Anthropologie et Sociétés, vol. 29, no 1, 2005 : xx

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Traces, traverses et voix de
jeunes anthropologues
2008
32 HS
Anthropologie et Sociétés, vol. 29, no 1, 2005 : xx - xx
ANTHROPOLOGIE ET SOCIÉTÉS est éditée par le Département d’anthropologie de l’Université
Laval. Elle vise à diffuser la recherche anthropologique effectuée par les chercheurs du Québec et d’ailleurs, dans
tous les champs de la discipline et dans tous les courants. Cela représente trois numéros thématiques par année,
qui incluent surtout des articles, mais aussi des notes de recherche, divers textes spécialisés (débats, essais,
actualités) et des articles hors thème.
RÉDACTRICE
Francine Saillant, Université Laval
([email protected])
COMITÉ DE RÉDACTION
Manon Boulianne, Université Laval
Michelle Daveluy, Université d’Alberta
Jean-Guy Goulet, Université Saint-Paul
Martin Hébert, Université Laval
Christine Jourdan, Université Concordia
Frédéric Laugrand, Université Laval
Joseph-Josy Lévy,Université du Québec à Montréal
Deirdre Meintel, Université de Montréal
Jean-Claude Muller, Université de Montréal
Sylvie Poirier, Université Laval
Bob White, Université de Montréal
ADJOINTE À LA RÉDACTION
Sonia Engberts ([email protected])
SECRÉTAIRE Vente et abonnements
Caroline Demers ([email protected])
TRADUCTION
Trucs en plume enr.
CORRESPONDANCE GÉNÉRALE
Anthropologie et Sociétés
Département d’anthropologie
Faculté des sciences sociales
1030, av. des Sciences-Humaines
Université Laval
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
Téléphone : 418 656-3027 ou 3700
Télécopieur : 418 656-2831
www.ant.ulaval.ca/anthropologieetsocietes/index.html
RÉDACTEURS
Yvan Simonis, fondateur, 1977-1987
Mikhaël Elbaz, 1987-1995
Marie-Andrée Couillard, 1996-1998
Mikhaël Elbaz, 1998
Serge Genest, 1999
COMITÉ CONSEIL INTERNATIONAL
Jean Copans, Faculté de sciences humaines et
sociales, Université René Descartes, Paris
Roberto DaMatta, Museu Nacional, Rio de Janeiro
Philippe Descola, Collège de France, Paris
Françoise Héritier, Collège de France, Paris
Ellen R. Judd, Anthropology, University of Manitoba,
Winnipeg
Mondher Kilani, Institut d’anthropologie et de sociologie,
Université de Lausanne
François Laplantine, Centre de recherches et d’études
en anthropologie, Université Lumière-Lyon 2
David Le Breton, Faculté des sciences sociales,
Université Marc Bloch-Strasbourg 2
Luisa Paré, Universidad Nacional Autonoma de
México, México
Eric Schwimmer, Département d’anthropologie,
Université Laval, Québec
Philip Smith, Département d’anthropologie, Université
de Montréal, Montréal
Marilyn Strathern, Anthropology, Cambridge University
Marc-Adélard Tremblay, Département d’anthropologie,
Université Laval, Québec
ANTHROPOLOGIE ET SOCIÉTÉS est
publiée grâce à des subventions du Conseil de
recherche en sciences humaines du Canada (CRSHC)
et du ministère de l’Éducation du Québec provenant
du Fonds de recherche sur la société et la culture
(FQRSC). Nous reconnaissons l’aide financière
du gouvernement du Canada par l’entremise du
programme d’Aide aux publications (PAP) pour nos
dépenses d’envoi postal.
La revue est indexée dans Abstracts in Anthropology
(New York), Anthropological Index (Londres),
Anthropological Literature (Cambridge, États-Unis),
Canadian Periodical Index (Ontario), Francis (Paris),
IBR Zeller Verlag (Osnabrük, Allemagne), IBZ (Osnabrück, Allemagne), Linguistics and Language Behaviour
Abstracts (Californie), Pais Foreign Language Index
(New York), Repère (Québec), Science Culture (Paris),
Sociological Abstracts (Californie), Ulrich’s International
Periodical Directory (New Jersey).
ISSN 1703-7921 (en ligne) ; ISSN 0702-8997 (imprimé)
Dépôt légal : 4e trimestre 2008
© Anthropologie et Sociétés, Université Laval — Tous droits de reproduction et de traduction réservés
o
Envoi de Poste-publications enr. n 1432605 / Port retour garanti — Anthropologie et Sociétés, 2008, décembre
Couverture 1 : Caroline Demers
Photographie : Fabien Pernet
Composition : Caroline Demers
ANTHROPOLOGIE ET SOCIÉTÉS
2008 Volume 32 numéro hors série
GLOBALISATION DES CULTURES
Traces, traverses et voix de jeunes anthropologues
Sous la direction de Fabien Pernet et Karoline Truchon
Francine Saillant
Mot de la rédactrice......................................................................................................... 3
Fabien Pernet
Présentation : « Il faut étudier l’homme sur son terrain si on ne veut pas avoir
à le penser comme un chaos ».....................................................................................................4
Plasticité
et actualité de l’expérience ethnographique
Dorothée Guillem
Le charme féminin chez les Peuls Djeneri du Mali
Un « objet » de la nature ou de la culture?...............................................................................11
Mathieu Bujold
Pluralisme médical polarisé
La représentation de la maladie du patient comme canal de communication
interdisciplinaire.........................................................................................................................18
Lindsay Bell
Posséder le dena’ina
Luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska.......................................26
Catherine Therrien
Frontières du « proche » et du « lointain »
Pour une anthropologie de l’expérience partagée et du mouvement........................................35
Vincent Mirza
Les furita et la définition du travail temporaire au Japon.........................................................42
Nadia Giguère
De l’appropriation anthropologique de l’interculturalité
La théorie des mythes modèles appliquée aux cas des expatriés occidentaux en inde............48
Au
plus près.
Annie Laliberté
Silences,
fractures, liens
Le silence du figurant de sa propre histoire
Autour du tournage du film français « Opération turquoise » au Rwanda...............................55
Karine Vanthuyne
Ethnographier les silences de la violence..................................................................................64
Alice Verstaeten
Esquisse d’une anthropologie impliquée auprès des victimes de la « disparition forcée ».....72
Anthropologies
indigènes
Eduardo González Castillo
Action politique zapatiste et contexte régional. Le cas de Puebla, Mexique...........................79
Charles Gueboguo
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique. Une affaire à
suivre........................................................................................................................................... 85
Livia Vitenti
Le pouvoir tutélaire et la lutte pour la souveraineté chez les peuples
autochtones du Brésil.................................................................................................................94
Concevoir
les continuités
Khalid Mouna
Pour une autre démarche anthropologique. Étude de cas du Rif du Maroc...........................101
Laurent Legrain
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en
régime de transition..................................................................................................................107
Quatre
voix pour une anthropologie
Eduardo González Castillo, Anne Lavanchy, Zakaria Rhani
et Karoline Truchon
L’anthropologie et ses lieux. Altérité, genre, relativisme culturel et décolonisation..............117
MOT DE LA RÉDACTRICE
Francine Saillant
Cette édition hors série de la revue Anthropologie et Sociétés est issue d’un
certain nombre de contributions étudiantes présentées lors du colloque que nous
avions organisé à l’occasion de son trentième anniversaire, et intitulé Anthropologie
des cultures globalisées. Terrains complexes et enjeux disciplinaires, lequel s’est
tenu à Québec en novembre 2007. Devant l’ampleur de la participation étudiante,
l’idée de cette édition spéciale fut lancée. Dans les mois qui ont suivi le colloque,
un appel fut lancé à tous les participants étudiants, afin de leur proposer de présenter
un court article issu de leurs communications. Les responsables de cette publication,
Fabien Pernet et Karoline Truchon, tous deux membres du comité étudiant du
colloque, ont agi à titre de rédacteurs invités. Cette publication concrétise donc ce
projet collectif né de l’intérêt des divers comités du colloque et de la rédaction de
la revue de proposer, exceptionnellement, un numéro en ligne selon le modèle des
actes de colloque et qui serait réalisé entièrement par des étudiants. Le numéro
rassemble donc, outre son introduction, les diverses propositions des auteurs qui
ont bien voulu répondre à notre appel ainsi qu’un article spécial, « Quatre voix
pour une anthropologie », co-rédigé par quatre auteurs à la suite des discussions
et des échanges de ces derniers sur les lieux même du colloque et par la suite.
Cette parution n’est pas la seule à faire place aux étudiants puisque le colloque a
donné lieu à de nombreuses autres publications à partir de ses sessions spéciales,
certaines parues et d’autres à paraître, y compris bien sûr dans divers numéros de
la revue. Il me fait donc plaisir, à titre de rédactrice, d’accueillir en nos pages ce
numéro hors série et d’ainsi honorer la très importante contribution des étudiants
lors de cet événement marquant au sein de notre discipline. Je remercie également
les rédacteurs invités pour leur professionnalisme, leur disponibilité, de même que
pour leur engagement indéfectible.
Francine Saillant
Rédactrice
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 3 - 3
PRÉSENTATION
« Il faut étudier l’homme sur son terrain si on
ne veut pas avoir à le penser comme un chaos1 »
Fabien Pernet
L’anthropologie des cultures globalisées, marquées par la prolifération des
lignes de fuites, impose un questionnement susceptible de reformuler certains
postulats de la discipline. C’est à ce questionnement collectif que nous nous
proposons de participer dans cette introduction, en nous fondant sur le travail des
auteurs de ce numéro, et avec toute la modestie que requiert cette entreprise2.
Plusieurs questions méritent pour cela d’être formulées, qui permettront d’inscrire
les recherches réunies dans ce numéro dans la problématique plus large de
l’anthropologie des cultures globalisées.
Au préalable, nous souhaitons insister sur l’engagement des auteurs de ce
numéro en faveur d’une redéfinition de la légitimité du discours anthropologique,
redéfinition impliquant autant l’intégration critique de la mutation des formes du
terrain qu’une quête d’inspirations autres. L’anthropologie développe aujourd’hui
des méthodologies novatrices et créatrices, en quête d’une adéquation aux nouvelles
complexités sociales et aux cultures en pleine transformation : contestation du
terrain comme localité unique et fermée, inscription des nouveaux médias, sortie
de l’exotisme à tout prix, attraction pour de nouveaux objets, etc. Face à ces défis,
suffisamment puissants pour imposer un effort d’imagination comme de nouvelles
sources de rigueur et d’exigence, les auteurs de ce numéro proposent des réponses
originales, fondées sur leurs expériences de recherche contemporaines. Cette
multiplication des objets et postures de terrain devrait-elle être conçue comme le
signe d’une fragmentation de la discipline? L’anthropologie peut-elle incorporer
la fragmentation, les lignes de fuite, l’incomplétude, tout en restant fidèle à
certains de ses fondements? Comment ces fondements sont-ils travaillés par les
anthropologies « indigènes3 »? Mais aussi, où et comment peut-elle concevoir et
révéler les continuités, les lignes dures des sociétés et cultures du monde?
1. Joseph Beuys (n.d.), probablement apocryphe.
2. Nous souhaitions ici exprimer toute notre gratitude à l’égard des membres de la revue
Anthropologie et Sociétés, et tout particulièrement à Francine Saillant, pour avoir soutenu
avec vigueur un projet initialement formulé par les membres du Comité étudiant du Colloque
« Anthropologie des cultures globalisées. Terrains complexes et enjeux disciplinaires ». Qu’ils
soient ici remerciés de cet appui sans faille, et d’un goût certain pour l’inédit.
3. Nous empruntons cette expression aux réflexions de Z. Rhani (ce numéro).
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 4 - 10
Présentation : « Il faut étudier l’homme sur son terrain si on ne veut pas avoir à le penser...
5
Plasticité et actualité de l’expérience ethnographique
Nous aimerions proposer l’idée selon laquelle le noyau problématique de
« l’expérience » ethnographique offre suffisamment de plasticité pour fonder
une continuité dans l’exercice de la discipline, jusqu’à constituer une matrice
susceptible de générer les moyens de l’exercice d’une anthropologie des cultures
globalisées. On peut d’abord rappeler que l’innovation majeure de l’anthropologie
moderne réside dans ce qu’en termes scientifiques on conçut alors comme une
« réintroduction du sujet au cœur de l’étape expérimentale » (Dumont 1983 : 212).
Ce sont les conséquences de cette réintroduction – l’indéfectible lien unissant
dès lors expérimentation et conceptualisation – qui firent, plus tard, l’objet de
l’attention critique des postmodernes. Leur force fut de proposer à la réflexion
toutes les opérations et étapes qui inscrivent cette appréhension subjective dans
une démarche collective, dans une discipline. Abstraction faite de certaines
dérives narcissiques, les postmodernes fondaient la possibilité d’un élargissement
de l’expérience ethnographique, tout en reconnaissant l’enracinement de chaque
recherche dans une expérience particulière.
L’article de D. Guilhem, qui expose avec finesse les représentations sociales
et esthétiques entourant la notion de charme chez les Peuls Djeneri du Mali, offre
une parfaite illustration de la valeur contemporaine de cette démarche fondatrice.
La légitimité de celle-ci repose sur sa capacité à expérimenter et concevoir des
catégories autres, à les comprendre, afin d’élaborer dans leur confrontation à notre
sens commun des notions susceptibles de subsumer notre catégorie et celle des
autres. C’est ainsi que la notion de « charme », inscrite jusque dans nos textes
sociologiques du côté du naturel et de l’inné, apparaît devoir être élargie afin de
rencontrer une représentation peule qui construit l’expérience du charme dans une
mise en relation des ordres sociaux, culturels et biologiques.
Il est particulièrement stimulant de constater à quel point cette démarche, qui
place au cœur de l’expérience la confrontation de catégories et de représentations,
fonde l’appropriation de nouveaux objets de recherche intrinsèquement marqués
par la pluralité des représentations. M. Bujold affine ainsi cette démarche de
manière à l’appliquer, au Québec, à l’articulation de savoirs scientifiques dans
de nouveaux organismes fondés sur le pluralisme médical. Alors même que la
mise en œuvre d’une véritable interdisciplinarité – polarisation d’une pluralité de
pratiques et d’épistémologies – constitue un enjeu crucial pour ces organisations,
son approche in situ suggère que les représentations du patient, comme référent
dialectique, constituent un canal de communication favorisant le décloisonnement
d’une multiplicité de savoirs médicaux. Le texte de L. Bell, en démontrant
l’importance et l’influence des relations de pouvoir traversant un programme de
revitalisation de la langue autochtone denai’ina (Alaska), s’efforce également
d’ouvrir des perspectives sur la manière dont les catégories et les représentations
sociales entourant la langue sont construites au cœur de cultures marquées par les
héritages coloniaux. La confrontation des catégories prenant ici un tour dramatique,
ce n’est plus à cette expérience dialectique que l’anthropologue critique s’efforce
d’arriver, mais plutôt à une mise en perspective des « chaînes de violence » (Hébert
6
FABIEN PERNET
2006 : 22) traversant ces luttes de représentations et de catégories, et à une mise au
jour des processus de légitimation en jeu dans l’établissement des représentations.
C’est sur un modèle similaire que V. Mirza s’efforce de décoder la connivence des
grandes entreprises nationales et du pouvoir étatique dans la diffusion et la définition
de nouvelles catégories sociales, stigmatisant les stratégies et les aspirations
professionnelles des jeunes japonais dans un contexte de crise économique. Enfin,
les « ajustements culturels » narrés à N. Giguère par les expatriés occidentaux en
Inde, en maintenant l’unité paradigmatique des représentations ayant conduit aux
projets migratoires originaux, ouvrent une perspective inédite sur la prégnance,
l’effectivité, et la générativité des mythes de l’Ailleurs et de l’Autre. En d’autres
termes, au cœur du travail de signification opéré dans ces ajustements se révèlent
des cadres historiques et mythiques, précédant et entourant la rencontre, ouvrant la
porte à une appropriation anthropologique de l’« interculturalité ».
De l’expérimentation dialectique d’autres catégories et représentations,
on passe ainsi à une appréhension des possibles entourant l’articulation de
représentations, ou au contraire à une mise au jour des conflits imposés aux
personnes par la diffusion et la définition de représentations et pratiques
« légitimes ». Ces expériences ethnographiques inscrivent au cœur de leur
objet la confrontation de représentations. La tournure d’esprit qui prolonge le
savoir-faire ethnographique (Descola 2005 : 72) sur le modèle original, offre la
possibilité d’appréhender et de concevoir, au deuxième degré en quelque sorte,
l’expérience d’une pluralité potentiellement conflictuelle de représentations au
cœur de l’objet de recherche. Évoquer ainsi cette tournure d’esprit participe d’un
effort de dépouillement progressif des structures, contextuelles au sein desquelles
s’est inscrite jusqu’à présent l’expérience ethnographique. Le travail de C.
Therrien participe de ce questionnement, en proposant une réflexion ancrée dans
les particularités de son expérience de terrain. Chercheure immigrée au Maroc, y
étudiant les couples mixtes et y vivant son couple mixte, sa recherche la conduit
à expérimenter l’inadéquation de certaines catégories apparemment structurantes
de l’expérience ethnographique – le « proche » et le « lointain », « l’identité » et
« l’altérité ». Comment, dès lors, fonder la légitimité d’une réflexion enracinée dans
une expérience où le biographique et le sensible se mêlent à l’aspect intellectuel de
la recherche? L’engagement de la personne et de la subjectivité du chercheur, jadis
invariablement encadrée par ces catégories, s’inscrit alors dans une « expérience
partagée » (Hastrup 1995) régie par d’infimes mouvements de distanciation ou
de rapprochements, où s’opère peu à peu l’élaboration de l’analyse, et où se
manifeste de manière dépouillée cette tournure d’esprit caractéristique de l’analyse
ethnographique.
Au plus près :
écouter les silences, dire les fractures, transmettre les liens
Au-delà de ces zones investies par l’anthropologie des cultures globalisées où
se multiplient, se confrontent ou se chevauchent et se recomposent incessamment
pratiques et représentations, imposant un dénuement des catégories secondaires de
l’expérience ethnographique, certains auteurs explorent les zones de la fracture,
Présentation : « Il faut étudier l’homme sur son terrain si on ne veut pas avoir à le penser...
7
de la dislocation, de l’incomplétude. Quelle forme prend alors l’expérience
ethnographique lorsque la dislocation du sens et du social est à son apogée?
Quelles méthodes peuvent accompagner cette expérience?
Dans le travail de la mémoire et de la représentation du génocide rwandais,
le pouvoir de définir et d’exposer la vérité historique est très inégalement réparti.
A. Laliberté, devant cette situation complexe, s’attache à explorer la réception
des représentations cinématographiques étrangères parmi les élites rwandaises, et
s’efforce en creux d’accéder aux frontières du silence dans lequel la paysannerie
rwandaise est maintenue. Figurants de leur propre histoire, narrée pour l’étranger,
réduits au silence par les élites rwandaises, un vide apparaît peu à peu d’une
représentation et d’une mémoire qui n’a pas le pouvoir d’arriver à l’existence
publique. Les méthodes novatrices mises en œuvre dans la recherche d’A. Laliberté
impliquent de sa part une expérience qui vise à dessiner les contours d’une
représentation et d’une mémoire existante, mais réprimée.
Les silences explorés par K. Vanthuyne prennent un sens différent dans un
contexte de prise en charge des survivants des massacres de San Francisco, au
Guatemala, en 1982, par les structures de l’intervention humanitaire, organisant
avec rigidité les possibilités d’expression de la vérité et de positionnement des
« victimes ». Face à de telles procédures d’extraction et d’établissement de la
mémoire collective, l’auteure s’intéresse au silence et à l’oubli d’un être singulier.
Peu à peu repensés, son silence puis son oubli font ressortir les dimensions
collectives de la gestion de la mémoire, et les (im)possibilités d’énonciation
que celles-ci déterminent. L’expérience des silences et des fractures, de ces
significations en fuite, révèle en creux la rigidité de cadres mémoriels et discursifs
dont l’existence locale, collective et historique est le plus souvent simplement
ignorée.
Ces cadres et leurs déterminations ne sont saisis par les anthropologues
que dans l’attention soigneusement apportée aux personnes et à leurs intimités,
dans un détour qui est aussi un refus. La volonté de faire disparaître un groupe
ou une population, à l’œuvre dans ces crimes collectifs, cache jusqu’au bris des
intimités qui y furent confrontées. Faire une ethnographie « depuis la disparition »,
nous apprend A. Vestraeten, c’est accepter de travailler dans une empathie et une
compassion immédiate pour ses interlocuteurs, d’être entièrement « affectée ».
Pour autant, le témoignage et sa transmission, pour être réalisés en tant que tels, et
pour éviter toute déréalisation de la terreur, impliquent de pouvoir en reconstruire
le sens et de pouvoir s’extraire de la pensée et du vécu des victimes, dans la
fondation d’une réelle reconnaissance.
Cette conception de l’anthropologie comme rapprochement, ou plus encore
comme positionnement impliquant de « se mettre aux côtés de nos interlocuteurs,
de travailler auprès d’eux, de faire prévaloir leurs points de vue » (Fassin 1999 :
59) témoigne à la fois de la valeur contemporaine de l’expérience ethnographique,
jusque dans sa confrontation aux brisures des êtres et du monde. Cerner ou
accepter le silence, prolonger le témoignage, sont des actes subordonnés aux
8
FABIEN PERNET
situations particulières de chaque expérience. Expérience et conceptualisation ne
sont pas des actes séparés.
« Anthropologies indigènes » : engagements et ouverture
disciplinaire
Cette implication de l’anthropologue au cœur de l’expérience ethnographique
constitue explicitement, pour plusieurs auteurs de ce numéro, la source d’un
engagement dont la portée est – au sens large – politique. Si la plupart des articles
évoqués jusqu’à présent s’inscrivent dans cette démarche où l’horizon d’un
partage de l’expérience de ses interlocuteurs fonde l’expérience ethnographique,
la reconstruction du sens, et jusqu’à une implication politique, ceux que nous
allons désormais présenter méritent une attention particulière. La démarche
anthropologique peut aujourd’hui revendiquer sa désaffiliation d’une vision du
monde dont les accointances avec les structures des Empires coloniaux sont
abondamment soulignées et rappelées. L’une des plus importantes transformations
de l’anthropologie du XXe siècle, qui ne manque cependant pas d’ambiguïtés,
consiste peut-être en son appropriation par les nations post-coloniales et son
inscription plus vaste encore dans un mouvement de multiplication des centres de
production académique4. Nombre de chercheurs issus de ces anthropologies, ici
méconnues, s’attachent à produire une connaissance qui se démarque des idéaux
officiels de « modernisation » en vigueur dans leurs propres pays. Plus encore,
l’ouverture disciplinaire dont font preuve ces travaux suggère à la fois l’importance
des enjeux locaux dans la définition des outils utilisés, et l’ancrage de cette
ouverture dans la spécificité du positionnement ethnographique.
E. G. Castillo explore ainsi les facteurs régionaux déterminant, dans l’État
mexicain de Puebla, la réception d’une campagne politique zapatiste façonnée en
vue d’une diffusion nationale et internationale. Tout en considérant l’importance
d’échelles géopolitiques supérieures, son approche associant l’économie politique
à une perspective fortement localisée démontre le caractère décisif de l’histoire
locale et des dynamiques politiques régionales pour appréhender la diffusion des
luttes globalisées. Ces dernières, témoignant de stratégies d’émancipation des
« problématiques nationales », gagnent également à être saisies dans les liens
spécifiques qu’elles établissent avec certaines luttes voisines. C. Gueboguo, attire
ainsi notre attention sur l’émergence d’une coalition transnationale africaine
pour la défense des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et
intersexuelles (LGBTI) : contrairement à l’Occident où les revendications des
personnes LGBTI ont discrètement suivi l’évolution des droits de la femme, en
Afrique, elles se sont d’abord synchronisées à partir des luttes contre le Sida
et pour la reconnaissance des droits de la personne, en raison notamment d’un
contexte juridique particulièrement difficile. Le droit reste cependant peu abordé
par les anthropologues, alors même que la « culture » entre massivement dans les
problématiques juridiques (voir Cowan et al. 2001). C’est ainsi tout à l’honneur
de L. Vitenti que de rappeler, à partir du contexte brésilien, que la fondation des
États modernes repose sur le monisme juridique kelsenien. Si les usages sociaux
4. C’est ici au texte d’E. G. Castillo que nous faisons référence (ce numéro).
Présentation : « Il faut étudier l’homme sur son terrain si on ne veut pas avoir à le penser...
9
du droit par les Peuples autochtones brésiliens démontrent un pluralisme juridique,
largement pragmatique, au sein duquel s’inscrivent notamment les revendications de
« droits culturels », l’auteure souligne néanmoins combien ces derniers demeurent
largement subordonnés à la seule source législatrice autorisée, l’État fédéral.
La marginalisation et la parcellarisation de groupes sociaux est au cœur
des processus contemporains de (post-)modernisation. Ces auteurs nous invitent
à considérer l’actualité et l’effectivité des projets nationaux, dans un contexte
disciplinaire parfois oublieux des réalités vécues (voir Friedman 2000), s’efforçant
de fonder sur le rapprochement ethnographique et la mise en avant des perspectives
de leurs interlocuteurs une approche apte à considérer la prégnance des phénomènes
juridico-politiques.
Malgré tout :
concevoir les continuités des sociétés et des cultures du monde
L’intérêt de l’anthropologie du XXe siècle pour le changement social et
culturel s’est longtemps cantonné, de fait, à l’identité des changements sociaux
apparaissant dans le cours de la colonisation, du développement et de la
mondialisation. L’ambition comparative et nomothétique de l’anthropologie n’y
est pas étrangère, non plus que certaines représentations de la modernité ou de
la post-modernité. Pourtant, à l’heure où le champ de définition de la « culture »
dépasse largement la seule anthropologie (Poirier 2004), entraînant – souvent
implicitement – la généralisation d’une position universaliste qui relègue celle-ci
à une « dimension » (Singleton 2004 : 105), à la manière d’un épiphénomène, la
question de la capacité des sociétés et des cultures du monde à se transformer en
fonction d’une histoire, de principes ou de structures qui leur sont propres prend
une acuité nouvelle. Il s’agit en d’autres termes de trouver les moyens d’interroger
les lignes dures des sociétés et des cultures du monde, celles qui fondent leur
continuité autant que la spécificité des changements qui les affectent.
Cette problématique, qui n’est pas étrangère à la fondation d’une
anthropologie « indigène », ouvre la porte à des recherches originales, inspirées
ici par la réappropriation d’érudits précoloniaux, ou encore par une « régression »
au stade fondateur de la discipline, quand c’est la nature même du lien social qui
était interrogée. Ainsi, devant les bouleversements socioéconomiques consécutifs
à l’irruption massive de l’économie du kif chez les Ketama du Rif au Maroc, K.
Mouna propose une réactualisation de la démarche khaldounienne. Les travaux de
cet érudit lui permettent de resituer l’état contemporain de la société ketama dans
une histoire de transformations séculières, s’appuyant sans cesse sur le principe
structurant de l’Assabiya, alternative puissante au concept de « segmentarité ». La
compréhension des structures locales de la solidarité (Assabiya) ne peut qu’évoquer
les interrogations fondatrices sur la nature du lien social (Durkheim 1998 [1893]).
On retrouve cette posture « originale » dans les travaux de L. Legrain, qui interroge
ce qui ne peut apparaître à ses yeux comme un donné de la relation sociale : la
« confiance ». Son travail explore la persistance, dans la Mongolie contemporaine,
d’un dispositif de mise en confiance élaborant une mémoire sociale construite
sur l’exemple d’individus particuliers. La pérennité de ce dispositif semble
10
FABIEN PERNET
s’enraciner dans sa rencontre avec une forme particulière de l’émotivité mongole,
une nostalgie structurelle provoquée par l’absence des êtres chers, sur laquelle les
politiques culturelles des années 1950 jouèrent avec insistance.
« La fin de l’anthropologie n’aurait pas eu lieu »
Ce travail des postulats de la discipline, effectué par les auteurs de ce
numéro, se prolonge directement à travers un texte à quatre voix qui vient
clore – ou peut-être ouvrir – ce numéro. Voix du Québec (K. Truchon), de
Suisse (A. Lavanchy), du Mexique (E. G. Castillo) et du Maroc (Z. Rhani), voix
d’anthropologues, ces propositions présentent un échange au sujet de la condition
actuelle des anthropologies du monde, et dévoilent des espérances quant à un
futur qui reste à bâtir : l’inscription médiatique des savoirs anthropologiques,
l’appropriation politique du « relativisme culturel » et son usage discriminant, le
développement d’anthropologies indigènes, suffisamment fortes pour s’émanciper
des priorités nationales, mais aussi pour critiquer et assumer la période coloniale
comme constitutives de leurs histoires. Gageons que ce futur de la discipline saura
trouver la force d’être dans cette tournure d’esprit qui la pousse constamment à
retourner son regard sur elle-même. « Si tu sais que c’est là une main, alors nous
t’accordons tout le reste » (Wittgenstein 1987).
Références
Cowan J.K., M.-B. Dembour et R.A. Wilson (dir.), 2001, Culture and Rights : Anthropological
Perspectives. Cambridge, Cambridge University Press.
Descola P., 2005, « On Anthropological knowledge », Social Anthropology, 13, 1 : 65-73.
Dumont L., 1983, « Marcel Mauss : une science en devenir » : 193-214, in L. Dumont (dir.),
Essais sur l’individualisme. Paris, Seuil.
Durkheim E., 1998 [1893], De la division du travail social. Paris, Presses Universitaires de
France.
Friedman J., 2000, « Des racines et (dé)routes : tropes pour trekkers », L’Homme, 156 :
187-206.
Hastrup K., 1995, A passage to Anthropology. Between Experience and Theory. Londres,
Routledge.
Hébert M., 2006, « Présentation : paix, violences et anthropologie », Anthropologie et
Sociétés, 30, 1 : 7-28.
Poirier S., 2004, « La (dé)politisation de la culture? Réflexions sur un concept pluriel »,
Anthropologie et Sociétés, 28, 1 : 7-21.
Singleton M., 2004, Critique de l’ethnocentrisme. Paris, Parangon.
Wittgenstein L., 1987, De la certitude. Paris, Gallimard.
Fabien Pernet
Département d’anthropologie
1030, avenue des Sciences-Humaines, Université Laval
Québec (Québec) G1V 0A6 Canada
[email protected]
Le charme féminin chez
les Peuls Djeneri du Mali
Un « objet » de la nature ou de la culture?
Dorothée Guilhem
La notion de charme soulève une confusion de sens, car elle est souvent
associée à la séduction, à l’érotisme ou à la sexualité. Les historiens (HeydenRynsch 2004 ; Bologne 2007) et les sociologues (Bourdieu 1977 ; Baudrillard
1998 ; Sansot 2004 ; Soral 2004) l’emploient généralement dans un sens commun
et la traitent à travers une image-type. Toutefois, une distinction entre le charme
et la séduction a été établie. Le charme est conçu comme une émanation naturelle
de la personne. P. Bourdieu l’assimile au charisme (1977 : 52) et P. Sansot à
une « force étrangère mystérieuse dont on ne sait d’où elle vient et ce qu’elle a
en tête » (2004 : 21)5. Le charme est une sorte de magnétisme, qui s’oppose à
une stratégie comportementale visant à plaire, la séduction. Selon J. Baudrillard
(1998), la séduction représente un « simulacre superficiel » des apparences, ayant
pour finalité de créer un lien avec l’autre sexe. Elle s’apparente à un rôle joué
par l’individu (Goffman [1959] 1996 : 23) et s’appuie sur des rites du paraître
(Bromberger 1990 : 6). La distinction entre le charme et la séduction reprend celles
de l’inné et de l’acquis, du naturel et du culturel ou socialement construit.
Une telle définition nécessite d’être confrontée aux représentations qu’une
société se donne du charme. Elle appelle également à rompre avec l’image
réductrice de la séductrice, qui ne rend pas compte de son contenu sémantique
et de son caractère contextuel (Vigarello 2003 ; Bert 2003). Le charme relève-til réellement de l’inné et du naturel? Pour répondre à cette question, nous allons
nous appuyer sur des données ethnographiques recueillies au cours de notre
enquête6 menée auprès des Peuls Djeneri de Senossa au Mali. Les Peuls Djeneri se
composent de différents groupes sociaux, les agro-pasteurs FulBe (sing. pullo), les
griots (appelés aussi Dielli) et artisans Nyeno (sing. nyeBe), ainsi que les anciens
captifs et agriculteurs RimayBe (sing. diimaajo). Pour les Peuls Djeneri, le charme
féminin se compose de trois éléments distincts mais en corrélation, le ŋari, le sang
et le faro. Ces éléments questionnent plus largement l’esthétique corporelle7 et
l’image du féminin.
5. Cette définition reprend l’étymologie du verbe « charmer », qui provient du latin « carmen »
signifiant « chant magique ».
6. Dans le cadre de ma recherche de doctorat en anthropologie (2002-2008) portant sur
l’esthétique du corps féminin chez les Peuls Djeneri et de Mopti.
7. La notion d’esthétique corporelle telle qu’elle est utilisée ici s’appuie sur la définition donnée
par A. Leroi-Gourhan (1967).
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 11 - 17
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Dorothée Guillem
Le ŋari
La notion de ŋari se réfère aux normes esthétiques du corps. Selon D. W.
Osborn, D. J. Dwyer et J. I. Donohoe, ŋari signifie à la fois la beauté, le charme
et des caractéristiques physiques (1993 : 260). Une femme détient du charme si
elle a des traits fins et réguliers, ainsi qu’une morphologie longiligne. Le charme
se donne à voir principalement dans le visage, dans le sourire et dans le regard. Le
sourire représente un signe d’affabilité et de gentillesse et fait découvrir de belles
dents blanches. Le regard est quant à lui l’objet d’une mise en scène particulière
pour plaire à autrui. Les femmes bougent leurs pupilles de la gauche vers la droite
ou du haut vers le bas. Lorsqu’elles parlent, elles opèrent un clignement lent des
paupières, nommé baudulo. Selon les femmes peules8, ces manières de regarder
permettent à leurs interlocuteurs d’apprécier la beauté de leur regard.
Le ŋari dépend également de pratiques esthétiques, qui mettent en valeur les
attributs corporels. Les femmes peules ont divers tatouages et scarifications noirs
sur le visage. Elles se tatouent la gencive supérieure9, les lèvres et le contour de
la bouche.
Jeune fille pullo avec le tatouage du contour
de la bouche « samasuma »
Photographie de l’auteure
Des scarifications sont réalisées au coin des yeux et sur les joues près de
l’arête nasale. Le maquillage féminin consiste à tracer avec du khôl « kalé » un trait
noir sous les yeux et à noircir les scarifications (si elles le souhaitent). Le marquage
corporel et le khôl obéissent à une même fonction, celle d’accentuer les contrastes
entre les éléments clairs et sombres du visage. L’intensité de la couleur noire des
tatouages de la bouche, des scarifications et du khôl fait ressortir la blancheur de
l’émail des dents et de la sclérotique. Elle donne également l’illusion d’un teint
de peau plus clair. Cette composante du charme n’a cependant aucune efficacité
esthétique, si une femme ne possède pas une certaine qualité de sang.
8. Lorsque je qualifie les femmes de « peules », je fais référence à l’ensemble de la société, sans
opérer de distinction entre les catégories sociales.
9. Et non la gencive inférieure, car on ne la voit pas quand elles sourient.
Le charme féminin chez les Peuls Djeneri du Mali. Un « objet » de la nature ou de la culture?
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Relation entre le ŋari et le sang
Les Peuls Djeneri attribuent au sang une efficacité esthétique, dès lors que
celui-ci est rouge vif, chaud et de consistance fluide. Un sang chaud et fluide,
dit yiyan ma doga, modifie les attributs corporels en conférant à la peau clarté et
brillance à l’image du « soleil » (femme diimaajo, Senossa, 2003). À l’inverse,
un sang sombre, tiède et épais prive l’épiderme de cet éclat. Or, la beauté de
la carnation de la peau réside dans sa brillance et sa clarté. La chaleur du sang
conforme l’épiderme féminin aux normes esthétiques peules et elle participe à la
création de ce contraste de couleurs. Si le charme se donne à voir dans le regard,
il est aussi également visible à travers l’enveloppe corporelle qu’est la peau.
Cette propriété biologique s’articule à des valeurs morales. Les Peuls Djeneri
lient la qualité du sang à certaines qualités morales. L’expression « avoir un sang
clair » renvoie à la gentillesse, à la bienveillance et à la générosité. Les Peuls
du Diamaré disent également qu’une femme a « un sang sucré » pour signifier
qu’elle a bon caractère et qu’elle est aimée de tous (Tourneux 2007 : 582). Le
rapport entre la chaleur sanguine et des traits de caractère montre que le charme
est indissociable de l’image « idéale » de la femme véhiculée par la société. Il ne
repose plus uniquement sur des attributs corporels, mais sur des qualités morales
socialement valorisées.
La chaleur sanguine influence aussi la perception qu’une femme donne
d’elle-même à autrui. Elle agit comme une aura individuelle, ou un charisme, qui
attire les autres personnes10. Elle confère à une femme une apparence avenante et
gracieuse : « une personne qui a le sang chaud est aimée de tout le monde. Dès
que tu la vois, même si tu ne la connais pas, tu l’aimes. Il y a des personnes qui
sont belles, mais tu ne veux pas aller vers elles. Si tu as le sang chaud, tu as de la
chance, si tu ris, tout le monde rit, si tu parles, tout le monde t’écoute » (femme
pullo, Senossa, 2004). Un sang tiède et épais donne au contraire au corps une
apparence « froide ». Le charme apparaît ici lié à la vue ; le regard devient une
source de plaisir lorsqu’il se porte sur le corps féminin. Cette qualité sanguine
fait naître diverses émotions chez les autres personnes, l’admiration, l’amitié ou
l’amour. Dans une même perspective, les Peuls WodaaBe du Niger déclarent
que le lien affectif unissant deux individus se situe dans le sang et dans les os
de chaque être humain11. Le symbolisme sanguin témoigne de la dimension
affective et relationnelle du charme féminin. Comme la beauté, le charme est une
qualité socialement recherchée et appréciée, il participe donc à la création de liens
sociaux.
10. Les Peuls du Cameroun établissent un rapport similaire : « Le jeune qui se sait le point de
mire de la danse est fier. Il sait qu’il a du sang comme nous disons… Notre garçon… aura
beaucoup de succès auprès des femmes. Il a du sang ! » (Bocquené 1986 : 69-71).
11. Selon les Peuls WodaaBe du Niger : « Si les gens t’aiment, t’apprécient, te recherchent, nous
disons que c’est à cause de son togu. Nous disons que c’est à cause du sang qui est entre eux,
des os qui sont en eux, de l’eau qui est partout dans le corps. La beauté sans togu ne sert à
rien […] De quelqu’un qui a du togu, on dit qu’il a du bon sang auprès des gens, un sang
chaud » (Maliki 1984 : 40-41).
14
Dorothée Guillem
Indispensable pour avoir du charme, la possession de cette qualité sanguine
est aussi déterminante dans l’esthétique corporelle. Un corps dépourvu de cette
qualité sanguine est jugé laid par les Peuls Djeneri : « même si tu es jolie, les
bijoux que tu mets, les habits que tu portes, c’est comme si tout cela était accroché
à un morceau de bois mort » (femme diimaajo, Senossa, 2003). Ainsi, avoir un
sang chaud est plus important qu’avoir une belle morphologie comme l’affirme
une femme peule : « on dit souvent que le charme, la renommée priment sur la
beauté » (femme pullo, Senossa, 2004).
Le faro
Comme nous l’avons vu pour les manières de regarder, le charme féminin
est indissociable des techniques du corps (Mauss [1932] 1996). Il existe dans
toute société une « bonne » et une « belle » manière de mouvoir le corps. Le
charme est lié à une manière spécifique d’exécuter les techniques du corps, le
faro. La posture droite représente un exemple pertinent du faro. D’après nos
observations, une « belle » démarche se caractérise par un rythme lent du pas et du
mouvement donné aux bras. Ces derniers sont placés près du corps pour mettre en
valeur la silhouette. Le faro consiste aussi à bouger le fessier de gauche à droite,
denkitaade12. Il nécessite enfin de conserver la tête et le dos droits afin d’avoir
un port altier. Le faro possède ainsi une valeur fonctionnelle double, pratique et
esthétique.
La dimension esthétique du faro est explicite dans son étymologie. Le
terme faro provient d’un terme bambara, bafaro, désignant des génies néfastes
vivant dans l’eau (Dieterlen 1942). Possédant une apparence féminine, ces génies
de l’eau envoûtent par leur beauté les êtres humains avant de les tuer au fond de
l’eau. Comme le bafaro, les attitudes et la gestuelle féminines agissent comme
un envoûtement ou comme un art de suggestion. Ce rapport est corroboré par
une analogie ; les Peuls Djeneri disent en effet d’une femme qu’elle est « belle
comme un djinn13 ». Le faro donne au corps une expressivité particulière qui
éveille l’attention d’autrui. Il intègre la théorie de la communication, fondée sur
un émetteur, un message et un receveur (Duflot-Priot 1976 ; Koechlin 1985).
Selon cette théorie, « l’expression corporelle » (Goffman [1971] 2000 : 129) d’un
individu résulte d’une volonté de transmission d’un élément vers un récepteur. Le
faro apparaît comme une gesticulation réalisée dans le but de plaire à autrui et il
influence le déroulement des interactions sociales. Si cette théorie suggère une
temporalité réduite ou des contextes particuliers, le faro est par contre pour les
Peuls une manière d’être plus générale.
12. Littéralement « marcher en se dandinant » selon D. W. Osborn, D. J. Dwyer et J. I. Donohoe
(1993 : 54).
13. Les djinns sont des esprits ou des génies, qui se manifestent sous une forme animale, humaine
ou aérienne. À leur vue, les individus perdent l’esprit.
Le charme féminin chez les Peuls Djeneri du Mali. Un « objet » de la nature ou de la culture?
15
Charme et normes comportementales
Le ŋari, le sang et le faro témoignent des différentes dimensions du
charme féminin. Il paraît nécessaire à présent d’apporter certaines précisions
complémentaires. Les Peuls Djeneri établissent de multiples relations entre le
charme, les valeurs sociales et les normes comportementales. Cet art de faire ne
peut se réaliser sans l’intériorisation et l’incorporation des sentiments de honte
(yaage) et de réserve (munyal). Ces sentiments proscrivent certaines attitudes
gestuelles. Une femme doit cacher à autrui ses émotions durant les interactions
sociales. Fixer du regard autrui est ainsi interprété comme de l’amour ou comme de
l’impolitesse. L’expression peule « la femme marche comme une vache » désigne
le fait de regarder ses pieds en marchant. Cette expression suggère que le charme
féminin repose aussi sur une attitude réservée. De même, l’écartement des jambes
dans les postures assises ou bouger « trop » les fesses dans la posture debout sont
des attitudes jugées sexuellement provocantes. Ces attitudes relèvent pour les Peuls
Djeneri d’une absence de contrôle de soi, d’un irrespect de soi-même et d’autrui.
Ces observations traduisent la distinction entre une « bonne » et une
« mauvaise » attitude corporelle. Elles renvoient à la différence établie par les
femmes entre le charme et la séduction, bien que le terme séduction n’existe pas
dans la langue fulfulde14. Selon J. Baudrillard (1998), la séduction se réalise par un
jeu codé pour attirer l’attention de l’autre sexe. Pour les Peuls Djeneri, le charme
féminin n’a pas pour finalité de plaire uniquement aux hommes, mais aux deux
sexes. Le charme devient ainsi « séduction », dans le sens péjoratif du terme,
lorsqu’il représente uniquement un jeu corporel de l’apparence dans le but de plaire
aux hommes. La séduction apparaît alors comme le versant négatif du charme.
Ce glissement de signification explique pourquoi les femmes n’attribuent pas de
charme aux jeunes filles. Celles-ci ne maîtrisent pas le faro, car leur gestuelle
serait trop suggestive. Le charme nécessite en effet un long apprentissage auprès
de femmes réputées pour leur faro afin de dissocier le charme de la sexualité.
Conclusion
Si la notion de charme a été définie comme une qualité naturelle et innée,
reprenant ainsi l’opposition entre nature et culture, que nous apprennent les
Peuls Djeneri sur la pertinence de cette définition et de cette opposition? Les
représentations peules du charme féminin montrent que le naturel et le culturel sont
perméables. Le charme met en rapport différents ordres, le biologique, le social
et le culturel. Il ne peut donc être pensé en termes d’opposition mais de relation.
Le charme apparaît comme un « don naturel », à cause du symbolisme sanguin
et des attributs corporels (ŋari). Mais ce « don » est une représentation sociale du
biologique et de l’esthétique corporelle. Le charme s’appuie également sur une
mise en valeur du corps par des pratiques esthétiques et par les techniques du corps
(faro). Il nécessite l’intériorisation et l’incorporation de valeurs sociales, du code
d’expression des émotions et des normes comportementales. Même si le charme
a une dimension cognitive et émotionnelle, les significations attribuées à la vue
14. Langue des Peuls.
16
Dorothée Guillem
et aux émotions sont culturellement déterminées. Le charme est ainsi l’objet d’un
apprentissage et le produit de la socialisation, il ne peut être défini par conséquence
comme une qualité naturelle. De par ces relations entre le biologique, le social et
le culturel, le charme enfin ne s’oppose pas à la séduction ; tous deux relèvent des
représentations sociales et esthétiques qu’une société se donne du corps.
Références
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Bocquené H., 1986, Moi un Mbororo Ndoudi Oumarou peul nomade du Cameroun. Paris,
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Seuil.
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l’apparence », Ethnologie française, 6 : 249-263.
Goffman E., [1959] 1996, Mise en scène de la vie quotidienne, la représentation de soi, t.1.
Paris, Éditions de Minuit.
Goffman E., [1971] 2000, Mise en scène de la vie quotidienne, Les relations en public, t.2.
Paris, Éditions de Minuit.
Heyden-Rynsch V., 2004, La passion de séduire, une histoire de la galanterie en Europe.
Paris, Gallimard.
Koechlin B., 1985, « Vers une anthropologie de la communication gestuelle », Gestes et
Image, 5 : 5-16.
Leroi-Gourhan A., 1967, « Les cultures actuelles, Esthétique, la vie esthétique », Paris,
Encyclopédie clarté.
Maliki A., 1984, Bonheur et souffrance chez les peuls nomades. Paris, Edicef, collection
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Mauss M., [1932] 1996, Manuel d’ethnographie. Paris, Payot.
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Lansing, Michigan State University Press.
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Le charme féminin chez les Peuls Djeneri du Mali. Un « objet » de la nature ou de la culture?
17
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Vigarello G., 2003, « La séduction », Le Portique, 12. Consulté sur Internet (http://leportique.revues.org/document575.html), le 28 novembre 2008.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Le charme féminin chez les Peuls Djeneri du Mali. Un « objet » de la nature ou de la
culture?
La notion de charme soulève une confusion de sens, car elle est souvent utilisée dans
un sens commun et dans une perspective occidentale. Le charme a été défini comme une qualité naturelle et s’oppose à la séduction, qui est une stratégie du paraître. Cette distinction reprend celles de l’inné et de l’acquis, comme du naturel et du culturel ou socialement construit.
Les représentations du charme féminin des Peuls Djeneri du Mali montrent que le charme
n’est pas un don naturel ou inné. Il relève des représentations sociales du corps, du symbolisme humoral et des normes esthétiques. Il s’appuie sur un savoir-faire gestuel, sur le code
d’expression des émotions et sur l’incorporation de valeurs sociales qui lui donnent un sens.
Le charme met donc en relation différents ordres, le biologique, le social et le culturel.
Mots-clés : Guilhem, charme, corps, esthétique, Peuls.
Charm of Fulani women, an « object » of nature or culture?
The concept of charm raises a confusion of direction, because it is often used in a
common direction and the Western point of view. The charm was defined like a natural quality and is opposed to the seduction, which is a strategy of appearing. This distinction takes
again those of innate and the asset, like naturalness and the cultural one or socially built. The
representations of the female charm of Fulani society of Mali show that the charm is not a
natural or innate gift. It concerns the social representations of the body, through humoral symbolism and aesthetic standards. It also depends on a gestural know-how, code of expression of
the emotions and incorporation of social values, which give him a direction. The charm thus
connects various orders, the biological one, the social one and the cultural one.
Keywords : Guilhem, charm, body, aesthetics, Peuls.
Dorothée Guilhem
Centre d’études des mondes africains
Université de Provence
16 Perrier
13100 Aix-en-Provence
France
[email protected]
Pluralisme médical polarisé
La représentation de la maladie du patient
comme canal de communication interdisciplinaire
Mathieu Bujold
À l’ère de la globalisation des cultures, le pluralisme médical représente un
objet de recherche d’actualité en anthropologie de la santé (Lock 2005 ; Schmitz
2006 ; Rossi 2007). Certaines mutations sociales semblent favoriser actuellement
l’émergence de nouvelles formes d’organisations articulant, voire même polarisant,
une pluralité de pratiques et de concepts reliés à la santé. Ce phénomène représente
un défi pour l’anthropologue s’intéressant à l’articulation de savoirs relatifs à la
santé, et il doit innover pour en faire l’analyse.
La dernière décennie a vu apparaître, en Amérique du Nord, des cliniques de
soins de santé intégrés (SSI)15 visant la coopération entre praticiens de différentes
spécialités alternatives et biomédicales afin de fournir des soins holistiques
individualisés. Une revue des travaux récents a permis de conceptualiser un idéaltype définissant ces organisations selon quatre niveaux : 1) structures ; 2) résultats ;
3) philosophies ; et 4) processus (Boon et al. 2004). Selon cet idéal, la structure
et les philosophies des cliniques visant les SSI devraient favoriser un processus
interactionnel égalitaire permettant l’établissement d’un consensus entre les acteurs
impliqués. Cependant, certaines études soulignent que les structures hiérarchiques
des cliniques, en milieu privé ou public, soutenant généralement une gestion par
des médecins conventionnels, entraveraient ce processus démocratique nécessaire
aux SSI (Hollenberg 2006). Les fondateurs de l’organisation présentée ici semblent
avoir choisi le mode de gestion coopératif en partie pour prévenir cet obstacle.
Étude de cas d’une coopérative de soins de santé intégrés québécoise
Le cas à l’étude est une coopérative de producteur de soins, récemment
inaugurée au Québec, regroupant les services de quatorze praticiens offrant
15. La revue des travaux montre des avis partagés sur la notion de SSI (traduction libre d’Integrative
Health Care) (Tataryn et Verhoef 2001; Baer 2004). Les partisans d’une certaine forme de
« médecine intégrée » semblent concevoir le concept d’intégration comme une assimilation
des médecines alternatives et complémentaires (MAC) dans la culture médicale dominante
(la biomédecine) ou du moins une gestion par celle-ci. À une époque de globalisation des
cultures on peut craindre, que ce type d’intégration n’entraîne la perte de l’essence des MAC.
Certains anthropologues se sont d’ailleurs attardés à décrire les conséquences néfastes qu’ont
occasionnées de telles politiques d’intégration (Lock 1990). La définition que nous partageons
décrit plutôt les SSI comme un nouveau paradigme de soins visant un niveau relationnel
dépassant la simple addition de différentes thérapies ou l’absorption de l’une à l’intérieur de
l’autre (Bell et al. 2002).
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 18 - 27
Pluralisme médical polarisé. La représentation de la maladie du patient comme canal....
19
une large gamme de services (ostéopathie, médecine familiale, naturopathie,
psychologie, homéopathie, psychiatrie, massothérapie, médecine traditionnelle
chinoise, kinésiologie, etc.). Les fondateurs de l’organisation disent avoir choisi ce
mode de gestion car il favorise l’implication décisionnelle et financière de chacun
des membres de l’équipe tout en encourageant un sentiment d’engagement dans
une cause commune : les soins de santé intégrés.
En général, les patients viennent dans cette clinique pour consulter un
praticien en particulier. Cependant, plusieurs personnes choisissent cette clinique
pour la philosophie de collaboration interdisciplinaire qu’elle véhicule. D’ailleurs,
certains individus ont dès le départ des attentes de SSI. Le patient fait alors le
choix d’un thérapeute comme porte d’entrée16. Le praticien et le patient peuvent
par la suite discuter de la pertinence de rencontrer un collègue ou encore que
le thérapeute présente son cas dans une réunion interdisciplinaire bimensuelle.
L’objectif principal de ces rencontres est de permettre aux praticiens d’avoir
un avis « interdisciplinaire » sur certains cas et de réfléchir, si nécessaire, à
l’élaboration d’un plan de travail d’équipe. Selon plusieurs membres interviewés,
ces réunions sont l’une des principales caractéristiques permettant à l’organisation
de se distinguer d’autres cliniques multidisciplinaires.
Le défi majeur de ce type d’organisation est la communication entre des
acteurs qui utilisent des épistémologies et des langages différents (Kaptchuk
et Miller 2005). L’état actuel des travaux publiés montre une lacune au niveau
de l’analyse in situ du processus d’articulation des savoirs dans ce type
d’organisation. De plus, malgré le fait qu’un des postulats des SSI soit de centrer
davantage les soins sur l’individu, aucune étude ne s’attarde à analyser la place de
la représentation du patient dans le processus.
L’objectif général de cette étude était d’identifier et d’analyser les facteurs
favorisant ou entravant une articulation, voire une négociation, entre les points
de vue des acteurs (patient et praticiens) impliqués dans un processus de SSI.
Le cadre conceptuel développé pour cette étude fut inspiré, entre autres, par
l’approche transactionnelle, proposée par Katon et Kleinman (Katon et Kleinman
1981 ; Massé et Légaré 2001). Ce modèle, proposé par les auteurs pour améliorer
les relations cliniques, suggère qu’une négociation peut avoir lieu entre le modèle
explicatif individuel de la maladie (MEM) du patient et celui du praticien. Le
MEM est la façon dont un individu comprend un épisode de maladie affligeant
une personne. Cette compréhension peut se faire à différents niveaux : causes
et répercussions de la maladie (sur les plans biologique, social, psychologique,
spirituel) ; pronostic ; traitements envisageables ; craintes et attentes (Kleinman
1980). Dans une clinique de SSI, plusieurs MEM existent face à un même épisode
de maladie, celui de la personne concernée et ceux des thérapeutes consultés
directement ou indirectement. La dynamique de communication dans ce contexte
fut donc conceptualisée comme une articulation entre ces différents MEM. Un
intérêt particulier fut porté à la place du MEM du patient dans le processus.
16. Ce point différencie cette organisation d’autres cliniques de ce type où les médecins
conventionnels sont généralement les « chefs d’orchestre ».
20
Mathieu bujold
Une partie de la collecte de données17 consista à faire le suivi de l’itinéraire
thérapeutique de quinze individus dans cette clinique afin d’analyser l’articulation
de différents points de vue relatifs à leur épisode de maladie. Avant qu’il ne
rencontre un premier ou un nouveau praticien dans la clinique, une entrevue semi
dirigée était réalisée avec le patient afin d’explorer son MEM18. Idéalement, la
rencontre clinique initiale était enregistrée19. Après la rencontre, une entrevue
était réalisée avec le patient afin évaluer l’évolution de son MEM et avec le
praticien consulté afin d’obtenir le sien. Les étapes de collecte de données ont
été reproduites, lorsque possible, chaque fois que le patient rencontra un nouveau
thérapeute durant la période de suivi (six mois).
Nous avons également assisté à dix-sept rencontres interdisciplinaires
qui furent enregistrées. Une attention particulière fut portée aux échanges entre
praticiens lors des présentations de cas et si le point de vue du patient y avait une
place.
L’hypothèse suivante tend à émerger de l’analyse préliminaire des résultats :
la représentation de la maladie du patient peut être un canal de communication
favorisant l’articulation interdisciplinaire.
Le point de vue du patient comme canal de communication
[Il] nous faut trouver un canal commun dans lequel on peut se parler et se
comprendre. Possiblement que ce canal, ce sera le patient! C’est lui qui devra
être au centre…
Extraits d’une entrevue accordée par un praticien
de la clinique à un média québécois20 en 2005
Lors d’une entrevue individuelle, une thérapeute nous affirma que, selon
elle, les discussions interprofessionnelles centrées sur les patients sont celles qui
génèrent le niveau d’interdisciplinarité le plus élevé : « [Quand] on l’a fait mieux
(les SSI) c’est quand on parlait du client plus que de nos approches. On était plus
centré sur le client et comment on peut l’aider lui […] c’est quoi la demande
du client, plus que quand on se met à s’obstiner et à se parler plus au niveau
théorique. Quand c’est centré sur la personne ça s’intègre mieux, ça se construit
mieux » (T#10). Selon la praticienne interviewée, se centrer sur l’individu permet
parfois de dépasser certaines problématiques dues à des différences de points de
17. D’un point de vue ethnographique, une présence sur le terrain pendant près d’un an et demi a
permis de collecter un large corpus de données grâce à l’utilisation d’une variété de méthodes
de collectes de données (entrevue, questionnaire, groupe de discussion, observation, analyse
de documents…).
18. Le schéma d’entrevue, inspirée par Kleinman (Kleinman 1980), fut précédé d’une partie
ouverte, afin d’explorer le réseau de signification du patient relatif à sa problématique de santé
(Saillant 1990; Good 1994).
19. Ceci a permis de vérifier si ces rencontres concordaient avec l’approche transactionnelle
proposée par Katon et Kleinman.
20. Afin de maintenir la confidentialité de l’organisation, nous préférons ne pas préciser la source
de cet extrait
Pluralisme médical polarisé. La représentation de la maladie du patient comme canal....
21
vue théoriques. Les observations que nous avons réalisées durant les réunions
interdisciplinaires tendent à confirmer cette affirmation.
Lors de notre présence sur le terrain, nous avons assisté à plusieurs réunions
où furent présentés une trentaine de cas par différents praticiens21. La comparaison
des présentations nous a permis de discerner des variations importantes au niveau
de la dynamique des échanges. Par exemple, certaines présentations ont généré la
participation de la majorité des thérapeutes présents, alors que d’autres généraient
plutôt un échange monodisciplinaire entre quelques praticiens de disciplines
communes ou connexes. L’analyse comparative des présentations tend à souligner
une relation entre le niveau de participation interdisciplinaire et l’emphase mise
par le présentateur sur la description globale de l’individu et de son point de
vue. Les praticiens réduisant davantage leur présentation sur la problématique de
santé diagnostiquée (disease) et sur leurs observations cliniques, avaient tendance
à générer un niveau de participation interdisciplinaire moins élevé. Ceci peut
s’expliquer par l’utilisation d’un langage et d’une épistémologie plus spécialisée,
limitant la participation des collègues ne partageant pas ces connaissances. De
plus, lors de ce type de présentation, le praticien peut avoir tendance à occulter
certains détails exprimés par le patient22, jugés « non pertinents » du point de
vue de son approche, mais qui pourraient l’être pour d’autres. Au contraire, les
échanges initiés par une description plus approfondie du patient, de son contexte
ainsi que de l’expérience de sa maladie (illness), semblaient favoriser davantage
une articulation interdisciplinaire. En plus de favoriser la communication et le
transfert de connaissances entre thérapeutes23, se référer à la représentation du
patient lors des discussions semble favoriser l’émergence de « points d’articulation
interdisciplinaires ».
Une analyse plus approfondie des dynamiques de discussions lors des
réunions nous a permis d’identifier certaines informations clés ayant généré une
articulation des savoirs dépassant la simple multidisciplinarité24. Nous avons
constaté que plusieurs de ces « informations pivots » émergeaient lorsque les
thérapeutes discutaient de certaines parties du MEM du patient. Outre l’exercice de
réflexion collective qu’elle favorise, la représentation du patient semble contenir en
elle-même des informations clés pour l’articulation des savoirs, voire même parfois
des intégrations déjà réalisées.
L’analyse d’entrevues et de rencontres cliniques a permis de souligner que
les patients suivis avaient des modèles explicatifs individuels de la maladie (MEM)
21. Certains cas présentés portaient sur des participants dont nous avions suivi l’itinéraire
thérapeutique et collecté les MEM.
22. Lors de la rencontre clinique, le patient peut exprimer une série d’associations, basée
généralement sur des savoirs vécus ou intuitifs. Ces relations ne font pas toujours sens pour
le praticien et son cadre d’analyse.
23. L’analyse souligne également qu’une description plus détaillée du point de vue du patient
donne une occasion aux praticiens participant à l’échange de vulgariser certains fondements
théoriques de leur approche en les illustrant par une expérience vécue concrète.
24. Définie par Hamel comme une « utilisation parallèle de plusieurs disciplines, sans
nécessairement établir de rapport entre elles » (1995 : 193).
22
Mathieu bujold
et que ceux-ci évoluaient au fil de leur itinéraire. Une des sources de cette évolution
est le contact avec les thérapeutes. Les patients intègrent certaines explications des
praticiens, particulièrement celles concordant avec leurs expériences vécues ou
leurs intuitions25. L’analyse des données souligne qu’un praticien portant attention
à l’expérience des patients en consultation multiple peut, par l’intermédiaire du
MEM « intégré » du patient, avoir accès à certaines parties du MEM d’un collègue
remanié par le patient. Ce point de vue du patient peut être une zone d’articulation
intéressante entre les MEM des trois acteurs puisqu’il présente déjà une articulation
entre ceux du patient et de l’autre thérapeute. Ces observations vont dans le sens
de propos recueillis lors d’entrevues avec certains praticiens du centre affirmant
que la clé des SSI se trouve chez l’individu lui-même :
« L’agent intégrateur le plus réaliste c’est le patient » (T#12). « Dans ma
pratique, je me rends compte que mes patients ont généralement leurs propres
pistes de solutions et, souvent, ils ont plus raison que moi! […] Souvent,
l’intuition des gens est très bonne, mais la société encourage le rationnel et
ils ont appris à ne plus s’écouter eux-mêmes…[…] »
Deuxième extrait de l’entrevue médiatique citée plus haut
La représentation du patient comme canal de communication : de la
multidisciplinarité à l’interdisciplinarité
La pertinence de cette recherche réside, d’un point de vue ethnographique,
dans l’analyse in situ du fonctionnement d’un nouveau lieu polarisant une partie du
pluralisme médical présent dans la société québécoise. Le rôle de l’anthropologie
dans ce contexte doit dépasser celui de la simple définition des ethnomédecines
pour analyser l’articulation entre « diverses formes de savoirs, de logiques et de
rationalités » (Massé 1997 : 55).
Le cadre conceptuel de cette étude, avec son utilisation novatrice du concept
des modèles explicatifs individuels de la maladie (MEM), a permis d’analyser
l’interaction entre les perceptions des acteurs impliqués dans le processus de soins.
Ceci permet de contourner certaines impasses auxquelles se heurtent les réflexions
s’attardant à analyser l’intégration des savoirs uniquement d’un point de vue
théorique26. Cet angle d’analyse permet également d’inclure dans la réflexion le
point de vue du patient, un acteur oublié dans les études relatives aux processus
de SSI (Koithan et al. 2007).
25. Plusieurs facteurs semblent optimiser cette intégration. Par exemple, si le contexte clinique
permet au patient d’exprimer son MEM et que le praticien l’écoute bien, ce dernier pourra
par la suite mieux vulgariser ses connaissances en les illustrant autour de l’expérience vécue
du patient.
26. Selon certains auteurs, l’incompatibilité des différents fondements théoriques et la différence
entre les épistémologies utilisées par les praticiens qui y sont formés, rendent l’intégration
utopique (Kaptchuk et Miller 2005). Le cadre conceptuel interprétativiste utilisé dans cette
étude souligne que les praticiens peuvent négocier leurs points de vue individuels, qui ne
se résument pas aux savoirs théoriques, pour ainsi rendre envisageables les soins de santé
intégrés. Cette négociation peut être facilitée en incluant la représentation du patient dans le
processus.
Pluralisme médical polarisé. La représentation de la maladie du patient comme canal....
23
L’analyse préliminaire des données semble indiquer que la représentation
du patient pourrait être un canal de communication favorisant le décloisonnement
des frontières des savoirs en contournant certaines contraintes de langages et
d’épistémologies, en favorisant la vulgarisation des connaissances et en stimulant
l’émergence de points d’articulation interdisciplinaires. Les résultats soulignent
également la capacité qu’ont les patients à remanier et à articuler certaines parties
des explications données par les praticiens.
Tenir compte de la perspective du patient serait plus qu’une simple
concordance avec un postulat de base des SSI ; cela favoriserait également le
passage de la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité27, processus nécessaire au
développement de ce nouveau paradigme de soins.
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27. D’Amour définit le travail d’équipe multidisciplinaire en santé comme une juxtaposition
d’une variété de professionnels et de compétences qui interagissent sur une base limitée et
transitoire. Le travail interdisciplinaire en santé suppose un degré de collaboration plus élevée
impliquant une intégration des connaissances et des expertises de chacun pour résoudre des
problèmes complexes (D’Amour et al. 2005 : 120).
24
Mathieu bujold
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RÉSUMÉ – ABSTRACT
Pluralisme médical polarisé. La représentation de la maladie du patient comme canal de
communication interdisciplinaire.
La dernière décennie a vu apparaître, en Amérique du Nord, des cliniques de soins de
santé intégrés (SSI) visant la coopération entre praticiens de différentes spécialités (alternatives et biomédicales) afin de fournir des soins holistiques centrés sur l’individu. Ce phénomène
représente un défi pour l’anthropologue s’intéressant à l’analyse des interactions entre diverses formes de savoirs relatifs à la santé. Outre son volet ethnographique, l’objectif de cette
étude était d’identifier et d’analyser les facteurs favorisant ou entravant l’articulation, voire la
négociation, entre différents points de vue relatifs à un épisode de maladie. Un terrain dans
une coopérative de SSI québécoise, a permis, entre autres, de suivre l’expérience thérapeutique de quinze individus. Le cadre conceptuel de cette étude, avec son utilisation novatrice
du concept des modèles explicatifs individuels de la maladie (MEM), a permis d’analyser
l’interaction entre les perceptions des acteurs impliqués dans les processus de soins (patient
et thérapeutes). L’hypothèse suivante tend à émerger de l’analyse préliminaire des résultats :
Pluralisme médical polarisé. La représentation de la maladie du patient comme canal....
25
la représentation de la maladie du patient peut être un canal de communication favorisant
l’articulation interdisciplinaire, entre autres en atténuant certaines barrières d’épistémologie
et de langage. Tenir compte de la perspective du patient serait plus qu’une simple concordance avec un postulat de base des soins de santé intégrés ; cela faciliterait le passage de la
multidisciplinarité à l’interdisciplinarité, processus fondamental pour le développement de ce
nouveau paradigme de soins.
Mots-clés : Bujold, pluralisme médical, soins de santé intégrés, médecines alternatives et
complémentaires (MAC), modèles explicatifs de la maladie (MEM), coopérative de santé,
soins centrés sur le patient.
Polarised medical pluralism : patient’s representation of illness as an interdisciplinary communication channel.
In the past decade, North America has witnessed the emergence of integrative healthcare (IHC) clinics, in which practitioners of different clinical backgrounds (alternative and
biomedical) offer holistic person-centered care in a spirit of cooperation. This phenomenon
is a challenge for anthropologists interested in the analysis of the interaction between diverse
forms of health-related knowledge. The objective of this study, in addition to its ethnographic
dimensions, was to identify and analyse the factors that either foster or impede the articulation
and negotiation of different points of views related to an illness episode. During a field study
in a Quebec IHC cooperative, the therapeutic experiences of fifteen participants were examined. The conceptual framework, with its innovative use of the concept of explanatory models
of illness, made it possible to analyse the interaction between the perceptions of the actors involved in the health care process (patient and practitioners). The following hypotheses emerge
from the preliminary data analysis : the patient’s representation could be a communication
channel that attenuates the constraints of epistemological and language barriers. Beyond the
fact that it’s in keeping with a central postulate of IHC, recognizing the importance of the
patient’s point of view also appears to facilitate the transition from multidisciplinary to interdisciplinary team work, a fundamental process for development of this new care paradigm.
Keywords : Bujold, medical pluralism, integrative health care (IHC), complementary and
alternatives medicines (CAM), explanatory model (EM), health cooperative, patient-centered
care.
Mathieu Bujold
Département d’anthropologie
Université Laval
Pavillon Charles-De Koninck
1030, avenue des Sciences-Humaines
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
[email protected]
Posséder le dena’ina
Luttes autour de l’appropriation d’une
langue autochtone en Alaska
Lindsay Bell
Nombre de linguistes contribuent, en ce tournant du XXe siècle, à la parution
d’ouvrages qui annoncent, sur le ton de la catastrophe, le déclin du nombre des
langues parlées de par le monde (Whaley et Grenoble 1998 ; Skutnabb-Kangas
2000 ; Hinton et Hale 2001 ; Hagège 2000). Ces ouvrages, qui offrent des prédictions
variées quant aux nombres de langues dites « en danger » et qui s’appuient sur une
panoplie de systèmes de classification pour mesurer le degré du danger, servent
aujourd’hui de base empirique au mouvement de « revitalisation des langues »,
mouvement que l’on retrouve dans plusieurs milieux minoritaires (principalement
autochtones). À la base de l’idéologie des « langues en danger », on retrouve
bien les traces de l’un des discours légitimants de l’émergence de l’État nation
comme modèle de gouvernance : ce discours établit un lien fort entre la langue,
comprise comme un objet homogène, et l’identité culturelle (tout aussi homogène)
à l’intérieur d’un territoire aux frontières géographiques définies (Hobsbawm
1990 ; Joseph 2004 ; Heller 2008). Mon analyse vise à montrer comment cette
conception de la langue est à son tour mobilisée de façon problématique par divers
types d’acteurs sur le terrain des langues autochtones et comment elle est la source
de tensions.
Dans ce texte, j’analyse les résultats d’une recherche de terrain d’une durée
de deux ans dans le cadre d’un institut de langues d’été (appelé « l’Institut »
par la suite28), censé former et diplômer des professeurs de dena’ina, une langue
autochtone de l’Alaska, pour montrer que le discours sur les « langues en danger »
s’appuie sur une définition de la langue, de l’identité et du territoire qui se
présente comme naturelle et essentielle, mais qui est en réalité un terrain de luttes
discursives traversées par des rapports de pouvoir. La construction de l’identité
ethnolinguistique repose en effet sur des processus de définition et de légitimation
du dena’ina qui induisent des phénomènes d’inclusion/exclusion pour les Dena’ina
(selon qu’ils peuvent ou non être reconnus comme des locuteurs légitimes du
dena’ina). D’autre part, différents acteurs (le milieu associatif dena’ina, les
représentants gouvernementaux autochtones, les experts en politiques publiques
et en aménagement linguistique) sont impliqués dans des luttes pour le pouvoir
28. L’institut a été organisé en partenariat entre : l’Alaska Native Language Center de l’Université d’Alaska, à Fairbanks (ANLC), la Kenaitze Indian Tribe I.R.A. (KIT), l’Alaska Native
Heritage Center (ANHC), et le Kenai Peninsula College (KPC) grâce à une subvention du
Département de l’éducation du gouvernement fédéral des États-Unis (#T195E010045).
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 26 - 34
Posséder le dena’ina. Luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska
27
de définir la langue dena’ina et, donc, les pratiques linguistiques et sociales qui
comptent comme étant légitimement du dena’ina. Ceci m’amène à interroger par
ailleurs la façon dont le chercheur, à travers son discours et son intervention sur
le terrain, est également impliqué dans ces luttes discursives et dès lors dans la
production et la reproduction d’idéologies et de rapports de pouvoir.
Anthropologie, linguistique et construction du savoir sur les langues
des Autres
Les origines de la documentation linguistique émergent en même temps
que l’État nation et son expansion globale colonialiste (Errington 2008). Suivant
Hobsbawm (1990), je me réfère à l’État nation comme à une entité politique qui
cherche à construire des marchés privilégiés pour l’expansion du capitalisme
industrialisé et pour l’avancement d’intérêts bourgeois (Heller 2008). Les discours
légitimants par lesquels l’État nation se naturalise ont été réalisés par la création
et l’entretien des frontières linguistiques et culturelles. Les disciplines telles que
la philologie, l’anthropologie, la linguistique et la lexicographie ont contribué
sensiblement à ce projet (Saïd 1979, 1987 ; Bauman et Briggs 2003 ; Errington
2008). La représentation des structures linguistiques et les intérêts coloniaux
participent à un processus de constitution réciproque (Errington 2001 : 20). Les
différences linguistiques sont alors lues comme des différences intrinsèques et
peuvent être la cause de rapports de domination.
L’histoire de la construction de la catégorie « autochtone » est complexe
(voir Cooper 2005). Je considère que cette catégorie ne fait sens qu’en prenant en
compte la relation réciproque entre la colonisation européenne et l’émergence de
l’État nation comme mode de gestion de la diversité de classe, de race, de langue,
de genre, d’orientation sexuelle au sein des espaces étatiques. L’indigénéité est
intrinsèque à la constitution de citoyennetés différenciées (Ong 1999). En d’autres
mots, pour cette analyse, la catégorie sociale autochtone n’existe pas à l’extérieur
des discours constitutifs des États nations.
Un Dena’ina? La contestation des frontières linguistiques
Dans la littérature linguistique contemporaine, le dena’ina est décrit comme
l’une des vingt langues autochtones de l’Alaska (Krauss 1974) ou l’une des
onze langues athabascanes de l’Alaska (Krauss 1995), ou encore comme une
des quarante langues amérindiennes Déné (Boraas 2004). Le dena’ina est ensuite
divisé en quatre (parfois cinq) dialectes « mutuellement intelligibles » dont les
différences sont considérées comme étant lexicologiques (Kari 1975). Les débats
linguistiques autour de la classification du dena’ina montrent bien la difficulté
de proposer une vision homogène des pratiques linguistiques diverses qui sont
revendiquées comme du dena’ina. Or, les programmes d’enseignement scolaire
du dena’ina fonctionnent à partir d’une langue en voie de standardisation qui
s’oppose à la pluralité linguistique réelle dans la population. Cette tension est bien
visible dans l’entretien que j’ai eu avec Jill, une apprenante dont la participation
à l’Institut a été subventionnée par son employeur, le bureau de la tribu Kenaitze.
Jill a participé à l’Institut en 2004 et 2005, et suivi des cours d’hiver proposés par
28
LINDSAY BELL
le Gouvernement autochtone29. Pendant l’entretien, Jill raconte un conflit qu’elle a
vécu et qui soulève une des contradictions qui caractérisent le discours des langues
en danger.
Jill30. – J’ai presque abandonné à cause de tout ça…
LB. – Abandonné ton emploi?
Jill. – Oui, abandonné mon emploi.
LB. – Waw.
Jill. – Parce que, je ne voulais pas faire partie d’une organisation qui ne
prenait pas mes idées au sérieux.
LB. – Oui.
Jill.– Tu sais, parce que je suis allée chez Simone [l’enseignante du cours
de langue] et j’ai essayé de lui expliquer que l’enseignement [du
dialecte de Kenai] était important. Et elle n’a pas… ou elle n’a pas
écouté ou elle n’a pas pensé que j’étais sérieuse… et je suis allée
voir Mathilda qui est son superviseur et rien n’a changé, et le dernier
jour du cours j’ai pleuré, c’était tout ce que je pouvais faire pour
éviter de parler. Je suis restée assise et j’ai pleuré.
LB – ça c’était l’année passée?
Jill – C’était cette année.
LB – Oh, le cours d’hiver?
Jill – .. Oui, l’hiver. Simone les enseignait et j’ai dit à Mathilda que j’étais
en colère.
LB – Oui.
Jill – J’ai dit, j’ai des réserves. Et pour les mêmes raisons j’ai des réserves,
tu sais, que ces gens de la [garderie] Head Start apprennent ce dialecte
[celui de Nondalton]. Et je comprends qu’on n’ait personne de qui
on pourrait apprendre en ce moment, mais qu’est ce qui arrive…
tout le monde va apprendre le dialecte Nondalton, le dialecte de
Kenai va disparaître. Oui on va apprendre le dena’ina, mais on ne
va pas l’apprendre d’une façon pertinente pour le Kenai.
29. Jill est une employée du gouvernement autochtone et à ce titre elle a accès aux cours de
dena’ina proposés par le gouvernement. Bien qu’elle soit Dena’ina, Jill ne parle pas couramment le dena’ina, ce qui est d’ailleurs le cas pour la plupart des autochtones de sa région (la
péninsule du Kenai). Les cours auxquelles elle a participé sont accessibles à tous les employés
du gouvernement autochtone, dont certains ne sont pas Dena’ina mais doivent pouvoir utiliser
le dena’ina. C’est le cas par exemple des enseignantes de la garderie Head Start, gérée par les
gouvernements autochtone et fédéral, qui accueille une majorité d’enfants autochtones.
30. Tous les noms sont des pseudonymes. L’entretien était fait en anglais, la traduction ici est la
mienne.
Posséder le dena’ina. Luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska
29
LB – Oui.
Jill – Et c’est dans la culture. C’est ce que tout le monde dit et ça m’énerve
que tout le monde dise…
LB – …que langue et culture vont ensemble?
Jill – Alors, langue et culture devraient aller ensemble.
LB – Oui, elles devraient.
Jill – Kenai-kenai. Et non seulement dena’ina-dena’ina. Sinon pourquoi
est-ce que ce serait un problème qu’on apprenne le tyonek ou
l’iliamna ou un des autres dialectes? Sinon tu dis que la culture est
partout pareille… ce qui n’est pas vrai.
LB – Ce n’est pas vrai… hmmm...
Jill – C’est ça (6 juillet 2005).
Un lien entre une langue et une culture enracinées dans une localité
géographique est au cœur de la plupart des mouvements de revitalisation. Pour
Jill (entre autres), les frontières de cette localité, et par extension ses frontières
linguistiques, ne correspondent pas à la définition qui en est donnée dans le cadre
des cours. L’enseignement des langues est basé sur des processus de standardisation
qui ne fonctionnent qu’en effaçant des particularités. Ceci dit, dans ce processus,
certaines formes sont privilégiées au détriment des autres. La standardisation
(pour la description ou la scolarisation) nécessite un processus de sélection. Dans
la mesure où les acteurs sociaux responsables de la revitalisation du dena’ina
s’appuient sur une vision où la langue et l’identité (et le territoire) sont étroitement
imbriqués, les enjeux autour de la définition de la langue sont aussi des enjeux de
pouvoir liés à la constitution du marché linguistique dena’ina. Pour Jill, la sélection
d’un dialecte d’une autre région revient à ignorer les particularités de sa région et
place ses compétences potentielles en kenai dans une position inférieure dans la
constitution du marché. Sa propre construction identitaire est basée en effet sur
la même idéologie qui légitime l’existence du cours, mais s’articule d’une façon
conflictuelle sur le terrain en créant des critères d’inclusion et exclusion.
Face à des luttes comme celle de Jill, j’ai commencé à me poser des
questions pour savoir dans quelles conditions sont faits les choix de standardisation
et avec quelles conséquences pour les différents acteurs. Il s’agit donc notamment
de s’interroger sur la façon dont s’est construit historiquement, et donc se construit
aujourd’hui, le dena’ina.
Comment construire le dena’ina?
L’histoire de la documentation linguistique depuis 1778
La production impérialiste de la connaissance du dena’ina a commencé
formellement en 1778 avec une liste de mots compilée par William Anderson,
médecin, naturaliste et aide du Capitaine James Cook, explorateur britannique
30
LINDSAY BELL
chargé en grande partie de tracer la carte du « nouveau monde »31. Depuis ce
temps-là, on continue à documenter cette langue d’une manière ontologique
similaire (par des enquêtes lexicographiques entre autres) en s’adaptant seulement
aux technologies actuelles. On est ainsi passé des notes écrites aux enregistrements
sur cassette, puis aux fichiers sonores qu’on met sur un iPod. À partir de ces
données, d’autres catégorisations et évaluations ont été faites et continuent d’être
élaborées. En fait, la cueillette des formes linguistiques dena’ina, leur analyse
et leur classement sont demeurés inchangés au cours des XIXe et XXe siècles.
Ce qui a changé cependant, ce sont les discours légitimants de ces activités,
notamment l’inclusion des thèmes des droits linguistiques et de la revitalisation.
Des changements de conditions sociales, politiques et économiques (l’émergence
des droits des autochtones après les années 1970) ont eu pour conséquence que
ces activités ne pouvaient pas se poursuivre sans changement dans les discours
légitimants : les discours sur les « langues en danger » servent bien à ces fins, et
engagent de nouveaux acteurs dans l’activité de la documentation linguistique, à
savoir les autochtones eux-mêmes. Ainsi, bien que les origines de la documentation
proviennent du projet colonialiste, j’ai pu constater que les acteurs dena’ina
entretiennent des rapports complexes, diversifiés et parfois contradictoires avec
ces activités de documentation. Toujours est-il qu’aujourd’hui, les bases du
discours liant langue, culture et citoyenneté différenciée, qui a été mobilisé
pour assurer leur exclusion socio-économique, restent disponible comme moyen
d’émancipation. Les Dena’ina qui font partie du gouvernement régional (et qui
habitent dans des milieux urbains) considèrent que l’assimilation linguistique,
comprise comme synonyme d’une assimilation culturelle (de perte identitaire), est
en partie responsable des défis socio-économiques et que, donc, l’accroissement de
la mobilité sociale passe par l’apprentissage du dena’ina. Néanmoins, les processus
de construction du savoir, traversés par des rapports de pouvoir, méritent notre
attention car ils sont toujours en mouvance. Il est donc nécessaire de se demander
qui fait autorité pour construire le savoir du dena’ina?
En 2005, une discussion intéressante est survenue au sujet des mots russes que
l’on retrouve dans le dena’ina. Deux étudiants étaient d’avis qu’il était nécessaire
de se débarrasser des mots « étrangers » car ils affaiblissaient l’accès authentique
à la vision du monde propre aux Dena’ina. Une aînée (qui parle couramment le
dena’ina) s’est timidement penchée vers moi avec un regard découragé et m’a
confié en anglais : « Je suppose que je ne suis pas si bonne avec ma langue puisque
je ne connais que le mot russe pour fourchette » (notes de terrain, ma traduction,
6 octobre 2005). Un autre aîné a proclamé que les mots empruntés sont utilisés
pour nommer des choses qu’ils n’avaient jamais connues auparavant (par exemple
« une poêle », « la grippe »). Il a affirmé : « Ce ne sont ni nos objets, ni nos mots.
On n’en fait pas de cas ».
L’authenticité des éléments lexicaux et morphosyntaxiques était un objet de
lutte constante parmi les étudiants avec qui j’ai travaillé. Une discussion pendant
la session de 2006 abordait la façon de construire le négatif en dena’ina. Un aîné a
31. L’ouvrage de Dixon et al. (2005) fournit une bibliographie complète de l’anthropologie des
Dena’ina et de la région de Cook Inlet.
Posséder le dena’ina. Luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska
31
finalement élevé la voix pour mettre fin à la discussion en disant que les « formes »
de négation des femmes de Nondalton (un village voisin) étaient « correctes »,
mais que toutefois celle qu’il proposait était « plus formelle » ou « soutenue ».
Un linguiste expérimenté (qui a travaillé intensivement avec cet aîné depuis plus
de trente ans) a confirmé cette notion de formalité.
On voit donc qu’il y a des rapports de pouvoir qui sont liés à la construction
du dena’ina légitime, rapports de pouvoir qui opposent notamment l’autorité de
l’institution éducationnelle à celle (extrêmement importante pour les autochtones)
du savoir des aînés (qui sont pour la plupart pas ou peu scolarisés et dont l’autorité
provient de toute manière de sources non scolaires). L’autorité est construite selon
plusieurs axes. Dans les deux derniers exemples (et dans plusieurs autres non
présentés ici faute de place), les relations de genre étaient fortement imbriquées.
Quand quelqu’un devait avoir le mot de la fin, c’était un aîné ou un linguiste
(homme) qui prenait la parole. En faisant attention aux acteurs qui peuvent définir
ce qui compte comme dena’ina, on arrive souvent à d’autres questions, comme
par exemple : comment la langue (re)construit-elle les rôles sexués parmi les
Dena’ina?
L’implication des linguistes (issus de la linguistique appliquée ou de
l’anthropologie linguistique) dans de tels programmes de langue a pour conséquence
(voulue ou non) qu’ils sont impliqués dans ces luttes discursives et dès lors dans la
production et la reproduction d’idéologies et de rapports de pouvoir. Ces rapports
de pouvoir ont été construits à travers une longue histoire de production du savoir
(notamment la création et l’entretien de frontières linguistiques et culturelles) liée
à des buts de colonisation. Face à la pluralité réelle des populations autochtones,
comment pourrons-nous réorienter nos enquêtes afin de ne pas reproduire le
discours modernisant et homogénéisant qui a à la fois servi à séparer les énoncés
linguistiques de leurs contextes de production et à dépolitiser/déhistoriciser le
changement linguistique?
Vers une anthropologie linguistique « critique »
Étant donné l’existence de points de vues divers sur ce qu’est le dena’ina, notre
rôle, en tant que producteurs de savoir (linguistes, anthropologues, sociolinguistes),
peut difficilement faire abstraction de cette diversité pour imposer une vision
particulière de la langue. Notre rôle n’est donc pas d’évaluer qui a raison dans les
débats autour de la définition légitime de la langue, mais de travailler à cerner les
intérêts des acteurs divers (voir Heller 2002). Je tiens à préciser qu’une approche
critique consiste à étudier les processus de légitimation ou de délégitimation
des pratiques linguistiques afin de tracer les liens entre ces modes particuliers
d’investissement dans les langues et les changements de conditions sociales,
politiques et économiques qui affectent les acteurs sociaux en question. Le but
de la recherche devient l’exploration des conditions mouvantes dans lesquelles
divers acteurs se positionnent vis-à-vis des ressources en circulation, plutôt que
la description homogénéisante d’un groupe particulier et de ses pratiques ou
idéologies linguistiques et identitaires. Je revendique ici la nécessité d’une
32
LINDSAY BELL
approche qui, plutôt que de prendre la langue comme un objet neutre d’enquête,
examine les luttes discursives autour de ce qui compte comme langue.
En mettant l’accent sur la langue comme terrain de lutte, nous pouvons offrir
une analyse complexe de la manière dont les catégories sociales sont construites.
Une approche critique, qui ne prend pas la langue comme un objet figé, analysable
en dehors de son contexte social, facilement mesurable et objet de consensus chez
ses locuteurs, nous permet de comprendre les acteurs sociaux comme des individus
vivant dans des processus de construction identitaire complexes, qui sont constitués
historiquement et non pas donnés ontologiquement. Dans ce cas, nous explorons
les conditions sociales en mouvement et non pas des peuples qui, pour les derniers
siècles, se sont fait exploiter au nom de la production/ protection du savoir.
Références
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Posséder le dena’ina. Luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska
33
Kari J., 1975, « A classification of the Tanaina dialects », Anthropological papers of the
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Whaley L.J. et L.A. Grenoble, 1998, Endangered languages : Current issues and future
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RÉSUMÉ – ABSTRACT
Posséder le dena’ina : luttes autour de l’appropriation d’une langue autochtone en Alaska
Dans ce texte, je me baserai sur le cas du dena’ina, une langue autochtone de l’Alaska,
pour montrer que le discours sur les « langues en danger » s’appuie sur une définition de
la langue, de l’identité et du territoire qui se présente comme naturelle et essentielle, mais
qui est en réalité un terrain de luttes discursives traversées par des rapports de pouvoir. La
construction de l’identité ethnolinguistique repose en effet sur des processus de définition
et de légitimation du dena’ina qui induisent des phénomènes d’inclusion/exclusion pour
les Dena’ina. D’autre part, différents acteurs sont impliqués dans des luttes pour le pouvoir
de définir la langue dena’ina et, donc, les pratiques linguistiques et sociales qui comptent
comme étant légitimement du dena’ina. Ceci m’amène à interroger par ailleurs la façon dont
le chercheur, à travers son discours et son intervention sur le terrain, est également impliqué
dans ces luttes discursives et dès lors dans la production et la reproduction d’idéologies et de
rapports de pouvoir.
Mots-clés : Bell, langue, identité, documentation linguistique, Alaska, langues en danger.
Debating Dena’ina : discursive struggles and language revitalization in Alaska
This article examines how language, identity and territory are defined and connected
in discourses of « language endangerment ». Drawing on fieldwork with learners of Dena’ina
Athabascan, an Alaska Native Language, I propose that language, identity and territory are terrains for complex discursive struggles which may reveal how social relations are constructed
and contested. I focus on the various actors, past and present, who have defined what counts
as Dena’ina, and by extension which linguistic and social practices are deemed « legitimate »
Dena’ina. I consider the ways in which the researcher, through their contributing discourses
and engagements in the field, are equally implicated in discursive struggles and therefore in
the (re)production of ideologies and relations of power.
34
LINDSAY BELL
Keywords : Bell, Language, identity, linguistic documentation, Alaska, endangered
languages.
Lindsey A. Bell,
Sociologie et études de l’équité en éducation
Université de Toronto
252, rue Bloor Ouest
Toronto (Ontario) M5S 1V6
Canada
[email protected]
Frontières du « proche »
et du « lointain »
Pour une anthropologie de l’expérience
partagée et du mouvement
Catherine Therrien
Au début de l’histoire de l’anthropologie nord-américaine, les choses étaient
claires. Il y avait le proche ici et le lointain là-bas. Les nouveaux paramètres de
l’anthropologie contemporaine rendent cette frontière de plus en plus floue. À partir
d’exemples tirés du terrain de recherche que j’ai mené auprès de couples mixtes
au Maroc, je voudrais amorcer une réflexion sur la mouvance de cette frontière.
J’aborderai plus spécifiquement trois aspects liés à la particularité de ma recherche
doctorale : mon statut de chercheure immigrante qui brouille les frontières
classiques de l’anthropologie en faisant de mon terrain, mené en terre exotique,
un second chez moi ; mon choix méthodologique, celui de placer l’expérience
partagée au cœur de ma recherche, puisqu’il soulève un questionnement sur
ma posture de chercheure ; et finalement le lien entre production scientifique et
engagement, ce qui m’amènera à ouvrir une réflexion sur la part de biographie
présente dans l’élaboration d’une théorie.
C’est l’idée de mouvement, qui m’a été inspirée par Laplantine (dans
Ghasarian 2002), Fernandez (2002), Marcus (1995) et Tarrius (2004), qui est au
centre de ce texte. J’aimerais montrer que nous sommes placés aujourd’hui devant
une impossibilité de fixer les choses. L’accent que je mets sur la mouvance de la
frontière entre proche et lointain vous invite, à votre tour, à vous laisser emporter
par le mouvement.
Du proche ou du lointain
En novembre 2005, j’étais dans l’avion qui faisait le trajet entre Montréal
et Casablanca. C’était le début de mon terrain de recherche. Une nouvelle étape
commençait. C’était pourtant la neuvième fois que je prenais ce vol. Je me suis
alors surprise à me demander si le terrain que je débutais se classifiait dans
l’ethnographie contemporaine des objets dits proches ou bien si, au contraire, je
m’engageais dans une démarche plutôt classique, partie à la rencontre d’un autre
lointain. Le Maroc n’est plus pour moi une terre exotique puisque j’y habite depuis
sept ans. Est-il pour autant possible de parler de familiarité quand le terrain de
recherche se fait à des milliers de kilomètres de son pays natal?
Ce jour de novembre, j’avais bien sûr dans mes valises tout mon matériel de
recherche, mais j’amenais aussi avec moi ma fille et j’allais retrouver mon mari.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 35 - 41
36
Catherine therrien
Dès mon arrivée, je me suis rendue dans mon appartement. J’ai retrouvé mes
amis, mes livres, mes objets personnels. Les premiers pas d’adaptation au pays
étaient faits. Je commençais à maîtriser l’arabe dialectal. J’étais en quelque sorte
en territoire connu, dans un pays qui possédait pourtant encore mille mystères
pour moi.
L’anthropologie contemporaine n’a plus pour objet d’étude un autre lointain,
porteur d’une altérité absolue. On parle souvent d’ethnographie at home. Est-il
possible de classifier ma recherche comme un exemple d’anthropologie at home,
alors que le chez-soi, dans mon cas, est une terre d’accueil? Je suis partie au loin
dans un pays qui est devenu un second chez-moi étudier un sujet proche qui m’a
souvent étonnée par ses différences. Cela montre bien que proximité n’équivaut
pas toujours à familiarité, pas plus que dépaysement ne rime nécessairement avec
exotisme. Tout dépend de la position dans laquelle on se trouve et puisque celleci change constamment, la frontière entre proche et lointain se trouve donc en
perpétuelle mouvance.
Une expérience partagée
Puisque, selon Hastrup (1995), il n’y a pas de façon de comprendre le vécu
des gens en dehors d’une expérience plus ou moins partagée, il est primordial
pour un chercheur de s’engager personnellement dans son sujet d’étude. Il est
impossible d’expérimenter dans la perspective des autres et de prétendre avoir
accès à la totalité de leur expérience, mais on peut partager une expérience. Ma
propre expérience de mixité m’a donc permis de m’engager dans une ethnographie
du proche en plaçant cette expérience partagée au cœur de ma méthodologie de
recherche. Bien que cela m’ait amené à me mouvoir constamment d’une posture de
proximité à une obligation de distance essentielle pour faire un travail professionnel,
cette expérience partagée a incontestablement facilité ma recherche.
Tout d’abord, pour ce qui est de l’accessibilité au réseau, j’ai gagné beaucoup
de temps. Parce que j’étais moi-même intégrée dans un cercle de couples mixtes
et d’étrangers, l’effet boule de neige a été très rapide. Je ne connaissais pas la
plupart des gens avec lesquels j’ai fait un entretien. Le défi était donc d’arriver
à créer une complicité rapidement. Puisque l’on tient pour acquis que le fait de
partager une expérience avec quelqu’un crée un sentiment de proximité (réel ou
fictif), je me positionnais d’office comme une Canadienne mariée à un Marocain.
L’illusion de ce vécu commun m’a aidée à me rapprocher des gens : j’ai eu droit
à des regards complices, mes interlocuteurs prenaient pour acquis que je savais de
quoi ils parlaient. Certains se sont même permis de me donner des conseils ou de
me mettre en garde. Dans ces moments, il devenait essentiel, pour me préserver,
de placer une distance entre mon histoire et celle des autres. Il me fallait à la fois
oublier ce qui m’éloignait de ces gens pour être véritablement à leur écoute tout
en mettant l’accent sur ce qui unissait nos expériences pour créer rapidement une
complicité.
Ce vécu commun n’est pas seulement une illusion. Il est difficile d’évaluer
la plus-value de cette complicité qui était souvent bien réelle. Le fait de côtoyer
Frontières du « proche » et du « lointain ». Pour une anthropologie de l’expérience partagée...
37
certains couples mixtes en dehors du cadre officiel de ma recherche m’a permis
de vivre des moments riches. J’ai passé de nombreuses heures en compagnie
de couples qui étaient, ou sont devenus grâce à cette recherche, de grands amis.
J’ai eu l’occasion de discuter plus intimement avec eux. J’ai été témoin de leurs
questionnements, de leurs conflits, de leurs démarches, etc.
On pourrait dire avec Hastrup que je me suis servie de ma propre expérience
comme d’une porte d’entrée dans un espace de connaissance en devenant, en
quelque sorte, mon propre informateur. Hastrup propose en effet de replacer les
sens et le vécu au centre de l’expérience ethnographique. C’est en effet par le corps,
les sensations et les émotions qu’on peut expérimenter le monde. Cette expérience
incarnée fait de l’anthropologue un être impliqué dans la quête de connaissance
plutôt qu’un simple observateur-participant. Il serait difficile d’être plus impliquée
que je ne le suis dans mon sujet d’étude. Cet engagement au quotidien, qui m’a
sans doute permis d’approfondir certaines pistes de réflexions, n’a pas été sans
conséquences sur le processus de ma recherche. En voici un exemple.
Au Maroc, le code de la famille est souvent perçu par les couples mixtes
comme des obstacles qu’il faut contourner, des lois auxquelles il faut s’adapter.
Pour mieux comprendre les enjeux du système législatif marocain, j’ai accompagné
chez une notaire deux femmes qui s’interrogeaient sur des questions concernant
leur situation matrimoniale, l’accès à la propriété, l’héritage, etc. Ce jour-là, il
serait réducteur de dire que je faisais de la simple observation-participante. Il est
vrai que je désirais un éclairage professionnel, mais il serait malhonnête de ma
part de nier que j’étais moi-même impliquée dans des questionnements touchant
à ma propre situation d’étrangère, d’épouse et de mère vivant au Maroc. Cette
implication a donné lieu à un énorme chapitre sur le sujet. Où est le problème?
L’impact de la législation marocaine sur les couples mixtes n’est pas le sujet de ma
thèse. Bien qu’il m’ait été nécessaire de comprendre le contexte juridique entourant
les unions mixtes, l’énergie et le temps que j’ai consacrés à recueillir ces données
ont été disproportionnés. Au final, le chapitre s’est retrouvé en annexe de la thèse.
On voit donc, par cet exemple, que cette passerelle continue entre mon sujet de
recherche et ma vie au quotidien brouille aussi la frontière entre les notions de
proximité et de distance.
La part de biographie dans l’élaboration d’une théorie
Cette unité entre l’expérience incarnée et l’aspect intellectuel de ma
recherche intrigue et soulève une réflexion sur la scientificité d’une telle recherche.
Est-il possible de produire une connaissance universitaire sur un sujet dans lequel
on est personnellement engagé? La question est légitime. Ma réponse est simple :
oui.
D’abord, il m’apparaît évident que le phénomène social auquel je m’intéresse
est beaucoup plus vaste et diversifié que ma propre histoire. J’ai vécu un véritable
terrain de recherche rempli de découvertes et de rencontres étonnantes. Cette
expérience ethnographique m’a parfois confortée dans mes propres réflexions,
mais plusieurs rencontres m’ont aussi déstabilisée en m’obligeant à voir les choses
38
Catherine therrien
autrement. Ces rencontres m’ont demandé les mêmes aptitudes de décentrement et
d’ouverture nécessaires à un terrain dit « exotique ». Il était d’autant plus important
que j’exerce une distanciation avec mon sujet d’étude que j’y étais personnellement
engagée et qu’il aurait été facile de tomber dans un ethnocentrisme expérientiel, en
prenant mon expérience comme point de référence.
Le regard réflexif que je porte aujourd’hui sur mon processus de recherche
met clairement en évidence la non-neutralité de l’anthropologue. Je suis de ceux et
celles qui revendiquent le flou artistique qui caractérise le travail de recherche en
anthropologie. Tout comme Ghasarian, je ne conçois pas le travail des chercheurs
en sciences humaines comme le reflet d’une réalité, mais comme celui d’une
sensibilité. Pour moi, la pratique anthropologique est un processus créatif. Je pense
aussi, à l’instar d’André Leroi-Gourhan (cité dans Assayag et Beneï 2000), que
toute théorie est biographique et qu’il y a derrière chaque recherche une quête
de soi. Cette part de biographie influence tout le processus de recherche. Voici
quelques exemples qui illustrent bien qu’on crée à partir de notre sensibilité, de
notre parcours, de notre posture de chercheur.
Le point de départ d’un terrain ethnographique n’est jamais neutre. L’exemple
qui suit le montre bien. En mai 2006, je suis partie rencontrer un couple dans un
quartier populaire de la médina de Fez. En passant à travers le souk de la place et
en voyant les enfants dans les ruelles qui me regardaient avec curiosité, je me suis
soudainement sentie plongée dans un terrain très lointain…
Arrivés au lieu de rendez-vous, première surprise, personne ne semblait
nous attendre. Bien que l’homme fut au courant de ma venue, il n’en connaissait
apparemment pas la raison. Il m’a invitée à m’asseoir en attendant son épouse.
Nous avons parlé de tout et de rien, le malaise était palpable. J’ai décidé, même si
ça me semblait un peu délicat, de profiter de cette attente pour lui faire signer mon
formulaire de consentement éthique. Au moment où il en a débuté la lecture, j’ai
senti que j’érigeais un mur entre lui et moi. J’ai d’abord été soulagée de constater
qu’il savait lire, mais j’ai vite réalisé par son attitude qu’il ne comprenait pas
plusieurs termes utilisés. J’ai patiné pour lui résumer ma recherche en des termes
très concrets. L’homme a fini par signer sans avoir terminé la lecture.
Sa femme est enfin arrivée. Elle ne parlait qu’en arabe dialectal… Je n’avais
prévu aucun interprète. J’étais complètement déstabilisée. J’étais non seulement
devant un problème de langue, mais surtout devant un problème de niveau de
langage. J’ai dû traduire mes questions en arabe dialectal tout en les simplifiant
pour arriver à me faire comprendre, ce qui m’a semblé encore plus difficile.
Jusqu’au moment de cette rencontre, je n’avais pas réalisé à quel point
la façon dont j’avais conçu et mené mon projet de recherche m’avait amenée à
rencontrer des gens d’un certain niveau intellectuel. J’ai aussi réalisé que si j’avais
habité en médina, j’aurais eu dès le départ cette impression d’être dans un terrain
lointain et mes rencontres auraient été tout autres.
Lors de la phase d’analyse, j’ai voulu créer une typologie des différents
mouvements de l’identité en classant les couples selon des cas types. Au moment
Frontières du « proche » et du « lointain ». Pour une anthropologie de l’expérience partagée...
39
où je me suis demandé à quel type de mouvement mon couple correspondait,
il m’est apparu une évidence. Chaque entretien ne représente pas un type de
mouvance. Le récit de chaque couple et même de chaque individu est parsemé de
différents mouvements de l’identité et dessine une trajectoire identitaire originale et
particulière. C’est au moment où j’ai voulu classer mon couple dans une catégorie
hermétique que je me suis rendue compte que ma pensée devenait réductrice
et que je m’éloignais de mon aspiration principale, faire de l’anthropologie du
mouvement.
Le dernier exemple concerne mes pistes d’analyse. Je les résume ici en
quelques lignes.
La mixité invite à une transformation identitaire nécessaire à la rencontre.
Le parcours identitaire des couples mixtes est en perpétuelle mouvance.
L’identité des couples mixtes n’est pas reliée à des racines fixes (territoires)
mais à des racines mouvantes (trajectoires identitaires).
L’expérience de la mixité n’est pas le début de la mouvance identitaire, mais
la suite d’un parcours.
En rédigeant ce résumé à l’intention de ma directrice, j’ai été frappée de
constater que la théorie que j’avais élaborée correspondait parfaitement à ma
propre histoire. J’ai alors eu un profond moment de doute. Était-il possible,
après cinq ans de recherche, cinquante-huit heures d’entretien en profondeur,
des centaines d’heures d’observation participante, des mois de transcription et
d’analyse, d’arriver à des résultats de l’ordre du témoignage? Angoisse. Suis-je
partie de moi pour élaborer cette théorie ou est-ce bien le résultat d’une analyse
rigoureuse? Ma thèse est sans aucun doute le résultat d’un indissociable mélange
des deux. Une recherche rigoureuse, mais indéniablement guidée par ma propre
sensibilité. Il est en effet logique et même plutôt rassurant de constater que ma
théorie colle à mon expérience, puisque je fais aussi partie de ces gens auxquels
ma recherche s’est intéressée.
Il serait difficile pour moi de nier qu’il y a une part de biographie dans
l’élaboration de ma thèse. Mais si on conçoit la pratique anthropologique comme
un processus créatif et comme le reflet d’une sensibilité, l’élément biographique
devient un tremplin qui facilite la recherche, l’enrichit (en révélant certains indices
et en ouvrant certaines pistes difficilement accessibles sans cet engagement propre
au partage d’une expérience) et qui empêche de tomber dans des catégorisations
excessives.
Ce serait vide de sens et l’anthropologie n’aurait plus de raison d’être si
les anthropologues ne poursuivaient qu’une quête d’eux-mêmes. Au début de
l’histoire de l’anthropologie, il ne s’agissait que d’une quête de l’autre. À un
certain moment, certains intellectuels ont versé dans l’autre extrême en affirmant
que l’anthropologie n’était en fait qu’une quête de soi. Je crois, pour ma part, que
l’anthropologie contemporaine n’est ni une quête de soi ni une quête de l’autre,
mais une quête de la rencontre entre les deux. Dans le monde d’aujourd’hui, où
40
Catherine therrien
les rencontres sont plus que jamais au cœur des grandes questions et des grands
enjeux, cela suffit à rendre le savoir anthropologique pertinent et essentiel.
Références
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Anthropos.
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nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris, Armand Colin.
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ethnography », Annual review of anthropology, 24 : 95-117.
Tarrius, A., 2004, « Être d’ici et de là-bas », Sciences humaines, 145 : 24-26.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Frontières du « proche » et du « lointain » : pour une anthropologie de l’expérience
partagée et du mouvement
Les nouveaux paramètres de l’anthropologie contemporaine tendent à rendre la
frontière entre les notions de « proche » et de « lointain » de plus en plus floues. Basé sur un
terrain de recherche mené auprès de couples mixtes au Maroc, ce texte propose une réflexion
sur la mouvance de cette frontière et plus précisément sur trois aspects liés à la particularité
de ma recherche doctorale : mon statut de chercheure-immigrante qui brouille les frontières
classiques de l’anthropologie en faisant de mon terrain, mené en terre exotique, un second
chez moi ; mon choix méthodologique, celui de placer l’expérience partagée au cœur de ma
recherche, puisqu’il amène un questionnement sur ma posture de chercheure ; et finalement
la production d’une connaissance scientifique sur un sujet dans lequel on est personnellement
engagé. Cette proximité avec mon sujet de recherche soulève une réflexion sur les notions
d’engagement et de distanciation, mais également sur la part de biographie présente dans
l’élaboration d’une théorie.
Mots-clés : Therrien, mixité, identité, Maroc, expérience partagée, biographie.
The Frontiers of « Near » and « Far » : For Anthropology of Shared Experience and
Movement
New parameters of contemporary anthropology tend to make distinctions between the
notions of « near » and « far » increasingly hazy. Based on field research involving mixed
couples in Morocco, this text is a reflection on the movements of this frontier. It specifically
examines three particular aspects of my Ph.D. research : my immigrant-researcher status
which, by making the exotic land of my field research a second home, blurs the classical
boundaries of anthropology ; the methodological choice of doing anthropology so close to
my own experience, since this choice raises questions about my researcher status and forces
Frontières du « proche » et du « lointain ». Pour une anthropologie de l’expérience partagée...
41
me to look at the notion of shared experience ; and, finally, the production of scientific
knowledge on a topic involving me personally. Such proximity with my research subject has
inspired reflection on the notions of commitment and detachment, as well as on the role of
the researcher’s biography in the development of theory.
Keywords : Therrien, identity, mixed, Morocco, shared experience, biography
Catherine Therrien
Département d’anthropologie
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
3150, rue Jean-Brillant
Montréal (Québec) H3T 1N8
Canada
[email protected]
Les furita et la définition
du travail temporaire au Japon
Vincent Mirza
Depuis l’éclatement de la bulle spéculative en 1989, le Japon est entré
dans une période de difficultés économiques qui a eu un impact important sur la
société. Les entreprises ont instauré des mesures de réduction de la main-d’œuvre
qui touchent, entre autres, les jeunes entrant sur le marché du travail, inaugurant
ainsi « l’âge de glace », cette expression symbolisant le gel des recrutements à la
sortie des universités. Plusieurs discours se sont inscrits dans l’espace public pour
souligner ce malaise, mais aussi pour l’exploiter. Les néolibéraux veulent réformer
l’économie et les néo-conservateurs militent pour un retour à l’ordre moral. Dans
les deux cas, la crise sert de tremplin à un discours qui insiste, pour les uns, sur
la nécessité de s’adapter à la mondialisation et, pour les autres, sur le besoin de
renforcer l’esprit national. De plus, les difficultés des entreprises et la diminution
des embauches ont rapidement cédé la place à un discours sur l’avenir de la nation
et sur l’importance de la morale et de l’éthique au travail. C’est aussi dans ce
cadre que plusieurs commentateurs ont commencé à dénoncer la nouvelle attitude
des jeunes par rapport au travail. Ils manqueraient de vigueur, de détermination,
feraient preuve d’individualisme et d’égoïsme.
Dans ce contexte, on peut se demander pourquoi la flexibilisation de la maind’œuvre s’est accompagnée paradoxalement d’un discours conservateur dénonçant
le manque d’éthique du travail chez les jeunes adultes? Afin de répondre, en
partie, à cette question nous pouvons penser que le discours32 des dirigeants vise
la légitimation de la flexibilisation progressive de la main-d’œuvre pour répondre
à la crise, tout en voulant conserver un contrôle sur l’individualisme qui est perçu
comme venant de l’Occident et donc comme une menace à l’unité nationale.
Afin d’illustrer cette question, il faut tourner notre regard vers une catégorie
particulière de travailleurs temporaires, les furita, qui illustre comment l’État et
les grandes entreprises tentent de légitimer la flexibilisation de la main-d’œuvre
tout en cherchant à garder le contrôle sur la définition du travail et sur la morale,
alors que les jeunes adultes, eux, ne s’identifient pas à cette dernière, refusant
cette classification. Il y a ce que Bourdieu a appelé une lutte de représentations qui
tend à faire exister et contrôler un ensemble de pratiques en le rendant explicite
(Bourdieu 1984).
Une des conséquences directes des modifications du régime de travail des
entreprises et la difficulté de trouver un emploi ont forcé les jeunes à modifier
leurs pratiques et leurs attentes. Ainsi, le modèle dominant de la classe moyenne
qui définissait les rôles et les attentes de chacun semble de moins en moins suivi.
32. Sur la question du discours et de l’idéologie, voir Hall 1986.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 42 - 47
Les furita et la définition du travail temporaire au Japon
43
Rapidement (et de façon un peu schématique), ce modèle s’appuyait sur une
division sexuelle du travail où les femmes quittaient l’entreprise vers 25 ans (au
moment du mariage) et où les hommes consacraient leur temps au travail et à la
vie de l’entreprise. De plus, l’accès aux entreprises se base sur une organisation
méritocratique, ce qui veut dire que ceux qui sortent des bonnes écoles ont accès
aux bonnes entreprises.
Cependant, depuis la crise, on observe que les femmes restent de plus en
plus longtemps sur le marché du travail, même sans sécurité d’emploi et dans des
conditions difficiles, tandis que les jeunes hommes renoncent à des emplois qui
assurent de la sécurité et un bon salaire, ce qui paraît paradoxal en période de
difficultés économiques.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de difficultés économiques que le
discours sur les furita ou freeters a pris de l’ampleur. Ce terme est un néologisme
dont une partie est empruntée à l’anglais free et l’autre à l’allemand arbeiter.
Autrement dit, cette expression peut se traduire par « travailleur libre ». Elle
désigne des jeunes qui n’ont pas de travail fixe ou qui travaillent à temps partiel.
Elle désigne aussi, de façon un peu caricaturale, les jeunes qui n’ont pas d’ambition,
qui sont indifférents aux opportunités du marché du travail, ou encore qui refusent
les contraintes du marché de l’emploi, donnant la priorité à leurs loisirs. Ils
n’envisagent pas de carrière et ils font des petits boulots peu contraignants.
En fait, il y a plusieurs interprétations de l’origine du terme furita. Certains
évoquent une démarche démagogique du gouvernement dans les années 1980
pour valoriser la conception du travail libre en réaction à l’image que la presse
occidentale donnait des travailleurs japonais. Il a aussi désigné, dans les années
1980, une version glamour de l’emploi flexible de jeunes spécialistes qui
s’enrichissaient avec des contrats lucratifs, ayant un style de vie à la mode et
occupant des emplois de dessinateurs de manga, designers ou programmeurs.
Néanmoins, pendant les années 1990, le terme est devenu progressivement
une catégorie officielle, utilisée dans les rapports gouvernementaux du
ministère du Travail et du Cabinet du Premier ministre, prenant ainsi une
autre connotation, plus floue et plus complexe. En effet, les statistiques
officielles au sujet des furita varient de façon importante selon le ministère
qui les recense. Ainsi, le Cabinet du Premier ministre citait le nombre de
4,17 millions dans son rapport sur « le style de vie national » (On National Life
Style) pour l’année fiscale 2004 alors que, dans son rapport officiel, le ministère de
la santé, du travail et de la sécurité sociale en recensait 1,9 million pour la même
année.33
On observe en s’appuyant sur ces statistiques gouvernementales que le terme
furita est entouré d’un certain flou (les uns ne comptent pas les étudiants, les autres
incluent les employés temporaires, etc.). Cela n’a pas empêché l’utilisation de cette
33. Il y a plusieurs études aux sujets des furita ; les plus intéressantes traitent de l’affaiblissement
des liens entre le système scolaire et le monde du travail. À ce sujet, voir par exemple Kosugi
(2004) et Honda (2004).
44
VINCENT MIRZA
catégorie pour appuyer un discours moral sur les valeurs rattachées au travail,
bref sur l’absence d’éthique au travail chez les jeunes. Pourtant, remarquons que
les entreprises ont tendance à s’orienter de plus en plus vers des contrats à durée
limitée. Cette tendance est mentionnée clairement dans le discours des dirigeants
d’entreprises qui ont commencé à insister sur la réalisation de soi dans le travail et
sur la mobilité au travail. Cette insistance est tout à fait nouvelle au Japon. Enfin,
ce qui semble encore plus nouveau et que l’on dénonce dans l’espace public, c’est
le comportement des jeunes adultes qui refusent d’entrer dans le système et qui
décident de réaliser leur propre parcours et de faire des choix indépendamment
des contraintes institutionnelles en revendiquant une forme de liberté financière et
existentielle.
Il y a donc là aussi une double contradiction. D’un côté, on réduit les
chances d’obtenir un emploi et on dénonce le fait que les jeunes ne cherchent pas
à faire carrière. D’un autre côté, on insiste sur l’individualisation du travail tout en
insistant sur l’importance de se consacrer à l’entreprise. En fait, ces contradictions
traduisent un changement de paradigme dans l’idéologie patronale : on veut
« flexibiliser la main d’œuvre », mais en même temps les entreprises sont prises
dans un discours sur la communauté et l’importance de se dévouer à son travail
qu’elles ont elle-même contribué à construire.
Mais où sont les furita?
J’ai posé plusieurs questions sur les furita à différents interlocuteurs.
Toutefois, lors de mes enquêtes, il s’est avéré que peu de gens revendiquaient ce
statut. Ainsi, lors de rencontres avec des personnes qui étaient censées être des
furita, les gens un peu vexés ont vivement nié cette étiquette :
Moi je ne suis pas un freeter. Ça ne veut rien dire être freeter. On dit souvent
que les freeter sont libres et rêveurs et qu’ils ne font que ce qu’ils aiment. En
fait c’est une minorité. Je pense que, bien que la majorité désire véritablement un emploi stable, les choix sont trop nombreux, ils en viennent à ne plus
savoir ce qu’ils veulent faire (l’expression « à la recherche de soi » est très
en vogue) et je me demande si ce ne sont pas des gens qui n’ont pu obtenir
le travail qu’ils désiraient […] Il y a un changement important dans la société
et dans le nombre de personnes ne pouvant accéder à un emploi régulier
qui augmente parce que la tarte globale est devenue plus petite. Les adultes
devraient se demander comment créer des emplois stables et intéressants (yarigai) au lieu de se plaindre en disant simplement que les jeunes freeter sont
des « paresseux » ou qu’il n’y a rien à comprendre à ce qu’ils pensent.
Y-San
Ce témoignage est représentatif de la majorité des réponses que j’ai
obtenues. Remarquons aussi que, même si on désigne les autres comme des furita,
il semblerait que personne ne revendique une appartenance à cette catégorie.
Bien au contraire. De plus, ces réponses m’ont un peu surpris. Si personne n’est
un furita, alors pourquoi y a-t-il tant d’observations et de commentaires à leur
Les furita et la définition du travail temporaire au Japon
45
sujet? Pourquoi les dénombre-t-on officiellement dans les ministères? Plusieurs
remarques peuvent fournir un début de réponse à ce sujet.
D’abord, pour nombre de jeunes adultes tokyoïtes, il s’agit de donner un
nom à une pratique qui n’était pas forcément reconnue auparavant. En effet, il était
entendu que dès la fin de l’université ou du collège, il fallait trouver un emploi.
Mais depuis plusieurs années, de plus en plus de jeunes évitent d’entrer dans ce
système et choisissent de voyager, de faire des petits boulots et refusent d’accepter
tout de suite le cadre contraignant de l’entreprise. Ce faisant, ils refusent d’être
classés dans une catégorie. En ce sens, le terme désigne parfois moins une activité
professionnelle qu’une période particulière ou une situation (un état d’esprit) qui
n’était pas reconnue auparavant.
Ce qu’on peut observer, c’est qu’il y a une démarche active de la part de
certains jeunes qui emploient différentes stratégies de carrière pour s’adapter à
un marché de l’emploi difficile ; ils revendiquent des alternatives, dénoncent les
injustices du système, mais cela n’implique pas qu’ils se revendiquent tous comme
des furita. Ce qui est intéressant, c’est que dans les stratégies de carrière et dans la
perception du travail, il y a une recherche de la part des jeunes adultes d’une plus
grande liberté, d’une autonomie par rapport au système.
Enfin, comme l’évoque Y-San, le conflit sur les valeurs du travail prend
assez vite une allure de différences entre les générations. Elles s’articulent encore
une fois autour des valeurs morales et éthiques reliées au travail. Ainsi, les
plus vieux dénoncent le manque d’engagement dans la vie professionnelle, ils
dénoncent l’individualisme croissant de la nouvelle génération. La question de
l’individualisme est importante parce qu’elle traduit une transition des valeurs d’un
point de vue qui considère le travail comme une obligation et un devoir social,
vers des valeurs qui mettent l’accent sur la qualité de vie et la réalisation de soi
(Mirza 2007).
On peut donc identifier plusieurs mouvements si l’on considère le cas des
furita dans son contexte social plus global. D’abord, il y a la valorisation d’un
certain style de vie qui reflète en partie les nouvelles aspirations des jeunes sur le
marché du travail et la volonté d’échapper à un système très contraignant. En ce
sens, le terme est un indice des transformations réelles dans la vision que certains
jeunes ont de leur société et de leur place dans cette société. Ensuite, le terme sert à
standardiser une forme d’aspirations parmi d’autres. En effet, il s’agit d’une forme
nouvelle de typification, revendiquée par certains jeunes, pour définir clairement leur
place et leurs aspirations, en acceptant ou en refusant d’être classés comme étant
des furita. Ensuite, il y a dans ce terme une volonté de contrôle, au moyen d’une
standardisation de la part du gouvernement et des entreprises par la construction
d’une définition des furita et d’une réification de ces catégories par la presse et
chez certains intellectuels. Sur ce point, le discours officiel est contradictoire : d’un
côté, il fait la promotion de la flexibilité, du travail individuel, de la diversité des
choix possibles, et ce pour justifier la diminution du travail régulier ; de l’autre,
il veut maintenir l’idéologie consensuelle et contenir l’individualisme, et, dans ce
dessein, dénonce les furita qui ont accepté le travail non régulier.
46
VINCENT MIRZA
Ainsi, la tentative du gouvernement de cerner le contenu de la catégorie
furita peut être considérée comme une tentative de contrôler le travail temporaire,
à temps partiel, notamment chez les jeunes. L’apparition de recherches
gouvernementales sur les furita et la définition officielle ne se limitent donc pas
à un phénomène conjoncturel, bien que la crise y ait fortement contribué. C’est
aussi une tentative de définir et de contrôler un ensemble hétéroclite qui inquiète.
À ce titre, les rapports et les statistiques du gouvernement peuvent être vus comme
des efforts pour définir la réalité, donc comme des pratiques ayant des effets
épistémiques (Comaroff et Comaroff 2006 ; voir aussi Hacking 1999). Autrement
dit, ce ne sont pas des problèmes causés par le disfonctionnement du système
social ou économique dont on débat, mais d’une catégorie censée représenter le
comportement de la nouvelle génération. Le débat passe de l’analyse (soi-disant
objective) à la dénonciation morale. C’est ce que souligne Ortner dans son analyse
de la génération X : Descriptions of Generation X then move for characterizations
of the pathologies of the world to the characterizations of the pathologies of Gen
X consciouness (Ortner 1998 : 419). Ici, on peut penser que, pour les dirigeants, il
s’agit de garder le contrôle des moyens symboliques de domination, en conservant
leur prérogative quant à la définition de l’éthique du travail et de la morale.
Autrement dit, il faut continuer de contrôler l’individualisme qui est perçu comme
un excès souvent relié à l’Occident et qui est une menace pour l’esprit national.
Cependant les jeunes qui ont choisi ou qui malgré eux se retrouvent dans
une situation de travail précaire ne s’y trompent pas. Ils exploitent, contestent et
revendiquent plus de justice et de choix vis-à-vis d’un système et d’un régime de
travail très contraignants. Ces stratégies qui, il y a peu, étaient encore individuelles
et éparses, commencent à se concrétiser (à une petite échelle) sur la place publique
avec la formation de nouveaux syndicats qui ont manifesté dans la rue en mai
2007, afin de dénoncer la précarité et l’injustice sociale. Un journaliste qui couvrait
l’événement a mentionné l’invention d’un nouveau terme japonais, le precariat, qui
est un emprunt aux mots anglais precarious et proletariat (Ueno 2007). Nouveau
néologisme, nouvelles catégories. Nous voilà repartis pour un tour.
Références
Bourdieu P., 1984, « Espace social et genèse des classes », Actes de la recherche en sciences
sociales, 52-53 : 3-12.
Comaroff J. et J.L. Comaroff, 2006, « Figuring Crime : Quantifacts And The Production Of
The Un/Real », Public Culture, 18, 1 : 209-246.
Hacking I., 1999, The Taming Of Chance. Cambridge, Cambridge University Press.
Hall S., 1986, « The Problem of Ideology : Marxism without Guarantees », Journal of
Communication Inquieries, 10, 2 : 28-43.
Honda Y., 2004, « Freeters : Young Atypical Workers In Japan », Japan Labor Review, 1, 1 :
5-25.
Kosugi R., 2004, « The Transition From School To Work In Japan : Understanding The
Increase In Freeter And Jobless Youth », Japan Labor Review, 1, 1 : 52-67.
Les furita et la définition du travail temporaire au Japon
47
Mirza V., 2007, La crise et le sens du travail au Japon. Morale, identité et liberté chez les
jeunes adultes de Tokyo. Thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal.
Ortner S.B., 1998, « Generation X : Anthropology In A Media-Saturated World », Cultural
Anthropology, 13, 3 : 414-440.
Ueno T., 2007, « Precariat Workers Are Starting To Fight For A Little Stability », The Japan
Times, 21 juin.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Les furita et la définition du travail temporaire au Japon
Depuis le début des années 1990, le Japon est entré dans une période de difficultés
économiques qui perdure. Une conséquence majeure de cette crise concerne l’affaiblissement
de la transition entre le système d’éducation et le monde du travail qui s’est traduit par l’augmentation des employés à temps partiel et temporaire. Paradoxalement, la flexibilisation de la
main-d’œuvre s’est accompagnée d’un discours conservateur dénonçant le manque d’éthique
du travail chez les jeunes adultes. À travers la formation d’une catégorie, les furita, nous
verrons comment la signification du travail est mise en jeu.
Mots-clés : Mirza, représentations, furita, travail, Japon.
Freeters and the definition of work in Japan
Since the early 90s’, Japan is going through a time of major economical difficulties.
One of the consequences of the crisis is the weakening of the ties between big companies
and universities that translated into an increase of temp workforce. Paradoxically, even if
many worry about the increasing unemployment and insecurity, there is also narratives in the
public space that are accusing the new generation for being irresponsible, selfish and to lack
ambition. Through the creation of a category, the freeters, we will examine how the meaning
of work comes into play.
Keywords : Mirza, representations, freeters, work, Japan.
Vincent Mirza
Département d’études est-asiatiques
Université McGill
3434, rue McTavish
Montréal (Québec) H3A 1X9
Canada
[email protected]
De l’appropriation anthropologique
de l’interculturalité
La théorie des mythes modèles appliquée
aux cas des expatriés occidentaux en Inde
Nadia Giguère
Les anthropologues semblent s’accorder sur la nécessité de franchir
les frontières disciplinaires afin de mieux éclairer un phénomène social et
culturel. Mais, étonnamment, la cloison qui sépare l’anthropologie des études
interculturelles est encore bien étanche. En étudiant le phénomène contemporain
de l’immigration occidentale en Inde, j’ai néanmoins cru bon de me questionner
sur une façon d’aborder la rencontre interculturelle de façon anthropologique. À
vrai dire, je ne pouvais faire abstraction du thème de la rencontre des cultures, car
mes informateurs s’étendaient longuement sur les ajustements culturels qu’il leur
était nécessaire de faire pour vivre en Inde.
Mes informateurs avaient immigré en Inde soit pour vivre pleinement leur
spiritualité, pour mener à bien un projet d’aide humanitaire, ou encore par désir
d’améliorer leur style de vie. Or, l’Inde est avant tout une société d’émigration, avec
en moyenne cinq millions d’Indiens émigrant annuellement34. Dans une société où
l’attrait pour le rêve américain est palpable, et où l’on questionne constamment le
choix d’émigration des Occidentaux – pourquoi quitter un monde d’abondance et
de possibilités pour venir vivre en Inde? – il est difficile, voire impossible, pour
un Occidental, de se défaire de l’image qui lui est associée. Aussi dévoué soit-il à
vouloir dépasser un certain type de rencontres, colorées par les rapports coloniaux
avec l’Inde, l’histoire précède sa rencontre interculturelle.
L’appel de l’Inde
La majorité des Européens et des Nord-Américains rencontrés35, vivant
en Inde depuis en moyenne quinze ans, n’ont pas la citoyenneté indienne, mais
renouvellent, année après année, parfois par tranches de cinq ou dix ans, leur
visa de tourisme. Et pourtant, malgré l’ambiguïté de leur statut en Inde, malgré
34. Voir le site du Census of India (www.censusindia.gov.in), consulté en janvier 2008.
35. En tout, cinquante entretiens ont été réalisés : quatorze avec des expatriés occidentaux vivant
à Rishikesh ; un avec un gourou d’origine indienne vivant à Rishikesh ; quatorze avec des
expatriés occidentaux vivant à Calcutta ; un avec un travailleur humanitaire indien vivant
à Calcutta ; dix-neuf avec des expatriés occidentaux vivant à Goa ; un avec une Goanaise
travaillant dans un restaurant tenu par une Allemande à Goa. L’âge des expatriés, à parité
presque égale entre hommes et femmes, variait entre trente et soixante-cinq ans.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 48 - 54
De l’appropriation anthropologique de l’interculturalité. La théorie des mythes...
49
l’incompréhension face à leur projet d’immigration, l’Inde est leur lieu de
prédilection. Tantôt parce que l’Inde est porteuse de l’énergie de tous les mantras
récités aux pieds de l’Himalaya depuis des millénaires et qu’elle procure un
environnement propice à la prière ; tantôt parce que le travail dans les bidonvilles
de Calcutta, avec le manque de ressources, la chaleur et la poussière, permet
d’expier les péchés de la colonisation et de venir en aide aux plus déshérités de la
planète ; tantôt parce que la combinaison du chaos indien et du confort moderne
que permet la vie à Goa et dans les anciennes colonies portugaises, permet une vie
de liberté et de spontanéité. On exprime donc un attachement au lieu et à ce qu’il
représente, autant, sinon plus, qu’à la communauté d’accueil. Il était en effet naïf
de penser que l’interculturalité pouvait ne se résumer qu’à l’intersubjectivité. Pour
mes informateurs, c’était plus que cela. C’était le sentiment d’appartenance à un
lieu significatif en Inde ; un lieu imaginé avant la rencontre « face-à-face ».
De retour de terrain, lorsque j’ai voulu puiser aux théories de l’interculturalité
pour éclairer ce phénomène, j’ai pourtant eu de la difficulté à trouver des modèles
appropriés à ce que j’avais compris de la situation des expatriés occidentaux en Inde.
En fait, dans les méandres de l’interculturel, bien peu de figures d’anthropologues
étaient présentes. J’y ai plutôt trouvé des modélisations de la rencontre, plus ou
moins rigides selon les écoles de pensée. L’interculturel y était souvent abordé en
termes step by step (par étapes), donnant des guides clés en main pour « travailler
en interculturel », « gérer l’interculturel », « former à l’interculturel ». Or, j’étais à
la recherche de théorisations de l’interculturel qui me permettraient d’en faire sens
sous tous les angles, et qui ne se limiteraient pas à une étude de ce qui se passe
dans la rencontre face-à-face, mais aussi de ce qui l’entoure et la précède.
À la recherche d’une théorisation de l’interculturel
Chez les anthropologues, rares sont ceux qui se sont approprié le terme
« interculturel ». Trop connoté? Trop limitatif? Quoi qu’il en soit, il fallait chercher
ailleurs. Mais où? La rencontre interculturelle était partout et nulle part. Fallait-il
puiser aux écrits sur l’altérité pour comprendre « l’altérité en soi », la prise de
conscience aiguë de soi à laquelle donne lieu la rencontre (Affergan 1987)? Fallaitil recourir aux diverses typologies, telle que celle proposée par Todorov, pour
distinguer l’assimilateur de l’impressionniste, du touriste, de l’allégoriste ou encore
de l’exote, et ainsi tout ramener à la subjectivité et à l’expérience (Todorov 1989)?
Ou fallait-il plutôt puiser à l’anthropologie du tourisme, ce champ de recherche
relativement nouveau, où des auteurs se sont intéressés au contexte spécifique du
voyage pour comprendre la rencontre des cultures en tenant compte de la quête
d’exotisme, du pouvoir d’achat, des relations inégalitaires qui sont en jeu (Bruner
2005)?
Mais comment, à partir de ces théories du voyage, faire sens de ce qui se
passe dans la rencontre quand mes informateurs disent avoir émigré par refus
du matérialisme occidental ou par « tiers-mondisme »? Le tiers-mondisme est
en effet à la source du projet de certains voyageurs et expatriés, qui y voient
une possibilité de rachat pour le crime colonial de l’Occident (Bruckner 1983 ;
entrevues personnelles). Affirmer que tous les voyageurs et expatriés ne sont pas
50
NADIA GIGUÈRE
conscients des relations de pouvoir en jeu serait illusoire, en regard notamment
de l’engouement pour le voyage humanitaire et équitable. Cependant, en être
conscient ne signifie pas être en mesure de les dépasser ; les anthropologues ont
d’ailleurs longuement réfléchi à cet aspect incontournable des relations de pouvoir
et à leur influence sur la collecte des données (Clifford et Marcus 1986 ; Fox
1991 ; Tsuda 1998).
Fallait-il alors lire des monographies pour en extraire les passages où
l’anthropologue parlerait de son expérience de terrain? C’est en effet souvent sous
cet angle qu’est abordée la rencontre dans la littérature anthropologique. Il faudrait
alors tenir compte du dialogisme de la rencontre (Tedlock et Mannheim 1995), de
la co-construction de sens dont nous parlait éloquemment Rabinow dans son récit
d’ethnologue au Maroc (Rabinow 1988), mais aussi de ce qui précède cette coconstruction : de la place de l’étranger dans une matrice culturelle qui le précède, et
cela même si c’est en opposition avec son autoreprésentation – comme ce fut le cas
par exemple pour Mayer qui, lors de son terrain en Inde, n’a pu éviter de se voir
attribuer une place dans une hiérarchie préexistante (Mayer 1975). L’expérience
de Dube montre pour sa part que si certaines restrictions ne s’appliquaient pas à
elle en raison de son statut d’étrangère en Inde, certains comportements étaient
néanmoins attendus de sa part, à plus forte raison à cause de la minutie avec
laquelle les comportements des femmes étaient scrutés (Dube 1975). Ces réflexions
sur l’expérience de terrain témoignent du fait que le statut d’étranger, s’il permet
d’avoir accès à certains privilèges, est aussi restrictif.
Dans le cas des expatriés occidentaux en Inde, leurs récits font largement
état des stéréotypes indiens à leur égard : ils peuvent difficilement être perçus
autrement que comme des personnes riches, ou sexuellement libertines dans le
cas des femmes blanches. Des idées reçues qui sont difficiles à vivre au quotidien
pour les expatriés, car autant un mythe de l’Inde précède la rencontre, autant les
expatriés sont eux-mêmes mythifiés et tributaires de modalités de la rencontre qui
transcendent leur histoire individuelle.
Or, une façon de tenir compte de ce qui précède la rencontre face-à-face
serait d’utiliser la théorie des mythes modèles de Gananath Obeysekere. Pour
Obeyesekere, le mythe modèle se définit comme un paradigme qui sert de
modèle à la construction d’autres mythes. La conjoncture historique, politique
et sociale joue un rôle dans la réémergence d’un mythe : elle peut encourager la
prédominance d’un mythe modèle en particulier, ou encore contribuer à l’invention
d’un nouveau mythe modèle, construit sur le socle de modèles précédents, mais
plus ou moins appropriés à l’époque actuelle (Obeyesekere 1997 : 10-11). Entre
une Inde spirituelle, une Inde pauvre qu’il faut sauver et une Inde idyllique, on
constate en effet que les mythes modèles occidentaux de l’Inde sont redéployés
dans les différents projets migratoires des expatriés.
Le cas des expatriés occidentaux en Inde
Les mythes modèles de l’Inde, s’ils donnent lieu à différents projets
migratoires, induisent aussi différentes modalités de rencontres interculturelles.
De l’appropriation anthropologique de l’interculturalité. La théorie des mythes...
51
Par exemple, les expatriés occidentaux rencontrés à Rishikesh, pour qui le
projet migratoire était d’ordre spirituel, étaient pour la plupart déjà en contact
avec une communauté de yogis et familiers de la philosophie hindoue avant
même leur départ pour l’Inde. Leur séjour à Rishikesh devait leur permettre de
trouver leur gourou et d’approfondir leur pratique. En contact avec la réalité de
l’ashram et la pratique quotidienne de leur spiritualité, ils choisissaient ensuite
d’émigrer définitivement, de quitter l’Occident et sa « culture de l’athéisme » et
de s’approprier les idéaux du Vedanta, c’est-à-dire des idéaux de détachement,
d’acceptation et de suppression de l’ego. Toute difficulté d’ajustement culturel était
alors interprétée selon ce cadre philosophique : comme une difficulté à surmonter
dans l’intérêt de leur propre développement personnel, comme un rappel que l’ego
n’est toujours pas anéanti et qu’il leur fallait continuer leur travail de détachement.
Il y avait donc, dans le discours des expatriés spirituels, un désir de s’ajuster, de
s’accommoder, d’accepter que « ce qui est, est ». Face à quelqu’un qui affirmait,
par exemple, que les Occidentaux ne comprennent rien au Vedanta, ils s’exerçaient
à faire preuve d’humilité. La confrontation entre le mythe de l’Inde spirituelle et
celui de « l’Occident athée » se résolvait donc dans l’appropriation du Vedanta et
de sa philosophie de l’acceptation.
Les travailleurs et expatriés humanitaires de Calcutta, pour leur part, avaient
été en premier lieu inspirés par le travail de Mère Teresa. Ils s’étaient donnés pour
mission de soulager « le plus pauvre des pauvres », mais la plupart se tournaient,
après un certain temps, vers des organisations humanitaires qui, plutôt que de
s’investir dans l’accompagnement des mourants et des plus déshérités, tablaient sur
des projets éducatifs et de développement. L’idée d’engagement était néanmoins
cruciale : leur mission était plus importante que leurs difficultés personnelles,
qui devaient donc être surmontées au nom de leurs obligations. Les expatriés de
Calcutta admettaient devoir faire des compromis difficiles quant à leur mode de
vie, devoir se battre au quotidien pour le bien-fondé de leur projet humanitaire.
Devant la surabondance de demandes d’aide financière qui venaient interférer avec
leurs relations avec les locaux, ils se créaient donc leur propre code d’éthique afin
de ne pas renier leur engagement premier, mais tout en conservant au minimum
un mode de vie qui leur permettait de continuer leur mission, sans pour autant
s’essouffler à jouer les ascètes de la pauvreté. La confrontation entre le mythe de
l’Inde pauvre à sauver et celui de l’Occident riche et matérialiste se résolvait donc
en abandonnant l’utopie de l’oubli de soi et en mettant sur pied des projets ciblés,
réalisables, disaient-ils, grâce à la générosité de l’Occident.
La situation se présentait encore différemment pour les expatriés de Goa,
pour qui les projets migratoires pourraient être regroupés sous la catégorie de
lifestyle migration, la migration dans le but d’améliorer leur style de vie. À la
suite de la génération hippie qui avait pris d’assaut les plages de Goa, les gens
rencontrés disaient avoir choisi cette partie de l’Inde principalement à cause de
son mode de vie idyllique et de sa parenté culturelle avec l’Occident. La rencontre
culturelle était donc qualifiée de facile, en raison du fait que les Goanais se sont
habitués aux Occidentaux depuis des siècles. Le mélange culturel faisant partie
de la culture à Goa, les Goanais étaient décrits par les expatriés comme des gens
52
NADIA GIGUÈRE
qui s’adaptent sans problèmes à d’autres modes de vie. C’est donc la présence
des Indiens dits modernes et leur grande tolérance qui facilitaient la rencontre
interculturelle. Dans ces conditions, les expatriés occidentaux ne ressentaient pas
le besoin de faire de compromis quant à leurs valeurs, leurs habitudes de vie ou
leur code vestimentaire : leur identité culturelle était perçue comme tolérée, non
négociable et compatible avec la culture locale. S’ils étaient parfois considérés
comme excentriques, ils se faisaient un devoir de démystifier l’image du hippie
et de vanter les mérites de leur statut de « citoyens du monde ». La confrontation
entre le mythe de l’Inde idyllique et celui de l’Occident décadent se résolvait donc
dans la mise en avant d’une identité assumée et dans l’éloge d’un monde sans
frontières.
S’approprier un champ du savoir
En somme, entre une intériorisation de l’idéal du Vedanta, qui mène à
l’acceptation et au détachement, un dévouement sans abnégation au nom d’une
mission humanitaire, et un non-conformisme assumé, rendu possible grâce à la
flexibilité de la culture locale, on voit, à travers ces exemples, que les mythes du
renonçant, du bienfaiteur et du hippie, s’ils précèdent la rencontre interculturelle et
la modèlent, ne sont pas pour autant repris sans transformations et appropriations.
Sur le socle de ces représentations, de nouveaux modèles émergent (ceux de
l’ascète, du travailleur humanitaire et du citoyen du monde), qui donnent naissance
à différents processus d’ajustements culturels.
Cette façon d’appréhender l’interculturalité à partir des mythes modèles
permet donc de puiser aux théories de l’imaginaire et des représentations, de
donner une perspective historique à l’interculturalité, tout en laissant une place à
l’idiosyncrasie et aux possibilités d’appropriation des modèles culturels existants.
En d’autres termes, cela permet de faire sens à la fois des rapports historiques de
l’Occident avec l’Inde et de la volonté de les dépasser ; de faire sens à la fois des
mythes de l’Inde et de l’Occident qui précèdent la rencontre interculturelle et de
leurs différents déploiements contemporains.
Cela permet aussi aux anthropologues de parler enfin d’interculturalité.
Sans se ranger derrière ceux qui suggèrent de modéliser l’interculturalité de façon
exhaustive (Denoux 1994 : 80), il faudrait tout de même réaffirmer la valeur des
descriptions en profondeur pour comprendre la rencontre dans son contexte et
dans toute sa complexité. Il s’agit là de s’approprier ce champ du savoir, de faire
entendre notre voix dans les débats sur l’interculturalité, de s’approprier le terme,
mais tout en conservant la richesse de l’analyse anthropologique.
Références
A ffergan F., 1987, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de
l’anthropologie. Paris, Presses Universitaires de France.
Bruckner P., 1983, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi.
Paris, Seuil.
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RÉSUMÉ – Abstract
De l’appropriation anthropologique de l’interculturalité. La théorie des mythes modèles
appliquée aux cas des expatriés occidentaux en Inde.
Lorsqu’il s’agit de parler de rencontres des cultures, le terme « interculturel » semble
approprié. Pourtant, si de nombreux travaux traitent de ce concept, l’absence des anthropologues y est notable. Paradoxalement, l’interculturalité est au cœur de la discipline ; omniprésente, mais exprimée en d’autres termes. La théorie des mythes modèles de Gananath
Obeyesekere est ici appliquée aux cas des expatriés occidentaux en Inde, afin de mettre à
contribution les travaux des anthropologues et d’enrichir la réflexion sur l’interculturalité. À
travers l’étude de l’appropriation et de la transformation des mythes du renonçant, du bienfaiteur et du hippie, la théorie des mythes modèles permet de s’approprier l’interculturalité
comme objet d’étude tout en préservant la richesse de l’analyse anthropologique. La rencontre
culturelle est ainsi théorisée de façon à permettre de s’éloigner des théories par étapes courantes, d’étudier l’interculturel dans son contexte et dans toute sa complexité, en tenant compte
de ce qui entoure et précède imaginairement et historiquement la rencontre.
54
NADIA GIGUÈRE
Mots-clés : interculturalité, mythes, Inde, Occident, immigration.
Intercultural Encounters as an Anthropological Object? Applying Myth-model Theory to the
Case of Western Expatriates in India
When discussing cultural encounters, the term “intercultural” is more than relevant.
Yet, despite the abundance of literature related to intercultural experiences, anthropology has
been peculiarly silent on interculturality as a concept. Paradoxically, (inter)cultural encounters
are at the core of anthropological thought. They are omnipresent, but expressed in other terms.
In this article, I apply Gananath Obeyesekere’s myth-model theory to the cases of Western
expatriates in India, thus using anthropological tools in order to add another dimension to
theories of cultural encounters. By studying the various ways Western expatriates transform
and reappropriate the myths of the renunciant, the philanthropist and the hippy, myth-model
theory allows me to hold cultural encounters as an object of anthropological scrutiny while
preserving the thickness of the field. This approach goes beyond step-by-step simplistic theories, since it highlights the contexts and complexities of cultural encounters by taking into
account what precedes and surrounds them – both in an imaginary and historical axis.
Keywords : Cultural encounters, myth, India, West, immigration
Nadia Giguère
Département d’anthropologie
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
3150, rue Jean-Brillant
Montréal (Québec) H3T 1N8
Canada
[email protected]
Le silence du figurant
de sa propre histoire
Autour du tournage du film français « Opération turquoise » au Rwanda
Annie Laliberté
Une abondante littérature et cinématographie est née des cendres du
génocide rwandais de 1994. Les films Un dimanche à Kigali et J’ai serré la
main du diable ont même été tournés au Rwanda36. Dans la foulée, le cinéaste
français Alain Tasma y a promené une équipe en juin 2007 afin de reconstituer
l’Opération Turquoise, une action militaire organisée par la France à la fin du
génocide rwandais37. L’équipe s’est arrêtée à Butare, province très touchée par les
massacres, y a recruté des figurants et y a effectué une reconstitution sur des lieux
chargés d’histoire, alors que les locaux vaquaient à leur quotidien.
La vocation de destination-tournage du Rwanda force une réflexion sur
la mémoire et la représentation. D’abord, les limites inhérentes au médium
cinématographique : David MacDougall (1992) souligne que les « films which focus
on memory do not of course record memory itself, but its referents, its secondary
representations (in speech, for example) and its correlatives ». Michael Dorland
(2007), dans son analyse des films qui dépeignent l’Holocauste et les génocides
rwandais et cambodgien, interroge la fluidité des concepts d’ « Holocauste » et de
« génocide » à travers le temps et les normes de représentation qui s’érigent dans
l’industrie du cinéma. Nicolas Mirzoeff (2005) a étudié la représentation par l’image
du trauma, mais dans les mémoriaux consacrés au génocide rwandais. Claudine
Vidal a souligné les biais dans les représentations médiatiques et universitaires
(1998a, 1998b) et l’instrumentalisation de la mémoire du génocide rwandais
(2004), des études qui mettent l’emphase sur les limites des représentations.
36. Réalisés respectivement par Marc Favreau et Roger Spottiswoode et basés sur les écrits de
Gil Courtemanche et du général retraité Roméo Dallaire, commandant en chef de la Mission
de paix des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) de 1993 à 1996.
37. L’Opération Turquoise est une opération dirigée par la France et décidée par la résolution
n° 929 du Conseil de sécurité des Nations-Unies qui (1) « ...donne son accord à ce qu’une
opération multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins humanitaires jusqu’à
ce que la MINUAR soit dotée des effectifs nécessaires ». La résolution proposée par la France
a été adoptée le 22 juin 1994, plus de deux mois après le commencement du génocide et
des suites de l’échec à établir une action concertée MINUAR II. L’Opération Turquoise a
commencé le 23 juin, sous le commandement du général Lafourcade.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 55 - 63
56
ANNIE LALIBERTÉ
Une réflexion complémentaire peut être posée non pas en termes de limites
du genre à assurer une mémoire, mais bien quant aux perceptions de ces tournages
chez les locaux. Nous nous intéressons aux intellectuels de Butare : au travers des
discussions avec des étudiants et professeurs de l’Université nationale du Rwanda
(UNR) et une présence sur les lieux du tournage d’Opération Turquoise, nous avons
constaté que le regard d’étrangers suscite des anticipations quant au déséquilibre
des représentations, notamment pour des raisons politiques. Ce regard des élites
sur le tournage est également révélateur d’un rapport trouble avec l’expression et
la relation avec la paysannerie.
Tourner en contexte de retenue
Ce matin de juin, le réalisateur met en scène l’évacuation d’un orphelinat
pendant le génocide, évacuation controversée parce que assimilée à une entreprise
de relations publiques française. De faux militaires français embarquent une
cinquantaine d’enfants-figurants dans des camions. Des figurants adultes aux traits
fins et au nez étroit jouent les tutsis, lesquels côtoient des hutus trapus, le nez
très épaté. Ils ont été choisis parce que leurs traits grossissaient les stéréotypes
courants, alors qu’en réalité l’ethnicité n’est pas affaire de physionomie mais bien
de conscience identitaire38. Les enfants, tous nés après le génocide, rigolent alors
qu’ils sont transportés dans les camions. Après six heures à répéter, le dîner est
servi aux figurants. Les Blancs « muzungus » dans une salle, les Rwandais dans
l’autre. Un buffet pour les Blancs, une boîte à lunch rationnée pour les Rwandais.
« On ne peut pas leur donner accès au buffet, ils vont faire une montagne de
leur assiette », explique une responsable du casting. « Nous avons consulté nos
collaborateurs rwandais, et ce sont eux qui nous ont avertis ». Une séparation
dérangeante : que représente un buffet sur le total d’un budget, pour un tournage
qui déplace une montagne entre Kigali, Kibuye, Gikongoro et Butare?
Le tournage se déroule à Butare (moins de 100 000 habitants) qui compte
plusieurs milliers de personnes détenues pour crimes de génocide 39. D’abord
préservée du génocide grâce à l’opposition d’un préfet local, elle a ensuite été
marquée par les plus violentes exactions (HRW 1999). Treize ans plus tard, la
ville gère « l’après » au quotidien. Chaque mercredi, pendant les gacaca (tribunaux
populaires), les Butariens jugent en communauté les crimes de génocide, le tout
sur fond de controverse. Émettant de sérieuses réserves sur l’impartialité de
38. Nous n’abordons pas ici la question des controverses sur l’origine des ethnies (Hutus, Tutsis
et Twas) –transmises en filiation paternelle– et du servage qui a caractérisé la période précoloniale. Rappelons que ces questions, pourtant de plus en plus documentées dans la littérature
scientifique (De Lame 2002 ; Vansina 2001, entre autres), font l’objet d’interprétations
susceptibles d’être utilisées à des fins politiques : système de castes « biologisé » par les
Belges pour les uns, appartenance biologique et immuable chez les autres.
39. Selon le dernier recensement de 2002, la province de Butare (comprenant la ville de Huye
et les milieux ruraux) comptait 725 940 personnes (Rwanda Investment Promotion Agency
2004). Elle a cependant un fort taux de croissance. Les estimations du nombre d’inculpés pour
crimes de génocide varient d’une organisation à l’autre. La Ligue rwandaise pour la promotion
et la défense des droits de l’homme (2007) recensait 9590 prisonniers dans la seule prison de
Butare en 2006, la majorité incarcérée pour crimes de génocide.
Le silence du figurant de sa propre histoire. Autour du tournage du film français...
57
la justice rwandaise, Amnesty international (2007) déconseille l’extradition de
suspects au Rwanda. Human Rights Watch (2008) dénonce les vices de procédures,
les cas de corruption et les fausses accusations. Les autorités, agacées par ces
critiques, rappellent l’ampleur de la tâche et dénoncent tant l’incapacité de la
justice internationale de juger un grand nombre d’inculpés que l’ethnocentrisme
des organisations internationales 40. Le Front patriotique rwandais (FPR), le
mouvement rebelle issu de la diaspora rwandaise de l’Ouganda qui a combattu
le gouvernement entre 1990 et 1994, est actuellement au pouvoir, avec à sa tête
l’actuel président, Paul Kagamé. À l’automne 2006, un juge d’instruction français,
Jean-Louis Bruguière, a émis un mandat d’arrêt international contre des membres
de l’entourage présidentiel, les accusant d’avoir abattu l’avion présidentiel de
son prédécesseur, Habyarimana, prélude au génocide41. La diplomatie française
a été sommée par les autorités rwandaises de quitter le pays, puis son rôle passé
d’Opérateur Turquoise a été scruté à la loupe et dénoncé, les journaux locaux progouvernementaux publiant régulièrement à la Une des attaques contre la France,
l’accusant de complicité directe de génocide.
C’est dire que le regard sur le passé offert par l’équipe Tasma s’est inscrit
dans un contexte politique qui ne sera pas rapporté. Les efforts actuels de mémoire
au Rwanda (commémorations du génocide, musées du génocide, matériel scolaire)
sont chapeautés par une classe politique qui était partie prenante de la guerre de
1990-1994, guerre dont le génocide a été la partie visible aux yeux du monde.
Vidal (2004) constate qu’à chaque commémoration depuis 1994, « le pouvoir a
instrumentalisé la représentation du génocide en fonction des conflits du moment
et produit une histoire officielle qui donnait un prolongement idéologique aux
rapports de force dans lesquels les autorités étaient engagées sur le moment »42.
La liberté de presse est très restreinte, les références à l’ethnicité passibles de
peines d’emprisonnement43. L’entrée sur le territoire rwandais avec une caméra à
40. Ces réponses ont été formulées notamment lors d’une entrevue que Tharcisse Karugarama, le
ministre rwandais de la Justice, a accordée à un groupe de journalistes, en notre présence, à
ses bureaux de Kigali, le lundi 12 novembre 2007.
41. Depuis, un juge d’instruction espagnol a lancé, le 6 février 2008, des mandats d’arrêt à
l’encontre de quarante hauts responsables de l’armée rwandaise pour actes de génocide,
crimes contre l’humanité, crimes de guerre et terrorisme commis au Rwanda et en République
démocratique du Congo (RDC) entre le 1er octobre 1990 et 2002. Le président du Rwanda,
Paul Kagame, bénéficie de l’immunité présidentielle.
42. Entre autres, Filip Reyntjens (2004 : 1), professeur et président de l’Institut de politique et
de gestion du développement et du Centre d’étude de la région des Grands Lacs d’Afrique, à
l’Université d’Anvers, dresse un bilan très critique de la présidence Kagamé : « Ten years after
the 1994 genocide, Rwanda is experiencing not democracy and reconciliation but dictatorship
and exclusion. Although the government led by the Rwanda Patriotic Front has achieved rapid
institutional reconstruction and relatively good bureaucratic governance, it has also concentrated power and wealth in the hands of a very small minority, practised ethnic discrimination,
eliminated every form of dissent, destroyed civil society, conducted a fundamentally flawed
“democratization” process, and massively violated human rights at home and abroad ».
43. La Loi nº 47/2001 du 18 décembre 2001 portant répression des crimes de discrimination et
pratique du sectarisme prévoit les peines à imposer aux personnes reconnues coupables de divisionnisme, soit : [version du Journal officiel de la République rwandaise] « toute expression
58
ANNIE LALIBERTÉ
la main est soigneusement encadrée44. Les locaux connaissent ces balises, pour les
expérimenter au quotidien. Alors que tous ont la liberté de disserter du Rwanda
lorsqu’ils se trouvent à l’extérieur du pays, les locaux, eux, ne peuvent suivre la
vague.
Le discours actuel des autorités rwandaises est axé sur la culpabilité
des acteurs étrangers. Les relations coloniales sont pointées du doigt comme
le facteur décisif de l’ethnicisation du pays, prélude au génocide. Les images
des colons belges dans les années 1930, mesurant les largeurs du nez et les
proportions du corps en vue de l’établissement de cartes d’identité ethniques, sont
parmi les premières vignettes sur le site mémoriel de Gisozy (Kigali). L’apathie
des puissances mondiales, les faillites de la Mission des Nations Unies pour
l’assistance au Rwanda (MINUAR), l’appui militaire de la France au régime hutu
d’Habyarimana, les références à une « françafrique » qui serait avide de conserver
son empreinte coloniale, sont autant de leitmotivs véhiculés par les médias progouvernementaux45. Éclipsée la réflexion en profondeur sur les responsabilités
locales, l’économie de la guerre, le rôle des ressources naturelles dans la région des
Grands Lacs, la pauvreté endémique et la dimension transnationale de l’ethnocide,
notamment décrite chez Appadurai (2006). Dans une société aussi divisée de
l’intérieur, cette insistance sur le facteur externe rappelle le rôle de ciment que le
patriotisme de guerre peut insuffler au pouvoir politique.
Regards d’intellectuels
Nous avons discuté du tournage d’Opération Turquoise avec un groupe de
11 étudiants universitaires46. Voici ce qu’ils en ont dit : les cinéastes de passage
ont déjà leur script en main et ne profitent pas de leur séjour pour complémenter
leur histoire ; la présence de faux militaires peut causer des traumatismes dans la
population ; les autorités ont autorisé le tournage parce que « elles savent que c’est
un film qui va donner la réalité de ce que la France a fait dans le génocide ». Au
fil de l’entrevue, les étudiants ont insisté sur le manque d’information des étrangers
et sur l’ignorance présumée de la dite « population ». Parmi les commentaires
entendus chez d’autres intellectuels de Butare : 1) « Les gens ne font pas la
orale, écrite ou tout acte de division, pouvant générer des conflits au sein de la population, ou
susciter des querelles fondées sur la discrimination » (CRDI s.d. ; voir aussi AI août 2004 :
11 ; Rwanda 25 mai 2006 : 89).
44. Un journaliste étranger est tenu d’obtenir une accréditation du ministère de l’Information
(MININFOR) pour pouvoir travailler.
45. Ces observations se basent sur un examen attentif des journaux New Times, Ingabo et Grands
Lacs Hebdos mené entre mars et décembre 2007. En outre, la cérémonie nationale de commémoration du génocide, qui se déroulait en zone Turquoise, a essentiellement en 2007 porté
sur les « complicités de la France dans le génocide », en réponse à la crise politique de court
terme. En présence de nombreux dignitaires étrangers, des Rwandais, le président Kagamé
compris, se sont succédés à la tribune pour témoigner des exactions commises en zone Turquoise, certains racontant que des militaires français auraient piétiné les corps de victimes.
46. S’agissant de notre entrevue collective du 3 juillet 2007, cette posture permet également de
mesurer le seuil de désirabilité sociale des réponses et le seuil de tolérance à la liberté d’expression.
Le silence du figurant de sa propre histoire. Autour du tournage du film français...
59
différence entre une fiction et un documentaire » ; 2) « J’ai entendu des paysans
parler du film. Quand ils ont su que des Français venaient tourner ici, ils ne
comprenaient plus. Ils pensaient que c’étaient les mêmes militaires français qui
revenaient jouer leur scène! » ; 3) « Ça peut re-chauffer les esprits! » Que révèle
cette référence appuyée à l’ignorance des Autres (étrangers, comme locaux) sinon
un renvoi à ses propres incompréhensions et sa propre incapacité à parler? Qui,
de toutes les sources, sont les plus à même de renseigner les personnes moins
instruites, les non-initiés et les absents, sur la situation réelle du pays? En explorant
la question, au cours de l’entrevue collective avec les étudiants, nous avons décelé
un malaise. Nous avons alors demandé aux étudiants ce qu’ils aimeraient écrire,
s’ils étaient journalistes.
Étudiant A.– Moi j’aimerais écrire un article sur la liberté d’expression
dans le pays.
Chercheur.– Est-ce que vous pourriez le faire?
Étudiant A.– Bon, c’est ça le problème… c’est ça le problème…
(rire collectif)
Étudiant A(rire). – Je n’ai pas dit que c’est parce qu’il n’y en a pas! Mais...
c’est un sujet qui me préoccupe.
Pendant l’entrevue, les étudiants se toisaient les uns les autres, mesuraient
leurs propos, abordaient par la bande certaines préoccupations. Les femmes se
sont assises à l’autre bout de la pièce ; ceux qui se sont placés aux côtés de la
chercheure étaient les plus calmes, les plus pondérés, ils maîtrisaient le groupe.
Dans un contexte de retenue, qui a ses racines dans la culture politique du pays
et un certain rapport à l’autorité (Karege 2004), il est extrêmement difficile de
recueillir des informations et de décoder les dynamiques de groupe sans au
préalable un contact prolongé et une acceptation de ses propres limites 47. Un
contact qui révèle également le grand décalage qui subsiste entre les Rwandais de
la diaspora venus au pays après le génocide et ceux, souvent plus invisibles, qui
étaient présents pendant le génocide et qui sont qualifiés de « soaps » (savons)
dans le langage populaire, en référence à l’insaisissable. La présence – éphémère
– d’équipes de tournage étrangères rappelle combien le déséquilibre est grand entre
ceux qui peuvent parler, même ne sachant pas, et ceux qui gardent le silence. Un
silence qu’il est même difficile de définir, tant subsiste un silence sur le silence.
Pudeur? Perception de l’ignorance de l’Autre? Appui aux autorités? Peur?
Dans certaines élites rôde le spectre des exactions de masse. Des intellectuels
nous ont exprimé leur volonté de taire des problèmes, notamment de discrimination
envers les Hutus, afin de préserver l’ordre et la sécurité nationale. Ce faisant,
47. Jonathan Benthall a eu cette formule pour qualifier cette posture de l’anthropologie : « (it)
is the only social science which continuously subjects all its own preconceptions to radical
interrogation (2002 : 11). Genest (1985) parle d’un anthropologue qui doit vivre un contact
direct et intense, motivé par la passion de l’échange, et peut s’attendre à vivre un véritable
accouchement de soi dans la confrontation avec l’autre.
60
ANNIE LALIBERTÉ
ils exprimaient la crainte d’être perçus suivant l’équation « élite = tutsie = proKagamé ». Au travers cette crainte se profilait cette perception-miroir :
« paysannerie = hutu = génocidaire ». Une lecture trop simpliste qui ne tient
pas compte des familles mixtes, des hommes et des femmes, toutes origines
confondues, qui ne souhaitent que la fin des violences. Mais parce que l’Histoire
officielle a ignoré les milieux populaires pour ne recueillir que les témoignages des
élites (Vansina 2001 ; DeLame 2002), la paysannerie demeure encore aujourd’hui
un mystère dont on ne sait s’il faut l’aborder de plein fouet ou l’occulter 48.
« Qui sait ce qu’il y a dans la tête des gens? ». « Si on aborde des questions de
discrimination contre les Hutus, les gens vont se révolter ». Il se trouve, dans le
Rwanda de 2007, des intellectuels qui n’osent pas critiquer le gouvernement, de
crainte de l’ébranler et de réveiller les « masses »49.
« Ce qui me dérange, c’est de savoir : peut-on représenter un génocide? Je
crois que ce n’est pas possible », a soulevé un professeur de l’UNR. Au reste, ces
représentations foisonnent, les plus populaires reposant sur une communication
pragmatique que Debray (2000 : 15) oppose à la transmission qui assure le lien
intergénérationnel. Alors que les travaux scientifiques empêchent « le confort des
visions idéologiques simples de déployer leur écran sécurisant, le public aime à
retrouver les figures et les auteurs connus. Les travaux plus pointus sur le Rwanda
restent donc peu diffusés et méconnus » (Lame 2002 : 137). Or des pièges
guettent les observateurs pressés de raconter le génocide : le découpage temporel
anhistorique, le suremploi du paradigme ethnique (faisant fi de l’assujettissement de
l’ethnicité aux ambitions personnelles des chefs de guerre) et l’instrumentalisation
de la production artistique à des fins politiques (propagande)50.
En 2007, alors que les autorités rwandaises insistaient sur l’action ou
l’inaction (selon les cas) des gouvernements étrangers face au génocide de 1994, ce
sont encore des étrangers seuls ou des Rwandais de la diaspora qui en offraient des
représentations. Comme si l’histoire rwandaise était à la fois écrite et déterminée
par les autres. Lors des entrevues accompagnant la sortie des films, les réalisateurs
mentionneront la présence d’une équipe de psychologues – rwandais – sur les lieux
du tournage. « Le film permet d’être à l’écoute, de laisser parler les émotions »,
évoquera-t-on, sans questionner la valeur de l’argument psychologique et son
48. Les premières représentations du génocide dans les médias et ouvrages universitaires
reflèteraient en outre cette perception des milieux ruraux. Selon Vidal (1998a : 321), deux
angles auraient dominé les représentations : d’une part le contexte politique et idéologique
dans lequel les autorités et les élites ont baigné, générant suivant les cas soutien ou indifférence
face au génocide ; d’autre part, outre cette analyse des factions instruites, la participation
massive d’un monde rural vu comme manipulé.
49. Cette perception quelque peu infantilisante de la paysannerie s’est manifestée à plusieurs
reprises dans les réponses d’entrevue, mais également lors d’activités académiques pendant
notre ethnographie dans des cours locaux de journalisme. La perception dominante, chez les
intellectuels, était celle de médias puissants et d’un public faible.
50. Des représentations hâtives propices au mauvais emploi de concepts : « génocidaires » (pour
désigner des présumés tueurs avant même leur traduction en justice), « rescapés » (qui désigne
de plus en plus les seuls Tutsis et oublie les victimes hutues), « Hutus modérés » (qui laisse
entendre une exception à une loi générale plutôt troublante).
Le silence du figurant de sa propre histoire. Autour du tournage du film français...
61
possible assujettissement au politique. Comme cette insistance sur les témoignages,
lors des commémorations officielles du génocide, les autorités n’étant pourtant
pas sans savoir que l’étalage des sentiments dans la sphère publique rompt avec
ce qui est socialement désirable (Bagilishya 1992). Si, pendant ce temps, certains
acceptent un salaire de 10 $ pour jouer les figurants d’un jour, ce n’est pas par désir
de « se confier » à des inconnus. C’est parce que pour un employé de maison, cela
représente parfois trois semaines de salaire51. Finalement, cet appel aux « topiques
du malheur », pour reprendre l’expression de Fassin (2004), occulte une question
clef : « Qui ne parle pas? ».
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51. Pendant ce temps, les figurants blancs ont reçu quotidiennement 50$ pour leur participation.
Un différentiel s’expliquant, selon la responsable du casting, par un jeu de l’offre et de la
demande, le besoin en figurants blancs étant énorme par rapport aux disponibilités.
62
ANNIE LALIBERTÉ
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d’études africaines, 152 : 653-663.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Le silence du figurant de sa propre histoire. Autour du tournage du film français
« Opération Turquoise » au Rwanda
Une abondante cinématographie est née des cendres du génocide rwandais de 1994. En
juin 2007, le cinéaste français Alain Tasma et son équipe ont parcouru le Rwanda dans le but
de tourner un film sur l’Opération Turquoise, une action militaire organisée par la France vers
la fin du génocide rwandais. L’équipe s’est arrêtée dans la ville de Butare, province très touché
par les massacres : elle y a recruté des figurants parmi les Rwandais présents au moment du
drame de 1994 et a procédé à une reconstitution du drame tandis que les habitants vaquaient à
leurs occupations quotidiennes. Le tout treize ans après le drame. Une réflexion peut s’engager
sur la perception de ces tournages chez les Rwandais. Nous avons choisi de mettre l’accent
sur les intellectuels de Butare : dans le cadre de discussions avec les élèves et les enseignants
et la présence sur les lieux du tournage de l’Opération Turquoise, nous avons constaté que ce
tournage suscitait des attentes au sujet du déséquilibre dans les représentations, en particulier
Le silence du figurant de sa propre histoire. Autour du tournage du film français...
63
pour des raisons politiques. Ce point de vue des élites est aussi révélateur d’un rapport trouble
avec la transparence, l’expression et la relation avec la paysannerie.
Mots-clés : Laliberté, cinéma, film, représentation, Rwanda, génocide, non-dit, Opération
Turquoise, anthropologie, histoire.
On cinema and the making of history in Rwanda. A role for Rwandans ?
An abundant cinematography was born from ashes of the Rwandan genocide of 1994.
In June 2007, the French filmaker Alain Tasma walked a team in Rwanda in order to make
a film on the Turquoise Operation, a military action organized by France at the end of the
Rwandan genocide. The team stopped in Butare, province very touched by the massacres :
it recruited extras there among the Rwandan present at the time of the drama of 1994 ; it
carried out a reconstitution of the drama whereas the inhabitants were occupied with their
daily occupations. The whole, 13 years after the drama. A reflection can be raised about the
perceptions of these filmakings within the Rwandans. We chose to focus on intellectuals
from Butare : through discussions with students and teachers and presence at the scene of
the shooting of Operation Turquoise, we found that the eyes of foreigners raise expectations
about the imbalance in the performances, particularly for political reasons. This view of the
elites on the shooting is also indicative of a report trouble with transparency, the expression
and relationship with the peasantry.
Keywords : Laliberté, cinema, movie, representation, Rwanda, genocide, silence, Opération
Turquoise, anthropology, history
Annie Laliberté
Département d’anthropologie
Université Laval
Pavillon Charles-De Koninck
1030, avenue des Sciences-Humaines
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
[email protected]
Ethnographier les silences
de la violence52
Karine Vanthuyne
Comment se laisser saisir par ce qui échappe en tant que cela échappe, non pour en combler
le vide mais pour permettre au mouvement de la vie de se poursuivre et de se relancer?
Corin et al. 2008 : 53-54
Il est fréquemment souligné, en ce qui concerne la mémoire des atrocités, à
quel point celles-ci sont en partie, sinon totalement, indicibles : il n’y aurait pas de
mots pour traduire l’expérience d’un viol, d’un massacre, ou de toute autre forme
de violence53. Or, bien que de nombreux survivants témoignent de la frustration
ressentie de ne pouvoir traduire en mots l’ampleur de l’horreur vécue, « l’indicible
est dit », rappelle Alessandro Portelli (1997 : 143, italiques dans l’original). Les
victimes d’atrocité donnent voix aux souffrances endurées, produisent des récits
sur ce qu’elles ont vécu. Certes, ces mises en mots comportent le plus souvent des
silences. Toutefois, si on leur prête l’oreille, aurais-je appris en analysant ceux de
Mateo, on peut parfois en saisir davantage sur la signification de cette violence
que des récits eux-mêmes.
Âgé de 62 ans, Mateo Ramos Paiz est le seul témoin oculaire du massacre
de la finca54 de San Francisco, qui fut commis par l’armée guatémaltèque en
juillet 1982. Avant la mort brutale des siens, me rapporta-t-il lors des nombreuses
conversations informelles que nous eûmes au cours de mes recherches en 2004,
il s’était particulièrement investi dans les différents processus d’autonomisation
52. Ce texte est dédié à la mémoire de Mateo Ramos Paiz, décédé en octobre 2008, ainsi qu’aux
autres survivants du massacre de San Francisco, pour le précieux cadeau de leurs paroles et
de leurs silences,. Ma gratitude est aussi dirigée à Ellen Corin et Didier Fassin, pour m’avoir
chacun enseigné à leur manière comment tendre l’oreille aux non-dits. Les recherches dont
cet article découle ont bénéficié du soutien financier du Fond québécois pour la recherche sur
la Société et la Culture (FQRSC), du Conseil canadien de la recherche en sciences humaines
(CRSH), et de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Un
grand merci également à Cristiana Giordano, Stephanie Lloyd, Chowra Marakemi, Wren
Nasr et Nubia Rodrigues pour leurs précieux commentaires et suggestions. J’assume toutefois
l’entière responsabilité du résultat final.
53. Giorgio Agamben (1999), par exemple, postule une double impossibilité de témoigner des
camps de concentration d’Auschwitz : une impossibilité physique (soit la mort de ceux qui
auraient pu témoigner du processus d’extermination propre aux camps) et une impossibilité
discursive (soit les limites du langage humain pour témoigner d’une telle expérience). Or, pour
éviter de nier aux survivants d’atrocités la capacité de s’approprier l’expérience de violence
dans son après par le biais de sa narration, je crois qu’il est primordial de ne pas s’arrêter sur
cette double impossibilité de témoigner pour plutôt se centrer sur l’acte de témoigner – mais
ce, bien sûr, sans ignorer les nombreuses difficultés que de tels témoignages posent à leurs
auteurs.
54. Grande propriété à vocation agricole ou d’élevage bovin.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 64 - 71
Ethnographier les silences de la violence
65
que connaissait alors sa communauté – dont le principal fut l’acquisition des
terres de Yulaurel, village où lui et les autres survivants du massacre de San
Francisco résident depuis leur retour d’exil au Mexique. Lorsque je le rencontrai
pour la première fois, Mateo analysa pour moi la situation socioéconomique des
siens, en insistant sur les conditions de travail difficiles qu’ils connaissaient dans
les haciendas mexicaines, où plusieurs des habitants de son village se rendent
quotidiennement afin de gagner de quoi compléter leurs maigres revenus agricoles.
« Il vaut mieux, comme moi, ne travailler qu’à son compte », conclua-t-il. C’està-dire, dans le contexte socioéconomique des Hautes Terres guatémaltèques, ne se
consacrer qu’à la culture de ses champs. Puis Mateo aborda le sujet de l’ancienne
finca de San Francisco, m’expliquant qu’étant donné la situation d’exploitation
qu’ils y connaissaient, lui et les siens avaient tenté de la racheter à son propriétaire.
En me rapportant le refus de ce dernier de la leur vendre, il me fit alors part des
démarches qu’ils avaient entreprises pour acquérir les terres de Yulaurel, et des
difficultés qu’ils avaient alors rencontrées lorsqu’ils commencèrent à les cultiver,
étant donné les multiples moustiques infectés de malaria qui s’y trouvaient. Après
plusieurs voyages onéreux à la capitale, m’expliqua Mateo, ils avaient toutefois
réussi à convaincre un agent du gouvernement de venir arroser leurs terres
d’insecticides, et lui et les siens avaient alors pu commencer à venir s’y installer.
« Or à peine avions-nous commencé à y construire nos nouvelles maisons, conclutil, que nous dûmes fuir pour le Mexique ».
Mateo ne poursuivit pas son récit du passé en abordant l’expérience du
massacre, mais en reprit plutôt le fil en revenant sur le processus d’acquisition
foncière de Yulaurel –insistant cette fois sur l’appui qu’ils avaient reçu du
propriétaire de la finca de San Francisco pour leur achat.
Deux jours après notre première rencontre, alors que mon collègue
accompagnateur55 et moi étions assis sur le perron de l’école où nous avions nos
quartiers, Mateo vint s’asseoir à nos côtés pour bavarder. Il reprit alors son propos
portant sur la situation d’exploitation que les ouvriers-résidants vivaient au sein
de la finca de San Francisco, sur leur désir de la racheter à son propriétaire, et sur
l’appui ensuite reçu de ce dernier pour l’acquisition des terres de Yulaurel. Puis,
examinant le livre que j’étais en train de lire avant qu’il ne vienne nous parler,
Harvest of Violence : The Mayan Indians and the Guatemalan Crisis (Carmack
1988), il m’expliqua rapidement qu’il souffrait aujourd’hui de susto56, que sa tête
était en train de se décomposer, et qu’il oubliait de plus en plus de choses. Me
remettant mon livre, il conclut en me confiant qu’il aimerait bien comprendre
les causes de la violence. Je lui demandai alors s’il avait entendu parler des
commissions de vérité57, ou s’il avait eu connaissance de leurs rapports. Il me
55. J’ai mené mes enquêtes de terrain au Guatemala tout en agissant à titre d’accompagnatrice
internationale de survivants des massacres qui sont impliqués dans des poursuites juridiques
coordonnées par le CALDH –une ONG dont je décris brièvement le travail plus bas dans ce
paragraphe.
56. Voir la section suivante pour une brève description de cette catégorie et une analyse de ses
usages sociaux.
57. Le Guatemala a connu deux commissions de vérité : le Projet interdiocésain pour la récu-
66
KARINE VANTHUYNE
répondit savoir qu’elles avaient eu lieu, mais toujours ignorer leurs conclusions.
Mon collègue, Pierre, lui demanda alors pourquoi il n’assistait jamais aux
réunions qu’organisait le Centre pour l’action légale pour la défense des droits
humains (CALDH), une ONG qui coordonne une poursuite juridique contre ceux
qui orchestrèrent les quelque 600 massacres que commit l’armée entre 1981 et
1983, dont celui de San Francisco. Dans ces réunions, entre autres choses, cette
organisation vulgarise les conclusions des rapports des commissions de vérité.
Mateo répondit qu’il ne venait pas parce que, le moment venu, soit il ne se sentait
pas suffisamment bien pour ce faire, ou soit il avait tout simplement oublié qu’il y
avait réunion, sa mémoire étant de plus en plus défaillante. « Je pense que c’est à
cause du susto dont je souffre », affirma-t-il. Après quoi il nous confia :
Après que les gens de San Francisco s’étaient fait massacrer [et que je décidai
alors de m’enfuir du bâtiment où je me trouvai encore, caché sous les corps
d’hommes morts], l’armée me poursuivit, et j’entendis alors leurs balles siffler tout près de mes oreilles. J’ai couru. Je pensais que j’allais mourir. Mais
grâce à Dieu je ne suis pas mort. (Silence). J’ai longtemps fait des cauchemars : j’avais peur que l’armée ne vienne me chercher dans mon lit. Là je suis
plus tranquille mais je continue d’oublier. Quelqu’un du CALDH m’a dit que
[cette perte de mémoire] devait être due à la grande frayeur que j’ai ressentie
devant cette violence. Une frayeur qui aurait affaibli mon cerveau.
Mateo, Yulaurel, février 2004
Ce fut l’unique fois où Mateo me fit spontanément part de son expérience
du massacre. Quatre mois plus tard, au moment où, dans le cadre de la série
d’entretiens que je menai avec les habitants de Yulaurel en juin 2004, je demandai
à Mateo quand les problèmes avaient commencé à San Francisco, espérant ainsi
l’amener à ce qu’il me narre à nouveau son expérience du massacre, il me répondit
en me faisant part de ce qui les avaient motivés, lui et les siens, à acheter les terres
de Yulaurel, insistant à nouveau sur l’exploitation vécue sur la finca et les difficultés
qu’ils avaient rencontrées une fois leur nouvelle propriété acquise, y compris le
paludisme. Lorsque je lui redemandai de me préciser comment les problèmes
avaient commencé à San Francisco, espérant toujours l’amener à ce qu’il me
parle de son expérience du conflit civil armé, il me rétorqua « Quels problèmes? »
Lorsque je lui répondis « le problème de la guerre, les guérilleros… », il me
raconta alors de manière confuse les délibérations que lui et les siens avaient eues
avec les rebelles. D’abord, Mateo m’expliqua que c’étaient eux, les guérilleros, la
source du problème. Ils avaient tenté de convaincre les ouvriers de San Francisco
qu’ils se joignent à leur rébellion en « cessant de faire vivre leur patron ». Mateo
me précisa que les habitants de San Francisco leur avaient toutefois rétorqué
préférer rester en bons termes avec lui, ce dernier les ayant appuyés dans leurs
démarches pour l’acquisition des terres de Yulaurel. Or, dans ce même propos,
Mateo suggéra également que lui et les siens avaient aussi considéré avec sérieux
la stratégie d’autonomisation proposée par les guérilleros, mais tout en leur disant
pération de la mémoire historique (ODHAG 1998) et la Commission pour l’éclaircissement
historique (CEH 1999).
Ethnographier les silences de la violence
67
qu’ils espéraient qu’ils savaient ce qu’ils faisaient, les risques d’une répression
armée étant des plus élevés.
Lorsque je suis revenue au Guatemala en 2006 pour y compléter mon enquête
de terrain, Victor (pseudonyme), un ancien guérillero, aujourd’hui directeur d’une
association œuvrant pour la défense des droits des victimes du conflit civil armé
guatémaltèque, m’annonça que Mateo était mort. Mais lorsque je lui demandai
des détails sur le décès de ce dernier, il me précisa qu’en fait il n’était pas tout à
fait mort, mais qu’il avait perdu la mémoire, c’est-à-dire, plus exactement, qu’il ne
se rappelait plus du massacre des siens. Sitôt arrivée à Yulaurel, je reçus toujours
sur le parvis de l’école, la visite de Mateo qui, ne me reconnaissant guère, me
posa quelques questions pour (re)prendre contact avec moi. Puis, ces formalités
échangées, il enchaîna aussitôt sur les nombreux moustiques porteurs de malaria
dont ils avaient souffert, ces premières années où lui et les siens avaient commencé
à cultiver les terres de Yulaurel. Mais après quelques jours, je me rendis compte
que Mateo avait non seulement évacué de son récit du passé le massacre des siens,
mais également tous les dilemmes insolubles qui l’avaient précédé eu égard à leurs
rapports ambigus avec la guérilla.
Le susto, comme mode de lecture des effets de l’expérience d’un
massacre dans le présent de ses survivants, n’est pas seulement véhiculé par
des organisations telles que le CALDH, ou approprié par des rescapés comme
Mateo. Comme le soulignent Didier Fassin et Richard Retchman (2007), cette
interprétation pathologisante des souvenirs, ou de l’oubli, de l’expérience directe
ou indirecte d’évènements « hors du commun », ne serait pas propre au contexte
guatémaltèque. Dans les travaux savants, comme dans le discours profane, la
notion du « traumatisme » (c’est-à-dire une catégorie diagnostique proche de celle,
latino-américaine, du susto) serait devenue une « vérité partagée » ; l’intervention
des psychologues et des psychiatres sur le théâtre des guerres et des catastrophes,
des violences extrêmes ou ordinaires, un des principaux effets pratiques de ce
nouveau « régime de véridiction » ; et « libérer la parole des victimes », le modus
operandi de l’intervention humanitaire en situation post-conflit ou post-désastre.
Or le récit de mes interactions avec la mémoire de Mateo témoigne non
seulement des limites d’une lecture de cette mémoire en termes de « trauma ».
Il suggère également la violence potentielle d’une intervention post-conflit
essentiellement centrée sur une libération de la parole des « victimes ». Certes,
il est fort probable que d’un point de vue strictement psychologique, « l’oubli »
de Mateo constitue une « réponse normale à une situation anormale » (selon les
critères du diagnostic psychiatrique du traumatisme). Toutefois, à la lumière des
conversations et de l’entretien que j’ai eus avec lui, j’aimerais suggérer une lecture
complémentaire de son « oubli ». Cette analyse mettra en exergue comment le
susto de Mateo, et plus largement le « traumatisme » des victimes de violence, s’ils
énoncent une vérité de l’humain faisant face à une situation « extraordinaire », le
font au détriment d’autres registres possibles de qualification et d’action. Il s’agit
d’une zone d’ombre que seule une prise en compte des non-dits de l’expérience de
violence permet de mettre en lumière, avant de les qualifier d’« oubli ».
68
KARINE VANTHUYNE
Selon Michael Pollack (2000 [1990]), le silence d’une majorité des
survivants d’Auschwitz devrait être lu non pas comme un « oubli » de l’expérience
concentrationnaire, mais comme un mode de gestion de la mémoire des camps,
étant donné les possibilités limitées d’en rendre compte. Des possibilités que cet
historien, en réaction aux thèses du psychanalyste Bruno Bettelheim, s’attache à
situer au-delà des seules capacités individuelles (psychiques) d’une mise en mots
de l’indicible, en interrogeant plutôt les conditions sociopolitiques qui appuient
et/ou contraignent la prise de parole des rescapés. Ce que disent et taisent les
survivants d’Auschwitz, soutient Pollack, relèverait autant de l’image de soi qu’ils
veulent sauvegarder et projeter, que des différentes définitions légales et politiques
qu’a connues le statut de « rescapé » dans divers contextes politiques.
Au Guatemala, la reconnaissance sociale et politico-légale des survivants
des massacres opère principalement à travers l’identité de « victime ». Dans
les premiers témoignages qu’ils confièrent deux mois après le massacre de
San Francisco à un anthropologue travaillant pour Amnistie Internationale,
certains survivants évoquèrent le sentiment d’avoir été persécutés parce que leur
communauté était en train de s’affranchir du système féodal au travers duquel
l’élite guatémaltèque désirait continuer de les exploiter (Vanthuyne 2008). Mais ne
pouvant économiquement se permettre de mettre en jeu les réparations auxquelles
ils ont droit en tant que victimes du conflit, la quasi totalité de ces survivants ne
se constitue plus aujourd’hui comme les acteurs d’un processus d’autonomisation
qui entretint un rapport particulièrement complexe avec la guérilla. La révélation
de leur implication politique passée pouvant compromettre la reconnaissance de
leur statut de « victime » (le gouvernement ayant rejeté « la vérité » du génocide
qu’établirent les commissions de vérité), ils en sont plutôt venus à s’approprier
l’offre identitaire du CALDH58, et à se construire comme les victimes innocentes
d’un conflit qui opposa deux forces leur étant étrangères. Mateo excepté.
Des démarches effectuées pour l’obtention du titre des terres de Yulaurel
à son refus actuel d’aller travailler dans les haciendas mexicaines, la trajectoire
biographique de Mateo est principalement celle d’une quête de son autonomie :
Mateo n’a de cesse tout au long de sa vie de chercher à s’approprier le plein
contrôle de son existence, en proposant d’acheter la finca à son propriétaire, en
négociant l’acquisition des terres de Yulaurel, et en ne travaillant aujourd’hui que
pour son propre compte. Or, le conflit civil armé exigeant une lecture en termes
d’une situation que les habitants de San Francisco auraient passivement endurée,
les modes dominants de la mise en récit du passé entrent en flagrante contradiction
avec cette manière propre qu’a Mateo de donner sens et direction à sa vie. Mateo,
jusqu’à son « oubli » du massacre des siens, aimerais-je proposer, aurait plutôt
continué d’en parler, mais avec hésitation et méfiance, étant donné le contexte
discursif dominant, en faisant état des dilemmes insolubles dans lesquels il s’était
58. Pour encourager leur mobilisation pour la justice, le CALDH a encouragé les survivants des
massacres à relire celui-ci comme une violation de leurs droits fondamentaux (Vanthuyne
2007). Ils n’étaient pas des coupables qui furent dûment punis pour leur soutien à la guérilla,
comme l’affirma et continue de le sous-entendre l’armée. Ils furent plutôt les victimes d’une
politique d’extermination injustifiée et injustifiable.
69
Ethnographier les silences de la violence
trouvé comme acteur. Au récit simplificateur d’une guerre qui opposa deux
forces armées qui leur étaient étrangères, Mateo propose plutôt celui d’un drame
complexe dans lequel il avait été impliqué. Mais faute d’interlocuteurs, voire d’une
reconnaissance sociale et politique plus large de la complexité historique du conflit
civil armé, Mateo aurait fini par se taire et par mettre complètement de côté et le
massacre des siens, et ses interactions avec la guérilla, pour plutôt se centrer, dans
son récit du passé, sur ses démarches auprès des autorités gouvernementales pour
l’acquisition des terres de Yulaurel et leur assainissement contre la malaria.
« Mateo est mort », m’annonçait Victor en 2006. Certes, Mateo n’était
pas encore décédé, mais sa mort sociale, ainsi que son « oubli » du massacre des
siens, révélaient tout de même comment la « victimisation » des survivants sur
laquelle le CALDH met l’accent peut à la fois reproduire le mythe historique et
raciste de l’Indien passif, d’une part, et rendre tabou toute discussion portant sur
le rôle de la guérilla dans le conflit, d’autre part. Or cette discussion est nécessaire
à la démocratisation du Guatemala, qu’entend justement favoriser cette association
(Vanthuyne 2007) : non pas pour incriminer les guérilleros d’avoir « provoqué »
la violence armée, comme l’a fait l’anthropologue David Stoll (1993 ; 1998),
mais pour permettre des échanges critiques et constructifs entre civils et anciens
guérilleros. En raison de l’extrême violence dont ils furent victimes, la guérilla les
ayant laissé sans défense, les survivants des massacres auprès desquels j’ai mené
mes recherches refusent aujourd’hui de s’en remettre aux autres, que ce soit au
gouvernement ou aux ONG telle le CALDH. Or, si l’objectif de ces organisations
est de favoriser la démocratisation « par le bas » du Guatemala, il est nécessaire
qu’elles se mettent à l’écoute des silences de ceux dont elles entendent faire des
« citoyens ». Il en va autant d’une reconnaissance véritable des capacités d’action
des sujets de leur intervention que d’une meilleure compréhension de ce qui
entrave la démocratisation et la participation politique espérées.
It is often considered the task of historiography to break the silences that announces the
zones of taboo. […] I have myself found this a very complicated task, for […] we may
end by using our capacity to « nearth » as a weapon.
Das 2007 : 5
Comme le suggère ici Veena Das, les militants pour la défense des droits des
victimes ne sont pas les seuls qui, de par une action trop étroitement centrée sur
la dénonciation publique de violences passées, courent le risque de taire d’autres
types de discours sur celles-ci. Soucieuse de documenter les évènements du conflit
civil armé le plus rigoureusement possible, j’ai moi-même, à l’occasion, espéré
vaincre le silence de mes informateurs. En témoigne cet extrait d’entretien avec
Mateo, rapporté ci-dessus, où j’insistai pour qu’il me narre son expérience du
conflit civil armé.
La position que nous devrions adopter, comme anthropologues, face aux
silences de la violence politique, n’est jamais facile à déterminer, deux dangers
nous guettant. D’un côté, souligne Cécile Rousseau, nous pouvons « désirer
éviter toute retraumatisation en tentant, autant que faire se peut, de ne pas toucher
70
KARINE VANTHUYNE
le sujet » (1994 : 14). Mais cette position peut insidieusement nous amener à
participer au renforcement du déni social qui entoure, en général, les évènements
violents. De l’autre, continue Rousseau, nous pouvons désirer en savoir davantage
sur ces évènements afin d’être en mesure de les documenter le mieux possible.
Or le danger de cette deuxième position est à la fois « la souffrance psychique
à laquelle les sujets peuvent être soumis, à cause de la reviviscence possible du
traumatisme, mais […] aussi l’ambiguïté de la position du voyeur, une position qui
instrumentalise la souffrance de l’autre en en faisant un objet d’étude » (Rousseau
1994 : 14).
Mon expérience de terrain auprès de Mateo m’aura enseigné deux leçons
essentielles pour la recherche en situation post-conflit : que la curiosité qui nous
anime comme chercheur peut nous rendre aveugles au désir des acteurs de demeurer
silencieux sur certains évènements. Mais surtout, que le silence ne devrait pas être
traité comme un obstacle à la connaissance mais au contraire, comme une donnée
essentielle de celle-ci. Ethnographier les non-dits de Mateo m’aura en effet permis
de saisir les autres significations que peut revêtir le verbe « survivre » en dehors
du cadre mémoriel dominant de la « victime innocente d’un génocide ».
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RÉSUMÉ – ABSTRACT
Ethnographier les silences de la violence
Est fréquemment souligné, en ce qui concerne les mémoires d’atrocités, à quel point
celles-ci sont en partie sinon pas totalement indicibles. Or, bien que de nombreux survivants
témoignent de l’absence de mots pouvant traduire l’ampleur de l’horreur vécue, l’indicible
est dit. Ces récits comportent certes des silences. Néanmoins, si on leur prête l’oreille, auraisje appris en analysant ceux de survivants du conflit armé guatémaltèque, on peut parfois en
apprendre davantage que des récits eux-mêmes. A partir de l’examen du silence de Mateo,
seul témoin oculaire du massacre de la finca San Francisco, Nentón, Huehuetenango, je
cherche à démontrer l’importance de s’intéresser aux non-dits si l’on veut véritablement se
saisir de ce que « survivre » signifie dans le Guatemala d’aujourd’hui.
Mots-clés : Vanthuyne; Guatemala; post-conflit armé interne; politiques de la mémoire;
« victimisation »; silence des survivants.
Doing ethnography of the silences of violence
It is often noted, in terms of people’s memories of atrocities, that these are partially
if not totally impossible to put into words. However, even though numerous survivors bear
witness to the absence of words able to translate the magnitude of the horrors they have been
through, words are used nonetheless. These life stories of course contain silences. If we listen
to them, as I learned to do in analyzing the life stories of survivors of the Guatemalan armed
conflict, we can sometimes learn more from them than from the stories themselves. Beginning
with an examination of Mateo’s silence (who is the sole eye witness of the massacre finca
San Fransisco, Nentón, Huehuetenango), I seek to show the importance of an attention
to the unsaid if we want to really understand what it means to “survive” in contemporary
Guatemala.
Keywords : Vanthuyne; Guatemala; post internal armed conflict; politics of memory;
“victimization”; survivors’ silences.
Karine Vanthuyne
Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux
Sciences sociales, politique, santé
École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
96 boulevard Raspail
75006 Paris
France
[email protected]
Esquisse d’une anthropologie
impliquée auprès des victimes
de la « disparition forcée »
Alice Verstaeten
La « disparition forcée », pratiquée depuis les années 1960-1970 par des
« escadrons de la mort » paraétatiques, a été systématisée par la dernière dictature
militaire argentine. Entre 1976 et 1983, les juntes au pouvoir font environ 30 000
victimes directes, auxquelles s’ajoutent des familles plongées dans la terreur. La
« disparition forcée » est une forme de « mort sociale » : des enlèvements et des
détentions arbitraires violent l’intégrité des victimes, leurs noms et leurs corps sont
niés, les exécutions extrajudiciaires sont cachées, la mort rituelle et symbolique est
empêchée.
Nous semblons d’habitude incapables de prendre en compte la destruction,
nous, chercheurs des constructions, des structures, des fonctions, des symboliques
sociales. Nous avons pris l’habitude d’euphémiser ces violences produites
par le social, ou en tous cas de gommer leur proximité avec notre quotidien.
En témoignent les « fièvres génocidaires » ou les « folies meurtrières », en
témoigne notre habitude de rejeter les bourreaux dans les sphères du bestial, de
l’inhumain, du sadique. Les scientifiques parlent alors, en Colombie par exemple,
de « violentologie ». Comme si les sciences humaines et sociales existantes ne
pouvaient prendre en charge cette irruption du non-sens dans une démarche de
compréhension. Comment penser ce qui vient briser tous nos cadres de pensée?
Mais cette perte de repères théoriques n’est en réalité que la face « scientifique »
d’un problème global de rapport « intellectuel », de rapport de sens à la société qui
nous entoure et qui nous fait, alors même que nous avons expérimenté sa capacité
d’autodestruction : « le massacre advient dans les relations mais aussi comme
l’interruption de la relation sociale, il survient dans les sociétés humaines et à leurs
limites, en dehors d’elles » (Houillon 2005 : 388).
Ce qui nous pose problème avec la disparition forcée, c’est que nous
semblons dans l’incapacité de penser la capacité du social à se retourner contre
lui-même. Ce que Germaine Tillion appelle le « dé-civilisateur » intervient comme
une déchirure du sens : « c’est au point impossible de cette déchirure qu’il convient
de penser, là où le massacre intervient comme le point de la violence extrême où
la culture ne parvient plus à s’élaborer et à se réfléchir dans la pensée » (Houillon
2005 : 388).
Les premières à témoigner de cet impensable seront les « Mères de la Place
de Mai », bientôt suivies par leurs familles et enfin, par certains survivants des
« camps de disparition ». Les bribes d’intériorités blessées qu’ils parviennent à nous
transmettre nous laissent empreints d’horreur. Je tenterai d’esquisser ici l’importance
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 72 - 78
Esquisse d’une anthropologie impliquée auprès des victimes de la « disparition forcée »
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de ce premier moment de confrontation avec la terreur dans la construction d’une
éthique et d’un savoir anthropologiques. Révolte, incompréhension et émotion
sont à la racine de mon travail. Ces sentiments ont guidé la construction de mon
rapport aux familles de disparus et aux survivants des camps argentins, ont nourri
mon écriture et influencé mes choix théoriques. C’est en effet, me semble-t-il,
l’émotion qui pousse à l’implication. Et l’implication qui, seule, permet de penser
la terreur sans la déréaliser. Penser cette terreur, c’est participer à la reconnaissance
des victimes (comme personnes, comme intimités blessées) et à la reconstruction
progressive du lien social.
Confrontation avec la terreur
Cette recherche oscille entre empathie et intellectualisation, entre implication
et distanciation, entre transferts et contre-transferts, dans une forme de tension
permanente. Les témoins de la « disparition » argentine n’avaient de cesse, dès le
début, de guetter mes réactions. J’avais tendance à vouloir cacher mes émotions,
mais j’avais tort. J’ai peu à peu compris que ce que mes interlocuteurs saisissaient
de mon effroi les apaisait. Ils lisaient dans mes yeux la réalité de ce qu’ils disaient
en même temps que la légitimité de leur désarroi. Il y a un peu du « pince-moi,
je rêve » dans notre relation. Peut-être y a-t-il quelque chose de comparable à
ce qu’ont pu connaître des analystes face aux survivants de la Shoah : « ce que
[le patient] perçoit de l’anxiété, l’horreur, la mortification ou la peine de son
analyste… [lui] prouve, psychiquement, la réalité de ces événements » (GrubrichSimitis 1984 : 303).
Au fil de mon parcours, j’ai découvert que la commotion, parce qu’elle
est indéniable, est un élément même de la réflexion. Faire une ethnographie
« depuis la disparition », c’est apprendre à travailler immergé dans une empathie,
une compassion immédiate et totale pour nos interlocuteurs. « La distanciation
neutre », nous dit Didier Fassin, « n’est avec le SIDA [ou la disparition] ni
possible, ni humainement acceptable : c’est l’implication du chercheur qui est
nécessaire […] ce qui caractérise fondamentalement cette position, c’est une
certaine forme d’empathie » (Fassin 1999 : 59). Plus encore : je suis convaincue
que « l’objectivité scientifique », au sens d’une impartialité policée, deviendrait
le signe d’un désengagement. Et le désengagement du chercheur ne me semble
pouvoir produire que le « repli » de ses interlocuteurs.
Ce qui surgit alors, c’est l’idée d’une responsabilité du chercheur dans
la transmission des émotions. Jackie Assayag l’exprime ainsi : « il revient aux
praticiens des sciences sociales d’assumer la charge de passeurs des désastres
du passé au tournant du XXIe siècle où les rangs des rescapés, des acteurs, des
bourreaux, des témoins s’éclaircissent. Garantir « l’ininterruption » des récits des
violences extrêmes dans les guerres, les conflits et les camps est la responsabilité
qui nous échoit, de fait et de droit » (Assayag 2007 : 12).
Comme telles, les émotions du récit ne suffisent pas. Elles ne sauraient être
une fin en soi. Elles sont importantes en tant qu’éléments constitutifs du processus
de conscientisation de l’histoire et de la transmission de celle-ci.
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ALICE VERSTAETEN
L’empathie, sans exutoires construits vers la pensée, serait un piège :
nombreux sont les écrits sur l’horreur qui portent leur part de complaisance, et je
n’en suis pas exempte, fragilisée comme tout autre par la frontière entre écriture
du sensible et écriture « sacrificielle ». J’en veux pour preuve la désorientation
et le désespoir qui ont pu parfois m’habiter. Les récits de ceux qui ont vécu la
disparition ont eu tendance « à réveiller mes morts » autant qu’ils maintenaient les
leurs en vie. C’est dans le passage de l’ethnographie à l’anthropologie, quand je
suis devenue à mon tour narratrice des récits de vie qui m’ont été confiés, quand
je les reliais entre eux pour arriver à la théorisation, que l’empathie a trouvé son
ouverture, son exutoire, son sens.
Hélène Piralian (1994) le souligne : une « écriture sacrificielle », s’identifiant
totalement aux victimes, ne ferait qu’entériner la toute-puissance des criminels
et perpétuer le génocide. Cette identification perpétuerait, en effet, une division
manichéenne du monde. Si parler et penser la disparition en tant qu’anthropologue
suppose d’entrer dans les sphères de la « catastrophe », dans la pensée de l’autre,
cela suppose encore davantage : garder la possibilité de s’en extraire.
Une anthropologie « impliquée »?
Qui dit participation à un processus de transmission dit « responsabilité » :
« non seulement parce que cette déchirure affecte notre actualité, mais aussi pour ne
pas abandonner le passé naufragé à la mémoire, au rituel ou à la commémoration »
(Assayag 2007 : 12). Maria-Adela, sœur de disparu, définit d’ailleurs ma démarche
à ses côtés comme une « médiation ». Le témoignage qu’elle me confie fait
alors office de contrat implicite de solidarité. Je suis « engagée » dans une
chaîne de témoignages qui, si l’on en croit Michel Peroni, « constitue une figure
paradigmatique du lien social, morale et dynamique, alternative à celle du contrat »
(Peroni 1995 : 264). Le contrat, dit-il, est propre à une société d’individus. Le
témoignage serait son équivalent, en Argentine, dans le réseau des droits humains :
une médiation au cœur d’un lien social délié par la force.
Si la « disparition forcée » est une forme de « mort sociale », quelle
autre « responsabilité », pour des chercheurs du « social », que la restauration
préalable d’un lien social minimum, d’une confiance minimale en l’humain?
C’est là un préalable indispensable à toute reconstruction du sens. Contrer la
tentative génocidaire d’isolement des victimes est le premier pas à franchir dans
la lutte contre le silence et le non-dit. C’est ici qu’intervient cette conception de
l’anthropologie comme « manière de se mettre aux côtés [de nos interlocuteurs],
de travailler auprès d’eux, de faire prévaloir leurs points de vue » (Fassin 1999 :
59) 59.
Aux côtés des témoins de l’horreur, l’on est amené à percevoir, à ressentir
progressivement, l’ampleur de cette « disparition » qui nous laisse tour à tour
59. Didier Fassin précise ensuite la méthode nécessaire à toute entreprise de ce type : « privilégier
une proximité de l’action et une distance de l’analyse, ou plus précisément, un lien étroit avec
le côté de la souffrance et une position critique à l’égard des formes du pouvoir auxquelles
[ces personnes] sont confrontées ».
Esquisse d’une anthropologie impliquée auprès des victimes de la « disparition forcée »
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horrifiés, pétrifiés, transis, pantelants, chancelants. Ces témoins nous font partager
une « co-naissance » des événements vécus, une « co-naissance » des émotions
qui les ont traversés et de l’imaginaire qu’ils se sont construit pour survivre. Le
chercheur « lit » véritablement par-dessus l’épaule de ses interlocuteurs. Comme
nos interlocuteurs à l’époque où la disparition est survenue, nous la ressentons
avant de pouvoir en saisir la logique. Ces émotions transmises et cette plongée
progressive dans la nébuleuse sont indispensables à la construction du sens et du
savoir anthropologique. Elles constituent le « socle de réalité » de la recherche.
Sans elles, les chercheurs déréalisent l’horreur. Ce serait, me semble-t-il, faillir à
nos responsabilités.
Ce regard conjoint avec mes interlocuteurs, ces émotions partagées, ont
été mes premiers pas vers l’idée d’une « anthropologie impliquée », sans doute
effective avant d’être conscientisée.
Rompre l’isolement génocidaire
La disparition est, selon la rhétorique de justification des bourreaux, un moyen
de pression politique, une « sale guerre »… prolongeant le politique par d’autres
moyens. Or, elle apparaît surtout comme un moyen de scléroser les relations
sociales par la terreur et donc, comme un moyen de tuer le politique. Parce que l’on
sort du politique, parce que l’on atomise le lien social symboliquement organisé par
la parole, la violence du génocide et de la disparition « est indialectisable », insiste
Catherine Coquio. « Seul l’univers des mots et du sens, mis à mal dans le passage
à l’acte, peut faire sortir de cette pure négativité » (Coquio 1999 : 32). Détruites
par la rupture du sens et la manipulation du langage, les familles de disparus n’ont
d’autre choix que de commencer par là leur reconstruction. Elles n’ont d’autre
choix que de tenter de refaire du politique pour rompre leur isolement. Je n’ai
d’autre choix, si je veux les accompagner, que de les accompagner aussi sur la voie
de la parole, du langage et donc, sur la voie politique.
L’isolement génocidaire provoque « l’annulation juridique, politique,
sociale [des victimes], leur retire toute existence privée et publique, les privant
de rôle social, de sentiment de dignité, de vie intime et de parole » (Coquio
1999 : 32). Dans sa dimension politique, l’anthropologie impliquée va répondre
à « l’exigence d’une société de se réélaborer à travers le problème de son rapport
aux violences extrêmes » (Houillon 2005 : 388). Elle va s’attacher à réarticuler
existence privée et existence publique, vie intime et parole donnée. C’est pour
aller dans ce sens que j’ai décidé de suivre la volonté de mes interlocuteurs qui,
dans leur grande majorité, tiennent à révéler leurs véritables identités – ainsi que
celles de leurs proches assassinés. Il s’agit de lutter contre la dépersonnalisation et
la massification, de lutter contre le cynisme du Général Videla qui, en 1977 déjà,
déclarait publiquement : « Les disparus? Ils n’existent pas. Ils ne sont ni vivants,
ni morts. Ils n’existent pas ». Les victimes de la disparition éprouvent donc le
besoin d’attester de leur « présence ». Cette « présence », cette « réalité » peut,
par ailleurs, avoir le statut de preuve : le crime a bien eu lieu, puisque les éléments
dont je témoigne concordent avec d’autres récits.
76
ALICE VERSTAETEN
« Reconstruire le sens », c’est d’abord reconnaître que le crime a eu lieu et
reconnaître la spécificité de ses modalités, reconnaître l’existence de ses victimes.
Les relations que je construis avec mes interlocuteurs vont donc être faites de
« reconnaissance », comprise comme une recomposition du lien social et politique
depuis un moment de réciprocité, celui du récit. Puisque la disparition, détruisant
le symbolique, base son pouvoir sur le silence et la terreur, cette démarche de
reconnaissance me semble devoir se construire à partir des intimités blessées,
reconnues tour à tour dans leurs spécificités.
C’est partant de là que l’ampleur du crime – et donc sa portée historique
– apparaît, c’est partant de là que les historiens peuvent prendre le relais.
La connaissance (historique) découle de la reconnaissance (notamment
anthropologique).
Transmettre l’intime pour penser la terreur
Être un anthropologue « passeur » d’intimités, c’est reconstruire petit à
petit un sens possible à la catastrophe venue fissurer le social. C’est construire de
tout petits liens entre les personnes, entre les événements, s’attacher au détail, au
minuscule, à l’intime qui seul pourra révéler l’ampleur de la « catastrophe ». Car
le crime contre l’humanité peut être, dans une certaine mesure, traduit par des
données « objectives » : 30 000 disparus, 10 000 morts dans les affrontements,
un million d’exilés, 500 enfants en bas âge appropriés comme butin de guerre par
les militaires et leurs proches, des centaines de camps de torture et de disparition,
des dizaines de fosses communes. Mais le crime contre l’intimité, lui, dans sa
profondeur et dans sa densité, reste bien plus difficile à appréhender.
Pour un anthropologue, ce sera d’abord Haydée qui mime l’exécution de
son fils en la racontant, Carmen qui serre sa fille invisible dans ses bras en se
souvenant de leur dernier contact. Ils s’agira de reprendre la logique militante
des familles elles-mêmes, qui sur la place de Mai tentent d’exposer de l’intime :
des photos, une chemise, un foulard, une déclaration de naissance des disparus
viennent, par bribes, figurer l’infigurable. Il s’agit, si l’on en croit Vera, mère de
disparue, de « raconter l’histoire des disparus à travers ce qu’il reste d’eux, ce
qui serait tangible et visible. Visible pour les autres. [...] Ce sont des choses qui
confluent dans un fleuve informatif, plein d’émotions, et qui arrivent jusqu’aux
gens, qui leur font comprendre ce qui s’est passé ». Les anthropologues amènent la
mémoire des gestes, des noms, des paroles, des émotions. Ils se chargent de relayer
cette reconnaissance des crimes opérant par le biais du sensible. Si cette logique a
été initiée par les familles elles-mêmes, il s’agit d’une anthropologie « partagée »,
conjointement élaborée, plus encore « qu’impliquée ».
L’anthropologie tisse alors « de tout petits liens » entre les intimités, elle
tisse des bribes d’un sens collectif pouvant contenir une foule de variations. Face
à la « biopolitique », face à des régimes de type totalitaire, face au massacre, le
« petit » intervient comme une « forme de résistance à l’un et au tout » (Laplantine
2003 : 49). Je comprends la démarche anthropologique elle-même comme antitotalitaire, anti-massacrante, anti-disparitionniste, car elle s’applique, à la manière
Esquisse d’une anthropologie impliquée auprès des victimes de la « disparition forcée »
77
de Catherine Coquio qui s’inspire de Broch, à « penser l’avenir à partir du passé,
le collectif à travers le singulier, l’inhumain à travers l’humain, le “mutisme du
meurtre” » à travers la parole rescapée, le passage à l’acte à travers le travail sur
la langue ». Cette démarche, nous dit encore l’auteure, revient à « inverser terme
à terme l’opération génocidaire : rendre possible une transmission humaine, et par
là, sinon une tradition commune, une communauté viable » (Coquio 1999 : 60).
Face au déni, à la dépersonnalisation de l’autre, à son effacement, il s’agira
de s’engager sur la voie du personnel, de l’intime, afin de rappeler que ces crimes
contre l’humanité ont d’abord touché des intimités, des personnes vivantes liées à
d’autres personnes vivantes. C’est cela, le « sens » de la disparition.
Références
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extrêmes », Gradhiva, 5 : 7-26.
Beaupré N., 2005, « Écrire pour dire, écrire pour taire, écrire pour tuer? La littérature de
guerre face aux massacres et aux violences extrêmes du front ouest (1914-1918) » :
303-317 in D. El Kenz (dir.), Le massacre, objet d’histoire. Paris, Gallimard.
Coquio C., 1999, « Du malentendu » : 17-86 in C. Coquio (dir.), Parler des camps, penser
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Fassin D., 1999, « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie
des recherches en sciences sociales sur le SIDA en Afrique » : 41-66 in C. Becker,
J.P. Dozon, C. Obbo et M. Touré (dir.), Sciences sociales et sida en Afrique. Bilan et
perspectives. Paris, Karthala.
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Houillon V., 2005, « Philosophie et politique du massacre : essai d’une déconstruction » :
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Ingrao C., 2005, « Une anthropologie historique du massacre : le cas des Einsatzgruppen en
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Laplantine F., 2003, De tout petits liens. Paris, Fayard.
Peroni M., 1995, « Engagement public et exposition de la personne : l’acteur, le spectateur et
l’auteur » : 249-265 in J. Ion et M. Peroni (coord.), Engagement public et exposition de
la personne, Actes du colloque du CRESAL, Saint-Étienne, 3-5 octobre 1995. La Tour
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Piralian H., 1994, Génocide et transmission : sauver la mort, sortir du meurtre. Paris,
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Tillion G., 1998, Ravensbrück. Paris, Seuil.
Wieviorka A., 1998, L’ère du témoin. Paris, Plon Hachette Littératures.
78
ALICE VERSTAETEN
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Esquisse d’une anthropologie impliquée auprès des victimes de la « disparition forcée »
La « disparition forcée » en Argentine questionne la capacité, pour l’anthropologie,
d’aborder la violence et ce qu’elle a d’indicible. Il s’agit donc, comme tout préalable à l’immersion dans un terrain « miné », de questionner la tension qui nous habite. Faite d’oscillation
entre empathie, engagement et distanciation, notre position ethnographique interroge notre
rapport de sens à la société qui nous entoure et qui nous fait, alors même que nous en avons
expérimenté la capacité d’autodestruction. Il s’agira d’éclairer ici ce que je comprends comme
la double implication possible des chercheurs : réélaboration du sens, reconstruction des liens.
Car face à la « mort sociale », l’anthropologue peut participer d’une dynamique sociale de reconnaissance (comme recomposition du lien social et politique depuis une relation de réciprocité). Participer de cette dynamique, c’est aussi en questionner les enjeux éthiques et politiques.
Face au déni, à la dépersonnalisation de l’autre, à son effacement, s’engager sur la voie du
personnel, de l’intime, c’est rappeler que ces crimes contre l’humanité ont d’abord touché des
intimités. Cette démarche anthropologique, impliquée aux côtés des victimes de la « disparition
», élaborée avec elles, est vécue comme une co-naissance du sens, comme un parcours menant
de l’intimité blessée à l’histoire et la mémoire collectives (D. Fassin, F. Laplantine, C. Coquio).
Il s’agit, somme toute, de transmettre l’intime pour penser la terreur.
Mots-clés : Verstraeten, disparition, terreur, émotion, implication, reconnaissance.
Sketching an involved anthropolgy by the side of victims of “forced disappearance”
The « forced disappearance » in Argentina questions the capacity of anthropology to approach violence and its unspeakable elements. Before entering such a minefield it is necessary
to examine our own internal feelings. Our ethnographical position is made up of changeable
feelings of empathy, involvement and detachment and questions the relationship of sense in the
society which surrounds and forms us, while at the same time experimenting with that same society’s capacity for self-destruction. In this article I intend to examine what I consider to be the
possible doble involvement of the researchers: the reconstruction of sense and the rebuilding of
relationships. Confronted by ‘social death’ the anthropologist may participate in a social dynamic of recognition (as a reconstruction of a social and political link resulting from a reciprocal
relationship). Taking part in this dynamic means that its ethical and political implications are
also called into question. Faced with denial, with the depersonalization and elimination of
the other, we need to follow the way of individualization, of intimity. It indeedy reminds us
that crimes against humanity were first perpetrated against that which is most intimate. This
anthropological approach, involved by the side of victims of “disappearance”, and developed
in conjunction with them, is experienced as a rebirth of sense, as a journey which leads us
from wounded intimacy towards history and collective memory (D. Fassin, F. Laplantine, C.
Coquio). In short, I’m trying to transmit the intimate to make possible thinking terror.
Keywords : Verstraeten, disappearance, terror, emotion, involvement, recognition.
Alice Verstraeten
Département d’anthropologie
Université Lyon II
5 avenue Pierre Mendès-France
69676 BRON France
[email protected]
Action politique zapatiste
et contexte régional
Le cas de Puebla, Mexique
Eduardo González Castillo
En juin 2005, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a réorganisé
sa stratégie d’action politique au Mexique. Ainsi, après une décennie de révolte, les
zapatistes ont décidé de lancer un appel à l’organisation de la résistance nationale et
internationale anticapitaliste avec la « Sixième déclaration de la forêt lacandone »,
mieux connue sous le nom de « La sexta ». Cet article a comme objectif d’identifier
les principales caractéristiques du processus de diffusion de cette campagne dans
l’État de Puebla, au centre du Mexique. Cette démarche analytique s’avère
pertinente compte tenu du succès relatif de la proposition zapatiste dans cette zone
du pays. En ce sens, l’une des idées principales de cet écrit est de démontrer la
nécessité d’une approche régionale basée sur la perspective de l’économie politique
afin de mieux comprendre les différentes dynamiques politiques impliquées dans le
processus de diffusion de cette campagne dans l’État de Puebla.
« La sexta »
Il est possible d’identifier, tout au long de l’histoire zapatiste, divers
antécédents de « La sexta » en tant qu’appel à l’organisation politique nationale.
Le plus important est peut-être celui de la création du Front zapatiste de libération
nationale (FZLN). Formé en 1996 en réponse à la 4e déclaration de la forêt
lancandone, ce front a été dissout par ses membres dix ans plus tard, en 2005, pour
faire partie du nouveau plan d’action proposé.
En effet, « La sexta » prône la réalisation d’une campagne politique ayant
pour but la création d’alliances entre les différents mouvements politiques du
pays et la formation d’une force politique alternative. Cette dernière est censée
agir à la fois à l’extérieur des canaux politiques conventionnels et en opposition
à ces derniers : « por abajo y a la izquierda » (par en bas et par la gauche). Cette
campagne a été nommée « La otra » (L’autre), car elle a été réalisée en même
temps que les campagnes des partis politiques qui cherchaient à gagner l’élection
présidentielle mexicaine de 2006. Dans cette logique, à partir de 2005 plusieurs
membres de l’Armée zapatiste, dont le sous‑commandant Marcos, ont commencé
à parcourir l’ensemble du territoire mexicain, ce qui a donné lieu à la mobilisation
nationale de différents regroupements engagés.
« La otra » étant un appel à l’organisation politique populaire (et non pas un
plan d’action défini), elle s’est avérée assez « ouverte » en termes idéologiques et
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 79 - 84
80
EDUARDO GONZALES CASTILLO
elle a réussi à intégrer (comme adhérents ou comme « simpatizantes ») plusieurs
groupes de partout au pays et d’ailleurs. « La otra » a aussi été capable de
développer des liens de solidarité avec divers groupes en conflit dans différentes
zones du pays (comme dans le cas du petit village d’Atenco, dans l’état de Mexico,
par exemple).
Il est impossible de nier le succès certain de cette diffusion du discours
zapatiste, surtout si l’on tient compte du fait qu’il a été propagé, en général, à l’aide
de ressources minimes et hors des canaux institutionnels. À cet égard, l’usage des
technologies de communication et d’information, comme l’Internet, a été un outil
clé dans la création de plusieurs réseaux zapatistes d’échange d’informations et
de coordination politique un peu partout dans le monde (ce que les services de
sécurité américains ont appelé la social netwar –Ronfeldt, 1998). Pourtant, les
zapatistes sont loin d’atteindre leurs objectifs, car cela dépend, comme nous le
verrons dans la section suivante, de l’évolution des différents conflits régionaux
où leur message est diffusé.
Puebla
Situé au centre du pays, Puebla est l’un des 31 États composant la Fédération
mexicaine. Malgré les données archéologiques, la capitale de l’État a toujours été
considérée par ses élites comme une ville d’origine espagnole. Lors de l’époque
coloniale et du premier siècle de l’indépendance, les établissements manufacturiers
textiles caractérisaient l’économie de la ville. Des entrepreneurs d’origine espagnole
étaient à la tête de ces activités productives. Bien qu’elle ait été présente pendant
une longue période, la prédominance locale de cette élite s’est effacée durant les
années 1960, dans un contexte de stagnation économique et de forte conflictualité
sociale (voir Pansters 1998 ; Sotelo 2002).
Encouragée par le gouvernement fédéral et enclenchée par l’installation
d’entreprises provenant de l’extérieur de l’État (ILSA, PEMEX, VOLKSWAGEN),
la rénovation industrielle des années 1960-1970 a permis la réactivation économique
de cette région. Puebla est alors devenu le centre d’une zone métropolitaine
comprenant même quelques localités de l’État voisin de Tlaxcala.
Dans les années 1980, le virage néolibéral de l’économie, tant national que
mondial, a aussi eu des effets sur la région Puebla-Tlaxcala. Ainsi, l’industrie
locale a été réorganisée, notamment celle liée à la production automobile. Cela a
entraîné une réduction dans la quantité et la qualité (en termes de salaires et de
sécurité sociale) des emplois offerts par l’industrie de la région (Juárez 2005).
Ces changements se sont produits parallèlement au développement dans l’État des
« maquilas », surtout à partir des années 1990, dans la vallée d’Atlixco, au centre
de l’État, et aux alentours de la municipalité de Tehuacán, dans le Sud (Barrios
2004).
On estime que les politiques économiques néolibérales ont entraîné
l’appauvrissement généralisé de la population salariée et le développement des
inégalités sociales partout au Mexique (Barrios 2004). Dans ce pays, la diffusion
du libre échange a coïncidé avec la désarticulation d’un régime politique autoritaire
Action politique zapatiste et contexte régional. Le cas de Puebla, Mexique
81
et centralisateur, dont les sources d’hégémonie reposaient sur l’usage clientéliste
des ressources publiques et sur un ensemble d’institutions publiques répondant
aux besoins de la population (ISSSTE, IMSS, INFONAVIT, SEP). Dans le cas
de Puebla, les politiques néolibérales ont été mises sur pied dans un contexte
d’affirmation des pouvoirs conservateurs (Castillo 2005). Il y a aussi eu une sorte
de recul des mouvements sociaux, lesquels avaient réussi à modifier de manière
remarquable le contexte politique local quelques années auparavant (1960-1970).
Ainsi, le mouvement universitaire gauchiste, indiscutablement en force dans
les années 1960, a été violemment désorganisé et presque éradiqué des universités
publiques dans les années 1980-1990. Cela a entraîné une perte significative pour
la dissidence politique, car la proscription de toute activité ouvertement politique
au sein de l’université a alors rendu beaucoup plus décisive la lutte quotidienne
pour l’accès aux espaces publics ouverts (places publiques, parcs, esplanades). Au
fil du temps, la création d’espaces privés destinés à la discussion et à l’organisation
politique (cafés, bars, centres culturels) a été l’une des conséquences indirectes de
ce virage au sein de l’université publique à Puebla. Celle-ci est alors devenue l’un
des bastions du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui n’a jamais connu
la défaite lors des élections gouvernementales de l’État et qui, dès les années
1990, a entamé une violente politique de répression à l’encontre des leaders des
mouvements contestataires60. À cela s’ajoute la faiblesse des partis politiques de
gauche, lesquels, à la suite de la disparition du Parti communiste (PC), n’ont jamais
réussi à représenter une force politique significative dans la région.
De l’autre côté, les partis de la droite (le PAN et le PRI) et les élites
locales connaissent, dans les années courantes, une période de concordance et
arrivent à se mettre d’accord pour partager le pouvoir municipal en alternance.
En ce sens, les déchirements sociaux des années 1960-1970 ont été dépassés
grâce à une démocratie électorale dont ont profité les partis de droite et quelques
entrepreneurs, surtout ceux liés aux capitaux internationaux de la « maquila ».
Par ailleurs, la politique officielle contemporaine dans l’État de Puebla apparaît
comme un enchevêtrement d’autoritarisme, de corruption et d’abus de la part
des élites économiques, comme en témoigne, entre autres, le cas de la journaliste
Lydia Cacho, qui a été persécutée par la justice de l’État suite à ses enquêtes sur
les pouvoirs économiques et gouvernementaux agissant autour de la pornographie
infantile au Mexique.
« La otra » Puebla
61
Dans le cas de « La marcha por la dignidad indigena » (2001), tout comme
dans celui de « La otra campaña » (2005), les caravanes zapatistes ont été
accueillies sur la place publique principale de Puebla par des foules très animées.
Les groupes qui ont été interpellés par la proposition zapatiste sont essentiellement
60. Gumaro Amaro (chef social assassiné en février 1989), Samuel Malpica (ancien recteur universitaire emprisonné en 1992), Teodoro Lozano (député et chef social, mort dans un accident
en août 2001), Griselda Tirado Evangelio (avocate membre de l’Organisation Indépendante
Totonaca, assassinée en août 2003), Lydia Cacho (journaliste emprisonnée en 2006).
61. Information obtenue lors du travail de terrain réalisé en 2006.
82
EDUARDO GONZALES CASTILLO
formés de professeurs et d’étudiants universitaires, d’artistes (de façon individuelle
ou collective), d’ouvriers, d’employés du secteur public, d’organisations populaires
rurales et urbaines et de mouvements politiques de gauche.
Toutefois, contrairement à ce qui s’est passé à Mexico (où les zapatistes ont
été reçus dans des établissements publics comme l’Université Nationale Autonome
du Mexique (UNAM) ou l’École nationale d’Anthropologie et d’Histoire), le
discours de l’EZLN dans l’État de Puebla a trouvé ses principaux points de
diffusion à l’intérieur de locaux privés (ou « semi‑privés ») développés par les
groupes de gauche, comme dans le cas du Centre culturel « Avenida » et celui
du Café « Espiral 7 ». Le premier est un local qui a été fondé dans les années
1980, au sud de la ville, sur la propriété d’une famille originaire de la capitale
du pays. Il s’agit d’un centre socioculturel qui offre des services de formation
en arts et en sports pour les habitants des quartiers environnants. Il a été inspiré
par le mouvement européen « Okupa » et par les « Aguascalientes » zapatistes,
qui sont des centres de discussion et de délibération politique bâtis à l’intérieur
des municipalités en rébellion du Chiapas. Le second est un café créé par divers
collectifs qui ont adhéré à « l’autre campagne » zapatiste. Pour cela, ils ont décidé
de louer un local au centre de la ville et d’y établir un café qui fonctionne comme
un forum de discussion et de diffusion des propositions de « La sexta ». De plus,
l’espace compte une « salle d’informatique » et une vaste terrasse où sont organisées
des rencontres régulières. Ce repli vers le privé de la part des mouvements sociaux
locaux se déroule au milieu d’une lutte constante des groupes contestataires pour
l’accès aux espaces publics. Diverses altercations entre les autorités et les adhérents
à la campagne zapatiste témoignent de cette situation. Même la force policière et
les arrestations injustifiées ont été utilisées par les autorités locales afin d’empêcher
les groupes zapatistes de réaliser leurs activités62.
Or, malgré ces circonstances, la proposition politique zapatiste a donné
lieu à une sorte de régénération du discours et à une revitalisation de l’action
politique contestataire dans l’état de Puebla. Ainsi, la « Sixième déclaration de la
forêt lacandone » a fourni les éléments et les arguments permettant la restauration
du discours socialiste et anticapitaliste du mouvement étudiant des années 1960.
De plus, cette déclaration a offert aux groupes de gauche une vision plus élargie
des objectifs de la lutte politique et des groupes convoqués, notamment en ce qui
concerne la participation des indigènes.
Du côté de l’action politique, il est fort intéressant de constater à quel point
« La otra » a été capable de créer des liens de solidarité avec divers groupes
sociaux dans cette région du pays. De cette façon, les zapatistes se sont liés de
manière efficace aux mouvements locaux pour la défense des travailleurs de la
« maquila », aux anciens membres du mouvement étudiant qui sont toujours
en lutte et aux groupes qui luttent pour l’accès à l’espace public. De plus, les
62. En mars et en juin 2004 ainsi qu’en août 2006, les promoteurs du café ont eu droit à quelques
visites et intimidations policières. De plus, en avril 2005, une manifestation organisée au centre-ville par plusieurs collectifs s’est terminée par l’arrestation de quelques participants, qui
ont ensuite été accusés d’occupation de la place publique sans permis.
Action politique zapatiste et contexte régional. Le cas de Puebla, Mexique
83
regroupements zapatistes ont créé une sorte de réseau qui, dispersé un peu partout
dans le centre de l’État, reste en contact avec les adhérents de « La otra » du reste
du pays et de l’étranger. Les technologies de communication ont sans doute été
d’une importance majeure dans la création de ce réseau. Ce sont toutefois surtout
les liens de solidarité noués avec les autres mouvements politiques de la région
qui ont fait en sorte que la diffusion locale de la campagne zapatiste soit effective
(voir Leyva 2001).
Conclusion
L’histoire politique et économique récente de la zone centrale de Puebla et
l’appropriation actuelle du discours zapatiste par différents mouvements sociaux
témoignent de la manière dont la diffusion à grande échelle des mouvements
politiques est fortement conditionnée par l’état des conflits et des négociations
politiques au niveau régional. Ces conflits et ces négociations comprennent
divers discours politiques et différentes perspectives culturelles, lesquels donnent
ensuite lieu à des régions hétérogènes, ouvertes aux influences externes et, par
conséquent, articulées à diverses échelles géopolitiques, soit l’État nation et l’ordre
mondial. Pourtant, même dans ces conditions particulières, l’histoire locale et les
dynamiques politiques régionales demeurent décisives, car elles conditionnent la
réceptivité des mouvements politiques venus d’ailleurs.
En ce sens, le cas étudié nous a permis de mettre en valeur la façon dont
les diverses circonstances locales s’articulent à la diffusion nationale (et mondiale)
d’un discours politique alternatif. C’est l’accent mis par l’économie politique sur
les processus socioéconomiques et hégémoniques qui peut nous permettre de
mieux comprendre les caractéristiques de ce phénomène régional. L’objectif de cet
article aura donc été de démontrer la pertinence analytique de cette approche.
Références
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del vestido en México, los trabajadores y las comunidades indígenas. Puebla, México,
CDHLVT, RSM.
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oriente-Perfil. Consulté sur Internet (http://www.lajornadadeoriente.com.mx/2005/04/07/
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Juárez, H., (2005), « El sindicalismo independiente en Puebla? », La jornada de orientePerfil. Consulté sur Internet (http://www.lajornadadeoriente.com.mx/2005/04/07/perfil/
perf22.html), le 3 avril 2008
P ansters , W., (1998), Política y poder en Puebla. Formación y ocaso del cacicazgo
avilacamachista, 1937-1987. Mexico, BUAP-FCE.
Ronfeldt, D. et al., 1998, « La guerra social de redes zapatistas en México ». Consulté sur
Internet (http://www.geocities.com/diesonne_2k/Documentos.htm), le 20 octobre 2007.
Sotelo, H., (2002), 1972-73, Puebla de los demonios. Puebla, BUAP.
84
EDUARDO GONZALES CASTILLO
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Action politique zapatiste et contexte régional : Le cas de Puebla, Mexique
Cet article porte sur la diffusion du mouvement zapatiste dans la région centrale de
l’État de Puebla, au Mexique. L’objectif du document est de mettre en valeur les processus
locaux qui ont rendu possible la diffusion nationale de « La otra », campagne politique initiée
par l’Armée Zapatiste pour la Libération Nationale (EZLN) au Mexique en 2005. L’analyse
s’appuie sur un survol de l’histoire récente de cet État mexicain à partir d’une approche qui
relève de l’économie politique. Ainsi, nous étudierons l’évolution économique de cette région
du Mexique ainsi que les implications politiques de ces changements. Ainsi que le suggère
le titre de l’article, une attention spéciale sera portée à l’évolution des mouvements sociaux
contestataires dans l’État. De cette façon, nous ferons allusion aux moments de rayonnement
et de recul des organisations politiques de la ville.
Mots-clés : González Castillo, Mexique (Puebla), zapatisme, analyse régionale, mouvements
sociaux, économie politique.
Zapatista Political Action and Regional Context. The case of Puebla, Mexico
This article concerns the diffusion of the Zapatista political movement in Puebla, Mexican state located at the center of the Republic. The goal of the paper is to show how some
local processes have made possible de national diffusion of « La otra campaña », political
campaign initiated in 2005 by the Zapatista Army of National Liberation (EZLN) in Mexico.
The analysis leans on a revision of the recent history of that Mexican state from a political
economy approach. The economical evolution of this Mexican region is studied in a general
way, as well as the political implications of those economical changes. As suggested by the
title of the paper, particular attention is given to the evolution of dissenting social movements
in the state. In order to do it, the “best” and the worst moments of the local political organizations are called up too.
Keywords : Puebla (Mexico), zapatism, regional analysis, collective political action, social
mouvements, political economy.
Eduardo González Castillo
Département d’anthropologie
Université Laval
3730, pavillon Alphonse-Marie-Parent
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
[email protected]
Mobilisations transnationales
des communautés homosexuelles
en Afrique
Une affaire à suivre
Charles Guéboguo
Depuis les années 1990, qui sont décrites comme étant celles de l’émancipation
des États africains, aux processus démocratiques, une observation attentive permet
de mettre en relief un ensemble de mouvements sociaux qui marquent le retour de
la société civile en Afrique (Abéga 2007). En plus des mobilisations collectives
pour la défense des droits de l’homme, en passant par celles qui luttent pour
l’intégration des personnes vivant avec le VIH/Sida ou encore celles qui luttent
pour la reconnaissance basée sur le genre, on remarque aussi de plus en plus
souvent des mobilisations de communautés homosexuelles qui se réclament d’une
identité africaine en dépit des interdits sociaux qui prohibent l’homosexualité et
les pratiques homosexuelles.
Ces mobilisations communautaires homosexuelles africaines ont ceci de
particulier qu’elles ont commencé à s’organiser en mouvements transnationaux
panafricains pour une plus grande visibilité et une plus forte représentativité dans
l’espace public. C’est ainsi qu’au mois de mai 2007 est né la Pan African ILGA
(PAI) en Afrique du Sud. C’est une coalition d’une quarantaine d’associations
africaines lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et intersexuelles (LGBTI)
qui forme une branche régionale du regroupement mondial d’associations
homosexuelles (International Lesbian and Gay Association (ILGA)). Le fait que
la PAI est née en Afrique du Sud est révélateur, car il s’agit du premier pays au
monde à avoir reconnu dans sa constitution des droits aux personnes sur la base
de leur orientation sexuelle. Nous sommes également en Afrique et c’était la
première fois qu’une telle mobilisation d’envergure regroupant les associations
homosexuelles avait lieu.
Cette réflexion est une première esquisse pour présenter ce mouvement
naissant, en soulignant en filigrane que la lecture socio-anthropologique qui peut
être faite de cette situation permet de formuler l’hypothèse de l’hostilité et des
rigidités sociales anti-homosexuelles qui ont contribué paradoxalement à asseoir
et à consolider cette dynamique. Nous présenterons tout d’abord une cartographie
juridique de l’homosexualité en Afrique pour permettre de saisir le contexte
environnemental dans lequel est née la PAI et qui apparaîtra dès lors comme un
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 85 - 93
86
CHARLES GUEBOGUO
défi avec lequel l’Afrique, à son corps défendant, se trouve contrainte de composer.
Suivra ensuite la présentation de la PAI suivant un modèle d’analyse critique.
Cartographie de l’environnement juridique de l’homosexualité et/ou
de la sodomie en Afrique
Présentation
D’après le rapport de l’ILGA sur l’état de l’homophobie en Afrique (Ottoson
2007), 38 pays sur les 53 que compte le continent ont une législation contre
l’homosexualité et/ou la sodomie. En réalité, c’est 36 pays qui ont une législation
claire pénalisant les pratiques sexuelles entre les personnes de même sexe et les
pratiques anales (sodomies). Les peines encourues vont de 10 jours de prison à
la réclusion à vie, en passant par des peines de travaux forcés, la lapidation ou la
condamnation à mort, en fonction des régions. Les deux autres pays, à savoir la
République Démocratique du Congo (RDC) et l’Égypte, n’ont pas de dispositions
précises sur la question. Toutefois les peines requises pour les crimes de nature
homosexuelle peuvent être prononcées à partir des législations existantes relatives
à l’atteinte à la pudeur ou la prostitution. En RDC, c’est le décret du 30 janvier
1940 (Code Pénal, section 3 : « Des attentats aux mœurs », article 172) qui est
utilisé pour infliger des sanctions pour les contacts sexuels entre personnes de
même sexe. En Égypte par contre, si les rapports homosexuels en privé ne sont
pas officiellement interdits, c’est la loi 10/1961 qui a pour objectif de combattre la
prostitution qui est utilisée pour poursuivre les personnes soupçonnées de pratiques
homosexuelles. En effet, cette loi en son article 9 (C) énonce que : « anyone who
habitually engages in debauchery or prostitution is liable to a penalty of three
months to three years imprisonment and/ or a fine of EGP 25-300. » Le tableau
ci-après synthétise l’état des législations anti-homosexuelles en Afrique.
Tableau 1 : L’état des législations contre l’homosexualité et la sodomie en Afrique
Pays
Statut
de
l’homosexualité
Source
Pénalités
Amendes
Algérie
Illégale (masculine et
féminine)
Code Pénal, ordonnance 66-156
du 8 juin 1966, art. 338
2 mois à 2 ans de
prison
500 à 2000 DA
Angola
Illégale (masculine et
féminine)
Code Pénal du 16 septembre
1886, art. 70 et 71
Camps de travaux
forcés
Néant
Bénin
Illégale (masculine et
féminine)
Code Pénal de 1996, art. 88
1 à 3 ans de prison
100 000 à
500 000 F Cfa
Botswana
Illégale (masculine et
féminine)
Code Pénal, chapitre 8 : 1,
section 164, 165 et 167
Pas plus de 5 ans
Néant
Cameroun
Illégale (masculine et
féminine)
Code pénal, Loi n° 65-LF-24
du 12 novembre 1965 et Loi n°
67-LF-1 du 12 juin 1967, art.
347 bis, Ordonnance n° 72/16 du
28 septembre 1972
6 mois à 5 ans de
prison
20 000 à
200 000 F Cfa
Djibouti
Illégale (masculine et
féminine)
Code pénal de 1995, art. 347-352
Même peine qu’à la
section « attentat à la
pudeur »
Néant
Érythrée
Illégale (masculine et
féminine)
Code pénal de 1957, section
II, art. 600 alinéa 1 et 2, § 2 ;
art.105 alinéa 1 et 2
10 jours à 3 ans
Néant
87
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique...
Éthiopie
Illégale (masculine et
féminine)
Code criminel, proclamation n°
414/2004, section II, art. 629,
630 alinéa 1 et 2
Pas plus de 1 an.
En cas de viol ou
de harcèlement 3 à
15 ans
Guinée
Illégale (masculine et
féminine)
Code pénal, Loi n° 98/036 du 31
décembre 1988, art. 325
6 mois à 3 ans
GuinéeBisau
___ // ___ // ___
Code pénal de 1886, Art. 70
et 71
Libéria
___ // ___ // ___
Loi pénale, statuts libériens
révisés, section 14.74
Libye
__ // __ // ___
Code pénal de 1953, art. 408,
alinéa 1, 2, 3 et 4
Mauritanie
__ // __ // ___
Maroc
__ // ___ // __
__ // __ // ___
Sao Tomé
et Principe
__ // __ // ___
Sénégal
__ // __ // __
Seychelles
__ // __ // ___
Somalie
__ // __ // ___
Code pénal de 1984, Ordonnance
n° 83-162 de juillet 1984, art.
308, 306
Camp de travaux
forcés
Insérées dans les
circonstances qui ne
sont pas couvertes
dans les sections
14.72 et 14.73
1 à 7 ans de prison
-Lapidation publique
pour les hommes
Néant
100 000 à
1 000 000 F
guinéens
Néant
Néant
Néant
Amende pour les
femmes : 5000 à
60 000 UM
Code pénal du 26 novembre
1962, art. 489
Code pénal du 16 septembre
1886, art. 70 et 71
-3 mois à 2 ans
de prison pour les
femmes
6 mois à 3 ans de
prison
Camp de travaux
forcés
__ // __ // ___
__ // __ // ____
Néant
1 à 5 ans de prison
100 000 à
1 500 000 F Cfa
14 ans de prison
Néant
3 mois à 3 ans
Néant
Code pénal, Loi de base n° 65-60
du 21 juillet 1965, art. 319 : 3
Code criminel, art. 151, alinéa
a, b et c
Code pénal, Décret n° 5/1962,
art. 409 et 410
120 à 1000
Dirhams
Néant
-Pour sodomie, 100
coups de fouet et 5
ans de prison
Soudan
__ // __ // ___
Togo
__ // __ // ___
Tunisie
__ // __ // ___
Code pénal de 1991, Acte n° 8,
art. 148 et 151
Code pénal du 13 août 1980,
art. 88
Code pénal de 1913, Décret du 9
juillet, art. 230
Code pénal de 1950, chapitre
120, art. 145 et 146
Code criminel de 1965, révisé en
1990, chapitre XV, art. 144
Code criminel de 1960, art. 29
amendé en 2003, section 104
Cap 63, Code pénal, art. 162,
163 et 165 amendés par l’Acte
n° 5 de 2003
Ouganda
__ // __ // ___
Gambie
Illégale (masculine)
Ghana
Illégale (masculine)
Kenya
Illégale (masculine)
Lesotho
Illégale (masculine)
La sodomie est interdite en tant
que loi d’offense commune
Malawi
Illégale (masculine)
Code pénal Cap 7 : 01, section
153 et 156
Maurice
(Île)
Illégale (masculine)
Code criminel, section 250
Namibie
Illégale (masculine)
Idem que pour le Lesotho
-Idem en cas de
récidive
Néant
-Pour la 3e fois,
emprisonnement à
vie ou condamnation
à mort
3 ans de prison
100 000 à
500 000 F Cfa
3 ans de prison
Néant
7 ans de prison ou
prison à vie
Néant
14 ans de prison
Néant
5 à 25 ans de prison
Néant
7 ans de prison
Néant
Pas signalé
Néant
14 à 15 ans de prison
avec ou sans sanctions
corporelles
Pas plus de 5 ans de
prison
Idem que pour le
Lesotho
Néant
Néant
Néant
88
CHARLES GUEBOGUO
Nigeria
Illégale (masculine)
Seychelles
Sierra
Leone
Illégale (masculine)
Tanzanie
Illégale (masculine)
Zambie
Zimbabwe
Acte du code criminel, chapitre
77 de 1990, Art. 214, 215, 217,
352 et 353
Code criminel, art. 151
Acte des offenses contre la
personne de 1861, section 61
3 à 14 ans de prison
Néant
14 ans de prison
Néant
Emprisonnement à vie
Néant
Code pénal de 1945, amendé par
l’acte des prévisions spéciales
sur les offenses sexuelles, art.
15 et 155
20 ans à la prison
à vie
Néant
Illégale (masculine)
Acte du Code pénal, vol. 7 de
1995, chapitre 87, art. 156 et 158
5 à 14 ans de prison
Néant
Illégale (masculine)
Acte de la loi criminelle, chapitre
29 : 23, acte 23/2004, partie III,
art. 73
1 à 14 ans de prison
Néant
Illégale (masculine)
Source : D’après les données de Ottoson (2007)
Notons que 23 pays, parmi les 36, condamnent officiellement à la fois
l’homosexualité masculine et féminine63. Les 13 autres pays ne condamnent que
l’homosexualité masculine64. Les peines maximales sont l’emprisonnement à vie
(Sierra Leone et Tanzanie) ou la lapidation (dans certaines provinces du Nigeria),
tandis que les peines minimales vont de un an à 14 ans (Zimbabwe). Le Swaziland,
de même que le Lesotho, n’ont pas de dispositions claires relatives aux peines
à infliger aux femmes. Toutefois, le fait que certains pays ne condamnent que
l’homosexualité masculine est révélateur de la non-reconnaissance de la femme
dans ces sociétés, de la possibilité pour les femmes d’avoir et de disposer d’une
vie sexuelle qui leur soit propre et partant, non assujettie à la domination masculine
(Bensadon 2004 : 24). Autrement dit, cette attitude, d’un point de vue socioanthropologique, participe d’une politique sociale « d’invisibilisation » (Bourdieu
1998) de la catégorie du sexe féminin dans l’espace public. Cette politique pose
le postulat voulant que la femme, sur le plan sexuel, n’existe pas. Mieux, elle
n’existe, ne peut exister et ne doit exister qu’à travers l’homme fécondant, et elle
n’est qu’un réceptacle pour la procréation humaine et la pérennisation d’un ordre
phallocratique établi des choses.
63. Répartition par aires linguistiques des pays qui pénalisent l’homosexualité masculine et
féminine en Afrique :
Anglophones (4 pays) : Botswana, Erythrée, Libéria, Ouganda.
Arabophones (3 pays) : Libye, Maroc, Tunisie.
Francophones (4 pays) : Bénin, Guinée, Sénégal, Togo.
Lusophones (5 pays) : Angola, Guinée Bissau, Mozambique, Sao Tomé et Principe.
Multilingues (7 pays) : Algérie, Djibouti, Mauritanie (arabe et français comme langues officielles
parlées) ; Cameroun (français et anglais comme langues officielles parlées) ; Somalie, Soudan
(arabe et anglais, en plus de l’italien comme troisième langue pour la Somalie), Éthiopie.
64. Répartition par aires linguistiques des pays qui ne pénalisent que l’homosexualité
masculine :
Anglophones (9 pays) : Gambie, Ghana, Lesotho, Malawi, Namibie, Nigeria, Sierra Leone, Zambie,
Zimbabwe.
Francophones (2 pays) : Iles Maurice, Seychelles.
Bilingues (2 pays) : Kenya, Tanzanie (kiswahili et anglais comme langues officielles parlées).
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique...
89
Petite esquisse critique
La répartition géographique qui vient d’être faite montre une faible disparité
en fonction du découpage socio-linguistique. Il est vrai que si l’on avait opté pour
des regroupements en grands blocs monolinguistiques, ce sont les pays ayant pour
langue officielle l’anglais qui auraient été les plus nombreux (13 pays). Ceux-ci
seraient suivis par les pays multilingues (9), les pays lusophones et francophones
étant répartis de manière presque égale (5 pays pour la zone lusophone et 6 pour
toute la zone francophone). Les zones arabophones fermeraient ladite répartition
(3). Il y a un parallèle entre les langues qui font office dans certaines zones de
langues officielles et les lois contre l’homosexualité qui restent l’héritage des pays
colonisateurs d’où sont issues ces langues. C’est ainsi que les pays lusophones
se distinguent surtout par la similarité des peines encourues que proposent
les législations : l’envoi dans les camps de travaux forcés. Ces sanctions sont
directement inspirées et héritées du Code pénal portugais du 16 septembre 1886,
dans ses articles 70 et 71. Dans les régions anglophones, il est aussi constaté que
les lois contre l’homosexualité sont des copies d’une ancienne loi britannique
datant de 1867 (Drucker 1998 : 21 ; Epprecht 2004, 2006). Pour les régions
francophones, ces lois sont inspirées du Code napoléon65.
Pan Africa ILGA ou la naissance d’une mobilisation homosexuelle
panafricaine transnationale
C’est dans ce contexte délétère contre l’homosexualité en Afrique qu’est né
l’organe régional africain de l’ILGA au début du mois de mai 2007 en Afrique
du Sud. Plus d’une quarantaine d’associations indépendantes et locales s’y sont
retrouvées pour lancer les bases de ce qui est devenu par la suite la Pan Africa ILGA
(PAI). Un comité de direction provisoire a été élu, qui compte deux représentants
par région : Afrique Centrale (Cameroun et Rwanda), Afrique de l’Ouest (Sénégal
et Nigeria), Afrique du Nord (Algérie et Maroc), Afrique de l’Est (Ouganda et
Kenya), Afrique du Sud (Namibie et Mozambique). L’équilibre des genres dans les
représentations est de règle et les délégués de chaque zone représentent en réalité
les associations africaines inscrites à l’ILGA. Ce comité a élu les délégués de la
Namibie et du Mozambique pour le représenter à l’international et au bureau de
l’ILGA-monde.
La mission de ce comité est de mettre sur pied un code de conduite de la
PAI, de concevoir pour ce mouvement des textes directeurs qui soient conformes à
l’esprit et aux principes directeurs de l’ILGA-monde, de chercher et d’encourager
les adhésions d’autres associations LGBTI africaines, d’élaborer des plaidoyer
65. Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul de la République française, qui avait seul
l’initiative des lois, charge le 13 août 1800 une commission de quatre membres (Tronchet,
Bigot de Preameneu, Portalis et Maleville) de préparer un projet de code. Le code civil du 21
mars 1804 ou « Code Napoléon », inscrit la majorité sexuelle comme source de discrimination
: elle est fixée à 15 ans pour les hétérosexuels et à 18 pour les homosexuels. Et la notion
« d’atteinte publique à la pudeur » présente dans le code est souvent utilisée pour réprimer
l’homosexualité. Source : L’histoire chronologique de l’homosexualité en France. (http://www.
devoiretmemoire.org/memoire/histoire_ homosexualite/index.html).
90
CHARLES GUEBOGUO
pour la dépénalisation de l’homosexualité et la criminalisation de l’homophobie
en Afrique, notamment auprès de l’Union Africaine et du Conseil africain des
droits de l’Homme, de lutter pour la promotion de l’accès aux soins des personnes
LGBTI en particulier dans la lutte contre le Sida et enfin de faire entendre une
voix africaine dans les cas de détentions arbitraires des individus sur la base de
leur orientation sexuelle.
La PAI a décidé de travailler en partenariat avec Behind The Mask, qui est
le plus grand webzine panafricain LGBTI basé en Afrique du Sud, pour assurer
sa trésorerie, tandis que la Coalition des lesbiennes africaines, qui est aussi basée
en Afrique du Sud, en assure le secrétariat. La PAI est une organisation qui est,
de par ces partenariats stratégiques, enregistrée sous la législation sud-africaine.
La raison évoquée est que ce pays est le seul qui reconnaisse une existence légale
aux personnes sur la base de leur orientation sexuelle et qui puisse aussi accorder
une certaine légitimité à une telle organisation. Les membres de la PAI, nous
l’avons évoqué, sont des associations LGBTI locales qui ont d’abord été membres
de l’ILGA-monde, depuis 1999 pour certaines : il s’agit du Gay And Lesbian of
Zimbabwe (GALZ), du Zimbabwe et de Sister Namibia de Namibie. Toutefois,
cinq pays majeurs brillent par le nombre élevé d’associations locales membres,
comme le montre le tableau ci-après.
Tableau 2 : Liste des pays de la PAI ayant le plus grand nombre d’associations membres
Pays
Nombre d’associations
Afrique du Sud
08
Ouganda
07
Nigeria
06
Kenya
04
Cameroun
03
Source : D’après les données de Ottoson (2007)
membres
Les associations LGBTI basées en Afrique du Sud sont les plus nombreuses
à être membres de la PAI. Il est aussi important de relever que celles qui
suivent en importance viennent toutes des pays qui ont une législation contre
l’homosexualité.
Discussion
Cette mobilisation transnationale n’a été possible que parce que localement
il existait déjà une dynamique communautaire, dont la plus ancienne et la plus
connue reste le regroupement GALZ qui vit le jour dès les années 1990. La
mobilisation locale a ceci de particulier que contrairement à l’Occident où les
revendications des personnes ayant une orientation homosexuelle ont suivi en
catimini l’évolution des droits de la femme (Bensadon 2004 : 16), en Afrique
elles se sont synchronisées à partir de la lutte contre le sida et de celle de la
reconnaissance des droits de la personne. Ces deux axes ont servi et continuent
de servir de mobiles à la revendication de la minorité LGBTI en Afrique pour la
reconnaissance de l’orientation sexuelle différenciée de ce que les normes sociales
hétérodoxes admettent. D’où l’hypothèse que nous avons avancée, à savoir que
ce sont les rigidités sociales contre l’homosexualité en Afrique qui ont produit les
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique...
91
mouvements locaux de reconnaissance LGBTI qui, par la suite, ont servi de bases à
la création de la PAI. En effet, en contexte difficile, les sujets sociaux commencent
d’abord à utiliser des « prétextes » pour investir l’espace public. La majorité de
ces associations a commencé par se poser dans l’espace public et pour certaines
continuent d’avoir comme champ d’action les thématiques liées à la défense des
droits de la personne, à la lutte contre le sida ou à la lutte pour l’égalité des genres.
C’est par la suite, en fonction des évènements qui ont marqué la fin des années
1980 en Afrique (les mouvements de transitions politiques inédits qui se sont aussi
accompagnés d’une vague de « visibilisation » de la liberté d’expression des vécus
sexuels chez les individus), qu’elles ont fini par afficher clairement leur motivation
réelle de manière homéopathique66, la première apposée étant l’aspiration virtuelle.
Elle se caractérise par une présentation officielle des objectifs de ces mobilisations
tels qu’ils doivent paraître et en conformité avec les législations en vigueur. En
outre, les discours sur la « non-africanité » de l’homosexualité, discours soutenus
par certains politiques africains, sont battus en brèche et dévoilent en réalité une
tentative de faire porter à un bouc émissaire les failles des systèmes politiques
locaux essoufflés, illégitimes et en décadence (Gevisser 1998 ; Hoad 2007).
Conclusion
De ce qui précède, il ressort qu’en Afrique les mobilisations transnationales
pour la reconnaissance de la catégorie homosexuelle commencent à devenir une
réalité. La PAI a été créée dans le but de faire entendre une voix africaine face
à une réalité humaine pour que soit dépénalisée l’homosexualité et criminalisée
l’homophobie. Toutefois, parce qu’il s’agit d’une organisation encore jeune et
donc faible, elle reste encore entièrement dépendante du soutien de l’extérieur.
C’est pourquoi ce travail est une amorce analytique qui ne se veut pas achevée,
car la jeunesse de la PAI ne permet pas encore d’émettre d’hypothèses précises. Il
s’agissait de poser des jalons pour signaler l’existence d’une entité exceptionnelle
dans un contexte difficile, existence qui devrait retenir l’attention de plus d’un
observateur. Le sens qu’elle donne et la manière dont elle continuera de se poser
et de se définir dans l’espace public serviront de base utile pour l’analyse du
mouvement de revendication des communautés homosexuelles en Afrique, qui
semblent plus que jamais déterminées à ne plus évoluer en maillons individuels.
C’est donc un vaste champ pour l’observation scientifique qui reste encore en
friche.
Références
Abéga S.C., 2007, Le retour de la société civile en Afrique. Yaoundé, Presses de l’UCAC.
Bensadon N., 2004, Sodome ou l’homosexualité. Paris, l’Harmattan.
Bourdieu P., 1998, La domination masculine. Paris, Seuil.
Denis P., 2007, Les enfants aussi ont une histoire : travail de mémoire et de résilience au
temps du sida. Paris, Karthala.
66. Cette faculté de s’adapter à une situation ou à un contexte difficile est aussi connue sous le
nom de résilience. Sur cette notion, voire entre autres, les travaux de Denis (2007).
92
CHARLES GUEBOGUO
Drucker P. (dir.), 1998, Different Rainbow. Londres, Gay Men’s Press.
Epprecht M., 2006, « “Bisexuality” and the politics of normal in African ethnography »,
Anthropologica, 48 : 187-201.
Epprecht M., 2004, Hungochani : The History of a Dissident Sexuality in Southern Africa.
Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press.
Gevisser M., 1998, « Mandela’s stepchildren : homosexual identity in post-apartheid SouthAfrica » : 111-136, in P. Drucker, Different Rainbows, Londres, Gay Men’s Press.
Hoad N., 2007, African Intimacies. Race, Homosexuality, and Globalization. Minneapolis/
Londres, University of Minnesota Press.
Ottoson D., 2007, State Homophobia in Africa : an African Survey of Laws Prohibiting
Same Sex Activity Between Consenting Adults. Brussels, International Lesbian and Gay
Association, Consulté sur Internet (http://www.ilga.org/statehomophobia/State_sponsored_homophobia_ILGA_07.pdf) le 28 novembre 2008.
Les “Oublié(e)s” de la Mémoire, 2007, L’histoire chronologique de l’homosexualité en
France. Consulté sur Internet (http ://www.devoiretmemoire.org/memoire/histoire_homosexualite/index.html), le 27 mars 2008.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique. Une affaire à
suivre.
Une observation contemporaine de la société civile africaine laisse entrevoir une
dynamique significative où, de plus en plus, les communautés lesbiennes, gaies, bisexuelles,
transgenres et intersexuelles (LGBTI) posent des formes revendicatives d’occupation légitime
des espaces sociaux en dépit des rigidités sociales qui se veulent anti-homosexuelles. C’est ce
qui explique que, alors qu’elle était naguère cachée, la sexualité en général, et l’homosexualité
en Afrique sous la forme de mobilisations communautaires en particulier, tutoient désormais
les sphères publiques. Ce mouvement socio-sexuel d’un genre nouveau dégage des
significations socio-anthropologiques qu’il convient de suivre. Ce travail est une première
esquisse analytique qui expose les logiques des relations entre les mobilisations collectives
naissantes et les diverses forces internes qui condamnent l’homosexualité, ceci dans le but
de faire ressortir les logiques qui contribuent à l’évolution de la condition et des formes de
mobilisation pour une plus grande « visibilisation » de l’homosexualité en Afrique ; avec ce
paradoxe qu’il faut préciser, à savoir que l’hostilité du contexte social, parfois considérable,
contribue à alimenter et à consolider les mobilisations naissantes.
Mots-clés : Gueboguo, homosexualité ; « visibilisation » ; mobilisations ; communautés
homosexuelles ; Afrique.
Transnational Mobilization of Homosexuals Communities in Africa : A Story in Progress.
Across the African continent there is an increasingly visible and audible LGBTI
community, claiming social space and demanding legitimacy, in a context which is
demonstrably repressive of homosexuality; homosexuality in Africa is no longer willing to stay
Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique...
93
hidden. In this new socio-sexual movement one can find socio-anthropologic meanings. The
work presented is an analytical first draft exposing relations between the nascent collectives’
transnational mobilizations and contextual forces which prohibit homosexuality. The objective
is to expose the framework in which the process of “visibilisation” of homosexuality takes
place through new forms of community mobilization. One of our hypothesis is that the
hostility of the social environment may contribute positively to feed and to strengthen those
nascent mobilizations.
Keywords: Gueboguo, homosexuality, « visibilization », mobilizations, homosexuals
communities, Africa.
Charles Gueboguo
Département de sociologie
Université de Yaoundé I
BP 30057 Yaounde
Cameroun
[email protected]
Le pouvoir tutélaire et la lutte
pour la souveraineté des peuples
autochtones du Brésil
Livia Vitenti
Je souhaite ici présenter un panorama des relations entre le droit étatique
(occidental) et les droits spécifiques des peuples autochtones du continent
américain, en mettant l’emphase sur le système de tutelle toujours en vigueur au
Brésil.
Comme je l’affirme dans mon mémoire de maîtrise (Vitenti 2005), il existe
des peuples autochtones dans la plupart des pays du continent américain. Pourtant,
ceux-ci sont considérés comme des « minorités », qui possèdent des systèmes
d’autorités qui leur sont propres, mais dont la dénomination et le statut juridique
restent discutés. De tels systèmes d’autorités – comme les systèmes de normes
et les procédures afférentes – règlementent la vie sociale de ces groupes. Par
conséquent, comment traiter des droits autochtones et les définir juridiquement,
alors qu’ils sont différents du système de l’État?
Système tutélaire
Nous nous proposons de clarifier les aspects pervers d’une politique de
formation d’identités qui répond beaucoup plus aux questions nationales internes
des pays centraux, qu’aux problématiques politiques et juridiques locales. On
peut même y discerner une tentative d’avance hégémonique, qui utiliserait les
différences internes des pays pour développer des solutions pratiques, opportunes
pour la logique de productivité du monde « globalisé ». L’analyse basée sur cette
prémisse tente de comprendre la logique à l’arrière-plan du système tutélaire au
Brésil.
Pour commencer, je considère que l’ouvrage qui peut le mieux nous aider
à comprendre la discussion sur la tutelle indigène au Brésil demeure le livre de
l’anthropologue brésilien Antônio Carlos de Souza Lima, intitulé « Um Grande
Cerco de Paz » – Un grand cercle de paix. À partir de la documentation interne
du Service de Protection des Indigènes et Localisation des Travailleurs Nationaux
(SPILTN), cet auteur analyse précisément l’organisation et l’action des premiers
gestes étatiques en direction des populations perçues comme autochtones et
réparties sur un territoire historiquement dénommé et imaginé comme brésilien.
Créé en 1910, l’institution du SPILTN s’est transformée en Service de
Protection des Indigènes en 1918 et fut supprimée en 1967. Les responsabilités
et les patrimoines y ayant été associés furent transférés à la Fondation nationale
des Autochtones (Fundação Nacional do Indio – FUNAI). Selon l’auteur, il serait
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 94 - 100
Le pouvoir tutélaire et la lutte pour la souveraineté chez les peuples...
95
important de faire porter les discussions sur les « différentes formes de relations
entre les populations indigènes et les appareils de pouvoir datant de l’invasion
européenne du continent » (Lima 1995 : 61, ma traduction). Car l’étude des actions
étatiques qui ont une incidence sur les populations autochtones implique aussi une
rupture avec l’histoire officielle, dominante et reproduite sans critique en différents
domaines sociaux.
Le « pouvoir tutélaire » est une forme de pouvoir créé et exercé à partir de la
création du « SPI », littéralement le « Service de Protection de l’Indien ». Il s’agit
d’un pouvoir étatique, exercé sur les populations et les territoires, qui cherche à
assurer le monopole des procédures de définition et de contrôle sur les populations
autochtones. Ainsi, la formulation d’un code juridique pour les populations
autochtones du Brésil et l’implantation d’un tissu administratif qui constitue un
gouvernement des autochtones, sont des produits du pouvoir tutélaire. L’exercice
d’un tel « pouvoir » sur les autochtones possède des caractéristiques spécifiques
qui ne doivent pas être confondues avec d’autres formes de pouvoir appliquées à
de telles sociétés. Le « pouvoir tutélaire » est entendu comme une forme réélaborée
– dans une continuité logique et historique – de la « guerre de conquête ». Comme
modèle analytique, selon la définition de l’auteur, la « conquête » est une entreprise
ayant plusieurs dimensions distinctes : installation des conquérants dans les terres
conquises, redéfinition des unités sociales conquises, promotion de scissions et
d’alliances dans le contexte des populations conquises et objectifs économiques.
L’auteur affirme encore que les classifications élaborées par le SPI sur
les autochtones sont à l’origine de leurs actions et seraient le point de départ de
l’exercice du pouvoir tutélaire, en même temps que leur produit. Les « stratégies »
et les « tactiques » mobilisées par le SPI pour atteindre ses objectifs ont été
orientées surtout par l’idée de phases. Avec les expéditions, on cherchait à réunir
des informations sur le territoire autochtone occupé par l’État, en créant un plan
d’action et en élaborant une carte sociale des conflits existants et des alliances
locales possibles. Parmi les phases, la pacification – fondée sur des présupposés
assumés et sur le capital symbolique par rapport aux autochtones – était présentée
comme l’action exemplaire du SPI. Après la pacification suivait l’attraction,
terme expliquant la tactique de déplacement des populations autochtones pour les
rapprocher des Postes d’attraction (Postos de Atração) et les inciter à abandonner
des pratiques culturelles spécifiques. Il est à noter qu’une relation de dépendance
entre les autochtones et les postes s’est instaurée avec le temps. Les mesures prises
pour la destruction des formes traditionnelles d’organisation socioéconomique
et politique sont à la base de l’action civilisatrice, qui avait comme objectif de
transformer les autochtones en travailleurs agricoles. Enfin, la définition juridique
du statut de l’indigène demeure un dispositif important de l’action étatique sur les
populations autochtones.
Après ce petit résumé, il me semble important de préciser que les
informations présentées sur les actions du SPI ont introduit des changements dans
les populations contactées. Il s’agit de changements par rapport à la façon dont
les autochtones se représentent et communiquent sans oublier leur manière de
96
LIVIA VITENTI
s’organiser socialement. Même si le SPI n’existe plus comme tel, la Fondation
nationale des Autochtones semble continuer dans le même esprit, en conférant un
statut de demi-capacité aux membres des sociétés autochtones.
Aujourd’hui, le discours dominant sur le droit des peuples autochtones
affirme que depuis la réforme constitutionnelle de 1988, le système de tutelle
a changé de manière significative et que l’accès aux droits spécifiques ainsi
que l’exercice de l’autonomie seraient davantage possibles. Néanmoins, selon
la définition juridique, la relative incapacité civile des autochtones et le régime
tutélaire prévus dans l’article 6, paragraphe unique, du Code Civil, et dans l’article
7, « Estatuto do Indio » (Loi no 6.001/73), restent en vigueur. Effectivement, la
Constitution de 1988 a rompu partiellement avec l’idéologie internationaliste du
Code Civil et du « Estatuto do Ìndio ». Ainsi, je peux affirmer que, bien que la
Constitution assure aux autochtones le droit d’avoir leurs identités culturelles et
protège la diversité culturelle des communautés autochtones (articles 231 et 232 de
la Constitution), le discours des juristes, du gouvernement et d’autres segments de
la société reste le même. Le discours affirme que la tutelle et la relative incapacité
civile doivent être comprises, non pas comme une ingérence, mais comme une
protection des autochtones eux-mêmes. Ainsi, il me semble extrêmement important
de discuter du rôle de l’État dans la question des droits des peuples autochtones,
et de voir comment l’imposition de la tutelle peut avoir des effets négatifs sur la
reconnaissance des droits spécifiques.
Monisme juridique versus pluralisme juridique
Les catégories de « coutume », « us et coutumes », « formes traditionnelles
de résolution de conflits », « droit traditionnel » et « droit des autochtones »
demeurent des positions théoriques qui souvent suscitent des controverses et qui
peuvent mener à des jugements de valeur, entravant parfois la légitimation des
systèmes normatifs non étatiques.
Hans Kelsen fut le théoricien responsable de la formulation de la « Théorie
pure du droit ». Avant les réformes constitutionnelles entreprises par quelques pays
d’Amérique latine, et encore aujourd’hui par quelques pays du continent américain
comme le Brésil, la théorie dominante du droit prend racine dans les théories
kelseniennes de l’identité de l’État de droit ou monisme juridique (Vitenti 2005).
Autrement dit, les théories de Hans Kelsen postulent qu’à un État correspond un
seul système juridique. Ainsi, toute norme ou tout système normatif n’étant pas
produit par l’État ou par les mécanismes autorisés par celui-ci, se dénommerait
« coutume », qui ne serait admise que lorsqu’il n’y a pas de loi, mais n’est
toutefois jamais utilisée contre la loi. Les actes contra legem constituent un délit.
Cette perspective propose le monopole étatique de la violence légitime, par lequel
seul l’État et ses mécanismes de coercition ont le pouvoir d’intervenir dans la
régulation de la vie sociale et dans l’usage de la force légitime pour la persécution
et la répression des délits (Kelsen 1953 [1989]).
Ainsi, en considérant les théories kelseniennes, je peux affirmer que le droit
reconnu comme positif et moderne, en règle générale, se caractérise par son aspect
Le pouvoir tutélaire et la lutte pour la souveraineté chez les peuples...
97
moniste, à savoir que sa doctrine juridique établit un modèle de configuration dans
lequel l’État possède le monopole de la violence légitime, et que toute production
juridique ne peut être légitime que dans un cadre étatique. Ainsi, le monisme
juridique est l’instauration dans un État d’un seul droit ou d’un système juridique
unique.
À partir de cette conceptualisation, la coexistence de plusieurs droits ou
systèmes juridiques à l’intérieur d’un même territoire serait impensable. En effet,
bien que tout pays soit pluriculturel, la notion même de « nation moderne »
implique un puissant mécanisme d’homogénéisation. Selon Raquel Fajardo, le
terme « nation » signifie « unification des peuples », c’est-à-dire domination. Toute
nation résulte d’un type quelconque de colonisation, interne ou externe. Dans
les pays du continent américain, l’imposition d’un système juridique unique, la
protection officielle d’une seule culture, religion, langue et groupe social, donne
lieu à un modèle d’exclusion par l’État. Dans ce modèle, l’institution juridicopolitique ne représente pas la réalité plurielle. Elle marginalise les groupes sociaux
qui ne sont pas représentés officiellement et réprime leurs expressions de diversité
culturelle, linguistique, religieuse et normative. L’appareil étatique tend donc à
réprimer ou à marginaliser les systèmes « alternatifs », afin que ceux-ci soient
forcés de s’adapter et d’utiliser les institutions créées par l’État pour se maintenir
en vie. Les systèmes « non officiels » ont survécu aux conditions d’illégalité
étatique et de subordination politique en prenant des formes clandestines et
marginales (Fajardo 1999).
Les catégories juridiques élaborées par le monisme juridique ayant comme
base l’idée de l’État nation ne permettent pas d’envisager des systèmes normatifs
différents des systèmes étatiques et qui correspondent à des cultures différentes
de celles reconnues officiellement. Quand on cherche à comprendre, décrire et
qualifier les systèmes normatifs non étatiques, dans la mesure où leur réalité
s’impose, on utilise des catégories conceptuelles créées par la doctrine juridique
occidentale.
Le « pluralisme juridique ou légal », à la différence du monisme légal,
permet de parler de la coexistence de plusieurs systèmes juridiques à l’intérieur
d’un même espace géopolitique.
Il faut dire que quand les auteurs latino-américains – comme Esther Sanchéz
ou Xavier Albó, entre autres – parlent des systèmes autochtones en relation avec le
système étatique, ils n’abordent pas la question de systèmes parallèles, mais plutôt
de systèmes en constante interaction, avec des influences mutuelles. Le problème
est que les systèmes autochtones sont dans une situation politique subordonnée
et cela conditionne leur fonctionnement, leur valorisation et leurs possibilités de
développement.
En résumé, quand je parle de droit autochtone, j’évoque plutôt un concept
relationnel. Je ne cherche pas la description d’un « droit naturel » supposé antérieur
à la contamination occidentale ; je cherche la définition autochtone du droit devant
le droit étatique. D’autre part, je ne cherche pas à démontrer que le droit étatique
98
LIVIA VITENTI
et le droit autochtone sont parallèles, mais qu’ils interagissent et s’influencent
mutuellement, tout en maintenant un axe culturel qui leur donne une identité.
Quand on parle de droit autochtone, cela ne signifie pas que les Autochtones
n’utilisent pas le droit étatique, mais plutôt qu’ils ont une stratégie d’utilisation de
ce droit de façon à répondre à des besoins ou à éviter la répression.
L’universel contre le local :
le parcours de la reconnaissance de droits spécifiques
Il est intéressant d’observer qu’au fil du temps, les peuples autochtones
ont reconfiguré « leurs droits » en y incorporant plusieurs éléments provenant
de l’intérieur de leur propre axe culturel. La catégorie « droit autochtone »
n’exclut pas la coexistence de plusieurs systèmes régulateurs qui interagissent et,
éventuellement, se disputent pour réglementer le même aspect de la vie sociale
(Fajardo 1999).
Depuis 1920, et surtout depuis le milieu du XXe siècle, la pression des
mouvements autochtones, le développement d’une pensée indigéniste intellectuelle
et l’émergence de nouvelles nécessités d’incorporer les autochtones sur le marché du
travail ont permis de créer des institutions nationales et internationales pour traiter
« le problème autochtone » à partir d’un concept paternaliste. Dans le contexte
des politiques assimilationnistes, les constitutions ont commencé à reconnaître
l’existence de quelques droits spécifiques aux communautés autochtones.
Néanmoins, comme l’État de droit a priorité, on ne reconnaît pas
formellement aux autorités autochtones la faculté d’appliquer leur propre système
normatif de manière large. Quelques pays ont décrété l’exercice d’un droit
autochtone spécifique, mais à l’intérieur de domaines très limités ou relevant
des affaires culturelles. Dans tout les cas, il s’agissait de situations d’importance
modérée (Fajardo 1999).
Les pays qui reconnaissent leur multiculturalisme sont des pays qui, en
plus de rechercher cela, ne possèdent pas un « nous » national. Au contraire,
ils possèdent un ensemble de récits de différents groupes ethniques. L’histoire
de la colonisation de l’Amérique latine, par exemple, compte avec – au-delà
de la colonisation établie par les Européens – l’esclavage des peuples importés
d’Afrique et la main-d’œuvre salariée de migrants européens et asiatiques. Les
migrants européens, surtout, ont influé significativement sur l’idéologie des nations
américaines qui sont apparues par la suite.
Et après plus de cinq siècles de colonisation et de statut subalterne, les
groupes ethniques et les minorités nationales, source d’hétérogénéité dans l’État
nation, émergent avec force dans la vie sociale, politique et culturelle, en plaidant
pour la création de nouvelles formes d’organisation communautaire, nationales
et transnationales, tout comme pour le retour d’anciens préceptes structurants
de l’organisation sociale de leurs communautés. L’intention est d’animer un
mouvement qui revendique la reconnaissance d’identités et de droits antérieurs à
la colonisation, lesquels ont été brimés par les logiques d’organisation des États
nationaux. En outre, il est important d’envisager la possibilité qu’une ou plusieurs
Le pouvoir tutélaire et la lutte pour la souveraineté chez les peuples...
99
identités juridiques et politiques puissent coexister, à travers des politiques
pluriculturelles et de la différence, dans une altérité historique à long terme.
Références
Albo X., 2000, Derecho consuetudinario : posibilidades y limites. CINCA. Consulté sur
Internet (http ://alertanet.org) Site consulté en 2007, devenu indisponible.
Albo X., 2004, Plurilinguismo, Identidad, Cultura y Lengua. Revista Accion. Consulté sur
Internet (http ://www.uninet.com.py/accion/210/xavier210.html), Site consulté en 2007,
devenu indisponible.
Botero, E.S., 2004, Derechos Proprios. Ejercicio legal de la jurisdiccion especial indigena
en Colombia. [S.l.] : Bogota, Instituto de Estudios del Ministerio Publico, Procuradoria
General de la Nacion.
De Souza Lima, A.C., 1995, Um grande cerco de paz. Poder tutelar, indianidade e formaçao
do estado no Brasil. Petropolis, Editora Vozes.
Fajardo, R.Y., 1999, Principales caracteristicas del derecho consuetudinario. Revista Articulo Primero, 7. Consulté sur Internet (http ://alertanet.org), Site consulté en 2007, devenu
indisponible.
Vitenti, L., 2005, Da Antropologia Jurídica ao Pluralismo Jurídico. Mémoire de maîtrise,
Département d’anthropologie, Université de Brasília.
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Le pouvoir tutélaire et la lutte pour la souveraineté des peuples autochtones du Brésil
La souveraineté autochtone existe-t-elle? Dans cet article, j’aborde cette question
à travers une lecture critique des ouvrages de quelques chercheurs d’Amérique Latine,
qui examinent les droits spécifiques des peuples autochtones, leurs conditions et leurs
déterminants. À partir de ces lectures, je propose d’une part une réflexion sur le droit étatique
occidental, caractérisé par le monisme juridique, d’abord défendu par Hans Kelsen. D’autre
part, je discute des possibilités de la création d’un État multiculturel et de l’imposition d’un
pluralisme juridique. Je développe mon argument en affirmant que toutes les sociétés ont
des formes spécifiques de droit, mais que cela implique plutôt une affirmation sur le plan
de l’identité sociale et culturelle. Pour finaliser mon argument, je me base sur l’ouvrage
d’Antônio Carlos de Souza Lima pour discuter des effets du pourvoir tutélaire sur les peuples
autochtones du Brésil.
Mots-clés : Vitenti, droits spécifique, peuples autochtones, pluralisme juridique, identité,
changement social et culturel.
How does the tutelage affect the sovereignty of the Brazil’s aboriginal people?
This article proposes a discussion about the aboriginal sovereignty. Thus, we will
mention some Latin-American investigators, whose works study the rights of aboriginal
people, their circumstances, and determinants. From these papers, we will propose to
reflect about the occidental state law, characterized by the juridical monism, which was first
100
LIVIA VITENTI
mentioned by Hans Kelsen. We will discuss the analysis of the state law, and the possibilities
of both the creation of a multicultural estate and the imposition of a juridical pluralism. We
will develop our arguments by saying that any society has a particular form of law, which
implies, in the social and cultural aspect, an affirmation. Finally, we will study the work of
Antonio Carlos Souza Lima to discuss the effects of the tutelage of the aboriginal people of
Brazil.
Keywords : Vitenti, particular form of law, aboriginal peoples, juridical pluralism, identity,
cultural and social changes.
Livia Vitenti
Département d’anthropologie,
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
3150, rue Jean-Brillant
Montréal (Québec) H3T 1N8
Canada
[email protected]
Pour une autre démarche
anthropologique
Étude de cas du Rif du Maroc
Khalid Mouna
L’anthropologie contemporaine européenne et américaine produit depuis le
XIXe siècle un certain nombre de modèles d’analyses et de concepts. La plupart des
travaux des anthropologues et des sociologues ont tenté une analyse des formes de
stratification ou de hiérarchie sociale de la société du Maghreb, dans une application
des concepts accompagnés d’une réflexion plus ou moins approfondie quant à leur
pertinence. Si la domination coloniale a bouleversé progressivement les systèmes
économiques, politiques et culturels des sociétés du Maghreb, la compréhension de
ces sociétés ne peut se passer des références et des valeurs essentielles qui restent
ancrées dans les mémoires. À partir d’un travail de terrain réalisé chez les Ketama
dans le Rif central du Maroc, façade du pays longeant la Méditerranée, nous allons
essayer de mettre en application la démarche khaldounienne, à la fois méthode de
saisie de la réalité sociale et système d’analyse des processus de transformation
sociologique. Cet article s’articule autour de deux parties : la première présente
un micro-tableau de l’anthropologie du Rif, généralisable à la société maghrébine,
pour lequel la deuxième partie mettra en pratique la démarche khaldounienne. Cet
article cherche à mettre en lumière une démarche qui nous a permis de comprendre
les mécanismes de transformation et de résistance des structures traditionnelles de
la société Ketama suite à l’émergence de l’économie du kif liée au cannabis.
Un bilan de l’anthropologie du Rif
La société maghrébine est conçue depuis plus de soixante ans comme une
société segmentaire. En s’inspirant des travaux de Hanoteau et Le Touneux sur
la Kabylie, Durkheim a été le premier à proposer (1998) le terme de segmentaire
pour qualifier les organisations tribales des sociétés traditionnelles. Dans les années
1930, l’anthropologue anglo-saxon Evans-Pritchard a utilisé cette notion pour son
analyse de la société Nuer (Evans-Pritchard 1968). Depuis, elle a été appliquée
à la société maghrébine, notamment par Gellner (2003) pour les tribus berbères
du Haut-Atlas et par Hart pour le Rif. Commençant ses enquêtes vers la fin des
années 1950, Hart a accordé à l’anarchie et, par conséquent, à la thèse segmentaire,
une place importante dans son étude de la tribu de Aith Waryaghar (Hart 1976).
Ses ouvrages se situent dans la continuité des travaux de la période coloniale, qui
inaugurent la division du Maroc entre « bled siba », ou « ripublik », et « bled
Makhzen ».
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 101 - 106
102
KHALID MOUNA
Ainsi Hart explique-t-il l’anarchie par le manque de ressources du sol de cette
région. Selon lui, la logique réelle de l’anarchie est d’ordre économique : « Le Rif
central a toujours été une région surpeuplée et, à cause de ses maigres ressources
agricoles, il n’y a toujours eu que deux solutions pour résoudre ce problème : 1)
l’émigration ouvrière vers l’Algérie, et qui commence en Oranie peu de temps
après l’installation des colons français ; 2) la loi du talion, la vengeance, la
vendetta, les dettes du sang, qui étaient probablement plus développées chez les
Aith Waryaghar que dans toutes les autres tribus marocaines » (Hart 1976 : 36-37).
Hart poursuit son analyse et se permet de corriger, pense-t-il, une erreur commise
par les « informateurs » rifains lorsque les plus vieux d’entre eux lui disent que
les troubles sont récents, ne remontant, d’après leurs souvenirs, qu’à la fin du XIX e
siècle avec l’invasion coloniale : « Par ailleurs si certains de nos informateurs ont
insisté sur le fait que la ripublik a commencé après l’expédition au Rif de la mahalla
chérifienne de Bouchta al Bagdadi sous l’ordre de Moulay Abd al Aziz, pour lutter
contre les pirates des Ibouqqouyen en 1898, nous pensons personnellement que la
rubrique –ripublik– résume la plus grande partie de l’histoire sociale du Rif » (Hart
1976 : 35). Hart utilise par conséquent une interprétation qui lui donne une double
autorité, celle de témoin et de précurseur, pour démontrer que l’anarchie domine
les pratiques et, plus largement, la morphologie sociale de l’homme rifain.
Loin des stigmates de la période coloniale, Jamous a articulé l’honneur et
la baraka dans une complémentarité dynamique à partir de l’analyse du groupe
Iqr’iyan. À partir de l’analyse de la place de la terre, considérée comme le bien
le plus valorisé, l’auteur montre que la terre est domaine de l’interdit malgré
l’insuffisance de sa production économique : « si la terre comme bien économique
ne suffit pas à faire vivre les hommes, elle est d’un point de vue social le bien
le plus valorisé car elle est source d’identité pour les hommes et les groupes
Iqr’iyan » (Jamous 2002 : 6). En raison de sa valeur sociale et identitaire, la terre
permet aux hommes d’instaurer des règles pour le jeu d’honneur et de développer
d’importantes stratégies d’alliance et de conflit, qui visent le renforcement de leur
place au sein du groupe par l’acquisition des terres. L’étude du statut de la terre
par Jamous dégage la représentation de l’honneur et l’autorité des hommes dans
la société rifaine. Ainsi, l’auteur distingue-t-il deux formes d’honneur, l’honneur
individuel et l’honneur de groupe.
Dans ce système, chaque homme est responsable de son propre domaine de
l’interdit : les terres, les cultures et les femmes. Cela explique que l’homme rifain
s’identifie à son domaine de l’interdit et le défende, schéma de fonctionnement
qu’on trouve dans la quasi-totalité des régions berbères du Maghreb. Ainsi,
Bourdieu montre-t-il que, chez les Kabyles : « la terre ne vaut que par les hommes
qui la cultivent mais aussi la défendent. Si le patrimoine de la lignée, que symbolise
le nom, se définit non seulement par la possession de la terre et de la maison, biens
précieux, donc vulnérables, mais par la possession de moyens d’en assurer la
protection, c’est-à-dire les hommes, c’est que la terre et les femmes ne sont jamais
réduites au statut de simple instrument de production ou de reproduction et moins
encore, de marchandises ou même de “propriété” : les agressions contre la terre,
contre la maison ou contre les femmes sont des agressions contre leur maître,
Pour une autre démarche anthropologique. Étude de cas du Rif du Maroc
103
contre son nif, c’est-à-dire son être, tel que le groupe le définit, et pas seulement
contre son avoir » (Bourdieu 2000 : 167).
À côté des hommes d’honneur, se trouvent les chorfa. Ces derniers doivent
avoir une conduite pacifique, ils ne peuvent pas s’engager dans des échanges
violents. Les valeurs qui s’imposent à l’homme d’honneur « ne s’appliquent
pas à eux. Plus ils évitent la violence pour régler leurs problèmes, plus ils sont
respectés » (Jamous 2002 : 193). Contrairement au laïc/homme d’honneur, la
valeur essentielle à laquelle ils s’attachent n’est pas l’honneur, mais la baraka
(grâce, charisme).
Nous avons jusque-là présenté un micro-tableau de l’anthropologie du Rif.
Certes, l’analyse de Jamous a placé la tension entre les individus et les groupes
dans un ordre hiérarchique, ce qui a permis de sortir des stigmates de la période
coloniale. Cependant, nous allons confronter le terrain dans les pages suivantes à
une lecture de l’anthropologie du Rif à partir de la démarche khaldounienne.
La démarche khaldounienne
Ibn Khaldun (1332-1406) est un des acteurs de la pensée arabo-islamique, qui
a marqué de son empreinte le XIVe siècle. Il se distingue par sa pensée politique,
sociale, anthropologique à travers son œuvre majeure, La Muqaddima, dans laquelle
il montre l’importance fondamentale du recours à une perspective historique afin
d’appréhender les changements sociologiques actuels d’une société. L’étude d’un
cas emblématique, celui des Ketama, à partir de la démarche khaldounienne,
montre que les étapes antérieures par lesquelles sont passés les Ketama, depuis leur
rôle dans la construction d’un empire il y a onze siècles, jusqu’au jeu de l’honneur,
sinon de la baraka, dans les années précédant l’explosion de l’économie du kif,
continuent à être des clefs irremplaçables pour la compréhension de ses ressorts
actuels. La démarche d’Ibn Khaldoun permet de relier l’histoire ancienne des
Ketama à celle de l’introduction du « kif » dans le Rif. En effet, Ibn Khaldoun,
dans L’histoire des berbères (1999), a signalé la connotation négative du terme
Ketama, liée au rejet du chiisme à cette époque au Maghreb et au rôle primordial
joué par les Ketama dans la diffusion de cette doctrine en tant que principaux
alliés berbères de la dynastie Fatimide durant sa présence au Maghreb (909-975)
et ultérieurement (1071-1250). L’archéologue Djamal Souidi, dans son roman
Amastan Sanhadji (2002), qui a développé en les romançant des données d’Ibn
Khaldoun sur l’histoire berbère, souligne que la stigmatisation des Ketama a
redoublé au Xe siècle en raison du départ de la dynastie Fatimide vers l’Égypte
et la Syrie ; les Ketama ont été éloignés à la tête du chiisme maghrébin par les
Sanhadja, qui ne font pas l’objet de la même stigmatisation.
De même, dans ses mémoires, Mohamed Harbi rappelle que, enfant, son
oncle le traitait de « ktim » pour stigmatiser ses insuffisances religieuses (2001 :
41) ce qui illustre la stigmatisation des Ketama en Algérie il y a encore une
soixantaine d’années.
Quelles que soient les mutations que les Ketama qui habitent ce lieu
continuent à y apporter, ce nom lui-même perdure depuis le IXe siècle. On pourrait
104
KHALID MOUNA
alors avancer l’hypothèse que l’histoire des Ketama des premiers siècles de
l’islamisation du Maghreb continue à peser sur celle des Ketama d’aujourd’hui.
Jusqu’alors marginale, l’émergence impétueuse de l’économie du « kif » dans
le Rif à partir des années 1960, et particulièrement chez les Ketama, a introduit de
telles mutations qu’on ne peut se satisfaire de juxtaposer des études synchroniques
successives, puisque tout ce qui a été écrit sur ces sociétés antérieurement est
maintenant recomposé sur la base de cette nouvelle économie.
Le « bled du kif », c’est ainsi que les Ketama actuels dénomment leur terre ;
nous pouvons nous poser la question sur le rôle qu’a pu jouer la stigmatisation
ancienne dans le retournement de la stigmatisation que constitue le fait d’accepter,
voire de se glorifier, du nouveau stigmate de « bled du kif ». Un stigmate qui
transparaît dès le XVIIIe siècle avec la présence de Sidi Haddi chez les Ketama, le
fondateur de la confrérie Haddawa, seule confrérie faisant obligation à ses disciples
de consommer du cannabis.
La redécouverte d’une profondeur historique séculaire chez les Ketama
amène à s’interroger sur les pratiques segmentaires d’une façon tout à fait nouvelle
comparée à celle pratiquée jusqu’à présent dans la période postcoloniale. Si les
Ketama actuels continuent à payer le prix pour le rôle éminent que les Ketama des
Xe et XIIe siècles ont joué dans la construction d’un grand empire, leur segmentarité
observée par les anthropologues de l’école coloniale et postcoloniale ne pourrait
pas être qualifiée – pour paraphraser la notion de « pseudo-archaïsme » de Claude
Lévi-Strauss – de « pseudo-segmentaire », autrement dit une segmentarité qui
serait le produit d’une inversion du processus antérieur de centralisation étatique
dont les Ketama avaient été le fer de lance. Nous pouvons même avancer que le
principal constructeur de la segmentarité, Evans-Pritchard, a peut-être été le témoin
d’un processus analogue, si l’on admet, ce qui serait tout à son honneur, qu’il a
cherché à dissimuler à l’impérialisme britannique le mouvement d’organisation
politique centralisé que les Senoussistes avaient alors tenté chez les Nuer comme
chez les populations voisines.
Les mécanismes de centralisation étatique à partir d’une société clanique,
puis d’inversion de cette décentralisation dans les groupes qui en ont été les
principaux vecteurs renvoient à l’œuvre de Ibn Khaldoun (2000) et à son concept
de asabiya / (solidarité, esprit communautaire). Ce concept explique comment,
à un moment donné, un groupe ethnique/tribal développe une asabiya puissante
qui lui donne la force de la cohésion par rapport à d’autres asabiya et, par là
même, en arrive à obtenir le pouvoir. Cette asabiya est à la fois force symbolique
et stratégique et se repère toujours dans la solidarité des différentes classes
sociales de Ketama, d’abord autour de leur produit local, la résine surnommée
ketamia, qui impose dorénavant son hégémonie sur les produits des autres tribus,
et aussi dans la logique du défi, notamment par rapport à l’État, lorsqu’il s’agit
de défricher une portion de forêt appartenant au domaine public. Le retour à la
problématique khaldounienne n’est pas dû seulement à un besoin de ressourcement
historique qui demeure légitime, mais à la puissance intrinsèque de cette analyse,
pertinente au-delà du Maghreb. Cette démarche khaldounienne est sans doute la
Pour une autre démarche anthropologique. Étude de cas du Rif du Maroc
105
seule alternative à l’anthropologie structurale qui considère que, d’une époque
à une autre, seuls les éléments « lexicaux » sont conservés mais que le « fleuve
de l’histoire » les transporte pour les recomposer plus loin sans que la syntaxe
qui les organisait dans le premier état ait la moindre pertinence dans le second,
et encore moins pour élucider une loi du passage du premier état au second. La
démarche khaldounienne nous aide à comprendre non seulement le système social
à un moment de son histoire mais, bien plus, la dynamique même du système,
c’est-à-dire les tensions inhérentes à toute société entre forces de production du
système et tendances au changement. Ce faisant, elle permet de déduire les jeux
et les mécanismes explicatifs et complexes de passage d’une société à une autre
dans la société maghrébine.
Références
Bourdieu P., 2000, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie
Kabyle. Paris, Seuil.
Durkheim E., 1998, De la division du travail social. Paris, PUF.
Evans-Pritchard E. E., 1994, Les Nuer, description des modes de vie et des institutions politique d’un peuple nilote. Paris, Gallimard.
Gellner E., 2003, Les Saints de l’Atlas. Saint-Denis, Bouchène.
Harbi M., 2001, Une vie debout, mémoires politiques. 1945-1962, t 1. Paris, La Découverte.
Hart M. D., 1976, « De “Ribuplik” à “République” les institutions socio-politiques rifaines
et les réformes d’AbdelKrim » : 33-45. in Abdelkrim et la République du Rif, Actes du
Colloque international d’études historiques et sociologiques, Paris le 18-20 janvier 1973.
Paris, Maspero.
Ibn Khaldoun, 1999, Histoire des berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale. T I., Paris, Geuthner.
Ibn Khaldoun, 2000, Moqadimat Ibn Khaldoun. (En arabe). Beyrouth, AlqAlam.
Jamous R., 2002, Honneur et baraka, les structures sociales traditionnelles dans le Rif. Paris/
Cambridge, Maison des Sciences de l’Homme/Cambridge University Press.
Souidi D., 2002, Amastan Sanhadji. Un prince dans le Maghreb de l’an mil. Alger, Casbah
Éditions.
Glossaire
Bled : pays.
Chorfa : nom donné aux descendants du prophète.
Makhzen : Magasin au sens d’entrepôt, trésor, au sens de trésor d’État. Dans le Maroc précolonial, ce mot signifie le pouvoir central ; aujourd’hui, ce terme est utilisé pour
désigner l’État et ses agents au Maroc.
Siba : refus d’obéissance, rébellion.
106
KHALID MOUNA
RÉSUMÉ – ABSTRACT
Pour une autre démarche anthropologique. Étude de cas du Rif du Maroc.
Nous souhaitons présenter dans cet article une réflexion anthropologique sur le Rif
du Maroc. En effet, l’anthropologie maghrébine en général, et marocaine en particulier, est
restée fortement marquée par les grands courants anthropologiques malgré des évolutions
sociologiques récentes. Partant de la présentation des travaux de Hart et Jamous, cet article
cherche à interroger cet héritage, toujours perceptible dans les études consacrées à la société
maghrébine. À partir d’une lecture de notre matériel de terrain relatif à la société Ketama
du Rif central, dont la principale activité économique réside dans la culture du cannabis et
de ses dérivés, nous proposons ici une analyse de la société rifaine à partir de la démarche
khaldounienne afin de nous atteler à une autre approche de l’anthropologie du Rif et du
Maghreb.
Mots-clés : Mouna, cannabis, changement, Rif, Maroc.
For another anthropological frame : the example of Rif of Morocco
This article presents a anthropological analysis on the Rif of Morocco. Maghrebian and
Moroccan anthropologies have remained deeply marked by the main anthropological schools
of thought in spite of the recent sociological changes. This article investigates the heritage
of Hart and Jamous’s works in the actual research on the maghrebian society. Our empirical
study leans on the Ketama tribe, which main economical activity consists in the culture of
kif and its derivatives. We offer an analysis of the society of Rif based on the perspective
of Ibn Khaldoun in order to develop an alternative approach of the anthropology of Rif and
Maghreb.
Keywords : Mouna, cannabis, change, Rif, Morocco.
Khalid Mouna
Institut Maghreb Europe
Université Paris 8
2 rue de la Liberté 93526
Saint-Denis CEDEX
France
[email protected]
L’inaltérable mémoire
des exemples
À propos de la confiance sociale
en régime de transition
Laurent Legrain
Pour le sociologue Emmanuel Belin, la confiance n’est pas un donné
de la relation sociale. Elle se génère, s’instaure et se maintient grâce à « des
mécanismes sociaux de mise en confiance qui prennent des formes historiques
spécifiques » (Belin 2002 : 136 ; voir aussi Gambetta 1988 et Giddens 1990). Cet
article pose l’hypothèse de la persistance dans la Mongolie contemporaine d’un
dispositif de mise en confiance façonné durant la période soviétique (1921-1991).
Ce dispositif s’ancre dans ce que Christopher Kaplonski a nommé « la mémoire
sociale des exemples ». Plutôt qu’une mémoire se construisant autour du souvenir
d’évènements et de lieux, l’auteur souligne le travail, dans le contexte mongol,
d’une mémoire « organisée autour d’individus particuliers agissant comme des
exemples » (Kaplonski 2004 : 182). Je montrerai comment cette forme de mémoire
sociale est mobilisée et permet aux individus de penser leur société sous un jour
plus flatteur que celui de l’image habituelle d’une société dérégulée, où celui
que l’on ne connaît pas personnellement (tanihgui hün) représente un danger
potentiel.
Mais comment peut-on comprendre la pérennité de ce dispositif de mise en
confiance dans la tempête des changements socio-économiques qui caractérise la
Mongolie postsocialiste? À mon sens, il tire une partie de sa vitalité d’une forme
commune de nostalgie – provoquée par l’absence des êtres chers –, qui constitue
une corde particulièrement sensible de l’émotivité mongole sur laquelle les
politiques culturelles des années 1950 jouèrent avec insistance. J’avancerai l’idée
que le dispositif de mise en confiance opérant aujourd’hui trouve son agencement
actuel dans ces années marquées par d’intenses changements sociaux.
Mon postulat de départ est qu’il existe en Mongolie un sentiment diffus mais
bien présent que je nommerai « la précarité de la confiance sociale ».
La précarité de la confiance sociale
« Le danger pour les Mongols, c’est les Mongols » (Mongolyn ayul
n’mongol). Cette petite phrase assassine est le titre d’une section d’un ouvrage
historique récent écrit par un journaliste mongol renommé67 (Tsenddoo 2007 :
67. Ce livre fut sacré meilleure vente de l’année 2007 dans la rubrique « livre mongol ».
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 107 - 116
8). Elle constitue la morale tirée de la relecture d’un épisode de l’histoire du
pays. À la fin du XVIIe siècle, alors que des luttes intestines font rage entre les
Mongols occidentaux (l’empire Zungar) et les Mongols Halha à l’est, ces derniers
font alliance avec les Mandchous, fondateurs de la dynastie Qing (1644-1911).
Aujourd’hui, les conséquences de cet épisode historique sont regardées comme
désastreuses par bon nombre de Mongols. Pour eux, cette alliance fut à l’origine des
deux siècles d’oppression mandchoue, synonyme d’isolement total, de stagnation
et de pillage du pays par les maisons commerciales chinoises. L’histoire nationale
selon Tsenddoo est truffée de ces « trahisons », et si la Mongolie n’est plus
aujourd’hui (et depuis longtemps) capable de jouer un rôle politique de premier
plan, c’est que les Mongols n’ont pas assez médité cet adage : « le danger pour
les mongols, c’est les mongols ». Cette relecture historique est très populaire en
Mongolie. Elle donne lieu à deux types d’interprétations. Le premier se développe
sur un registre ethnique : ce sont les Halha, ethnie numériquement majoritaire, qui
sont responsables de cette catastrophe historique. La phrase peut par conséquent
être relue de la manière suivante : « le danger pour une ethnie mongole, se sont
les autres ethnies mongoles ». Cette interprétation est d’autant plus en vogue
aujourd’hui que les politiques culturelles des années socialistes ont affermi et
hiérarchisé les différenciations ethniques en Mongolie (Bulag 1998 : 27-103). Mais
la possibilité de lire cette phrase sur le registre ethnique ne doit pas occulter une
lecture au premier degré : un mongol est en général mal intentionné vis-à-vis de
son congénère. Cette dernière interprétation est peut-être plus prégnante encore que
la précédente. J’en veux pour preuve non seulement la popularité d’une maxime
comme « les Mongols sont mauvais l’un envers l’autre, comme les arbres détestent
leurs nœuds » (Mongol mongoldoo muu, mod yarandaa muu) (ibid. 1998 : 169)
ou la pléthore de petites histoires illustrant les coups bas et les arnaques entre
deux personnes qui ne se connaissent pas. La mise en scène de ces entourloupes
est un ressort humoristique des plus usités dans le genre théâtral très en vogue
des « moqueries » (hoshin shog). Pour le spectateur, ces farces sont d’autant
plus percutantes qu’elles trouvent un ancrage dans son quotidien. La myriade des
interactions sociales avec l’inconnu est toujours teintée de suspicion : la peur du
vol (Humphrey 1993), le soupçon permanent de corruption à tous les niveaux de
la vie politique et académique, les faux chamanes, les moines incompétents…
les figures de l’insécurité sociale sont nombreuses. Lorsque les membres d’un
réseau de connaissances se lancent dans une entreprise qui nécessite l’aide de
personnes extérieures, les palabres, hésitations et revirements sont nombreux. Et
si les discussions sont si longues, c’est que les individus sur qui l’on peut compter
(naidvartai hün) doivent être localisés parmi une pléthore de personnes « peu
fiables ».
Il existe bien sûr des dizaines de mécanismes qui viennent adoucir cette
sombre vision de la société. Dans le quotidien des relations sociales par exemple,
des marqueurs interactionnels – des manières de se tenir, de s’exprimer et de se
comporter – réalisent les conditions nécessaires au bon déroulement d’une relation
sociale (Hamayon 1971 ; Humphrey 1987) et instaurent la confiance entre deux
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en régime...
109
inconnus68. Mais à un niveau plus général, qu’est-ce qui permet à un individu
de se donner l’impression d’une totalité sociale bienveillante? Ni le sentiment
de partager une histoire nationale commune (voir supra), ni le rapport avec des
institutions étatiques (censées pourvoir les individus en services sur une base
égalitaire mais qui peinent à remplir cette mission) ne jouent ce rôle.
La mémoire sociale des exemples
Dans le couloir principal de l’école du district de Rinchinlhümbe, petit
bourg accroché aux contreforts montagneux des Horidol Sar’dag dans la Mongolie
septentrionale, sont suspendus quatre panneaux. Deux d’entre eux (photographies 1
et 2) comportent des listes de noms sous les titres : « Réussites brillantes » (Onts
tögsögchid) et « Nos individus talentueux » (Manai av’yastnuud). Sur le premier,
les noms sont classés par année de promotion et sur le deuxième, ordonnés suivant
le prestige des médailles remportées (or, argent ou bronze) dans des disciplines
comme le chant, la danse ou la lutte.
Réussites brillantes
Nos individus talentueux
Photographie de l’auteur
Photographie de l’auteur
Le troisième, intitulé « la diffusion de la renommée de nos élèves » (Shaviin
Aldar Badrahui), accroché dans la classe de musique, comporte quelques photos et
de courts résumés des études réalisées et des positions professionnelles occupées
par les personnes représentées (photographie 3).
La renommée de nos élèves
Photographie de l’auteur
68. Dans ce domaine, ce qui est d’ailleurs le plus frappant, c’est la tension entre le postulat de
départ – hors de mon réseau de connaissances, tout le monde représente un danger potentiel
– et la facilité avec laquelle les amitiés se nouent.
110
LAURENT LEGRAIN
Le dernier panneau est une peinture représentant Dejidiin Jigjid dans un cadre
imposant sculpté de motifs et d’emblèmes de la culture socialiste (photographie 4).
Cet homme, natif du district, devint dans les années 1970 un réalisateur réputé de
l’industrie cinématographique mongole.
Dejidiin Jigjid
Photographie de l’auteur
Les aînés comme les plus jeunes évoquent ces noms avec beaucoup de
respect même s’ils ne les connaissent pas personnellement. De plus, la vie à l’école
est ponctuée de constants rappels de leurs réalisations. Tous ces éléments façonnent
une sorte de cartographie qui, au départ du district, trace les trajectoires de vie
idéales, dessine une ossature de modèles, d’exemples d’individus ayant réussi à
infléchir le cours de la vie en leur faveur. La plupart de ces personnes exemplaires
poursuivent leurs études dans les universités d’État ou exercent leur profession au
loin. Tous sont décrits sans hésitation comme des personnes fiables (naidvartai)
ou comme des gens bien (sain hün), et ceci même par des membres de réseaux
sociaux qui leur sont étrangers.
Faut-il y voir uniquement l’étalage du prestige conféré par l’éducation
dans les sociétés postsocialistes? Je l’interprète plutôt comme une modalité de
fonctionnement de cette mémoire sociale des exemples, que j’évoquais dans
l’introduction. L’ensemble des cadres suspendus, les rappels des professeurs,
les discussions des élèves entre eux constituent à mes yeux l’un des dispositifs
permettant à la fois la réalisation de la mémoire et la restauration de la
confiance.
L’analyse de deux autres documents (photographies 5 et 6) me permettra
d’approfondir la compréhension des caractéristiques de ce genre de dispositifs et de
montrer leur caractère évolutif. Je reviendrai alors sur cette première interprétation.
Le premier document provient d’un des premiers journaux de propagande (1937,
n°1) à diffusion nationale : La voie nationale de la culture (Soyolyn ündesnii
zam). Le deuxième est une carte postale envoyée en 1973 par un jeune homme
effectuant son service militaire. Ils peuvent être vus comme les ancêtres des
panneaux scolaires décrits ci-dessus dans la mesure où ils constituent également
des éléments de dispositifs mettant en scène des individus et leur conférant le statut
d’exemples.
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en régime...
111
La voie nationale de la culture
Photographie de l’auteur
Carte postale
Photographie de l’auteur
Dans le document no 5, la photographie d’un homme en uniforme militaire
est insérée au milieu d’un poème à la gloire d’un soldat héroïque. Le poème est
signé mais le doute plane sur l’identité exacte de l’homme photographié. Estil le compositeur? Est-il lui même le soldat héroïque dont le texte évoque les
hauts faits? Hors de la capitale, ces journaux parvenaient aux éleveurs nomades
par l’intermédiaire des yourtes rouges (ulaan ger) où des soldats formés avaient
pour tâche de diffuser les idées du parti (Legrain 2007). Ces soldats s’appuyaient
fréquemment sur ce genre de littérature généreusement illustrée.
Dans le document no 6 figure la photo d’un jeune homme dans un médaillon
entouré de fleurs, lui-même inséré dans un paysage montagneux stylisé. Sur la
partie de droite, en regard de notre homme, les paroles d’une de ses chansons
favorites. Ces cartes postales étaient envoyées par des jeunes gens accomplissant
leur service militaire (d’une durée de trois ans à cette époque), ou par des personnes
en poste dans d’autres provinces. Les destinataires étaient le plus souvent la famille
ou la fiancée, voire un ami intime de l’homme représenté. Les compositions étaient
réalisées par des photographes de districts, sur la base d’éléments préconstruits.
Les clients pouvaient choisir certains décors et le texte d’une chanson en vogue.
La photo prise sur place était ensuite insérée dans le médaillon.
112
LAURENT LEGRAIN
Il y aurait de nombreux commentaires à faire sur les contextes historiques
qui ont présidé à la production de ce genre de documents, mais le point qui importe
ici est l’évolution des caractéristiques des documents présentés. À mon sens, il
y a entre les deux documents une différence qui va entraîner des conséquences
importantes dans le fonctionnement de la mémoire sociale des exemples. Aux
yeux de celui qui reçoit la carte postale, les traits du modèle ne sont plus ceux
d’un inconnu (comme c’est le cas dans le document no 5). De plus, alors que le
journal était conservé dans la yourte rouge du district, la carte postale au contraire,
était placée en évidence dans le hoimor de la yourte familiale, la place des invités
de marque. Les visiteurs de la famille pouvaient y jeter un œil et y reconnaître
également des traits familiers. Le texte des chansons choisies pour figurer sur la
carte postale était souvent celui d’un succès que les expéditeurs aimaient à chanter
et dont les paroles susciteraient, du moins l’espéraient-ils, le souvenir ému et le
sentiment de manque chez ceux qu’ils avaient laissé au pays. L’agencement de la
carte postale devait piéger la mémoire du destinataire et l’entraîner vers le doux
souvenir des moments passés en compagnie de l’absent.
Je peux avancer quelques pistes de compréhension de cette évolution dans
les dispositifs de construction des figures du modèle. Elles me seront utiles pour
la clôture de mon argumentation.
À la fin des années 1950, le gouvernement mongol, jugeant que les
« conditions objectives de l’édification du socialisme » sont rencontrées, lance le
second grand mouvement de collectivisation de l’élevage rural. Dix ans plus tard,
tous les éleveurs sont membres d’une coopérative. Les autorités mettent en place
un processus d’« émulation socialiste ». Les brigades concourent pour obtenir les
meilleurs rendements, les coopératives font de même, les provinces comparent
leurs chiffres. Les cérémonies de récompense des meilleurs éléments se multiplient
d’abord au centre culturel du village, ensuite au palais de la culture du chef-lieu
de la province, puis dans les hauts lieux de la capitale. L’émulation socialiste
fonctionne essentiellement grâce au prestige conféré à des individus exemplaires69.
Dans le quotidien des ruraux, ces figures héroïsées sont bien plus présentes que les
pères de la révolution eux-mêmes. Chaque matin, la cérémonie de la lecture d’un
journal local (sonin unshlaga) composé majoritairement d’articles sur les mérites
de ces héros du peuple, consacre et renforce leur emprise. L’émulation socialiste
ancre dans la proximité la figure du modèle. Idéalement, elle permet à chacun
de se muer en héros de la nouvelle société. Concrètement, à partir d’une figure
exemplaire incarnée par un proche, elle façonne l’image d’une société avançant
vers un idéal communiste grâce à cette personne particulière et à une foule d’autres
individus équivalents, mais inconnus cette fois. Qu’importe, tous sont des modèles
à suivre et tous sont dotés de la même force de conviction, de la même foi en la
société à venir. Tous sont fiables.
69. Françoise Aubin décrit et analyse plus complètement l’ensemble des mécanismes de propagande mis en place pour parvenir à une « éthique du dépassement de soi-même » (Aubin 1973 :
36). Elle montre l’importance et les effets de cette éthique dans les politiques culturelles de
la Mongolie socialiste.
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en régime...
113
Un autre élément est crucial. La Mongolie du deuxième mouvement de
collectivisation est aussi celle des déplacements de population. D’abord parce que
de nombreux habitants des districts ruraux vont soutenir l’effort d’industrialisation
en marche dans les zones urbaines. Ensuite parce que les gens instruits sont souvent
appelés à des postes éloignés de leur contrée. D’autre part, au sein de l’économie
planifiée, le besoin de travailleurs qualifiés apparaît en des lieux spécifiques.
En de telles occasions, le gouvernement dépêche des contingents de travailleurs
parfois pour de très longues périodes. Les personnes qui se déplacent dans le but
d’édifier le socialisme font également l’objet d’une modélisation héroïque. Ceci est
notamment visible dans le travail des brigades culturelles de l’époque. Voici par
exemple le texte d’un chant composé suite à l’ouverture d’une mine de charbon au
début des années 1960 dans le district d’Alag-Erdene. La mise en activité de cette
mine demandait le déplacement de nombreux travailleurs provenant de districts
éloignés et parmi eux, un fort contingent de chauffeurs. Mishig Darhan, alors en
charge de la propagande dans le district d’Ulaan-Uul, est le compositeur de ce texte
(Purevdorj 1998 : 9).
J’entre dans la steppe de Hadtai Eg
En galopant sur mon accélérateur vert
Je déposerai à l’usine de Hatgal
L’or noir que j’aurais chargé
J’entre dans la steppe de Asgatai Eg
Ma bâche verte galope
Je déchargerai à l’usine de province
Le charbon doré que j’aurais chargé ici
Je loue et chante l’éloge
Des chauffeurs de ma région
Ils se réjouiront
D’entendre ma chanson
Consécutivement à ces déplacements et parallèlement à l’héroïsation de
ces individus se développe une profonde nostalgie tournée vers le temps où la
communauté était rassemblée, le temps où ces héros de la nouvelle société étaient
présents. Cette coloration nostalgique est très présente dans l’agencement de la
carte postale et dans les paroles de très nombreuses compositions des brigades
culturelles de l’époque. Or, cette nostalgie provoquée par la séparation des êtres
chers est, de tout temps, l’un des thèmes de prédilection de la chanson mongole,
mais aussi l’une des rares émotions dont les débordements sont socialement
acceptés. J’illustrerai cette affirmation par une histoire ironique entendue à maintes
reprises.
114
LAURENT LEGRAIN
Un voyageur est reçu dans une yourte et se voit présenter un bol rempli
de raviolis de mouton bouillants. Affamé, il en engloutit un sans plus attendre.
La chaleur de la nourriture lui fait verser une larme. L’hôte se méprenant sur la
cause de cette larme compatit : « Qu’il est difficile d’être loin de son pays et des
siens! ».
Alors que les larmes entraînent en général une réprobation unanime, la
nostalgie du pays et des proches (nutgaa sanakh) est un vecteur de compassion.
Ce sentiment n’est pas nouveau dans un pays qui a toujours connu d’intenses
déplacements de population. Mais dans le contexte particulier de la fin des années
1950, cette coloration nostalgique permet d’ériger et de consolider des figures
exemplaires : des gens fiables qui édifient pour le bien commun une société
nouvelle.
Une dernière vignette ethnographique me permettra de montrer que, dans
les classes de l’école de Rinchinlhümbe, le même agencement d’éléments opère
toujours aujourd’hui.
Conclusion : retour à l’école
C’est l’effervescence dans la classe de musique. En cet été 2005, pour fêter
le quarantième anniversaire du théâtre de Mörön (le chef lieu de la province),
les artistes du palais de la culture entament une tournée de tous les districts
provinciaux. Ils seront en concert à Rinchinlhümbe ce soir. Aux élèves rassemblés
devant le panneau « La diffusion de la renommée de nos élèves » (document no
3), le professeur de musique Bathüü rappelle que la troupe compte dans ses rangs
Amraa, un ancien étudiant de l’école devenu chanteur au théâtre. Il demande à l’un
de ses élèves de s’approcher du panneau et de lire à voix haute le petit récapitulatif
de la trajectoire de cette célébrité locale. Il donne ensuite ses instructions. « La
salle de concert doit être impeccable ». Les plus belles jeunes filles de la classe
sont chargées d’apporter des fleurs au chanteur durant le concert. La scène est
répétée. Une fille s’exécute sans beaucoup de conviction. Bathüü s’emporte. « Ce
ne sont pas des gens ordinaires (jirin hün). Ils y a beaucoup de gens titrés (tsoltoi
hün) parmi eux. Ce sont les meilleurs de notre province (manai aimgyn hamgiin
sain hün) ». Reprenant son calme, il se lance dans une longue remémoration de la
manière exemplaire dont Amraa se comportait en classe. Il rappelle tout ce que cet
étudiant modèle a fait pour le centre culturel avant d’être appelé à des tâches plus
importantes. « À cette époque il n’y avait pas autant de matériel. La vie était plus
difficile. Il fallait se débrouiller pour tout faire de ses propres mains. S’il n’y avait
pas eu des gens fiables comme eux (ted nar shig naidvartai hün), vous n’auriez
pas eu autant de facilité ».
Les souvenirs de Davaadji, un sexagénaire de la première brigade, évoquent
eux aussi, lorsqu’il se remémore l’atmosphère éducative de son enfance, un
horizon rempli de figures exemplaires et emblématiques : « Au départ, c’étaient
des proches, mais ils devenaient aussi éloignés que le ciel (tengerees hol) [...] Des
modèles respectés pour ce qu’ils avaient fait pour la communauté ». La plupart
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en régime...
115
des gens regrettaient constamment leur absence mais trouvaient logique que des
personnes d’une telle qualité soient appelées à de hautes responsabilités.
À une génération d’intervalle, les discours de Bathüü le professeur de
musique et Davaadji l’éleveur illustrent la même saillance de discours teintés d’une
nostalgie tournée vers des figures exemplaires, vers des hommes qui ne semblent
se soucier que du bien commun et être doués du pouvoir de changer la société.
Michael Herzfeld a nommé « nostalgie structurelle » (2005 : 147) ce sentiment, que
l’on retrouve de génération en génération, de la perte d’une communauté meilleure.
En focalisant mon analyse sur la perpétuation des dispositifs de mise en confiance
dans une société mongole en proie à de profonds bouleversements, je pense avoir
également montré que la compréhension de cette nostalgie structurelle passe
sans doute par l’ethnographie des dispositifs qui la vivifient et des agencements
historiques spécifiques qui façonnent ces dispositifs.
Références
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à l’étude de la propagande éducative en pays socialiste », Revue Française de Science
Politique, XXIII, 1 : 33-58.
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Londres, Routledge.
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Rural Mongolia », Journal of the Anglo-Mongolian Society, XI : 42-55.
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et New-York, Routledge.
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district rural de Mongolie », Civilisations, LVI, 1-2 : 103-120.
Pürevdorj, D., 1998, Darkhad ezentei duunuud (Les chants darkhad à personnages). À
compte d’auteur, Mörön.
T senddoo B., 2007, Soyolyn Dovtolgoo : Anhny het gürnees süülchiin nüüdelchin (le
mouvement culturel : Premier avenir des derniers nomades de l’État). Oulan-Bator,
Nepko Publishing.
116
LAURENT LEGRAIN
RÉSUMÉ – ABSTRACT
L’inaltérable mémoire des exemples. À propos de la confiance sociale en régime de
transition
À travers quelle sorte de panoptique une communauté sociale regarde-t-elle la
société dans laquelle elle vit et comment donne-t-elle à l’image de cette société l’apparence
d’une totalité bienveillante? Ce texte pose l’hypothèse de la perpétuation, dans la Mongolie
postsocialiste, d’un dispositif de mise en confiance façonné dans la dernière phase de
l’édification du socialisme en Mongolie (vers la fin des années 1950). Ce dispositif ancre un
type particulier de mémoire sociale – la mémoire sociale des exemples – dans un sentiment
nostalgique commun mais très prégnant en Mongolie : l’absence des êtres chers. J’avance
que cet ancrage permet de comprendre la pérennité de ce dispositif dans une société mongole
postsocialiste surtout caractérisée par une situation de précarité de la confiance sociale.
Mots-clés : Legrain, confiance sociale, Mongolie, post-socialisme, nostalgie, mémoire
sociale.
The enduring social memory of exemplars. About social trust in a transitional political
process.
Through which kind of panopticon a social community looks the society in which it
lives? How this community gives to the image of this society the appearance of a benevolent
totality? This text make the assumption of the perpetuation, in postsocialist Mongolia, of
a technology of trust implemanted during the last phase of the construction of socialism
in Mongolia (from the end of the Fifties). This technology roots a particular type of social
memory – « the social memory of exemplars » (Kaplonski 2004 : 182) - in a common but
very well distributed nostalgic feeling : the absence of the beloved beings. I argue that this
emotional fundation makes it possible to better understand the perenniality of this kind of
technology in a Mongolian postsocialist society characterized by a situation of precariousness
of social trust.
Keywords : Legrain, social trust, Mongolia, postsocialism, nostalgia, social memory.
Laurent Legrain
Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains
Université Libre de Bruxelles
Institut de Sociologie
44 avenue Jeanne
1050 Bruxelles
Belgique
[email protected]
L’anthropologie et ses lieux
Altérité, genre, relativisme culturel et dé-colonisation
Eduardo González Castillo, Anne Lavanchy,
Zakaria Rhani et Karoline Truchon
À l’occasion du colloque international « Anthropologie des cultures
globalisées. Terrains complexes et enjeux disciplinaires » qui célébrait les trente
ans de la revue Anthropologie et Sociétés, nous, quatre « jeunes » anthropologues
originaires de différentes parties du monde, nous sommes rencontrés pour échanger
au sujet de la condition actuelle –et du futur souhaitable – des anthropologies du
monde70. L’hétérogénéité de nos soucis reflétait la diversité de nos parcours : du
Québec jusqu’au monde arabe, en passant par la Suisse et par le Mexique.
Cet article est le résultat de cette rencontre. Il s’agit d’un texte à quatre
voix, issu aussi d’échanges « en ligne » et du respect des particularités réflexives
de chacune et chacun de nous comme auteure et auteur. La pluralité de nos
avis se retrouve dans le texte sans empêcher la manifestation d’une certaine
convergence fondamentale : celle d’une critique contre, et d’un refus des inerties
qui de temps en temps s’acharnent sur le travail anthropologique un peu avec le
consentement des anthropologues, sous la forme d’un élitisme désengagé, d’une
confortable réification du sujet d’étude et de l’oubli des conditions historiques et
socioéconomiques qui sont à la base de l’expansion mondiale et de la reproduction
de la discipline.
Mieux comprendre pour mieux investir la sphère
médiatique au Québec
L’anthropologie au Québec est confrontée à un défi de taille : l’utilisation,
la prédominance et l’influence des médias de masse, communautaires et alternatifs
dans les discussions des problématiques affectant les populations avec qui les
anthropologues travaillent nécessitent une réévaluation, d’une part, du rôle de ces
infrastructures au sein de la société québécoise, et d’autre part, de la réticence
fréquente des anthropologues envers celles-ci.
Les récents débats entourant les accommodements raisonnables au Québec
montrent à quel point les médias sont, au même titre que les intervenants
politiques, corporatifs ou communautaires, des acteurs et des générateurs de
changements sociaux, positifs autant que négatifs, provoqués consciemment ou
non. En effet, c’est à la suite de la diffusion d’un sondage fortement médiatisé
70. Nous remercions Francine Saillant, directrice du colloque et rédactrice de la revue
Anthropologie et Sociétés, de nous avoir proposé cette rencontre de laquelle est née, à sa
suggestion, cette collaboration.
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no hors série, 2008 : 117 - 126
118
E. Gonzales castillo, a. lavanchy, z. rhani, k. truchon
où plus de 59 % des Québécois interrogés s’avouaient racistes, suivi de moult
articles et reportages profilant des cas extrêmes d’accommodements de minorités
religieuses, que le premier ministre du Québec annonçait en février 2007 la
création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements
reliées aux différences culturelles, communément appelée depuis la Commission
Bouchard-Taylor en référence au nom de ses coprésidents, deux intellectuels
distingués. Entre septembre et décembre 2007, les commissaires se sont déplacés
aux quatre coins de la province pour entendre les porte-parole de centaines de
mémoires et de témoignages qu’ils ont choisi parmi ceux proposés, ainsi que des
courtes allocutions prononcées lors des vingt-deux forums populaires ouverts à
toute la population. C’est par la diffusion et la publication partielle ou complète
des mémoires, des témoignages et des allocutions de deux minutes que nous étions
informés. Québécoises et Québécois et quiconque s’y intéressant, des prises de
positions des participants et des commissaires. Le site Internet de la Commission
était, en parallèle, mis à jour quotidiennement et les blogs commerciaux et
personnels qui traitaient de la Commission étaient également au nombre des outils
de communication où la pensée des organismes communautaires, des universitaires
et des journalistes était confrontée à celle de la population en général. Ainsi, cette
« consultation populaire » sur « la gestion de la diversité » a donc non seulement
été déclenchée mais s’est aussi jouée devant et par l’intervention médiatique.
Si, pendant cette commission, les politicologues et les sociologues, entre
autres intellectuels, ont investi différents espaces de communication pour partager
leurs opinions et leurs résultats de recherche sur le pluralisme, les anthropologues, à
quelques exceptions près, n’ont pas participé à ces discussions. Comment expliquer
l’absence de la majorité des anthropologues québécois dans la sphère médiatique et
dans ce débat malgré l’importance de la réflexion menée pour l’avenir d’un Québec
qui respecterait et reconnaîtrait les droits et responsabilités de la majorité de ses
citoyens et de ses groupes minoritaires et/ou minorisés?
Les anthropologues Thomas Hylland Eriksen (2006) et Roberto J. González
(2004) appréhendent ce désengagement progressif des anthropologues de l’espace
public en pointant l’élitisme et l’institutionnalisation de la discipline, ainsi que
le relativisme culturel qui persiste au sein de celle-ci. En somme, le besoin
de crédibiliser l’anthropologie comme une discipline scientifique, jumelé aux
impératifs d’un académisme calquant de plus en plus les lois du néolibéralisme,
favoriseraient autant un contexte de bourgeoisie intellectuelle où les médias seraient
l’expression d’une impureté à laquelle les scientifiques ne devraient pas s’associer
qu’un environnement compétitif ne récompensant pas les activités de vulgarisation
« grand public » car elles seraient de facto non scientifiques. Ce désintérêt, cette
condescendance et cette suspicion envers l’engagement public seraient confortés
par des convictions disciplinaires où l’idéologie du relativisme culturel nous
empêcherait, anthropologues, de nous mêler, à tout le moins publiquement, des
solutions pouvant améliorer le sort des personnes avec qui nous travaillons ; car
ainsi va la croyance, il faudrait que ces solutions proviennent et soient implantées
exclusivement par les personnes qui les vivent.
L’anthropologie et ses lieux. Altérité, genre, relativisme culturel et décolonisation
119
À cette interprétation s’ajoutent la méconnaissance des rouages médiatiques
ainsi que l’absence de formations et d’outils pour y pallier. Il est facile dans ce
contexte d’homogénéiser « les médias » comme l’expression d’un rétrécissement
de la pensée, position qui justifie le refuge des anthropologues entre les murs de
l’université. Se pourrait-il que la critique « des médias » soit aussi un problème
de « traduction »? Et si tel est le cas, pourrions-nous envisager d’inclure dans
la formation des anthropologues des connaissances leur permettant d’ajouter
d’autres moyens de diffusion aux créneaux établis et reconnus de dissémination
scientifique? De manière ultime, les anthropologues devraient-ils aussi répondre
de leur engagement public autant auprès des organismes subventionnaires et de
leurs pairs que des groupes avec qui elles et ils travaillent? Avec la nouvelle
génération d’anthropologues, plus versée dans les nouvelles technologies et
définitivement intéressée par une anthropologie répondant autant aux besoins des
populations de leurs recherches que des impératifs académiques, ces questions
devront être repensées. De la même manière que nous tenons à ce que les gens
avec qui nous travaillons sachent se représenter, il est peut-être temps qu’en tant
qu’anthropologues nous sachions également nous représenter dans l’espace public,
car si nous ne le faisons pas, d’autres se chargeront de le faire à notre place.
Par ailleurs, dans une société où la médiatisation est une des manières
de rejoindre et de favoriser des actions, non seulement de la population mais
aussi des décideurs, en nous excluant des débats dans l’espace public, sommesnous, anthropologues québécois, en train de contribuer à l’éclosion de nouveaux
paramètres de relations s’apparentant à ceux de la pensée coloniale et/ou
impérialiste, que nous avons tant décriée, en laissant les personnes avec qui nous
travaillons se démener seules pour faire avancer des perceptions publiques sous
l’assertion relativiste, ô combien passe-partout, que les changements doivent
venir de l’intérieur, des gens qui les vivent? Bref, pouvons-nous nous contenter,
dans des débats aussi pressants que ceux qui entourent l’avenir du pluralisme au
Québec, de n’être qu’observateurs, quand on connait le poids des médias dans
le développement et l’entretien mais aussi la (re)création des relations entre les
décideurs et les populations plus vulnérabilisées?
Si au sein d’une terre d’accueil comme l’est le Québec, la décolonisation
de la pratique anthropologique passe obligatoirement par un accompagnement
dans le quotidien des gens avec qui nous travaillons, les nouveaux paramètres de
l’espace public et médiatique commandent pareillement de jumeler à ces actions
journalières d’autres activités complémentaires où tous les types de pouvoirs et
toutes les formes de résistances et d’agir sont mobilisés dans l’espace public et ce,
de façon stratégique. Cette forme d’engagement et de service public continuera
d’alimenter des débats internes au plan épistémologique et méthodologique, mais
elle est à notre sens nécessaire dans une optique de légitimation de la discipline à
un moment où la critique sociale, pour être utile à toutes les personnes concernées
par celle-ci, ne peut plus se réaliser qu’à huis clos.
120
E. Gonzales castillo, a. lavanchy, z. rhani, k. truchon
Quelle anthropologie à venir en Suisse?
Les deux défis majeurs auxquels la discipline se voit actuellement confrontée
en Suisse correspondent aux débats suscités par la question des rapports sociaux de
sexe et celle de la gestion de la différence dite culturelle ou ethnique.
La réflexion liée aux rapports sociaux de sexes n’est certes pas une thématique
nouvelle ; elle paraît même relever d’un lieu commun depuis qu’elle a été appelée
à rejoindre les rangs du politiquement correct. Ainsi, il est de bon ton de prévoir
une rubrique « genre » dans toute recherche en sciences sociales et en particulier
en anthropologie. Pourtant, trop souvent, une telle rubrique se trouve dénuée de
sens, dans la mesure où elle assigne à la réflexion sur la dimension sexuée des
rapports sociaux un espace particulier, circonscrit, restreint, apparemment détaché
des dimensions analytiques plus générales.
Une constatation identique peut se faire au niveau des Gender Studies.
Leur institutionnalisation, très récente en Suisse puisqu’elle ne date que d’une
quinzaine d’années, en a fait un espace académiquement légitime, mais elle
menace aussi d’emprisonner la réflexion sur les rapports sociaux de sexe dans les
limites d’une discipline ad hoc. Or, ceci équivaut à faire l’impasse sur la dimension
transversale du genre qui interpelle la société dans son ensemble et les différents
questionnements qui sont les nôtres en tant qu’anthropologues. Pire, cela contribue
parfois à cantonner les chercheuses désireuses de s’engager dans une carrière
universitaire à des thématiques qui seraient « féminines ».
Ce double constat trouve une explication probable dans la vision largement
répandue, en Suisse comme dans d’autres pays européens et nord-américains, selon
laquelle l’égalité entre femmes et hommes serait acquise ou du moins en voie de
réalisation, par le biais d’une évolution réputée « normale » et « inéluctable » de
la société. Il reste légitime de s’intéresser au genre pour comprendre les différences
entre femmes et hommes, comme si ces dernières existaient en elles-mêmes. Mais
ce faisant, la réflexion laisse de côté la dimension construite et hiérarchisée des
relations entre femmes et hommes – relations mouvantes et complexes, à l’instar
d’autres rapports de pouvoir. Impliquant une réflexion sur la nature du lien social,
l’anthropologie permet de questionner la dimension apparemment naturelle des
catégorisations. Elle se doit par conséquent de prendre la mesure du changement
de paradigme qu’implique une analyse approfondie des rapports sociaux de sexe
en tant que système de pouvoir.
La thématique des rapports de pouvoir nous amène au second défi posé à
l’anthropologie helvétique, qui découle des politiques de gestion de la différence dite
culturelle ou ethnique. Les débats politiques actuels rejoignent les préoccupations
des autres pays européens, anciennes nations coloniales ou non. Ils sont centrés sur
l’idée que la migration doit être « gérée », gestion qui est soumise à une double
contrainte. D’une part, il s’agit d’assurer la pérennité de la cohésion nationale et
des valeurs, qui seraient mises en péril par la migration. De l’autre, il convient
de respecter les grands principes humanitaires et démocratiques de la tolérance
(mais pourquoi ne devrait-on que « tolérer » ces autres que sont les migrantes et
L’anthropologie et ses lieux. Altérité, genre, relativisme culturel et décolonisation
121
migrants?) et de l’accueil de personnes en difficulté. Dans ce contexte, on assiste
à une nouvelle montée en Europe, et en Suisse tout particulièrement, de discours
néo-fascistes. La spécificité de ces derniers est qu’ils se donnent une apparence
de scientificité par l’emprunt, en les simplifiant, de termes conceptualisés par les
anthropologues. Ainsi, la notion de relativisme culturel, employée pour présenter
les différentes cultures comme des entités équivalentes mais surtout incompatibles,
correspondant à des territoires mutuellement exclusifs, revient, ô paradoxe, à
présenter le culturel comme un attribut quasi-biologique. Il en découle que toute
idée de cohabitation entre représentantes et représentants de différentes cultures
devient caduque, ou pour le moins source de problèmes. La soi-disant caution
scientifique dont se parent de tels discours suscite une vaste adhésion, au-delà des
clivages politiques classiques.
Pourtant la Suisse possède quelques particularités intéressantes, puisqu’elle
comprend quatre langues nationales et une diversité religieuse, ou du moins
confessionnelle. Loin de l’idée d’un hypothétique Sonderfall helvétique, chère à
certains politiciens prônant un enfermement malsain, ces quelques particularités
historiques et sociales devraient inciter les anthropologues à questionner de manière
approfondie les rapports entre identité et altérité. Il en découle une responsabilité
sociale et éthique face au galvaudage de certains concepts.
Dans ce contexte, l’anthropologie qui nous paraît souhaitable doit continuer à
proposer un éclairage en retour, une réflexion portant non sur une altérité exotique
réifiée, mais sur les constructions des différences et les hiérarchies sociales qui
en découlent. Et non devenir une discipline prête à fournir d’illusoires solutions à
des problèmes qui ne découlent pas d’une ordonnance naturelle des choses, bien
qu’ainsi présentés.
Et l’Amérique latine?
Chemins mexicains pour une anthropologie plurielle
Compte tenu du fait que le soutien gouvernemental a toujours joué un
rôle essentiel pour l’évolution et même pour la faisabilité de l’anthropologie en
Amérique latine, l’avenir de cette discipline est à pronostic réservé dans cette zone
du continent. Nous parlons ici, bien sûr, de l’anthropologie issue de ces pays, et non
pas de celle qui pourrait y être réalisée par des ethnographes venus d’ailleurs. Cette
dernière précision s’avère très pertinente dans un contexte disciplinaire comme
celui d’aujourd’hui, où la démarche anthropologique peut enfin se vanter de ne
plus être réductible à une vision unique (occidentale) des sociétés du monde.
En effet, à l’heure actuelle, il est possible d’affirmer que l’une des grandes
transformations subies par l’anthropologie au cours du XXe siècle est celle qui a
rendu possible la prolifération des centres de production universitaire au-delà des
frontières métropolitaines des périodes coloniales, et cela malgré la persistance
invétérée de quelques zones hégémoniques, comme dans le cas de l’Amérique du
Nord ou de certains pays de l’Europe. Par conséquent, l’image de l’anthropologue
ressortissant de ces conditions n’est plus celle de l’expert occidental qui maîtrise
les cultures d’autrui, mais celle d’un « dialogueur » qui discute des cultures et
122
E. Gonzales castillo, a. lavanchy, z. rhani, k. truchon
des sociétés avec d’autres altérités anthropologiques. La fonction d’anthropologue
s’est donc diversifiée, et l’« autre » n’est plus le sujet étudié, mais plutôt le sujet
interpellé.
Cette pluralisation de la voix anthropologique a été possible grâce à
diverses circonstances : parmi d’autres, l’obsolescence du colonialisme armé et
sa substitution par d’autres mécanismes de domination géopolitique ; la mise
en question de l’eurocentrisme, et la « contemporanéisation » institutionnelle de
certaines ex-colonies.
Ce dernier aspect doit être compris comme la mise à jour institutionnelle
que les anciennes colonies ont entreprise à partir de divers projets modernisateurs,
et dans différents domaines tels que l’enseignement, la santé publique,
l’administration. Or, dans quelques pays de l’Amérique latine, cette tentative de
mise à jour des institutions gouvernementales a donné lieu à la formation des
conditions nécessaires pour l’importation et l’appropriation de l’anthropologie
en tant que champ de production du savoir. Dans le cas du Mexique, c’est l’État
postrévolutionnaire qui a été le grand promoteur de l’anthropologie générale qui,
au début du XXe siècle, a été définie comme « la science du bon gouvernement »
par l’un des premiers anthropologues mexicains, Manuel Gamio.
Pourtant, en dépit de ce lien avec le pouvoir étatique, l’anthropologie
mexicaine a connu un développement assez hétérogène, et il ne serait pas juste
de dire qu’elle a été complètement soumise aux exigences de l’État, bien que
l’influence de celui-ci soit indiscutable pour certaines étapes de son histoire
(comme dans les années « de gloire » de l’indigénisme mexicain). Dans le cadre de
cette dépendance historique du soutien public, l’anthropologie mexicaine s’affaiblit
aujourd’hui plus que jamais. Emballé dans la vision du bien-être comme un produit
magique du marché, l’État mexicain contemporain méprise la production de
certains types de connaissances, surtout celles reliées aux savoirs qui ne s’articulent
pas aux exigences pratiques du libre échange.
Malheureusement, ces circonstances n’ont pas été équilibrées par l’émergence
d’autres alternatives de soutien financier. Situation qui, il faut le dire, n’est pas
nécessairement la même dans d’autres pays de l’Amérique latine, comme la
Bolivie, l’Équateur ou le Venezuela, où l’État semble s’éloigner de sa version
néolibérale et reprendre les routes de la responsabilité sociale. Pourtant, dans le
cas du Mexique (et de pays comme la Colombie ou le Pérou), le futur proche de
l’anthropologie s’avère plutôt compliqué.
Que peut-on souhaiter à la discipline dans un tel contexte? En premier
lieu, la survivance, la persistance en tant que production locale… Deuxièmement,
l’engagement des anthropologies de ces zones du monde avec des projets autres
que celui de la modernisation capitaliste. Troisièmement, la consolidation de
ces anthropologies non métropolitaines, en tant que facteurs indispensables pour
l’évolution d’une anthropologie plurielle, lointaine et bien différente de sa version
coloniale du XIXe siècle.
L’anthropologie et ses lieux. Altérité, genre, relativisme culturel et décolonisation
123
L’anthropologie au Maghreb :
de l’ethnologie coloniale à la sociologie de la décolonisation
L’histoire de l’anthropologie dans le monde arabe témoigne d’une relation
ambiguë et ambivalente avec les sciences sociales occidentales, surtout celles
produites pendant la période coloniale. Accusée d’avoir servi le projet colonial,
l’anthropologie a été, pendant longtemps, discréditée. C’est la sociologie, en tant
que science plus positive et politiquement neutre, qui a été adoptée comme un
instrument de « décolonisation » et de « développement national ».
Deux grands projets ont animé cette sociologie de la décolonisation : d’une
part, la critique des sciences sociales contemporaines occidentales, qui prend
l’allure d’un anti-orientalisme virulent ; et d’autre part, l’ambition de créer une
école sociologique alternative. Le sociologue égyptien Anouar Abdelmalek (1963)
fut l’un des premiers initiateurs de ce mouvement anti-orientaliste. L’auteur
s’attaque surtout à la typologie ethniciste et essentialiste de l’orientalisme qui
privilégie le passé, uniquement dans ses aspects culturels détachés de l’évolution
et la dynamique sociale. Le débat sur l’orientalisme atteint son apogée avec la
publication de L’Orientalisme d’Edward Saïd. La critique radicale et polémique
de celui-ci trouva un large écho auprès des auteurs arabes qui ont vu dans les
idées de Saïd un instrument intellectuel et conceptuel de « mise à nu » de la
portée idéologique et hégémonique du discours orientaliste (Kerrou 1991). Cet
orientalisme « désorienté » devrait ainsi céder la place à une « science humaine
alternative », une sociologie décolonisée convenant ou prétendant convenir aux
conditions historiques et sociales locales. Cette sociologie de la décolonisation a
donc été largement motivée par un souci indépendantiste et développementaliste.
Elle fut inséparable du processus de la construction nationale où la priorité
fut surtout donnée aux facteurs économiques et politiques. Cette sociologie
développementaliste a trouvé dans l’antinomie tradition/modernité son projet
intellectuel de prédilection. Si la modernité est conçue comme rupture et progrès,
la tradition est assimilée, quant à elle, à la continuité et au passéisme générateurs de
sous-développement. Le résultat de cette conception dualiste fut la marginalisation,
voire l’exclusion, de l’anthropologie. Toutes les questions relatives au populaire,
à l’ethnie, à la tribu, aux croyances populaires et aux représentations symboliques
(rituels, mythes, arts) ont été pendant longtemps disqualifiées et refoulées. C’est
certainement la raison pour laquelle cette sociologie développementaliste est passée
à côté du développement et qu’elle a été incapable de comprendre et d’expliquer
les dynamiques profondes qui structurent les sociétés arabes.
La décolonisation prônée n’a pu donc ni promouvoir cette pensée
critique et déconstructive de la machine impérialiste et ethnocentriste – toute la
production autour du social a sombré dans la reproduction et l’adaptation des
théories sociologiques occidentales – ni même contribuer, un tant soit peu, au
développement des sociétés nouvellement décolonisées.
Le discours post-colonial a fondé son autorité, autant dire son être, sur le
seul fait d’être colonisé. Comme si le passé colonial légitimait toute sociologie
qui prétend le déconstruire et le subvertir. Tout se passe comme si le seul fait de
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E. Gonzales castillo, a. lavanchy, z. rhani, k. truchon
se positionner par rapport à la science sociale coloniale permettrait de dispenser
l’intellectuel « nationaliste » d’une critique lucide de sa propre pratique. Cette
démarche, comme le note si bien Ennaji, permet à cette sociologie de se situer à
bon marché, à moindres frais. « La permanence du réflexe critique en question,
ajoute-t-il, traduit aussi la faiblesse de la production locale depuis l’indépendance
[…]. La rupture affichée avec la science coloniale s’effectue par un déplacement
de l’objet. Elle revendique pour se démarquer l’entrée de plain-pied dans le champ
de la modernité et relègue dans l’oubli les aspects traditionnels sans s’interroger
sur les modalités spécifiques de leur insertion, c’est-à-dire tout simplement en
ignorant leur présence […]. Cette approche réductrice et globalisante porte en
elle-même les germes d’une nouvelle science coloniale qui occulte la différence »
(1991 : 214-215).
Cette sociologie décolonisée de la décolonisation a paradoxalement fini par
prolonger à l’échelle locale les effets indésirables du colonialisme : une hégémonie,
une bureaucratie et le refus officiel et obstiné d’une science sociale de terrain et
des marges. On comprend dès lors pourquoi l’anthropologie n’a pas pu trouver sa
place dans la nouvelle configuration du champ des sciences sociales ; alors qu’en
fait, seule une science sociale de terrain et de l’action, comme le rappelle Pascon
(1978, 1986), est en mesure d’apporter des réponses aux problèmes quotidiens,
d’ouvrir la voie à l’innovation en évitant la greffe des modèles importés.
L’échec du projet social précipitera l’émergence de l’anthropologie et son
développement. Toutefois, cette nouvelle anthropologie « indigène » reste, elle
aussi, captive du passé colonial et du rapport de forces avec son homologue
occidental. Une profonde remise en question est en cours. Une anthropologie
« indigène » est-elle possible? C’est en ces termes que le chercheur tunisien Imed
Melliti (2006) s’interrogeait très récemment sur le statut de l’ethnologue indigène
tunisien. « Y a t-il dans les faits, sinon rupture, du moins changement par rapport
aux présupposés de l’époque de l’ethnologie coloniale? », se demande Moussaoui
(2005) dans un texte récent sur la pratique de l’anthropologie en Algérie. Aussi
bien l’un que l’autre insistent sur le rapport ambivalent, sinon opportuniste, de
l’anthropologie maghrébine, avec le legs ethnologique colonial.
Pour qu’une anthropologie indigène soit possible, il faut, d’une part, qu’elle
prenne en charge cette période coloniale comme étant constitutive de sa propre
histoire, sans la refouler, tout en déconstruisant le discours qui la fonde ; et il
faut, d’autre part, que cette anthropologie soit une possibilité (une chance) de
subversion, pour contribuer à l’émergence d’une pensée de la différence.
Conclusion
En guise de conclusion, nous désirons souligner que nos quatre opinions se
rejoignent dans leur souci d’aller plus loin dans des thématiques déjà présentes :
genre et décolonisation du savoir, engagement éthique, civique et politique, tout
en réfléchissant aux limites qu’imposent les (dés)investissements financiers des
politiques publiques et aux difficultés que cela présente quant à la production de
savoirs pluriels, de pensées diverses. À la lumière de ce qui précède, il appert que
L’anthropologie et ses lieux. Altérité, genre, relativisme culturel et décolonisation
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le véritable défi réside plus dans une réelle prise en considération de ces grands
programmes dont la portée n’a souvent pas encore été réellement appréhendée.
Plutôt que de présenter de nouveaux concepts, qui risqueraient d’accentuer cette
impression d’éloignement des réalités sociales que nous déplorons chacune et
chacun à notre manière, nous soulignons l’urgence de prendre la mesure des
préoccupations quotidiennes de nos interlocuteurs et interlocutrices, de revendiquer
des espaces et une légitimité dans des champs politiques de recherche étatiques
comme dans la sphère médiatique.
Références
Abdel-Malek A., 1963, « Orientalism in crisis », Diogenes, 11, 44 : 103-140.
Ennaji M., 1991, « Une science sociale au Maroc, pour quoi faire? », Peuples méditerranéens,
54-55 : 213-220.
Eriksen T. H., 2006, Engaging anthropology : the case for a public presence. Oxford, Berg.
González R. J., 2004, Anthropologists in the public sphere : speaking out on war, peace, and
American power. Austin, University of Texas Press.
Kerrou M., 1991, « Être sociologue dans le Monde arabe ou comment le savant épouse la
politique », Peuples méditerranéens, 54-55 : 247-268.
Melliti I., 2006, « Une anthropologie “indigène” est-elle possible? Réflexion sur le statut de
l’anthropologie en Tunisie », Arabica, 53, 2 : 163-176.
Moussaoui A., 2005, « La pratique de l’anthropologie en Algérie » : 269-295, in D. Albera
et M. Tozy, La Méditerranée des anthropologues : fracture, filiations, contiguïtés. Paris,
Maisonneuve et Larose.
Pascon P., 1978, « La grande maladie du Maroc, c’est la greffe des modèles et l’absence
d’innovations », Lamalif, 94 : 16-25.
—, 1986, « La sociologie rurale pour quoi faire? », BESM : 30 ans de sociologie du Maroc,
155-156 : 59-70.
RÉSUMÉ – Abstract
L’anthropologie et ses lieux : Altérité, genre, relativisme culturel et dé-colonisation
Cet article résulte d’une rencontre entre quatre « jeunes » anthropologues originaires
de différentes parties du monde pour échanger au sujet de la condition actuelle -et du futur
souhaitable- des anthropologies du monde. Malgré la pluralité de nos avis, une certaine
convergence fondamentale émerge : celle d’une critique contre, et d’un refus des inerties qui
de temps en temps s’acharnent sur le travail anthropologique un peu avec le consentement
des anthropologues, sous la forme d’un élitisme désengagé, d’une confortable réification du
sujet d’étude et de l’oubli des conditions historiques et socioéconomiques qui sont à la base de
l’expansion mondiale et de la reproduction de la discipline. Nous soulignons donc l’urgence
de prendre la mesure des préoccupations quotidiennes de nos interlocuteurs et interlocutrices,
de revendiquer des espaces et une légitimité dans des champs politiques de recherche étatiques
comme dans la sphère médiatique.
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E. Gonzales castillo, a. lavanchy, z. rhani, k. truchon
Mots-clés : González Castillo, Lavanchy, Rhani, Truchon, altérité, genre, relativisme culturel
et dé-colonisation.
On anthropology’s future: Alterity, gender, cultural relativism and de-colonization
This article stems from a dialogue between four “young” anthropologists from different
parts of the world on the actual and future stake of what we refer as “anthropologies of the
world”. Despite the diversity of our critics, a fundamental convergence occurs in the refusal
of a disengaged elitism, of a comfortable reification of our objects of studies as well as of
the erasure of the historical and socioeconomic conditions on which the global expansion
and reproduction of our discipline is based As such, we underline the urgency to account for
our research interlocutors’ daily preoccupations and to revendicate spaces and legitimacy to
intervene within political as well as media spheres.
Keywords : González Castillo, Lavanchy, Rhani, Truchon, alterity, gender, cultural relativism
and de-colonization.
Eduardo González Castillo
Département d’anthropologie
Université Laval
Pavillon Charles-De Koninck
1030, avenue des Sciences-Humaines
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
[email protected]
Zakaria Rhani
Département d’anthropologie
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
3150, rue Jean-Brillant
Montréal (Québec) H3T 1N8
Canada
[email protected]
Anne Lavanchy
Maison d’analyse des processus sociaux
Université de Neuchâtel
Faubourg de l’Hôpital 27
2000 Neuchâtel
Suisse
[email protected]
Karoline Truchon
Département d’anthropologie
Université Laval
Pavillon Charles-De Koninck
1030, avenue des Sciences-Humaines
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
[email protected]
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