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Mémoire n°116
CENTRALISATION & DECENTRALISATION A LA
FRANÇAISE. HISTOIRE, MODELES ET THEORIE
Sylvain SOLEIL
Professeur de Droit à l’Université de Rennes I
Directeur du Centre d’Histoire du Droit (CHD)
Rennes, le 15 septembre 2006
Mémoire 116.doc
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SOMMAIRE
1.
L’ŒUVRE DE L’ANCIEN REGIME : UNITE POLITIQUE ET DIVERSITE
INSTITUTIONNELLE .................................................................................................................................. 2
1.1
1.2
2.
L’ANCIEN REGIME DES ROIS ETAIT-IL CENTRALISATEUR ? ................................................................ 2
LE PROCESSUS D’UNIFICATION......................................................................................................... 5
L’ŒUVRE DES REVOLUTIONNAIRES : UNITE, UNIFORMITE ET CENTRALISATION ....... 8
2.1
2.2
LE PROJET CENTRALISATEUR. .......................................................................................................... 8
UNE BATTERIE DE MESURES CENTRALISATRICES..............................................................................12
3.
L’ŒUVRE NAPOLEONIENNE : SALUT DE LA REPUBLIQUE ET SYSTEME GENERAL DE
L’EUROPE ....................................................................................................................................................13
3.1
3.2
4.
LA CENTRALISATION SELON LA LOGIQUE DES ANNEES 1799-1815. ...................................................13
CENTRALISATION ET DECENTRALISATION SELON NAPOLEON. ..........................................................17
LA DECENTRALISATION : REFORMES ET THEORIE ..............................................................17
4.1
4.2
REFORMES. ....................................................................................................................................19
THEORIE. .......................................................................................................................................19
Mémoire 116.doc
1
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Vouloir comprendre le double mouvement de centralisation et de décentralisation à la
française, nécessite de bien appréhender, grâce à l’histoire des institutions et à l’étude de la
théorie de l’Etat, la nature profonde de ce que l’on nomme la décentralisation, par référence à
la centralisation à la française. Ces deux thèmes s’enracinent en effet dans notre histoire
nationale, selon des moments que nous allons évoquer tour à tour : l’Ancien Régime poursuit
une logique d’unification par l’incorporation progressive et poussée des territoires, des cadres
institutionnels et des populations des anciens grands fiefs rattachés au roi de France ; les
Révolutionnaires inventent le projet centralisateur en exaltant le cœur vibrant de la Révolution
(Paris) et en uniformisant tous les territoires ; Napoléon, pour d’autres raisons, continue la
même logique en la systématisant, en cherchant à en faire un mode ordinaire de décision, en
la modélisant pour l’étranger. C’est alors que la décentralisation, par réaction, va devenir un
thème politique et technique majeur, avec des réformes progressives qui organisent le paysage
institutionnel actuel.
1. L’ŒUVRE DE L’ANCIEN REGIME :
UNITE POLITIQUE ET DIVERSITE INSTITUTIONNELLE
1.1 L’Ancien Régime des rois était-il centralisateur1 ?
Nous sommes redevables à Tocqueville, qui publie L’Ancien Régime et la Révolution en
1856, d’avoir remis en cause la rupture du moment 89, pour insister sur le sens des
continuités. Selon lui, le processus centralisateur napoléonien qu’il dénonce (notamment par
référence à son père préfet) est l’héritier du système mis en place au Grand Siècle. Colbert
annonçait les hommes du Comité de Salut Public et le général Bonaparte. Le conseil du roi
annonçait le Conseil d’Etat. L’intendant louis-quatorzien annonçait l’envoyé en mission de
1793 et les préfets de l’an VIII :
« un corps unique et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le
pays ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul
agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent
agir sans qu’on les autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où
1
Nous résumons ici nos deux études : S. Soleil, L'Ancien Régime centralisateur ou respectueux des libertés ?,
Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur l'anthropologie
de l'Etat de Caen, décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois (dir.), éd. F.-X. de Guibert, 2003, p. 13 et s. ; L.
Jaume et S. Soleil, Centralisation / Décentralisation. Retour sur quelques certitudes historiques, Actualité
Juridique Droit Administratif, 2005, p. 760 et s.
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l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est cela, sinon la centralisation que nous
connaissons ? […] On n’a eu, depuis, à lui ajouter ni lui ôter rien d’essentiel ; il a suffi d’abattre tout ce
qui s’élevait autour d’elle pour qu’elle apparût telle que nous la voyons. […] Au moment où la
Révolution survint, on n’avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif de la France ; on
en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre »2.
Le schéma décrit par Tocqueville, on doit le reconnaître, est très convaincant, notamment
parce que ce grand intellectuel est parmi les premiers à voir les permanences au-delà du choc
révolutionnaire. Pourtant, de nombreux historiens des institutions remettent aujourd’hui en
cause ce schéma3.
Tocqueville n’est historien que de façon incertaine. Il a travaillé sur la base non pas d’une
hypothèse historique, mais d’une théorie. Il est en effet un historien politique comme tant
d’autres en son temps (Hegel, Guizot, Marx, Michelet et les contre-révolutionnaires, qui
voient tous dans l’histoire la révélation d’un grand dessein). Or, le sens de l’histoire, pour
Tocqueville, est celui de la réalisation de l’individualisme et de l’égalitarisme combinés à
l’Etatisme et la centralisation, sur lesquels la responsabilité des trois derniers Bourbons lui
paraît accablante, parce qu’ils ont laminé l’aristocratie dont il est l’héritier. Il y a sur ce point
de magnifiques pages dans sa correspondance et ses deux ouvrages majeurs. Imprégné de sa
théorie de l’histoire, Tocqueville part de l’idée que les archives vont lui révéler « que la
centralisation administrative est une institution de l’Ancien Régime et non pas l’œuvre de la
Révolution ni de l’empire »4. Qu’a-t-il donc trouvé dans les archives ? Que la centralisation
administrative est une institution de l’Ancien Régime et non pas l’œuvre de la Révolution ni
de l’empire…
Or il se fonde, pour son étude, sur les archives d’une intendance, celle de Tours, et celles de
quelques bureaux centraux (série F des Archives nationales). Dans ce cadre réduit d’analyse,
le schéma institutionnel va effectivement ressembler au schéma napoléonien. Et c’est ce qui
l’entraîne à surévaluer la place du Contrôleur, de ses bureaux et des intendants en affirmant
qu’à côté d’eux il n’y a plus rien parce que l’aristocratie et les grands officiers (gouverneurs,
sénéchaux) ont été laminés ; à croire aussi, et tant de publicistes après lui, que les intendants
préfigurent les préfets, que Versailles préfigure Paris, que le Conseil du roi préfigure le
Conseil d’Etat, que le schéma d’Ancien Régime préfigure l’ordre napoléonien, et que les
ordres passent de Versailles aux généralités et jusqu’aux Français, comme, plus tard, ceux de
2
A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1967, p. 128-129.
F.-X. Emmanuelli, Un mythe de l’absolutisme bourbonien : l’intendance, du milieu du XVIIe siècle à la fin du
XVIIIe siècle, PUAix-en-Provence/Honoré Champion, 1981 ; S. Mannoni, Une et indivisible. Storia
dell’accentramento amministrativo in Francia, 2 vol., t. 1 : La formazione del sistema (1661-1815), Giuffrè,
1994.
4
A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1967, p. 89.
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Paris passeront aux départements et « jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social ».
On a du mal à souscrire à cette idée, aussi bien pour des raisons historiques que linguistiques1.
Partons d’une phrase classique sous la plume des publicistes qui ont traduit Tocqueville dans
leurs manuels : « les intendants, qui furent les véritables ancêtres des préfets, disposaient de
nombreux pouvoirs… »2. Elle effectue dans l’esprit du lecteur un transfert comme dans une
équation mathématique du premier degré où l’on cherche à quel quotient ou racine se rapporte
l’inconnue. Dans notre exemple, on transfert l’attention du lecteur sur « le préfet » (la donnée
connue) pour définir « l’intendant » (l’inconnue). Or, chacun croit savoir qu’un préfet est
chargé seul de l’administration du département (art. 3 de la loi du 8 pluviôse an VIII). De
sorte que l’intendant administrait seul son territoire… Bien qu’en réalité, intendant et préfet
soient différents tant dans leur nature que dans leur activité concrète3. Par l’alchimie de
quelques mots, on a fait de l’histoire à l’envers : en parlant d’une institution passée avec des
matériaux du futur, c’est du XIXe siècle dont il est question. Mais, rétorquera-t-on, si ce
transfert n’est pas voulu par le locuteur ? Si la phrase n’est écrite que par souci de pédagogie ?
Réponse tirée de la linguistique : la phrase n’appartient pas au locuteur. Elle est
communication, elle concerne autant le lecteur (ou l’auditeur) que le locuteur. De sorte que le
locuteur reste responsable – et nous savons combien un mot mal choisi peut avoir de
conséquences à cause des représentations parfois délirantes qu’il fait naître dans l’esprit de
l’auditeur… – si le lecteur traduit la phrase de la manière suivante : les intendants d’Ancien
Régime avaient les mêmes pouvoirs que le préfet.
La réplique pourrait certes être la suivante : « peu importe que le mot se trouve ou pas dans
les sources, si l’on y décèle le concept ». N’est-il pas vrai ? A voir. Car les mots ne déplacent
pas seulement des concepts, mais aussi, avec eux, tout un monde de représentations4. Partons
d’un autre exemple : quand Tocqueville affirme « que la centralisation administrative est une
institution de l’Ancien Régime et non pas l’œuvre de la Révolution ni de l’empire »5, il ne
transpose pas seulement un mot inconnu sous l’Ancien Régime, mais encore tout un monde
institutionnel du XIXe siècle vers les siècles précédents. Il suffit de fermer les yeux pour
1
Nous reprenons ici nos remarques tirées de la communication au colloque de la Société d’Histoire du Droit : C.
Camby et S. Soleil, Histoire du droit et linguistique. Réflexions autour des mots wergeld et monarchie
administrative, dans L’histoire de l’histoire du droit (colloque de Toulouse, juin 2005), J. Poumarède (éd.),
Revue d’histoire du droit et des idées politiques, 2006, à paraître.
2
Voir J.-M. et J.-F. Auby, Droit des collectivités locales, PUF, 1998, p 11 ; voir aussi J. Bourdon, J.-M. Pontier
et J.-Cl. Ricci, Droit des collectivités locales, PUF, 1998, p. 16.
3
Pour synthétiser, les intendants sont des magistrats, les préfets, des administrateurs ; les intendants n’œuvrent
qu’en fonction d’une double clientèle à Versailles et en province, clientèle infiniment moins contraignante pour
les préfets ; les intendants ont une lettre de commission large, mais n’agissent qu’en fonction des ordres précis
du gouvernement et des relations avec les institutions et les clientèles locales ; enfin, ils animent une institution
squelettique. Voir supra note 5.
4
The selected Writings of Edward Sapir, ed. D. G. Mandelbaum, University of California Press, 1951, p. 162 ;
B. L. Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956, trad. fr. C. Carme, Denoël, 1971, p. 193, cités par S. Auroux,
J. Deschamps & D. Kouloughli, La philosophie du langage, PUF, 2004, p. 180.
5
A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1967, p. 89.
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4
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s’apercevoir de tout ce que véhicule avec lui le mot centralisation : 1) un centre (Paris, les
ministères et les bureaux) où est concentrée non seulement l’information (« il faut, exige
Montalivet en 1812, qu’au centre, on sache tout ! ») mais encore la prise de décision pour tout
le pays, 2) un agent local pourvu des plus larges moyens pour administrer seul son territoire,
3) une organisation institutionnelle uniformisée ayant atomisé les corps et les pouvoirs locaux
afin de permettre à la même décision d’être appliquée partout de la même façon, 4) des
rapports étroits entre le centre et la périphérie tels que les décrit Chaptal : transmettre « la loi
et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la
rapidité du fluide électrique ». Derrière la magie du mot Centralisation, toutes ces
représentations arrivent en cortège au beau milieu de l’Ancien Régime, si bien qu’elles
bouleversent complètement la réalité que ce mot était censé décrire. Elles vont entraîner à
négliger les différences et la singularité radicale du droit public des XVIIe-XVIIIe siècles.
Elles deviennent l’Ancien Régime. En substance, c’est d’ailleurs le reproche que Furet
adressait à Tocqueville : toute l’incroyable vitalité des centaines de milliers de corps
(parlements de province, états provinciaux, présidiaux, sénéchaussées, justices seigneuriales,
corps de ville, paroisses, corporations, confréries, etc.), toute la problématique des divers
statuts (offices, commissions) ont échappé à Tocqueville, car d’une part la série F des
Archives nationales et l’intendance de Tours à partir desquelles il a écrit son ouvrage ont
occupé toute la place, mais encore et surtout le monde qui était le sien et qu’il a transposé aux
siècles précédents a bouleversé tous les schémas du réel. Ce monde était étranger à l’ancien,
non pas le même monde avec d’autres étiquettes, c’est-à-dire des vocabulaires différents.
Mais alors, tout bien considéré, à quoi correspond l’effort du gouvernement royal sous
l’Ancien Régime ?
1.2 Le processus d’unification.
Il faut insister sur l’idée selon laquelle le gouvernement royal a travaillé, plus qu’ailleurs en
Europe, à unifier le royaume, à incorporer au roi souverain territoires, corps, institutions et
peuples. Suivant la vision organiciste, qui prévaut encore, par tradition, sur la vision
mécaniciste qui gagne peu à peu les philosophes et certaines élites, on traite les questions de
pouvoir selon des logiques corporelles. Saint Paul avait imprégné les théologiens de la théorie
qui voulait que l’Eglise fût un corps dont le Christ est la tête. Les auteurs politiques, en écho,
montraient que le royaume est un corps dont le roi est la tête. Un roi qui était lui-même
représentant (rendant présent…) ou lieutenant (tenant-lieu) de Dieu sur terre. Toute
l’entreprise politique des siècles qui précèdent 1789 vise à intégrer les centaines de milliers de
corps qui organisent la France au corps du royaume, par sa tête, c’est-à-dire par la dignité ou
la fonction royale. C’est une entreprise d’incorporation produisant des institutions qui, avec la
tutelle des intendants, travaillent au nom du même roi seul souverain ; des provinces, des
seigneuries, des états, des villes, des compagnies d’officiers, des corporations de métiers, des
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communautés de toutes sortes qui, quoi qu’elles se policent elles-mêmes suivant des degrés
divers, relèvent du même roi ; des territoires qui, malgré leur diversité (pays d’états, pays
d’élection, pays de conquête), sont réunis au même roi souverain. Ce qui nous donne
l’impression de rapports flous entre lui et ses provinces relève d’un habile compromis qui ne
peut se concevoir que dans la vision organiciste :
« Le Dauphiné, explique l’avocat général Vidaud de la Tour au XVIIIe siècle, est un Etat distinct et
séparé du Royaume, attaché inséparablement au royaume, mais régi par ses lois et ses usages, ne
reconnaissant point les lois du royaume antérieures à la réunion et n’en reconnaissant d’autres depuis la
réunion, que celles qui ont été publiées dans les formes particulières, qui servent encore plus elles-mêmes
à caractériser et à maintenir cette distinction »6.
Dans le même sens, le gouvernement royal, après la conquête de Nice, refuse de concentrer
les décisions malgré les requêtes de certaines autorités françaises présentes sur place et de
quelques autorités niçoises7. On pourrait encore ici traiter de l’incorporation des justices
seigneuriales8, des villes ou de l’Eglise gallicane9. Si l’emprise est plus forte au XVIIe siècle
qu’auparavant, on le doit aux guerres civiles du second XVIe siècle qui ont fait craindre une
gangrène généralisée des membres et, en définitive, la disparition complète du corps du
royaume : on pense par exemple à Richelieu et Colbert, lui qui a manifesté son intention
d’utiliser sa clientèle d’intendants pour mener sa politique notamment dans le domaine
commercial et maritime 10 ; pour ce faire, il centralise l’information qui remonte des provinces,
fait passer des circulaires et ordonne sur des points très précis. Mais lorsqu’il déclare à
l’intendant d’Aguesseau en 1675, « le Roi veut qu’il y ait de l’uniformité dans son royaume »,
Jean-François Dubost prévient qu’il ne faut pas se tromper d’uniformité. L’uniformité de
Colbert, comme celle de Richelieu, s’entend de la manière de respecter l’autorité royale et de
payer l’impôt royal d’un bout à l’autre du royaume ; pas du tout de mettre en place un réseau
centralisé et des institutions uniformisées, car « peu importe le système administratif par
6
Cité par Ph. Didier, Aux marges du royaume : « le roi de France est empereur du Dauphiné », La frontière des
origines à nos jours (colloque de la Société d’Histoire du droit, Bayonne, mai 1997), PUBordeaux, 1998, p. 225
et s.
7
P.-O. Chaumet, L’administration française d’un pays conquis sur la Maison de Savoie : le comté de Nice sous
le règne de Louis XIV (1691-1696) / (1705-1713), thèse droit, Paris II, 2002.
8
Les justices de village. Administration et justices locales de la fin du Moyen Age à la Révolution (colloque du
Centre d'histoire des régulations et des politiques sociales, Angers, octobre 2001) F. Brizay, A. Follain et V.
Sarrazin (dir.), PURennes, 2002.
9
S. Soleil, L'Ancien Régime centralisateur ou respectueux des libertés ?, Décentraliser en France. Idéologies,
histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur l'anthropologie de l'Etat de Caen, décembre 2002),
C. Boutin et F. Rouvillois (dir.), éd. F.-X. de Guibert, 2003, p. 13 et s.
10
Voir notamment Un nouveau Colbert, Sedes, 1985.
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lequel on y parvient »11. Colbert est très pointilleux quant au respect des compagnies
d’officiers sans lesquels l’encadrement quotidien des populations est impossible. Et lorsqu’il
s’aventure à proposer au roi de supprimer les états provinciaux des Pyrénées ou d’unifier le
droit privé dans un code civil, il se heurte au refus de Louis XIV12. D’ailleurs, à sa mort, c’est
le chancelier Pontchartrain qui va cumuler les plus hautes charges et insuffler un tout autre
esprit que celui du clan Colbert13. Et si l’emprise essaie d’être encore plus forte au XVIIIe
siècle, c’est que la tête (le roi et son gouvernement) cherche à ce que les membres soient
mieux tenus qu’avant.
D’ailleurs, de leur côté, les multiples corps qui composent la France ont une vitalité
stupéfiante quand on pense que Tocqueville nous assurait qu’elles n’étaient plus qu’un titre
vide. Evidemment, il n’a pas étudié leurs archives. Il se serait rendu compte de son erreur de
perspective. La machinerie du Conseil du roi et du Contrôle général, les intendances et les
subdélégations font leur travail, très productif en textes, très efficace, très centralisé, très
admiré à l’étranger, mais vu de province, on s’aperçoit vite qu’il ne suffit pas qu’un ordre
parte du Conseil pour qu’il soit transmis, à l’image du courant électrique, « jusqu’aux
dernières ramifications de l’ordre social ». A parcourir les registres et les archives des corps
secondaires du royaume, on est frappé par leur capacité à ne rien savoir des réformes, à n’en
tenir aucun compte tout en protestant de leur fidélité à l’égard du roi. Il suffit de s’intéresser à
l’un de ces corps, ordre, corporation de métiers, compagnie d’officiers de justice, etc., pour
voir à quel point l’Etat et le roi ne peuvent diriger et réglementer sans composer, sans
négocier, tantôt faisant preuve d’autorité, tantôt faisant marche arrière. Multiplions cela par
les milliers, les dizaines de milliers, les centaines de milliers de corps qui organisent la France
(parlements de province, états provinciaux, présidiaux, sénéchaussées, justices seigneuriales,
corps de ville, paroisses, corporations, confréries, etc.) et l’on comprendra pourquoi parler de
centralisation n’a pas et ne peut pas avoir le même sens avant et après 1789. D’autant que tous
ces corps sont eux aussi très actifs et très productifs en textes de police dans leur sphère
propre et sans, bien souvent, prendre leurs ordres à Versailles. De tout cela le pouvoir royal
s’accommode.
Ce qui signifie que l’Etat monarchique d’Ancien Régime n’est pas centralisateur non pas tant
à cause des obstacles matériels et des freins qu’il rencontre (privilèges, incroyable diversité
des statuts et des situations, faible nombre d’agents par rapport à la population, manque de
moyens logistiques, résistance chronique, etc.), mais parce que les moments, les lieux et les
institutions où l’on centralise effectivement (Contrôle général des finances, bureaux,
11
J.-F. Dubost, Absolutisme et centralisation en Languedoc au XVIIe siècle (1620-1690), Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 1990, p. 369 et s.
12
J.-M. Carbasse, G. Leyte et S. Soleil, La monarchie française du milieu du XVIe siècle à 1715. L’esprit des
institutions, Sedes, 2001, p. 158 et 175.
13
E. Barraud, Le chancelier Pontchartrain et l’« esprit de justice », Droits, Revue française de théorie juridique,
2003, n° 40, p. 97 et s.
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intendances, l’armée, les impôts nouveaux, la marine en partie) sont organisés en s’inscrivant
dans le mouvement d’incorporation, et non l’inverse. En d’autres termes, l’objectif n’est pas
la concentration de la décision et de l’activité, mais l’autorité absolue du souverain et l’unité
politique du royaume. Mais cela apparaît déjà insupportable à beaucoup au XVIIIe siècle,
d’où les réclamations de toutes sortes et les réformes de Necker et Calonne. D’où, dans un
autre sens, les reproches des Constituants à l’égard des rois qui n’ont pas uniformisé le
territoire, la suppression des corps et la refonte du système institutionnel.
2. L’ŒUVRE DES REVOLUTIONNAIRES :
UNITE, UNIFORMITE ET CENTRALISATION
Les Révolutionnaires sont parfaitement conscients d’opérer quelque chose de radicalement
neuf dans ce domaine. L’unité du royaume puis, à compter de 1792, l’unité de la République,
passent par l’uniformité, par l’emprise complète de Paris sur le reste du pays, par la
disparition des attachements culturels, traditionnels, linguistiques locaux. Plusieurs raisons
concordent. Plusieurs innovations institutionnelles en sont la conséquence.
2.1 Le projet centralisateur.
Les grands révolutionnaires des premiers moments, les Sieyès, Mirabeau, Talleyrand, ceux
qui prendront le pouvoir ensuite, les Brissot, Buzot, Robespierre, Danton, Saint-Just, etc. ne
constituent pas une génération spontanée en 1789. Ce sont des hommes de l’Ancien Régime.
Quoique jeunes pour certains, ils ont tous été formés par les Jésuites, les Oratoriens ou
assimilés ; ils ont formé leur conscience politique entre les modèles issus des Lumières et les
conceptions royales qu’ils rejettent tout en les ayant assimilées.
Côté conceptions royales, nos révolutionnaires sont imprégnés de l’image corporelle héritée
de Saint Paul : l’Eglise, explique-t-il, est un corps dont le Christ est la tête. Tous les
Chrétiens, si petits ou humbles soient-ils sont les membres indispensables de ce corps ; le
Christ donne la vie à ce corps. Reprise dans les idées royales, cette image a donné lieu à toute
une littérature politique du VIIe au XVIIIe siècle dans laquelle le roi, représentant de Dieu sur
terre, est la tête de ce corps qu’est le royaume. Tous les ordres, tous les territoires, toutes les
communautés, tous les cadres institutionnels, en sont les membres indispensables, mais c’est
le roi qui assure l’unité et la vie politique du corps tout entier. Suivant la même inclination,
les Révolutionnaires vont penser la nation comme un corps politique souverain, dont le roi et
les députés à l’Assemblée nationale sont les représentants et dont la tête, le cœur, l’âme
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sont… Paris. Cette ville était, depuis Clovis, la capitale du royaume. Pour la première fois,
elle va faire l’objet d’une exaltation. Le cœur de la France vibre en effet quand l’assemblée
délibère, quand la commune prend des décisions qui dépassent l’intérêt des Parisiens, quand
s’organisent des journées révolutionnaires, quand les sociétés et les clubs débattent de nuit ou
de jour, quand le tambour gronde pour appeler les soldats aux frontières, quand la guillotine
tombe, bref quand les mille et uns gestes de la vie politique révolutionnaire, parisienne et
nationale se confondent.
Côté modèles issus des Lumières14, les Révolutionnaires retiennent aussi que l’Etat doit être
rationalisé, rendu plus efficace, transformé en un moteur actif de réformes. Les sociétés
d’Ancien Régime pouvaient vivre avec ou sans l’Etat. Désormais celui-ci doit monopoliser
l’agir social. Ce qui se traduit, au XVIIIe siècle, par des efforts au sommet des gouvernements
imbibés des lectures du siècle, pour instaurer une mécanique des décisions, à partir des
rapports en Conseils et des rouages centraux, jusqu’aux courroies de transmission et aux relais
locaux, selon tout un vocabulaire emprunté au mécanicisme. Ce qui passe aussi par l’idée que
les anciens cadres du pouvoir (Eglises, corps intermédiaires) doivent être écartés ou soumis à
l’Etat, et que c’est du centre de l’Etat que doit partir le programme de réforme, le progrès dans
tous les domaines. Le substantif Lumières vient d’ailleurs des verbes qui indiquent une
progression ; on parle alors d’éclairer, d’illuminer, d’apporter quelque lumière sur tel ou tel
sujet. En s’affranchissant en partie des Eglises, les réformateurs ont décrété, ou au moins
projeté, des plans nouveaux d’éducation en Autriche, en Russie, en Prusse, en Lombardie
autrichienne. Partant de l’idée de libre propriété et de dynamisation de l’économie par l’Etat,
notamment à partir des œuvres des physiocrates, plusieurs modèles de réforme, partant du
centre, visent encore la rupture avec le mercantilisme, le cadre féodal de la propriété, les
corporations, l’encadrement du commerce et de l’artisanat. Ces réformes se retrouvent d’un
bout à l’autre du continent européen, notamment sous la férule des despotes éclairés, et jusque
chez les souverains qui restent méfiants à l’égard des Lumières à l’instar de Charles III
d’Espagne, roi de Naples jusqu’en 1759, trop bourbon et trop catholique pour accréditer
sérieusement les thèmes du Contrat social, des droits naturels individuels et de la séparation
des pouvoirs. C’est en effet sous son règne que les ministres vont s’emparer des idées
physiocratiques venues de France et d’Angleterre, que les économistes vont débattre des
avantages comparés du mercantilisme et du libéralisme, que l’un des conseillers ministres les
plus actifs du roi, Campomanes, lecteur de Locke et des auteurs français, combat le système
des gremios (corporations), puis que diverses mesures de libéralisation du commerce et de
l’activité agricole seront prises15. 1789 est donc, sur la question centralisatrice, le réceptacle
14
Nous reprenons ici certaines remarques tirées de notre article : Les racines éthiques de l’Europe : l’héritage des
Lumières en tant que modèle de réforme, Les racines éthiques de l’Europe (colloque d’Aix-en-Provence, juin
2005), J.-Y. Naudet (dir.), Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence éditeur, 2006, p. 121 et s.
15
Voir G. Chastagnaret et G. Dufour (dir.), Le règne de Charles III. Le despotisme éclairé en Espagne (Colloque
1989), Paris, CNRS, 1994 ; J. Sarrailh, L’Espagne éclairée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
Paris, Klincksieck, 1954.
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de l’exaltation de Paris comme cœur vibrant de la nation en révolution et de la vision
mécaniciste héritée des Lumières qui voit le centre comme la force motrice des réformes.
Il faut ajouter à cela une volonté d’uniformisation du territoire, une tentative de suppression
des cadres culturels ancestraux. D’une part l’Homme des temps modernes, vu par les
Révolutionnaires, est un homme nouveau, détaché de ses traditions, un citoyen considéré de
façon scientifique, assez désincarnée, et ne vivant que pour la Révolution et ses grands thèmes
libérateurs. D’autre part, les attachements ancestraux leur apparaissent comme autant de
moyens des tyrans, des despotes (comprenons les rois d’Ancien Régime) pour séparer les
hommes les uns des autres, les territoires les uns des autres, les cultures les unes des autres et
ainsi priver la nation de son unité et de son autorité souveraine. L’uniformité de pensée,
voulue par nombre de Révolutionnaires, passe par des mœurs communes, une langue et des
manières de faire identiques, et doit permettre de constituer une nation de frères, semblables,
participant tous à la volonté générale. A l’inverse, la diversité culturelle suscite le soupçon.
Ainsi Barrère, dans le Rapport du Comité de Salut Public sur les idiomes, qu’il s’agit de
supprimer au profit de la seule langue française16 :
« Dans la monarchie même, chaque maison, chaque commune, chaque province, était en quelque sorte un
empire séparé de mœurs, d’usages, de lois de coutumes et de langage. Le despote avait besoin d’isoler les
peuples, de séparer les pays, de diviser les intérêts, d’empêcher les communications, d’arrêter la
simultanéité des pensées et l’identité des mouvements. Le despotisme maintenait la variété des
idiomes… ».
Sur cette question des langues, le décret de prairial an II, issu du Rapport de Grégoire, dit
d’ailleurs les choses avec une grande clarté17 :
« On peut uniformiser la langue […], cette entreprise qui centralise toutes les branches de l’organisation
sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage
unique et invariable de la langue de la liberté. Le comité d’instruction publique présentera un rapport sur
les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. »
16
Cité et étudié par M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, Une politique de la langue. La révolution et les patois,
Paris, 1975, p. 296.
17
Cité et étudié par A. von Busekist, Les révolutionnaires et la politique des langues, Langue(s) et
Constitution(s) (colloque de l'Association française de droit constitutionnel, Rennes, décembre 2000), A.-M. Le
Pourhiet (dir.), Economica - PUAix-Marseille, 2003, p. 35 et s., sp. p. 41
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Le principe de la centralisation s’impose ainsi comme un mode révolutionnaire de
gouvernement dès 1789 et tout au long des années qui suivent. Buzot, un ténor girondin,
l’exprime, de façon aussi nette que terrible, en ces termes18 :
« Cette belle association n’est pas resserrée dans les bornes d’un petit territoire [village, commune ou
département] ; elle est une, indivisible pour toute l’étendue de la France […], c’est elle qu’il faut
envisager sans cesse, avec l’entière abstraction de tout lieu, de toute personne. Le premier danger de cette
étendue, c’est le relâchement vers lequel les parties éloignées se portent d’elles-mêmes. […] Il faut donc
que l’action du gouvernement, égale et bienfaisante, rallie puissamment à un centre commun. »
On comprend dès lors l’ambiguïté du recours au mot fédération. Comment comprendre en
effet qu’en juillet 1790 la fête de la fédération à Paris soit considérée comme un moment fort
de la geste révolutionnaire, et qu’un an à peine après cette date, le mot fédéralisme soit
synonyme de trahison à l’unité et l’indivisibilité du royaume et qu’en 1793 on envoie les
Girondins à la guillotine sous le chef d’accusation de fédéralisme 19 ? Ou, en d’autres termes,
comment quelqu’un comme Buzot, que nous venons de citer, pourrait-il être un fédéraliste ?
Le thème historiographique classique est le suivant : après une période, les années 1789-1791,
de destruction des corps intermédiaires et notamment des provinces pour former la nation,
l’égalité, la volonté générale et la nouvelle puissance de l’Etat, il convenait de fédérer les
Français, c’est-à-dire les réunir autour de la Révolution, autour de la régénération (le mot le
plus utilisé dans les années 1789-1790), la régénération de l’Etat, de la société, des
institutions, etc. Mais, avec la déclaration de guerre et plus encore avec la fondation de la
République et la discussion autour des deux projets de constitution (projet girondin et projet
montagnard), se seraient progressivement opposés au sein du groupe jacobin deux
conceptions de l’Etat, l’une unitaire, défendue par les Montagnards, l’autre fédérative,
préconisée par les Girondins. Le double avantage d’une telle idée est d’avoir sous la main des
bons et des méchants révolutionnaires, les bons pouvant tour à tour être les Montagnards –
parce qu’ils auraient voulu sauver la République grâce à la centralisation parisienne – ou les
Girondins – parce que jamais ils n’auraient voulu un système aussi destructeur de la vie locale
que celui des Montagnards.
Mais en réalité – Marcel Dorigny et Lucien Jaume le montrent avec clarté20 –, les uns et les
autres souhaitaient le même Etat unitaire et centralisé. Les Girondins vont d’ailleurs très loin
18
Cité par L. Jaume, L. Jaume, Les Girondins : un conflit véritable, une interprétation faussée, Décentraliser en
France. Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur l'anthropologie de l'Etat de
Caen, décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois dir., éd. F.-X. de Guibert, 2003, p. 43.
19
R. Debbasch, Le principe révolutionnaire d’unité et d’indivisibilité de la République, Economica-PUAixMarseille, 1988.
20
M. Dorigny, Les Girondins avant le “fédéralisme”. Paris “chef-lieu” de la Révolution, Paris et la Révolution,
Publ. de la Sorbonne, 1989 ; L. Jaume, Les Girondins : un conflit véritable, une interprétation faussée,
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dans leur fascination pour l’indivisibilité et le centre qui, à leurs yeux, donne la vie au reste du
corps de la République. Leur projet de constitution est très net à ce propos. Toutefois, à un
moment donné, les Montagnards tiennent tous les cercles parisiens et contraignent les
Girondins à évoquer les départements pour contrebalancer le Paris montagnard, pour tenter de
desserrer l’étau, et, ce faisant, ils permettent à leurs adversaires de les accuser de fédéralisme :
le piège est parfait. Les Girondins seront envoyés à la guillotine notamment sous le chef
d’attentat à l’unité et l’indivisibilité de la République, dont il devient à peu près impossible de
se défendre dans une telle atmosphère de terreur. Et, dans l’histoire, bons ou méchants, les
Girondins resteront ainsi liés au fédéralisme. Sur le plan de l’histoire du droit public, avec le
moment girondin, cela signifie que le mot fédéralisme rime avec risque de dislocation de la
république, implosion, désunion, dissolution ; des mots qui n’incitent guère à
l’enthousiasme…
2.2 Une batterie de mesures centralisatrices.
Jusqu’à présent, nous étions placés au niveau de l’idéologie. Qu’en est-il dans les faits ? Tout
d’abord, il faut revenir sur la création des communes et des départements à l’automne 1789.
Le principe qui prévaut est la rationalité scientifique au détriment des réalités culturelles. On
sait que Sieyès et plusieurs ténors voulaient une France distribuée en 80 départements carrés,
chacun de 72 km2, ce qui montre assez que le département n’est pas considéré comme un
territoire propre, avec sa population, ses élus, sa personnalité. Il ne s’agit que d’une
circonscription de l’exercice de l’autorité de l’Etat. Ce dernier ne pouvant pas matériellement
être présent et actif partout et à chaque instant, doit être distribué en circonscriptions relais.
François Burdeau l’a montré avec netteté : dans les débats, l’élection des agents du
département n’a rien à voir avec la conception politique moderne 21. Il s’agit d’un mode de
désignation d’agents de l’Etat au niveau départemental : un mode aussi naturel pour les
Révolutionnaires que l’est pour nous aujourd’hui le concours de recrutement des
fonctionnaires ; un mode naturel, le rationnel, car les électeurs ne pourront se tromper, et les
meilleurs seront choisis. Il en va de même avec les districts et les 44 000 communes – ici
aussi la vision mathématique a prévalu, puisque tout groupe d’habitation doit être considéré
comme une commune avec son conseil et son maire, l’agent de l’Etat local.
Ensuite – et ceci explique cela –, dans la deuxième phase de la Révolution, les Girondins et
les Montagnards vont renouer avec un agent du centre que l’on envoie à la périphérie, aussi
bien pour surveiller les pouvoirs locaux que pour mener lui-même une politique active. On
Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur
l'anthropologie de l'Etat de Caen, décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois dir., éd. F.-X. de Guibert, 2003, p.
33 et s.
21
F. Burdeau, Histoire de l’administration française. Du 18e au 20e siècle, Domat, 1994, p. 48 et 53.
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rencontrait ces agents dans l’histoire à chaque fois qu’un pouvoir central suffisamment fort
cherche à assurer l’unité politique grâce à une autorité de tutelle (c’est le cas des missi
dominici carolingiens ou de l’intendant des Bourbons). Les envoyés en mission vont plus loin,
car leurs missions visent à supplanter les institutions locales (départements, districts,
communes) qui ont montré un visage que l’on ne supposait pas en 1789 : vu de Paris, on a
l’impression d’avoir affaire à 44 000 républiques autonomes, 83 départements indépendants…
D’où la reprise en main, d’autant plus forte que les prémices de la terreur impliquent que
l’envoyé en mission supporte le poids de la prévention et de la répression avec des autorités
locales parfaitement orthodoxes sur le plan de l’idéologie révolutionnaire.
Enfin, il faut insister sur l’hypertrophie des bureaux parisiens. On comptait à peu près 600
employés dans les ministères à la veille de la Révolution. On en compte environ 6000 en
1794, ce qui signifie une augmentation de 1000%. Du jamais vu ! Lorsque le Comité de Salut
Public, de sinistre mémoire se met en place en 1793, on compte douze membres actifs ; on en
comptera 515 sous la période thermidorienne ! ce qui permet de rappeler que Thermidor
(1794-1795) et le Directoire (1795-1799) n’entraînent pas une décrue du phénomène
centralisateur, ne serait-ce que parce que l’enjeu consiste désormais à sauver la Révolution,
ses acquis, sa République, ses élus, ses conquêtes territoriales et qu’à ce jeu-là le centre, les
ministères, les bureaux et les agents dans les départements et les territoires conquis sont
nécessaires. C’est dire aussi combien le général Bonaparte surgit dans une situation où tout le
monde se félicite de sa reprise en main du gouvernement.
3. L’ŒUVRE NAPOLEONIENNE :
SALUT DE LA REPUBLIQUE ET SYSTEME GENERAL DE L’EUROPE
3.1 La centralisation selon la logique des années 1799-1815.
Bonaparte est un fils de la Révolution ; surtout un homme du Directoire, ayant intégré la
problématique du salut de la Révolution. De Thermidor à l’Empire, les données
psychologiques et idéologiques apparaissent en rupture complète avec la période qui précède
l’été 1794 et l’exécution de Robespierre : désormais il s’agit de relever le pays du chaos. Aux
yeux de la classe politique qui se maintient au pouvoir durant toutes ces années, et ce, quel
que soit le régime, la Terreur a tout dissous, il faut “re-solidifier” ; elle a détruit tous les liens
sociaux, il faut “ré-inventer” l’ordre social, il faut “re-créer” les bons pères et les bons fils, les
bons voisins et les bons citoyens. Ces données sont fondamentales : une erreur classique de
perspectives nous empêche souvent de comprendre les évènements. On parle de Thermidor et
du Directoire comme d’une période de réaction, et c’est vrai. Le mot d’ailleurs fait son entrée
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13
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dans le dictionnaire de l’Académie en 1798. Mais il n’a rien à voir avec les logiques gauche /
droite ou réformateurs / conservateurs. Réaction, dans le dictionnaire de 1798 « se dit
figurément d’un parti qui se venge et agit à son tour ». Les réactionnaires réagissent donc
contre Robespierre et les siens mais ce sont presque tous d’anciens Jacobins, des
révolutionnaires radicaux et souvent parmi les plus récents envoyés en mission : Fouché et
Collot d’Herbois (Lyon), Fréron (Marseille et Toulon), Tallien (Gironde). Cette réaction ne
rime donc pas avec une décélération de la Révolution, un retour à l’Ancien Régime. Barère
explique par exemple : « la force du gouvernement révolutionnaire va être centuplée par la
chute du tyran [Robespierre] qui entravait sa marche »22. Seulement ces hommes ont vécu
face à face, et au jour le jour, avec la Terreur. Pour eux, elle signifie le chaos, la peur, les
ruines, la dissolution de tout, y compris et surtout de la Révolution elle-même. Les
réactionnaires vont donc chercher à tout prix, avec fièvre et angoisse – ils ont peur d’échouer
et de comprendre que le processus est trop avancé pour y porter remède –, à fixer, à solidifier,
à cristalliser la Révolution dans l’ordre social et quand on parle de cristallisation, c’est avec
l’idée d’un processus chimique inverse par rapport à celui de la dissolution. Les deux citations
suivantes donnent le ton de ce que l’on trouve dans les discours, les gazettes, les débats de
l’époque23 :
Viellart [qui, avant 1789, exaltait les magistrats philosophes et les réformateurs] :
« la tempête révolutionnaire a pénétré jusqu’au limon de la société, et le soulève jusqu’à la surface qui en
est encore toute souillée ; les passions ont été des haines ; les fureurs de tous les partis ont évoqué à leur
aide tous les scélérats qu’elles revomissent aujourd’hui de toutes parts ; l’impunité a décuplé l’audace ;
tous les crimes conspirent contre l’ordre social et en sapent les fondements ; il est temps que toutes les
autorités conspirent pour les raffermir ; il est temps que de grands exemples attestant le retour de la
justice, inspirent un salutaire effroi à ceux qui seraient prêts à se jeter dans la route du crime. »
Bernardi [qui a une notoriété considérable parce qu’il a gagné un concours consacré à l’humanisation de
la justice criminelle en 1780 et qui rédige en l’an VIII (dans l’anonymat) De l’influence de la philosophie
sur les forfaits de la Révolution] :
« Or, je soutiens que jamais la perversité humaine ne s’est montrée sous des formes plus hideuses et plus
effroyables que dans la Révolution française » ; « Quand on quitte les régions ténébreuses de la
Philosophie, et que, mettant de côté tous les rêves qu’elle nous débite sur la bonté naturelle des hommes,
on les considère tels que l’expérience les a montrés de tous les temps, la scène devient bien différente. Il
est donc à peu près évident que l’homme, dégagé des liens de la civilisation doit être un animal bien
22
Cité par F. Furet et D. Richet, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973, p. 259.
23 Viellart et Bernardini cités par S. Solimano, L’établissement de l’ordre juridique napoléonien : le rôle de Guy Jean-Baptiste Target, Ordre et désordre dans le système
napoléonien, éd. La Mémoire du Droit, 2003, p. 220, note 67 et 222-223, note 77.
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féroce et bien terrible. […] Pour apprivoiser les hommes, on eût sans doute besoin des mêmes moyens
qu’on a employés depuis pour apprivoiser les animaux sauvages. Il fallut les lier, les emmuseler, les
accoutumer peu à peu à voir leurs semblables sans les mordre ou les dévorer. »
Pessimisme à l’égard de la Révolution ; pessimisme à l’égard de la nature humaine et de
l’avenir social ; volonté de lier, de museler, de restaurer l’ordre. On comprend mieux
pourquoi Sieyès fait appel, en vue de son coup d’Etat de décembre 1799, à un général pour
reprendre en main Paris et la société française. Bonaparte va mettre à profit tout son génie de
l’organisation, sa fermeté dans la conduite des opérations, son aptitude à savoir s’entourer de
spécialistes dans tous les domaines, sa capacité à récupérer certains cadres de l’Ancien
Régime, sa touche militaire, policière, hiérarchique, caporalisatrice. Le résultat est la loi de
l’an VIII qui met au point ou affine un système qui reste en grande partie le nôtre : les
ministères modernes, avec leurs grandes directions générales, le Conseil d’Etat, les préfets de
département, la mainmise sur les conseils municipaux et les conseils généraux de
département. De sorte que si l’on synthétise l’œuvre napoléonienne celle-ci est caractérisée
par quatre traits distinctifs : 1) un centre (ministères et bureaux) où est concentrée non
seulement l’information (« il faut, exige Montalivet en 1812, qu’au centre, on sache tout ce
qui se fait ! ») mais encore la prise de décision pour tout le pays, 2) un agent local pourvu des
plus larges moyens pour administrer seul son territoire – « le préfet, dit la loi de l’an VIII, se
charge seul de l’administration du département » –, 3) une organisation institutionnelle
uniformisée ayant atomisé les corps anciens et les pouvoirs nouveaux, conseils municipaux,
conseils d’arrondissement et de département (tous les conseillers sont désormais choisis par le
pouvoir sur des listes) afin de permettre à la même décision d’être appliquée, sans résistance,
partout de la même façon, 4) des rapports étroits entre le centre et la périphérie tels que
les décrit Chaptal : transmettre « la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières
ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique ». Ce mode de
gouvernement va frapper tous les domaines. Un exemple avec l’Université (l’équivalent non
de nos universités actuelles mais de ce que l’on appellerait l’instruction publique) : organisée
de façon hiérarchique dans les années qui suivent l’an VIII, elle comprend, au centre,
l’Université elle-même, puis les rectorats d’académie, les inspecteurs et les directeurs
d’établissements scolaires. Les mots recteur et inspecteur disent assez par eux-mêmes
combien l’ensemble fonctionne sous forme centralisée et quasi militaire.
Il faut ajouter à la réussite de la centralisation napoléonienne le fait que, passées les années de
doute quant à la possibilité de sauver la Révolution (les années 1799-1804), Bonaparte,
devenu en 1804 l’empereur Napoléon, se prend à rêver de ce qu’il nomme « le système
général de l’Europe ». Il s’agit de penser l’Europe comme un système solaire – les sciences
morales et politiques sont à l’époque imprégnées de science mécanique, de science physique
et d’astronomie –, avec son centre (la France), le centre du centre (Paris), le centre du centre
du centre (l’empereur lui-même) et les Etats satellites, ce qui renforce encore l’importance de
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la centralisation, avec des préfets qui d’un bout à l’autre de l’Europe envoient l’information à
Paris et reçoivent les ordres à exécuter. Il écrit, à propos de ce système, en juin 1806 à son
frère Joseph, roi de Naples :
« Dites-moi les titres que vous voudriez donner aux duchés qui sont dans votre royaume. Ce ne sont que
des titres ; le principal est le bien qu’on y attache ; il faudrait y affecter 200 000 livres [Francs] de rente.
J’ai exigé aussi que les titulaires [de majorats] aient une maison à Paris, parce que c’est là qu’est le centre
de tout le système ; et je veux avoir à Paris cent fortunes, toutes s’étant élevées avec le trône et restant
seules considérables […] »24.
Et au roi Jérôme, roi de la Confédération du Rhin, il précise ce qu’il entend par ce mot de
« système » en novembre 1807 :
« Mon frère, vous trouverez ci-joint la Constitution de votre royaume. Cette Constitution renferme les
conditions auxquelles je renonce à tous mes droits de conquête et à mes droits acquis sur votre pays. Vous
devez la suivre fidèlement. Le bonheur de vos peuples m’importe, non seulement par l’influence qu’il
peut avoir sur votre gloire et sur la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de
l’Europe »25.
Cela signifie qu’à la chute de l’empire, les Etats d’Europe vont devoir compter avec ce
modèle juridique français qui aura tant imprégné leurs modes de gouvernement qu’il leur
faudra faire avec. La centralisation à la française, par ce biais, a marqué tous nos voisins. On a
remarqué, par exemple, que les Etats qui, au XIXe siècle, ont adopté le Code civil français
étaient à peu près les mêmes que ceux qui avaient adopté le Conseil d’Etat et l’institution
préfectorale ; l’idée commune est celle de réformes modernes réfléchies, portées, diligentées
par l’Etat et ses agents, à l’exclusion de tout autre corps politique26.
24
Correspondance de Napoléon. Six cents lettres de travail (1806-1810) présentées et annotées par M. Vox,
Gallimard, 1943, p. 336.
25
Correspondance Vox… op. cit., p. 361-362.
26
Sur l’exportation de modèles juridiques français dans le monde voir ; S. Soleil, Le Code civil de 1804 a-t-il été
conçu comme un modèle juridique pour les nations ?, Genèse du Code civil des Français (colloque du Sénat,
novembre 2004), à paraître ; Les racines éthiques de l’Europe : l’héritage des Lumières en tant que modèle de
réforme, Les racines éthiques de l’Europe (colloque d’Aix-en-Provence, juin 2005), J.-Y. Naudet (dir.), Librairie
de l’Université d’Aix-en-Provence éditeur, 2006, p. 121 et s. ; Glorifying the French King: political and legal
models in the sixteenth and seventeenth centuries, Majesty in Canada (colloque du Canadian Studies
d’Edimbourg, mai 2002), C. Coates (ed.), Toronto, Dundurn Press, 2006, p. 158 et s. ; El Código Civil de 1804
¿ha sido concebido como un modelo jurídico para las naciones?, M. Tapia, M. Martinic et S. Rios (dir.),
Sesquicentenario del Codigo civil de Andres Bello, LexisNexis, 2005, p. 45 et s. ; S. Soleil, La circulation du
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3.2 Centralisation et décentralisation selon Napoléon.
Mais on aurait tort de systématiser le système de Napoléon. Celui-ci a un sens politique
tellement aigu qu’il saura mettre de coté un moment son nivellement des territoires conquis au
profit de leur intégration dans le giron français. L’exportation du Code civil et de la logique
centralisatrice suit, à ce titre, une logique identique. Lorsqu’il sent qu’il n’y a pas grand risque
à franciser totalement et définitivement, il impose l’un et l’autre, sans concession. Quand, au
contraire, il entrevoit des difficultés sans fin, des résistances, il préfère composer ; il accepte
alors que son Code civil soit amputé des articles concernant le divorce ou l’adoption ; il
accepte de la même manière une dose substantielle de décentralisation en laissant des
assemblées de notables, de dignitaires, participer à certaines missions ; taxations,
conscriptions de soldats, adaptations du Code civil aux exigences locales, etc. L’essentiel
étant pour lui l’acceptation de la souveraineté de l’empereur. N’y aurait-il pas là matière à
méditer sur ce qu’est la décentralisation à la française ?
4. LA DECENTRALISATION :
REFORMES ET THEORIE
De manière ordinaire et sans trop y réfléchir en effet, on conçoit la décentralisation comme un
contrepoids à l’Etat. Derrière ce mot, qui émerge précisément durant les années de règne de
Napoléon, se cache tout un monde d’images, de concepts, de représentations que l’on pourrait
résumer de la façon suivante : la décentralisation, c’est plus de poids aux collectivités
territoriales, plus de libertés locales, plus d’autonomie locale, plus de proximité avec ceux qui
prennent les décisions, les élus locaux, donc c’est moins de poids aux ministères, moins de
bureaucratie parisienne, et en définitive moins d’Etat. Rien n’est moins sûr. Car c’est
confondre la décentralisation à la française avec la décentralisation telle qu’elle est organisée
ailleurs en Europe et dans le monde. Confondre la décentralisation top / down (avec des
compétences qui sont déléguées du haut vers le bas) et la décentralisation bottom /up (avec
des compétences que le bas entend remplir à la place du haut, parce qu’au nom de la
Modèle juridique français entre discours et réalité depuis la Révolution, Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis,
2005, p. 71 et s. ; Le Modèle juridique français : recherches sur l'origine d'un discours, Droits, Revue française
de théorie juridique, 2003, n° 38, p. 83 et s.
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subsidiarité, il estime être mieux à même de le faire) 27. Aux XIXe-XXe siècles, la
décentralisation ne s’est jamais faite en dehors du cadre d’une France une et indivisible et ce,
quel que soit le régime politique (Monarchie, République, Second Empire). Reprenons le
tableau par lequel nous avions commencé. Il faut, pour qu’il soit complet, y ajouter,
surplombant le tout, la notion politique d’Etat :
ETAT
ETAT
ETABLISSEMENTS
COLLECTIVITES LOCALES
PUBLICS
REGIONS
DEPARTEMENTS
COMMUNES
Mais alors l’Etat se trouverait-il inscrit à deux reprises ? A la fois au dedans et au dehors du
tableau ? Certes, car le mot Etat s’entend ici de deux façons. Dans le tableau, il s’agit de l’Etat
au sens du droit administratif : une personne morale de droit public, avec une valeur juridique
égale à celle de chaque collectivité territoriale – la plus petite commune peut attaquer l’Etat en
responsabilité – ; à l’extérieur du tableau et surplombant le tout, il s’agit de l’Etat au sens
méta-juridique ou, si l’on préfère, politique du terme : l’organe qui est seul souverain dans les
limites de son territoire, vis-à-vis de sa population et de toutes les institutions françaises qui
lui sont soumises, y compris bien sûr les collectivités territoriales, auxquelles l’Etat choisit,
par des lois, de déléguer certaines compétences.
27
Voir G. Lebreton, Régionalisme européen et décentralisation à la française, Décentraliser en France.
Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur l'anthropologie de l'Etat de Caen,
décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois (dir.), éd. F.-X. de Guibert, 2003, p. 275 et s.
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4.1 Réformes.
Cela signifie d’un côté que, tout au long des XIXe-XXe siècles, le thème de la
décentralisation est un thème d’opposition. Les monarchistes, qui se défient de Paris, la ville
révolutionnaire, sont décentralisateurs. Les libéraux, parce qu’ils exècrent l’Etat moderne qui
lamine les libertés individuelles, sont décentralisateurs. Les multiples mouvances socialistes,
par opposition à l’Etat bourgeois et policier, sont décentralisatrices. Les anarchistes libertaires
qui vouent aux gémonies l’Etat jacobin qui a trahi les belles promesses de la Révolution, sont
décentralisateurs. Toutefois, le thème a bien du mal à demeurer un thème de gouvernement,
notamment parce que l’opposition devenue majoritaire a vocation à faire passer ses réformes
le plus rapidement possible : y avait-il meilleur moyen pour ce faire que d’utiliser la
hiérarchie des ministères et des préfets, des recteurs, des inspecteurs, des contrôleurs des
finances, etc. ? Rares sont donc les vraies réalisations. Aussi faut-il souligner, à ce titre, les
deux phases suivantes. La première, sous la Monarchie de juillet, est fondée sur une
obligation inscrite dans la charte constitutionnelle de 1830, et se traduit par les lois de 1831 et
1833 (élection au suffrage censitaire, des conseillers des communes, hormis le maire choisi
par le gouvernement, des conseils généraux et des conseils d’arrondissement, toujours
présidés respectivement par les préfets et les sous-préfets) et les lois de 1837 et 1838 qui
développent les compétences des communes et des départements, selon des listes restrictives.
La seconde phase dans les années qui suivent la chute du 2nd Empire ; en 1871, la charte des
départements, puis en 1881, la charte des communes, enrichissent leurs compétences
respectives et encadrent la façon dont le gouvernement et les préfets pouvaient agir ou réagir à
leur égard.
4.2 Théorie.
Cela signifie aussi, d’un autre coté, que la décentralisation ne rime pas avec moins d’Etat,
bien au contraire. Au début du XXe siècle, Hauriou, l’un des plus grands théoriciens de l’Etat
moderne, scrutant l’esprit de cette décentralisation à la française, dévoile le grand secret : « la
décentralisation n’est qu’une manière d’être de l’Etat » ; les collectivités territoriales ne sont
que « des incarnations multiples de l’Etat »28. Une et indivisible, la République cherche la
meilleure manière d’être de l’Etat, la manière la plus efficace, la plus raisonnable pour tel type
de missions, la moins susceptible de blocage, de bureaucratie, de temps perdu ; la plus
acceptable aussi pour les populations locales, la plus démocratique peut-être. La
décentralisation ne signifie donc pas moins d’Etat, mais l’Etat mieux et autrement.
L’expérience de décentralisation en Algérie, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle,
28
Cité par A. viola, La notion de République dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, 2002, p.
140.
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illustre parfaitement le propos29. Pour remplir ses missions en Algérie, l’Etat français avait
essentiellement fait appel aux ressources du génie français… la centralisation. C’est donc le
va-et-vient entre le ministère et le gouverneur qui permettait d’évaluer la situation, de prendre
les décisions, de les appliquer sur le terrain. D’autant que – toujours selon le génie français –
les colons, s’ils étaient prompts à dénoncer la trop forte emprise de l’administration, des
fonctionnaires, de l’Etat sur leurs affaires, étaient encore plus prompts à réclamer la présence
et l’action de l’administration, des fonctionnaires et de l’Etat en cas de difficultés avec les
populations autochtones… Pour de multiples raisons, les colons, les gouverneurs successifs et
les sénateurs français s’entendirent, après près de 25 ans de projets et de débats, pour
introduire une dose de décentralisation en instituant une sorte de collectivité d’élus, les
Délégations financières, avec trois collèges électoraux ; celle des colons, celle des non colons,
celle des indigènes. L’idée fondamentale était que l’Etat demeure présent et actif à travers
cette institution locale, à l’origine consultative, devenant assez vite une assemblée
délibérative, mais pourvue de quelques fonctions administratives assez secondaires. On
souhaitait favoriser l’émergence d’une élite pro-française mêlant les notables de toutes
origines, et permettre à terme l’assimilation selon la doctrine coloniale française.
Evidemment, cette collectivité restait contrôlée en amont, en aval et, en définitive, de tous les
côtés, de sorte qu’on y fasse le moins possible de politique et qu’on y serve les intérêts… de
l’Etat, en collaboration avec le gouverneur et les autres services de l’Etat. Où l’on voit
comment la déconcentration et la décentralisation s’épousent plutôt qu’ils ne se rejettent
mutuellement. Là est le cœur de la théorie française de la décentralisation.
Les deux phases récentes de décentralisation (1982 et 2003) reposent d’ailleurs sur les mêmes
fondements, quoiqu’on puisse avoir quelques doutes quant à l’évolution de cette théorie par le
jeu mêlé de la réforme Raffarin et des pressions de l’Union européenne. Pour justifier les lois
de 1982-1983, Mitterrand expliquait 30 : « La France a eu besoin d’un pouvoir central fort et
centralisé pour se faire. Elle a besoin de pouvoirs décentralisés pour ne pas se défaire » ; et
Jean-Pierre Raffarin ne parlait-il pas de la décentralisation comme du « meilleur levier pour
réformer l’Etat » ? Précisant d’ailleurs sa pensée, vis-à-vis de ceux qui voyaient dans la
double idée de subsidiarité et d’expérimentation inscrite dans l’article 5 du projet de loi
constitutionnelle de 2002 (devenu l’art. C. 72) une dérive possible sinon vers le fédéralisme,
du moins vers la décentralisation prêchée à Bruxelles, le premier ministre de l’époque
déclarait sur France 2, le 26 septembre 2002 : « Faisons bien la différence entre la conception
29
Voir J. Bouveresse, Déconcentration, décentralisation sous la IIIe République, l’expérience algérienne des
années 1896-1900, Décentraliser en France. Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche
sur l'anthropologie de l'Etat de Caen, décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois (dir.), éd. F.-X. de Guibert,
2003, p. 207 et s.
30
Cité par G. Lebreton, Régionalisme européen et décentralisation à la française, Décentraliser en France.
Idéologies, histoire et prospective (colloque du Centre de recherche sur l'anthropologie de l'Etat de Caen,
décembre 2002), C. Boutin et F. Rouvillois (dir.), éd. F.-X. de Guibert, 2003, p. 275.
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républicaine de la délégation que nous avons et le système fédéral, qui n’est pas le nôtre »31.
La conception républicaine de la délégation…
Tout est dit : la décentralisation opère une délégation de compétences vers les collectivités
territoriales, pour mieux d’Etat. En d’autres termes, L’Etat se charge de ses missions aussi
bien par l’intermédiaire de ses fonctionnaires à tous les niveaux, que par des élus locaux qui,
évidemment, dispose, malgré tout, d’une marge de manœuvre beaucoup plus ample que les
premiers.
ETAT
SERVICES
COLLECTIVITES
DE L’ETAT
TERRITORIALES
DECONCENTRATION
DECENTRALISATION
au niveau régional
PREFETS DE REGION &
DIRECTIONS REGIONALES
REGIONS
au niveau départemental
PREFETS & DIRECTIONS
DEPARTEMENTALES
DEPARTEMENTS
au niveau communal
MAIRES (EN TANT
QU’ AGENTS DE L’ETAT )
COMMUNES
31
Cité par R. Thomas, Décentralisation : la singularité française, Rapport de stage au Conseil général de
Maine-et-Loire, juillet-décembre 2002, 2002, p. 25.
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