sous la loupe Les faux-bourdons aux yeux blancs, vous connaissez? par Pierre Giovenazzo L ors de la rencontre apicole de l’Eastern Apicultural Society qui a eu lieu à Burlington il y a quelques semaines (du 15 au 19 août 2012), j’ai eu le plaisir de rencontrer l’apiculteur Jérémie Lussier (Miel R. Lussier, 4195, rang des Soixante, Saint-Jean-Baptiste) et l’éleveuse de reines Marie-Ève Cyr (Château de Cyr, 557, rang des Quatorze, Saint-Marc-sur-Richelieu) durant un atelier de formation sur la génétique de l’abeille à miel. Au cours de l’atelier, Jérémie avait une question très intéressante à poser au spécialiste présent : « Que signifie la présence de faux-bourdons aux yeux blancs dans une colonie? ». teurs olfactifs) et les yeux composés sont plus gros (30 % plus de récepteurs visuels). Un faux-bourdon aux yeux-blancs a une vision défectueuse, car il lui manque un pigment visuel. À gauche, un faux-bourdon aux yeux blancs et, à droite, un fauxbourdon aux yeux noirs. Entre les deux, un faux bourdon avec une coloration intermédiaire tan. Au centre, un faux-bourdon aux yeux blancs sur un cadre avec des ouvrières et, juste en-dessous, un autre faux-bourdon aux yeux noirs. Vous en avez déjà vus des faux-bourdons aux yeux blancs? Comparativement aux autres faux-bourdons, ils paraissent plus gros, un peu plus trapus, leur vision est très faible, mais pour le reste, ils sont comme les autres : « pachas de la colonie » ayant pour but ultime la fécondation d’une jeune reine. Ce mode de détermination sexuelle se nomme « haplodiploïdie » et il est commun chez les hyménoptères (abeilles, fourmis et guêpes). © Jérémie Lussier Comme vous les savez, un mâle Apis mellifera est issu d’un œuf non fécondé tandis qu’une femelle est issue d’un œuf fécondé. Donc, les ouvrières et les reines possèdent deux copies de tous les gènes de l’espèce A. mellifera (une copie maternelle et une copie paternelle) tandis que les mâles possèdent une seule copie. Dans le jargon biologique, on dit que les femelles sont diploïdes et que les mâles sont haploïdes. Jérémie possède une colonie avec plusieurs de ces mâles. Leur présence dans une colonie est intrigante et l’explication est intéressante. Je désire donc partager avec vous un peu d’information sur ces curieux mâles aux yeux blancs. Les faux-bourdons sont « conçus » pour la reproduction. Ils ont peu ou pas de caractéristiques fonctionnelles associées aux différentes tâches accomplies par les ouvrières d’une colonie. Par exemple, leur proboscis est petit, ils n’ont pas de glandes cérifères, ni de glandes hyopharyngiennes et pas de structures sur les pattes arrières pour la récolte du pollen. Par contre, les caractéristiques associées à l’orientation, au vol et à l’accouplement sont très développées chez les mâles. Comparativement aux ouvrières, les muscles du vol sont beaucoup plus développés, les antennes sont plus sensibles (10 fois plus de récep- Selon certains spécialistes, la détermination sexuelle haplodiploïde serait associée à l’évolution de l’eusocialité (la vie en colonie avec différentes castes). Dans les colonies d’abeilles mellifères, les mâles n’ont donc pas de père! Il n’y a que des mères, des grands-mères et des grands-pères. Quel cassetête lorsque l’on désire mener un programme de sélection de l’abeille domestique! Revenons maintenant aux mâles aux yeux blancs. Normalement les yeux de l’abeille domestique sont noirs, mais on observe quelquefois la présence de mâles aux yeux blancs dans une colonie. La coloration abdominale ainsi que d’autres caractéristiques physiques peuvent varier entre les différents mâles d’une colonie. Ces caractères sont le résultat de l’expression génétique propre à chaque individu de la colonie. .Ce texte a été publié dans le numéro d’automne 2012 de la revue L’Abeille de la Fédération des apiculteurs du Québec. 10 Antennae 2012, vol. 19, no 3 Bulletin de la Société d’entomologie du Québec sous la loupe Le noir est la couleur normale des yeux chez l’abeille domestique. C’est un caractère « sauvage » dont l’expression génétique est dominante. Par contre, il existe chez A. mellifera quelques mutations du gène de la coloration des yeux, dont celui qui donne la coloration blanche (en anglais the snow allele). L’expression génétique de ces gènes mutants est récessive. Une reine aux yeux noirs qui produit des mâles aux yeux blancs (exemple : la colonie de Jérémie) possède un génome avec une copie du gène « noir sauvage » (dominant) et une copie du gène « blanc mutant » (récessif). Chaque mâle que la reine produit a donc 50 % des chances d’avoir le gène blanc, et parce qu’il est seul (le mâle est haploïde), il s’exprimera malgré qu’il soit récessif. Vous trouverez une explica- Bulletin de la Société d’entomologie du Québec tion plus approfondie de la génétique de la coloration des yeux des abeilles sur le site de Glenn Apiaries (http://www. glenn-apiaries.com). Travailler dans les ruches, c’est passionnant. Si vous observez les abeilles avec attention, elles vous révèleront des notions fondamentales de la biologie! Merci Jerémie pour ta curiosité. Pierre Giovenazzo est chargé de cours à l’Université Laval et chercheur indépendant au Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD). Antennae 2012, vol. 19, no 3 11