal. C’est la dignité de chaque être humain en tant qu’appelé qui est sa mission, le sens de son appel que de chercher une égalité qu’il sait irréalisable sur terre. Le christianisme est pratique. « Il laisse subsister toutes les différences, mais il enseigne l’égalité propre à l’éternité. Il enseigne que chacun doit s’élever au-dessus des différences terrestres. Notons bien son impartialité ; il ne dit pas que l’homme de peu doit s’élever, alors il appartient peut-être au puissant de s’abaisser ; non, pareil propos ne serait pas impartial ; et l’égalité ainsi établie n’est pas celle du christianisme ; elle est selon le monde. Non ; qu’il s’agisse de plus élevé de tous, du roi, ou du mendiant, ils 319 doivent s’élever au-dessus de la différence représentée par la grandeur ou l’insignifiance » (p. 68). Le « Tu » pour Kierkegaard, dépouillé de « l’autre soi » ne se bat pas pour supprimer les différences mais pour élever tout homme à la dignité de Fils ou de Fille de Dieu. Il est celui qui invite tout homme au « Festin », Lui comme l’autre ne sont pas en dettes mutuelles ; mais ils le sont tous devant Dieu qui les invite en ces termes : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne vers moi et qu’il boive, celui qui croit en moi ! Selon ce qu’a dit l’écriture, de son ventre couleront des fleuves d’eau vives »604 604 Evangile de Jean 7, 37-38. 320 CONCLUSION 321 1. De la transformation de la philosophie605 A. L’existence contre la raison Pour Karl Jaspers et Léon Chestov606, Nietzsche et Kierkegaard, ont transformé la philosophie moderne. Pour Jaspers, les impulsions décisives dans la philosophie actuelle se seraient développées grâce à Kierkegaard. «Les concepts fondamentaux et les plus essentiels de la philosophie actuelle, surtout en Allemagne remontent à Kierkegaard. » (p. 156). Cette pensée va oser s’attaquer à la philosophie systématique antérieure en rejetant toute spéculation. Pour Kierkegaard, la pensée n’est plus de l’ordre de l’être mais de celle de la croyance. « A la philosophie qui, de Parménide à Hegel en passant par Descartes, dit : « la pensée est l’être », Kierkegaard oppose l’affirmation : comme tu crois, tu es, la croyance est l’être » (pp.129130). Une telle pensée s’affirmant croyance ne peut-être fondée que dans l’existence de Kierkegaard. Elle n’est intelligence que dans la mesure où l’existence s’affirme comme le lieu originel de la philosophie. C’est l’existence qu’il faut penser et non plaquer la pensée à l’existence ; c'est-à-dire des vérités générales et nécessaires qui s’imposent au temps et à l’individu. Si l’individu doit penser à partir de sa propre expérience il dissout ainsi la pensée systématique historiciste qui définit l’époque. Celle-ci, selon, Kierkegaard n’est alors qu’une illusion sinon une tromperie. Kierkegaard s’attaque à la pensée systématique qui rend compte de la logique du passé, rend raisonnable l’aujourd’hui et justifie déjà ce qui arrivera comme étant le prolongement d’un tout se réalisant dans le temps. Le « je » kierkegaardien oppose au rationnel de la connaissance totale, de l’histoire universelle comme terre ferme pour tout homme, « l’irrationnel » de la vie réelle ouverte à la multitude des possibilités, qui peuvent prendre corps entre autres dans la décision de l’homme à choisir selon les motivations, qui lui sont propres et cela en dépit de la logique de la raison. Le choix peut se faire en dehors du système car il y a des choses existant en dehors de celui-ci607. Aux cercles des cercles qui enferment tout, s’opposent le sentiment de l’existence et celui de la transcendance. Si certains objets de l’existence et de la transcendance peuvent être pensés 605 J’invite le lecteur à lire cette conclusion comme la répétition de l’introduction cf. la note [1]. Karl Jaspers Nietzsche et le christianisme suivi de raison et existence, Ed. Bayard, 2003. Léon Chestov, Spéculation et Révélation, Ed. L’âge d’Homme, 1981. 607 S.K., Post Scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, O. C. 10, p. 146. 606 322 par la science, il y en a certains, même les significatifs, qui sortent de la conceptualisation. C’est dans cet esprit que Jean Wahl commente la pensée de Kierkegaard. « Un concept, c’est quelque chose qui rentre dans un concept plus général ou qui comprend en soi des idées moins générales ; c’est un objet d’étude pour une science. Or, ni le péché ni l’angoisse ne peuvent avoir de place dans aucune science; ils sont trop étroitement unis à l’individu, à l’action de l’individu »608. Un théologien par exemple ne peut éclaircir le péché de l’ordre du sermon où l’individu doit dépasser la sphère de l’immanence dans son homogénéité et sa réminiscence, pour de la transcendance dans ce face à face avec soi-même qui devient ce « devant Dieu ». Le péché est de l’ordre privé comme l’angoisse d’où il vient. « Rien de plus ambigu que l’angoisse : le pouvoir est et n’est pas, et l’âme le fuit et l’aime. Le futur coupable est encore innocent, car ce n’est que l’angoisse qui agit en lui, ce n’est pas encore lui-même ; mais l’innocence se sent coupable, se sent perdue. L’angoisse n’est ni nécessité ni liberté ; elle est liberté sous le charme, sous le charme d’elle-même, liberté prise en ellemême, captive d’elle-même, se réfléchissant dans sa possibilité. Elle est le vertige de la liberté un vertige plein de douceur. Le péché a pour l’esprit la puissance de l’œil du serpent »609. La raison est ainsi pour Kierkegaard, selon Karl Jaspers, mise en question à partir de la profondeur de l’existence. Si cette résistance est si radicale, ce n’est pas par hostilité contre la raison. « Les deux penseurs cherchent plutôt à s’approprier sans limites tous les modes de la rationalité. Elle n’est pas une philosophie du sentiment – car tous deux tendent incessamment au concept comme expression, elle n’est surtout pas un scepticisme dogmatique – au contraire toute leur pensée se dirige vers la vérité proprement dite. » (p. 126). Kierkegaard comme Nietzsche, Dostoïevski et plus tard Léon Chestov et Miguel de Unamuno reconnaissent la connaissance scientifique et la valeur importante de la raison dans la vie quotidienne. Mais ils refusent de « négocier avec un relationnisme et un progrès imbus d’euxmêmes »610 prétendant résoudre le problème de Dieu et de la stratégie de la destinée humaine par ces concepts, soumettre tout à l’empire de la nécessité. Ils ne sont pas d’abord des penseurs de l’absurde mais de la limite du pouvoir de la raison. Ce sont les révoltés de la toute Puissance dont se prévalent la raison et ses adorateurs. 608 Jean Wahl, Kierkegaard, L’Un devant l’Autre, Ed. Hachette, 1998, p. 47 Ibid., p. 49 610 Ibid.,p.49. 609 323 Pour ces auteurs que l’on stigmatise comme étant des irrationnels611, la philosophie doit penser à partir de l’existence et ne doit pas se réduire à l’explication du réel en rejetant comme Spinoza : les cris, les larmes, les malédictions… L’homme ne devient pas pour autant heureux en se soumettant à la nécessité. Chestov pense que « Nous avons, en effet, grand besoin de la raison dans le cours normal des choses de notre vie, elle nous aide à surmonter de nombreuses difficultés, souvent même très importantes. Mais il arrive parfois que la raison impose à l’homme des maux terribles, que de bienfaitrice et de libératrice elle se transforme en geôlier, en bourreau. La renier à ce moment, n’est donc nullement un sacrifice. Comment s’arracher à son pouvoir détestable ? Voilà la seule question à se poser. » (p. 143). Voilà la question que se sont posés pour nous Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski et tant d’autres « philosophes de l’existence ». Cette question ne se pose pas à un esprit qui est au dessus de l’existence, qui a oublié qu’il était un homme612 et comme l’écrit Heine, le Herr professor qui grâce à ses bonnets de nuit et les morceaux de sa robe de chambre va boucher les trous de l’édifice du monde pour en faire un système clair et distinct. Cette question là ne peut-être qu’un étonnement à résoudre par le système pour un penseur abstrait. Alors que pour le penseur existant cette question ne devient pas philosophique par l’émerveillement mais bien par le désespoir. Kierkegaard n’exprime que ce que disait à sa manière Pascal, que l’on peut penser l’existence en gémissant. Chestov parlera de la lutte. Pour Jaspers, Nietzsche et Kierkegaard sont des exceptions (p. 157) que nous ne devons pas imiter. Ces deux hommes se sont nourris de leurs expériences humaines « tragiques » pour créer par leur pensée une nouvelle atmosphère. Ils sont passés par-dessus des limites qui avant eux, étaient considérées comme définitives. Leurs souffrances personnelles alliées à leur génie ont fait d’eux des penseurs n’ayant plus peur de rien dans la pensée (p. 145) en faisant éclater la toute puissance de la raison. Il n’y a plus avec ces penseurs un sol ferme sur lequel peut s’appuyer la pensée. « Sous une forme spirituellement grandiose, où pratiquant toute une vie durant le sérieux de l’activité philosophique, ils n’apportent pas quelques doctrines, ni une position fondamentale, ni une image du monde, mais une nouvelle attitude pensante totale de 611 Leszek Kolakowski, Philosophie de la religion, 1997, p.170. « Pendant que le très illustre et spéculatif Herr professor explique tout ce qui existe, il a oublié par distraction comment il s’appelle, qu’il est un homme, simplement un homme » S. Kierkegaard, Post Scriptum, O. C. 10, p. 136 612 324 l’homme dans le milieu de la réflexion infinie qui est consciente de ne pouvoir comme réflexion prendre appui sur aucun sol. » (p. 126). Mais pour Jaspers la question se pose de savoir comment nous pouvons vivre, nous qui ne sommes pas des exceptions après avoir été subjugués par leur pensée ? Comment ceux qui n’étaient que des exceptions et non des modèles à suivre peuvent répondre au « Que faire » kantien ? Car, pour chacun « En face de l’époque et de la pensée créée par Kierkegaard et Nietzsche, la question est posée : Que faire à présent ? C’est ainsi que Kierkegaard renvoie à l’absurde chrétien, devant lequel le monde s’abîme, Nietzsche indique le lointain, l’indéterminé, qui n’apparaît pas comme substance, dont nous pourrions vivre. Personne n’a accepté leurs réponses ; ce ne sont pas les nôtres. C’est à nous de voir ce qui, en rapport avec eux, naît de nous par nous. Cela n’est cependant en aucune manière à projeter ou à déterminer à l’avance. Ainsi nous nous tromperions si nous pensions pouvoir déduire d’un aperçu d’histoire du monde sur l’évolution de l’esprit humain ce qui doit maintenant arriver» (p. 159). Pour pouvoir mieux répondre à cette question, Chestov pense qu’il faut d’abord assainir certaines affirmations de Jaspers. « Les choses horribles » que Nietzsche et Kierkegaard ont vécues nous concernent aussi (p. 160). S’ils ont développé avec force et panache une pensée d’existence propre à partir de ces choses horribles, nous pourrions aussi à notre mesure pouvoir entendre ce cri qui répond à leur cri. Cette sensibilité est à la portée de tout existant qui se fait attentif à soi et à la vie de l’autre. Chacun peut crier comme Belinski face à la tragédie humaine Nous pouvons penser en gémissant dans la douleur écrit Pascal. Peut-être que la pensée ne sera pas « pure » mais pourquoi la pensée vivante en lutte avec le chaos doit-elle nécessairement être « pure » ? C’est de cette philosophie qui sort du général, du réel comme du raisonnable et qui pense dans l’exception que propose le penseur existant. Penser dans l’exception ne serait pas nécessairement une exception. Kierkegaard, pense à partir de la catégorie d’où il vit et non vit dans la catégorie d’où il pense. Pour Chestov, c’est un choix. Et ce choix a des répercussions sur la manière dont ce penseur envisage le monde, les vérités générales et nécessaires, l’histoire, l’universel et le particulier. Ce choix transforme sa philosophie. 325 B. L’individu face aux vérités générales et nécessaires Pour Chestov, Kierkegaard comme Nietzsche ne se sont pas senti exceptionnels dans leurs jeunesses. (p. 161). Mais c’est leur choix radical de combattre la philosophie spéculative pour celle de l’existence qui a fait d’eux des exceptions. C’est pour Chestov un piège de les considérer comme des exceptions, des bêtes de foire que l’on peut admirer mais pas suivre car ils ont pris le chemin de la perdition. Quand Jaspers affirme que leurs réponses ne sont pas les nôtres, il affirme par là que la philosophie est grecque et que la vérité n’est que dans la philosophie traditionnelle qui pose les vérités générales et nécessaires. En reliant la philosophie aux conditions de leur existence et non aux tendances de l’époque, ils deviennent des solitaires, des expulsés du général. Il y aurait dans la pensée de Jaspers comme une menace contre celui qui voudrait suivre les philosophes de l’existence. « Ils sont en fait l’exception sans être le modèle que doivent imiter des disciples. Toutes les fois que quelqu’un a imité Kierkegaard ou Nietzsche, ne serait-ce que dans le style, il est devenu ridicule. Ce que les deux penseurs firent frôlait déjà par instants la limite où le sublime se renverse en ridicule. Ce qu’ils firent n’était possible qu’une fois. » (p. 157). Chestov n’appelle pas non plus à imiter Kierkegaard ou Nietzsche mais plutôt à se laisser interroger par cette nouvelle attitude face à la philosophie traditionnelle. A oser le « je » face au « nous » car la transformation de la philosophie chez Kierkegaard vient dans le devant Dieu, c'est-àdire dans la foi. Quand par exemple Karl Otto Appel parle de sa transformation de la philosophie du sujet de la conscience à la communauté argumentative, il n’en reste pas moins sous la protection de la raison. Chez Kierkegaard, la raison s’agenouille devant le paradoxe pour croire à l’absurde. Cette transformation radicale de la philosophie qui met chaque individu devant Dieu et non devant le jugement du général, fait de l’homme supérieur à l’espèce. C’est l’individu qui a raison, c’est pour l’individu que l’on doit vivre ou mourir. L’autre n’est pas seulement un élément dans un système, une forme de rouage, un temps, un moment dans 326 l’histoire universelle et en marche de l’humanité, mais un commencement dans la création du monde. Car l’autre ne vient pas trouver la vérité dans le monde, il a avec lui la vérité613. Cette philosophie de l’existence se met en face de l’autre et la question « que dois-je faire ? » est bien un face à face devant soi-même et devant l’autre. Ce ne sont plus chez Kierkegaard les idées générales ou le système qui doivent être le souci premier du philosophe mais soi en tant qu’individu devant Dieu. On peut dans un raccourci dire comme Heidegger que Kierkegaard est un auteur religieux. Un tel raccourci peut prêter à justifications pour ne pas s’affronter à la pensée de l’autre. Comme le fait remarquer Chestov, « On leur reconnaît le droit de penser comme il leur plaît, parfois même l’on confère à leurs idées le titre de vérité, surtout si elles les « peuvent » en se montrant prêtes à se sacrifier, à mourir pour elles. Et cependant, en définitive, leurs droits et leurs vérités se trouvent fortement rognés. Les représentants de la philosophia perennis s’intitulent « chercheurs libres » tandis que ceux qui essayent de parler de vérité révélée se trouvent aussitôt rattachés à des forces purement sociales : Eglise, Cléricalisme, traditions… Jaspers procède à une réduction phénoménologique, pour employer un langage : Dieu et l’athéisme sont mis entre parenthèses, seule la vraie philosophie reste en dehors de celle-ci. Mais il n’est pas si facile de maintenir entre parenthèses Dieu et sa négation, bien qu’ils nous paraissent aere perennius : Ils feront tout sauter, ils feront sauter même la « vraie philosophie » restée en dehors des parenthèses » (pp. 166 – 167) Pour Kierkegaard, si l’idée de Dieu est toujours « l’alpha et l’oméga de la problématique philosophique », les « concepts » qui en sortent : l’individu, l’exigence du temps, la contemporanéité, le prochain… sont bien des problèmes affrontés par un existant. Le devenir chrétien comme idée fixe de Kierkegaard est à penser dans les choix existentiels d’un individu dans son quotidien. « Le devenir chrétien » ou la foi ne sont pas hors du monde. C’est le quotidien de l’existant. Kierkegaard ne croit pas à un état mondial, fruit de l’histoire à un pouvoir rationnel qui adviendra après des guerres mondiales atroces. Il fait le choix du soi, c'est-à-dire de l’individu comme commencement d’un nouveau monde. C’est là où s’origine le concept du prochain. La question de l’autre ne consiste plus à justifier « les logiques de l’histoire ». 613 S. Kierkegaard, Post Scriptum, O. C. 11, p.146 327 Quand François Châtélet se dit de ne plus être Hégélien, il utilise ces mots « Avec l’hégélianisme on peut justifier toute espèce de violence en disant que c’est une étape nécessaire sur le chemin de la vérité et de la liberté. Je ne marche plus. Je suis maintenant tout à fait attaché à une philosophie de l’histoire de la contingence et non pas de la nécessité, à savoir que l’homme peut toujours se libérer de la violence pourvu qu’il le veuille vraiment »614. Les impasses de l’histoire ne sont pas des petits trous à boucher, le tout n’est parfois qu’un caprice d’un individu. On a beaucoup qualifié Kierkegaard d’individualiste, notamment à l’époque où alors que le Danemark se préparait à la guerre, celui-ci affichait son indifférence face à la ferveur patriotique de ses concitoyens615. Mais si toute son œuvre est écrite pour devenir chrétien, pour que chacun puisse prendre conscience d’être dans cette existence devant Dieu, n’est-ce pas la philosophie la plus sensible au devenir de l’homme et de l’humanité ? Si chacun se connaissait lui-même à la manière socratique et faisait le saut dans cette connaissance qui devient inconnaissance en se mettant devant Dieu, ne pourrait-il pas accéder selon Kierkegaard au véritable amour du prochain ? L’homme devrait se mettre devant Dieu et ne plus vivre en mouton du système hégélien. Faire le saut de la foi, choisir le paradoxe, c'est-àdire sortir du quantitatif pour le qualitatif. Kierkegaard achève son livre consacré à son œuvre d’écrivain616 avec ces mots. « Supposons que la génération ou qu’une grande partie des individus qui la compose perdent en vieillissant la naïve habitude de se représenter l’inconditionnel sous les traits d’une autre personne : soit cet inconditionnel n’en est pas moins indispensable, ou même, il devient d’autant plus indispensable. Ainsi il faut que « l’individu » établisse lui-même un rapport avec l’inconditionnel. C’est pour cela que j’ai lutté suivant mes moyens, dans une extrême contention d’esprit, au prix de nombreux sacrifices, combattant la tyrannie sous toutes ses formes y compris celle du nombre. L’on a vu dans ces efforts un signe de haine, une preuve d’immense orgueil et d’arrogance. Pour moi, j’ai cru et je crois encore que c’est là christianisme et amour du « prochain ». Une philosophie qui surgit d’un pareil discours ne peut pas être celle du ressouvenir ou de la recherche des vrais principes, des sources, des racines de tout comme la définit Husserl, mais bien une lutte où tout est encore possible. 614 François Châtelet, Une histoire de la raison, Entretiens avec Emile Noël, Paris, Ed. Seuil, 1992, p. 174 S. Kierkegaard, Correspondance, trad. A. M. Habbard, Ed. Des Syrtes, 2000, « 1847-1855 »,pp . 335-339. 616 S. Kierkegaard, O. C. 17, p. 278 615 328 Une lutte suprême selon Chestov où le concept du « prochain » est conceptualisé dans les joies, les cris et les larmes. C’est la voie qu’a choisi S. Kierkegaard. C’est cette problématique du prochain dans les relations humaines comme nouveauté par le christianisme du concept de l’autre comme « prochain »qui a été le point d’ancrage de notre recherche. Kierkegaard insistait sur le fait qu’il y a déjà beaucoup à faire à s’occuper de soi, que cette occupation pouvait même prendre toute une vie. Nous pouvons partir de cette « indifférence » pour penser le prochain. « Le commandement porte : « tu dois aimer ton prochain comme toimême » ; mais bien compris, il dit aussi le contraire : Tu dois aimer toi-même de façon vraie. Si donc on ne veut pas apprendre du christianisme à s’aimer soi-même de la vraie manière, on ne peut non plus aimer son prochain ; à la rigueur, on peut alors, comme on dit, être lié avec une ou plusieurs personnes « à la vie et à la mort » ; - mais ce n’est nullement aimer son prochain. S’aimer vraiment soi-même et aimer le prochain sont choses inséparables et au fond identiques. »617 C’est dans le christianisme que le soi-même est dépouillé pour aimer réellement son prochain. 2. De l’engagement décisif A. Le paradoxe de l’amour combattant L’homme de Kierkegaard ne répond ni de lui-même ni de l’autre devant le tribunal humain dont il institua la mesure selon ses limites mais devant Dieu qui donne à chacun la puissance éternelle de fils et de fille de Dieu. La foi comme reconnaissance de cet absolu au cœur de chaque conscience finie fait de chacun le prochain de l’autre. Sans la foi, l’homme ne décide pas mais se laisse diriger par la nécessité en faisant des fac-similés de choix qui lui donnent l’illusion du pouvoir alors qu’il est comme Adam en train de se cacher et de ne parler plus qu’avec l’ombre. L’égalité humaine pour Kierkegaard convoque l’expérience de la foi qui en allant au-delà de la mesure avec des catégories comme le péché, l’angoisse, le pardon, etc., fait de tout homme, l’égal de l’autre en recevant du créateur le don de se renouveler chaque jour. 617 S. Kierkegaard, Les œuvres de l’Amour, O. C. 14, p. 21 329 Ainsi, le processus qui fait devenir humain fait également devenir religieux car il est le seul à rencontrer réellement l’autre comme son prochain dans le « tu dois » de l’infini. Comme l’écrit Farrago. « Pour lui, le religieux traduit en la transfigurant l’idée politique moderne, l’égalité, à jamais impossible à réaliser dans la mondanité. « Seul l’ordre religieux, écrit-il dans Point de vue explicatif de mon œuvre, par le secours de l’éternité, peut réaliser jusqu’au bout l’égalité humaine, laquelle est divine, essentielle, non mondaine ;(…) C’est aussi pourquoi le religieux représente l’humain véritable » Attitude à laquelle répond la notion de prochain ».618 C’est cette vie sensée devant Dieu que se donne pour objet le penseur assis à côté de Job. Une philosophie qui n’a plus simplement comme ambition la connaissance619 mais qui en prenant acte de la déconvenue d’une existence instruite par la modernité620 dans l’avènement de la liberté dans sa détresse, sa tragédie et sa splendeur nous fait redécouvrir la quête du sens qui habite tout homme comme existant dans sa lutte quotidienne en tant qu’existant conscient de son existence. C’est l’homme en quête du sens de sa vie621 qui s’engage d’une manière décisive dans la réalité quotidienne de l’existence. Cette quête véritable trouve son point d’Archimède qui fait de l’autre le prochain dans la foi. « Rien ne sépare le croyant de l’incroyant, sinon la foi qui se joue sur rien ; rien soit ici, une manière de dire l’oscillation de la volonté face à l’amour. A la volonté mal croyante ou incroyante, ne manque pas l’apport extérieur de quelque volonté aliénante, mais sa propre transvaluation en amour : non plus vouloir (pour) s’affirmer, et ainsi maîtriser une possession, vaine si elle est assurée, mais vouloir (pour) s’abandonner à la distance, parcourue, reçue et insurpassable. Pour croire, la volonté n’a besoin que de vouloir autrement : s’abandonner au don, au lieu de s’assurer d’une possession. Pour croire, la volonté n’a besoin que de se convertir. Rien ne la sépare de la foi, que l’amour. »622 C’est dans ce vouloir autrement, c'està-dire dans la foi, que l’amour est une lutte, un combat contre la tentation de la prédilection 618 France Farrago, comprendre Kierkegaard, op. cit., p. 29 « Mais à une époque réfléchie, pense Johannes Climacus, on « se détourne toujours plus des impressions premières de l’existence… On n’aime pas, on ne croit pas, on n’agit pas, mais on sait ce qu’est l’amour, ce qu’est la foi », S.K., O.C. 20, index terminologique, par Gregor Malatschuk 620 « S’il y a l’Histoire, nous sommes modernes pour autant que nous dépassons nos pères. Kierkegaard répond qu’il y a le tragique, et que nous sommes modernes pour autant que nous n’avons pas fini d’interpréter, au sens de rejouer, l’héritage de nos pères » S. Agacinski, Critique de l’égocentrisme, op.cit., 75. 621 « Pour être un sens effectif, tout sens singulier présuppose un sens total et absolu, mais aucun sens relatif et partiel ne pourra donner sens au tout, car le sens particulier peut s’accorder avec le non sens ou en être le produit ; seul une teneur de sens total peut empêcher tout le singulier de se noyer dans un non sens. Peut être l’expérience la plus terrible du non sens est ce celle qu’offre la vue de la ruine des teneurs de sens partielles et de monde spirituel bâtis pour toute une suite de générations. » Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 99-100 622 J L Marion, Prolégomènes à la charité, op. cit., p. 83 619 330 pour un moi sans Dieu623. C’est là où s’entend l’appel comme injonction d’aimer le « Tu » comme le « Je » ; même si l’autre ignore cette obligation624. Il ne s’agit pas d’attendre une réponse de l’autre mais de le sauver de la mort. Comme l’écrit Kierkegaard, « Quand nous disons que « l’amour sauve de la mort », nous avons aussitôt le redoublement de la pensée : en aimant on sauve un autre homme de la mort et, soit exactement dans la même acceptation, soit dans une autre, on se sauve soi même de la mort ; on le fait en même temps et il s’agit d’une seule et même chose ; on ne sauve pas autrui à un moment donné, et soi-même à un autre : non, au moment où l’on sauve autrui de la mort, on se sauve soi même. »625 Il ne s’agit pas ici de savoir si l’on a sauvé ou non l’autre mais d’avoir pris la décision comme engagement décisif, de le sauver. Kierkegaard dit également ailleurs que les actes en eux-mêmes et leurs résultats ne dépendent pas de nous dans leur totalité ; ce qui dépend de chacun c’est la décision de sauver l’autre en se sauvant soi-même. C’est dans ce redoublement de la pensée que peut s’inscrire le pardon. Il ne s’agit pas de savoir si l’autre a demandé pardon mais de pardonner. Comme l’enfant prodigue qui trouve le Père devant sa porte venant à sa rencontre, je n’attends pas chez moi que l’autre vienne me demander pardon mais je sors pour aller lui pardonner ; le reste n’est pas mon problème. Qu’il me demande ou non pardon n’est que de l’ordre d’une paix relative qui peut rendre les hommes sociables dans l’immanence. Vivre en respect mutuel c’est de l’ordre quantitatif ; ce qui n’est pas négligeable. Mais, le christianisme, comme amour combattant, est celui qui va au devant de l’autre, qui porte l’évangile du Christ et va toquer à la porte de son voisin pour lui apporter la bonne nouvelle. Que celui-ci la reçoive tant mieux, sinon, il essuie ses pieds et continue sa route. Le reste n’est pas son affaire. C’est le paradoxe de l’amour, du pardon chrétien qui va au devant de l’autre et n’attend pas une éventuelle contrition qui démontrerait que l’autre souffre réellement. 623 « L’homme qui n’est pas devant Dieu n’est pas non plus lui-même, ce que l’on ne peut être qu’en étant en celui qui est lui-même et pour lui-même. Quand on est soi même en étant celui qui est en et pour lui-même, on peut être en et pour autrui ; mais l’on ne peut être soi quand on est uniquement pour les autres » S.K., Discours chrétiens, O.C. 15, p. 37 624 Ibid., p. 111 625 S.K., Les œuvres de l’amour, O.C. 14, p. 260 331 Je peux comprendre Jankélévitch qui voulait que les bourreaux montrent des signes de contrition. Il n’arrivait pas à accepter que les allemands puissent faire la fête et voyager en fiers touristes dans les pays qui avaient été le théâtre de leurs ignominies. Je peux le comprendre dans l’immanence ; mais je ne peux pas accepter qu’il s’appuie sur le langage chrétien pour justifier ce discours moral, aussi sage soit-il. Le discours chrétien sauve de la mort celui qui doit pardonner et celui qui doit demander pardon. Tant que l’on a pas pardonné, on ne retrouve pas son « Je » devant Dieu ; on est dans la mort et l’on meurt avec l’autre « on » qui doit demander pardon. En pardonnant on se sauve de la mort en sauvant l’autre de la mort. Il s’agit pour Kierkegaard d’une seule et même chose. Il n’y a que dans l’engagement décisif que l’être sort de l’irréel de la spéculation pour être devant Dieu avec l’autre. Je m’installe dans le présent. Ainsi, la création peut se renouveler et le nouveau se fait réel. C’est un « maintenant » où se sont ramassés le passé comme le souvenir – et non pas la mémoire qui est plus dans la comptabilité – ainsi que les possibilités du devenir sanctifiés par l’appel qui appelle à être. Le passé est ainsi modifié et le présent prédéterminé quel que soit ce qui s’est passé et ce qui doit arriver dans l’ordre de l’immanence. Car c’est seulement devant Dieu que l’homme vainc les vicissitudes du temps. Ce n’est que dans le présent que le pardon peut se réaliser. L’engagement décisif comme mouvement n’élude pas le travail du négatif mais en faisant se coïncider les deux champs irréductibles l’un à l’autre, le temporel et l’éternel, et en se mettant devant Dieu626, le passé revit et le futur est pénétré. Le passé prend un autre sens et le futur est combattu dans son imprévisibilité. Sinon, je continuerai à observer l’autre - ou moi-même pour vérifier s’il a payé réellement sa dette, si sa contrition est équivalente à son nouveau statut. Il ne peut y avoir dans l’immanence une répétition - reprise parce qu’il lui manque l’atome de l’absolu qui est dans l’engagement décisif comme qualité de mon moi devant le moi absolu. Le pardon n’est possible que dans cette reprise comme toute lutte de l’amour. Sinon, la fatigue nous guette et tel un boxeur, vaillant et fier en début de combat, nous revenons sur le ring au douzième round, après avoir reçu d’innombrables coups, en piteux état et trouvant les secondes qui nous séparent de la fin du combat éternellement longues ! Celui qui est devant 626 Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, op. cit., p. 21-24 332 Dieu traverse le temps fier et vaillant de sa naissance à sa mort parce qu’il a vaincu. Ce n’est que dans la foi qui est la sienne que chaque round est pour lui le premier qui peut pardonner. Il n’est plus prisonnier de la comptabilité et peut en chevalier de l’amour revivre après Auschwitz, le Rwanda, et autres théâtres de la démence humaine s’ancrant dans la logique de la haine de soi et de l’autre comme une logique qui va jusqu’au bout de la logique627. B. Le chevalier de l’amour dans la foi Comment devient-on un chevalier de l’amour dans la foi ? Nous pouvons trouver une ébauche de ce chevalier dans l’humanisme dans l’expérience des « ébranlés » chez Patocka après la guerre de 1914-1918. « La solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, la compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, à l’attitude d’esclavage ou de liberté vis-à-vis de la vie, elle implique également la compréhension de la signification de la science et de la technique, de la force qu’on est en train de libérer. Toutes les forces en vertu desquelles seules l’homme d’aujourd’hui peut vivre, se trouvent potentiellement entre les mains de ceux qui en comprennent ainsi. La solidarité des ébranlés peut se permettre de dire « non » aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre.628 » Patocka part de ce constat que la paix actuelle est une fausse paix. Ce n’est qu’un état de guerre qui ne s’enclenche pas par la peur liée à l’incertitude d’en sortir vainqueur629. Pour lui, cet état ne pourra persister longtemps Au demeurant, il y aura toujours des guerres larvées pour vaincre l’autre630 car on n’a pas oublié l’humiliation subie ou le risque de l’humiliation à subir quand l’autre détiendra seul l’anneau de Cygès. Ceux qui ont combattu au front peuvent après cette expérience terrible du face-à-face avec le visage de l’autre soi, sortir de la fascination de la force qui ne cherche qu’à conquérir et à dominer l’autre. Et pourtant, après la première guerre mondiale il y en eut une deuxième. 627 « Il y a de moins en moins de monde autour de moi, c’est curieux. (Au miroir, d’une voix sourde) Trop de morts, trop de morts, cela dégarnit (…) La logique, Caligula, il faut poursuivre la logique. Le pouvoir jusqu’au bout, l’abandon jusqu’au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu’à la consommation. » Albert Camus, Caligula, op. cit., pp.105-106. 628 Jan Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 172 629 Ibid., p. 170 630 Ibid., p. 169 333 D’où ces interrogations de Patocka, « Pourquoi cette grande expérience, la seule à même de faire sortir l’humanité de l’état de guerre et d’inaugurer une paix réelle, n’a-t-elle pas trouvé son application dans l’histoire du XXe siècle, malgré le fait que les hommes y sont exposés à deux reprises pendant quatre ans, qu’ils n’y restent pas insensibles, qu’ils en sont effectivement changés ? Pourquoi n’a-t-elle pas développé son potentiel de salut ? Pourquoi n’a-t-elle joué, pourquoi ne joue t-elle pas dans notre vie un rôle analogue à celui qu’a eu et qu’a encore le combat pour la paix dans la grande guerre du XXe siècle ? »631 Patocka, après les génocides du Rwanda et de la Bosnie ainsi que les guerres de l’Irak ou contre l’Irak, aurait relativisé le combat mené sous la houlette des Nations Unies après la Grande Guerre. Revenons à ses interrogations et à la réponse qu’il pense avoir trouvé pour que l’expérience du front devienne une action effective et puissante pour la paix : la solidarité des ébranlés. Pour lui, ceux qui ont connu l’expérience du front sont restés chacun dans leur coin à combattre le mal. Ils auraient gagné à unir leurs forces pour crier haut et fort leur refus de toute forme de guerre. Je pense quant à moi, que Jankélévitch fait partie, d’une certaine manière, de ces ébranlés du front. Mais quand reviennent les fantômes, les visages des morts, la solidarité va jusqu’à un certain point. Le concept de la solidarité des ébranlés achoppe sur le pardon des victimes et des bourreaux. Celui-ci n’est pas une affaire collective mais individuelle. Tant que le pardon ne deviendra pas réel - Car le pardon est le soi devant Dieu, seul avec l’autre - , la solidarité sera emportée par les ouragans de la colère. Le combattant de l’amour ou le chevalier de l’amour est un solitaire. Qu’il soit membre d’une association pour la paix, il n’en reste pas moins solitaire. Mais son combat n’est pas sur le versant négatif. De la solidarité des ébranlés criant « plus jamais ça », il fait le saut pour entendre l’injonction « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même. » Roman Jacobson dans le post face des Essais hérétiques cite une phrase de Patocka : « Les ressources que nous avons à notre disposition pour le combat spirituel sont intellectuelles et morales »632. Le chevalier de l’amour tire sa ressource de la décision de la foi. Le combat spirituel est celui de l’appelé qui nomme, reconnaissant ainsi à tout autre cette identité 631 632 Ibid., p. 168 Ibid., p. 195 334 d’appelé nommant. Se laissant envahir par l’amour comme don qui le met en mouvement afin d’aller dans le monde entier rencontrer chaque homme son prochain, en lui apportant la bonne nouvelle : celle d’aller à l’école du christianisme pour recevoir une éducation religieuse en vue d’une paix réelle dans le monde où l’autre est source de joie et non de peur. C’est dans cette école que les mots de Belinski à Botkine « Ris si tu veux, je reste sur ma position : le sort du sujet, de l’individu, de la personne, est plus important que les destinées du monde entier.633 » sont pénétrés par l’atome d’éternité. Nous apprenons que l’amour du prochain est une grâce reçue de Dieu qui éveille à la réalité effective de l’autre ainsi qu’à la sienne propre en tant que créée à l’image de Dieu634. M’éveillant à mon propre être par la présence de l’absolu et de son image concrète, l’autre comme mon prochain et moi comme prochain de l’autre comme révélation d’une relation dans l’esprit, je peux me nommer chevalier de l’éternité car appelé comme tel par l’appel. Et, je peux écrire avec Kierkegaard. « Quand donc le calme s’est répandu sur toutes les choses à l’entour, solennel comme la nuit étoilée, quand l’âme devient seule dans tout l’univers, elle voit apparaître devant elle non pas un grand homme, mais la puissance éternelle elle-même ; alors le ciel semble s’ouvrir, et le moi se choisit ou plutôt se reçoit. Alors l’âme a vu le bien suprême que ne saurait contempler le regard d’aucun mortel et qu’elle ne peut jamais oublier, alors la personnalité reçoit l’accolade qui la sacre chevalier de l’éternité.635 ». Et j’ajoute qu’elle donne à l’autre l’accolade en tant que son prochain. 633 Cité par Basile Zenkovsky, Histoire de la philosophie russe, op. cit., p. 298 Robert Spaemann, Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, op. cit., pp. 137-150 635 S.K., L’alternative, O.C. 4 634 335 BIBLIOGRAPHIE 0euvres de Sören Kierkegaard Œuvres complètes, 20 volumes, traduction P.-H Tisseau et E.-M. Jacquet- Tisseau, Ed. De l’Orante, 1966-1986 Journal (Extraits), 5 tomes, trad. Ferlov et Gatau, Ed. Gallimard, 1942-1961 Correspondance, trad. A. M. Habbard, Ed. Des Syrtes, 2000 Etudes et critiques sur l’oeuvre de Kierkegaard - Agacinski Sylviane, Aparté-conception et morts de Sören Kierkegaard, Ed. AubierFlammarion, 1977. - Bellaiche-Zacharie Alain, Don et retrait dans la pensée de Kierkegaard. Melancholia, Ed. l’Harmattan, 2002 - Brezis David, Temps et présence. Essai sur la conceptualité kierkegaardienne, Ed. J. Vrin, 1991 Chestov Léon, Kierkegaard et la philosophie existentielle. 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