L`ART DU JONGLEUR - Jean

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L'ART DU JONGLEUR (1996)
Interroger aujourd'hui, une relation nouée à Freud et à un penseur présocratique, en considérant que ce
temps de lire est celui topologique, d'une autre façon de se faufiler en souplesse entre des espaces, d'une
autre perception, parce qu'avant l'instant de lier, il y a l'instant de voir.
L'objet de ces deux séminaires à venir est le Wo es war, soll ich werden de Freud. Plus précisément, on
examinera un dire de Lacan prononcé lors d'une conférence sur le Symptôme, à Genève - que j’appellerai
un « dis voire », « dis voire » d'un dialogue ignoré (et peut-être de Lacan lui-même) avec un philosophon
grec des temps d'avant Platon.
L'adverbe voire est de latin vera de verus vrai. Le dictionnaire étymologique nous indique qu'il se confond
avec voir de lat-videre - par ex. dis voire, ce qui est proprement dire : dis vrai, et donne voire. Ce Donne
voire, c'est-à-dire ce donne vrai, je vous le laisse comparer au Donner-à-voir d'un Lacan s'échinant des
années durant jusqu'au silence final à des monstrations topologiques.
Lire Lacan - prendre en compte l'espace au plus près parfois du Jongleur, équivoque qui toujours s'agite au
coeur du langage, au voisinage - voisinage participe de la topologie - au voisinage de l'abgrund, de
l’(a)bîme inquiétant il faut bien dire – « il faut bien dire » enfin. Il n'est pas simple joliesse de dentelle cet
(a)bîme inquiétant - l'art de la dentellière relève de la mathématique, relève comme toute tekhné du corps
(et il n’a pas besoin de savoir qu’on sait pour jouir d'un savoir). Le séminaire du 22 Octobre 1973 (1)
avance que l'espace, qui n'est pas intuitif, qui est mathématicien, semble bien faire partie de I’inconscient
structuré comme un langage; ce qui ne contrarie certes pas, le final du séminaire du 15 Mai de la même
année : Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l'inconscient.
Dans un petit livre, extrait de l’œuvre monumentale (2) de l'éminent sinologue
anglais Sir Joseph
Needham, on trouve ces deux phrases, écrites en 1190 concernant son origine, au Il éme siècle après J.C :
Une fois en mer, les marins qui ne peuvent plus profiter de la lumière solaire ou qui sont plongés dans les
ténèbres de la nuit et qui ignorent vers quel point de leur boussole les porte la course de leurs navires
effleurent l'aiguille avec un aimant. Cette dernière se met à tournoyer et pointe vers le Nord lorsqu'elle se
stabilise…
(1) Encore op cité
(2) La science chinoise et l’Occident éd. du Seuil 1977
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L'aimé de sa thèse, l'aimé de ma thèse, comme il le dit lui-même, Lacan, c'est Freud (notez que son
expression, résonne avec son cas Aimée, sa thèse de doctorat) ; ainsi, sa boussole relève du fief, du lieu et
c'est dire du topos re-découvert, nous dit-il, par Freud, avec cet indice : Freud, des présocratiques a fait
retrouvaille...
Je ne puis que fomenter à cette invite, à cette in-witz de travail, je ne puis ici qu'entreprendre une lecture
de Jacques Lacan, une liecture : condensation de type famillionaire, parce que Lier et lire se sont les
mêmes lettre (1). C'est un dire issu, sans nul doute, par grec λέγειν étendre, cueillir, lire et dire et
allemand legen,
coucher, lire et lesen cueillir, recueillir, lire, de l'attention qui fut sienne, lors de
l’établissement de la traduction qu’il donna en 1956, sous le regard de M. Heidegger, au numéro 1 de la
revue « La psychanalyse », du Logos de M. Heidegger.
Une liecture - qui appartient tout autant à ce désir de réveil. Aussi, qu’on reconnaisse en ma prévenance
rien de moins qu’un sain scepticisme, j'y consens, car à cette liecture, on conviendra que j'essaye, et c'est
dire aussi, avec l'étymologie de « essai », que, ça essaime - ça voudrait bien que ça essaime.
Lacan désigne tant la monstration topologique que la poésie, et notamment la chinoise à ceux qui sont
plongés dans les ténèbres de la nuit - la nuit obscure.
Wo es war, soll ich werden est une parole cardine de Freud - une formule (V Livre XI p.15) quasi
algébrique désignant de ses faces multiples un combinat de sens tout autre que cette lumière pleine d'espoir
évoquée par le vénérable fiat lux.
Voici en rappel quelques interprétations princeps :
- Là ou le S était, là le lch doit être.
- Là où C'était, là c'est mon devoir que je vienne à être.
S
- La fin que propose à l'homme la découverte de Freud, c’est le Wo Es War, soll ich werden : Là où fut
ça, il me faut advenir. Cette fin est de réintégration et de réconciliation.
- Là où c'était, où ce n'est plus que là parce que je sais que je l'ai pensé soll Ich werden.
- Cet objet (a), je dois le devenir, c'est ce que j'ai à faire advenir, il s’agit de tenir le rôle de l'analyste.
- Là où était la chose, je dois advenir.
QueIle que soit l'interprétation lacanienne de la parole, on voit qu’il s'agit toujours d'une approche, d'une
quasi- impérative invitation : d'un Viens-auprès.
(1) Encore op cité
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Approche, pourrait se gloser : viens auprès de ce qui gîte et c'est dire, qui demeure là. Ça gîte, là - dont
résonne, le chant, dont s'agite assonances et dissonances du divan dont nous avons accepté la charge. Ça
gîte. La langue enserre, atteint par mille rets tendus, un trait secret, continu d’un bout à l'autre de notre vie –
une cantilène dans laquelle nous sommes tous pris.
lnterprétant la parole freudienne, selon les phases de plus en plus serrées de son Enseignement jusqu'à
l'étranglement nodal des toutes dernières années, Lacan s'avoua plusieurs fois qu'elle égalait en résonance
la parole présocratique. Des présocratiques Freud a fait retrouvaille, dire cela de la parole freudienne, « les
retrouvailles » c'est retrouver ce qui a été - un temps - perdu.
Le 4 octobre 1975, Lacan prononça, à Genève, au Centre Raymond de Saussure, dans le cadre d’un weekend de travail organisé par la Société suisse de Psychanalyse une conférence annoncée sous le titre « Le
symptôme ». Une transcription de cette conférence fut publiée par Monsieur Mario Cifali (1). Lacan note
en dialecticien dans le livre III (2) qu’il faut faire vivre un texte par ce qui suit et par ce qui précède. Dans
le paragraphe final Lacan considère ainsi sa Proposition concernant la passe (3) - le passage de l’analysant
au psychanalyste -, en terminant par ces mots : J’essaie de leur expliquer ce que leur témoignage nous a
apporté, d’une certaine manière d’entrer dans l’analyse après s’être soi-même former par ce qui est
exigible. Ce qui est exigible, c’est évidemment d’être passé par cette expérience. Comment la transmettre si
on ne s’y est pas soumis soi-même ? (p.9)
Voici à présent le questionnement du Wo es war (p. 10, objet de ce séminaire) : Je voudrais évoquer ici la
formule de Freud du Soll ich Werden, à laquelle j’ai plus d’une fois fait un sort. (La transcription d’un
moment de la Conférence fait ici défaut. Il y a une coupure dans la transcription). Lacan poursuit : Werden
qu’est-ce que cela veut dire ? Il est très difficile de le traduire. Il va vers quelque chose. Ce quelque chose,
est-ce le den ? Le werden, est-ce un verdoiement ? Qu’ y a-t-il dans le devenir allemand ? Chaque langue
a son génie, et traduire werden par devenir n’a vraiment de portée que dans ce qu’il y a déjà de den dans
le devenir. C’est quelque chose de l’ordre du dénuement, si l’on peut dire. Le dénuement n’est pas la même
chose que le dénouement. Mais laissons cela en suspens. Ce texte est un dire, un « dis voire » qui ne peut
que nous toucher - à kern, comme disait Freud.
Pas plus que l'interprétation analytique, l'interprétation de la formule freudienne n'est pliable en tous sens.
(1) Bloc note de la psychanalyse n°5
(2) Les Psychoses op cité p.170
(3) in Scilicet 1 - Seuil 1968
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Il est question d'un aller-vers. Lacan note, le nombre anormalement élevé de ce VER- dans le lexique
freudien - verneinung, ververfung ...
Il est question d'un aller-vers - du devenir du sujet ; d'un devenir qui associe le second phonème den de
werden au phonème équivoque (l'accent aigu) dén de dénuement ; et qui précise ensuite que dénuement
n'est pas la même chose que dénouement. Dénuement, c'est un dérivé de dénuer qui, jusqu'au XVIéme
signifie « mettre à nu » - ensuite, le sens est figuré, il vient évidemment de lat. nudus « nu », il s'agit du
corps et dans l'empilement des strates de sens, du dénuement au sens moderne.
Quel est ce sens? C'est l'état de celui qui est dénué du nécessaire, dit joliment le Robert. L'écrivain Colette,
insiste : Ne plus posséder d'argent, ce n'est qu'une des étapes du dénuement. Soit quelque Chose d'autre
que l'argent; la Chose serait-elle en question? En fourrant mon nez dans le dictionnaire de l'Académie
française de 1932, j'ai pu constater ceci : après les deux colonnes consacrées aux mots qui commencent par
den, suivent celles qui commencent par dén et la définition de dénuement, qui inclut le signifiant Chose,
imprimé comme suit : Dénuement, état de celui qui est dénué de telle ou telle chose.
Lacan extrait de la formule freudienne Wo es war, soll ich werden, le den de werden et l'associe au -mot
dénuement en énonçant : traduire werden par devenir n'a vraiment de portée que dans ce qu’il y a déjà de
den dans le devenir. C’est quelque chose de l'ordre du dénuement.
Il nous faut remarquer aussi que Lacan suspend, met en attente dénouement, de son nouage du moment,
par ces mots : Le dénuement n’est pas la même chose que le dénouement. Mais laissons cela en suspens.
Le même dictionnaire énonce que dénouement est l'action de dénouer et qu'il n'est guère employé qu'au
figuré et signifie ce qui termine une pièce de théâtre, en démêlant le noeud de l'action –
Dénouement, son théâtre et son noeud final étant mis provisoirement en suspens, Lacan nous dit : wo es
war soll ich werden = dénuement puisque den dans le devenir = dénuement.
Il est question de la Chose, du Manque - du Rien. Souvenons-nous du séminaire L'ldentification - Là où
était la chose, je dois advenir.
Lacan coupe werden en deux, en extrait un den et l'associe à un autre phonème, partie de dénuement?
allusion que le den de werden serait le dén de dénuement ? D'associer tout ça lors d'une conférence alors
qu'il est question juste avant ce paragraphe de la Passe, c'est-à-dire au coeur du problème que se posait
Lacan à ce moment-là, le passage de l'analysant au psychanalyste, qu'est-ce qui pouvait, qui peut passer
par la tête de l’analysant pour passer la ligne rouge ?
Voilà d'où il provient, ce phonème den associé à werden. C'est exactement ce que me racontait ce matin
une jolie feuille d'arbre posée, là sur un siège du bistro du coin, car elle ne pouvait provenir des arbres à
l'entour. Elle était d'ailleurs, venue avec le vent d'automne, je ne sais d'où, tout en appartenant à la très
ancienne famille des arbres.
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Relisant L'Etourdit (1) j'ai trouvé ceci : Ainsi s'explique ce midire dont nous venons à bout, celui par quoi
La femme de toujours serait leurre de vérité. Fasse le ciel enfin rompu de la voie que nous ouvrons Lactée,
que certaines de n'être pastoutes, pour l'hommodit en viennent à faire l'heure du réel. Ce qui ne serait pas
forcément plus désagréable qu’avant.
Ça ne sera pas un progrès, puisqu'il n’y en a pas qui ne fasse regret, regret d'une perte. Mais qu’on en rie
la langue que je sers s’y trouverait refaire le joke de Démocrite sur le μηδέν : à l'extraire par chute du μή
de la (négation) du rien qui semble l'appeler, telle notre bande le fait d'elle-même à sa rescousse.
Démocrite en effet nous fit cadeau de l’ἄτομοs, du réel radical, à en élider le « pas »,
mais dans sa
subjonctivité, soit ce modal dont la demande refait la considération. Moyennant quoi le δέν fut bien le
passager clandestin dont le clam fait maintenant notre destin.
Je ne vais pas vous le commenter : le δέν fut bien le passager clandestin dont le clam fait maintenant notre
destin.
Est-ce tout ? Mais non.
Il y a quelque temps relisant la leçon du 12 Février 1964, Tuché et automaton, (2), soit onze années avant
la conférence à Genève sur le symptôme, j'ai trouvé ceci qui répond très bien à ce den que Lacan extrait de
werden selon ce qui a été dit.
C'est ainsi que j'ai entendu résonner les grecs dans Lacan interpellant Freud. Vous allez entendre comment
ce den se promène et resurgit tout à coup, tout comme ver se promène dans l'oeuvre du Père de la
psychanalyse.
Si le développement s'anime tout entier de l'accident, de l'achoppement, de la tuché, nous dit d'abord
Lacan, c'est dans la mesure où la tuché nous ramène au même point où la philosophie présocratique
cherchait à motiver le monde lui-même.
Il fallait quelque part un clinamen. Démocrite - quand il a tenté de le désigner, se posant déjà comme
adversaire d'une pure fonction de négativité pour y introduire la pensée - nous dit
- Ce n'est pas le μηδέν qui est essentiel, et Lacan poursuit : Démocrite ajoute - vous montrant que, dès ce
qu'une de nos élèves appelait l'étape archaïque de la philosophie, la manipulation des mots était utilisée
tout comme au temps de Heidegger.
- Ce n’est pas un μήδε, c’est un δέν, ce qui, en grec note Lacan est un mot forgé. Il n'a pas dit εν pour ne
pas parler de le, il a dit quoi ? - Il a dit, répondant à la question qui était la nôtre aujourd’hui, celle de
l’idéalisme. Rien, peut-être? non pas - peut-être rien mais pas rien.
(1) in Scilicet n°4 – op cité p.50
(2) Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse op cité p. 61
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Après ça, je voudrais faire juste quelques remarques : le Chantraine (1), nous dit sous δέν, qu'il existe un
génitif δένος qui se trouve dans un texte obscur : on traduit δένος par rien ou plutôt quelque chose.
D'autre part, comme Démocrite, contemporain d'Héraclite, fait consister l'essence de la matière dans les
atomes indivisibles qui se meuvent dans le vide, son δέν est bien en quelque sorte un atome, son phonème
ultime, Lacan procède de la même façon avec werden, par conséquent le δέν du μηδέν ne m'apparaît pas
comme un mot forgé mais au contraire de bon et gay scavoir ex-trait.
(1) P. Chantraine : Dictionnaire étymologique de la langue grecque éd. Klincksieck 1983
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