dupuis à l`ombre de la censure

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49-956 ou la démoralisation de la jeunesse. Les 50 ans de la loi du 16 Juillet 1949
dupuis à l’ombre de la censure
par Thierry Martens
[Janvier 1999]
L’instauration de la Commission de contrôle française n’aurait guère dû menacer la production de
Spirou, hebdomadaire à la moralité rigoureuse. Elle se révéla néanmoins paralysante pour l’École de
Marcinelle au cours de sa maturation dans les années 50-60.
La famille Dupuis avait pour règle de procurer dans ses publications une saine détente populaire.
Leur contenu pouvait être mis entre toutes les mains, et c’était un point sur lequel la Direction
s’avérait intransigeante. Conseiller officieux, un ami jésuite, le père Philippe Sonet, jouait
exceptionnellement le rôle d’arbitre lorsqu’un sujet aurait pu égratigner la religion. De plus
redoutables inquisiteurs se mirent à sévir dans l’Administration française et ce climat de chasse aux
sorcières accrut encore le contrôle de ce qui était publié. Impossible désormais de se limiter à
rallonger les jupes ou à raboter les poitrines des demoiselles dans Brick Bradford, où seuls les hommes
gardaient des torses hypertrophiés de gymnastes !
Les salves d’Anastasie se portèrent sur Buck Danny, réengagé dans l’aéronavale américaine et
expédié sur le front de Corée. Toute allusion politique était interdite à une production étrangère et la
croisade des Nations-Unies dans ce pays se trouvait condamnée par les orphelins du Petit Père des
Peuples. Charlier fut contraint en 1954 de sortir ses personnages de ce champ d’action en plein
suspense aérien (Un avion n’est pas rentré). On reprocha ensuite à Victor Hubinon d’avoir dessiné de
manière trop effrayante une confrontation sous-marine entre des plongeurs et des pieuvres géantes
(Patrouille à l’aube, où cette séquence fut atténuée pour l’album), mais le scénariste maquilla
désormais volontairement toute allusion politique trop précise et accorda des nationalités
indéterminées − mais blanches, pour ne pas être accusé de racisme ! − à ses mauvais traditionnels,
dont la célèbre Lady X.
Sur le plan de la publication hebdomadaire, les persécutions diminuèrent dans la seconde moitié
des années cinquante. Les auteurs et les services de l’éditeur avaient compris : une vigilante
autocensure s’exerçait désormais. Instruits par les vicissitudes de l’Épervier Bleu, les retoucheurs de la
Maison supprimèrent pour la parution en album quelques revolvers dans la main des gangsters
poursuivant Spirou dans La Corne du rhinocéros (1953). Les armes ne furent plus que suggérées ou
proposées à doses homéopathiques. Créature absurde et imaginaire, le Marsupilami fut toléré de
justesse malgré ses cris inarticulés et un vocabulaire réduit à l’extrême. Quelques épisodes trop
meurtriers de Lucky Luke passèrent dans Le Moustique. Franquin lui-même se trouva à ce point
marqué par les recommandations de la Commission qu’il fit remarquer − en plaisantant − qu’une
scène de torture à l’eau, nettement humoristique, risquait de ne pas faire rire les censeurs dans Le
Châtiment de Basenhau, de Peyo : les trois bandes sautèrent sans que l’espion questionné perde par
la suite le tour de taille obtenu par ce gavage.
Dans l’espoir d’aplanir les différends éventuels, des contacts furent pris avec le secrétariat de la
Commission. Certains auteurs tentèrent parfois de plaider leur cause : Charlier n’eut aucun succès
en démontrant que l’on faisait plus de politique dans Vaillant (Fils de Chine....) que dans son
évocation de Buck Danny en Corée, au côté du bataillon français ; Peyo réussit à sauver de justesse
un épisode de Benoît Brisefer en prouvant que le gamin ne se rendait pas dans un mauvais lieu pour
consommer, mais pour le démolir (le café de la bande de Madame Adolphine). Mais la plupart des
accusés encaissèrent l’oukase et veillèrent par la suite à éviter de nouvelles interdictions. On ne se
bat pas contre la foudre. L’action des services français de l’éditeur se renforça avec le temps et une
patiente approche du secrétariat permanent de la Commission. Vu l’évolution de ce qui était «
admissible », il fut toléré à la fin des années soixante qu’un ouvrage refusé puisse être à nouveau
proposé au visa après un délai raisonnable. Ils furent tous ainsi finalement repêchés des limbes
extérieures au pays de la liberté de création.
Le programme éditorial pouvait difficilement dépendre du bon vouloir d’autocrates se réunissant
irrégulièrement, trois ou quatre fois l’an, et chargés de juger sur des exemplaires imprimés, dont la
diffusion se trouvait ainsi, au mieux, bloquée pendant de longs mois avant importation. La réputation
de Dupuis étant bonne, la Commission accepta d’étudier les ouvrages en maquettes soumises
préalablement. Un employé, M. Paquet, fut ainsi chargé d’établir pour chaque sortie envisagée un
jeu de dix maquettes complètes sur base de découpes du journal pour régaler l’appétit des
sectateurs de Dame Anastasie. Ainsi l’autorisation officielle coïncidait-elle généralement avec la
date de diffusion réelle. Au cours des années 70, les ouvrages précédemment prohibés furent
autorisés à l’occasion de nouvelles rééditions, mais la bête eut deux ultimes soubresauts qui
contraignirent à rapatrier d’urgence deux volumes assez anodins, un Archie Cash et un Sammy.
Depuis, une certaine coexistence pacifique semble assurée, même si l’abrogation de cette censure
déguisée n’a toujours pas été officialisée.
Les interdictions d’importation frappèrent une dizaine d’albums. Il est bon de les rappeler ici, car
leurs nombreux lecteurs ne se doutent guère qu’ils ont été à une époque de redoutables brûlots
susceptibles de lancer la jeunesse française sur la triste voie du vice et de la paresse, voire du crime
et de la remise en cause de notre société. La date suivant le litre est celle de première diffusion en
Belgique. En guise d’amende honorable, nous soulignons ensuite ce qui semble avoir été la
motivation du refus d’importation.
> La Vallée interdite et Point Zéro (Épervier Bleu, 1954) : aventuriers trop portés sur la bagarre.
> Ciel de Corée et Avions sans pilotes (Buck Danny, 1954) : cadre trop politique du récit.
> Le Lac de l’Homme Mort (Marc Jaguar, 1957) : caricature outrancière de policiers.
> Libellule s’évade et Popaïne et vieux tableaux (1959) : récidives du même sieur Tillieux.
> Pavillons noirs (Vieux Nick, 1960) : éloge de la piraterie ?
> La Route de Coronado (Jerry Spring, 1962) : le mauvais exemple donné par Pancho combattant à
mains nues un Indien armé d’un couteau amènera à l’interdiction (partielle) de l’album. L’éditeur fit
remplacer la page litigieuse par une nouvelle version, édulcorée, dans les exemplaires du premier
tirage diffusé en France. Première grosse concession de la Censure, admettant le cas échéant le
placement de rustines pour cacher ou remplacer ce que les petites têtes blondes ne pouvaient voir.
> Billy the Kid (Lucky Luke, 1962) : jugé peu éducatif et incitant les poupons à l’imprudence, le dessin
de prologue montrant le bébé Billy suçant le canon d’un Colt fut censuré pour la réédition
immédiate (1963), destinée à l’importation en France.
> Soixante aventures de Boule et Bill No.2 (1964) : tortures diverses d’un pauvre chien et caricature
d’un brave agent de quartier. Les gags pouvant se prêter à une telle interprétation furent remplacés
dans la réédition à intérieur modifié (mais sous même couverture), effectuée l’année suivante et
acceptée. Longtemps écartés de la publication en volumes, les gags de ce type furent rassemblés
en 1979 et 1980 dans les albums 16 et 17 de la série.
> Le Maître de l’épouvante (Archie Cash, 1973) : présente Haïti sous un jour peu reluisant. Sa suite (Le
Carnaval des zombies), nettement plus culottée, fut acceptée l’année suivante, la Présidence
française ayant changé de mains entretemps, ainsi que certaines conceptions diplomatiques quant
au régime de cette île. (La motivation de la Commission s’était toutefois gardée d’évoquer le cœur
du problème en précisant simplement « beaucoup de violence, nombreuses illustrations agressives »,
résumé s’appliquant parfaitement à la plupart des albums de la série.)
Les Gorilles et le Roi Dollar (Sammy, 1977) : la corruption policière et politique à Chicago dans les
années 30 montrait de fâcheuses coïncidences avec quelques faits divers locaux de l’époque. On
ne rit pas avec les choses sérieuses.
Thierry Martens
(Cet article a paru dans le numéro 4 de 9ème Art en janvier 1999, pp. 34-37.)
Note de 2014 (par Bernard Joubert)
Il existe autour des refus d’importation un certain flou historique, ceux-ci n’étant pas rendus publics
par le Journal officiel. Les témoignages d’auteurs induisent des confusions et il n’est pas facile de
discerner les refus avérés des simples prudences de Dupuis découlant de problèmes précédents ou
d’avertissements (les albums ayant été prépubliés dans Spirou). Les archives du ministère de
l’Information n’ont pas été étudiées et les procès verbaux de la Commission de surveillance sont, à
ce jour, la seule source fiable dont disposent les historiens (le ministère de l’Information devant, selon
la loi, se conformer aux avis de celle-ci). Or ces procès verbaux ne confirment pas toute la liste
établie par Thierry Martens (1942-2011), ancien rédacteur en chef de Spirou. Ne devraient pas y
figurer :
— Le Lac de l’homme mort (Marc Jaguar) : la Commission donna un avis favorable à l’importation
dès la parution ;
— Popaïne et vieux tableaux (Gil Jourdan) : la Commission ne l’examina pas (Dupuis n’ayant
probablement pas cherché à l’exporter après l’interdiction du précédent Gil Jourdan) ;
— La Route de Coronado (Jerry Spring) : la Commission l’examina trois ans après sa parution et
donna un avis favorable ;
— 60 Gags de Boule et Bill, t.2 : la Commission ne s’opposa pas à cet album, mais c’est en
sermonnant l’importateur qu’elle avait autorisé le précédent.
À l’inverse, il manque des titres à Martens. Voici la liste complète et chronologique des refus
d’importation décidés par la Commission : Le Diable de Mallicolo (roman), Stanley t.1, Surcouf
(probablement le t.3), La Vallée interdite (l’Épervier bleu), Ciel de Corée (Buck Danny), Point zéro
(l’Épervier bleu), Avions sans pilotes (Buck Danny), Le Maître de Roucybeuf (Johan), L’Histoire du petit
verrier (roman), Le Ranch de la malchance (Jerry Spring), Le Tigre de Malaisie (Buck Danny), Libellule
s’évade (Gil Jourdan), Pavillons noirs (le Vieux Nick), Le Maître de l’épouvante (Archie Cash) et Les
Gorilles et le roi dollar (Sammy).
Notes
[1] Ironie de Dame Anastasie : il semble toutefois que le troisième album de Surcouf (Terreur des
mers) et le premier volume de Stanley auraient reçu en juin 1954 un premier avis > défavorable de
la Commission, probablement levé dès la séance suivante, car ces biographies ont néanmoins
disposé d’une diffusion normale en France.
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