130 Résumé STÉPHANIE TREILLET LA MONDIALISATION RENFORCE-T-ELLE LES ÉCARTS ENTRE CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT ? Dans le contexte de la mondialisation contemporaine, on est conduit à se demander si ses effets contrastés constituent une occasion de refonder théoriquement la distinction – articulation entre croissance et développement, articulation fondatrice de l’économie du développement dans les années 1950 à 1970. Celle-ci consistait en effet à considérer que les aspects qualitatifs et structurels du développement (amélioration des conditions de vie de la population, diminution des inégalités régionales et sociales de tous ordres, meilleure articulation du tissu productif, transformation durable des structures productives, des modes de vie et des mentalités…) ne procédaient pas automatiquement de la croissance du PIB. Si cet objectif spécifique de développement a été éclipsé par le court termisme de la doctrine de l’ajustement structurel dans les années 1980, il a resurgi à partir du milieu des années 1990 sous la forme de la notion de « développement humain » promue notamment par le PNUD. Cette dernière notion est donc contemporaine de la phase actuelle de mondialisation. Une étude préalable a porté sur les modalités actuelles de la mondialisation productive, via les flux d’investissement directs étrangers dans l’industrie, et sur la nouvelle division internationale du travail qui en résulte dans un contexte de libre-échange croissant. À travers l’exemple emblématique du Mexique, on observe que ces évolutions tendent à accroître plutôt qu’à atténuer les différenciations sectorielles et régionales : des firmes multinationales implantent désormais des unités productives intensives en capital et en technologie. Mais ces avancées circonscrites, faute d’une politique industrielle cohérente, ne se diffusent ni à l’ensemble du tissu productif, ni à l’ensemble des États fédérés. Il en est de même pour les inégalités sociales, notamment les inégalités de revenus qui tendent à s’accentuer. Dans un second temps de l’analyse, l’évolution des inégalités étant identifiée comme l’indicateur d’un décalage entre croissance et développement humain, une étude a été effectuée sur un échantillon diversifié de pays, afin de mettre en regard leur intégration dans la mondialisation, le rythme de croissance qui en résulte, leurs indicateurs de développement humain, et l’évolution des inégalités de revenus qu’ils connaissent. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation La mondialisation renforce-t-elle les écarts entre croissance et développement ? Stéphanie Treillet* L A distinction entre développement et croissance a, sur le plan théorique, un rôle fondateur en économie du développement. Remise en cause par la doctrine de l’ajustement structurel qui s’impose dans les Pays en développement (PED) à partir des années 1980, cette distinction semble resurgir, dans le débat public comme dans la sphère académique, à partir de la décennie 1990, à travers la notion de développement humain, élaborée pour le PNUD par Amartya Sen. Paradoxalement, cette réélaboration se produit alors même que les politiques d’ajustement structurel (PAS) se poursuivent dans la plupart des pays en développement, et surtout au moment où la mondialisation fait véritablement sentir ses effets différenciés sur leurs économies. Simultanément, deux catégories de faits font évoluer ce questionnement. On observe, tout d’abord, la poursuite du creusement des écarts internationaux de revenus par tête, qui peuvent être attribués à la mondialisation mais cela fait débat. Ce creusement confirme les résultats les plus courants des recherches sur la convergence internationale, en contribuant à remettre en cause la vraisemblance d’un rattrapage général du « Nord » par le « Sud », alors même que les performances récentes de la Chine et de l’Inde invitent à explorer les conditions d’un rattrapage extrêmement sélectif à l’intérieur des PED. On note, dans le même temps, que les modalités mêmes de ces performances et leurs effets collatéraux font resurgir les débats sur les relations entre croissance et inégalités d’une part, entre croissance et développement humain d’autre part1. Dans ce contexte, on est donc conduit à se demander si les effets contrastés de la mondialisation constituent une occasion de refonder théoriquement la distinction/articulation entre croissance et développement. On s’interroge notamment sur les nouveaux contenus de cette distinction qui peuvent être appréhendée au travers des indicateurs de développement élaborés par le PNUD : ceux-ci ne laissent-ils pas de côté certains aspects des conséquences contemporaines de la mondialisation sur le développement humain ? Une telle refondation constitue un enjeu car cette distinction fait aujourd’hui l’objet d’une double négation symétrique : d’un côté, si elle est mise en avant par le PNUD, elle continue à être largement occultée par les institutions internationales « de Washington » (FMI, Banque mondiale) et par l’OMC pour qui, en fin de compte, le critère d’une intégration réussie dans la mondialisation demeure la seule croissance du PIB ; de l’autre, des courants de pensée, à la lisière de l’économie (puisque prétendant « sortir de l’économie »), refusent * Économiste, maître de conférences, IUFM Créteil, [email protected] 1. Il convient de noter qu’au cours de la même période est promue la notion de développement durable, qui intègre une dimension intergénérationnelle et environnementale qu’on ne traitera pas ici. Cependant la démarche est la même : au-delà des différentes acceptions possible du développement durable que la définition très générale donnée par le rapport Brundtland en 1987 permet de concevoir, il s’agit bien d’intégrer dans l’évolution des sociétés des dimensions non réductibles à la seule croissance de la production monétarisée et du revenu monétaire. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 132 toute distinction entre développement et croissance du PIB. Ils considèrent qu’il ne peut y avoir d’autre développement que le développement réellement existant qui a été mené dans la continuité de la colonisation, toute prétention à emprunter une autre voie s’avérant vaine2. Ils préconisent donc une posture de refus du développement au nom du relativisme culturel. Refonder une distinction théorique entre développement et croissance dans le contexte de la mondialisation consiste donc à explorer les conditions théoriques d’une pluralité de stratégies de développement. On cherchera dans ce texte à étudier en quoi les conditions d’une intégration, plus ou moins poussée, de différents PED dans la mondialisation contemporaine, peuvent être rapprochées de leurs évolutions différenciées en termes de croissance, d’inégalités de revenu, et d’indicateurs de développement humain. L’angle d’approche adopté ici consiste à effectuer une mise en relation de ces variables pour des pays en développement, sur la base de l’hypothèse – avancée dans les débuts de l’économie du développement et réaffirmée aujourd’hui par le PNUD (2005) – que, audelà de la diversification contemporaine des « Sud », des mécanismes spécifiques communs continuent à faire barrage à la transformation, d’une part de l’insertion dans la mondialisation en croissance et, d’autre part, de la croissance en développement humain. L’évolution de la distinction croissance-développement La distinction théorique entre croissance et développement, fondatrice de l’économie du développement comme domaine d’étude et approche spécifiques (Treillet 1996), a connu une remise en cause d’ensemble au cours de la décennie 1980, et une réapparition depuis le début et surtout le milieu de la décennie 1990, mais sous une forme et à travers des grilles d’analyse théoriques en grande partie nouvelles. 2. Pour S. Latouche (2003), « qu’il soit “durable”, “soutenable” ou “endogène”, il s’inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste ». De la remise en cause de la « théorie des étapes » à la notion de « développement humain » Dans l’immédiat après-guerre et jusqu’aux années 1960, au moment où dominent en économie les grands modèles de croissance (le modèle néokeynésien d’Harrod-Domar et celui néoclassique de Solow), l’économie du développement s’élabore comme un domaine d’étude spécifique, en se démarquant de ces modèles même si elle s’en inspire. Elle s’affranchit notamment de la « théorie des étapes de la croissance » de Rostow (1960), qui postule une reproduction à l’identique dans les économies « sous-développées » des étapes franchies par les économies d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord au moment de la révolution industrielle et depuis. Cette critique se décline en plusieurs propositions : – Le sous-développement n’est pas un retard de développement, mais une situation historique spécifique qui est le produit du fonctionnement de l’économie mondiale (et antérieurement de la colonisation). – Les structures propres des sociétés « sousdéveloppées » ne permettent pas d’envisager une trajectoire linéaire et un passage automatique d’une étape à l’autre. Différents blocages s’y opposent. François Perroux oppose ainsi croissance (notion exclusivement quantitative mettant en jeu des agrégats homogènes), à développement (notion mettant en jeu des aspects qualitatifs, « les coûts de l’homme », et des transformations structurelles). Il définit le développement comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global. » (1961 : 16). Ces changements se distinguent de la simple croissance même s’ils peuvent en procéder. « Il est remarquable que l’analyse du concept même de croissance, tel qu’il a été défini, utilisé théoriquement et formalisé au cours des trente dernières années, révèle son insuffisance radicale pour fonder une politique économique à l’égard des pays en développement ou pratiquée par eux. […] La croissance pour quoi, en vue de quoi ? La croissance, bienfaisante sous quelles conditions ? La croissance pour qui ? Pour certains membres de la communauté internationale, ou pour tous ? Comment répondre pertinemment si l’on traite d’agrégats supposés homogènes par construction ? » (1981 : 46). Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation Selon lui, l’observation des pays en développement révèle des déséquilibres spécifiques : « mauvaise articulation des parties dans le tout », extraversion, cloisonnement des marchés, « gaspillage des ressources humaines », « asymétrie » et « emprises de structures » dans les contacts avec les économies développées. La croissance n’est donc pas en soi un objectif suffisant : « Prendre en considération le développement c’est faire comprendre le risque de la croissance sans développement3. Il se réalise manifestement quand, dans les pays en développement, l’animation économique se cantonne autour des implantations de firmes étrangères ou de grands travaux sans s’irradier dans l’ensemble. » (1981 : 47). Les théoriciens structuralistes de la Cepal, notamment H. Singer et R. Prebisch, à partir des années 1950, se fondant sur un paradigme centre-périphérie, mettent eux aussi l’accent sur l’interaction entre les déséquilibres structurels des économies « sous-développées », (dualisme, faibles gains de productivité) et leur position périphérique dans l’économie mondiale (détérioration des termes de l’échange). Le rôle spécifique des faibles gains de productivité dans la perpétuation du sous-développement est, dans leur analyse, au cœur de cette interaction à plusieurs niveaux : – non maîtrise du progrès technique par les pays de la périphérie ; – progrès techniques plus lents dans le secteur primaire et à la périphérie que dans l’industrie et au centre ; – mauvaise diffusion du progrès technique compte tenu des structures internes des économies de la périphérie (enclaves) ; – répartition inégale des gains de productivité, avec une progression des revenus à la périphérie plus faible que celle de la productivité : ce décalage récurrent est lié à la fois aux structures internationales du commerce et aux structures internes des sociétés (surpopulation relative et sous-emploi, concentration des terres). Il faut noter qu’au cours de cette période, la caractérisation des spécificités structurelles du sous-développement englobe une large palette théorique dans la pensée économique. Un certain nombre d’économistes du développement, se rattachant pourtant au paradigme néoclassique, mettent en avant les mécanismes de blocage (cercle vicieux et pénurie d’épargne pour Nurske [1953], dualisme pour Lewis [1954] puis Harris et Todaro [1970]) qui font obstacle à l’accumulation du capital et à la croissance. Des modèles de croissance cher- chent à adapter leurs hypothèses et concepts aux spécificités du sous-développement (Dumas 1982). À l’autre extrémité du champ théorique, les théoriciens de la dépendance, partant d’une critique des limites des politiques d’industrialisation inspirée du structuralisme (substitution d’importation) mettent l’accent sur la façon dont l’insertion des économies périphériques dans le capitalisme mondial s’articule avec leur structure de classe interne pour perpétuer des phénomènes de « mal-développement » ou de « développement du sous-développement » (Gunder-Frank 1967, Amin 1970). Dans la distinction entre développement et croissance qui prévaut jusqu’au début des années 1980, deux types de mécanismes sont donc, la plupart du temps, mis en avant à travers des grilles d’analyse théorique qui peuvent être très différentes par ailleurs : – les modalités spécifiques d’insertion des économies du tiers-monde dans l’économie mondiale ; – les déséquilibres de leurs structures internes. Ainsi le développement n’est pas réductible à la croissance, même si une certaine croissance est indispensable au développement. Le « Consensus de Washington » et la doctrine de l’ajustement structurel vont faire table rase de cette distinction au début des années 1980. On citera ici J.-M. Fontaine et M. Lanzarotti (2001 : 47) : « Dans un environnement intellectuel hostile à toute considération d’ordre structurel, le court terme est la seule voie d’entrée dans le débat. » Pendant toute la décennie, il ne sera plus question d’envisager une perspective de moyen ou long terme, ni de prendre en compte des dimensions structurelles ou qualitatives dans les critères d’appréciation des performances des économies. Seules comptent les performances mesurables par des indicateurs macroéconomiques conjoncturels. On peut même avancer que dans les premières années qui suivent la crise de la dette, non seulement la distinction entre développement et croissance n’a plus lieu d’être mais l’objectif de croissance lui-même passe au second plan, au profit de l’objectif de restauration des grands équilibres (équilibre budgétaire, équilibre de la balance courante, maîtrise de l’inflation). 3. On notera qu’il ajoute « Quant au développement sans croissance il est, abstraitement, contenu dans le slogan superficiel et malfaisant qui a eu un certain succès en Europe, voici quelques années : la croissance zéro. » Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 133 134 Il faudra attendre le début de la décennie 1990, avec l’élaboration de la notion de développement humain, pour que la notion de développement entendue comme distincte de la croissance commence à recouvrer une légitimité théorique. Les étapes en sont les suivantes : – 1990 : élaboration de l’Indicateur de développement humain par A. Sen pour le PNUD. De cette date à 1997, d’autres indicateurs suivront (Indicateur de pauvreté humaine [IPH], Indicateur de pénurie des capacités [IPC], Indicateur sexo-spécifique de développement humain [ISDH])…, qui tentent de répondre de façon variée à la même préoccupation : mettre en évidence différentes dimensions du développement (santé, éducation, égalité de genre, satisfaction de différents besoins de base…) ; – 1998 : A. Sen reçoit le « Prix Nobel d’économie », ce qui semble ouvrir une brèche significative dans la doctrine de l’ajustement structurel4. – le rapport 2000-2001 de la Banque mondiale, Attacking poverty, se réclame pour la première fois d’une conception multidimensionnelle de la pauvreté qui dépasse la conception uniquement monétaire utilisée jusqu’alors et largement critiquée (Destremau 1998, Destremau, Salama 2002). Reprenant à son compte une partie des analyses de Sen (en les édulcorant en grande partie dans un processus d’élaboration de ce que certains nommeront un « post-Washington-Consensus »5), la Banque mondiale (comme le FMI) met en avant non seulement les conditions de vie (santé, éducation, logement…), mais également la liberté de choix, la possibilité de faire valoir des droits, la démocratie… C’est la combinaison de ces différents aspects qui constitue la notion de « développement humain », telle qu’elle est aujourd’hui largement diffusée par les institutions internationales. Si certains aspects, pour qualitatifs qu’ils soient (éducation, santé, logement…) peuvent faire l’objet de mesures sous forme d’indicateur quantitatifs, soit en termes de moyens (nombre de personnels de santé, accès à l’eau potable, part des dépenses dans le PIB ou le budget de l’État…), soit en termes de résultats (mortalité infantile ou maternelle, espérance 4. Pour une critique des théories de Sen, notamment de la notion d’empowerment, cf. B. Prévost 2004. 5. Hakim Ben Hammouda, L’Économie politique du post-ajustement, Paris, Karthala, 1999. 6. Comme l’Indicateur de la participation des femmes (IPF) à l’activité économique et à la vie politique. de vie, taux d’alphabétisation et de scolarisation…), tout ce qui a trait à la démocratie, aux droits et à la liberté est beaucoup plus difficilement mesurable, même si des tentatives existent6. En même temps, on peut considérer que ce sont ces aspects qui constituent la nouveauté de la définition du développement humain, par rapport à une définition plus traditionnelle du développement telle que celle formulée par F. Perroux. Mondialisation et aggravation des inégalités mondiales Au cours de cette période, les inégalités mondiales s’accentuent. Plusieurs études (Bourguignon Morrisson 2002, Milanovic 2002), montrent que cette évolution est due avant tout à une aggravation des inégalités internes aux différents pays (au Nord comme au Sud), qui avaient régressé de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Cependant les inégalités internationales ne sont pas exonérées de cette évolution, même si tous les auteurs ne s’accordent pas sur ce point. La littérature sur la convergence internationale, très abondante, met depuis longtemps l’accent sur la convergence conditionnelle qui permet de rendre compte de l’absence de rattrapage Sud-Nord, des différences structurelles entre pays dessinant des entiers de croissance différents autour desquels s’effectue la convergence. La période récente semble dessiner les scenarii de mécanismes de rattrapage très sélectifs (certains parlent de « bipolarisation » (Quah 1996), ou de « club de convergence ». En ce qui concerne l’évolution des inégalités mondiales, le rattrapage rapide en matière de revenu par tête de grands pays très peuplés, comme la Chine et l’Inde, peut contribuer à masquer à l’échelle globale le creusement des écarts d’un grand nombre de PED, dont les plus pauvres, avec les pays industrialisés. Cette évolution semble conforter l’idée, couramment développée, que la mondialisation comporte, parmi les PED, des gagnants et des perdants : les premiers, faisant preuve d’une intégration dynamique dans le processus de mondialisation (échanges de marchandises et flux de capitaux), connaîtraient un processus de rattrapage sur le plan de la croissance et du revenu par tête qui se traduirait par des performances encourageantes en matière de développement humain ; les second se trouveraient dans une situation de marginalisation par rapport à la mondialisation, ayant en quelle que sorte « raté le coche », et verraient à la fois se creuser l’écart en matière de croissance, de revenu monétaire, et de développement humain. Cette proposi- Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation tion repose sur plusieurs hypothèses de corrélations qu’il convient d’interroger. En effet, dans son Rapport sur le développement humain de 2005, le PNUD revient sur le bilan de l’avancée du développement humain depuis quinze ans, notamment par rapport aux possibilités d’atteindre les Objectifs de développement du millénaire (ODM) pour 2015, et formule le constat suivant : « Les revenus moyens dans les pays en développement ont vu une croissance beaucoup plus forte depuis 1990. Cependant cette croissance des revenus n’a pas marqué une orientation mondiale vers les ODM, dont la plupart ne seront pas atteints dans la majorité des pays. Une partie du problème réside dans le fait que la croissance a été distribuée à des niveaux inégaux entre les pays et à l’intérieur des pays. Le problème plus grave est qu’une plus grande richesse ne soit pas convertie en développement humain au degré nécessaire pour se rapprocher des ODM. » (p. 20). On retrouve ce même décalage dans l’évolution des résultats de différents pays : le fait de connaître une avancée de l’IDH plus rapide que celle du revenu par tête ne dépend ni du niveau de départ de celui-ci, ni de la rapidité de sa croissance. C’est en effet le cas de la Chine, comme du Bengladesh, dont l’IDH a progressé de 20 % depuis 1990. Pourtant le Bengladesh a avancé plus vite dans l’échelle de l’IDH que dans l’échelle du PIB par tête, contrairement à la Chine (qui a connu la croissance très rapide que l’on sait). Les cas de figure inverses sont aussi vrais : « Malgré un revenu moyen par habitant presque deux fois supérieur à celui du Vietnam, le Guatemala est moins bien classé sur échelle de l’IDH. » (p. 26). Le même type de comparaison vaut pour l’Arabie Saoudite et la Thaïlande, etc. De fait, « certains pays, parmi les plus fréquemment cités à titre d’exemple de « réussite » de la mondialisation, ont de plus en plus de difficultés à tirer parti de la prospérité croissante pour favoriser le développement humain » (p. 21). Les relations mondialisation-croissance-développement humain semblent donc moins unilatérales que ce qu’une typologie simpliste pourrait laisser penser. D’une part parce que des sociétés peuvent pâtir d’une croissance obtenue grâce à une intégration très rapide ou mal contrôlée à la mondialisation, lorsque les modalités de celle-ci s’avèrent génératrices de crises violentes (Argentine) ou d’instabilité (Mexique, Thaïlande…), ou lorsqu’elles contribuent par leur nature même à faire obstacle à la transfor- mation du revenu supplémentaire en développement humain. D’autres pays à l’opposé, qui paraissent oubliés de la mondialisation, et dont les échecs en matière de développement humain semblent la rançon d’une croissance faible ou nulle (Afrique subsaharienne), pâtissent en réalité d’une intégration asymétrique dans la mondialisation : ils voient l’économie mondiale peser de manière très forte sur leurs économies, si la réciproque n’est pas vraie. D’autre part, les exemples d’économies considérées comme des réussites conduisent à s’interroger sur les mécanismes qui favorisent (ou entravent) la transformation de la croissance du revenu en développement humain dans le contexte de la mondialisation. Ainsi, la croissance très rapide du revenu par tête de la Chine s’est traduite par une augmentation des inégalités sociales (inégalités entre groupes sociaux, entre régions, entre ville et campagne). Malgré cette évolution, la pauvreté a reculé, par un simple effet mécanique de « ruissellement » (trickle down) ; ce qui signifie en revanche que la pauvreté relative n’a pas reculé, et a même probablement augmenté. Si la Chine, on l’a vu, n’a pas progressé aussi vite dans son IDH que dans son revenu par tête, elle conserve en 2003 une avance (de + 5) dans son classement d’IDH par rapport à celui du revenu par tête. Or, selon le PNUD, « des écarts importants entre le revenu et le classement sur l’échelle de l’IDH (écart négatifs, NDA) sont généralement révélateurs d’inégalités structurelles profondes et telles que la création de richesse ne s’accompagne pas d’un développement humain. Ils indiquent également des lacunes dans les politiques publiques » (p. 26). La réflexion sur la relation de Kuznets (1957), qui fait de l’augmentation des inégalités de revenus un corollaire des premières étapes de la croissance, que les étapes suivantes contribuent à résorber, a été très nourrie dans le contexte d’un renouvellement plus général des recherches sur les inégalités (Banque mondiale 2006). Il convient donc de prendre en compte ces interrogations, à la lumière des épisodes récents de croissance rapide dans certains grands PED. On s’interrogera ainsi sur l’influence propre que ces deux paramètres, inégalités structurelles et politiques publiques, sont susceptibles d’avoir dans le contexte de la mondialisation, et des processus de déréglementation qu’elle a engendré ou favorisé. Afin d’étayer ces différentes articulations, je tenterai ici de bâtir une esquisse de typologie, à partir d’un échantillon de différents pays en développement, autour de la confrontation d’une sélection de variables. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 135 136 ENCADRÉ 1 Les indicateurs d’inégalités Le coefficient de Gini Le coefficient de Gini est une mesure du degré d’inégalité de la distribution des revenus dans une société donnée. Il s’agit d’un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité parfaite (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien). Il mesure la surface entre la bissectrice (qui marque la situation où la distribution des revenus serait totalement équitable) et la courbe de Lorenz qui indique la distribution effective des revenus dans une population donnée (en abscisse, pourcentage de la population par revenu croissant ; en ordonnée, pourcentage de revenu cumulé). La comparaison des inégalités de revenus entre pays sur la base du coefficient de Gini présente certaines limites spécifiques : par exemple il peut être calculé dans certains cas sur la base du revenu disponible, dans d’autres sur la base des dépenses des ménages ; dans ce dernier cas il est presque systématiquement moins élevé. Son actualisation est irrégulière, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un pays pauvre. Ainsi, dans le Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale de 2006, consacré aux inégalités, les dates vont de 1993 en Namibie et en Guinée-Bissau, à 2002 et 2003 pour un très petit nombre de pays. Le chiffre le plus récent pour la grande majorité des économies remonte à 1998 ou 1999. La faible fréquence de l’actualisation fait qu’il est difficile de comparer l’évolution de ce coefficient sur une décennie pour de nombreux pays. Enfin, il n’est pas calculé pour tous les pays, et rarement actualisé pour les pays les plus pauvres7. Malgré toutes ces limites statistiques, le classement des pays en fonction du coefficient de Gini donne une indication assez pertinente des différents profils nationaux et régionaux d’inégalités de revenus. Ainsi, la comparaison avec le classement en fonction du rapport inter décile 90/10 (Banque mondial 2006) – c’est-à-dire le rapport entre le revenu du dixième de population ayant le revenu le plus élevé et le dixième ayant le revenu le plus faible, corrobore presque systématiquement ce classement. Les éléments de distinction entre croissance et développement : essai de typologie L’exercice de construction de cette typologie consiste à confronter, pour une cinquantaine de pays en développement, les variables suivantes pour les années les plus récentes : • taux de croissance du PIB par tête, sur la période 1900-2003 (comparé à la période 1980-1989), • degré d’intégration des économies dans la mondialisation en 2003, avec deux indicateurs : – degré d’ouverture commerciale de l’économie, c’est-à-dire poids du commerce extérieur dans le PIB (exportations + importations/PIB), – part des flux d’Investissements directs étrangers (IDE) dans la Formation brute de capital fixe (FBCF), • degré d’inégalités de revenus, avec le coefficient de Gini à la fin de la décennie 1990 ou au début des années 2000 (cf. encadré 1), • différence de classement entre le PIB par tête et l’Indicateur de développement humain (IDH) en 2003. encadré 1) et donc un appareillage beaucoup plus lourd. Il s’agit seulement, sur la base de cet essai de typologie, de commencer à esquisser des pistes de réflexion sur les modalités d’articulation entre les différentes variables évoquées précédemment, et la façon dont la mondialisation est susceptible de remettre en question des liaisons couramment admises entre rythme de croissance, inégalités de revenus, développement humain. Seuls les pays pour lesquels tous ces chiffres sont disponibles sont retenus, ce qui exclut beaucoup de très petits pays pour lesquels le coefficient de Gini (ou l’IDH) ne sont pas calculés. Les pays qui connaissent une forte croissance depuis le début des années 1990 connaissent-ils tous un degré important d’internationalisation ? Il ne s’agit pas ici d’établir des corrélations systématiques, ce qui nécessiterait des méthodes de calcul statistique non utilisées, la prise en compte de l’évolution de ces variables (d’ailleurs difficile pour le cœfficient de Gini, cf. L’analyse mise en avant par les institutions financières internationales attribue en général les performances de pays en développement qui ont connu une forte croissance à l’orientation de leur économie vers le marché mondial et au degré de libéralisation des mouvements de capitaux, notamment les IDE. Or pour l’échantillon de pays étudié, un examen au cas par cas semble remettre en cause une telle corrélation. 7. Il est inconnu notamment au : RDC, Togo, Angola, Bénin, Barbade, Cuba, Qatar, Liban, Surinam, Maurice, Tchad, Syrie, Guyana, Arabie Saoudite, Libye, Maldives, Belize, Cap Vert, Oman, Fidji, Myanmar, Vanuatu, Djibouti, Congo, Comores, Soudan, Haïti, Guinée éq., Erythrée… Quels sont les pays qui connaissent une croissance rapide ? Deux critères seront alternativement utilisés pour qualifier de rapide la croissance d’un pays de l’échantillon sélectionné : Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation – la comparaison entre deux périodes séparées par une décennie : un rythme de croissance du PIB réel par tête ayant connu, en moyenne annuelle, une accélération significative au cours de la période 1990-2003 par rapport à la période 1980-1989. – la comparaison internationale : un rythme de croissance au cours de cette période significativement supérieur à la moyenne régionale (cf. annexe statistique). En Amérique latine, on observe que cela ne concerne, parmi les économies d’Amérique du Sud, que le Chili et trois pays d’Amérique centrale, le Costa Rica, El Salvador et Panama, ainsi qu’une économie dans les Caraïbes, la République dominicaine. Une grande partie de l’Asie de l’Est et du Sud est restée également à l’écart, à l’exception notable du Vietnam, du Cambodge, du Laos, et bien sûr de la Chine. Pour l’Asie du Sud, on trouve l’Inde et le Bangladesh, et pour le Maghreb-Machrek, l’Iran, la Tunisie et la Mauritanie TABLEAU 1 Classement des pays de l’échantillon par régions et rythmes de croissance Croissance réelle du PIB par tête 1990-2003 Croissance rapide Croissance moyenne Croissance lente Région Amérique latine Chili Argentine Colombie Costa Rica Bolivie Équateur El Salvador Brésil Honduras Panama Guatemala Nicaragua Rép. dominicaine Jamaïque Paraguay Mexique Venezuela Pérou Asie de l’Est et du Sud-Est Cambodge Malaisie Chine Philippines Laos Singapour Vietnam Asie du Sud Thaïlande Bangladesh Sri Lanka Inde Maghreb-Machrek Indonésie Népal Pakistan Iran Égypte Algérie Mauritanie Jordanie Tunisie Maroc Turquie Afrique subsaharienne Botswana Cameroun Afrique du Sud Ghana Burundi Lesotho Côte d’Ivoire Malawi Gambie Mozambique Guinée Bissau Namibie Kenya Ouganda Madagascar Tanzanie Niger Nigeria Rép. centrafricaine Sénégal Sierra Leone Swaziland Zambie Zimbabwe Sources : PNUD, Human Development Report 2005. CNUCED, World Investment report 2005. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 137 138 Enfin, on y trouve un petit nombre de pays d’Afrique subsaharienne, dont quatre pays d’Afrique australe avec une forte spécialisation minière. ne concerne en effet que deux pays pour les deux critères, et huit pour un seul des deux (dans la plupart des cas, une part du commerce extérieur élevé mais une faible part des IDH, cette catégorie comprenant la Chine). Quels sont les pays qui connaissent un degré important d’internationalisation ? On caractérisera ici le degré d’internationalisation par deux indicateurs : – le taux d’ouverture, c’est-à-dire le poids du commerce extérieur dans le PIB (exportations + importations/PIB), – la part des flux d’IDE dans la FBCF. À l’opposé, il existe des pays (dont l’Inde) qui connaissent une croissance élevée sans être pour autant très internationalisés (degré d’internationalisation faible ou moyen). En ce qui concerne le commerce international, on caractérisera comme très élevé un taux d’ouverture de l’économie où l’échange international est du même ordre de grandeur que la richesse produite, sachant que cet ordre de grandeur n’est largement dépassé que pour un petit nombre d’économies d’Asie de l’Est et du Sud-Est. En ce qui concerne l’IDE, on caractérisera comme très élevé un poids supérieur à 30 % de l’investissement total, là encore en fonction des chiffres les plus courants observés dans les pays étudiés. Ces différentes catégories de pays permettent-elles d’identifier une typologie repérable, en termes d’inégalités et de développement humain ? On vient de voir que les évolutions des pays en termes de croissance ne semblent pas être corrélées directement avec leur degré d’intégration dans la mondialisation, telle que mesurée par les indicateurs ci-dessus. Celui-ci n’est pertinent que mis en regard avec des variables internes aux pays, structures sociales et politiques publiques. Il s’agit donc d’appréciations fondées sur la fréquence des grandeurs observées dans l’échantillon. Le croisement de ces deux critères permet de repérer quatre catégories de pays (tableau 2) : a) Catégorie 1 : pays très internationalisés des deux points de vue (parts du commerce extérieur et des IDE élevées et très élevées), b) Catégorie 2 : pays avec poids élevé du commerce extérieur sur le PIB, faiblesse de part des IDE dans la FBCF (part du commerce extérieur élevée et très élevée, part des IDE faible et très faible), c) Catégorie 3 : pays avec une part importante des IDE dans la FBCF, faiblesse de la part du commerce extérieur dans le PIB (part du commerce extérieur faible et très faible, part des IDE élevée et très élevée), d) Catégorie 4 : Pays peu internationalisés des deux points de vue (parts du commerce extérieur et des IDE faibles et très faibles). Les pays qui connaissent une croissance rapide au cours de la période considérée sont marqués en caractères gras dans les tableaux 2 et 3. On peut faire le constat que la majorité d’entre eux ne sont pas les plus internationalisés. Cela Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 139 TABLEAU 2 Classement des pays de l’échantillon par régions et degré d’internationalisation Degré d’internationalisation 2003 Catégorie 1 Catégorie 2 Catégorie 3 Catégorie 4 Élevé des deux points de vue Poids élevé du commerce extérieur, faible poids des IDE Poids important des IDE, faible poids du commerce extérieur Faible des deux points de vue Chili Costa Rica Bolivie Argentine Équateur El Salvador Uruguay Brésil Jamaïque Honduras Venezuela Guatemala Régions Amérique latine Mexique Nicaragua Paraguay Singapour Asie de l’Est et du Sud-Est Cambodge Chine Malaisie Philippines Thaïlande Vietnam Asie du Sud Bangladesh Inde Pakistan Népal Maghreb-Machrek Mauritanie Algérie Égypte Maroc Arabie Saoudite Jordanie Tunisie Turquie Afrique subsaharienne Zambie Côte d’Ivoire Tanzanie Burundi Ghana Cameroun Madagascar Niger Malawi République centrafricaine Mozambique Zimbabwe Namibie Nigeria Sénégal Togo Sources : PNUD, Human Development Report 2005. Degré d’ouverture commerciale (M+X/PIB) Très élevé : + de 100 % Élevé : + de 50 % Moyen : de 50 % à 40 % Faible : de 40 à 25 % Très faible : moins de 25 % Part de l’investissement étranger dans l’investissement total IDE/FBCF : Très élevé : plus de 30 % Élevé : plus de 20 % Moyen : de 10 à 20 % Faible : de 5 à 10 % Très faible : moins de 5 % Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation TABLEAU 3 140 Classement des pays de l’échantillon par régions et degré d’inégalité Régions Coefficient de Gini 2003 Très élevé Amérique latine Élevé Brésil + 4 Pérou + 14 Chili + 17 République dominicaine - 21 Colombie + 8 Venezuela + 22 Moyen Jamaïque + 9 El Salvador -5 Guatemala - 11 Honduras + 3 Mexique + 7 Panama + 17 Paraguay + 13 Asie de l’Est et du Sud-Est Cambodge - 3 Indonésie + 5 Chine + 11 Laos + 7 Malaisie - 3 Vietnam + 16 Philippines + 19 Singapour - 4 Thaïlande - 7 Asie du Sud Bangladesh -1 Inde - 9 Népal + 15 Pakistan - 5 Sri Lanka + 17 Maghreb-Machrek Iran - 29 Algérie - 5 Égypte -10 Jordanie + 14 Maroc - 16 Mauritanie - 13 Tunisie - 20 Turquie - 18 Afrique subsaharienne Afrique du Sud - 68 Cameroun - 19 Burundi + 5 Botswana - 70 Côte d’Ivoire -14 Ghana -17 Lesotho - 26 Gambie - 19 Mozambique - 12 Namibie - 44 Guinée Bissau - 1 Tanzanie + 11 République centrafricaine - 12 Kenya + 7 Sierra Leone + 1 Madagascar + 24 Swaziland - 47 Niger - 8 Zimbabwe - 20 Nigeria + 2 Sénégal - 10 Zambie + 1 Sources : PNUD, Human Development Report 2005. CNUCED, World Investment report 2005. Banque mondiale, World Development Report 2006. Comment les pays se répartissent-ils en fonction des inégalités de revenus ? Les différentes catégories de pays sont classées selon le coefficient de Gini : très élevé : + 0,55 élevé : + 0,40 à 0,55 moyen : + 0,30 à 0,40 faible : + 0,25 à 0,30 très faible : - de 0,25 La répartition des pays en fonction des inégalités de revenu semble tout d’abord obéir en grande partie à une logique régionale. Dans le tableau 3, l’écart, positif ou négatif, entre le rang d’IDH et le PIB par tête, est noté devant chaque pays par un chiffre marqué d’un signe + ou -. En revanche, si plusieurs pays d’Asie de l’est et du sud-est (dont la Chine) ont un coefficient de Gini élevé, aucun n’en a un très élevé. Les pays d’Asie du Sud ont presque tous un coeffi- On constate en effet que tous les pays d’Amérique latine (sauf la Jamaïque) ont un coefficient de Gini élevé ou très élevé. C’est aussi le cas de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, dont tous les pays d’Afrique australe (y compris l’Afrique du Sud). Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation cient de Gini moyen, comme les pays du Maghreb-Machrek (sauf l’Iran). Aucun des pays de l’échantillon n’a un coefficient de Gini faible ou très faible, ce qui confirme, malgré les disparités sur ce plan entre pays industrialisés8, que de fortes inégalités de revenus (et de patrimoine, mais les statistiques manquent) restent bien un des critères distinctifs du sous-développement. Les pays les plus inégalitaires sont-ils ceux qui ont connu une forte croissance au cours des quinze dernières années ? On rappelle que les pays à forte croissance sont en caractère en gras dans les tableaux 2 et 3. a) On observe l’existence d’une catégorie significative de pays à forte croissance et à coefficient de Gini très élevés ou élevés : – en Amérique latine : à noter que le Chili a un coefficient de Gini très élevé, – en Afrique australe. Inversement, dans ces régions, plusieurs pays fortement inégalitaires n’ont pas connu une forte croissance. b) L’Asie de l’Est et du Sud-Est présentent une répartition dans les différentes catégories analogue à celle de l’Amérique latine, mais avec un degré général d’inégalités moindres : – s’il existe dans cette région une catégorie de pays à forte croissance avec un coefficient de Gini élevé (dont fait partie la Chine), on y trouve aussi deux pays à forte croissance avec un coefficient de Gini moyen, le Vietnam et le Laos, – en revanche, des pays à rythme de croissance moyen ou faible, ont des coefficients de Gini élevés ou moyens. c) Les pays répertoriés d’Asie du Sud ont tous un coefficient de Gini moyen, et deux d’entre eux, dont l’Inde, ont une croissance élevée. d) Le constat est analogue pour les pays du Maghreb-Machrek (à l’exception de l’Iran, qui a un coefficient de Gini élevé et une croissance forte). e) Si on trouve des pays d’Afrique subsaharienne dans toutes les catégories, il faut noter que trois sur quatre de ceux qui ont un coefficient de Gini moyen ont une croissance forte. Il convient de rapprocher ce classement de la prise en considération des évolutions : le Rapport sur le développement dans le monde 2006 de la Banque mondiale constate une aug- mentation marquée des inégalités de revenus en Chine au cours des années 1980 et 1990, et d’une façon plus marquée dans les économies est-asiatiques de la deuxième génération de croissance rapide (Chine, Vietnam) que dans celles de la première génération (Hongkong, Corée, Malaisie, Singapour, Taïwan). Cependant, plusieurs études indiquent que l’augmentation la plus prononcée des inégalités de revenus en Chine correspond à la période où la croissance et la réduction de la pauvreté ont été les moins rapides au cours de la période considérée, la Chine ne confirmant ainsi pas « la vision selon laquelle une augmentation de l’inégalité serait inévitable pour une croissance rapide et une réduction de la pauvreté » (Banque mondiale 2006 : 45). Si les inégalités en Asie du Sud apparaissent relativement modérées et stables (ce qui est dû en partie à la construction du coefficient de Gini à partir des dépenses de consommation, cf. encadré 1), des changements sont survenus au cours des deux dernières décennies : même si la comparaison des mesures dans le temps présente des difficultés, on estime que les inégalités de revenu ont connu des aggravations, limitées dans le cas de l’Inde, considérables dans les cas du Népal, du Bengladesh et du Sri Lanka à partir de la fin des années 1980. Un diagnostic clair des évolutions semble plus difficile à effectuer dans les autres régions du monde. Si en Amérique latine les inégalités augmentent rapidement dans tous les pays durant la « décennie perdue » des années 1980, ce n’est le cas, et de façon moins prononcée, que dans la moitié des pays au cours de la décennie suivante, tout autant dans les périodes de croissance que dans les phases de crise (en Argentine par exemple). Enfin, l’absence de comparabilité des données fait obstacle à un véritable diagnostic de l’évolution des inégalités en Afrique comme au Moyen-Orient. En résumé, la confrontation de ces deux classements semble indiquer qu’aucune corrélation significative générale ne peut être inférée de la confrontation du degré d’inégalités (ou de leur rythme d’évolution) et du rythme de croissance des différents pays, ce qui semble corroborer les remises en questions récentes d’une relation du type courbe de Kuznets (Banque mondiale 2006) : un processus de rat- 8. Autour de 25 ou en dessous, on trouve plusieurs pays industrialisés (Norvège, Suède, Danemark, Canada, Belgique, Autriche, Japon…) mais les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie sont entre 25 et 40, la France et les pays d’Europe du Sud occupant des positions intermédiaires. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 141 142 trapage du niveau de revenu par tête pour un PED ne passe pas obligatoirement par une aggravation, même provisoire, des inégalités de revenus ; en retour, la prolongation de la croissance sur une longue période et l’élévation significative ne s’accompagne pas automatiquement d’un processus de régression de ces inégalités. Ainsi, T. Piketty (1999) analyse dans les pays industrialisés un processus d’arrêt de la réduction séculaire des inégalités interne de revenu, en raison du dumping fiscal à l’œuvre, comme résultat des politiques de déréglementation liées à la mondialisation. Ce raisonnement pourrait également s’appliquer aux PED, même si la fiscalité, et notamment la fiscalité sur le revenu y sont au départ moins développées – les réformes liées aux PAS ayant eu tendance par ailleurs à augmenter la part dans les recettes fiscales des impôts indirects assis sur la consommation, mécaniquement plus inégalitaires. On sera donc amené à s’interroger sur les variables intermédiaires dans les liaisons entre inégalités et croissance, de même qu’entre degré d’intégration dans la mondialisation et croissance. Deux axes d’interprétations complémentaires semblent se dessiner : – le degré d’inégalités structurelles des sociétés semble rendre compte d’une partie des différences significative observées. On peut appréhender les inégalités héritées de l’histoire, qui se traduisent notamment par un certain modèle de répartition foncière, des normes sociales de tolérance plus ou moins grande d’inégalités de richesse, ainsi que des modèles éducatifs plus ou moins à même d’atténuer les effets des inégalités sociales. C’est, par exemple, le degré d’inégalité foncière, hérité des modalités de la colonisation, qui semble pouvoir rendre compte des degrés systématiquement plus élevés d’inégalités de revenu en Amérique latine par rapport à l’Asie, ou en Afrique australe par rapport au reste de l’Afrique subsaharienne, à niveaux de revenu par tête équivalents. – les politiques publiques. Les politiques industrielles peuvent permettre à un pays de tirer efficacement parti de la mondialisation (la comparaison à cet égard entre l’Asie de l’Est et du Sud-est et l’Amérique latine, notamment le Mexique, est éclairante, PNUD 2005), ou au contraire vont le conduire à la subir et à en retirer une vulnérabilité accrue (aux mouvements de capitaux spéculatifs, aux variations de cours de matières premières). Les politiques de mise en place d’infrastructures d’éducation ou de santé sont susceptibles d’avoir une plus ou moins grande efficacité dans la transformation de la croissance en développement humain. Si la possibilité de mise en place de telles politiques a, depuis vingt-cinq ans, été mise à mal pour tous les pays par les PAS, et surtout depuis le milieu des années 1990 par les règles de l’OMC, il semble demeurer des différences nationales importantes, à tous les niveaux de revenus par tête. À cet égard, on n’observe pas la même cohérence régionale que pour les inégalités structurelles : les différence intrarégionales peuvent être significatives. Croissance, inégalités, et développement humain Croissance et inégalités de revenus sont les deux variables que le PNUD met en avant, dans son rapport de 2005, pour rendre compte du fait que, dans le contexte de la mondialisation, certains pays parviennent mieux que d’autres à transformer leur croissance en développement humain. On sera donc conduit à poursuivre la réflexion en confrontant les données constatées à l’IDH (le même type de réflexion mériterait d’être poursuivi à propos de l’IPH, de l’ISDH…). Dans le tableau 3, l’écart, positif ou négatif, entre le rang d’IDH et le PIB par tête est noté devant chaque pays par un chiffre marqué d’un signe + ou -. Ce classement est effectué pour 2003, mais il faut noter que ces décalages, à quelques exceptions près, présentent une grande stabilité dans temps (l’IDH étant par ailleurs un indicateur assez stable : une crise profonde comme celle de l’Argentine en 2001 ne l’a pas fait régresser de façon significative, à l’encontre de ce qui peut être observé sur le terrain en termes d’aggravation de la pauvreté et des conditions de vie de la population.) Le constat que l’on peut tirer de la comparaison avec la classification selon le coefficient de Gini est assez paradoxal. En effet, les pays d’Amérique latine, sauf le Guatemala, la République dominicaine et El Salvador, présentent un écart positif qui concerne même le Brésil, ce qui constitue une nouveauté par rapport aux années récentes. De nombreux pays d’Asie de l’Est, du Sud-est et du Sud présentent un écart négatif (la Chine faisant partie des exceptions). Dans l’ensemble, les pays du Maghreb-Machrek présentent un écart négatif (la Jordanie faisant exception). Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation Ce classement contredit presque totalement la typologie effectuée en fonction des inégalités de revenu : les pays d’Amérique latine, la Chine, les Philippines (où la répartition foncière est plus comparable au reste de l’Amérique latine que celle des autres pays d’Asie) sont plus inégalitaires, mais leur revenu monétaire correspondrait à des résultats en termes de développement humain proportionnellement meilleurs que ceux de pays d’Asie de l’Est, du Sud-Est et du Sud, ou du MoyenOrient et d’Afrique du Nord, pourtant relativement moins inégalitaires. Le seul groupe de pays où un écart négatif prononcé des rangs d’IDH-PIB semble cohérent avec le degré élevé d’inégalités de revenus est constitué par les pays d’Afrique australe : l’écart négatif est même considérable, pour des pays où le coefficient de Gini des inégalités revenus est également très élevé. On peut évoquer plusieurs facteurs : non seulement, comme en Amérique latine, une répartition des terres très inégale, et en Afrique du Sud les séquelles de l’apartheid, mais aussi un modèle d’intégration dans la mondialisation très dépendant de l’exploitation minière (diamants, cuivre…). Ce qui indique que si le degré d’internationalisation en tant que telle n’a pas d’influence directe, le contenu de cette intégration a une influence essentielle : la dépendance par rapport au marché des matières premières et l’incidence négative des phénomènes de rente dans le cas des produits miniers joue un rôle essentiel. Conclusion Globalement, parmi les pays qui présentent un degré élevé d’internationalisation et un taux de croissance élevé, cinq ont un coefficient de Gini élevé ou très élevé : le Chili, El Salvador, le Costa Rica, la Chine et la Namibie. Dans le dernier cas, on a affaire au modèle minier extraverti mentionné ci-dessus, et à un écart entre rang d’IDH et de PIB particulièrement prononcé. Dans les quatre autres cas on a affaire, à des échelles très différentes, à des pays d’accueil importants des IDE industriels destinés à l’exportation (plus particulièrement orientés vers l’agroalimentaire dans le cas du Chili), mais les résultats en matière d’IDH sont meilleurs que ce qu’on aurait pu attendre compte tenu du degré d’inégalités de revenus. Parmi les pays relativement peu internationalisés, l’Inde et le Bengladesh connaissent un taux de croissance élevé et un coefficient de Gini moyen. Le PNUD a examiné en 2005 de quelle façon leurs indicateurs d’IDH s’améliorent mais restent en deçà de possibilités qui pourraient sembler ouvertes par la croissance des revenus par tête, surtout pour l’Inde. Pour rendre compte de ces écarts, il faut considérer les différentes composantes de l’IDH. Ainsi, pour des PIB par habitant proches, les taux d’alphabétisation des adultes sont de 88,7 % en Malaisie et de 90,3 % au Mexique et les taux bruts de scolarisation combinés sont respectivement de 71 % et 75 %. La différence peut paraître faible mais elle est suffisante pour expliquer les écarts. Politiques éducatives et politiques sanitaires peuvent faire partie des facteurs explicatifs, comme l’analyse le PNUD. Or dans les cas de réussite, la continuité de celles-ci dans le temps ne risque-t-elle pas d’être remise en cause par les modalités actuelles de la mondialisation dans le cadre de l’OMC ? Ainsi, le Brésil a mis en place depuis plusieurs années une politique publique exemplaire de prévention du Sida, notamment par la diffusion gratuite de médicaments génériques, et donc susceptible d’améliorer sensiblement les résultats en matière de développement humain9. Or les règles de propriété intellectuelle mises en place dans le cadre de l’ADPIC remettent en cause la possibilité de poursuivre cette politique. Le même type de raisonnement peut être appliqué, comme l’analyse le PNUD dans un diagnostic sans appel (2005), aux obstacles que l’OMC impose à des politiques industrielles ou agricoles actives : l’interdiction pour un pays d’imposer des conditions aux IDE (en termes de transfert de technologie, d’emploi, de recours aux fournisseurs locaux), conditions que les pays d’Asie de l’Est avaient appliquées antérieurement avec succès, compromet la diffusion des externalités positives des IDE au tissu industriel local. Les limites imposées par l’ADPIC aux transferts de technologies renforcent la concentration mondiale des brevets et empêchent les transferts imitatifs pratiqués, là encore, par des pays d’Asie antérieurement. Enfin la libéralisation trop rapide et incontrôlée des échanges mondiaux de produits agricoles, sans intégration dans les politiques de développement cohérentes, qui prévoiraient notamment des com9. On sait que l’extension de la prévalence du VIH est la cause principale du recul dramatique de l’Indicateur de développement humain dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 143 144 pensations pour les pays les plus vulnérables, provoquent la ruine et l’exclusion des petits producteurs ruraux, y compris des marchés les plus porteurs, comme l’a montré l’exemple des exportations maraîchères au Kenya. Une telle ébauche de typologie, sans remettre totalement en question la possibilité de corrélations entre rythme de la croissance du PIB, degré d’internationalisation des économies, importance des inégalités de revenus et développement humain, invalide l’idée de liens de causalité directs entre ces variables. Cela met en évidence l’importance des politiques publiques, qu’elles portent sur les échanges internationaux, les choix industriels et technologi- ques, la formation et l’éducation, les infrastructures ou les politiques sanitaires. Cela pointe aussi en filigrane les obstacles institutionnels qui s’y opposent aujourd’hui. On touche peut-être là à la limite de la conception contemporaine de développement humain, comparée à la conception antérieure du développement : celle-ci en effet mettait en avant les effets de structure et de domination, aussi bien internes aux qu’internationaux. La notion de « capabilities » mise en avant par les théories de Sen laisse de côté cet aspect : faut-il envisager un retour à des stratégies volontaristes susceptibles de permettre aux sociétés de surmonter des blocages imputables à ces effets de domination ? ■ BIBLIOGRAPHIE AMIN S., 1970, L’Accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos. BEN HAMMOUDA H., 1999, L’Économie politique du post-ajustement, Paris, Karthala. BEN HAMMOUDA H., 2001, « Renouveau structuraliste : contexte, intérêt et limites », Mondes en développement, 113/114, Banque interaméricaine de développement, « Facing up to inequality in Latin America », Rapport 1998-9. BANQUE MONDIALE, 2001, World development report, « Attacking poverty ». BANQUE MONDIALE, 2006, World development report, « Equity and Development ». BOURGUIGNON F., MORRISSON C., 2002, « Inequality among world citizens : 1820-1992 », CNUCED, Rapports sur le commerce et le développement, 2001 à 2005. 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ANNEXE STATISTIQUE X + M/PIB IDE/FBCF X + M/PIB Très élevé IDE/FBCF Moyen Singapour 321,45 31 Mali 48,12 5 Malaisie 196,71 11 Afrique du Sud 47,53 1 Mongolie 172,59 36 Kenya 46,86 1 Madagascar 167,51 1 Haïti 46,65 22 Vietnam 126,65 12 Iran 50,85 1 Cambodge 118,34 9 Indonésie 44,98 -2 Thaïlande 118,10 6 Venezuela 44,51 26 Congo 107,66 40 Bolivie 44,04 22 Jordanie 105,95 19 Élevé Faible Sierra Leone 39,53 2 Philippines 95,15 2 Népal 39,26 1 Tunisie 79,56 10 Guatemala 37,20 3 Costa Rica 79,20 18 Argentine 37,38 10 Namibie 78,45 13 Tanzanie 36,63 30 Ghana 78,19 9 Bangladesh 35,62 2 Honduras 73,94 12 Burundi 33,79 0 République dominicaine 71,33 18 Colombie 33,50 14 Chine 70,02 9 Bénin 33,62 7 Sri Lanka 68,56 5 Pérou 32,67 12 Malawi 67,02 7 Pakistan 32,50 5 Arabie Saoudite 64,86 2 Niger 32,13 3 Paraguay 63,72 2 Cameroun 32,10 0 Jamaïque 62,59 34 Ouganda 31,98 15 Nigeria 62,32 20 Burkina 31,72 4 Nicaragua 60,99 16 Égypte 27,30 2 Tchad 60,68 60 Brésil 26,85 10 Salvador 60,44 1 Chili 60,38 28 Inde 24,24 3 Côte d’Ivoire 59,86 12 Zimbabwe 23,89 5 Algérie 58,96 3 19,53 1 Mexique 58,40 9 Zambie 57,15 25 Mozambique 56,87 17 Mauritanie 56,37 46 Sénégal 54,92 4 Maroc 54,29 23 RDC 53,87 40 Turquie 52,97 3 Liban 50,93 11 Équateur 50,85 20 Très faible Rép. centrafricaine Sources : PNUD, Human Development Report 2005 ; CNUCED, World Investment report 2005. Cahier du GEMDEV n° 31 • La mesure de la mondialisation 145