8 mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 881 - décembre 2013 Le matricule 178284, un emblème de solidarité Le matricule 178284 inscrit depuis 1945 sur l’écusson et le drapeau de la FNDIRP a une histoire déjà racontée mais souvent oubliée. Qui était le déporté auquel fut attribué ce numéro ? Comment ce matricule en vint-il à être utilisé par la Fédération ? au camp de Neuengamme, via le nord de la France et la Belgique. Dans la nuit du 3 au 4 septembre, Henri Uzan ­réussit à s’échapper du train aux environs de Dixmude dans les Flandres. Recueilli par la Résistance belge, il entrera bien­ tôt dans ses rangs avant d’être rapatrié en France. La préfecture de la Seine lui confia alors la direction du service mé­ dical du centre de la rue d’Artois. D Le récit de la famille Fogiel, rescapée de Blechhammer epuis 1945, les membres de la FNDIRP portent un insigne dis­ tinctif, à la fois aux couleurs de la France et à celles de la Déportation. Cet insigne en forme de blason rappelle la tenue rayée de bleu et de blanc des déte­ nus dans les camps de concentration. Au centre, un triangle rouge ­(attribué aux politiques dans les camps), traversé par un fil barbelé, l’ensemble étant sur­ monté d’un numéro matricule : le 178284. Mais qui porta ce matri­ cule ? C’est une longue histoire que rapporta parmi les premiers Roger Arnould, ancien résistant déporté à Buchenwald, historien autodidacte et documentaliste à la FNDIRP. A l’issue de nombreuses rencontres et de r­ echerches ap­ profondies, il publiait dans les Patriote Résistant de mai à juil­ let 1981 ses conclusions sur l’his­ toire du 178284. Bien plus tard, Georges Decarli, longtemps porte-drapeau n ­ ational de la FNDIRP, rédigeait un article sur ce thème dans notre jour­ nal (octobre 2002). C’est sur la base de leurs écrits et recherches que nous vous proposons une syn­ thèse de cette histoire de solidarité et de fraternité. *** « Je ne te demande pas quelle est ta conviction, ni quelle est ta religion, seule­ment quelles sont tes souffrances ». Cette devise de Louis Pasteur avait été affichée en bonne place par le Dr Henri Uzan dans le cabinet médical instal­ lé au Centre d’accueil des internés et déportés du 16 rue d’Artois à Paris où exerçait au printemps 1945 ce méde­ cin parisien. Il avait été arrêté parce que juif par la police de Pétain le 1er octobre 1941 et ­i nterné à Drancy. Avec le peu de moyens dont il disposait, il entreprit de soigner les malades qu’il voyait ensuite par­ tir, semaine après semaine, vers leur ­terrible destin. Il fut déporté à son tour en octobre 1943 dans l’île anglo-normande d’Aurigny. Après le débarquement du 6 juin 1944, la pression des Alliés obligea les nazis à évacuer l’île et à transférer les déportés Printemps 1945… Les premiers res­ capés de l’univers concentrationnaire ­reviennent. Quatre d’entre eux, un père et ses trois fils, se présentent rue ­d ’Artois début avril : un navire britan­ nique en provenance d’Odessa les a débarqués à Marseille quelques jours plus tôt avec 1665 Français, la plupart des prisonniers de guerre, mais aussi 62 dépor­ tés ­recueillis l’emblème pa r les de la fndirp Soviétiques depuis 1945. en janv ier 1945 après la libération ­d ’Auschwitz. Les quatre hommes, ce qui restait de la famille Fogiel car la mère et la sœur avaient été gazées à Birkenau, furent détenus dans un kom­ mando d’Auschiwtz-III : Blechhammer. C’était le lieu d’implantation d’un impor­ tant complexe de l’industrie chimique dont le maître d’œuvre était l’OHW (Oberschlesische Hydrierwerke, AG), une firme liée au géant IG-Farben, grand exploiteur de la main-d’œuvre concen­ trationnaire, parmi d’autres. L’un des fils Fogiel, Bernard, raconta au Dr Uzan leur parcours, décrivit le camp qui, le 1er avril 1944, devint dépen­ dant d’Auschwitz-III. C’est à cette date qu’un nouveau commandant SS leur fit tatouer un matricule sur le bras gauche dans des séries supérieures à 170000, celui de Bernard étant le 177085. Ce dernier évoqua encore les alertes, les descentes dans les caves, les dégâts après le bombardement de l’automne 1944, les morceaux de fils électriques jonchant le sol de l’usine où il travail­ lait, qui produisait de l’essence synthé­ tique tirée du charbon et divers autres produits de remplacement. Une aubaine que ces fils pour les déportés dépour­ vus de bretelles, de ceinture, de lacets ! Hélas, un responsable nazi de passage nota les numéros des ramasseurs et les accusa d’avoir sciemment arraché les fils électriques sur des installations en fonctionnement, il s’agissait donc pour lui de sabotage. C’est là qu’entra en scène un kapo du nom de Charles Oschkor, un kapo bien­ veillant. Pour la frime, raconta Bernard Fogiel, il gifla les infortunés et affirma au nazi pour l’apaiser qu’il s’occuperait des sanctions plus tard. Le responsable nazi parti, on pensa l’histoire terminée. Manque de chance il revint quinze jours plus tard et demanda au commandant SS quelles suites avaient été don­ nées à l’affaire. Enquête. Les accusés saboteurs furent vite retrouvés et le kapo qui vou­ lait les sauver fut déclaré com­ plice. C’est devant des milliers de détenus contraints d’assis­ ter au garde-à-vous à la funeste céré­monie ponctuée par la po­ lyphonie de l’orchestre du camp qu’Oschkor et deux Turcs juifs furent pendus. Là où chacun était censé ne songer qu’à sa survie, la soli­ darité était pourtant présente… La famille Fogiel fouilla sa mé­ moire et crut pouvoir dire que le matri­ cule du fraternel Oschkor était le 178 284. Naissance d’un emblème Profondément impressionné par l­ ’histoire, le Dr Uzan passa une nuit pé­ nible, accablé par ses propres souvenirs de déportation. L’idée d’une sorte d’em­ blème commença à hanter son ­e sprit. Le lendemain, il partagea son émo­ tion avec sa collaboratrice, M lle Watel, Roberty, le directeur du Centre, avec lequel il avait créé l’Association des in­ ternés et déportés politiques (AIDP), et un ami, M. Longequeue, également en fonction au Centre. Chacun imagi­ na un symbole, crayonna, donna ses suggestions. Petit à petit apparurent les bandes bleues et blanches, puis le triangle rouge du politique, et le F pour les Français, le barbelé en diagonale. Et le matricule 178284, pour honorer le sacrifice du kapo Oschko. Le talent de dessinateur de M. Longequeue concré­ tisa le tableau qui se voulait symbo­ lique de l’unité et de la solidarité de la Déportation. Placé dans un cadre, le tableau fut accroché dans le cabinet du docteur et fit pendant à la devise de Louis Pasteur. Mai-juin 1945. Retour en France de la plupart des déportés survivants. Pour faire face à leurs besoins, tenter d’aider les familles dans leurs recherches déses­ pérées, plusieurs associations virent le jour. La tâche était énorme. L’une d’elles, de caractère national, s’instal­ la… au 10 rue Leroux avec pour nom : Fédération nationale des centres d’en­ traide des ­internés et déportés poli­ tiques. Sa p ­ remière conférence nationale eut lieu le 10 avril 1945. En juillet, un différend l’opposa au Centre de la rue d’Artois à propos des s­ ervices de l’assis­ tance médi­c ale aux ­déportés. Un accord satisfaisant au mieux les inté­rêts des déportés et ­internés fut trouvé, et des responsables de la rue Leroux, Maurice Delecolle et Maurice Lampe, deman­ dèrent au Dr Uzan : « Pour sceller notre amitié, de quelle manière pourrions-nous vous faire plaisir ? » Question imprévue pour l’ancien de Drancy, rescapé d’Au­ rigny. Cependant jaillit une réponse : « Je possède un tableau qui pour moi symbolise toute la déportation, je serais ­heureux que votre fédération en fasse son emblème ». Dès le mois d’août 1944, des rescapés des camps nazis circulèrent dans Paris le boutonnière garnie de l’insigne qui ho­ nore le 178284. Peu en connaissaient l’his­ toire, on croyait à un n ­ uméro de hasard. Le 27 août 1945, deuxième conférence de la Fédération des centres d’entraide. Sur la couverture de la brochure présen­t ant le rapport du secrétaire général Delecolle figurait l’écusson avec ses trois couleurs et le matricule. Quelques mois plus tard, la Fédération des centres d’entraide se transforma en Fédération nationale des déportés et inter­nés, résistants et patriotes. Elle conserva le patrimoine de la rue Leroux… et son insigne. Décembre 1945 : Porté par des témoins, le 178284 était virtuellement face à ses bourreaux quand les chefs de file du nazisme furent jugés devant le tribu­ nal international de Nuremberg. Parmi ces témoins, Marie-Claude VaillantCouturier, rescapée d’Auschwitz et de Ravensbrück, et Maurice Lampe, rescapé de Mauthausen. Cette première appari­ tion de l’emblème dans des circonstances historiques sera suivie d’innombrables autres au fil des ans et des décennies. 178184 ou 178284 ? Le temps passa et l’histoire du kapo de Blechhammer fut complètement oubliée. En 1970, Marcel Paul, président-fon­ dateur de la FNDIRP, voulut en savoir plus sur le déporté 178284 et adressa mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 881 - décembre 2013 une demande à la Mission française de recherche auprès de l’ambassade de France en RFA. Stupeur ! On lui apprit qu’il s’agissait d’un déporté juif hollandais, Markus Polak, né le 24 avril 1923 aux Pays-Bas, marchand des quatre saisons à Rijsen où il habitait, arrêté par la Gestapo le 27 août 1942 et détenu d’abord au camp de Westerbork. Il était arrivé à Blechhammer le 23 janvier 1943, imma­t riculé une première fois sous le ­numéro 178284. Transféré en janvier 1945 à Buchenwald sous le matricule 118382, il fut ­a ffecté au kommando d’Ohrdruf. Mais son calvaire n’était pas terminé. Envoyé à Bergen-Belsen, il y mourut du typhus après la libération du camp, aux alen­ tours du 31 mai 1945. Telle est l’odys­ sée et l’histoire du véritable 178284. Mais alors, écrit Roger Arnould, « le numéro sur l’insigne de la FNDIRP, le récit recueilli par le docteur Uzan début avril 1945 par un témoin direct, confirmé depuis par d’autres, le kapo pendu à Blechhammer… qu’en reste-t-il ? Tout semblait remis en question… » Les quatre rescapés de la famille Fogiel s’étaient manifestement trompés de ­numéro. Mais qui était donc Oschkor ? D’autres recherches furent menées à l’initiative de Charles Joineau, secré­ taire général de la FNDIRP, qui eut l’idée d’une nouvelle démarche pour sortir de l’impasse. Un dossier, assez pauvre en informations, émanant du Service inter­national de recherches d’Arolsen, permit tout de même d’apprendre en 1975 que Oschkor Chaïm, ou Charles en France, était né le 7 août 1904 à Vignitz en Roumanie. Il fut arrêté au 11 bou­ levard Poniatowski à Paris et déporté de Drancy vers Auschwitz le 28 septembre 1942. En marge du dossier, cette re­ marque : « En l’absence de documents il n’est pas possible de délivrer un certificat de décès » ! On sait encore qu’il était ­i ngénieur chimiste employé par la so­ ciété Shell à Paris, qu’il était marié et avait deux enfants, que sont-ils devenus ? Et on connaît sa fin digne et tra­ gique à Blechhammer. Partant de l’attribution des matricules par ordre alpha­bétique, on peut sup­ poser que Charles Oschkor fut intercalé après Obréjean, le numéro 177277, et avant vue de l’usine ig-farben, à monowitz (auschwitz iii). d’elle dépendait la firme ohw du kommando de Pudeleau, le 178215, et blechhammer, où travailla le porteur du matricule ­penser qu’il reçut le 178184. 178284. c’est dans ce kommando que le bon kapo D’où la facile erreur de la charles oschkor fut pendu pour complicité de famille Fogiel. sabotage. 9 Ce qui importe finalement, c’est la personnalité de Charles Oschkor, que Bernard Fogiel avait décrit de la sorte : « Je ne l’ai ­jamais entendu élever la voix et je ne connais personne qui s’est plaint d’avoir eu à souffrir de lui. Il avait très bonne répu­tation et chacun aurait souhaité appartenir à son kommando… Sérieux et aussi souriant que possible, au camp cela tenait du miracle. Le fait que dans ces circonstances il y en avait un prêt à en sauver d’autres au prix le plus cher, alors que tous nous cherchions à survivre, malgré l’entourage, l’abrutissement, les bourreaux. Quel merveilleux exemple d’espoir et de continuité humaine. » En conclusion de ses trois articles dans le Patriote Résistant, Roger Arnould obser­vait, fort justement : « Le docteur Uzan ne pouvait pas mieux choisir son modèle. Charles Oschkor correspond admirablement à ce qu’il souhaitait pour symboliser la Déportation. Que le numéro retenu ne soit qu’approchant ne change rien. Même cette dépersonnalisation, rappelant que les déportés étaient voués à la déshumanisation et à l’anéantissement par leurs bourreaux SS, vient renforcer la signification profonde de l’insigne ». n témoignage 1944, Noël à Neuengamme Louis Martin-Chauffier, qui a été un grand chroniqueur du Patriote Résistant, raconte ici son Noël 1944 au camp de Neuengamme, dans le nord de l’Allemagne. Comme dans tous les camps nazis, il n’y eut pas de trêve pour les déportés à l’occasion de cette fête. L ’approche de Noël aggravait encore notre peine et notre déception. Alors que, dans la suite mono­ tone des jours, dans l’effort, la fatigue, la crainte, l’angoisse de chaque instant, le temps coulait sans se laisser mesurer, un « jour de fête » est une date, un ­repère qui fixe l’attention, vous force à évoquer tous les espoirs perdus et à raviver les regrets. Rien ne nous permettait de croire que cet interminable hiver nous offrirait à son terme la liberté retrouvée. L’offensive soviétique tardait ; les autres alliés piéti­ naient sur la rive gauche du Rhin. Au camp et au revier où je me trouvais alors, la rigueur du froid s’ajoutait à tous les autres maux et la mort faisait pleine moisson, le c­ rématoire fonctionnait à pleins feux. Le jour de Noël fut le pire de tous. Croyants et in­ croyants c’était, aux temps heureux, une fête marquée d’une pierre blanche. Fête religieuse, pour les uns ; fête de famille pour tous. La pierre blanche, cette annéelà, était devenue noire : et plus pesante qu’elle n’aurait été légère dans un univers retrouvé. Chez ceux qui, pour survivre, s’efforçaient d’écarter la mémoire et de chasser le souvenir des jours enfuis et de tous ceux, tant aimés, dont le sort nous demeu­ rait inconnu, mémoire et souvenir revenaient à flots et renversaient leur fragile défense. La privatisation et l’angoisse s’associaient pour leur rendre présents ceux qui les attendaient peut-être ou qui peut-être avaient péri de leur côté sous les bombardements, ou v­ aincus par une extrême misère, ou parce que leur de bataille, le dernier blessé avait lancé son dernier cœur n’avait pas pu résister à la même privation et une cri avant d’être le dernier mort. Mon compagnon de pire angoisse. (…) paillasse, un vieux montagnard suisse qui s’était fait Par les fenêtres, ouvertes au vent du Nord, un grand sa­ prendre en portant des messages, pleurait sans bruit pin aux branches étalées, offrait à notre vue un arbre de en me tenant la main serrée, très fort. Noël, sans givre, sans bou­ gies, sans guirlandes, sans cadeaux, sans enfants, sans familles. On l’avait planté là pour rendre plus aigus nos regrets, comme l’image dé­ risoire de ce qui nous man­ quait. Il entrait dans nos regards comme le sel dans la plaie. Et pour en prolon­ ger l’effet, on l’illuminait le soir, il nous poursuivait jusque dans nos longues insomnies. « au camp et au revier où je me trouvais alors, la rigueur du froid s’ajoutait On nous avait promis des à tous les autres maux et la mort faisait pleine moisson, le ­crématoire gâteries : confitures, ciga­ fonctionnait à pleins feux… ». rettes, soupe sucrée, supplément de pain. Naturellement, Cette évocation, impossible ce soir-là de l’espoir et de rien ne vint. La promesse était faite, non pour être te­ la liberté, avait été trop déchirante pour des cœurs dé­ nue mais pour décevoir notre attente. Cette fraude n’at­ sarmés, sans défense, sans recours, et rendus sensibles teignit pas son but. Elle nous réjouit, au contraire : la à l’extrême. Au lieu de la colombe de l’Arche arrivant déception eût été de prendre nos geôliers en flagrant à tire-d’aile du fond du ciel, c’était un vol pesant de délit de loyauté. Cela n’arriva jamais ; ils étaient bien chimères emportées au milieu des nuages par le vent trop bêtes pour comprendre ces choses-là, et que le de la nuit sans fin. mépris qu’ils nous inspirèrent pouvait être un ali­ Le lendemain, la vie reprit. Si l’on peut appeler vivre ment revigorant. ce pas à pas au bord du néant. Mais du moins cette Quand vint le soir, un chant s’éleva. C’était la fa­ journée était pareille aux autres, anonyme, perdue. meuse ballade des déportés, dont un jeune avocat belge Le crépuscule quotidien remplaçait la contre-féerie détaillait à mi-voix, les paroles. Nous écoutions dans qui nous avait fait tant de mal. Et nul ne regardait un grand silence, le cœur serré. Rien n’est plus triste plus l’arbre de Noël dépouillé de tous ses maléfices. qu’une chanson. Quand vint le dernier couplet, celui de A quand la prochaine fête ? l’espoir et de la liberté, la voix s’étouffa dans un san­ Louis Martin -Chauffier (1986) glot. Le silence se prolongea comme si, sur un champ