L`extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante

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Socio-anthropologie
10 | 2001
Religiosités comtemporaines
L’extrême droite sur le terrain des
anthropologues. Une inquiétante familiarité
Sylvain Crépon
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition électronique
URL : http://socioanthropologie.revues.org/164
ISSN : 1773-018X
Édition imprimée
Date de publication : 15 novembre 2001
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Sylvain Crépon, « L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité »,
Socio-anthropologie [En ligne], 10 | 2001, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/164
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L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité
L’extrême droite sur le terrain des
anthropologues. Une inquiétante
familiarité
Sylvain Crépon
NOTE DE L’ÉDITEUR
Cette réflexion est issue d’un travail de thèse de doctorat sur les jeunes militants du Front
national : S. Crépon, « Les logiques identitaires de l’idéologie des militants du Front
national de la jeunesse, une perspective socio-anthropologique sur le nationalisme
d’extrême-droite des années 90 », Université de Paris X-Nanterre, 1999.
1
Lorsque l’on franchit pour la première fois le seuil du siège du Front national avec pour
objectif d’effectuer une ethnographie sur les jeunes militants de ce parti politique
(comme ce fut notre cas il y a maintenant dix ans), on ne peut être que surpris par la
teneur des discours professés. L’anthropologue qui s’engage dans cette démarche
constate non sans un certain sentiment d’inquiétante familiarité qu’est véhiculée au sein
de cette instance politique une idéologie qui puise ses fondements lexicaux dans le
vocabulaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Ainsi entendra-t-il que la notion
d’identité nationale est traduite en termes d’« appartenance culturelle ». Que le
nationalisme à visée expansionniste du temps de la colonisation est rejeté au nom du
respect de l’intégrité culturelle des peuples. Que les hiérarchisations biologiques du
racisme sont décriées au nom d’un relativisme culturel. Qu’au nom de ces valeurs est
également prôné un certain tiers-mondisme. Si bien qu’il n’est plus question pour les
jeunes frontistes d’un quelconque expansionnisme colonial ou d’une théorie de la
supériorité de la race mais de ce qui peut apparaître au premier abord comme un
relativisme culturel attaché à préserver les spécificités de chaque peuple. De sorte que les
militants se réclament d’un nationalisme qu’ils qualifient eux-mêmes de
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L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité
« différentialiste ». Universalisme et relativisme se trouvent ainsi conjugués très
adroitement en des termes que ne renieraient pas nombre d’acteurs majeurs du champ
anthropologique.
2
Au-delà de la position délicate du chercheur face à ce genre de situation, qui va de pair
avec la vulgarisation de la discipline anthropologique dans le contexte de la
contemporanéité du Proche, l’enjeu analytique ne peut naturellement se limiter à dresser
un simple état des lieux. Si l’on part de l’analyse que fait Clifford Geertz des idéologies
politiques en tant qu’elles sont constitutives du contexte socio-culturel dans lequel elles
évoluent1, l’enjeu consisterait plutôt à montrer comment cette récupération de
l’anthropologie peut être significative des évolutions socio-politiques les plus récentes.
Cette question devient d’autant plus complexe avec une idéologie qui fait de l’Autrelointain et de sa culture (associée à une entité homogène et traditionnelle, c’est-à-dire
telle qu’elle a pu être présentée pendant un temps par l’ethnologie) un référent
identitaire de premier plan pour les nouvelles générations d’extrême droite, elles-mêmes
associées au contexte du Proche. Les propos suivants, déclinés à l’envie par les jeunes
militants du Front national, sont significatifs de cette tendance.
« Moi, je pense qu’aujourd’hui, à vouloir à tout prix créer un monde cosmopolite
on met, euh…, on laisse se développer une idéologie dangereuse pour les identités.
C’est-à-dire que de ce point de vue là je me sens plus proche de l’Indien d’Amazonie
que du citoyen américain qui, lui, se gave de hamburgers. » (Permanent)
3
Il s’agit dès lors de poser un double regard. D’une part un regard critique sur une
récupération idéologisée des outils conceptuels de l’anthropologie forgés dans le Loin à
des fins autres que scientifiques. Et d’autre part un regard permettant une interprétation
de ce phénomène en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il peut être constitutif du
contexte politico-culturel dans lequel il évolue. Pour mener à bien cette problématique, il
s’agit d’orienter l’interprétation analytique à travers une démarche épistémologique qui
soit en mesure d’appréhender correctement ce croisement de variables. Nul doute que
l’orientation de la socio-anthropologie semble a priori opératoire pour ce genre
d’investigation tant empirique que théorique2.
4
A la fin des années 1960, quelques intellectuels regroupés au sein de la mouvance du
GRECE (Groupement de recherche et d’étude de la civilisation européenne) tentent de
redynamiser les thèses de l’extrême droite française. Ce mouvement prétend mener un
combat de type culturel afin de légitimer, à travers des thématiques ne rappelant pas trop
les thèses du nazisme ou du fascisme, l’idéologie antiégalitariste prônée par l’extrême
droite depuis ses origines. C’est dans cette optique que sont récupérées les thèses
anthropologiques du relativisme culturel. Il s’ensuit une transposition sémantique de la
notion de race vers la notion de culture et de la notion de supériorité vers celle plus
neutre de préservation des différences. Si l’influence politique du GRECE décline à partir
de la fin des années 1980, ses idées phares investissent fortement l’idéologie du Front
national, notamment auprès de la jeune génération. On assiste alors à un syncrétisme
idéologique qui voit les thématiques grécistes revivifier les éternelles références
barresiennes et maurrassiennes à l’enracinement. L’« imaginaire national » qui permet,
selon Bene-dict Anderson, de substantialiser une représentation homogène d’une
collectivité dont on ne peut connaître tous les individus qui la composent3, s’inscrit à
travers cette idéologie différentialiste dans la notion de culture. Celle-ci devient, un
« fourre-tout » identitaire auquel sont rattachés les éléments les plus disparates du passé
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national, depuis les Celtes jusqu’à la République en passant par la monarchie et la
Révolution, et ce en dépit des nombreuses lacunes et contradictions.
5
Du point de vue de cette construction identitaire de la nation, la relation entre le Même
tel qu’il vient d’être décrit et l’Autre est exprimée par les jeunes frontistes à travers une
double articulation. L’Autre est investi de critères positifs quand il reste cantonné dans le
Loin. C’est-à-dire quand il entre dans le cadre différentialiste de l’étanchéité des entités
culturelles, des frontières nationales. A l’inverse, l’Autre devient investi de critères
négatifs quand il vient se mêler au Même, c’est-à-dire quand il devient visible au
quotidien. Cette dimension de l’Autre-proche amène naturellement à soulever la question
de l’immigration, principal cheval de bataille idéologique du Front national depuis sa
création. Nul besoin de préciser que le principe de l’intégration se trouve de fait remis en
question. Première, deuxième ou troisième génération importe peu. Bruno Mégret,
encore principale tête pensante du Front national au moment de nos enquêtes, le résume
de la façon suivante : « Chaque année, environ deux cent cinquante mille personnes
nouvelles d’origine étrangère s’installent ou naissent sur notre territoire : un million tous
les quatre ans.4 » Etant issus d’un ailleurs, les immigrés sont porteurs d’une culture
nécessairement irréductible à celle des nationaux de « souche ». Comme le résume PierreAndré Taguieff, du point de vue du différentialisme, « la différence culturelle est traitée
comme une différence naturelle, et une différence de nature. Il y aurait plusieurs natures
humaines5 ». Si le GRECE a transposé la notion de race vers la notion de culture et celle de
supériorité vers la préservation des différences, il n’en demeure pas moins que la
symbolique de la pureté des populations reste la pierre angulaire de l’idéologie
différentialiste. Il s’agit de se préserver de toute altération par contamination, que celleci soit biologique mais aussi et surtout culturelle. Ce point a d’autant plus d’impact dans
les discours des militants qu’il se construit à partir d’une thématique endossant les habits
du relativisme, et donc de l’altérité, ainsi que d’une certaine forme d’universalité. Ce que
les jeunes frontistes veulent pour la France, ils disent le vouloir également pour
l’ensemble des populations de la planète. D’où la difficulté de mener une analyse critique
sur une idéologie liée historiquement à des constructions racistes et xénophobes et qui se
prévaut désormais de l’altérité en ayant pour ce faire récupéré les outils conceptuels de
l’anthropologie. Pour Pierre-André Taguieff, cette dimension fait que l’on se retrouve à
présent devant un phénomène de « racisme implicite » qui « ne s’offre pas à la
dénonciation facile sous la forme bien reconnaissable de conduites ou de thèses tombant
sous le coup de la loi6 ». Et de poursuivre : « Il ne marche ni à l’inégalité ni à la race
biologique. Il ne se réfère pas aux doctrines nazies. Il n’injurie ni n’appelle expressément
à la haine7. » Il devient de ce fait illusoire de vouloir combattre ou même analyser les
discours racistes ou xénophobes contemporains sur la base des thèses racistes datant d’un
demi-siècle. Une telle démarche ne peut aboutir qu’à l’échec étant donné le décalage
historique, intellectuel et idéologique sur lequel elle se fonde. Le racisme étant
aujourd’hui « voilé ou symbolique8 », c’est à travers ses recompositions et donc ses
spécificités propres qu’il importe de l’appréhender.
6
Du point de vue de la thématique de l’identité et du relativisme culturel qui ont constitué
pendant un temps certains de ses fondements essentiels, l’anthropologie a pu être la
source d’effets pervers au regard de certaines récupérations idéologiques, mais
également au regard d’une certaine vision déterministe du rapport entre identité, culture
et tradition qu’elle a pu asseoir dans les représentations. Il a fallu la prise en compte de la
dimension analytique de la modernité (qui permet selon Marc Augé d’envisager la culture
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à travers sa « plasticité9 ») pour que cette conception soit remise en question, puis
dépassée. La culture n’étant plus envisagée comme une donnée mais comme un construit,
les identités qui en découlent ont dès lors été appréhendées à travers une vision
dynamique et non plus figée. Dans une contribution commune sur la question de l’analyse
de l’identité, Christian Bromberger, Pierre Centlivres et Gérard Collomb indiquent en ce
sens qu’il importe désormais d’appréhender l’identité non plus comme « un donné, hors
du temps et hors du monde (…) mais comme un projet10 ». Le projet identitaire, qu’il soit
traditionaliste ou autre, devient une dimension analytiquement envisageable à l’échelle
de la modernité. Si l’anthropologie se révèle depuis plusieurs décennies être une pratique
épistémologique opératoire pour cerner les sociétés du Proche en tant qu’elle consiste,
comme l’indique Gérard Althabe, « à utiliser les notions et dispositifs conceptuels
élaborés dans le cadre de l’ethnologie du lointain pour identifier et bâtir la
compréhension des phénomènes surgissant dans le présent11 », cette démarche apparaît
d’autant plus nécessaire lorsque ces notions et dispositifs ont été également récupérés par
des idéologies politiques qui constituent, par ailleurs, l’objet du chercheur.
7
Des notions telles que le relativisme culturel qui, à travers leur constitution disciplinaire,
ont été construites dans le but, certes idéologique, d’objectiver au maximum
l’appréhension de l’Autre afin de se garder du regard ethnocentrique, se trouvent
détournées de leur objectif initial afin de légitimer ou d’asseoir des idéologies dont les
fondements poursuivent des finalités différentes voire contradictoires de celles du
chercheur. Ainsi en est-il pour Marc Augé de certains discours xénophobes qui « partent
volontiers du thème de la spécificité culturelle pour aboutir à une quasi-identification des
termes immigration, déviance et délinquance12 ». Si bien que l’anthropologie ne peut plus
désormais faire l’économie d’une réflexion critique sur les implications politiques de sa
discipline, tant au niveau de sa relation aux acteurs sociaux appréhendés qu’au niveau de
son discours théorique et de surcroît idéologique.
8
Qu’en est-il de la figure de l’Autre-proche (soit l’immigré ou, du moins, celui qui est
définit comme tel) à travers le discours du nationalisme différentialiste ? Ici, l’immigré ne
représente pas une abstraction idéalisée de l’Autre-lointain mais une « réalité » pratique
prenant part au quotidien de l’espace national du Même. C’est précisément parce qu’il ne
fait pas partie de cette entité que constitue l’espace national du point de vue de
l’idéologie du nationalisme différentialiste qu’il permet d’être le révélateur de la
représentation du Même, c’est-à-dire de la représentation sym-bolique de la nation. On
distingue ainsi trois types de discours lorsque cette thématique est abordée. Les immigrés
(auxquels sont associés dans les discours les individus issus de la deuxième ou même de la
troisième génération) sont tout d’abord désignés, de par les références différentialistes,
comme étant les premières victimes du processus de l’immigration. Ils sont décrits
comme des êtres déracinés, coupés de toute attache culturelle. Ils sont le symbole du nonêtre. A cheval entre deux cultures, ils sont forcément en dehors de toute culture c’est-àdire de la catégorisation différentialiste de l’humain. Les propos suivants sont éloquents
sur ce point.
« L’immigration, les fautifs, c’est pas les immigrés. C’est ceux qui leur permettent
de venir et d’être plus prospères en France sans travailler que dans leur pays en
travaillant. Moi je serais africain au Niger aujourd’hui, ben, je viendrais en France,
hein. C’est clair. Donc faut pas s’en prendre à eux. C’est des victimes eux aussi. Peutêtre encore pire que nous. Eux, ils sont complètement déracinés. » (Etudiant)
« Ils [les immigrés] sont en train de se déculturiser [sic] totalement, ils ont plus de
racines chez eux, ils savent même pas parler l’arabe alors que l’arabe, c’est une
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superbe langue ! (…) Y’en a aujourd’hui ils savent même plus parler l’arabe. Et ils
savent même pas parler le français en plus. Donc ils sont totalement déracinés. »
(Permanent)
9
Un deuxième type de discours fait ensuite passer les immigrés du statut de victime à celui
de menace pour l’intégrité culturelle du pays. Paradoxalement, ils ne sont plus décrits
comme des individus sans attaches culturelles mais sont investis d’une culture forte, de
surcroît à volonté expansionniste, que symbolise le prosélytisme de l’islam. Il s’agit donc
des les circonscrire et de les expulser afin de préserver l’identité culturelle de la nation.
Cette vision s’inscrit toujours dans le cadre de l’idéologie différentialiste.
« L’immigration a détruit aujourd’hui une partie de notre identité, une partie de
notre culture et c’est… je comprends pas qu’il y ait des gens qui acceptent ça, qui
trouvent ça normal. » (Etudiant)
« La défense de l’identité, ben c’est une longue quête, c’est toujours ça… C’est pour
ça qu’on est contre une immigration massive. (…) Le jour où les mecs ils sont cinq,
six millions, sept millions ! et ils sont pas intégrés et ça… y’a quand même une
menace culturelle. » (Etudiant)
10
Il reste qu’après une insertion suffisamment longue on finit toujours par voir ressurgir
des propos proprement racistes et xénophobes. Ainsi les termes « bougnoul » ou
« melon » utilisés pour désigner les populations d’origine maghrébine. Par ailleurs, de
victime et de menace l’immigré devient le responsable des maux de la société française au
premier rang desquels on trouve des considérations plus « classiques », c’est-à-dire
d’ordre socio-économiques et, plus encore, sécuritaires. Le relativisme différentialiste
n’est pas le seul biais idéologique par lequel les jeunes militants du Front national se
représentent la figure de l’immigré. Mais ceci ne constitue pas ici notre propos.
11
Il importe tout d’abord de préciser que le principe de discrimination prôné par les jeunes
militants frontistes ne concerne avant tout que certaines catégories d’immigrés c’est-àdire ceux issus de pays non européens, principalement d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et d’Asie. Comprendre cette discrimi-nation nécessite de revenir sur
l’idéologie différentialiste qui postule une communauté de culture entre les pays issus de
la civilisation européenne. Il y a donc au regard de cette idéologie une compatibilité
culturelle entre les différents pays européens qui fait que l’immigration qui en est issue
est tolérée, voire relativement bien acceptée. A ce titre, nombre de militants rencontrés
dans la région de Marseille avaient des origines italiennes, espagnoles ou yougoslaves et
ne paraissaient nullement gênés d’en faire part. C’est donc bien l’origine culturelle qui
détermine de ce point de vue l’accès à la nationalité. De sorte que pour les jeunes
frontistes le principe d’intégration dépend de critères essentiellement ethniques. La
phrase « je me considère comme ethno-différentialiste » revient régulièrement dans les
entretiens et renvoie à une identification aux groupes des « primitifs » auxquels fait
référence la littérature ethnographique. Pour Dominique Schnapper, l’ethnie caractérise
avant tout des « groupes d’hommes qui se vivent comme les héritiers d’une communauté
historique et culturelle (souvent fondée en terme d’ascendance commune) et partageant
la volonté de la maintenir13 ». Or selon elle, la « spécificité de la nation est qu’elle intègre
les populations en une communauté de citoyens14 », ce qui fonde son principe unificateur
sur les bases d’une « organisation politique autonome15 » et non sur le principe d’une
ascendance commune. L’assise d’une représentation essentiellement ethnique de la
nation devient ainsi fortement exclusive.
12
Si l’intégration reste possible pour l’idéologie du nationalisme différentialiste, elle se
résume dans le slogan fréquemment repris par les jeunes militants du Front
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L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité
national : « Etre français ça s’hérite ou ça se mérite. » Cette question du mérite est
argumentée en termes extrêmement subjectifs au premier rang desquels on compte
l’amour du pays. Et cet amour implique que soit fait sien l’imaginaire national des
militants frontistes, soit l’assise traditionaliste de la culture nationale. Le terme
« Français de papier », formulé de manière péjorative pour désigner l’intégration
républicaine, est à ce titre évocateur puisqu’il dénonce une nationalité artificielle coupée
de ses fondements culturels et religieux, souvent évoqués à travers des termes aux relents
barresiens : « charnel », « spirituel ». Plus que focalisée sur de simples sentiments, cette
symbolique s’inspire d’une représentation de l’enracinement qui postule un attachement
essentiellement physique à l’essence du territoire et à ses caractéristiques. Si bien que, au
regard de ces critères, l’intégration devient irréalisable. Il s’ensuit la remise en cause du
principe politique à partir duquel se fonde la citoyenneté, celle-ci étant « ouverte (au
moins dans l’idéal) à tous ceux qui sont prêts à adopter ses valeurs16 », valeurs qui
reposent pour l’essentiel sur les « droits de l’homme17 ». Cette dimension du nationalisme
différentialiste n’est pas sans remettre en question, ne serait-ce qu’implicitement, le
principe démocratique.
13
Hannah Arendt a ainsi montré qu’à partir du moment où une communauté fait reposer
son identité non plus sur la possibilité de l’expression d’opinions contraires, la pluralité
politique, mais à partir de fondements essentialistes prétendant à une vérité supraindividuelle, elle risque de basculer dans le totalitarisme dans lequel « le grand nombre
forme un corps collectif, le peuple étant plusieurs en un et se constituant en monarque 18
». En décrétant un ordre du monde issu de fondements définis comme naturels et censé
déterminer le rapport des individus entre eux, l’idéologie des jeunes frontistes se trouve
nécessairement en contradiction avec le principe de la pluralité politique qui implique
l’expression de représentations du monde différentes, voire contradictoires.
Déterminisme et pluralisme sont en ce sens irréductibles. Le révélateur du fondement
antidémocratique de cette idéologie s’exprime par conséquent de cette manière à travers
la dimension du traitement symbolique de l’Autre.
14
Mais cette représentation de la nation en tant qu’instance principalement identitaire est
loin de ne concerner que le seul Front national de la jeunesse. Dans ses travaux sur les
représentations contemporaines de la citoyenneté, Sophie Duchesne fait apparaître à
travers ses enquêtes qualitatives, menées sur un panel représentatif de la population
française, que « la notion de citoyenneté » est, de nos jours, de plus en plus « directement
liée à celle d’identité nationale19 ». C’est sans doute la nature d’un tel terreau politique et
culturel qui rend fertile le nationalisme différentialiste. Ce fait n’est pas sans révéler un
des paradoxes majeurs des institutions politiques à l’heure actuelle en France à savoir que
désormais le pluralisme républicain est devenu un référent incontournable au point que
plus personne n’ose critiquer ouvertement son assise. Comme le résume Louis Dumont :
« Aujourd’hui, qui oserait remettre en cause le suffrage universel20 ? » Mais, dans le même
temps, il n’assoit plus de signification proprement politique dans les représentations des
individus. D’un point de vue culturel, cette situation, qui selon Pierre Bouvier voit les
« patronages idéologiques et institutionnels perdre de leur emprise sur leurs afidés 21 »,
devient propice à la formation d’idéologies dont les fondements se trouvent moins
politiques qu’identitaires, correspondant à ce qu’il nomme des « quêtes de l’entre-soi 22 ».
15
Cette anthropologie des constructions identitaires revient à établir une anthropologie de
la représentation symbolique (et donc significative) de l’Autre. Il s’agit de l’Autre non pas
en tant qu’individu mais en tant que représentation ou relation symbolique, c’est-à-dire
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L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité
en tant qu’il est investi d’une signification du point de vue des catégories culturelles. Ces
productions symboliques peuvent ainsi être la source de constructions idéologiques de
type identitaire, des perceptions de l’Autre (qu’il soit lointain ou proche) pouvant susciter
le rejet, la haine ou à l’inverse l’altérité, avec les consé-quences pratiques
correspondantes.
16
Mais ce qu’il importe avant toute chose de retenir de l’étude anthropologique d’un
groupe politique tel que les jeunes militants du Front national, c’est qu’elle doit être en
mesure d’aboutir à des indications sur le contexte social et politique dans lequel celui-ci
évolue. Contexte traditionnellement réservé à la sociologie qui, comme l’indique Pierre
Bouvier, « traite du Même, du Nous, en l’occurrence des sociétés développées23 ». Il s’agit
en d’autres termes de saisir l’état d’une macro-structure à la lumière d’une microstructure s’y rattachant à travers des instruments d’investigation liés aussi bien à l’étude
des sociétés éloignées qu’à celle du Proche. C’est à ce niveau que l’axe de la socio-anthropologie nous semble opératoire pour saisir ce type de re-nouveau idéologique tel que le
nationalisme différentialiste à travers ses expressions symboliques articulées au
carrefour de l’Autre, du Même, du Proche et du Lointain, et qui apparaissent constitutives
des évolutions socio-politiques du temps présent. De sorte que de nouveaux terrains
s’offrent désormais à cette redéfinition épistémologique au premier rang desquels les
constructions iden-titaires et, à travers elles, la question démocratique.
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NOTES
1. C. Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.
2. P. Bouvier, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000.
3. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La
Découverte, 1996 [1981], p. 19.
4. B. Mégret, L’alternative nationale. Les priorités du Front national, Paris, Ed. nationales, 1997,
p. 83, c’est nous qui soulignons.
5. P.-A. Taguieff, « L’identité française et ses ennemis. Le traitement de l’immigration
dans le national racisme français contemporain », L’Homme et la société, n° 77-78,
décembre 1985, p. 172.
6. P.-A. Taguieff, Le racisme, Paris, Flammarion, 1997, p. 50-51.
7. Ibid., p. 51.
8. Ibid., p. 51.
9. M. Augé, « L’autre proche », in M. Segalen (dir.), L’Autre et le semblable, Paris, Presses du
CNRS, 1989, p. 25.
10. C. Bromberger, P. Centlivres, G. Collomb, « Entre le local et le global : les figures de
l’identité », in L’Autre et le semblable, op. cit., p. 140.
11. G. Althabe, « Vers une ethnologie du présent », Revue de l’Institut de Sociologie, 3-4,
1988, p. 91.
12. M. Augé, Le sens des Autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994, p. 91-92.
13. D. Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard,
1994, p. 29.
14. Ibid., p. 28.
15. Ibid., p. 31.
16. Ibid., p. 63.
17. Ibid., p. 62.
18. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 248.
19. S. Duchesne, « Engagement politique. Le paradoxe de la citoyenneté », in P. Perrineau
(dir.), L’engagement politique. Déclin ou mutation ?, Paris, Presses de la FNSP, 1994, p.
185-186.
20. L. Dumont, Homo aequalis II. L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 254.
21. P. Bouvier, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995, p. 16
22. Ibid., p. 17.
23. P. Bouvier, La socio-anthropologie, op. cit., p. 11.
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L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité
AUTEUR
SYLVAIN CRÉPON
Université de Paris X-Nanterre
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