La ville est de retour La ville. Effacée, engloutie dans les flux de la mondialisation? Abandonnée, quittée par des habitants à la recherche d'un espace domestique plus intériorisé? Livrée aux chancres, génératrice de solitude, d'isolement ou, au contraire, toute entière traversée par la création de nouveaux lieux culturels, par une mobilité, par un mélange, une mixité multiculturelle ? Une ville «sans qualités» pour Isaac Joseph (Joseph, 1998), une ville «invisible» de cheminements inattendus et d'objets ordinaires pour Bruno Latour et Émilie Hermant (Latour/Hermant, 1998), une ville à «faire, vivre, dire» (Haumont, 1998), où se croisent les perspectives, les échelles, les trajectoires familiales et les espaces de vie (GrafmeyerlDansereau, 1998), une ville où il s'agit de plus en plus de «ménager les gens» (Toussaint/Zimmermann, 1998) mais aussi une «city of quartz» (Davis, 1997), capitale-bidon du futur, une ville tape-à-l'œil, dépotoir des rêves ... A empiler cette abondante production sur la ville, facilement complétée par une multitude de sites Web qui nous proposent des passages secrets (Urbicande), des voyages audacieux en découvrant l'œuvre éparpillée de Frank Loyd Write, des jeux (Sim City 3(00) pour faire et défaire la ville, tout indique que celle-ci est bien de retour. Comme une obsession dont il faudrait se défaire et comme un objet, une ressource, toujours interpellante, qui lie et délie des relations et des rapports sociaux, parfois culturels. Ce numéro a été composé pour rencontrer cette obsession fascinante qui faisait rêver Walter Benjamin (Benjamin, 1989) autour d'une question centrale: comment rendre compte de ce qui se joue en ville autrement qu'en cherchant à la définir? Elle nécessitait qu'on se penche d'abord sur la production que différentes disciplines - architecture, économie, histoire, démographie, géographie, sociologie - avaient développée ou non sur la place de l'espace urbain dans la société belge. État des lieux et des savoirs - difficile, éparpillé lui aussi - conséquent en volume et en intensité. Cette tentative d'établir ce premier état pose problème: il est révélateur d'un paysage intellectuel où se croisent et se décroisent des thématiques, souvent politiques, qui fondent des visions de modes d'action ou de découpage des lieux. La majorité des articles qui constituent ce numéro en est la preuve. Il aurait dû nous indiquer les liens entre approches théoriques, outils de mesure et contextes d'analyse, comme J. Remy l'avait fait à propos des apports des sociologies française et américaine (Remy, 1990a) ou B. Lepetit au sujet des recherches françaises en histoire urbaine (Lepetit, 1996). Ce n'est pas le cas. Comme me le suggère X. Leloup, il faudrait s'interroger sur cette caractéristique spécifique de la production "urbaine" qui, loin de suivre un cheminement en termes de paradigmes et d'avancées théoriques, est en lien direct avec l'évolution chronologique de nos villes, Bruxelles en étant la figure emblématique. Est-ce cette évolution qui oriente notre mode d'appréhension de l'espace? Difficile de répondre dans une situation où les travaux historiques et économiques semblent particulièrement absents. Quatre ensembles constituent autant de réponses à la question cherchant à échapper à la délimitation de la ville ou à son approche essentialiste. Le premier est établi à partir des recherches que nous avons développées dans le cadre d'un programme financé par le Fonds National de la Recherche Scientifique en retournant au terrain. Ce retour au terrain a conjugué une double approche: en choisissant la commune d'Ixelles comme territoire communal, plutôt caractérisé par un modèle d'action politique faible, avec des populations très mélangées, nous voulions nous 2 Recherches Sociologiques, 1999/1 - Sociologie de la ville mettre à distance de travaux démo-géographiques qui mettaient en évidence les concentrations et la dualisation des populations dans l'agglomération bruxelloise et réinterroger les processus de ségrégation sociospatiale. C'est ce que fait X. Leloup à propos de la localisation spatiale des populations étrangères. En même temps, nous voulions saisir des ambiances dans différents quartiers à partir de la question toute simpIe: "Mais qu'est-ce qui a changé à Ixelles depuis vingt ans? " En étudiant les rapports entre action et temporalité urbaine tels qu'ils se sont dépliés dans un quartier, J. Piérart repère les enjeux collectifs liés au redéploiement du sens de la ville. Un deuxième ensemble réinterroge, à la suite des travaux de J. Remy, les lieux où se développent des pratiques religieuses. Jean-Émile Charlier, Frédéric Moens et Sébastien Nahon, en dépassant une sociologie des lieux, cherchent à mettre en évidence les usages différents d'un patrimoine devenu commun. Bertrand Montulet en s'intéressant aux approches existantes en matière de mobilité définit des perspectives de recherche en vue d'appréhender les liens entre structure de l'espace matériel et comportements de mobilités vécues. Un troisième ensemble porte sur une des obsessions de la société belge: la présence des étrangers. Les différents apports se répondent ici dans un assemblage, contradictoire, où Louise Fontaine aborde la façon dont les pouvoirs publics en Belgique gèrent différentes formes d'identités urbaines en soulignant la désignation étroite dans la manière d'envisager la présence de l'Autre. Cécile Hubert, quant à elle, se place du côté des acteurs en se demandant comment les populations d'origine immigrée donnent du sens à une intégration culturelle. Paola Rebughini, en comparant deux contextes, MiIan et Lyon, aborde le thème de la violence urbaine souvent associée aux conduites des jeunes en interprétant celle-ci comme un espace de significations en tension entre deux pôles, celui d'une crise identitaire et celui du conflit. Plus que d'assemblage contradictoire, c'est de complicité dont il faut parler à propos du quatrième ensemble où Yves Grafmeyer et Jean Remy entretiennent un dialogue autour du lieu de composition que constitue la ville. Les combinaisons, les configurations, parce qu'elles sont multiples, posent le problème du sens à donner aux manières de cohabiter. L'altérité, la distance et la proximité, l'ambivalence des formes de coexistence, si elles permettent d'interroger la portée analytique de la notion de transaction, déterminent aussi un travail de mise en question de la mixité spatiale. La ville apparaît avoir plus de sens à travers des contextes singuliers et des univers d'intercompréhension. Le lecteur percevra dans la composition même de ce numéro ce que nous devons à Jean Remy et à ses interrogations. Celles-ci nous rappellent toujours qu'il est nécessaire de se livrer à un travail sociologique combinant approche morphologique, analyse de contextes et de situations, avec une prédilection pour le sens de la conduite des acteurs. L'orientation de nos travaux en s'appuyant sur ces acquis s'engage résolument vers le développement d'une démarche anthropologique et sociologique où l'ironie phénoménologique de Mike Davis (Davis, 1997) ou de Richard Sennett (Sennett, 1992) et la composition morphologique de la ville se complètent. Autour d'une certitude - l'urgence pour les sociologues en Belgique de se préoccuper de la sociabilité urbaine - et d'une interrogation, inspirée, elle, par Alain Touraine et par Marshall Berman (Berman, 1982) : si tout ce qui est solide se dissout dans l'air, en quoi y a-t-il "du sujet" dans l'expérience de la modernité, là où la ville met en jeu la représentation de soi et de l'Autre? Bernard Francq 3 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPIDQUES BENJAMIN W., 1989 Paris, capitale du x/xe siècle, Paris, Cerf. Coll. Passages (1935). BERMANM., 1982 All that is solid melts into air. The experience of modernity, London, Penguin Books. DAVIS M., 1997 City of quartz. Los Angeles, capitale dufutur, Paris, La Découverte (1991). 1998 Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, PUL, Coll. GRAFMEYER Y., DANSEREAUF., Dir., Transversales. HAUMONT N., Dir, 1998 L'urbain dans tous ses états. Faire, vivre, dire la ville, Paris, L'Harmattan, Coll. Habitat et sociétés. JOSEPH I., 1998 La ville sans qualités, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube. LATOUR B., HERMANTE., 1998 Paris ville invisible, Paris, Les Empêcheurs de penser en rondlLa Découverte. LEPETITB., 1996 "La ville: cadre, objet, sujet. Vingt ans de recherches françaises en histoire urbaine", Enquête (La ville des sciences sociales), n04, pp.II-34. REMY J., 1987 "Bilans et tendances de la sociologie urbaine de langue française depuis 1945", Espaces el sociétés, n047, pp. 115-144. 1990a "Les courants fondateurs de la sociologie urbaine américaine: des origines à 1970", Espaces et sociétés, n056, pp.7-38. 1990b "Les courants fondateurs de la sociologie urbaine américaine: bibliographie", Espaces et sociétés, n059, pp. 145-154. SENNETTR., 1992 La ville à vue d'œil, Paris, Plon (1990). TOUSSAINT J.- Y., ZIMMERMANN M., Dir., 1998 Projet urbain. Ménager les gens, aménager la ville, Sprimont, Mardaga (Coll. Architecture+Recherches). Directeur: Jean Rémy Secrétariat de rédaction: Odile Saint Raymond 5, allées Antonio Machado 31058 Toulouse Cedex - Tél. OS 61 5035 70 Sommaire du n094 Villes écrites I. VillES ECRITES la ville entre les lignes de la science et du roman, Pierre Lassave Ville et architecture écrite: de l'auteur au lecteur, Jean-François Roullin l'espace urbain comme ressource sociale dans le roman proustien, Catherine Bidou-Zachariasen y a-t-il un roman lyonnais? Bernard Poche Ecrire les fondations, Amiens et le Roman d'Abladane, Christopher Lucken Il. l'ESPACE SOCIAL DE LA BANLIEUE la beauté des banlieues, Jacques Katuszewski la spatialisation du social à l'épreuve de la mobilité: l'espace péri-urbain, Marian Roch l'exemple de En vente aux Editions L'Harmattan l'ordre et le paiement sont à adresser aux Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique, 75005 PARIS o n° 94 «Villes écrites» : 90 F Envoi par poste aérienne: port en sus facturé par nos soins. o désire recevoir exemplaire(s) du n° 94. o verse ci-joint la somme de F. o souhaite recevoir une facture en 3 exemplaires (réservé aux administrations).