Les motifs keynésiens de l’adoption de l’effet Pigou par Don Patinkin Introduction L’effet Pigou est connu comme le principal argument mobilisé contre la thèse de Keynes selon laquelle une économie monétaire parfaitement concurrentielle pourrait se trouver piégée en situation de déséquilibre. Parmi les promoteurs de cet argument antikeynésien, Don Patinkin est généralement cité en bonne place, notamment parce que l’effet Pigou ou effet d’encaisse réelle constitue la clé de la théorie monétaire qu’il expose dans Money, Interest and Prices (1956, 1965), son ouvrage majeur. Grandmont (1983, p. 1) considère ainsi que a Patinkin «repris et développé » la «contre-attaque entamée par Pigou » et ceci au côté de figures anti-keynésiennes aussi connues que Friedma n et Johnson. Dans un article précédent (Rubin, 2002), nous avons mis en évidence le caractère radical du keynésianisme exprimé par Patinkin dans le cadre de sa thèse de doctorat (1947). En effet, il assimile alors la théorie keynésienne à l’affirmation de l’absence d’équilibre de plein emploi donc à l’affirmation d’un échec total des mécanismes de marché. Par ailleurs, il rejette l’argument de Pigou. Dès 1948, cependant, Patinkin défend l’intégration de l’effet Pigou à la théorie keynésienne, c’està-dire la reconnaissance de l’existence d’un effet d’encaisse réelle et surtout de sa capacité à restaurer le plein emploi. Ainsi, dans Money, Interest and Prices, il écrit : « En fait, [cette interprétation] oblige [la théorie keynésienne] à accepter l’affirmation classique que ces forces [l’effet d’encaisse réelle] non seulement existent, mais même finissent par réussir à élever le revenu jusqu’au niveau de plein emploi Y0 . » (1965, p. 376-7). Ces éléments soulèvent deux problèmes. Nous devons bien sûr nous dema nder comment un keynésien, qui plus est radical, en vient à adopter l’argument de Pigou. Mais surtout, nous devons expliquer comment il peut l’adopter sans renoncer à la théorie keynésienne. En effet, la thèse de Patinkin est que l’effet Pigou et ses implications sont compatibles avec la théorie keynésienne. L’objectif de cet article est de répondre à ces questions en démontrant que la position de Patinkin face à l’effet Pigou est la conséquence paradoxale de sa volonté d’être fidèle au projet de Keynes. Avant toute chose, il faut écarter une explication très tentante qui consisterait à voir dans la théorie monétaire de Patinkin l’origine de l’importance qu’il prête à l’effet d’encaisse réelle pour la théorie keynésienne. Ce point est l’objet de notre première partie. Comme nous le montrerons dans notre seconde partie, c’est en cherchant à défendre sa thèse de doctorat, notamment face aux critiques de Friedman, que Patinkin se trouve confronté à l’argument de Pigou. Mais pour comprendre sa conversion il nous faut dépasser le débat entre Patinkin et Friedman. La troisième partie de ce texte analyse le contexte dans lequel Patinkin doit prendre position et montre qu’il fait face à une impasse : en 1948, les sympathisants de Keynes sont dépourvus d’argument face à l’effet Pigou. Ceci néanmoins, ne suffit pas à expliquer comment Patinkin peut défendre une théorie keynésienne incorporant l’argument anti-keynésien de Pigou. Notre quatrième partie répondra à cette question en montrant que son interprétation particulière de la Théorie générale conduit Patinkin à voir dans l’effet Pigou un élément nécessaire à la théorie keynésienne. 1 1. La théorie monétaire de Money, Interest and Prices : une fausse piste Contrairement à ce que la lecture de Money, Interest and Prices pourrait suggérer la position de Patinkin à l’égard de l’effet Pigou n’est pas la conséquence de sa contribution à la théorie monétaire. Dans la première partie de Money, Interest and Prices, Patinkin fait de la capacité de l’effet d’encaisse réelle à assurer la stabilité de l’équilibre général la « condition sine qua non de la théorie monétaire » (1956, p. 22) 1 . Ce mécanisme permettant la détermination simultanée des prix monétaires et des prix relatifs à partir des équations d’équilibre des marchés des biens, ainsi que la démonstration rigoureuse de la neutralité de la monnaie, en l’employant Patinkin réaliserait « une intégration de la théorie monétaire et de la théorie de la valeur » (1956, p. 2). Inversement, l’économiste reproche à la théorie monétaire antérieure ou « néoclassique » de ne pas avoir su « présenter une analyse dynamique précise de la détermination du niveau d’équilibre des prix monétaires à travers le jeu de l’effet d’encaisse réelle » (1956, p. 101). Compte tenu de ces éléments, le fait que Patinkin affirme, dans la seconde partie de son ouvrage, la nécessité pour la théorie keynésienne de reconnaître que l’effet d’encaisse réelle assure le retour automatique de l’économie à l’équilibre général apparaît comme une conséquence naturelle de sa théorie monétaire. En tant que théorie monétaire, la théorie keynésienne aurait nécessairement pour clé de voûte l’effet d’encaisse réelle. Cette lecture est démentie par la chronologie des écrits de Patinkin. Sa réflexion sur l’intégration de la monnaie à la théorie de l’équilibre général débute avec la rédaction de la première partie de sa thèse de doctorat, en 1947. Il prend pour point de départ l’article de Lange « Say’s Law : a Restament and Criticism » (1942), qui met en évidence l’indétermination du niveau général des prix impliquée par la théorie « traditionnelle » de la monnaie. Dans sa thèse, Patinkin développe l’analyse de Lange en abordant le problème sous l’angle de l’homogénéité des fonctions de demande. Mais, surtout, il pose le problème de la solution à l’indétermination. Cette solution sera, nous venons de le voir, la reconnaissance de la dépendance des fonctions de demande à l’égard des encaisses réelles. Mais Patinkin ne le réalise pas avant 1949 et la publication de l’article « The Indeterminacy of Absolute Prices in Classical Economic Theory ». Or, il énonce son adhésion à l’effet Pigou dès 1948 dans l’article « Price Flexibility and Full Employment ». Dans sa thèse de doctorat, Patinkin démontre que le postulat d’homogénéité de degré zéro des fonctions de demande par rapport aux prix monétaires associé à l’approche « traditionnelle » implique une surdétermination du système d’équation d’équilibre général. Envisagé de la sorte, le problème consiste à rompre avec le postulat fautif. Pour ce faire, Patinkin envisage trois solutions. La première consiste à supposer arbitrairement que l’équation d’équilibre du marché des titres et l’équation monétaire ne sont pas homogènes de degré 1 par rapport à l’ensemble des prix monétaires. La seconde est la solution « keynésienne », qui consisterait à supposer que l’offre de travail est soumise à l’illusion monétaire et donc fonction du salaire monétaire. Enfin, la troisième consiste à introduire « la valeur réelle des actifs existants » A/p, c’est-à-dire la 1 Patinkin n’affirme pas clairement que l’effet d’encaisse réelle assure l’existence d’un équilibre général. Sur la question de l’existence, il renvoie aux travaux de Wald, Schlesinger, von Neuman et Arrow et Debreu (1956, p. 34) dans lesquels il n’est pas question de la monnaie. Debreu lui renvoie d’ailleurs la balle en se référant à ses travaux au sujet de l’intégration de la monnaie dans sa Théorie de la Valeur (1959). 2 richesse réelle des agents, parmi les arguments de l’ensemble des fonctions de demande excédentaire. Parmi ces trois solutions, seule la dernière dérive du programme d’un agent rationnel. La première est ad hoc et la seconde implique une irrationalité de la part des agents. C’est pourtant la première des trois solutions que Patinkin retient : « Let Xr (r = 1, …, n-2) each be homogeneous of degree 0 in p1 ,…, pn-2 , with pn-1 again representing the reciprocal of the interest rate. However, assume that due to the greater tendency of imperfections to arise in the bond market, Xn-1 is not homogeneous of degree 1 in p1 ,…, pn-2 . (…). This model will be the basis of our discussion in the second part of this essay. » (1947, p. 47) En définitive, le concept d’effet d’encaisse réelle est totalement absent de la partie de la thèse de Patinkin consacrée à la théorie monétaire. Le déclic est venu lorsque Patinkin a substitué les encaisses réelles M/p à la richesse réelle A/p et lorsqu’il a réalisé que l’on retrouvait ains i la propriété de neutralité de la monnaie, une variation proportionnelle des prix et de la masse monétaire laissant inchangées les fonctions de demande excédentaire de l’économie. Or, Patinkin en témoigne dans un texte autobiographique, ce « moment de vérité » ne s’est produit qu’en 1949, alors que « The Indeterminacy of Absolute Prices in Classical Economic Theory » était à l’impression. Il a alors obtenu l’insertion de sa découverte en dix paragraphes à la fin de l’article. « Like in my thesis, the first few paragraphs of the fourth part of the 1949 article were devoted to a description of various ad hoc ways in which the commodity equations could be made dependent on the absolute price level. However, the last ten paragraphs of this part of the article –which presents what I then termed a ‘modified classical system’, in which there was no such dichotomy, but in which the classical neutrality of money à la quantity theory nevertheless held –did not appear in the original thesis. (…) These paragraphs –which I afterwards considered to be the most important in the published article –were (to the great annoyance of the managing editor) inserted in galley proof. And I still have vivid memories of that moment of truth when everything suddenly fell into place: when after having long been troubled by the problem, I suddenly realized that the economically meaningful way for the commodity demand equations to depend on the absolute price level (and thus to avoid the invalid dichotomy) without violating the neutrality of money was to have them depend on the real value of money balances. In retrospect, it was clear that all the element of the solution had been present in the original dissertation discussion which these then paragraphs replaced, but I had not realized it until that moment. » (1995, p. 381) Si la découverte de 1949 a dû renforcer sa conviction que la théorie keynésienne devait incorporer l’effet d’encaisse réelle, Patinkin n’a pas adopté l’effet Pigou parce qu’il permettait l’intégration de la théorie de la monnaie à la théorie de la valeur. Ce n’est qu’après avoir adopté l’effet Pigou qu’il a réalisé son intérêt pour la théorie monétaire. 3 2. La confrontation à l’argument de Pigou Avant d’expliquer la logique qui conduit Patinkin à défendre l’incorporation de l’effet d’encaisse réelle à la théorie keynésienne, il nous faut préciser son point de départ et les circonstances dans lesquelles s’inscrit sa réflexion. Il est important de savoir que, dans sa thèse de doctorat, Patinkin présente une interprétation radicale de la théorie keynésienne. C’est en cherchant à défendre cette interprétation, notamment face aux critique de Friedman et de Henderson, que Patinkin se trouve aux prises avec l’argument de Pigou. Dans sa thèse de doctorat, Patinkin adapte, dans le cadre de l’équilibre temporaire, une interprétation de la théorie keynésienne empruntée par Hansen (1941) au chapitre 16 de la Théorie générale. Il est ainsi conduit à répondre à l’objection que Pigou (1943, 1947) adresse à Hansen et à Keynes. Dans le chapitre 16 de la Théorie générale, Keynes soutient que la croissance du stock de capital ne conduit pas nécessairement à un état stationnaire compatible avec le plein emploi (1936, p. 217). D’après lui, il est possible qu’une épargne positive persiste lorsque le stock de capital atteint un niveau tel que l’efficacité marginale, donc l’investissement, s’annulent. Dans cette situation de déséquilibre, l’ajustement ne peut venir d’une baisse du taux d’intérêt. En effet, le rendement de la monnaie étant supposé nul, le rendement des titres ne peut être négatif. Keynes en déduit que le revenu et l’emploi doivent baisser jusqu’à ce que la valeur de l’épargne s’aligne sur la valeur de l’investissement. L’économie atteindrait ainsi une situation d’équilibre stationnaire de sous-emploi. En 1947, Patinkin reprend l’argument de Keynes dans la mesure où il soutient que l’existence de l’équilibre de plein emploi peut être remise en cause par un taux d’intérêt d’équilibre négatif2 . Mais il explique cette situation par la trop faible élasticité de l’épargne et de l’investissement par rapport au taux d’intérêt et non par le niveau du stock de capital. Ce scénario, dont Patinkin fait sa théorie du chômage involontaire (1947, p. 51), est illustré par les courbes S1 et I sur la figure 1 : S, I S1 S* S2 I -r 0 +r Figure 1 (Patinkin, 1947, p. 73) En cas d’excès d’épargne, le modèle classique ne possède pas de solution. Ainsi, en 1947, l’absence d’équilibre de plein emploi constitue pour Patinkin l’explication du chômage keynésien. 2 En réalité, Patinkin ne s’inspire pas directement de Keynes, ni même de Hansen, mais de Klein (1947). Pour une présentation détaillée de cette relation voir Rubin (2002). 4 Dans son article de 1943, Pigou objecte à Keynes que l’apparition de chômage doit entraîner une baisse des salaires et des prix. En conséquence, la valeur réelle des encaisses détenues par les ménages croît jusqu’à ce que leur désir d’épargne soit satisfait pour un taux d’intérêt positif et que l’intégralité du revenu net correspondant au plein emploi soit consommée 3 . A cette mise en cause de sa « théorie du chômage involontaire », Patinkin répond deux arguments. Il commence par nier l’existence d’un tel effet en invoquant un manque de preuve empirique 4 . Il ajoute ensuite que « même en admettant ses hypothèses, l’argument de Pigou n’est pas suffisant pour écarter la possibilité d’incohérence dans le système. » (1947, p. 73) Patinkin soutient que l’effet Pigou pourrait posséder une intensité décroissante. Dans ce cas, face à un excès d’épargne et compte tenu de l’effet Pigou, la baisse des prix pourrait faire converger l’épargne correspondant au revenu de plein emploi et à un taux d’intérêt nul vers un niveau limite, inférieur à l’inve stissement correspondant, de sorte que l’équilibre ne serait pas rétabli. L’argument est illustré par la figure 2. La droite S1 correspond à la position initiale de la courbe d’épargne pour un revenu correspondant au plein emploi. La baisse des prix est censée faire converger cette courbe vers la position représentée par la droite S*. Le taux d’intérêt d’équilibre reste négatif de sorte que l’équilibre serait toujours impossible 5 . Les critiques adressées par Friedman et Henderson à cet argument théorique conduisent Patinkin à approfondir sa réflexion. Tous les deux soulignent en particulier le fait que Patinkin n’avance aucune justification économique à son argument. Une lettre adressée à Henderson témoigne du caractère stimulant de leurs avis : « I am enclosing in this letter a manuscript of an article which I have just written on the whole question of the Pigou analysis. My running controversy with you and Milton on these issues helped me formalize and rigorize my own position on these matters. For this I am greatly indebted to both of you (…). » (Lettre de Patinkin à Henderson, 5 novembre 1947) 3 En fait, Pigou accepte et justifie une thèse pour le moins douteuse. On comprend mal quels motifs expliquent l’existence d’une épargne positive alors que le rendement du capital est nul et par conséquent inférieur ou égal au taux de préférence pour le présent. Dans le modèle de Ramsey, sur lequel s’appuient à l’évidence les deux auteurs, un résultat de ce type est impossible. Pigou justifie cette possibilité en invoquant « le respect de la tradition ou de la coutume etcetera » (1943, p. 346) ou encore « le désir de détenir de la richesse pour le plaisir de sa détention » (1947, p. 184). Mais ces arguments sont ad hoc. Ajoutons que le problème envisagé par Keynes n’existe que parce que le taux d’inflation anticipé est supposé nul. Dans ces conditions, le taux d’intérêt réel et le taux nominal se confondent, de sorte que si le taux d’équilibre est négatif, il ne peut être atteint. Mais un taux d’intérêt réel négatif peut être atteint pour un taux d’intérêt positif dès lors que le taux d’inflation est suffisamment élevé. Ainsi, la solution naturelle au problème de Keynes consiste à élever le taux de croissance de la masse monétaire. Il est étrange que Pigou n’ait pas envisagé cette solution alors qu’il insiste dans ses écrits précédents sur le fait que le comportement de l’économie est conditionné par la politique monétaire :« Si on ne sait rien de la politique bancaire, n’importe quoi peut se produire. » (1937, p. 408) L’attention que Pigou prête à la thèse de Keynes, en 1943, est elle-même mystérieuse dans la mesure où, en 1936, dans son compte-rendu de la Théorie générale pour Economica, il s’en moquait sans retenue. 4 « L’affirmation de Pigou au sujet de cette relation inverse entre l’épargne et la valeur réelle des encaisses monétaires est fondée sur un raisonnement intuitif et a priori. Mais il faut admettre que les preuves empiriques existantes, quelles qu’elles soient, apportent peu de soutien à son hypothèse. » (Patinkin, 1947, p. 73) 5 Toujours en supposant que le taux d’inflation anticipé est nul. 5 Henderson et Friedman sont deux partisans de Pigou. Pour leur répondre, Patinkin se tourne d’abord en direction d’un petit nombre d’économistes sympathisants de Keynes et Keynésiens. Il nous reste à comprendre pourquoi le Keynésien radical de 1947 n’a pas trouvé chez ces auteurs les ressources nécessaires pour préserver sa radicalité. [confrontation à Henderson et Friedman à travers laquelle Patinkin défend le point de vue keynésien] 3. Les limites de la contre -offensive keynésienne face à l’argument de Pigou Les économistes chez lesquels, dans un premier temps, Patinkin puise ses arguments, sont piégés par l’argument de Pigou. En effet, ils acceptent tous l’idée que, sous certaines hypothèses (en réalité insuffisantes) l’effet Pigou est un argument pertinent. Or, ces hypothèses sont précisément celles que l’économie de la synthèse va élever au rang d’hypothèses les plus raisonnables et qui sous-tendent le modèle IS-LM. Ainsi, toute objection à Pigou implique la remise en cause d’une hypothèse « normale » du modèle keynésien et donc un affaiblissement du message de Keynes qu’il est censé traduire. C’est là une première explication de l’évolution de Patinkin entre sa thèse de doctorat et son article de 1948. Les économistes que Patinkin cite sur la question de l’effet Pigou sont Lange (1945), Klein (1947), Pigou (1943) mais aussi Kalecki (1944). Bien que Patinkin ne le cite pas, nous nous référons aussi à Hicks et à la note B de la seconde édition de Value and Capital (1946). 3.1. L’évaluation erronée des conditions de validité de l’argument de Pigou Tous les intervenants du débat sur l’effet Pigou dans les années 1940-50 sont persuadés qu’en l’absence d’effets de répartition et sous l’hypothèse d’un taux d’inflation anticipé exogène, l’effet assure l’existence et la stabilité de l’équilibre temporaire d’une économie monétaire. Nous savons aujourd’hui que ceci est faux. Lange est le premier auteur à affirmer la validité logique de la conclusion de Pigou. Dans Price Flexibility and Employment (1945), ouvrage consacré à l’analyse des conditions de stabilité de l’équilibre temporaire, il conclut que la « théorie orthodoxe est parfaitement valide » (p. 65) sous certaines conditions, incluant une élasticité unitaire des anticipations et l’absence d’effet de répartition. Lange baptise le mécanisme qui fonde cette validité « effet monétaire positif » mais il s’agit bien, dans le cas où la masse monétaire est constante et où l’investissement est inélastique par rapport au taux d’intérêt, de l’effet d’encaisse réelle sur le marché des biens, c’est-à-dire d’un effet Pigou. La conclusion de Lange est reprise par Hicks dans la seconde édition de Value and Capital (1946, p. 333-5) ainsi que par tous les auteurs de la synthèse, au premier rang desquels Patinkin 6 . Nous savons aujourd’hui que la conclusion de Lange est erronée. Il a été démontré que, même en supposant l’existence d’un motif justifiant la détention de monnaie, l’existence d’un équilibre monétaire dépendait des anticipations des agents et non du seul effet d’encaisse réelle. Ainsi, Grandmont (1974) montre la possibilité d’absence d’équilibre dans le cas d’un modèle d’équilibre temporaire caractérisé par des anticipations d’élasticité unitaire ; Tobin (1975) obtient un résultat d’instabilité de l’équilibre dans le cas d’un modèle macroéconomique caractérisé par des anticipations du taux d’inflation de type adaptatives ; enfin, McCallum (1983) montre que l’existence 6 Lange est le professeur de Patinkin à l’Université de Chicago en 1944 et en 1945. 6 d’une solution stable est assurée dans un modèle où l’effet Pigou est assorti d’anticipations rationnelles. C’est sur la base de cette erreur concernant la portée de l’argument de Pigou que les sympathisants de Keynes vont mener la contre-offensive. 3.2. L’impossible recours à l’équivalence ricardienne L’argument le plus radical face à l’effet Pigou consisterait à nier son existence en s’appuyant sur le principe de l’équivalence ricardienne. Cet argument, cependant, n’est pas introduit dans le débat. En conséquence, l’existence d’un effet Pigou est tenu pour acquise et la discussion porte sur la « force » de l’effet ou sa capacité à garantir le plein emploi7 . Le fait que l’équivalence ricardienne entre en contradiction avec la politique économique défendue par les Keynésiens peut expliquer son absence de la discussion. L’effet Pigou n’existe que dans la mesure où la monnaie, ou tout autre actif financier, constitue une richesse pour l’économie dans son ensemble. Ainsi, dans la mesure où elle a pour contrepartie une dette privée, la monnaie émise à l’occasion d’un prêt bancaire ne peut donner naissance à un effet Pigou. En effet, si une baisse des prix enrichit le détenteur de cette monnaie bancaire, elle appauvrit d’autant le débiteur à l’origine de son émission. En l’absence d’effets de répartition, l’effet sur la dépense globale est nul. Ce raisonnement s’étend bien sûr à tous les titres de dette émis par des agents privés. Le principe de l’équivalence ricardienne l’étend aux dettes publiques, c’est-à-dire à la monnaie dans son ensemble et aux bons du Trésor. L’équivalence ricardienne implique que le mode de financement des dépenses publiques est indifférent dans la mesure où l’Etat rembourse ses dettes en recourant à des prélèvements fiscaux. Par conséquent, la dette publique ne constitue par une richesse pour l’économie dans son ensemble. Ainsi, lorsqu’une baisse des prix accroît la valeur réelle de la monnaie émise par le gouvernement ou la banque centrale, la dette publique est accrue d’un montant équivalent. L’Etat doit alors élever ses prélèvements fiscaux. Si les agents de l’économie anticipent la réaction de l’Etat, ils ont conscience de ne pas être enrichis par la déflation. L’effet Pigou disparaît. Comme l’a montré Presley (1986) et contrairement à ce que pensait Patinkin (1948), Keynes connaît l’effet d’encaisse réelle depuis sa collaboration avec Robertson, à la fin des années 1920. Mais, compte tenu de l’équivalence ricardienne, lui et Kalecki considèrent que l’effet Pigou est négligeable, le seul actif susceptible de lui servir de base étant l’or. Cette position commune apparaît très clairement dans la correspondance échangée par les deux économistes en 1944 (Dimand, 1991 ; Dos Santos Ferreira, 2000)8 . Le problème est que cet argument n’est publié par aucun des deux économistes. Lorsque Kalecki répond à Pigou dans les colonnes de l’Economic Journal, en 1944, il remarque bien que la monnaie de crédit n’est pas une richesse nette mais il contourne la question du statut des dettes publiques. Kalecki se contente de supposer 7 Nous reprenons ici une distinction opérée par Patinkin dans Money, Interest and Prices (1956, p. 22). 8 « En supposant que l’intérêt est payé par l’impôt, cela ne peut affecter la richesse de la communauté en aucune façon. Ainsi, il me semble que la position de Pigou dépend entièrement de l’accroissement de la valeur de l’or. Tout cela, quoiqu’il en soit, dépasse l’entendement [ is really too fantastic for words] et mérite à peine d’être discuté. » (Keynes à Kalecki, lettre du 8 mars 1944, issue de Patinkin, 1982, p. 102-4) 7 qu’il n’existe pas de titres de la dette publique car « Les classiques et le Professeur Pigou ne considèrent pas, quoi qu’il en soit, l’existence d’une dette nationale comme une caractéristique essentielle de l’économie capitaliste » (1944, p. 343). Il conclut alors que l’effet existe mais qu’il est très faible puisque sa seule base possible serait l’or 9 . Paradoxalement, la note de Kalecki offre un support à l’argument de Pigou en inspirant la distinction, que l’auteur pourtant récuse, entre une monnaie (interne) ayant pour contrepartie des dettes privées et une monnaie (externe) ayant pour contrepartie la dette publique. Ceci apparaît très nettement dans le manuscrit préparatoire de l’article de 1948 rédigé par Patinkin à la suite de sa discussion avec Henderson et Friedman. Dans ce texte, Patinkin reconnaît l’existence de l’effet Pigou du fait de l’existence d’une monnaie émise par le gouvernement distincte de la monnaie « ayant pour contrepartie des prêts ou des opérations d’escompte » : « The intriguing subtlety of the Pigou approach is that it has selected an asset with respect to which almost everyone is a creditor. This anomalous situation is due to the basic characteristic of money as the debt of government. If we follow Pigou in assuming that government activ ity is not affected, the net effect of deflation must be stimulatory. » (1947b, p. 7) Preuve de l’influence de Kalecki dans la construction de la distinction qui rend intelligible l’argument de Pigou, Patinkin cite la note de 1944 dans le paragraphe suivant la phrase que nous venons de citer. Or, dans ce paragraphe Patinkin précise cette distinction10 . Il reste à comprendre pourquoi Patinkin et les auteurs de la synthèse suivent Pigou en acceptant l’idée selon laquelle « tout le monde serait créditeur » à l’égard de la monnaie constituant une dette du gouvernement. Dans la mesure où ils ne justifient pas ce point, il semble qu’il faille se contenter d’y voir une convention caractéristique de l’époque de la synthèse. L’Etat est pour tous ces auteurs un agent exogène, c’est-à-dire dispensé du respect de la contrainte budgétaire. Mais pouvait-il en être autrement ? Les sympathisants de Keynes ne pouvaient tout simplement pas se prévaloir de l’équivalence ricardienne face à Pigou dans la mesure où cet argument remet en cause la supériorité du financement des dépenses publiques par l’emprunt c’est-à-dire un élément essentiel du credo keynésien11 . 3.3. La thèse de l’instabilité de l’équilibre temporaire face aux hypothèses de l’économie de la synthèse Les Keynésiens admettent qu’en l’absence d’effets de répartition et d’anticipations déstabilisantes, l’effet Pigou assure le retour automatique au plein emploi. Sur cette base, Hicks, Kalecki, Klein et Lange croient trouver une issue en affirmant l’existence d’effets de répartition ou d’effets d’anticipation déstabilisants. Mais cette stratégie n’a qu’une portée limitée dans la mesure où elle oblige ses tenants à 9 Notons que si l’or appartient au stock de capital de l’économie K, une baisse du niveau général des prix et du prix du capital en particulier ne modifie pas sa valeur. 10 Une lecture identique de la note de Kalecki apparaît chez Pigou qui en déduit que l’effet Pigou « est susceptible d’être substantiel » (1947, p. 187). 11 Cf. Hansen, 1947, p. 138-9 ou Harris, 1947, p. 16 pour des exemples. Sur ce point il semble qu’il faille distinguer Keynes et les Keynésiens, Keynes ne défendant pas la politique conjoncturelle des Keynésiens (Dos Santos Ferreira, 2000, p. 289-91) 8 s’écarter des hypothèses jugées être les plus raisonnables. Nous montrerons que Patinkin a quant à lui conscience de cette difficulté. L’idée que l’équilibre temporaire serait rendu instable par des anticipations de prix trop élastiques constitue l’argument central de Lange (1945). Dans la mesure où l’élasticité des anticipations est supérieure à l’unité, une baisse des prix induit un effet de substitution intertemporelle négatif. Les agents s’attendent à une accélération de la baisse des prix et retardent en conséquence leurs dépenses. Cet argument est repris par Klein (1947), pour qui s’en remettre à l’effet Pigou ne peut que conduire l’économie dans une « spirale déflationniste »12 . Hicks (1946) souligne que dans une économie comportant des dettes privées, les agents débiteurs peuvent être plus sensibles à la baisse des prix que les agents créditeurs. Si l’effet négatif que la baisse des prix exerce sur les dépenses des débiteurs l’emporte, la demande agrégée peut se révéler être une fonction croissante du niveau général des prix. Pour Hicks, ce cas serait «parfaitement général » (1946, p. 335). Kalecki formule l’argument de façon plus radicale encore en affirmant que l’endettement induit par la déflation nécessaire à l’action de l’effet Pigou conduirait l’économie à la banqueroute 13 . L’argument de Lange est fragile dans la mesure où l’hypothèse dominante à l’époque, concernant les anticipations de prix, est une hypothèse d’élasticité unitaire. Ce fait est dû en partie à Hicks, qui écrit dans Value and Capital : « It looks an extremely plausible thing to take as one’s standard assumption that elasticities of expectations are unity, that any change in current prices is expected to be a permanent change. It is so plausible that it has been simply taken for granted by the majority of economists, being assumed implicitly far more often than it is assumed explicitly. » (1939, p. 251) Sur cette base, le scénario d’instabilité de Lange et de Klein ne peut être davantage qu’un cas particulier. Ce raisonnement s’applique de manière identique à l’argument des effets de répartition. Comment accepter l’idée que la validité de la théorie keynésienne soit suspendue à l’existence d’effets de répartition entre débiteurs et créditeurs alors que ces effets sont systématiquement ignorés dans la plupart des travaux des économistes de l’époque et ceci en particulier dans l’intégralité de la première édition de Value and Capital (1939). Ce n’est en effet que dans la note B de la seconde édition de Value and Capital que Hicks présente sa réponse à Pigou. Il existe un préjugés selon lequel les effets de répartition sont généralement négligeables. Patinkin a perçu cette faiblesse de la position des sympathisants de Keynes. Ainsi, dans Money, Interest and Prices, il souligne qu’en l’absence de théorie des anticipations, tout appel à ce facteur est arbitraire : « Once de Pandora box of expectations and interest and price uncertainty is opened upon the world of economic analysis, anything can happen. » (1956, p. 180) « Clearly, it is always possible to specify a set of expectations that will convert an otherwise convergent system into a divergent one. As already 12 « Compte tenu du chômage, les travailleurs continueront à faire baisser les salaires en se concurrençant pour l’obtention d’emplois et l’anticipation de nouvelles baisses des salaires doit certainement se développer. Les producteurs retarderont toute action par anticipation de nouvelles baisses des salaires ; les prix seront déprimés ; et l’économie évoluera en une spirale désespérée. » (1947, p. 278) 13 « L’ajustement requis accroîtrait de manière catastrophique la valeur réelle des dettes et conduirait par conséquent à une banqueroute généralisée et à une crise de confiance. » (1944, p. 343) 9 emphasized in chapter XI :3, we are not interested in sterile ‘existence theorems’ of this sort. » (1956, p. 208) Cet argument de Patinkin constitue une autre justification de l’hypothèse intermédiaire d’élasticité unitaire des anticipations. Dans une version remaniée de « Price Flexibility and Full Employment » publiée en 1951, Patinkin incorpore les effets de répartition à son argumentaire justifiant la possibilité d’absence d’équilibre et le danger de l’instabilité. Mais le retard avec lequel il intègre cet argument ainsi que l’idée que « Sur ce point, davantage de recherches (théoriques autant qu’empiriques) sont nécessaires. » (1951, p. 263) nous semble indiquer un certain scepticisme au sujet de l’existence d’effets de répartition déstabilisant réellement significatifs. Par ailleurs, l’absence de tels effets est une hypothèse de base de Money, Interest and Prices. Pour toutes ces raisons, nous considérons qu’ aux yeux de Patinkin cet argument représente lui aussi une restriction de la portée de la théorie keynésienne. Ces éléments mettent en évidence une impasse. Ne disposant pas d’arguments suffisamment généraux, Patinkin n’est pas en mesure de défendre l’interprétation radicale de la théorie keynésienne présentée dans sa thèse de doctorat. Néanmoins, cet impasse n’explique pas le fait que Patinkin présente l’effet Pigou comme un argument compatible avec la théorie keynésienne. En effet, partant du constat que cet argument anti-keynésien est imparable, Patinkin devrait admettre que la théorie keynésienne s’effondre. 4. De l’interprétation de la théorie keynésienne de Patinkin à l’adoption de l’effet Pigou Il nous reste à expliquer le paradoxe qui veut que Patinkin adopte l’effet Pigou parce qu’il est keynésien. Pour cela, nous devons d’abord préciser en quoi consiste son interprétation de la théorie keynésienne. Nous verrons ensuite comment cette interprétation le conduit à envisager l’effet Pigou comme un ingrédient non seulement compatible mais nécessaire à cette théorie. 4.1. La théorie keynésienne comme théorie du déséquilibre Patinkin adopte l’effet Pigou parce qu’il interprète la théorie keynésienne dans la perspective du déséquilibre. Ce terme de déséquilibre ne doit pas être entendu dans le sens que lui prêtent les théoriciens des équilibres à prix fixe des années 1970 tels que Barro et Grossman ou Bénassy. Le déséquilibre chez Patinkin correspond à une situation dynamique. L’idée est illustrée par l’analyse déployée dans le chapitre 13 de Money, Interest and Prices : Patinkin y détaille le processus d’ajustement de l’emploi, du revenu ainsi que des salaires, des prix et du taux d’intérêt qui suit un recul de la demande de biens. Ainsi, à l’inverse de l’équilibre qui « signifie que rien ne tend à changer dans le système » (1956, p. 214), le «déséquilibre » est une situation mouvante dans laquelle les prix et les salaires s’ajustent en fonction des déséquilibres existant sur les différents marchés. L’origine de cette interprétation de la théorie keynésienne est un refus de l’hypothèse de rigidité des salaires. Pour Patinkin, un équilibre avec chômage fondé sur une hypothèse de rigidité des salaires n’est pas keynésien. Or, il n’existe pas de concept d’équilibre avec chômage indépendant de cette hypothèse : 10 « First of all, as we have seen, the attempt to interpret Keynes’ analysis of unemployment within as static equilibrium framework makes it mandatory, by definition, to assume the existence of wages rigidities. » (1951, p. 282) En conséquence, il n’existe pas d’équilibre keynésien. Le champ de la théorie keynésienne ne peut être que le déséquilibre. Le rejet de l’hypothèse de rigidité des salaires est fondé sur une série de motifs. Celui qui déclenche la réflexion de Patinkin et le conduit à l’idée du déséquilibre est une confusion entre l’hypothèse de rigidité des salaires et l’hypothèse de la courbe d’offre de travail horizontale. Les premiers auteurs de la synthèse, en particulier Lange et Modigliani, représentent le chômage involontaire comme une situation dans laquelle la courbe de demande de travail coupe en sa partie horizontale une offre de travail parfaitement élastique par rapport à un salaire donné. Patinkin rejette cette hypothèse dans la mesure où, le marché du travail étant à l’équilibre, le sous-emploi qu’elle fait apparaître n’est en rien un chômage involontaire. En réalité, l’horizontalité de l’offre de travail ne traduit pas une rigidité des salaires mais seulement une structure particulière des préférences des travailleurs. Le caractère inadéquat de cette hypothèse ne légitime pas, par conséquent, le rejet de l’hypothèse de rigidité des salaires 14 . Cependant, Patinkin développe deux arguments dirigés directement contre la rigidité des salaires. Le premier consiste à dire que la tentative d’expliquer le chômage indépendamment de la rigidité des salaires fonde l’originalité de la théorie de Keynes. En effet, une théorie qui explique le chômage par la rigidité de salaire se confond avec la théorie classiques 15 . Selon l’autre argument, en rédigeant la Théorie générale, Keynes avait en tête la forte baisse des salaires monétaire qui a accompagné le creusement du chômage aux Etats-Unis durant la période 1929-1932. Il serait donc absurde de faire reposer sa théorie sur l’hypothèse de rigidité des salaires. Cet argument est présenté dans l’article que Patinkin a consacré à Keynes dans le New Palgrave (1991, p. 27). Cependant, une lettre adressée à Henderson montre que Patinkin avait déjà cet élément à l’esprit lorsqu’il a défini sa position à la fin des années 1940 : « But, in many cases, due to factors beyond the control of the workers, their attempt to lower real wages is a complete failure. Thus, in the United States, although the index of hourly money wage rates went down from 1.09 in 1929 to .91 in 1933, real money wage rates increased from 0.86 to .97. (This of course is Keynes familiar argument.) » (Lettre à Henderson, 17 septembre 1947, p. 3) Ces deux arguments conduisent Patinkin à voir dans le chapitre 19 de la Théorie générale et dans son étude de la « variation des salaires nominaux » l’apogée de la Théorie générale et l’expression de son « message central » (1956, p. 470-1 ; 1991, p. 28). Notre point de vue relativement à cette approche de la théorie keynésienne est qu’elle constitue une évaluation pertinente du décalage entre le projet de Keynes et la 14 Pour une présentation plus détaillée de l’ensemble de cet argument voir Rubin (2002). « Now, if the whole purpose of Keynes is to say that with rigid wages we can have unemployment ‘equilibrium’, I really do not see his contribution. This is a point that would have been admitted by classical economists themselves, but Keynes (on page 12, line 9 and following) seems to argue that the classical position on this point was wrong: that there could be unemployment for other reasons. » (Lettre à Modigliani, 1948, p. 2) 15 11 réalité du modèle keynésien tel que l’ont interprété Hicks et Modigliani voire tel qu’il apparaît dans la Théorie générale. 4.2. L’accord entre l’effet Pigou et la logique du chapitre 19 L’importance qu’il accorde au chapitre 19 de la Théorie générale, combiné à son ignorance des motifs pour lesquels Keynes écarte l’effet d’encaisse réelle, pousse Patinkin à penser que l’effet Pigou s’intègre naturellement à l’analyse de Keynes. Dans le chapitre 19 de la Théorie générale, Keynes met en avant un mécanisme stabilisateur : l’effet de la baisse des prix sur l’investissement par l’intermédiaire de l’accroissement de la valeur réelle de la masse monétaire et de la baisse du taux d’intérêt ou « effet Keynes ». Pour Patinkin, dès lors que l’existence de l’effet Pigou est reconnue, ce mécanisme doit être pris en compte au côté de l’effet Keynes. D’après lui, il y a là, de la part de Keynes, un oubli qu’il n’aurait pas hésité à réparer s’il l’avait découvert : « Correspondingly, recognition of the real balance effect in no way controverts the central message of Keynes’ General Theory. For this message –as expressed in the climax of that book, chapter 19 –is that the only way a general decline in money wages can increase employment is through its effect in increasing the real quantity of money, hence reducing the rate of interest, and hence stimulating investment expenditures ; but that even if wages were downwardly flexible in the face of unemployment, this effect would be largely offset by the adverse expectations and bankruptcies generated by declining money wages and prices, so that the level of aggregate expenditures and hence employment would not increase within an acceptable period of time. In Keynes’ words : ‘the economic system cannot be made self-adjusting along these lines’ (1936, p. 267). And there is no reason to believe that Keynes would have modified this conclusion if he had also taken account of the real-balance effect of a price decline (Patinkin, 1948, part III ; 1976, pp. 110-11) » (1987, p. 101) Patinkin trahit bien la pensée de Keynes en considérant que l’effet d’encaisse réelle est suffisamment significatif pour être pris en compte. Mais il respecte la stratégie du chapitre 19 en considérant que la théorie keynésienne doit intégrer tout argument contraire dès lors que ses tenants, ici Patinkin, reconnaissent sa pertinence. Ainsi Keynes reconnaît que si l’effet Keynes existe, il n’est pas suffisant pour assurer la convergence spontané du système économique vers le plein emploi. La force de son analyse, son caractère général, repose sur sa capacité à englober les arguments de ses adversaires 16 . 4.3. L’existence d’une solution stable comme condition du réalisme de la théorie keynésienne Il reste à expliquer pourquoi Patinkin n’affirme pas, comme Keynes à propos du mécanisme stabilisateur du chapitre 19, que si l’effet Pigou existe il n’assure pas l’ajustement spontané du système. Nous avons évoqué une première raison dans la 16 L’effet Keynes est évidemment une invention de Keynes, il s’agit bien cependant de l’effet sur lequel « ceux qui prêtent au système économique la propriété de s’ajuster de lui-même peuvent fonder leur raisonnement ; » (1936, p. 266) 12 section 4. Il en existe une deuxième directement liée à l’interprétation de la théorie keynésienne de Patinkin. Pour commencer, l’hypothèse selon laquelle un équilibre général walrassien existerait est un corollaire de l’interprétation de la théorie keynésienne dans la perspective du déséquilibre. Afin d’expliquer ce point, il nous faut introduire un élément déterminant : pour Patinkin, un modèle dépourvu de solution ou « incohérent » n’est pas acceptable, non parce qu’il est vide mais parce qu’il n’est pas «réaliste ». Ainsi, à propos du modèle classique dépourvu de solution de sa thèse de doctorat, Patinkin écrit :« L’incohérence de ces systèmes macroéconomiques signifie qu’ils ne peuvent pas décrire le monde réel ; car le monde réel, par son existence même, doit être cohérent. » (Patinkin, 1947c, p. 24a) Nous avons vu que Patinkin interprète la théorie keynésienne comme une théorie du déséquilibre parce qu’il conclut à l’absence de concept keynésien d’équilibre avec chômage. Le corollaire de cette évolution est l’adoption de l’hypothèse selon laquelle le modèle keynésien comporte un équilibre général walrassien. En effet, sans l’existence de cette solution walrassienne, la théorie du déséquilibre est pour Patinkin une représentation « irréaliste » de l’économie. C’est pour cette raison que Patinkin indique en 1948 que la thèse de l’absence d’équilibre de plein emploi défendue dans sa thèse de doctorat n’est « ni nécessaire ni recommandable » (1948, p. 562). Pour Patinkin en 1947, l’absence d’équilibre de plein emploi est liée à l’inélasticité de l’investissement et de l’épargne par rapport au taux d’intérêt et par conséquent à l’échec de l’effet Keynes. L’auteur ne remet pas en cause cette hypothèse relative à l’épargne et à l’investissement dans ses textes ultérieurs (1956, p. 234). Il s’agit pour lui d’un fait établi fondé notamment sur les études empiriques réalisées par Andrews et Meade de l’Université d’Oxford (1938, 1940). En conséquence, il considère que l’effet d’encaisse réelle est nécessaire à l’existence de l’équilibre général et par conséquent au « réalisme » de la théorie keynésienne. Ce raisonnement s’étend à la stabilité de l’équilibre général. En effet, dans Money, Interest and Prices, Patinkin indique que l’instabilité possède une signification équivalente à l’absence d’équilibre : « Without committing ourselves as to the reasonableness of this possibility within a static expectation framework, we note that the inconsistency which it proposes is operationally equivalent to the instability of a consistent system : in neither case do the dynamic forces of the economy succeed in bringing it to an equilibrium position ; » (1956, p. 236) Si l’absence d’équilibre est « irréaliste » et si l’instabilité est « opérationnellement équivalente » à l’absence d’équilibre, alors l’instabilité est « irréaliste ». Ainsi, dans un article de 1949, Patinkin indique à propos du cas d’un système instable qu’il : « n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à un cas aussi extrême (encore une fois un extrême mathématique mais pas nécessairement réaliste). » (1949, p. 383) Patinkin n’écarte pas la possibilité que le système économique laissé à lui- même bascule dans l’instabilité. Ce scénario constitue son interprétation de la situation économique des Etats-Unis de 1929 à 1932 dans « Price Flexibility and Full Employment » (1948)17 et Patinkin en rappel le dange r dans Money, Interest and Prices 17 Il fait ainsi remarquer que malgré l’accroissement notable des encaisses réelles, le revenu réel des Etats-Unis a alors chuté de 40% (1948, p. 558) 13 (1956, p. 235). Il reste que la théorie keynésienne ne peut être enfermée dans une telle hypothèse sans voir sa portée fortement réduite. Ainsi les Keynésiens doivent supposer que l’équilibre général existe et qu’il est stable. Pour Patinkin, ces hypothèses n’interdisent pas l’analyse du chômage involontaire dans la mesure où la restauration du plein emploi prend « plus d’un an » (1948, p. 563), cette durée justifiant l’intervention du gouvernement sous forme de politique monétaire et de dépense publique. Cet argument de la « lenteur d’ajustement du système » est évidemment vital à la construction de Patinkin. Mais il n’apparaît qu’en bout de chaîne. Il s’agit d’une conséquence plus que d’un élément d’explication de l’adoption de l’argument de Pigou. 5. Conclusion Nous entendons ainsi revisiter l’histoire que nous conte des auteurs comme Grandmont. Cet article ne remet pas en cause l’idée que Patinkin affaiblit la théorie keynésienne en affirmant que l’effet d’encaisse réelle assure le retour spontané de l’économie au plein emploi. Il y a chez Patinkin un walrassien et un classique. Cependant, cette appréciation néglige la leçon portée par la réflexion de Patinkin. Son adhésion à l’argument de Pigou est avant tout la conséquence d’une tentative de préciser les fondements de la théorie keynésienne dans le respect du projet de Keynes et ce en s’inscrivant dans la référence à la théorie walrassienne de l’équilibre général. De ce point de vue, l’analyse de Patinkin renvoie les keynésiens aux faiblesses de leurs modèles et les met au défi d’échapper à l’effet d’encaisse réelle. Si l’argument de Pigou ne peut être rejeté, si même il est nécessaire à l’obtention d’une théorie keynésienne crédible, c’est avant tout à cause du faible état d’avancement de la théorie keynésienne et en particulier à l’absence de concept d’équilibre keynésien. Ainsi, le travail de Patinkin nous apparaît rétrospectivement comme une sorte de test de la théorie keynésienne, un test qui s’avèrerait négatif. Patinkin ne présente pas sa contribution en ces termes et trouve une échappatoire se plaçant dans domaine du projet, projet d’une théorie du déséquilibre qui n’a jamais vue le jour. Sa correspondance montre cependant qu’il a eu conscience d’éprouver les limites du projet keynésien. Citons pour exemple cette lettre adressée à Roberston en 1951 dans laquelle perce une évidente désillusion : « I have been trying for the past ten years to find out just what is the nature of Keynesian economics, and how does it differ from previous economics. I am not sure that I understand the differences today ; I am not even sure that such a difference exists. » (15 août 1951)18 Bibliographie Andrews, P. W. S. (1940), « A Further Inquiry into the Effects of Rates of Interest », Oxford Economic Papers, 3, p. 32-74. Andrews, P. W. S. Meade, J. E. (1938), « Summary of Replies to Questions on Effects of Interest Rates », Oxford Economic Papers, 1, p. 14-31. Backhouse, R. E. 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