Agricultures et paysanneries du monde

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Partie I
Les agricultures en questions
Chapitre 1
Fin ou retour des paysans, en France
et en Europe
HENRI MENDRAS ET BERTRAND HERVIEU
Introduction
BERNARD W OLFER
Non sans émotion, je me souviens que c’est ici que j’ai entendu René Dumont
expliquer qu’après la Guerre de 1914-1918, qui a été pour les paysans français une
grande saignée, la société paysanne en France ne pouvait que disparaître ou se
moderniser. Les hommes avaient été nombreux à manquer pendant quatre ans,
beaucoup n’étaient pas revenus. La place des femmes s’était accrue. La mécanisation,
mais aussi les engrais, produits dérivés des industries de guerre, faisaient leur grande
entrée, contribuant à une transformation rapide qui prit toute son ampleur après la
guerre. R. Dumont estimait que la fin des paysans datait, d’une certaine façon, de la fin
de la Première Guerre mondiale.
En 1967, dans La fin des paysans34, qui est resté un livre phare, Henri Mendras
annonçait la fin des paysans, signalant que celle-ci se manifestait par l’apparition d’un
nouveau groupe, les « agriculteurs », qui s’individualisaient au sein de la société
française et n’appartenaient plus à ce qu’il étudiera plus tard comme les « sociétés
paysannes »35. En cela, il rejoignait beaucoup d’autres qui avaient déjà analysé le
phénomène, en partant des « paysans contre le passé » en allant vers « la fin d’une
agriculture » ou une « France sans paysans ». Il a non seulement stimulé notre réflexion,
34
La fin des paysans, changement et innovations dans les sociétés rurales françaises, 1967, Paris SedeisFuturibles ; La fin des paysans, suivie d’une réflexion sur la fin des paysans, vingt ans après, Acte Sud Babel,
1967 (1992, 4e édition).
35
Les sociétés paysannes, 1976 ; Gallimard, Coll. Folio 1995, nouvelle édition refondue.
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Agricultures et paysanneries du monde
mais il a aussi marqué celle-ci pour plusieurs années, montrant que cette fin des paysans
en France était un mouvement inéluctable.
Vingt ans après, Henri Mendras est revenu sur ce premier essai, se demandant s’il
n’aurait pas dû, à l’époque, mettre un point d’interrogation au titre de son livre. Je crois
qu’il a décidé que, finalement, cela n’était pas nécessaire, que la France paysanne avait
bel et bien disparu, et que l’on ne pouvait simplement que s’interroger sur la façon dont
ce qui était le territoire des paysans, c’est-à-dire la France rurale, pourrait se construire
non pas comme une immense banlieue mais comme un nouveau jardin.
Quinze ans plus tard, Bertrand Hervieu et Jean Viard remettent les paysans en scène.
C’est un peu surprenant, car loin de remettre en cause, bien au contraire, le diagnostic
porté quelques années auparavant par Henri Mendras sur la « fin des paysans », Ils
décrivent l’apparition de ce qu’ils appellent un « archipel paysan ». Archipel qui
résulterait de l’atomisation en monades d’exploitants et d’entrepreneurs agricoles et d’une
individualisation des agriculteurs. Ils observent, sous la forme d’une revendication, une
nouvelle affirmation de « paysanneté36 », non plus sous les traits du paysan mais par la
distinction du territoire à travers une activité agricole et alimentaire de qualité.
À partir de ce moment, on peut se poser la question de savoir si ce que Jean Viard et
Bertrand Hervieu appellent de leurs vœux et de leur analyse n’est pas plutôt un territoire
paysan37 : c’est le territoire qui devient paysan et non plus les hommes.
Nous avons trouvé dans cette opposition, qui à première vue peut paraître une
complicité, une interrogation possible : les paysans sont-ils vraiment partis – on peut ne
pas en douter quand même – mais ne seraient-ils pas de retour sous de nouveaux habits,
sous de nouvelles formes, en « habillant » leurs territoires du mot « paysan » ainsi que
leurs institutions, leurs syndicats et d’autres organisations « paysannes » ?
Ce qui peut également surprendre depuis quelques années, c’est que non seulement
la Confédération paysanne, mais aussi les autres syndicats agricoles comme la FNSEA
ou le CNJA, revendiquent de nouveau le terme « paysan » pour se qualifier, en tant
qu’hommes et non plus seulement comme acteurs d’un territoire.38 Ce n’est donc peutêtre pas l’« archipel paysan » qui les attire, comme peuvent le penser Bertrand Hervieu
et Jean Viard, mais un qualificatif restauré et qui, ayant perdu son caractère péjoratif,
aurait aujourd’hui de la valeur. Parce que ces paysans sont tellement tenaces dans
l’imaginaire de la France et des Français, certains cherchent peut-être à les réinventer.
Peut-être est-ce aussi parce qu’il est possible que se recréent de nouvelles figures de
paysans en France, comme une résistance, non à la modernité mais au modernisme tel
qu’il s’est déployé durant les trente glorieuses.
Nous avons pensé qu’il était séduisant de mettre face à face ou plutôt côte à côte
Henri Mendras et Bertrand Hervieu, pour les interroger sur la fin ou le retour,
fantasmatique, de ces paysans.
Je les remercie de nous faire partager leurs interrogations.
***
36
Terme que j’emploie à dessein, sous forme de néologisme, mais qui n’est pas un terme employé par
B. Hervieu et J. Viard.
37
L’Archipel paysan, Éd. de l’Aube, 2001.
38
Ceci n’est pas propre à la France : peasantry, campesinos sont de nouveau mis en valeur dans le monde
anglo-saxon pour l’un, dans le monde hispanophone pour l’autre.
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Fin ou retour des paysans, en France ou en Europe
Intervention de Henri Mendras
Cela me flatte beaucoup de revenir dans cette maison où autrefois, en effet, René
Dumont m’avait attiré parce que j’avais travaillé avec lui, en particulier en Alsace. Dans
ce même amphithéâtre, j’ai assisté et participé à maintes réunions de la Société française
d’économie rurale.
Tout d’abord, pour que les choses soient parfaitement claires, il faut dire que ce qui
était le fondement de mon argument et qui a été choquant à l’époque parce qu’il n’a pas
été vraiment perçu, c’est qu’il ne pouvait plus y avoir de paysans à partir du moment où
il n’y avait plus de société paysanne. C’est un argument de sociologue puisqu’il s’agit
du rapport entre l’individu et sa société : c’est absolument fondamental car je ne serais
pas arrivé à ce diagnostic ni à ce titre un peu choquant39, si cela n’avait pas été sur cet
argument même. À partir du moment où l’on admet ce principe, Bertrand Hervieu peut
essayer de retrouver des paysans ou appeler « paysans » les néo-ruraux ou quiconque
d’autre, cela m’importe peu car cela n’a aucun rapport avec ce que je voulais dire.
Quant à ceux qui se décorent du nom de « paysans », ils le font car, en effet, dans
l’idéologie française, les paysans et la paysannerie demeurent des éléments qui font
réagir les gens.
Il faut se rendre compte que déclarer en 1967 qu’il n’y a plus de paysans en France
avait un côté scandaleux. Le livre a d’ailleurs déclenché un scandale parmi les
traditionalistes qui pensaient que je ne savais pas de quoi je parlais et, par ailleurs,
certains pensaient que j’étais un vieux nostalgique de la paysannerie d’autrefois et que
si je disais que les paysans disparaissaient ce n’était que mon sentiment personnel,
puisque chacun sait que le sociologue ne fait jamais rien d’autre que d’exprimer ses
sentiments ! Par conséquent, il était essentiel que l’argument central fut clairement
défini puisqu’ensuite c’est ce qui a justifié que j’aie abandonné ce domaine. Ce qui
m’intéressait c’était les paysans et la paysannerie et j’étais, en quelque sorte, en
« chômage technique » puisque je n’avais plus de matériau sur lequel travailler, en tout
cas en France. Beaucoup de gens brillants de toutes sortes ont continué à faire de la
sociologie de l’agriculture, de la sociologie de l’environnement, de la sociologie de la
vie politique des agriculteurs, etc. : tout cela est absolument excellent et je suis ravi
d’avoir contribué à en aider un certain nombre à trouver leur chemin de sociologue.
Étant en « chômage technique », j’ai donc essayé de trouver des paysans ailleurs
qu’en France. J’ai commencé par aller voir à l’Est de l’Europe40. À ce moment-là, sur
l’injonction de Kroutchev, l’Académie des Sciences avait entrepris d’essayer de
comprendre pourquoi et comment l’agriculture s’était modernisée si rapidement dans les
années 1950 et 1960, à l’Ouest. Au début des années 1970, on m’a demandé ainsi qu’à
un camarade polonais, de diriger un grand chantier de recherche comparatif Est-Ouest
sur la paysannerie et la transformation de la vie villageoise dans les pays de l’Est et de
l’Ouest. Pendant cinq ou six ans, cela a constitué pour moi une activité absolument
passionnante, d’autant que je retrouvais en Pologne et en Roumanie une tradition de
sociologie rurale très proche de la nôtre, très historisante, et avec laquelle j’ai eu des
contacts absolument passionnants. Cependant, je suis arrivé à la conclusion qu’un
sociologue de terrain comme moi ne pouvait pas travailler vraiment dans des pays dont
il ne maîtrisait pas la langue. J’ai été convaincu qu’il y avait peu de chance que, dans
39
40
La fin des paysans, op. cit.
H. Mendras parle ici de l’Europe au sens politique, donc de l’Europe de l’Ouest.
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Agricultures et paysanneries du monde
ces conditions, je puisse continuer à faire quelque chose qui me satisfasse. J’ai toujours
défini mon travail de sociologue par le terrain d’enquête : pour moi, un vrai sociologue
est un sociologue qui fait du terrain. L’idéologie sort du terrain et elle y revient pour
vérifier, pour voir si elle est falsifiable ou non.
Voilà donc les raisons pour lesquelles j’ai, ensuite, abandonné complètement la
paysannerie. Cela a été pour moi une grande surprise de voir, 20 ou 30 ans après, que
mon livre continuait à se vendre, qu’on l’avait réédité. Je suis régulièrement interrogé
par les journalistes qui sont toujours très déçus lorsque je leur dis que cela fait des
années que je ne me soucie plus de ces thèmes.
Je me suis réorienté et reconverti dans une autre activité qui consiste à essayer de
comprendre les structures globales d’une société nationale prise dans son ensemble.
Cela paraît étrange de passer de l’analyse du village à l’analyse de la France, de
l’Angleterre, de l’Italie… Mais l’instrument intellectuel est le même dans les deux cas.
C’est parce que j’ai commencé par faire ce travail de sociologue de terrain, que j’étais
mieux armé que beaucoup de mes collègues sociologues pour comprendre les structures
globales et les mécanismes de changement des sociétés vues à l’échelle nationale. En
effet, l’exigence de l’analyse locale est de remettre ensemble tous les éléments,
d’essayer de les hiérarchiser pour leur donner vie et pour construire intellectuellement
un petit modèle dynamique du fonctionnement de la société. Dans les années 1960,
lorsque nous avons fait des études dans une quinzaine de villages à travers la France,
mon rôle consistait à expliquer aux étudiants qui avaient passé un mois dans ces villages
que les choses étaient plus compliquées qu’ils ne croyaient, que les choses qu’ils avaient
faites n’étaient qu’une première approche à partir de laquelle on pouvait construire une
première image extrêmement rustre de la société villageoise mais qu’il fallait lui donner
vie, continuer la recherche pour comprendre les mécanismes réels de fonctionnement de
la société.
Finalement, c’est exactement ce que nous faisons dans mon équipe à l’Observatoire
français des conjonctures économiques et avec nos équipes complices dans différents
pays européens, aux États-Unis et au Canada. Nous avons commencé par utiliser les
statistiques disponibles pour construire une image des grandes structures fondamentales
de chaque pays et, ensuite, nous avons utilisé des études sociologiques plus
particulières, y compris les études locales et micro-locales pour comprendre le
fonctionnement des choses
Intervention de Bertrand Hervieu
Je voudrais vous inviter à lire Sociétés paysannes car c’est vraiment dans les
premières pages de cet ouvrage qu’Henri Mendras a formalisé et rendu compte de la fin
des paysans. Il y énumère les différentes caractéristiques de ce qui fait un paysan et cela
se termine par une phrase qui, me semble-t-il, est : « C’est la société paysanne qui fait le
paysan. »
C’est autour de cela que notre génération de sociologues ruraux s’est construite, et il
est vrai que nous avons tous commencé par faire une monographie de village, ce qui a
été une forme d’apprentissage du métier, aujourd’hui considérée comme assez originale
– voire, éventuellement, comme complètement dépassée – et qui a permis aussi le
déclenchement de la réflexion sur le changement social et sur l’approche comparative
de celui-ci dans les collectivités.
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